Prologue

Le temps est la grande invariable, mais l'invariabilité ne constitue pas une relation simple. Le temps est là où vous vous trouvez. Il n'est jamais le même ailleurs. Le rayon lumineux d'une étoile pénètre l'atmosphère. Il apporte une image vieille de sept cent mille ans. Un électron trace un sentier de lumière dans une chambre à mélange gazeux. Il apporte une image de ce qui sera dans cinquante ans, cent ans ou davantage. Les étoiles, le monde de la grandeur finie, sont toujours dans le passé. Le monde de l'immensément petit, mais encore défini, est toujours dans l'avenir.

Telle est la figure de l'univers. Tel est le secret du temps.

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La Quête sans Fin

Chapitre 1

Les cent délégués au congrès des fabricants d'électronique qui avaient assisté au spectacle commençaient à se diriger vers les portes.

Plusieurs de leurs femmes étaient également présentes et leurs voix aiguës se mêlaient à celles, plus graves, des hommes. Les sons se perdaient vite dans les profondeurs de l'hôtel, mais le señor del Corteya, quittant soudain son travail des yeux, constata qu'il n'était pas encore seul.

Il continua à rembobiner le film, le remit dans sa boite métallique et entreprit de remballer le projecteur. Il examinait l'autre du coin de l'œil avec cette intensité de curiosité et de spéculation propre aux Latins. Enfin, son ouvrage terminé, il se retourna et s'enquit : « Est-ce à moi que vous désirez parler, señor ?»

L'homme de haute taille hésita, puis s'avança. C'était un individu massif, aux yeux bruns, au cheveu rare, qui pouvait avoir dans les quarante ans.

— « Curieux film que vous nous avez montré ce soir. »

Corteya manifesta par un sourire qu'il acceptait ce compliment à titre personnel. « Cela vous a amuse, señor ? »

De nouveau une hésitation, puis : « Où l'avez-vous pris ? »

Corteya haussa les épaules. Ces Américains, si directs !

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La Quête sans Fin

Cet homme s'attendait-il qu'il lui livrât les secrets du métier ? Il lui exprima ses sentiments :

— « Me prenez-vous pour un sot, señor ? Peut-être envisagez-vous de me faire concurrence dans mes affaires ? Vous avez peut-

être de vastes ressources, et moi je serai ruiné si vous faites baisser les prix. »

L'inconnu émit un rire. Mais il tira une carte de sa poche et la tendit à Corteya, qui lut :

WALTER DORMAN

Président

COMPAGNIE AMÉRICAINE D'ELECTRONIQUE

Corteya l'examina, puis la rendit. Il s'aperçut que Dorman le regardait fixement. L'homme se décida enfin à parler, et sa voix laissait percer un rien d'incrédulité : « Vous n'êtes pas encore convaincu que je n'en veuille pas à votre peau ? »

Corteya haussa les épaules. « Que désirez-vous donc savoir, señor ? »

— « Ce film ? »

Corteya leva les mains en un geste d'excuse : « Une simple nouveauté de dix minutes. »

— « Très habile, à mon avis. »

— « Mais tout le monde sait qu'Hollywood est le pays des merveilles, señor. »

— « Hollywood n'a jamais produit de film aussi bon que celui-ci. »

Corteya sourit comme pour dire : si vous l'affirmez, ce ne peut être que vrai. Puis, pour la première fois, il laissa son esprit se reporter au film qu'il avait montré. Il ne se le rappelait pas très clairement. Il avait l'habitude d'observer l'assistance plutôt que les images. Il se souvint néanmoins qu'il s'agissait d'un réchaud électrique automatique auquel il suffisait d'apporter les ingrédients appropriés pour qu'il les mélange et serve les plats tout préparés et brûlants à tout instant choisi. Il avait projeté ce même film deux semaines auparavant devant une réunion locale de diététiciens, et l'assistance avait surtout ri de bon cœur devant cet appareil qui 186

La Quête sans Fin

n'existait pas.

Corteya dit : « Señor, je me procure les films dans plusieurs filmothèques. Où ces maisons les prennent, je l'ignore. Elles se font concurrence pour me fournir. Tout ce que je fais, c'est de consulter leurs catalogues et de commander des films quand j'en ai besoin. » Il haussa encore les épaules. « C'est aussi simple que cela. »

— « Avez-vous déjà eu des nouveautés comme celle de ce soir ?

»

— « Quelques-unes. Je ne me rappelle pas trop. »

— « Proviennent-elles toutes de la même filmothèque ? »

L'insistance de Dorman commençait à être agaçante. « Je ne me rappelle vraiment plus, señor. Pour moi, c'est le boulot quotidien. »

— « Avez-vous d'autres films analogues avec vous, ici ? »

— « Ici même ? Non. »

— « Je veux dire dans vos bureaux. »

Cortey paraissait contrarié. C'était un homme simple et honnête, capable de mentir aussi bien qu'un autre à l'occasion, mais seulement quand, ayant commencé par un mensonge, il lui fallait bien aller jusqu'au bout. Ayant débuté par la vérité, il ne pouvait plus changer.

— « Demain, au dîner de l'Aéroclub, » dit-il, la mine assombrie,

« je montrerai un film relatif à un voyage sur une des planètes. Selon le catalogue, il est très amusant. »

Dorman lui dit : « Je sais que c'est beaucoup, demander, mais consentiriez-vous à m'emmener dans vos bureaux et à me montrer dès maintenant cette bande ? »

— « Señor, ma femme m'attend à la maison. »

Dorman resta silencieux. Il prit son portefeuille et en tira un billet de vingt dollars. Comme il y comptait, la main fine de l'autre s'avança délicatement, mais sans méfiance, et prit l'argent.

Il ne leur fallut que huit minutes pour parvenir aux bureaux de Corteya, et quelques minutes encore pour que le projecteur du jeune homme fût installé et déjà ronronnant.

Un paysage marin brisait les ombres d'un horizon nuageux, mais lumineux. La mer était plate, une étendue d'eau sans marée. Soudain, dans les profondeurs fuligineuses, une agitation se manifesta. Une créature jaillit à la vue. Elle creva la surface et bondit à vingt, cinquante, cent pieds en l'air. Son énorme tête bulbeuse et sa vaste 187

La Quête sans Fin

mâchoire béante parurent presque toucher la caméra. Puis elle se mit à retomber, toujours remuante, toujours farouchement décidée à attraper la proie vers laquelle elle avait sauté.

Elle échoua dans sa tentative, elle tomba. Elle heurta l'eau dans une éclaboussure si gigantesque que Dorman en resta ébahi. Il avait admiré l'apparence do réalité tangible qui avait été obtenue avec ce qui ne pouvait être qu'un monstre artificiel animé par une mécanique, dans quelque mer-imitation sous hangar. Mais ces éclaboussures paraissaient réelles. Un instant après, le commentateur se faisait entendre :

— « Ce que vous avez vu est une pieuvre de Vénus. Ces créatures qui hantent les profondeurs des mers chaudes de Vénus ne remontent à la surface qu'en quête de nourriture. Notre opérateur a lui-même servi d'appât et a donc incité la pieuvre à l'attaquer... Mais à tout instant, il était protégé par des appareils électroniques. »

Dorman eut un sourire torve. D'abord un réchaud électrique qui préparait les repas, et maintenant un voyage sur Vénus ! Excellent boulot de photographe dans les deux cas, mais dans le dernier, c'était particulièrement astucieux d'indiquer qu'il n'y avait eu aucun danger.

Il y avait tant de ces relations filmées de voyages en des lieux qui existaient vraiment qui faisaient appel au trucage pour exciter l'intérêt et créer l'angoisse, que c'était à vous donner la nausée. Il se leva, et son propre intérêt était sur le point de disparaître. Il éprouvait beaucoup d'indulgence envers lui-même. Pendant un instant, tandis qu'il regardait le réchaud exécuter ses diverses opérations, il lui était venu l'idée folle que c'était un film publicitaire pour un concurrent.

Le film sur Vénus remettait toute l'affaire dans une juste perspective.

Il s'aperçut que Corteya avait arrêté la machine. Le plafonnier s'éclaira dans un déclic.

— « Avez-vous appris ce que vous souhaitiez ? »

— « A peu près. »

Le jeune homme continua à rembobiner le film. Tout en attendant, Dorman jeta un coup d'œil circulaire sur la pièce. Il y avait un comptoir à la partie antérieure. Le projecteur y était posé, contre le mur. Derrière le comptoir, un seul fauteuil et quelques rayonnages.

Il n'y avait pas d'autres meubles. Les murs blanchis à la chaux s'ornaient de photos prélevées sur des bandes d'une ou deux bobines.

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La Quête sans Fin

Chacune des épreuves portait une légende imprimée qui en indiquait le sujet ainsi que le prix de location. C'était de toute évidence une affaire qui rapportait. Personne ne serait venu dans un endroit pareil sans avoir été contacté auparavant, ou sans en avoir entendu parler d'une façon ou d'une autre.

— « Est-ce tout, señor ? »

Dorman pivota. Le film était dans sa boîte, le projecteur dans son boîtier. « J'aimerais que vous voyiez si ces deux films proviennent de la même filmothèque. »

— « C'est exact, señor. » Corteya n'avait pas bougé. Il souriait avec cet air de s'excuser. « J'ai regardé dans la boîte en entrant, »

expliqua-t-il.

Dorman ne semblait pas se décider à partir. Il n'y avait rien à glaner, de toute évidence, mais il avait horreur de laisser quoi que ce soit en plan après avoir commencé. Tout vérifier, et puis revérifier.

Telle était sa méthode, et il n'avait pas l'intention d'en changer à présent. Il prit son portefeuille et en tira un billet de dix dollars.

— « Le catalogue de cette filmothèque particulière ? J'aimerais y jeter un coup d'œil. »

Corteya accepta le billet et fouilla sous le comptoir. Il exhiba plusieurs brochures. « Ils m'en envoient un tous les mois. Voici ceux des quatre derniers mois. »

Seuls les deux plus récents donnaient des listes de films de nouveautés. Dorman parcourut des yeux la colonne, et son sourire s'élargit. Il y avait plusieurs travelogues, ou films de voyages : Vénus, un trajet dans un désert martien, un voyage jusqu'à la lune dans un spationef, un voyage en avion au-dessus des montagnes d'Europe, un autre aux lunes de Jupiter, une étude filmée des anneaux de Saturne, un parcours en bateau sur une rivière d'oxygène liquide de Pluton et enfin les dimensions du Soleil vu de chacune des dix planètes.

Dorman ne fit que passer rapidement sur la vingtaine de films qui figuraient encore sous le titre de nouveautés. Il trouva aussitôt celui qu'il cherchait. La légende annonçait : « Compte rendu récréatif sur un réchaud automatique qui fait tout. » Il referma la brochure et prit le temps de noter mentalement l'adresse : Filmothèque Arlay, Lamont Boulevard, dans le centre de la cité.

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La Quête sans Fin

— « Je vous remercie, » dit Dorman.

Il sortit dans la rue et regagna sa voiture. Il faisait plus froid, aussi remonta-t-il les vitres, puis il resta assis en fumant une cigarette. Alors, il repartit sans hâte pour l'hôtel où avait lieu le congrès.

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La Quête sans Fin

Chapitre 2

Deux semaines auparavant, M. Lester Arlay, de la Filmothèque Arlay, avait lu, le sourcil froncé, creusant ainsi encore plus son front ridé, la première réclamation d'un client. La lettre avait été jointe au film dans sa boite métallique et commençait par : « Cher Monsieur Arley... »

C'est à ces premiers mots que M. Arlay commença à froncer les sourcils. Il avait horreur qu'on orthographie mal son nom. Il poursuivit sombrement sa lecture :

Cher Monsieur Arley,

Le film sonore « Magie alimentaire » que vous m'avez envoyé est totalement différent de ce que j'attendais. L'assistance et moi-même n'y avons trouvé ni queue ni tête. Il n'a certainement aucun rapport avec l'alimentation. Mon programme pour le congrès des détaillants en a été complètement démoli.

La lettre était signée d'un de ses meilleurs clients, aussi M.

Arlay, qui se rappelait parfaitement les deux bobines de « Magie alimentaire », en resta-t-il effaré. C'était un film instructif produit par 191

La Quête sans Fin

une des grandes firmes de distribution de produits alimentaires. Et c'était réellement du boulot de premier ordre, un de ces films que les petites filmothèques pouvaient emprunter gratis et louer au-dehors avec un petit bénéfice. C'était un film qui convenait certainement à un congrès d'épiciers détaillants.

Le front toujours plissé, M. Arlay remit la lettre dans la boîte et la boîte sur le rayon « A examiner ». Il se mit ensuite à étudier les dix autres boites qui lui avaient été renvoyées ce même matin. Sur les dix, quatre clients se plaignaient : « Ceci n'est pas le film que nous vous avons demandé. » « Je n'arrive pas à comprendre que vous nous ayez adressé une bande aussi différente de ce que nous avons commandé. » « Ceci n'est que jargon visuel. » « Votre petite plaisanterie a fichu notre programme par terre. »

M. Arlay, livide, resta quelques instants en contemplation devant ces lettres, puis, avec un sursaut d'activité, il tira un des films de sa boîte. Il plaça la bobine sur le projecteur, procéda aux réglages indispensables, fit l'obscurité et fixa l'écran d'un regard qui s'attendait à tout.

Il y eut un frisson musical lointain. Puis la musique se rapprocha, mais plus elle se rapprochait, plus elle était incertaine. Les violons chantants jouaient une douce mélodie, mais un thème plus brutal ne tarda pas à introduire un trille de doute. Le doute grandit de plus en plus jusqu'à ce qu'enfin les notes heureuses fussent complètement noyées. Sombrement, presque en discordances, la musique joua...

puis se retira à distance.

L'écran lui-même s'anima. De la couleur fulgura dessus, un mouvement complexe de teintes entrelacées qui ne formaient jamais de dessin identifiable. Et les tons riches et vivaces devenaient de plus en plus sombres si bien que l'écran se fit presque noir.

Surgie des ténèbres, une jeune femme arriva. Elle passa de l'ombre dans la lumière avec une grâce non apprêtée, une aisance agréable, qui la signalait immédiatement comme un de ces merveilleux phénomènes photogéniques. M. Arlay ne l'avait encore jamais vue, mais elle fronça les lèvres en un sourire, agita les doigts, et aussitôt elle devint une personnalité.

L'ennui, c'était qu'à peine elle était apparue qu'elle disparaissait brusquement dans une bouffée tourbillonnante de couleurs sombres.

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La Quête sans Fin

Elle revint, et cette fois elle marchait dans un couloir d'un bleu intense pour entrer dans un salon où un jeune homme assis près d'une vaste fenêtre lisait un livre. M. Arlay eut la brève vision de la cité derrière la fenêtre, puis la caméra se braqua de nouveau sur la fille.

Elle se tenait, hésitante, derrière l'homme. Pendant qu'elle restait immobile, les détails humains de sa chair se fondirent dans le thème de couleurs sombres; et ce furent ces couleurs à forme féminine qui s'avancèrent pour embrasser très évidemment le jeune homme sur la bouche. C'était un long baiser, et, quand il prit fin, le jeune homme à son tour n'était plus qu'un amalgame de couleurs.

Les couleurs mêlées se mirent à se tordre et à décrire des spirales. L'écran était devenu une splendeur chromatique de lumière giratoire. La scène commençait à reprendre vie avec le retour de la musique quand M. Arlay s'arracha à son ébahissement et plaça la lettre qu'il avait reçue au sujet de ce film dans le faisceau éblouissant du projecteur.

Il lut : « Ceci n'est que jargon visuel. »

Ainsi, il s'agissait de celui-ci ! Il reposa la lettre et mit en lumière le couvercle de la boîte métallique portant le titre : « Comment faire fructifier un élevage de poulets. »

Sur l'écran, la jeune femme se promenait, incertaine, dans une rue, regardant derrière elle l'homme qui la suivait à peu de distance.

M. Arlay arrêta le projecteur, rembobina la bande et tira un autre film de sa boîte. De celui-ci, le client disait : « Votre petite plaisanterie a fichu notre programme par terre. »

Il disposa le film dans le couloir et bientôt apparut sur l'écran l'image d'une machine. L'image était très brillante, très claire, sans aucune incongruité, mais la machine n'était pas de celles que M.

Arlay se rappelait avoir jamais vues. Ce fait ne l'émut pas immédiatement. Le monde était rempli de machines qu'on n'avait jamais vues ; bien plus, qu'on ne tenait pas à voir ! Il attendit, et une voix de baryton, très calme, déclara : « Pas un spationaute ne devrait éprouver la moindre difficulté à réparer ce nouveau modèle de propulsion spatiale. »

M. Arlay soupira et mit dans le faisceau lumineux le couvercle.

Le titre en était : « Comment fonctionne le moteur américain Diesel Cogshill. »

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La Quête sans Fin

Ce qui s'était passé était assez clair, semblait-il à M. Arlay.

Quelqu'un lui avait envoyé toute une série de films par erreur, et il les avait réexpédiés à d'autres dans les boîtes d'origine. L'aspect extraordinairement malchanceux de l'affaire, c'était que cinq films erronés au moins étaient partis à la fois.

Sur l'écran, la voix de baryton disait : « Maintenant, soulevez le boîtier de la propulsion même. Comme le poids courant du boîtier est de huit tonnes, il faut prendre soin, lorsqu'on se trouve à proximité d'un corps planétaire, d'équilibrer les aiguilles anti gravité à une similitude de quatre-vingt-dix-neuf gravitons. Les détordre n'est plus alors l'affaire que d'une solide poussée... »

M. Arlay stoppa le film, et il l'emballait déjà dans une boîte quand la pensée lui vint : Qu'a-t-il dit ? Mais qu'a-t-il bien dit ?

Il restait planté, clignant des yeux comme une chouette, en se rendant compte qu'il y avait quelque chose de très anormal.

Il fut interrompu dans ses pensées. La porte extérieure s'ouvrit et une jeune femme entra. Elle portait un manteau de vison et des bagues aux lourdes pierres scintillaient à ses doigts. « 'Soir, chéri, »

dit-elle d'une voix basse, un peu rauque.

M. Arlay, toutes idées inquiétantes chassées de son cerveau, contourna le comptoir. Sa femme éluda avec habileté le baiser qu'il tentait de lui coller sur les lèvres.

— « As-tu de l'argent ? » demanda-t-elle. « Je vais faire des courses. »

M. Arlay lui répondit : « Attention, Tania. Nous sommes presque au bout du rouleau. »

Il le dit avec affection. Il essaya de nouveau de l’embrasser et réussit cette fois à lui effleurer la joue. A ses mots, elle secoua tout son corps mince d'un geste d'impatience.

— « Je ne t'entends jamais dire autre chose, » fit-elle d'une voix assombrie. « Pourquoi ne gagnes-tu pas d'argent, comme pas mal d'autres dans la ville ? »

M. Arlay faillit lui rappeler qu'il en gagnait pas mal, en effet. Il se contint. Il n'avait pas d'illusions quant à son emprise sur cette jeune femme. Ses affaires lui rapportaient de trois à cinq cents dollars par semaine. Ce n'était pas un revenu formidable, mais cela rivalisait avec les salaires de bien des artistes de cinéma connus. Ils gagnaient 194

La Quête sans Fin

peut-être un peu plus que cela par semaine, mais bien peu d'entre eux travaillaient cinquante-deux semaines par an. C'était ce revenu qui lui avait permis, lors d'une de ses visites à Hollywood, trois ans plus tôt, d'épouser une actrice de second ordre qui était du point de vue physique une personne bien plus attrayante qu'il n'aurait pu espérer en trouver s'il n'avait pas eu d'argent. Mentalement... c'était une autre histoire. Elle représentait un type de survivance qui aurait étonné Darwin. Indépendamment des variations de ses gains, elle réussissait à les dépenser intégralement, mois après mois. Sa faculté d'adaptation stupéfiait parfois le défaitiste qu'était M. Arlay.

Toutefois il ne se rendait pas compte de la profonde influence qu'elle avait eue sur lui. Toutes les qualités d'imagination qui lui avaient permis de mettre sur pied son affaire avaient été supplantées par un abandon total à l'empirisme. Il se considérait lui-même comme un homme de sens pratique, et il ne soupçonnait pas le moins du monde que son habitude de penser à soi comme « Monsieur »

n'était qu'une forme de compensation du désastre psychique qu'il avait subi quand elle était entrée dans sa vie.

Il ne soupçonnait probablement pas qu'il avait été mis en possession de films tournés cent ans ou plus dans l'avenir.

Mais à présent qu'elle était dans le bureau, il s'efforçait de l'y garder. « J'ai ici quelque chose qui pourrait t'intéresser, » lui dit-il avec ardeur. « Quelqu'un a dû m'envoyer par erreur un film provenant d'une autre filmothèque, et c'est un truc bizarre, une sorte de phénomène visuel. »

— « Voyons, chéri, je suis pressée et... »

En l'examinant de ses yeux mi-clos, elle comprit que ce n'était pas le moment de lui refuser. Il fallait bien lui abandonner une miette de temps à autre, et il était si totalement dénué de soupçons ! Après tout, elle serait folle de laisser échapper une poire si mûre.

— « C'est bon, chéri ! Si cela te fait plaisir, » roucoulât-elle.

Il lui montra le film avec la fille et l'homme et les couleurs tourbillonnantes... et il se rendit compte, à l'instant même où la fille apparut sur l'écran, qu'il avait commis une erreur. Sa femme se raidit à la vue de cette superbe actrice.

— « Hum... qu'est-ce que c'est que ces navets que tu fournis à présent ? » fit-elle, d'un ton mordant.

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M. Arlay laissa le film se dérouler de bout en bout sans faire de commentaires. Il avait oublié un instant que sa femme n'admirait nullement les autres actrices, et particulièrement pas les vedettes. En suivant le film, il remarqua distraitement que la raison des tonalités sombres de la musique et des couleurs paraissait être que la fille n'était pas heureuse en mariage, et les teintes tourmentées visaient à montrer ses émotions changeantes, les doutes qui lui venaient, et les pensées qui se pressaient dans sa tête.

Intéressant, songea-t-il. Je me demande qui a fait ça.

A la fin de la bobine, Tania se dressa d'un bond. « Bien. Il faut que je me sauve. Je me ferai verser le montant d'un chèque de cinq cents dollars. D'accord ? »

— « Trois cents ! » fit M. Arlay.

— « Quatre, » dit sa femme sur le ton d'un amical marchandage.

Ce fut quatre cents dollars. Quand elle fut partie, M. Arlay entreprit de découvrir qui lui avait envoyé ces films insolites. «

Comment faire fructifier un élevage de poulets » était inscrit sur une carte de classement qui donnait la liste de particuliers, d'écoles et de diverses institutions qui l'avaient loué. L'avant-dernier client devait évidemment être le fautif. Son regard se porta sur le nom.

— « Collège de Tichenor, » lut-il.

M. Arlay fronça les sourcils en voyant ce nom. Et il modifia mentalement les termes de la lettre qu'il avait l'intention d'écrire. Le Collège de Tichenor était de loin l'un de ses meilleurs clients. Et qui plus est, l'opérateur désigné, Peter Caxton, professeur de sciences, était un homme de vaste expérience. Il semblait à peu près impossible que Caxton pût être coupable.

M. Arlay examina rapidement la carte relative à un autre des films excentriques. L'avant-dernier emprunteur était aussi le Collège de Tichenor. Le même nom revint pour les autres films qui lui avaient été retournés, et qui n'appartenaient pas à sa filmothèque. M.

Arlay s'assit devant sa machine à écrire et, gardant à l'esprit que les clients s'offensaient rarement d'un rappel à l'ordre bien fondé, il écrivit :

Cher Monsieur Caxton,

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La Quête sans Fin

Un certain nombre de films que vous nous avez renvoyés ne sont pas ceux que nous vous avions expédiés à l'origine. Soit au total cinq films.. .

Il s'interrompit. Cinq ? Comment pouvait-il savoir s'il n'y en avait que cinq ? M. Arlay fonça sur la fiche particulière du Collège de Tichenor. Elle était épaisse, car on y avait collé plusieurs additifs.

Il alla rapidement au quinzième titre sur la carte. Cela devait remonter à un peu plus d'une quinzaine. Le titre était : « L'élagage des arbres fruitiers ». Le film lui-même, quand M. Arlay le visionna, était une composition fantastique dans laquelle un vaisseau de forme étrange paraissait quitter la surface de la Terre pour se rendre sur la Lune. Les illusions étaient des plus réalistes et la photographie avait le fini d'Hollywood.

M. Arlay finit par l'arrêter, pensant pour la première fois que ce serait une bonne affaire d'être .le représentant de quiconque produisait ces films.

En attendant, il y avait un boulot à terminer. Un à un, il visionna les dix-neuf derniers films qu'avait empruntés le Collège de Tichenor. Ou plutôt, il regarda les seize qui étaient rentrés. Trois avaient été demandés de nouveau et, sans nul doute, il en aurait bientôt des nouvelles.

Sept sur seize étaient des films de voyages. Des travelogues ...

des créations uniques, incroyables, tournées par un dément. Mais fou ou non, c'était un génie et il avait conçu des décors plus vivants qu'on n'en avait jamais vus. Parmi les premiers que fit passer M. Arlay se trouvait celui sur Vénus que, dix semaines plus tard, Pedro de la Corteya devait montrer au fabricant d'appareils électroniques Walter Dorman. M. Arlay l'examina d'un œil critique, de même que les autres bobines relatives au système solaire. Il lui semblait qu'il y avait beaucoup à dire en faveur d'une adroite représentation cinématographique de ce que croyait la science au sujet des divers corps planétaires.

Sept travelogues et huit « comment' fonctionne » ou « comment réparer »... dont l'un traitant de cette machine insensée ! Du moins paraissait-elle insensée à M. Arlay. Elle ne présentait qu'une unique ouverture de refoulement dans un solide boîtier. Il y avait de petites 197

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chambres ménagées dans la boîte et, lorsqu'elles étaient emplies d'une fine poudre métallique, l'ouverture tournait avec une vélocité qui ne se ralentissait pas quand on la branchait à une grande machine de construction complexe. Un autre film traitait de la réparation de ce qui était appelé une arme atomique. Ici encore la fine poudre métallique était tassée dans de minuscules chambres, mais il y avait un tunnel de transformation dont le rôle n'était pas clair. Quand on tirait, cette arme, un pistolet, réduisait en poussière une colline de quatre cents pieds de haut.

M. Arlay s impatientait tandis que les huit films se déroulaient sur l'écran. C'était aller un peu trop loin. Les travelogues avaient une certaine valeur scientifique, mais ces bandes de fonctionnement et de réparation, avec leur prétention au détail, taxaient trop lourdement la crédulité. Une machine et un pistolet atomiques. Comment réparer une propulsion spatiale. L'entretien et le fonctionnement du Vol-O, un appareil individuel pour voler... un ensemble de courroies et un tube métallique qui soulevaient l'homme, dans le film, et le transportaient à travers les airs comme Buck Rogers. Un appareil radio qui n'était qu'un bracelet de ce qui s'appelait du « métal sensible

». La structure cristalline de la sensibilité était décrite en détail et la bande montrait les ondes radio se transformant en sons par l'intermédiaire de bulles ultra-minces dans le métal. Il y avait trois films assez amusants sur des appareils ménagers. Une lumière qui apparaissait et se concentrait partout où on le souhaitait, comme par enchantement ; des couvertures et des meubles insalissables ; et, finalement, le réchaud automatique qui devait éveiller par la suite l'esprit de concurrence de Walter Dorman. Bien avant qu'il eût terminé son examen, M. Arlay avait compris qu'il y avait un genre de public qui s'intéresserait à ces nouveautés. Il serait cependant essentiel d'en souligner la fantaisie, pour que les gens soient préparés à bien rire.

Ce qu'il aurait de mieux à faire, bien sûr, ce serait de trouver la source de ces bobines et d'en stocker quelques-unes. Il téléphona au Collège de Tichenor et demanda Caxton. Ce dernier lui répondit : «

Mon cher M. Arlay, il est tout simplement impossible que nous soyons en faute. Pour éviter toute erreur de comptabilité, j'ai de longtemps pris l'habitude de ne louer qu'à une seule filmothèque à la 198

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fois. Depuis deux mois, nous avons pris ce qu'il nous fallait chez vous et nous vous l'avons retourné sans retard. Peut-être feriez-vous bien de revoir votre classement. »

Il avait pris un ton légèrement supérieur qui suggérait assez que le client était offensé pour faire reculer M. Arlay.

— « Oui, oui, certes. Je m'en occuperai moi-même. Mon assistant a dû... euh... »

M. Arlay raccrocha, vit qu'il était près d'une heure et alla déjeuner. Il roula jusqu'à Main Street pour avaler un bol de potage à la tomate. Sa fièvre descendait lentement et il se rendait compte que la situation n'avait rien de désastreux. Il avait perdu dix-neuf films, mais s'il écrivait des lettres bien rédigées aux firmes qui les lui avaient fournis, elles lui en expédieraient sans doute d'autres immédiatement. Et à titre de compensation pour son souci et ses nerfs éprouvés, il aurait seize — peut-être dix-neuf — bandes fantaisie qui marcheraient probablement bien.

Ce fut un succès. Une fois au moins par semaine les nouveautés partaient par la poste et revenaient. Et quand elles rentraient, il y avait de nouvelles commandes pour la semaine suivante. M. Arlay ne s'inquiétait pas de ce que penserait le légitime propriétaire de ces bobines quand il découvrirait ce qui se passait. Aucune filmothèque privée n'avait grande valeur. Le propriétaire exigerait probablement le pourcentage du grossiste, et M. Arlay était prêt à le lui payer.

Et pour le cas où on demanderait les impressions de l'assistance, M. Arlay envoya des formulaires imprimés pour recueillir les commentaires. Ils revinrent dûment remplis. L'importance de l'assistance : cent, deux cents, soixante-quinze personnes. Sa nature : dîner de détaillants, classe d'astronomie à l'université, association de physiciens, élèves d'écoles secondaires. Les réactions des spectateurs, les commentaires les plus fréquents étaient : amusant, intéressant, bonne photo. Une critique courante était que les dialogues auraient pu être plus humoristiques, ce qui s'accorderait mieux aux sujets.

La situation ne demeura pas statique. A la fin du deuxième mois, M. Arlay était détenteur de trente et un nouveaux films fantaisie, et tous lui avaient été retournés par Peter Caxton du Collège de Tichenor.

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Au bout de dix semaines, vers l'époque où Pedro del Corteya devait montrer la bande du réchaud devant le congrès des fabricants d'électronique, deux incidents se produisirent presque simultanément

: M. Arlay augmenta de cinquante pour cent le prix de location des nouveautés et Caxton lui adressa une lettre où figurait cette phrase :

« J'ai remarqué dans vos brochures une allusion à quelques films fantaisie. J'aimerais en recevoir un traitant d'une planète pour mercredi prochain. »

Maintenant, on va bien voir ! Songea M. Arlay.

La boîte lui revint le jeudi. Le film à l'intérieur était bien lui aussi du genre nouveauté. Mais ce n'était pas celui qu'il avait expédié.

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Chapitre 3

En route vers le Collège de Tichenor pour ses cours de l'après-midi, Peter Caxton s'arrêta au drugstore du coin pour acheter un paquet de cigarettes. Il y avait un miroir en pied juste devant la porte.

En ressortant, il fit une brève pause pour se regarder dedans.

Il y vit une image qui lui plut. Sa haute silhouette était bien habillée, son visage clair, sans paraitre trop juvénile, et ses yeux étaient gris et souriants. L'effet d'élégance était souligné par un beau feutre gris. Il repartit satisfait. Caxton ne se faisait pas d'illusions sur la vie. La vie était ce qu'on en faisait. Et autant qu'il pût juger, s'il menait bien sa barque, il serait le Principal de Tichenor dans deux ans. Ce délai était inévitable. Le « Vieux Varnish » n'atteindrait qu'alors l'âge de la retraite et Caxton ne voyait aucun moyen de hâter les choses.

Tichenor n'était pas une école extraordinaire et n'avait pas pour l'appuyer tout l'argent que certaines communautés voisines recueillaient tous les ans pour l'instruction publique. Le fumoir était commun aux hommes et aux femmes. Caxton s'installa dans un des fauteuils en tirant sur sa cigarette à bouffées précipitées. Il en avait fumé la moitié quand Miss Gregg fit son entrée.

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La Quête sans Fin

Elle lui adressa un sourire chaleureux. « Bonjour, Peter, » dit-elle. Son regard se porta vivement vers les portes closes des vestiaires des hommes et des femmes, puis revint sur lui.

Caxton lui dit : « Il n'y a personne chez les hommes. »

Elle ouvrit la porte des femmes, regarda, puis revint dans un mouvement glissant pour lui appliquer un baiser sur la bouche.

— « Attention, » dit Peter Caxton.

— « Ce soir, au bout du parc, » dit-elle à voix basse.

Caxton ne put réprimer une vague expression d'irritation. «

J'essaierai, » dit-il, « mais ma femme... »

Elle murmura avec amour : « Je t'attendrai. »

La porte se referma sans bruit derrière elle. Caxton ne bougea pas, le sourcil froncé, l'esprit troublé. Au début, cela lui avait été agréable, la conquête du cœur de Miss Gregg. Mais après six mois de rendez-vous de plus en plus fréquents, cette liaison commençait à devenir un peu ennuyeuse. Miss Gregg en était arrivée au point de penser qu'il obtiendrait le divorce d'une façon ou d'une autre et que, par quelque miracle, cela ne nuirait en rien à sa carrière. Caxton ne partageait ni cette impatience du moment suprême, ni cette vague conviction qu'il n'y aurait pas de conséquences déplaisantes.

Il s'apercevait trop tard que Miss Gregg était sottement sentimentale. Depuis un mois, il avait acquis la certitude qu'il lui fallait rompre avec elle, mais jusqu'à présent il n'avait trouvé qu'un seul moyen : il fallait lui faire quitter le collège. Comment ? La réponse à cette question lui était également venue avec facilité. Une campagne de rumeurs sourdes contre elle et Dorrit. Ainsi ferait-il d'une pierre deux coups. Dorrit était son seul concurrent sérieux au poste de Principal, et qui pis est, il s'entendait fort bien avec le Vieux Varnish.

Ce ne devrait pas être très difficile. Tout le monde, à l'exception de Miss Gregg, savait que Dorrit était fou d'elle, et Dorrit ne paraissait pas soupçonner qu'on connût son secret. La situation amusait Caxton. Lui, un homme marié, il avait soulevé la bien-aimée de Dorrit. Il n'y avait donc aucune raison pour qu'il ne prenne pas le poste sous le nez de Dorrit aussi, pour ainsi dire. Il lui faudrait encore réfléchir aux opérations et agir avec la plus extrême prudence.

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La Quête sans Fin

Caxton, pensif et calculateur, écrasa le reste de sa cigarette dans un cendrier, puis il partit pour l'amphithéâtre. Sa première classe devait comporter une projection cinématographique... La barbe, ce genre de chose. Au début, il y avait pris un grand intérêt, mais il y avait trop de navets. De plus, cette bande d'imbéciles n'apprenaient jamais rien, de toute manière. Il avait une fois demandé à un de ses élèves les plus brillants ce qu'un film lui avait enseigné, et ça avait été lamentable. Les propagandistes soutenaient toutefois que l'effet était cumulatif et que les enfants préféraient cette méthode d'enseignement à toute autre. Et la semaine d'avant, le bureau de l'école avait ordonné que les élèves de la Classe Dix, aussi bien que ceux de la Classe Onze, assistent à toutes les projections.

Cela voulait dire qu'une fois dans la matinée et une autre fois dans l'après-midi, il lui fallait mater un essaim d'adolescents dans une salle obscure. Du moins cette séance allait-elle être la dernière de la journée. Il y avait déjà une minute que la bande se déroulait quand Caxton accorda pour la première fois son attention à l'écran. Il resta un moment les yeux écarquillés. Puis il coupa le projecteur, fit de la lumière et descendit de la cabine d'opérateur.

— « Qui est responsable de cette blague idiote ? » demanda-t-il, en colère.

Personne ne répondit. Les filles paraissaient un peu effrayées, les garçons s'étaient raidis, sauf les quelques chouchous de profs, qui avaient pâli.

— « Il y a quelqu'un qui a changé mon film pendant l'heure du déjeuner ! » tonna Caxton.

Il se tut. Ses propres paroles l'avaient ébranlé. Il avait foncé hors de la cabine sans prendre le temps d'évaluer les incidences de ce qui se, passait. Et soudain, il se rendait compte. Pour la première fois depuis quatre ans qu'il était à Tichenor, il était victime d'un canular d'élèves et il prenait très mal la chose. Après un temps de réflexion, il procéda à un ajustement mental poussé et sauva la situation.

Il avala sa salive. Un vague sourire éclaira son visage convulsé.

Il jeta froidement un coup d'œil circulaire. « Si cela se reproduit, »

dit-il, « je devrai en rendre compte au Vieux Varn... » Il s'interrompit. Il avait failli dire : « au Vieux Varnish ». Il termina cependant sa phrase dans les termes corrects : « à. M. Varney. »

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La Quête sans Fin

Caxton faisait figure d'un homme abattu et un peu mystifié quand il entra dans le bureau du Principal le lendemain. « Mais où peuvent-ils se procurer ces films qu'ils substituent ? » demanda le vieillard, aux abois. « Après tout, cela coûte cher ! »

Cette question ne fut pas son dernier mot. Le jeudi, le film étant une fois de plus différent de ce qui était prévu, il trotta comme c'était son devoir dans les deux classes et fit ressortir aux élèves combien leurs agissements était peu convenables. Il leur indiqua d'autre part que les films perdus devant être payés, l'affaire commençait à prendre nettement l'apparence d'un délit.

Le cinquième jour était le vendredi, et il devint évident que les élèves avaient discuté de l'affaire car les présidents de chacune des deux classes en cause vinrent apporter une courte dénégation des soupçons de l'administration. « Comme vous le savez sans doute, »

dit l'un d'eux, « les élèves sont généralement au courant de ce qui se passe entre eux. Mais notre classe entière est dans l'ignorance de l'identité du coupable. Quiconque change les films joue en solitaire, et nous le réprouvons, nous lui retirons toute l'aide et la sympathie que nous accorderions en général à un élève en faute. »

Ces paroles auraient dû apaiser les nerfs de Caxton. Mais elles eurent l'effet inverse. Sa première conviction que les élèves se payaient sa tête — fit en partie place à une idée plus fantastique à laquelle les mots du président de classe ajoutèrent encore de la force.

Cet après-midi-là, pendant la récréation, sans y avoir suffisamment réfléchi, il commit l'erreur de formuler ses soupçons devant le Principal.

— « Si ce ne sont pas les élèves, alors il faut bien que ce soit un des maîtres. Et le seul qui me déteste, à ma connaissance, c'est Dorrit. » Il ajouta sombrement : « A votre place, je m'occuperais également des relations entre Miss Gregg et Dorrit. »

Varney fit preuve d'une initiative surprenante. En vérité, le vieillard se fatiguait vite et il était déjà excédé par cette affaire. Il convoqua Miss Gregg et Dorrit, et, à l'effarement de Caxton, leur répéta ses accusations. Miss Gregg lança un coup d'œil sidéré à Caxton, écrasé, puis resta assise bien droite tout le temps de l'entretien. Dorrit parut furieux un instant, puis il éclata de rire.

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La Quête sans Fin

— « Cette semaine aura servi à nous ouvrir les yeux à tous.

Nous avons vu Caxton s'écrouler sous la conviction que la plupart des élèves ne l'aimaient pas. J'avais toujours pensé que c'était un névrosé au stade avancé, et maintenant, en cinq jours, il nous a démontré que son état est pire encore que ce que j'imaginais. Comme tous les névrosés au stade avancé, il n'a pas eu l'idée de procéder aux enquêtes les plus élémentaires avant de porter ses accusations.

Prenons par exemple la première. Je peux faire la preuve de mon innocence puisque pendant deux jours au moins de la semaine écoulée il m'aurait été absolument impossible d'approcher de la salle de projection. »

Il le prouva. Il était resté à sa pension de famille, malade, le mardi et le mercredi.

— « Quant à la seconde accusation, plus impardonnable, je souhaiterais seulement qu'elle soit fondée, bien que sur des bases différentes de celles auxquelles Caxton a fait allusion. Je suis un de ces hommes que les femmes intimident, mais, dans les circonstances présentes, je peux dire que je suis depuis longtemps un fervent admirateur de Miss Gregg. »

La jeune femme manifesta pour la première fois un vague intérêt.

Elle observa Dorrit du coin de l'œil, comme si elle le voyait sous un jour nouveau. Ce regard ne se prolongea cependant pas et elle se replongea dans une intense contemplation du mur, droit devant elle.

Dorrit poursuivit :

— « Il est naturellement difficile de réfuter une accusation aussi imprécise que celle formulée par M. Caxton, mais... »

Vieux Varnish le coupa. « Il est tout à fait superflu d'en dire plus.

Je n'en ai pas cru un mot, un seul instant, et je ne comprends pas le but que poursuivait M. Caxton en mêlant une accusation aussi peu fondée à la triste affaire des films perdus. Si cette histoire n'est pas tirée au clair, je ferai un rapport au bureau de l'école lors de la réunion de la semaine prochaine et nous ouvrirons une enquête. C'est tout. Bonjour, messieurs. Bonjour, Miss Gregg. »

Caxton passa un assez mauvais week-end. Il était presque sûr que le Principal avait pris plaisir à la situation, mais il n'y pouvait rien, sinon se maudire d'avoir fourni à cet homme l'occasion de se débarrasser d'un héritier présomptif et indésiré à son propre poste.

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La Quête sans Fin

Mais sa plus grande confusion n'avait rien à voir avec Varney.

Caxton avait le sentiment déprimant qu'il se passait des choses derrière son dos. Et cette impression se révéla justifiée.

Le lundi matin, toutes les femmes professeurs se détournèrent de lui, et la plupart des hommes furent franchement inamicaux. L'un d'eux s'approcha et lui dit à voix basse : « Comment se fait-il que vous ayez porté une telle accusation contre Gregg et Dorrit ? »

— « J'avais perdu la tête à force de tourment, » dit Caxton d'un ton misérable. « Je n'avais plus mes sens. »

— « C'est évident, » constata l'autre. « Et Gregg a raconté l'histoire à toutes les femmes. »

Caxton songea sombrement : une femme dédaignée.

L'autre acheva : « Je vais faire ce que je pourrai, mais... »

Mais il était trop tard. Au déjeuner, les professeurs femmes entrèrent en corps dans le bureau du Principal et annoncèrent qu'elles se refusaient à travailler dans le même établissement qu'un homme capable de débiter de tels mensonges contre l'une d'entre elles.

Caxton, qui s'était déjà permis quelques pensées de démission, se trouva donc confronté par la nécessité de prendre une décision immédiate. Il profita de l'intervalle entre deux classes pour démissionner, la cessation de ses fonctions devant intervenir à la fin du mois, soit le week-end suivant.

Sa décision éclaircit l'atmosphère. Les professeurs masculins se montrèrent plus sympathiques, et il remettait peu à peu, péniblement, de l'ordre dans ses idées. Le mardi, il pensait avec sauvagerie mais aussi avec netteté : Ces films ! Si ce n'avait été cet échange, je n'aurais pas perdu la tête. Si je pouvais découvrir le coupable...

Il lui semblait que la satisfaction qu'il en tirerait compenserait presque la perte de son emploi. Il ne rentra pas chez lui pour déjeuner. Il feignit seulement de s'en aller. Vivement, il rentra par la porte de derrière et, après avoir couru à la salle de projection, il se dissimula derrière un écran de rechange dressé contre le mur.

Il attendit pendant toute l'heure du déjeuner. Il ne se passa rien.

Personne ne vint tripoter les portes closes de la salle. Personne n'approcha de la porte de la cabine de projection. Et après, le déjeuner, quand il mit le projecteur en marche, le film était différent.

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La Quête sans Fin

Le matin c’était un film ordinaire, traitant des travaux quotidiens de la ferme. Le film de l'après-midi exposait la fabrication et l'emploi des produits chimiques pour amincir ou épaissir le sang humain, ce qui permettait aux humains de s'adapter en une seule nuit à des changements extrêmes de température.

C'était la première fois que Caxton examinait avec soin une de ces étranges bandes de nouveautés dont il avait commandé plusieurs bobines une quinzaine auparavant. Il l'étudia avec l'esprit comme avec les yeux et resta stupéfait. Qui fait ces films? se demanda-t-il.

Ils sont merveilleux, si bourrés d'idées que...

Il retourna dans la salle après les classes pour une seconde vision. Et il éprouva le choc de son existence. C'était un autre film.

Différent de celui du matin. Différent de celui de l'après-midi. Un troisième film dont le sujet était l'intérieur du soleil. Les doigts tremblants, il rembobina la bande et la fit passer de nouveau. Il eut une furieuse envie de foncer au bureau pour téléphoner à Varney.

Elle retomba quand il pensa que l'homme refuserait de le voir. Le Principal avait donné à entendre au moins à deux reprises que l'affaire des films prendrait fin avec le départ de Caxton. Son fardeau d'épuisement le conduisait à s'accrocher à sa conviction. « Demain !

» disait-il. « Je jetterai un coup d'œil au projecteur demain. »

Cela ne pouvait pas attendre au lendemain, du moins le semblait-il à Caxton. Pour la première fois, il se rappela le coup de fil qu'il avait reçu plus de deux mois auparavant de M. Arlay, de la Filmothèque Arlay. Ce souvenir le calma. Sa seconde envie en quelques minutes — appeler Arlay, cette fois — disparut quand il se souvint de ce qu'il avait dit à cet homme. Il avait été un peu trop suffisant, se rappela-t-il. Il téléphonerait à Arlay plus tard.

Il s'assit en tirant sur une cigarette et en songeant avec nervosité : voici l'instrument le plus remarquable du XXe siècle. Et il réfléchissait au moyen de s'en emparer et de le garder pour lui seul.

Sa réponse finale à la question vint d'une remarque qu'il avait faite dans son enfance, quand il avait noté que sa mère ne se plaignait jamais de ce qu'elle ne lui voyait pas faire.

Il descendit au sous-sol de l'école et y trouva un morceau de toile à sac. Ensuite, il dévissa le projecteur de son socle et l'enveloppa avec soin. Il le porta dans sa voiture. Il revint et mit la main sur tous 207

La Quête sans Fin

les films qui étaient passés dans le projecteur, à sa connaissance, et les emporta dans un sac en papier.

Qu'ils imaginent ce qui s'était passé ! La disparition du projecteur prendrait l'apparence d'un ultime mystère au bout d'une semaine d'énigmes.

Et, bien sûr, il nierait en avoir connaissance.

A titre de précaution spéciale, il conduisit jusqu'en ville et loua une place de garde-meuble pour la machine, sous un nom d'emprunt.

Il était près de sept heures quand il rentra chez lui pour dîner, et naturellement Lucy était furieuse. Mais Caxton avait déjà compris que toute l'histoire du collège ne tarderait pas à devenir publique, et il était en train de s'endurcir en prévision de l'atmosphère empoisonnée qui en résulterait, bien qu'il fût un peu secoué à cette perspective.

Toutefois, il prévoyait aussi que le cauchemar qui s'ensuivrait lui fournirait l'occasion de divorcer d'avec une femme qui avait vieilli plus vite que lui.

Incroyable ! Mais ce fut sa femme qui demanda le divorce... Cela paraissait incroyable à Caxton parce qu'il avait escompté qu'elle se raccrocherait à lui et qu'il lui faudrait se battre pour échapper à ce mariage.

Il était libre de poursuivre ses fantastiques recherches !

Caxton estimait que sa première démarche serait d'aller à la Quik-Photo Supply Corporation, à laquelle il avait lui-même commandé le projecteur cinématographique pour l'école, quelques mois plus tôt. C'était une machine d'occasion, achetée astucieusement par lui à bas prix, entre autres actes qui devaient prouver qu'il ferait un Principal de collège passablement économe, et par conséquent le projecteur avait sûrement un passé.

C'était là que devait commencer la piste.

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La Quête sans Fin

Chapitre 4

Le lit d'hôpital était dur sous son corps. Pendant un moment, Caxton crut que c'était cela qui le tourmentait. Il se retourna pour trouver une position plus confortable et comprit alors que son malaise n'avait rien de physique. Le mal était dans son esprit, un sentiment de vide qui l'habitait depuis qu'on lui avait dit la date.

Au bout d'un temps qui lui parut long, la porte s'ouvrit, livrant passage à deux hommes et une infirmière. Un des hommes demanda d'une voix cordiale : « Eh bien, comment va, Caxton ? C'est vraiment regrettable de vous voir dans cet état. »

L'homme était grassouillet, le type du bon garçon. Caxton accepta sa poignée de main vigoureuse, resta un instant parfaitement immobile, puis laissa la question gênante mais inévitable fuser de ses lèvres : « Désolé, » fit-il d'un ton rogue, « mais est-ce que nous nous connaissons ? »

L'homme dit : « Je suis Bryson, directeur des ventes de la Quik-Photo Supply Corporation. Il y a deux semaines, je vous ai embauché comme représentant itinérant. Et aux premières nouvelles j'ai appris qu'on vous avait trouvé privé de connaissance dans un fossé, et l'hôpital m'a informé que vous étiez ici. » Il termina : « Vous aviez 209

La Quête sans Fin

des papiers qui indiquaient que vous faisiez partie de notre personnel.

»

Caxton hocha la tête. Mais il était déçu. Il avait cru qu'il suffirait que quelqu'un comble une lacune dans son esprit. Ce n'était pas suffisant. Il se décida à parler. « Mon dernier souvenir, c'est ma décision de demander un emploi dans votre firme. Il semble qu'il se soit passé ensuite quelque chose dans mon cerveau, et alors... »

Il s'interrompit. Ses yeux s'écarquillèrent à l'idée que cet accident pouvait avoir un lien avec sa recherche sur les origines du projecteur.

Il déclara lentement, conscient d'une impression déplaisante : «

Apparemment, je suis frappé d'amnésie. »

Il vit que le médecin de l'hôpital qui était entré avec Bryson le scrutait des yeux. Caxton ébaucha un pâle sourire. « Je crois que tout ira bien, docteur. Ce qui me tracasse, c'est le genre de vie que j'ai dû mener pendant les deux dernières semaines. Depuis que je suis alité, je me torture la cervelle. Il y a quelque chose dans un coin de mon cerveau, mais je ne me, rappelle pas quoi. »

Le médecin souriait derrière son pince-nez. « Je suis heureux que vous preniez si bien les choses. Il n'y a pas à vous inquiéter, en vérité. Quant à ce que vous avez fait, je peux vous affirmer que nous savons d'expérience que les victimes d'amnésie mènent en général des vies raisonnablement normales. Une des caractéristiques les plus fréquentes, c'est que le patient change de métier. Ce n'est même pas le cas pour vous. »

Il s'interrompit, et le gros Bryson intervint avec jovialité. « Je peux vous faire la lumière sur la première semaine. Vous avez consacré deux jours à étudier nos marchandises et à vous informer de nos fournisseurs. De plus, vous m'avez raconté que vous aviez vécu, encore enfant, dans un village de la ligne Warwick Junction, à Kissling. Et que vous aimeriez avoir ce secteur pour commencer. Je vous l'ai donné. »

C'était le premier renseignement important... et Caxton eut du mal à se contenir. Comme il n'avait jamais habité là, ce devait être la région où il avait retrouvé la piste du projecteur... Il se rendit compte que Bryson continuait à parler.

— « Nous avions des commandes pour cinq bourgs sur cette route, mais vous n'êtes jamais arrivé jusqu'à Kissling. Peut-être cela 210

La Quête sans Fin

vous aidera-t-il... Non ? » Il haussa les épaules. « Eh bien, ne vous en faites pas. Dès que vous serez sur pied, venez me voir, Caxton. En ces jours où le matériel électronique se complique de plus en plus, je suis bien heureux d'avoir dans mon personnel un diplômé de sciences physiques. En fait, je songe à quelques nouveaux articles à représenter, et je vous vois en charge de ce service. Ce sera pour vous beaucoup plus rémunérateur; alors, guérissez vite. »

Caxton dit : « Pour le moment, je préférerais que vous me laissiez le même secteur, si cela ne vous fait rien. »

Bryson acquiesça du chef. « Oui, mais il ne s'agit que de compléter ce que vous avez laissé inachevé. Ensuite, vous passerez à quelque chose de plus important. Il faudra un bout de temps pour organiser ces nouvelles représentations. La route de Kissling reste donc à vous. J'imagine que vous voulez savoir au juste ce qui vous est arrivé. »

— « C'est exactement ce que j'avais en tête, » dit Caxton. «

Partir à la recherche de ma mémoire, en quelque sorte. »

Il réussit à esquisser un sombre sourire en songeant : Je dois avoir découvert quelque chose... et c'était cela, sa véritable enquête.

Il fut pris de peur, mais il la refoula et déclara : « Je tiens à vous exprimer mes remerciements pour votre visite. »

— « C'était tout naturel. A bientôt. »

Ils se serrèrent la main et Caxton suivit des yeux Bryson qui sortait.

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La Quête sans Fin

Chapitre 5

Deux jours après, Caxton descendait du Transcontinental à Warwick Junction et restait planté à cligner des paupières dans la lumière éclatante du matin. Il avait déjà éprouvé une première déception. Il avait espéré qu'à la vue du groupe de maisons silhouettées contre la ligne des collines sa mémoire lui reviendrait.

Mais il n'était que trop évident que son esprit n'avait pas reçu la secousse attendue, qu'il n'avait toujours pas le moindre souvenir de ce qu'il avait fait ou vu seize jours auparavant. Ahuri, il secoua la tête. Quelqu'un m'a sûrement reconnu, songea-t-il. Il faut bien qu'on m'ait vu. J'ai parlé à des boutiquiers, à des voyageurs, à des employés de chemin de fer, à des employés d'hôtel. J'ai toujours réussi à passer pour un type sociable...

— « Tiens, salut, Caxton, mon vieux ! » fit une voix enjouée près de lui. « Vous avez une de ces mines d'enterrement! »

Caxton se retourna et vit un jeune homme assez mince, le visage teinté, les cheveux foncés, d'une trentaine d'années. Il avait l'attitude aveulie des êtres trop minces qui doivent porter trop souvent des valises d'échantillons. Il dut lire quelque chose dans les yeux de Caxton, car il reprit vivement : « Vous vous souvenez de moi, non ?

Bill Kellie. » Il eut un rire très naturel. « Dites, au fait, j'ai un grief contre vous. Qu'avez-vous fait de cette fille... Selanie ? Je suis passé par Piffer's Road deux fois depuis que je ne vous ai vu et elle ne s'est 212

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pas montrée. Elle... » Il se tut, le regard soudain scrutateur. « Dites, vous vous souvenez de moi, hein ? »

Caxton émergea de son intense excitation intérieure et devina à l'expression de Kellie qu'il était temps de s'expliquer. Ce qu'il fit en achevant ainsi : « Vous comprenez donc que je sois dans un état mental embarrassant. Peut-être auriez-vous l'obligeance de me donner une idée de ce qui s'est passé quand j'étais avec vous. Qui est cette fille, Selanie ? »

— « Oh ! bien sûr, » fit Kellie, « bien sûr... je vais... » Il s'interrompit, le sourcil froncé. « Vous ne vous payez pas ma tête, j'espère ? » Il fit signe à Caxton qu'il était inutile de répondre. « Bon, bon, je vous crois. Nous avons une demi-heure avant l'arrivée de l'omnibus de Kissling. De l'amnésie, hein ? J'ai entendu parler de ça...

mais... dites, vous ne pensez pas que ce vieux aurait pu avoir un rôle dans... » Il frappa du poing droit dans sa paume gauche. « Je parie que c'est ça! »

— « Un vieux ? » s'étonna Caxton. Il se reprit et demanda d'un ton plus ferme : « Alors, cette histoire ? »

Le train ralentissait. Par la vitre tachée, Caxton voyait une vallée onduleuse avec des bouquets d'arbres verts et un filet d'eau tortueux, étincelant. Puis quelques maisons apparurent, et une douzaine de voies de garage et enfin le bout d'un quai en bois.

Une belle fille, grande et mince, porteuse d'un panier, passa devant la fenêtre. Derrière Caxton, le voyageur de commerce qui était monté au dernier arrêt et avec qui il avait bavardé annonça : «

Oh ! Voilà Selanie ! Je me demande quel gadget extraordinaire elle va nous offrir aujourd'hui. »

Caxton s’adossa et son esprit prit lentement conscience de ce qu'avait dit l'autre. « Selanie ! » répéta-t-il alors. « Un nom étrange.

Vous dites qu'elle vend des choses ? »

— « Vous parlez! » explosa Kellie.

Il avait dû se rendre compte de la vigueur de son affirmation, car il reprit bruyamment haleine. Ses yeux bleus fixèrent ceux de Caxton. Il fut sur le point de parler, se retint, et finit par ébaucher un sourire mystérieux. Au bout d'un temps, il reprit : « Vous savez, il 213

La Quête sans Fin

faut vraiment que je m'excuse. Je viens tout juste de me rendre compte que je monopolise la conversation depuis le début ! »

Caxton sourit avec une indulgence polie. « Vous m'avez fort distrait. »

Kellie insista : « Ce que je veux dire, c'est que je viens seulement de réaliser que vous m'avez dit être représentant des fournitures photographiques, entre autres choses. »

Caxton haussa les épaules. Il se demandait s'il paraissait aussi intrigué qu'il commençait à l'être. Il regarda Kellie tirer de sa poche une épreuve photo et la lui tendre. « Voyez-vous quelque chose d'étrange là-dessus ? fit Kellie.

Au premier coup d'œil, Caxton vit une épreuve en couleurs d'une qualité exceptionnelle. Il eut du mal à se concentrer car il s'attendait à une de ces discussions oiseuses sur la qualité relative des produits qu'il vendait. D'abord, il s'en fichait pas mal, et ensuite... Eh bien, tout cela était sans intérêt !

Pendant que ces pensées lui traversaient l'esprit, s'efforçait de contempler l’épreuve. Ce fut presque comme s'il voyait soudain la scène telle qu'elle était. Et il se rappela l'avoir déjà vue, l'esprit brusquement surexcité. Le même paysage marin de Vénus que lui avait soumis un des films fantaisistes qu'il avait loués à la Filmothèque Arlay quand il était encore au Collège de Tichenor. Du moins cela y ressemblait-il.

Les doigts de Caxton se crispèrent sur l'épreuve.

— « Hé, où donc avez-vous trouvé ça ? »

— « Je l'ai eue de Selanie ! » répondit l'autre, triomphant.

Caxton examina de plus près le paysage marin, beau e sauvage, avec son monstre invraisemblable.., et il se détendit un peu. C'est une chance, se dit-il, que ce soit justement le paysage vénusien. Cela replaçait en quelque sorte la situation dans une plus juste perspective, parce que, bien sûr, les sondages effectués sur Vénus par les Grandes Puissances avaient fermement établi que Vénus n'était nullement la réplique fumante des chaudes mers de la Terre préhistorique. Au contraire, c'était un désert plus que brûlant, avec des températures en surface assez élevées pour fondre de nombreux métaux.

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La Quête sans Fin

Il allait rendre l'épreuve au jeune homme. « Pas mal, » dit-il. « Il y a un artiste de la chambre noire derrière cette photo ! J'aimerais bien la rencontrer, cette Selanie. »

— « Attendez, ce n.'est pas fini, » dit Kellie.

Il tendit la main et toucha l'épreuve, pinçant légèrement un des bords. « Regardez maintenant, » dit-il.

Caxton baissa les yeux, indifférent. Pendant un instant — rien qu'un instant — il se sentit calme, sans impatience. Puis il eut l'esprit comme embrumé, et finalement une confusion se manifesta dans tout son être comme si ses entrailles avaient sursauté simultanément en diverses directions.

Il entendit Kellie prononcer comme de très loin :

— « Je vous disais bien que cette image avait quelque chose d'insolite. »

— « D'insolite ! » Il fallut quelques secondes à Caxton pour se rendre compte que c'était lui qui avait répété le mot, de cette voix si rauque.

L'instant d'après, il était tout yeux.

La vue sur la photo, ou plutôt dans la photo... bougeait ! Les vagues écumaient. La créature à l'énorme tête de lézard, qui rappelait si bien les monstres qui hantaient les marécages terrestres quarante millions d'années auparavant, s'efforçait d'engloutir l'homme qui planait au-dessus des vagues. Elle se précipitait en avant. Sa gueule béait. Elle se propulsa hors de l'eau. L'homme monta avec son VolO, pour la tenter, mais tout en se maintenant hors de portée des dents de scie sauvagement hérissées vers lui.

La séquence du court drame se déroulait sous les regards de Caxton. L'image cessa de bouger exactement quand les immenses mâchoires occupèrent toute l'image. A ce moment, il y eut un effet particulier de flou et... la gueule s'estompa. Le paysage était revenu à ce qu'il était quand Caxton avait pris l'épreuve des mains de Kellie.

Immobile, silencieux, beau, impossible.

L'image était probablement de nouveau prête à recommencer le spectacle.

Caxton tenait cet objet remarquable comme un connaisseur caresse un joyau sans prix. De très loin, il entendait bavarder Kellie.

« C'est son père qui les fabrique, » disait-il. «Il a le génie du gadget.

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La Quête sans Fin

Il faudrait que vous voyiez les trucs qu'elle a vendus dans ce train le mois dernier ! Un de ces jours, il va se rendre compte de ses talents, et se mettre à produire à grande échelle. Ce jour-là, toutes les firmes photographiques et pas mal d'autres encore seront en faillite ! »

Cette pensée avait déjà effleuré l'esprit de Caxton. Avant qu'il ait pu trouver la force de parler, on lui avait ôté la photo des mains et Kellie se penchait vers un homme distingué aux cheveux blancs. Il lui demandait : « J'ai observé que vous regardiez ceci, monsieur, pendant que je le montrais à mon ami. Aimeriez-vous l'examiner ? »

— « Mais certainement, » répondit l'homme.

Il parlait bas, mais sa voix avait une résonance qui picotait les oreilles de Caxton. La main du vieil homme saisit l'épreuve qui lui était tendue, et, tout simplement, l'image se brisa en plusieurs morceaux.

— « Oh! » s'écria Kellie, sidéré.

— « Je vous demande pardon, » dit le vieillard distingué. Un dollar apparut entre ses doigts. « C'est ma faute, je le crains ! Mais vous en rachèterez une à la fille quand elle repassera. » Il s'adossa à son siège et se plongea dans un journal.

Caxton vit que Kellie se mordait la lèvre. Le jeune homme contempla les morceaux de la photo, puis le billet d'un dollar, puis regarda dans la direction du vieillard dont le visage était à présent caché. Finalement Kellie soupira : « Je n'arrive pas à comprendre.

Cela fait au moins un mois que je trimballe cette épreuve. Elle est tombée deux fois dans l'eau et elle a été exposée à la chaleur sans le moindre dommage... et voilà qu'elle s'effrite comme un morceau de bois pourri. » Il haussa les épaules, mais ce fut d'un ton plaintif qu'il reprit : «J'imagine qu'on ne peut pas exiger du père de Selanie qu'il fasse un boulot impeccable avec les installations dont il doit disposer... » Il s'interrompit, très animé. « Oh ! Regardez ! La voici, Selanie... ! Je me demande ce qu'elle nous propose aujourd'hui. » Un sourire malicieux passa sur son visage étroit. « Attendez seulement que je lui montre ces débris. Je l'ai plaisantée quand je la lui ai achetée, je lui ai dit que c'était un trucage. Elle s'est mise en colère et elle m'a affirmé que c'était garanti à vie. Mais que diable vend-elle aujourd'hui ? Regardez la foule autour d'elle ! »

216

La Quête sans Fin

Caxton se mit debout. Il tendit le cou pour voir par dessus le cercle qui entourait la fille, en train de démontrer quelque chose, à l'autre bout du wagon.

— « Seigneur ! » s'écria la voix profonde d'un homme. «

Combien demandez-vous de ces tasses ? Comment fonctionnent-elles ? »

— « Des tasses ! » s'écria Caxton, qui se dirigea vers le groupe dans un brouillard de fascination. Si ses yeux ne l'avaient pas trompé, la fille passait à la ronde un récipient qui se remplissait sans cesse de liquide. Les gens buvaient et il était instantanément regarni. Caxton songea que le père de la fille avait sûrement appris à précipiter les liquides. Il y avait du génie là-dedans. Et s'il parvenait à faire affaire avec l'homme, c'était la fortune pour lui-même, d'un seul coup.

Cette pensée écrasante fut chassée par la voix cristalline de la fille, qui dominait le tumulte. « Le prix est d'un dollar la pièce. Cela opère par condensation des gaz de l'atmosphère. Le procédé n'est connu que de mon père. Mais attendez, je n'ai pas terminé ma démonstration ! »

Elle poursuivit, la voix nette et forte dans le silence qui s'était établi : « Comme vous le voyez, c'est une tasse télescopique, sans anse. Tout d'abord, vous l'ouvrez. Puis vous faites tourner la bande supérieure dans le sens des aiguilles d'une montre. A un certain point, l'eau arrive. Mais à présent... regardez. Je tourne encore plus loin. Le liquide devient rouge et se transforme en un breuvage doux-amer, très rafraîchissant par temps chaud. »

Elle présenta la tasse à la ronde. Pendant que l'objet passait de main avide en main impatiente, Caxton réussit à détacher les yeux du gadget pour examiner franchement la fille. Elle était grande, environ un mètre soixante-cinq, elle avait les cheveux brun foncé. Son visage révélait à coup sûr une haute intelligence. Il était fin et beau, et son port de tête avait une étrange fierté, qui lui conférait une apparence surprenante de supériorité, bien qu'elle acceptât sans façons les billets d'un dollar qu'on lui tendait.

Une fois encore sa voix s'éleva : « Je regrette, une seule par personne ! Elles seront en vente généralisée dans peu de temps.

Celles-ci ne sont que des souvenirs. »

217

La Quête sans Fin

La foule se dissipa, chacun regagnant sa place. La fille arriva par le couloir et s'arrêta devant Caxton. Celui-ci lui dit vivement : « Mon ami que voici m'a montré une épreuve photo que vous lui avez vendue. Je me demande... »

— « J'en ai encore quelques-unes, » fit-elle en hochant gravement la tête. « Voudriez-vous également une tasse ? »

Caxton désigna du menton Kellie. « Mon ami aimerait bien aussi une autre image. La sienne s'est déchirée. » « Désolée, mais je ne peux pas lui en vendre une seconde. » Elle s'interrompit. Ses yeux s'écarquillèrent. Ce fut avec une lenteur pesante qu'elle s'enquit : «

Vous avez bien dit qu'elle s'est déchirée?

Chose stupéfiante, elle vacillait. Elle demanda d'un ton éperdu. «

Faites-la-moi voir Où est-elle ? »

Elle prit de la main de Kellie les fragments de l'épreuve et les regarda fixement. Ses lèvres se mirent à trembler. Ses mains aussi.

Son visage était devenu grisâtre, ses traits tirés. Quand elle prit la parole, ce fut dans un murmure : « Dites-moi comment c'est arrivé ?

Exactement de quelle manière ? »

— « Mais... » — Kellie recula de surprise — « ... je la tendais au monsieur que voici quand... »

Il se tut, parce qu'elle ne l'écoutait plus. Elle avait pivoté sur les talons. Ce fut comme un signal. Le vieux monsieur abaissa son journal et la regarda. Elle le fixait des yeux avec l'expression fascinée d'un oiseau devant un serpent. Puis, pour la seconde fois en deux minutes, elle vacilla. Elle faillit lâcher son panier en s'enfuyant, mais elle parvint à le garder à la main tandis qu'elle fonçait dans le couloir.

Un instant après, Caxton entendit le martèlement rapide de ses pas sur le quai de bois. Puis elle ne fut plus qu'une silhouette qui courait au loin sur Piffer's Road.

— « Du diable si je comprends ! » explosa Kellie. Il virevolta pour faire face au vieillard. « Que lui avez-vous fait ? » demanda-t-il d'un ton farouche. « Vous... »

Sa voix sombra dans le silence et Caxton, qui avait été sur le point d'ajouter quelques mots bien sentis, se tut également.

218

La Quête sans Fin

Chapitre 6

Sur le quai de Warwick Junction, sous le soleil brillant, la voix du voyageur de commerce se tut. Il fallut à Caxton un moment pour se rendre compte que le récit était terminé.

— « Vous prétendez que c'est tout ! » fit-il. « Que nous sommes restés assis là comme une paire de mannequins, à cause de ce vieillard ? Et l'affaire s'est arrêtée là ? Vous ne savez toujours pas ce qui a effrayé la fille ? »

Il vit sur le visage de Kellie l'air particulier d'un homme qui cherche un mot ou une phrase qui puisse décrire l'indescriptible.

Kellie déclara enfin :

— « Il y avait dans sa personnalité quelque chose... comme si on avait mis en un seul paquet tous les directeurs de ventes les plus vaches au monde, et encore dans leurs pires humeurs ! Alors on a tout simplement bouclé nos gueules ! »

Caxton hocha sombrement la tête et demanda d'une voix lente : «

Il n'est pas descendu ? »

— « Non, vous avez été le seul à descendre. »

— « Hein ? »

Kellie le dévisagea. « Vous savez, c'est bien la chose la plus inattendue et la plus drôle. Mais c'est bien cela. Vous avez demandé à l'employé de débarquer vos bagages à Inchney. Quand je vous ai aperçu pour la dernière fois avant que le train démarre, vous suiviez 219

La Quête sans Fin

Piffer's Road dans la direction qu'avait prise la fille et... Ah ! Voici l'omnibus de Kissling ! »

Le train mixte, marchandises et voyageurs, entra en gare à grand tapage... Plus tard, tandis que le convoi serpentait au long de la vallée, Caxton contemplait le paysage et n'avait qu'une vague conscience de Kellie qui bavardait près de lui. Il décida enfin de la voie à suivre : dans l'après-midi, il descendrait à Inchney, il ferait sa tournée jusqu'à la fermeture des magasins, puis il se ferait transporter d'une façon ou d'une autre jusqu'à Piffer's Road et consacrerait la longue soirée d'été à enquêter. S'il se souvenait bien de la carte, la distance entre le gros bourg et la petite commune était de onze kilomètres. En mettant les choses au pis, il pourrait rentrer à Inchney en deux heures.

La première partie de son plan se révéla encore plus simple.

L'employé de l'hôtel d'Inchney lui dit qu'il y avait un autobus qui partait à six heures.

A six heures vingt, Caxton descendit et, debout dans la poussière de Piffer's Road, suivit des yeux le véhicule qui s'éloignait en ahanant sur la grand-route. Le bruit s'atténuait quand il traversa la voie ferrée. La soirée était chaude et tranquille et son veston lui pesait sur le bras. Toutefois, il ferait plus frais dans la soirée.

Pourtant, il regrettait presque de s'en être embarrassé.

A la première maison, une femme agenouillée soignait sa pelouse. Caxton hésita, puis s'approcha de la clôture et examina la femme pendant un moment. Il se demandait s'il n'aurait pas dû se souvenir d'elle. Il finit par se décider : « Je vous prie de m'excuser, madame. »

Elle ne leva pas la tête, elle n'abandonna pas le massif de fleurs sur lequel elle travaillait. C'était une personne osseuse, vêtue d'une robe imprimée, et il fallait qu'elle l'ait vu venir de loin pour s'obstiner dans ce silence. Je me demandais, » reprit Caxton, « si vous pourriez me dire où habitent un homme d'âge moyen et sa fille. La fille s'appelle Selanie et elle vendait d'ordinaire des stylos, des tasses et d'autres objets aux voyageurs dans les trains. »

La femme se redressa. Elle s'approcha. Vue de près, elle ne paraissait plus si grande ni si laide. Elle avait des yeux gris qui examinèrent Caxton avec une certaine hostilité, puis avec curiosité. «

220

La Quête sans Fin

Dites donc, » finit-elle par dire, « n'étiez-vous pas déjà ici il y a quinze jours à vous renseigner sur eux ? Je vous ai déjà dit qu'ils habitent dans ce petit bois. » Elle désignait quelques arbres à environ quatre cents mètres par la route, mais ses yeux étaient mi-clos tandis qu'elle le scrutait. « Je ne comprends pas ! » déclara-t-elle d'une voix revêche.

Caxton se voyait mal expliquer son amnésie à cette personne soupçonneuse à la voix mordante.

Il dit en hâte : « Merci mille fois. Je... »

— « Inutile d'y retourner, » fit la femme. « Ils sont partis le jour même où vous y êtes allé la dernière fois... dans leur grande roulotte.

Et ils ne sont pas revenus. »

— « Ils sont partis ! » s'écria Caxton.

Son désappointement était tel qu'il faillit en dire plus. Mais il s'aperçut que la femme le regardait avec l'ombre d'un sourire de satisfaction. On eût dit qu'elle avait réussi à coller un coup définitif à un individu déplaisant. « Je pense que je vais quand même y aller jeter un coup d'œil, » lança-t-il d'un ton tranchant.

Il pivota sur les talons, si furieux qu'il lui fallut un moment pour se rendre compte qu'il marchait dans le fossé et non plus sur la route.

Sa colère faisait lentement place à la déception, et la déception s'estompa elle aussi devant la pensée qu'ayant maintenant fait tout ce chemin, il pouvait tout aussi bien aller jeter un coup d'œil, en effet.

Quelques secondes après il s'étonnait encore de s'être laissé taper sur les nerfs par une simple femme, à un tel point et en si peu de temps. Il secoua la tête. Il lui faudrait se surveiller. La recherche du projecteur — en même temps que de sa mémoire — lui devenait pesante.

Une brise se leva de nulle part quand il pénétra dans le bosquet ombreux. Elle lui soufflait doucement au visage et le friselis des arbres était le seul bruit à rompre la paix du soir. Il ne lui fallut qu'un instant pour comprendre que son attente vague, le sentiment de... de quelque chose.., qui l'avait incité à ce voyage, ne serait pas satisfaite.

Car il n'y avait rien, pas le moindre signe que des humains eussent jamais vécu là; pas une boîte de conserve, pas de détritus, pas même les cendres d'un feu. Rien. Il fouilla avec précaution, du bout d'un bâton, dans un tas de feuilles mortes. Pour finir, il regagna la route.

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La Quête sans Fin

Cette fois, ce fut la femme qui le héla. Il hésita, puis alla vers elle.

Après tout elle en savait peut-être beaucoup plus qu'elle ne lui en avait dit. Il vit qu'elle paraissait moins agressive.

— « Trouvé quelque chose ? » demanda-t-elle avec une curiosité mal déguisée.

Caxton sourit amèrement devant la curiosité puissante qui la poussait, puis il haussa tristement les épaules. « Quand une caravane s'en va, » dit-il, « c'est comme de la fumée... elle disparaît totalement.

»

La femme renifla. « Toutes les traces qu'ils avaient pu laisser ont été vite nettoyées, après le passage du vieux. »

Caxton lutta pour comprimer son impatience. « Un vieillard ? »

s'écria-t-ii.

La femme hocha la tête, puis déclara amèrement : « Un vieux qui avait belle allure. Il est d'abord venu demander à tout le monde ce que Selanie nous avait vendu. Deux jours après, quand on s'est réveillés, toutes ces choses avaient disparu. »

— « Il les avait volées ? »

La femme fronça les sourcils. « Ou tout comme ! Il avait laissé un billet d'un dollar pour chaque article. Mais c'était du vol, pour des produits pareils ! Par exemple, elle avait une poêle à frire qui... »

— « Mais que voulait-il ? » coupa Caxton, ahuri. « N'a-t-il pas donné d'explications quand il posait des questions ? Vous ne l'avez sûrement pas laissé se balader à poser des questions sans lui en poser aussi ? »

A son grand étonnement, la femme parut embarrassée. « Je ne sais pas ce qui m'a prise, » avoua-t-elle enfin, assombrie. « Il avait une certaine qualité. Il était imposant, important, on aurait dit un grand patron. » Elle s'interrompit. « Le scélérat ! »

Ses yeux se fermèrent à demi, hostiles soudain. Elle examinait Caxton. « Vous en avez de bonnes de nous demander si nous l'avons questionné. Et vous ? Vous êtes là à me tirer les vers du nez pendant que... Dites donc, mettons une chose au clair. Etes-vous bien le même type qui est passé par ici il y a deux semaines ? Et quel est votre rôle dans tout ça ? »

Caxton hésita. La perspective de devoir raconter son histoire à des gens comme cela lui annonçait bien des difficultés. Pourtant, elle 222

La Quête sans Fin

en savait sûrement davantage. Il devait subsister bon nombre de renseignements, après tout un mois passé par la fille Selanie et son père dans ce petit coin. Un point paraissait certain. S'il y avait encore des faits à découvrir, cette femme en était informée.

Plus d'hésitations. Il s'expliqua, mais termina d'un ton incertain :

« Alors, vous comprenez, je suis... eh bien... à la recherche de ma mémoire. Peut-être m'a-t-on frappé sur la tête, mais il n'y avait pas de bosse. Ou alors, on m'a drogué. Mais il m'est bien arrivé quelque chose. Vous dites que je suis allé là-bas. En suis-je revenu ? Et alors, qu'ai-je fait ensuite ? »

Il sursauta et se tut car, sans avertissement, la femme ouvrit les lèvres et poussa un hurlement : « Jimmy ! » C'était un cri à vous déchirer les tympans. « Jimmy ! Arrive ici ! »

— « Ouais, m'man ! » répondit une voix de garçonnet, de l'intérieur de la maison.

Caxton resta ahuri devant un bonhomme d'une douzaine d'années, mal peigné, le visage éveillé, qui jaillissait de la porte comme d'une catapulte. La porte grillagée claqua derrière lui. Caxton écoutait la mère — en ne comprenant toujours qu'à moitié — qui expliquait au gamin que « cet homme avait été cogné sur la tête par les gens de la roulotte et qu'il avait perdu la mémoire et qu'il aimerait bien que tu lui dises ce que tu as vu. »

Elle se retourna vers Caxton : « Jimmy n'a jamais eu confiance en ces gens-là, » dit-elle fièrement. « Il était certain que c'étaient des étrangers, ou autre chose, alors il les surveillait bien. Il vous a vu aller là-bas, ainsi que tout ce qui s'est passé jusqu'au moment où la caravane est partie. Bien sûr, ce n'était pas facile de savoir ce qui se passait à l'intérieur parce que, dans toute cette grande machine, il n'y avait pas une seule fenêtre. Mais, » acheva-t-elle, « il y est entré une fois, quand ils n'étaient pas là, et il a tout visité pour s'assurer qu'ils ne préparaient pas un mauvais coup, naturellement. »

Caxton hochait la tête, réprimant une remarque cynique. La raison donnée en valait bien une autre pour excuser la curiosité. Et dans le cas présent, c'était une chance pour lui.

Le fil de ses pensées fut coupé par la voix aiguë de l'enfant qui perçait les ombres du crépuscule...

223

La Quête sans Fin

L'après-midi était brûlant et Caxton, après s'être arrêté pour se renseigner près d'une femme dans la première maison et avoir appris où habitaient le père et la fille, se dirigea lentement vers le bouquet d'arbres qu'elle lui avait indiqué.

Derrière lui, le train siffla deux fois et la locomotive commença à haleter. Caxton réprima une brusque impulsion qui le poussait à courir à toutes jambes pour le rattraper. Il comprit que de toute façon il n'y réussirait pas. De plus, on n'abandonne pas si facilement l'espoir de faire fortune. Il accéléra même le pas en songeant à l'épreuve photographique et à la tasse... et au projecteur cinématographique.

Il ne vit la roulotte qu'après s'être engagé sous les premiers arbres clairsemés. Mais alors il s'immobilisa. Elle était beaucoup plus grande qu'il ne l'avait imaginée, même d'après la description fournie par la mère de Jimmy. Elle avait la longueur d'un wagon de marchandises et elle était aérodynamique, un peu amincie à l'arrière.

Personne ne répondit quand il frappa à la porte. Il se rappela que la fille était pourtant partie dans cette direction... Indécis, il fit le tour de ce monstre sur roues. Comme l'avait dit Jimmy, il n'y avait pas de fenêtres; il était donc impossible de voir à l'intérieur, sauf à l'avant où le pare-brise et les fenêtres latérales permettaient de distinguer en partie les sièges. Derrière ces derniers, il y avait une porte pour pénétrer à l'intérieur de la roulotte. Elle était close.

Autant qu'il pût comprendre, il n'y avait que deux entrées ; une à l'avant de l'autre côté, une un peu à l'arrière, du côté où il avait d'abord aperçu le véhicule.

Il retourna à la porte où il avait frappé et tendit l'oreille. Toujours rien, sinon la faible brise qui caressait mollement les frondaisons. Au loin, le train lança son appel plaintif. Caxton essaya la poignée et la porte s'ouvrit si facilement qu'il n'eut plus d'hésitation. D'un geste net, il la poussa et resta planté en contemplation devant l'une des pièces.

La première chose qu'il vit en montant dans la roulotte, ce fut le panier de la fille, contre la paroi, juste à gauche de l'entrée.

A cette vue, il se figea. Il s'assit alors sur le seuil, jambes pendantes. Sa nervosité cédait devant la tranquillité des lieux et ce fut avec une curiosité accrue qu'il commença à examiner le contenu du 224

La Quête sans Fin

panier. Il y avait à peu près une douzaine d'épreuves magiques, au moins trois douzaines de tasses télescopiques et auto remplisseuses, une douzaine d'objets noirs et ronds qui ne réagirent pas quand il les tripota, et trois paires de lunettes du type pince-nez. Une petite roue transparente était fixée sur le côté du verre de droite de chacun des pince-nez. Il n'y avait pas d'étuis; donc on n'avait sans doute pas la crainte de les voir se briser. La paire qu'il essaya s'adaptait bien à son nez et pendant un instant il crut même que les lentilles étaient accommodées à sa vue. Puis il remarqua la différence. La pièce, sa main, tout était plus proche, ni grandi ni flou, mais comme s'il eût regardé dans des jumelles à très faible pouvoir grossissant. Cela ne lui causait pas de gêne dans les yeux. Au bout d'un temps, il se rappela la petite roue. Elle tournait facilement.

Aussitôt les objets se rapprochèrent, l'effet de grossissement était doublé. Un peu tremblant, il jouait avec la roue, dans un sens puis dans l'autre. Il ne lui fallut que quelques secondes pour constater les qualités extraordinaires de ces lunettes. Il avait un pince-nez à lentilles réglables, une combinaison incroyable allant du télescope au microscope. Des super-lunettes.

Presque sans s'en rendre compte, Caxton remit dans le panier les merveilleux objets. Puis, se décidant soudain, il remonta dans la roulotte. Il longea un couloir étroit, d'abord vers l'avant, puis vers l'arrière, essayant la clenche de toutes les portes devant lesquelles il passait. Il y en avait onze, dont deux seulement étaient ouvertes. La première donnait accès à une petite chambre de femme. Une commode à moitié ouverte laissait voir des articles féminins. Caxton n'accorda qu'un bref coup d'œil aux parois et au plafond étincelants, remarqua le lit bien bordé, une étagère de livres, un fauteuil, puis il referma le battant avec un sentiment de culpabilité.

La deuxième porte ouverte donnait sur la pièce arrière. Un premier regard révéla à Caxton un mur entier garni de rayonnages chargés d'une quantité de petits objets. Caxton en prit un qui ressemblait à un petit appareil photographique. C'était un instrument finement fabriqué. Il examina l'objectif; ses doigts pressèrent quelque chose qui céda. Il y eut un déclic. Instantanément un carton brillant sortit d'une fente à l'arrière du boîtier. Une photo.

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La Quête sans Fin

C'était la partie supérieure d'un visage masculin. On y observait une profondeur étonnante, des couleurs naturelles à un point surprenant. C'était l'expression d'intensité des yeux bruns qui l'avait empêché de reconnaître aussitôt ce visage. Puis il se rendit compte que c'était son propre portrait. Il avait pris à son insu la photo qui avait instantanément été développée.

Abasourdi, Caxton glissa l'image dans sa poche, reposa l'appareil et, tout tremblant, ressortit de la roulotte et s'en alla par la route du village.

— « Et alors, » disait Jimmy, « la minute d'après, vous étiez de retour, vous remontiez et vous refermiez la porte, et puis vous êtes parti vers l'arrière. Vous êtes revenu si vite que vous avez manqué me voir ; je vous croyais parti. Et alors... »

La porte de la caravane s'ouvrit. Une voix de fille dit quelque chose d'un ton insistant, que Caxton ne saisit pas. L'instant d'après un homme répondit d'un grognement. La porte se referma, il y eut un mouvement et un bruit de respiration.

— « Et c'est tout, monsieur, » termina Jimmy. « Je me suis dit que cela allait mal tourner, alors j'ai filé à la maison pour le dire à maman. »

— « Tu veux dire, » protesta Caxton, « que j'ai eu la déveine de revenir juste à temps pour me faire prendre et que je n'ai pas osé me montrer ? »

Le garçon affirma : « Ce que je vous ai dit, c'est tout ce que j'ai vu. »

— « Et c'est tout ce que tu sais ? »

Jimmy hésita. « Eh bien, » reprit-il, sur la défensive, « ce qui s'est passé ensuite est bizarre. Vous comprenez, en arrivant sur la route, j'ai jeté un regard en arrière, et la roulotte n'était plus là. »

— « N'était plus là ? » musa Caxton. Il revoyait en imagination les lieux tels qu'il les avait connus, s'efforçant de voir ce qui s'était passé. « Si je comprends bien, ils ont mis le moteur en marche, ils ont pris Piffer's Road puis ils sont partis vers la grand-route ? »

226

La Quête sans Fin

Le garçon secoua la tête, obstiné : « Les gens essaient tout le temps de me coincer là-dessus. Mais je sais bien ce que j'ai vu et entendu. J'étais sur Piffer's Road. Il n'y a pas eu de bruit de moteur.

Ils ont disparu d'un seul coup, voilà tout. »

Caxton sentit le frisson de l'insolite lui parcourir le dos. « Et j'étais dans le véhicule ? » s'enquit-il.

— « Vous étiez bien dedans, » répondit Jimmy.

Le silence qui suivit fut rompu par la femme, sur le ton autoritaire : « C'est bon, Jimmy, va-t'en jouer à présent ! »

Elle se tourna vers Caxton. « Voulez-vous savoir ce que je pense

? »

Caxton revint à la réalité dans un effort : « Oui ? »

— « C'est une combine qu'ils ont, tous. Cette histoire de son père qui fabriquait les trucs. Je ne comprends pas que nous nous y soyons laissé prendre. Il passait tout son temps à parcourir le pays en achetant les vieux métaux. Notez... » Elle avait du mal à l'admettre. «

... notez qu'ils ont des trucs épatants. Mais il y a un hic. Jusqu'à maintenant, ces gens n'ont réussi à fabriquer que quelques centaines d'objets. Alors, ce qu'ils font, ils les vendent dans une région, puis ils les volent pour les revendre dans une autre. »

Malgré l'intensité de sa concentration intérieure, Caxton la regarda fixement. Il s'était déjà trouvé devant la logique particulière aux gens stupides, mais il était toujours choqué de voir négliger les faits tangibles rien que pour donner du poids à une théorie qui ne tenait pas debout. Il dit : « Je ne vois pas quel bénéfice ils en retireraient ? Et le dollar que vous avez reçu pour chacun des objets volés ? »

— « Oh! » fit la femme, et son visage s'allongea. Puis elle parut ahurie. Ensuite, en se rendant compte à quel point sa petite idée chérie était démolie, le rouge de la colère envahit sa figure tannée par le vent et le soleil. « Peut-être bien que c'est encore un truc de publicité ! » lança-t-elle.

Caxton sentit qu'il était temps de mettre fin à la conversation. Il se hâta de demander : « Connaîtriez-vous quelqu'un qui se rende à Inchney ce soir ? Je serais heureux qu'on m'y conduise. »

Le changement de sujet opéra. Les vives couleurs se retirèrent des joues de la femme. Elle dit pensivement : 227

La Quête sans Fin

— « Non, personne à ma connaissance. Mais ne vous en faites pas. Allez sur la grand-route et on vous ramassera. »

La deuxième voiture à passer le recueillit.

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La Quête sans Fin

Chapitre 7

Tandis que la nuit tombait, assis dans son hôtel, il réfléchissait à la fille et à son père qui se promenaient avec toute une voiturée d'objets manufacturés par miles mieux finis au monde. Elle les vendait à titre de souvenirs, un seul par personne. Il achetait du vieux métal. Ensuite, folie sur folie, le vieil homme se donnait le mal de racheter les marchandises vendues — il songea à l'épreuve photo de Kellie — ou de les détruire ! Enfin, il y avait cette insolite amnésie d'un représentant en produits photographiques, du nom de Caxton, qui était parti à la recherche des origines d'un certain projecteur.

Quelque part derrière Caxton, une voix d'homme, peinée, s'écria

: « Oh ! Regardez donc ce que vous avez fait ! Vous l'avez déchirée !

»

Une voix calme, mûre et sonore répondit : « Je vous demande bien pardon. Vous dites que vous l'aviez payée un dollar ? Je vous rembourse votre perte, bien sûr. Tenez... et acceptez mes regrets. »

Dans le silence qui suivit, Caxton se leva et se retourna. Il vit un homme de haute taille, de belle apparence, aux cheveux gris, en train de se dresser près d'un homme plus jeune qui contemplait entre ses doigts les débris d'une épreuve photographique. L'homme âgé se dirigea vers la porte tournante qui donnait sur la rue, mais ce fut Caxton qui y parvint le premier, Caxton qui lui dit d'un ton posé mais sec : « Un instant, je vous prie. Je voudrais l'explication de ce qui 229

La Quête sans Fin

m'est arrivé après m'être introduit dans la roulotte de cette Selanie et de son père. Et je pense que vous êtes la personne qui peut me la fournir. »

Il se tut. Il plongeait dans des yeux qui étaient des mares de feu gris, des yeux qui paraissaient littéralement lui disséquer la face et scruter avec une intensité continue les profondeurs de son esprit.

Caxton eut le temps de se remémorer rapidement ce que Kellie avait dit sur la façon qu'avait eue cet homme de les dominer d'un seul regard mortellement froid dans le train. Puis il fut trop tard pour une seule pensée. Avec la prestesse d'un tigre, l'autre s'avança et prit Caxton par le poignet. Ce contact avait quelque chose de métallique qui envoya une chaleur vibrante le long du bras de Caxton, tandis que l'homme de haute taille disait d'une voix basse, mais pleine d'autorité : « Par ici... à ma voiture. »

Caxton se rappela à peine être entré dans une voiture longue, luisante, fermée... Le reste ne fut que ténèbres... mentales.., et physiques...

Il était étendu sur le dos, sur un plancher dur. Caxton ouvrit les yeux et, pendant un instant d'absence, il fixa des yeux un plafond en coupole, à deux cents pieds au-dessus de lui. Ce plafond avait au moins trois cents pieds de large et presque un quart de sa surface n'était que vitres, à travers lesquelles un brouillard lumineux gris-blanc apparaissait, comme si un soleil invisible avait tenté de percer un brouillard peu épais mais persistant.

La large bande vitrée courait au centre du plafond et se perdait au loin. Au loin! Caxton se redressa en étouffant un cri. Pendant un moment, son esprit se refusa à accepter ce que voyaient ses yeux.

Ce couloir était sans fin. Il s'étirait dans les deux directions pour se perdre dans une vision floue de marbre gris et de lumière grise. Il y avait un balcon une galerie et une seconde galerie. Chaque étage avait son propre corridor, bordé d'une balustrade. Et il y avait une infinité de portes luisantes et, de temps à autre, un couloir perpendiculaire dont chacun suggérait d'autres immensités dans ce bâtiment visiblement monstrueux.

Très lentement, une fois passée la première surprise, Caxton se mit sur pied. Le souvenir du vieillard — et de ce qui s'était passé 230

La Quête sans Fin

avant — pesait sur son cerveau. Il songeait sombrement : Il m'a fait monter dans sa voiture et il m'a conduit ici.

Mais pourquoi était-il en ce lieu ? Sur toute la vaste superficie de la Terre, il n'existait pas de telle bâtisse.

Un frisson lui courut dans le dos. Il lui fallut faire un effort conscient pour se diriger vers la porte la plus proche, dans la longue rangée. Il n'aurait su dire à quoi il s'attendait. Mais sa première impression fut de déception. C'était un bureau, une grande pièce aux murs nus. Une grande table occupait le coin, face à la porte. Il y avait quelques beaux classeurs contre un mur. Des fauteuils, deux divans d'apparence confortable, et enfin une autre porte, plus lourdement ornée. Personne dans la pièce. Le bureau était impeccable, sans un grain de poussière. Et sans vie.

L'autre porte était fermée, ou alors le pêne était trop compliqué pour Caxton.

Revenu dans le couloir, il prit conscience de l'absolu du silence.

Ses chaussures éveillaient un écho creux. Porte après porte il découvrait le même intérieur installé en bureau, mais inoccupé.

Une demi-heure s'écoula à sa montre. Puis encore une demi-heure. Ce fut alors qu'il vit la porte lointaine. Tout d'abord, ce ne fut qu'une tache lumineuse, puis elle adopta des contours scintillants et devint un énorme assemblage de verre serti dans un cadre de fenêtres multicolores. La porte avait bien cinquante pieds de haut. Quand il regarda par les vitres transparentes, il découvrit de grands degrés blancs qui se perdaient dans une brume qui s'épaississait à sept mètres de distance, si bien que les derniers d'entre eux n'étaient pas visibles.

Le regard de Caxton était incertain. Il y avait quelque chose d'anormal en ce lieu. Ce brouillard qui entourait tout, qui persistait des heures durant, qui s'accrochait. Il se secoua. Probablement y avait-il de l'eau en bas des degrés, une eau tiède soumise à un courant d'air frais, si bien qu'il se formait une brume épaisse. Il imagina un bâtiment de quinze kilomètres de long, au bord d'un lac noyé de brouillard en tout temps.

Il songea avec lucidité : Va-t-en d'ici!

La clenche de la porte était à hauteur normale. Mais Caxton avait peine à croire qu'il arriverait à manœuvrer cette gigantesque structure 231

La Quête sans Fin

avec un levier si petit par comparaison. Elle s'ouvrit facilement, doucement, comme une machine superbement équilibrée. Caxton sortit dans le brouillard enveloppant et commença, rapidement d'abord, puis avec des précautions accrues, à descendre les degrés.

Inutile d'aller se flanquer dans une mare d'eau profonde. La centième marche était la dernière et il n'y avait pas d'eau. Il n'y avait rien d'autre que les brumes, pas de fondations pour les degrés, pas de sol.

A quatre pattes, étourdi d'un vertige soudain, Caxton fit demi-tour et remonta les marches. Il avait de tels malaises internes que, tel un homme inexpérimenté qui se trouve soudain suspendu par une corde au flanc d'une falaise, il n'eut qu'une brève vision de la salle, en une sorte de post-image.

Dans ses souffrances, il avait regardé en arrière. C'était un mouvement de tête de pur hasard, un sursaut de son corps qui fit ballotter sa tête sur son cou...et il vit la pièce.

Caxton s'immobilisa. Mais cette fois encore, c'était un acte involontaire. L'image lui traversa l'esprit comme un fantasme, et, s'il avait eu un tant soit peu de forces ce n'aurait été que cela... un fantasme. S'il avait eu la moindre force, il eût continué à remonter, et la scène se serait évanouie comme un rêve. Mais il haletait de faiblesse, sous l'effet de la frayeur qui s'était emparée de lui; il s'étendit de tout son long sur cette marche, s'y cramponnant des deux mains, une sur le degré inférieur, l'autre sur celui du dessus.

Quand il fut en mesure de regarder de nouveau par une percée dans la brume, la pièce était là. Elle partait en oblique d'un côté, vers l'extrémité des marches. Mais elle était brillamment éclairée et le brouillard à la dérive faisait l'effet d'un rideau à demi fermé, que quelqu'un se fût efforcé de tirer sans y parvenir tout à fait.

Caxton ne devait jamais se rappeler combien il lui avait fallu de temps pour approcher de ce rideau. Il oublia à jamais le chemin suivi.

Il dut ramper le long d'une marche jusqu'au point qui faisait face à la brèche dans le brouillard, puis se laisser précautionneusement descendre vers le rideau entrouvert.

Il présumait qu'il rampait. Parce qu'il n'aurait certainement pas osé se tenir debout !

232

La Quête sans Fin

De plus, quand il reprit brusquement conscience, il était à genoux sur le second degré et songeait qu'il serait plus prudent d'opérer à partir de cet endroit.

Il leva un pied et le posa sur le plancher. Il ne savait pas clairement à quoi il s'attendait, mais il sentit qu'il touchait un sol compact.

Même alors, un temps indéfini s'écoula avant qu'il se décide à confier son poids à ce plancher, parce qu'il n'avait plus sa connaissance normale.

Je suis comme un maître d'école qui joue au réparateur de clochers, pensait-il vaguement... Chose bizarre, cette vision de soi-même avait un effet calmant.

Il eut une impression de réalité. Le plancher le supportait avec la fermeté et la stabilité d'un véritable plancher dans une véritable pièce.

Que s'était-il passé ? Il s'était écarté des marches et pourtant il s'y raccrochait tout en propulsant son corps le long du plancher brillant et lisse (du plastique ?).

Il se dressa soudain... et se retrouva dans la pièce.

Aussi vite. Aussi facilement. Et le plus ridicule de tout, c'est qu'en se relevant il vit une fenêtre dans la pièce... et un paysage derrière la fenêtre... Alors il oublia toute prudence.

Ce fut un moment d'abandon total. Car la fenêtre était immense et il voyait tout ce qui se trouvait derrière.

Durant cet instant, il s'abîma dans l'émerveillement. Il courut à la fenêtre comme un enfant; et ce ne fut qu'une fois debout là qu'il se rendit compte à quel point il avait perdu le bon sens automatique que lui conféraient ses excès de stimulation trop prolongés...Cette sorte d'excitation intérieure qu'il avait toujours qualifiée de dépression nerveuse passagère.

Tandis qu'il se tenait là, qu'il comprenait qu'il sortait de nouveau d'une de ces dépressions, il réalisa le danger mortel où le mettaient ces absences... il comprit qu'à la moindre anicroche il aurait pu connaitre une mort à la mesure de son erreur.

Cette pensée-impression s'évanouit. Il n'avait jamais été homme à s'attarder sur des frayeurs passées. Son monde intérieur était adaptable et ne se laissait pas normalement entacher par ce qui aurait 233

La Quête sans Fin

pu être. Il était susceptible de se laisser désarçonner. Et comment ! Sa réaction au Collège de Tichenor n'était qu'un exemple de toute une vie de réactions violentes analogues. Ce qui l'avait toujours sauvé de ces... dépressions... c'était qu'il se livrait rarement à l'introspection une fois qu'elles avaient pris fin.

Comme cette fois.

Là, droit devant lui, il y avait la fenêtre. Il y avait le paysage derrière la fenêtre. Automatiquement, il commença à réagir au spectacle.

234

La Quête sans Fin

Chapitre 8

Il contemplait une ville d'en haut. Caxton eut le souffle coupé parce que...

C'était la ville des films de nouveautés de la Filmothèque Arlay.

Le ciel était pointillé de Vol-0. Par milliers. Toutefois, même la rue résidentielle — il la voyait maintenant comme telle — que dominait la maison était animée de passants, qui allaient tout simplement à pied.

En dehors des Vol-0, il ne vit pas de véhicules au cours de ce premier coup d'œil étonné.

Ce qu'il voyait de la ville n'était pas immédiatement différent des mégapoles monstrueuses à étages multiples de son propre temps. Il semblait y avoir plus de luminosité, davantage de réflexion de la lumière solaire.

Davantage de verre ? se demanda-t-il. Ou peut-être de la matière plastique transparente ?

Ces observations fugitives se dissipèrent. Il lui vint alors cette idée plus pertinente : Quelle ville ? Quelle année?

Instantanément, à cette pensée, il retomba dans une de ses dépressions.

QUELLE ANNÉE?

Il pivota. Il vit une porte et y courut. Elle s'ouvrit sous son toucher et, derrière le battant, il y avait des marches qui descendaient 235

La Quête sans Fin

dans un foyer ornemental, lequel aboutissait à une grande porte de verre qui débouchait sur l'extérieur par quelques degrés. Ceux-ci le menèrent dans la rue.

Au moment où il s'engageait par un portillon, qu'il ne vit que vaguement, sur un trottoir qui lui parut de plastique, il lui revint une mesure de bon sens.

Je risque de m'égarer.

Son excitation, sa nervosité anormales subsistaient. Mais, après s'en être rendu compte, il réussit à se forcer à l'immobilité pour examiner ce qui l'entourait. Ici, au niveau de la rue, il constata que la maison d'où il s'était presque catapulté était entourée de plusieurs autres groupées au plus haut d'une pente.

C'était extrêmement rassurant. Difficile à perdre de vue, un point de repère comme celui-là.

Tout ce que je désire, c'est voir un journal... Le journal porterait la date et le nom de la ville. Il le prendrait, y jetterait un coup d'œil...

et alors il reviendrait à toute vitesse à la maison, dans la pièce où un étrange brouillard encadrait un passage menant aux gigantesques degrés d'une immense bâtisse par où il était venu d'un autre temps.

Caxton remarqua que sur sa droite, à environ une rue de distance, les bâtiments qu'il voyait avaient l'apparence et la disposition d'un centre commerçant.

Tout en courant, il croisait des gens vêtus de pantalons et de vestes soyeux, amples, colorés. De plus, beaucoup de ceux qu'il observa portaient des Vol-0 de couleur assortie, attachés sur leurs dos, avec des courroies sous les épaules.

En constatant la différence de vêtements entre lui et les autres, Caxton ralentit. Il avait vraiment l'impression qu'un homme vêtu d'un costume étrange et démodé se devait de marcher posément.

Il arriva au centre commerçant, toujours sous l'emprise de cette pensée qui le retenait de courir à toutes jambes. Il n'y avait pas de véhicules non plus dans cette rue plus animée. Mais il y avait davantage de monde; d'un bref regard, il crut compter plusieurs centaines de personnes.

La scène était fascinante au plus haut point. A chaque instant, un homme ou une femme munis d'un Vol-0s'abattaient du ciel ou décollaient du trottoir... Au début, Caxton se retenait de respirer à 236

La Quête sans Fin

chaque fois. Chaque fois, il avait peur que la personne tombe sur le dos ou atterrisse trop violemment. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir que, pour tous ceux qui pratiquaient ce genre d'exercice, c'était tout à fait naturel, et ils étaient si nombreux que son inquiétude se reporta brusquement sur lui-même.

De nouveau, c'était sa propre apparence qui l'intéressait.

Je dois leur paraître bizarre, songea-t-il.

Mais à dire vrai les gens lui accordaient à peine un regard, ce qui lui amena à l'esprit une variante d'une vieille conviction : le monde était grand. Même en 1970il en avait été ainsi. Tout être humain ne disposait que de vingt-quatre heures par jour et était par conséquent surtout occupé par ses propres affaires. Une simple bizarrerie ne pouvait l'en distraire.

Je pourrais passer pour un acteur qui revient d'une répétition...

Qu'en sauraient-ils ? Et qu'est-ce que cela leur ferait ? Chez nous, les passants accordent à peine un coup d'œil aux excentriques.

Il en allait de même en ce lieu, ainsi avait-il toute liberté de regarder autour de lui. L'excitation qui le prit alors n'avait pas d'égale dans son souvenir. Il avait devant lui les enfants des enfants des enfants des gens de sa propre époque... Mon Dieu! Mais c'est formidable!

Dans cet état d'exaltation, il parcourut tout un pâté de maisons. Il regardait à peine les vitrines des magasins ou la porte ouverte des boutiques. A plusieurs reprises, il eut l'impulsion de s'arrêter pour contempler ce qui s'offrait à lui. Mais il ne parvint même pas à ralentir l'allure, ses muscles l'entraînaient automatiquement en avant.

Il remarqua cependant que les boutiques ne différaient guère de celles de son époque. Ce qui ne le surprit pas. Les marchands et leurs marchandises sont un des aspects les plus durables du monde humain, depuis des milliers d'années.

Néanmoins, ce que tout cela avait de réel soulageait Caxton. Ce sentiment de connu absorbait même en partie son effarement grandissant devant le fait qu'il ne voyait ni journaux ni magazines.

Il va falloir que je demande, songea-t-il, très troublé. Ce qui le troublait, c'était qu'il n'imaginait pas comment poser une telle question.

Tout ce qu'il désirait, c'était connaître la date, le mois, l'année.

237

La Quête sans Fin

Cela lui semblait si peu de chose. Pourtant, Caxton avait la triste conviction que les gens ne répondraient pas à des questions pareilles.

Le jour, oui. Par exemple, on peut ne plus très bien savoir si on est le 22 ou le 23. Mais après vous l'être fait indiquer, si vous demandiez :

« Bon. De quel mois ? » Alors, on vous le dirait, mais en vous regardant avec curiosité. Et il faudrait encore ajouter : « De quelle année ? »

Pour autant que votre interlocuteur juge votre réponse saugrenue, comment savoir s'il ne vous répond pas de même ?

Caxton fit effort pour se calmer l'esprit et, sur une impulsion soudaine, s'approcha d'un homme qui contemplait une vitrine. A cet inconnu, Caxton dit : « Veuillez m'excuser, monsieur. »

L'homme se retourna. Il avait les yeux bruns, les cheveux coiffés en épaisseur, d'un brun foncé. La peau de son visage était lisse et rose, et il était plus jeune que Caxton... la trentaine.

Il répondit dans un anglais simple et intelligible : « Qu'y a-t-il ?

Seriez-vous malade ? »

Ainsi j'ai l'air anormal... A l'instant même où il s'en rendit compte, Caxton formula la pensée qui l’avait incité à s'adresser à l'autre : « On dirait que je souffre d'amnésie. En quelle année sommes-nous ? Où suis-je ? Quelle est cette ville ? »

L'inconnu lui adressa un regard de sympathie, puis leva le bras.

Ce faisant, une partie de sa large manche lui découvrît le poignet et la main, révélant un bracelet.

— « Où est le vôtre ? » S’enquit l'homme.

En un clin d'œil, Caxton comprit que le bracelet était un moyen d'identification. Dans le même éclair il se vit pris au piège par le seul fait d'avoir parlé à une personne.

Il pivota vivement et traversa la rue à toute vitesse. Quelques instants plus tard, se retournant, il vit que l'homme n'avait pas bougé, qu'il était toujours devant la vitrine, mais qu'il le suivait des yeux.

Rassuré, Caxton ralentit. Toutefois, il finit par sentir qu'il y avait chez l'autre quelque chose qui le tourmentait : sa façon de se tenir. Il le regarda de nouveau, et, bien qu'il fût plus éloigné, il n'y avait pas de doute. L'homme avait toujours le bras levé et il tenait le bracelet tout près de sa bouche.

Ses lèvres remuaient.

238

La Quête sans Fin

Caxton était arrivé à un angle de rue. Pris d'une terreur subite, il vira au coin avec précipitation et courut dans la nouvelle rue qui s'ouvrait à lui.

Cette fois, tout en courant, il éprouva une impression différente : il était désorienté. C'était une sensation horrifiante, toute intérieure. Il se refusait en quelque sorte à admettre que les rues fussent réellement concrètes, permanentes. C'était de la pure folie. Il lui vint le sentiment que ce n'était pas lui qui se déplaçait, que c'étaient les trottoirs qui défilaient sous lui. Il se rappela une expérience analogue dans son enfance alors que, penché à la rambarde d'un pont, il avait eu soudain l'impression que c'était le pont et non l'eau qui bougeait.

Maintenant ce n'était plus seulement un cours d'eau et un pont, c'était le monde entier qui défilait. Il s'aperçut que cette part de son bouleversement venait de la peur de s'être aventuré trop loin. Tout lui paraissait étrange. Comme s'il avait été retourné.

Je n'aurais pas dû me sauver ainsi.

Il s'immobilisa, avalant sa salive et faisant un effort considérable pour se dominer. Et il se rendit compte qu'une fille — elle semblait n'avoir qu'une vingtaine d'années — se tenait à quelques pas de lui et le regardait avec fixité, les yeux écarquillés. Elle dit simplement : «

C'est vous, l'homme qu'ils cherchent ? Avez-vous besoin d'aide ? »

Caxton la fixa, sidéré, tentant de se faire à l'idée qu'on avait déclenché pour lui une alarme générale.

Il balbutia : « Dites-moi la date et le nom de cette ville. »

« Certainement. » Sa voix était conciliante. « Nous sommes à Lakeside, le 3 juin de l'année 2083. Cela vous suffit-il ? »

En quelques mots, il avait eu les renseignements demandés. Et la chance restait avec lui. En effet, tout en écoutant la fille, Caxton, de ses yeux vitreux, vit par hasard derrière elle une construction basse de l'autre côté de la rue... une petite boutique. Et là, derrière encore, il y avait une hauteur avec des maisons.

— « Dites-leur que je n'ai pas besoin de secours, »répondit-il à la fille. « Je vous remercie. »

Et il courut. Il contourna un angle, fit une centaine de pas dans une rue en forte pente, toujours galopant, haletant. En arrivant à la grille de la maison — sa destination — il s'arrêta pour reprendre haleine. Il jeta un coup d'œil en arrière... et en haut.

239

La Quête sans Fin

Plusieurs Vol-0 descendaient en oblique dans sa direction... Il tripota la fermeture de la grille, qui ne céda pas. Alors il franchit d'un bond la clôture et s'engagea dans l'escalier abrupt. Ce fut en arrivant devant la porte de verre (?) qu'il fit une nouvelle pause pour jeter un coup d'œil en arrière. Plusieurs Vol-0 — rien que des hommes —

s'étaient arrêtés devant le périmètre de la cour et planaient à une centaine de pieds au-dessus de lui, et à égale distance.

— « Est-ce que tout va bien ? » Cria l'un d'eux.»

— « Est-ce votre maison ?

— « Oui. »

— « Très bien. »

Caxton n'attendit pas. Il tremblait encore en songeant qu'il avait regagné un asile sûr, à un cheveu près. Et comme il ne se sentait pas encore tout à fait en sûreté, il ouvrit la porte et se retrouva à l'intérieur avant d'avoir même pensé que la porte aurait pu être bouclée qu'aurait-il fait, dans ce cas ?

Quand les conséquences de cette supposition eurent pénétré tout son être, il escaladait déjà les marches. Au sommet, il vit plusieurs portes qui menaient évidemment à des pièces différentes, ce qui le désorienta une fois de plus. Pourtant, il finit par se diriger automatiquement vers la bonne. La seconde suivante, le battant se refermait et il était dans la pièce.

A présent, et pour la première fois, il nota qu'il n'y avait pas de brouillard de ce côté. Tout simplement, dans un coin, il y avait une sorte d'ouverture irrégulière dans le mur. De l'autre côté de cette brèche, il voyait les grandes marches blanches qui conduisaient à l'immense bâtisse d'où il avait émergé auparavant?

Mission accomplie! Songea-t-il avec allégresse.

Il ne ressentait aucune honte de la manière dont il l'avait accomplie. Aucun sentiment de s'être rendu ridicule à plusieurs reprises par son comportement insensé, irréfléchi. Il avait toujours reconnu sa propre folie. Sa grande préoccupation — en tout temps —

avait été d'empêcher les autres de s'apercevoir de son instabilité. Et depuis longtemps déjà il avait un sentiment de suffisance parce qu'il y avait réussi. Pensez donc, ce petit idiot de Petie Caxton était maintenant diplômé de sciences physiques et montait rapidement 240

La Quête sans Fin

vers les honneurs ! Ce qui démontrait, avait-il souvent songé, qu'on pouvait en vérité tromper la majorité des gens la plupart du temps.

Il avait en tête une variante de cette pensée réconfortante quand il franchit la brèche pour prendre pied sur le premier degré au-dessous. Loin d'éprouver de l'inquiétude quant à la solidité des marches, il y pesade tout son poids et les escalada à toute vitesse jusqu'en haut, vers l'énorme porte.

Le battant s'ouvrit à son toucher, avec la même facilité, le même équilibre extraordinaire que lorsqu'il était sorti. Il aurait pu le faire bouger d'un seul doigt.

Encore quelques secondes et il fut à l'intérieur de la grande bâtisse, sain et sauf, du moins provisoirement...et son objectif suivant était déjà entièrement formulé dans son cerveau.

241

La Quête sans Fin

Chapitre 9

Il était temps d'explorer le fantastique bâtiment. Tout d'abord, un des bureaux. Fouiller les classeurs. Ouvrir les tiroirs de la table et en examiner le contenu.

Il n'eut pas à forcer de serrures. Les tiroirs s'ouvrirent à la première traction. Les portes des classeurs n'étaient pas fermées. A l'intérieur se trouvaient des registres, des journaux, des dossiers à l'aspect curieux. Caxton s'absorba à en parcourir plusieurs qu'il avait étalés sur la grande table. Pour finir, il repoussa le tout, à l'exception d'un seul registre qu'il ouvrit au hasard. Il lut les caractères imprimés

:

RÉSUMÉ DU RAPPORT DU DÉTENTEUR

KINGSTON CRAIG SUR L'AFFAIRE

DE L'EMPIRE DE LYCEUS II

ANNÉES 7346 A 7378

Les sourcils froncés, Caxton contempla les dates, puis il poursuivit sa lecture :

L'histoire normale de cette période est le récit d'une astucieuse usurpation de pouvoir par un tyran impitoyable. L'examen approfondi de cet individu révèle une tendance anormale à se protéger aux dépens des autres.

242

La Quête sans Fin

SOLUTION PROVISOIRE : Un avertissement à l'Empereur, qui ci failli s'effondrer en se rendant compte qu'il se trouvait devant un Détenteur immortel. Son instinct de conservation personnelle l'a incité à donner des garanties quant à sa conduite future.

OBSERVATIONS : Cette solution a produit un monde de probabilité du type cinq et doit être considérée comme provisoire en raison des travaux permanents et très complexes auxquels se livre le Détenteur Link aux alentours de tout le soixante-treizième siècle.

CONCLUSION : Rentré au Palais d'Immortalité après une absence de trois jours.

Caxton resta d'abord raide sur son siège, puis il s'adossa.

Toutefois, le vide subsistait en son esprit. Il lui semblait qu'il ne pouvait penser à rien d'autre que ce rapport. Il finit quand même par tourner la page et lut :

RÉSUMÉ DU RAPPORT DU DÉTENTEUR

KINGSTON CRAIG

Il s'agit ici de l'affaire Laird Graynon, Inspecteur de Police, 900e Poste de Secteur, New-York, qui fut, le 7 juillet 2830, faussement accusé de compromission contre argent, et donc mis à pied.

SOLUTION : Obtenue en faisant prendre sa retraite à l'Inspecteur Graynon deux mois avant la date portée sur l'acte d'accusation. Il se retira dans sa ferme et depuis lors, n'exerça plus que le strict minimum d'influence sur la scène de l'existence. Il vécut dans son propre monde de probabilité jusqu'à sa mort en 2874, et fournit ainsi un 290A presque parfait.

CONCLUSION : Rentré au Palais d'Immortalité au bout d'une heure.

Il y avait d'autres affaires, des centaines... des milliers, compte tenu de tous les registres. Il s'agissait chaque fois d'un rapport du Détenteur Kingston Craig, qui revenait toujours au « Palais d'Immortalité » au bout de tant d'heures, de jours ou de semaines.

Une fois, ça avait été trois mois, pour une affaire obscure, impersonnelle, qui traitait de l 'établissement du temps de 243

La Quête sans Fin

démarcation entre les quatre-vingt-dix-huitième et quatre-vingt-dix-neuvième siècles et impliquait la résurrection sur des mondes de probabilité actifs, personnels et bien â eux, de trois hommes assassinés, se nommant...

Ce qui peu à peu en venait à inquiéter Caxton, c'était la question si ces... Détenteurs (détenteurs de quoi, bon Dieu ?) ... revenaient si souvent au Palais d'Immortalité, où se trouvaient-ils en ce moment?

Pris d'une idée subite, il sortit dans le couloir et en inspecta les profondeurs silencieuses. L'impression de calme absolu qu'il en retira l'ébahit. Et il remarqua autre chose. Il lui parut que les lieux étaient plus sombres. Il avait plus de mal à voir. Se pouvait-il que ce fût la nuit qui venait ? Soudain, il s'imagina seul dans cette vaste tombe, dans une obscurité de poix, et sa tranquillité des dernières heures le quitta. Anxieux, il entra dans le premier couloir transversal qu'il rencontra, et à son grand soulagement, découvrit un escalier montant.

Il en escalada les marches en bondissant et essaya la première porte venue. Elle s'ouvrit sur le salon d'un appartement magnifique. Il y avait sept pièces, y compris une cuisine étincelante dans la clarté qui baissait, avec des placards bourrés de paquets aux emballages transparents. Il y avait là des aliments à la fois familiers et étranges.

Caxton se sentait vide de toute émotion. Et il n'éprouva aucune surprise lorsque, ayant manipulé un petit levier sur le dessus d'une boite de poires, il vit les fruits rouler sur la table sans que la boite se fût nullement ouverte. Il prit la précaution de préparer un plat pour son essai suivant; ce fut tout. Plus tard, après avoir mangé, il chercha des commutateurs de lumière. Mais il commençait à faire trop sombre.

La chambre à coucher principale avait un grand lit sous un dais; il trouva un pyjama dans un tiroir. Etendu entre les draps frais, le corps alourdi par l'approche du sommeil, Caxton songeait vaguement à la fille appelée Selanie, à la peur qu'elle avait manifestée devant le vieillard; pourquoi avait-elle eu une peur pareille ? Et que pouvait-il bien s'être passé dans la roulotte pour que Caxton se trouve irrévocablement précipité en ce lieu ?

Il dormit mal, ces pensées tournoyant sous son crâne.

244

La Quête sans Fin

La lumière était lointaine au début. Elle se rapprocha, grandit, prit de l'éclat, et tout d'abord, ce fut comme un éveil. Puis, alors que Caxton ouvrait les yeux, les souvenirs affluèrent. Il était couché, observa-t-il, tendu, sur le côté gauche. Il faisait grand jour. Du coin de l’œil, il voyait au-dessus de lui le dais bleu-argent du lit. Plus loin, très haut, il y avait le plafond.

Dans la pénombre du soir il avait à peine constaté combien son logement était spacieux, bien agencé, luxueux. Il y avait des tapis de haute laine, des lambris, du mobilier teinté en rose qui luisait de façon précieuse. Le lit était de dimensions royales, avec quatre colonnes.

La pensée de Caxton fut brusquement bouleversée, car, en tournant la tête vers la droite de la pièce, son regard tomba pour la première fois sur l'autre moitié du lit. Une jeune femme y reposait, plongée dans un profond sommeil. Elle avait les cheveux brun foncé, la gorge d'une blancheur de neige, et, même au repos, son visage était beau et intelligent. Elle paraissait avoir une trentaine d'années. Elle avait une étrange ressemblance avec Selanie, mais était plus âgée.

L'examen de Caxton s'arrêta là. Tel un voleur dans la nuit, il se glissa de sous la couverture, toucha le plancher et s'y accroupit. Dans un désarroi total, il retenait son souffle. La respiration régulière, sur le lit, s'arrêta. Il y eut le bruit d'une femme poussant un soupir. Et, finalement, l'effondrement !

— « Mon chéri, » dit une voix de contralto, riche et paresseuse,

« que fais-tu donc sur le plancher ? »

Un mouvement sur le lit et Caxton se tassa dans l'attente du cri qui s'élèverait quand on s'apercevrait qu'il n'était pas le « mon chéri

». Mais il ne se passa rien. La jolie tête se pencha au bord du lit. Des yeux gris le contemplèrent calmement. La jeune femme semblait avoir oublié sa première question, car elle reprit : « Chéri, est-il prévu que tu te rendes sur la Terre aujourd'hui ? »

Il en fut éberlué. La question en elle-même était si stupéfiante que ses propres préoccupations passaient au second plan. De plus, il commençait vaguement à comprendre.

Il était sur l'un de ces mondes de probabilité dont parlaient les registres du Détenteur Kingston Craig

245

La Quête sans Fin

Voilà donc une chose qui pouvait arriver à Peter Caxton ! Et quelque part derrière le décor il y avait quelqu'un qui tirait les ficelles. Tout cela parce qu'il était parti à la recherche de sa mémoire entre autres quêtes.

Il se leva. Il transpirait. Son cœur battait comme un marteau pneumatique. Ses genoux tremblaient. Mais il se redressa et dit : «

Oui, je vais sur la Terre. »

Cela lui donnait un but, pensa-t-il, une raison de partir le plus vite possible. Il se dirigeait vers la chaise où il avait posé ses vêtements quand la portée de ses propres paroles causa un second choc, plus violent que le premier, à son système déjà si ébranlé.

Aller sur Terre! Il sentait son cerveau se vider sous le poids d'un fait qui transcendait toutes les réalités de sa vie. Aller sur Terre, mais d'où ? La réponse était insensée, mais elle se fit lentement jour en son esprit : du Palais d'Immortalité, bien sûr ! Du Palais dans les brumes, où vivaient les immortels Détenteurs.

Il parvint à la salle de bains. La veille au soir, il avait découvert dans cette pièce sombre un pot transparent contenant une pommade, dont l'étiquette annonçait : ÉLIMINATEUR DE BARBE, ÉTALER

EN FROTTANT PUIS RINCER. Cela lui prit une demi-minute, et cinq minutes pour le reste. Il ressortit de la salle de bains tout habillé.

Son cerveau lui faisait l'effet d'une pierre sous son crâne, et lui-même, telle une pierre qui s'enfonce dans l'eau, partit vers la porte proche du lit.

— « Chéri ? »

— « Oui ? » Raidi et froid, Caxton se retourna. Il eut le soulagement de constater qu'elle ne le regardait pas. Au contraire, la plume en main, elle fronçait les sourcils devant un grand registre.

Sans relever la tête, elle lui dit : « Notre rapport-temps de l'un à l'autre s'aggrave. Il faudra que je reste davantage au Palais, pour diminuer mon âge, pendant que tu iras sur Terre, ajouter quelques années au tien. Veux-tu prendre les dispositions appropriées, chéri ?

Dix-neuf pour moi, et deux fois autant pour toi ? D'accord ? »

— « Oui, » dit Caxton, « oui. »

Il se rendit dans le petit couloir puis dans le salon. Dehors, enfin, dans le corridor, il songea désespérément : Diminuer son âge! Voilà donc à quoi servait cet incroyable édifice. Chaque jour qu'on y 246

La Quête sans Fin

passait était un jour de moins d'âge, et il fallait aller sur Terre pour rétablir l'équilibre.

Son émoi grandissait. Car ce qui lui était arrivé dans la roulotte avait une telle importance qu'une organisation surhumaine s'efforçait de l'empêcher de découvrir la vérité. Ce même jour, d'une façon ou d'une autre, il lui faudrait apprendre vraiment de quoi il retournait, explorer tous les étages et s'efforcer de repérer un bureau centralisateur quelconque. Il se décontractait lentement, échappant à son intense concentration mentale, quand pour la première fois il prit conscience de sons divers. Des voix, des mouvements, des gens au-dessous de lui.

Tandis qu'il se précipitait vers la balustrade du balcon, Caxton comprit qu'il aurait dû le savoir. Cette femme, dans le lit, alors qu'elle n'y était pas auparavant, lui donnait à supposer un monde complet jusqu'aux derniers détails de la vie. Mais il ne s'en sentait pas moins bouleversé. Ahuri, il contemplait le grand couloir principal dans le désert duquel il avait erré durant tant d'heures la veille.

Maintenant, hommes et femmes s'y pressaient en un flot continu.

C'était comme une rue de ville, avec des gens qui allaient dans les deux sens, tous pressés, tous occupés à quelque affaire personnelle.

— « Salut, Caxton ! » fit la voix d'un jeune homme derrière lui.

Caxton était à court de potentiel émotif. Il se retourna lentement, comme un homme fatigué. L'inconnu qui le regardait était grand et bien proportionné. Il avait les cheveux foncés, les traits pleins et forts. Il portait un costume d'une seule pièce, élégant, agréablement ajusté au-dessus de la taille. La partie pantalon bouffait comme des chausses. Il souriait d'un air amical, un peu interrogateur. Il finit par déclarer d'un ton calme :

— « Alors, vous aimeriez bien savoir de quoi il retourne? Ne vous en faites pas, cela viendra. Suivez-moi. Je m'appelle Price, au fait ! »

Caxton resta immobile. « Que... » Commença-t-il. Il se tut. La conviction se précisait en lui qu'on le bousculait un peu trop vite pour qu'il comprenne. Cet homme qui l'attendait là, à la porte, ce n'était pas par hasard. Il vit que Price paraissait avoir du mal à enfiler un gant.

247

La Quête sans Fin

Tout en l'observant, Caxton se détendit un peu et lui dit : « Vous prétendez désirer que je vous accompagne. Où cela ? »

— « Je vais vous conduire sur la Terre... dans votre propre époque. »

« Vous voulez dire par cette grande porte, par ces marches qui descendent ? »

— « Non, par l'autre porte, » répondit Price. « Nous allons nous y rendre par un des tubes sous le plancher principal. »

Tout en parlant, il acheva de mettre son gant. Il parut un peu essoufflé par l'effort. Caxton ne s'en aperçut que vaguement. Il était contrarié. La possibilité d'un système de transports dans les sous-sols ne lui avait pas effleuré l'esprit.

Il cessa néanmoins de résister. En marchant près de l'autre vers l'escalier, il se rendit compte qu'on lui manifestait une sorte de sympathie. Cela l'ennuyait car c'était un solitaire qui n'avait pas connu d'amitiés masculines. Il était sur ses gardes et songeait : Je ne quitterai pas ce bâtiment. Je ne veux aller ni sur Terre ni ailleurs tant que je n'aurai pas compris.

Le plus grand mystère à éclaircir, lui semblait-il, c'était que les lieux étaient déserts la veille et que ce jour il y avait affluence.

Ils étaient parvenus au niveau du corridor principal; alors ils descendirent une volée d'escaliers que Caxton n'avait pas remarquée le jour précédent. Il ne se permit qu'un instant de distraction avant de poser la question qui le tourmentait.

L'homme répondit : « Nous avons essayé sur vous deux mondes de probabilité, Caxton, pour voir s'ils étaient adaptés. »

Le concept paraissait inepte. « C'est donc ce qui m'arrive ? »

s'enquit-il. « Par exemple, me réveiller près d'une Selanie plus âgée comme si nous étions mariés ? »

— « Vous êtes son époux dans ce monde de probabilité, » dit Price.

Caxton tenta de s'imaginer marié à la charmante fille qu'il avait vie dans le train. Il se sentait ravi. Puis il demanda : « Mais où étais-je hier ? Si c'était bien hier... »

— « C'était un autre temps de probabilité. Ni l'un ni l'autre n'ont pris, je regrette de vous le révéler. »

Cette observation paraissait contenir une menace.

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La Quête sans Fin

— « Qu'entendez-vous par là ? » fit vivement Caxton.

— « Eh bien, dans chacun de ces mondes, vous êtes resté vous-même, et la dernière fois, nous avons même arrangé les choses pour que vous soyez de dix ans plus jeune dans cette probabilité, mais c'est la même personnalité figée qui s'est éveillée. Je suis sûr que vous admettrez n'avoir pas eu de sentiment de changement ! Vous n'êtes pas dans le coup, pas plus que vous ne l'étiez dans ce qui vous a semblé être hier. »

— « Qui m'a semblé être hier ? » répéta Caxton.

— « Voyons... »

Caxton le coupa parce qu'il lui venait une idée encore plus démentielle. « Vous voulez dire que j'ai dix ans de moins ? » Excité, il se souvint du moment qu'il avait passé dans la salle de bains, quand il s'était habillé. Il était troublé à ce moment, et pourtant... à y réfléchir... « Tiens ! Je me rappelle m'être regardé dans le miroir !

J'avais l'air plus jeune, en effet, m'a-t-il semblé ! »

— « De dix ans, » confirma Price. « Mais cela n'est pas parvenu à modifier la structure compacte de votre personnalité. » Il s'interrompit. « Entrez là, » dit-il.

Ils étaient devant une ouverture ovale ménagée dans un mur gris et lisse. Une porte, ovale également, était ouverte devant eux. Caxton distingua une rangée de sièges dans l'intérieur éclairé. Il en déduisit que c'était le véhicule sous tunnel qui les conduirait à l'extrémité du colossal bâtiment.

Tandis qu'il examinait l'intérieur, ne sachant trop s'il devait entrer, Caxton ergota : « Je suis certain de ne rien comprendre à tous ces trucs de probabilités. »

— « Ce n'est rien que quiconque puisse comprendre, » dit Price.

« Le père de Selanie, Claudan Johns, qui a fondé le Palais d'Immortalité sur toute cette toile de fond temporelle, en sait plus à ce sujet que quiconque. Mais, en tant que savant, ce qu'il a découvert, ce sont les lois — et encore pas toutes — qui en régissent le fonctionnement. En tant que physicien, peut-être cela vous intéresserait-il de savoir quelle ampleur atteint le phénomène? »

Il lança un coup d'œil interrogateur à Caxton, qui hésita. Il n'avait surtout pas envie de renseignements scientifiques pour le moment. Il 249

La Quête sans Fin

s'efforçait de comprendre où tout cela le menait... Mais tout en réfléchissant, autant écouter.

Et voici ce qu'il apprit :

L'univers est aussi vaste temporellement qu'il l'est spatialement.

De la même manière qu'il produit des galaxies par milliards, de même il... permet... des probabilités, partout. Parmi les conditions requises pour créer une Terre probable autre que celle d'origine devait figurer un élément d'un autre temps... objet ou personne, pour rompre l'armature d'énergie qui maintenait rigidement cette probabilité particulière. En fait, un seul objet ou une seule personne ne suffisaient pas. La masse critique de l'énergie entrait en jeu. Les masses de ce genre les plus favorables étaient certains alliages métalliques connus du seul Détenteur Johns. On estimait assez dangereux pour un être humain d'être utilisé à cette fin, parce qu'intervenait alors une sorte d'interaction entre les énergies en cause et l'objet ou la personne qui déclenchait la transformation. C'est pourquoi, bien qu'en théorie une douzaine de Détenteurs s'unissant volontairement en une époque particulière pussent la réaliser, cela n'avait jamais été tenté. On utilisait à leur place les métaux.

Autant qu'on ait pu s'en rendre compte, tout-à-fait fortuitement il n'y avait eu que peu pie transferts naturels, d'une époque à une autre.

Normalement, l'univers se déplaçait partout — ou presque partout —

à travers le temps à l'allure lente et régulière qu'on mesurait dans le système solaire en secondes, minutes et heures. Il était à présumer qu'il existait d'autres replis du temps semblables à celui dans lequel était caché le Palais d'Immortalité; mais si le Détenteur John savait découvert le moyen de repérer ces replis, il ne l'avait révélé à personne. Il prétendait être tombé par hasard sur celui qui contenait à présent le Palais d'Immortalité, à la suite d'une expérience qu'il avait tentée. Mais il n'avait jamais expliqué de quelle expérience il s'agissait.

— « Fondamentalement, » dit Price, « il y a très peu de choses à dire du Palais d'Immortalité. Il est situé dans un repli temporel qui se prolonge sur plusieurs milliers d'années. Il était déjà là quand Claudan l'a trouvé, il n'y avait personne dedans, et il n'y avait aucun document pour indiquer qui l'avait construit. »En écoutant ce résumé, Caxton était frappé par le nom : Claudan Johns. Le prénom Claudan, 250

La Quête sans Fin

bien que visiblement une modification d'un ancien nom de baptême, avait une sonorité futuriste... Il ne venait pas du XXe siècle. Caxton se sentait déjà honteux de cette pensée, mais elle le mettait en effervescence. A la vérité, la situation était dans son ensemble fantastiquement impressionnante et passionnante; et pourtant, après quelques courts instants, son esprit revint à ce que Price avait dit de l'inflexibilité de sa nature. « Comment aurais-je dû réagir ? » fit-il.

Price répondit : « Permettez-moi de vous exposer clairement les faits.

Comme vous nous aviez déjà dépistés et que vous aviez même eu des difficultés avec nos opposants... »

— « Ce vieillard, voulez-vous dire ? » coupa Caxton, intéressé au plus haut point. « Un opposant » Son ton monta. « Allez-vous me prétendre qu'avec une trouvaille aussi merveilleuse que ce... Palais, il existe encore un schisme ?

— « C'est très sérieux, » répliqua l'autre. « Un paranoïaque a acquis 'par accident les pouvoirs de Détenteur. Ce qui signifie qu'il peut se déplacer dans le temps sans utiliser le Palais pour entrer ou sortir, comme je dois moi-même encore le faire, ainsi que Selanie, et vous-même, bien sûr... »

— « Vous n'êtes pas Détenteur ? » demanda Caxton.

— « Non. Je vous l'ai dit. Je dois recourir au Palais. Toutefois, il ne s'agit que d'un seul homme, d'une seule erreur que nous avons commise. Notre espoir est que le potentiel de probabilités sans fin —

il parait en effet infini — l'écrasera, lui, et effacera l'erreur. Mais revenons à vous : nous étions prêts à vous associer à nous. Mais... »

Il s'interrompit. Dites-moi, depuis quand êtes-vous si blasé du monde ? Un autre mot pourrait être cynique ! Quel âge aviez-vous ?

»

— « Oh!... » Caxton se reporta à son passé. « J'étais déjà pas mal dégourdi à quatorze ans. C'est à cet âge-là que j'ai surpris mes parents au lit. Bon sang ! Dire qu'ils prétendaient que la sexualité n'existait pas ! Et ils étaient là à s'en mettre comme des enragés. J'imagine que cela a été pour moi une profonde désillusion. » Il se tut. Il avait de nouveau l'impression de s'être laissé inciter à parler de bêtises sans importance pour un homme qui poursuivait un but précis. « Ecoutez,

» protesta-t-il, « cette remarquable bâtisse! C'est injuste de la garder pour vous seuls. »

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La Quête sans Fin

— « Ne vous emballez pas, » l'apaisa Price, « nous n'en faisons rien. Nous avons le projet de recueillir tous les humains qui n’ont jamais vécu, avant de nous arrêter. »

— « Mais les gens meurent, le contra Caxton.

— « Ils sont disponibles à un point quelconque de leur durée de vie. C'est là que nous les prendrons et ils continueront de vivre sur quelque autre monde de probabilité. Nous avons déjà des tas de gens pour nous aider, comme vous l’avez constaté. Mais nous avons toujours de la place pour d'autres. C'est pourquoi nous vous avons accordé ces deux chances. Mais ne vous inquiétez pas ! Nous saurons vous retrouver dans votre jeune âge, avant vos désillusions, et alors vous vivrez dans ce monde de probabilité. Je peux toutefois vous affirmer que ce ne sera pas à quatorze ans. Allons, mettons-nous en route ! »

— « Mais... » Caxton faisait la grimace devant la perspective qu'on lui ouvrait. « Et moi... maintenant ? Que... ? »

Il ne put en dire plus, Price était passé devant lui comme pour l'aider à embarquer dans le tube. Samain gantée tenait fermement le coude de Caxton. Le choc qui traversa le corps de Caxton fut le même que lorsque le vieillard lui avait appliqué une prise identique à la sortie de l'hôtel.

Il y avait cependant une différence. La première fois, il s'était laissé surprendre. Cette fois, il poussa un hurlement et tenta de se dégager. Ou, plutôt, il crut hurler et se libérer. La transition au vague et à l'incertain fut si rapide qu'au bout de quelques instants à peine la seule chose qui demeurât claire pour lui était que son coude lui paraissait maintenu dans une pince d'acier.

Comme d'une distance énorme, il entendit Price lui dire : «

Désolé. Nous avons fait de notre mieux pour vous. Nous voulions bien. Mais vous n'étiez pas au point. Alors, tout ce que vous en retirez, c'est une cure de jouvence de dix ans... »

La voix s'éteignit soudain. Il y eut un moment de ténèbres, et puis...

Caxton cligna les paupières, ouvrit les yeux et vit une rue sordide de petite ville, qu'il reconnut, avec un sentiment de désastre, comme Kissling. Il s'aperçut qu'il était assis au bord du trottoir, devant l'hôtel.

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La Quête sans Fin

Je suis revenu. Oh! Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu!

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Chapitre 10

Trois semaines avaient passé.

Il était représentant de la Quik-Photo Supply Corporation et, comme il avait besoin d'argent, il travaillait à la commission (en touchant des avances). Et il lui fallait parcourir son territoire avant de retourner au siège de la société.

C'était un homme assez agressif, mais au sourire conciliant, deux aspects qui concouraient bien à constituer la personnalité d'un voyageur de commerce. Bien plus, il comprenait les principes scientifiques essentiels de tous les articles qu'il vendait. Au cours de ses déplacements il rencontrait des experts empiriques qui tenaient des boutiques de produits et fournitures photographiques, souvent conjointement à la radio et à la télévision; et ces appareils aussi, Caxton les comprenait, mieux que ses clients, à un niveau plus évolué. C'était favorable à ses affaires; car les commerçants ne dédaignaient pas de recueillir quelques miettes de connaissances sur leur travail.

Mais finalement sa pénitence — ainsi considérait-il sa période de travail sur les routes — s'acheva. Bien que sa feuille de frais ne couvrît que les voyages en chemin de fer, c'était là un retard qu'il n'aurait pu supporter. Il prit l'avion pour rentrer en payant la différence de sa propre poche.

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Comme il revint vers midi, le vendredi, cela lui faisait une journée de libre... un week-end en réalité... avant de se présenter au siège de la Quik-Photo. Pendant qu'il roulait dans l'autobus de l'aéroport, son attention se concentra totalement sur l'expérience fantastique qu'il avait connue. Et il se demanda : comment retourner dans le Palais d' Immortalité ?

Il n'avait pas pensé à autre chose depuis trois interminables semaines.

Arrivé dans sa chambre, Caxton laissa simplement tomber ses valises sur le plancher. Il vit le tas de courrier que sa propriétaire avait posé sur la table de la minuscule cuisine, mais dans son état présent d'anxiété, il n'imagina pas qu'il pût y avoir dans ces lettres quoi que ce fût d'intéressant. Il descendit prendre sa voiture et roula tout droit jusqu'au garde-meubles où il avait caché le projecteur cinématographique qu'il avait dérobé.

Il ne parvenait pas à retrouver son récépissé.

Les sourcils froncés, il était planté dans le bureau, fouillant son portefeuille. C'était irritant de penser qu'il avait dû laisser le papier dans un autre portefeuille, dans un autre complet ; et comme il n'était pas particulièrement timide, il finit par indiquer la date à laquelle il était venu et suggéra à l'employé de lui restituer l'article sans le reçu.

L'homme hésita, mais ne refusa pas nettement. « Si vous êtes en mesure de me prouver votre identité... » Dit-il, en feuilletant son registre. Caxton prit son permis de conduire et observa l'autre qui suivait de l'index les entrées sur des vingtaines de pages. Finalement, le vieux releva la tête : « Nous y voici. »

Son visage se crispa soudain. « Je regrette, M. Caxton. Ce dépôt a été retiré il y a trois semaines par une personne qui détenait le reçu.

»

Caxton resta sous le choc de cette surprise jusque chez lui. De se rendre compte qu'on l'avait filé lui donnait l'impression terrifiante d'être un homme traqué. Il ne cessait de regarder dans son rétroviseur pour s'assurer qu'il n'était pas suivi, puis il eut l'idée folle qu'il pourrait peut-être les pister à son tour, en s'attachant aux pas de son poursuivant. Mais il ne vit personne.

De retour dans son petit appartement, il parcourut son courrier, conscient de n'être pas encore rassuré. Il se sentait pâle, gris de peur, 255

La Quête sans Fin

se dit-il. Une des lettres était de son avocat et contenait un chèque important : deux mille quatre cent trente-deux dollars. Il fallut plusieurs secondes à Caxton pour comprendre que c'était là sa part de ce qu'il avait versé au fonds de prévoyance des enseignants durant plusieurs années. Le reste avait bien entendu été envoyé à sa femme en règlement d'une partie de l'indemnité de divorce.

En regardant ce chèque, Caxton sentit lui revenir un peu de courage. Il était toujours plus courageux les jours de paie... Ce n'est pas que la somme soit si importante... surtout de nos jours, se dit-il.

Cela ne suffisait pas pour quitter sa place, par exemple. Mais cela lui laissait de la marge. Des fonds pour ses frais de recherches. Puis il lui vint une autre idée formidable. Après tout, ils ne m'ont pas supprimé!

Alors qu'ils le pouvaient. Pas de doute, il avait été entièrement à leur merci. Pourtant, il lui semblait à présent qu'ils n'avaient rien désiré de plus que de refermer les portes qu'il avait ouvertes et de le couper de tout ce qu'il avait découvert. Il présuma qu'ils avaient trouvé le reçu dans son portefeuille et qu'ils avaient réussi à apprendre par l'examen — ou qu'ils le lui avaient arraché pendant son sommeil — de quoi il s'agissait.

Puisqu'ils avaient eu l'occasion de le tuer et qu'ils ne l'avaient pas fait, il décida que sa peur n'avait rien de rationnel. Cette forme de raisonnement allait le calmer, quand il lui vint une nouvelle idée : Les films! Les avaient-ils également repris ?

Une minute après, il était au téléphone et parlait d'une voix tremblante à Arlay, luttant une fois de plus pour se dominer, et y parvenant quand la voix à l'autre bout du fil lui assura que, certes, les films des nouveautés étaient encore disponibles. Bien que, naturellement, un bon nombre fussent en location pour le moment.

Caxton ne perdit pas de temps. Il loua un projecteur et se rendit en voiture à la Filmothèque Arlay, où il prit tous les films qu'Arlay avait en stock. Il consacra tout le week-end à passer et repasser sans fin ces bandes incroyables. Il y en avait sept, y compris le film sur la réparation des Vol-0 et celui sur l'entretien et la réparation d'un spationef.

A la fin de l'après-midi du dimanche, Caxton aurait su réparer les deux appareils, mais il avait déjà éprouvé une déception terrible.

Certaines des pièces de rechange étaient des circuits intégrés. Les 256

La Quête sans Fin

circuits étaient indiqués par des lettres et des chiffres et on pouvait se les procurer chez n'importe quel fournisseur, disait la voix.

Disponibles chez les fournisseurs de l'an 2083, songea Caxton, assombri.

Il renvoya néanmoins les films le lundi et eut le plaisir d'apprendre que deux autres étaient rentrés par le courrier du matin.

Caxton les loua aussitôt. Pendant qu'Arlay notait la commande, Caxton s'aperçut qu'une jolie femme était assise au fond du bureau.

Arlay dut s'apercevoir que Caxton l'avait remarquée car il se redressa et la présenta comme sa femme, Tania.

Le regard de Caxton rencontra celui de la femme... et ainsi commença sa brève liaison avec Mme Arlay. Sur l'instant, après ce bref interlude où leurs regards se croisèrent, il pensa qu'il était privé de compagnie féminine depuis bien longtemps. Par la suite, il essaya de se persuader qu'il avait aussitôt décidé qu'elle lui serait peut-être utile pour obtenir de son mari des copies de ces bandes de nouveautés.

Ils firent l'amour dans l'appartement de Caxton moins d'une heure après s'être rencontrés ; sans aucun débat préalable. Il l'avait attendue à une demi-rue de distance du magasin d'Arlay. Elle s'était approchée de la voiture au bout de dix minutes. Il lui avait demandé de le suivre dans sa propre voiture, ce qu'elle avait fait. Il lui était déjà arrivé de ces bonnes fortunes. Il ne s'en demandait donc pas la raison. Il admettait simplement qu'on pouvait avoir certaines femmes

— peu nombreuses — de cette façon. Cette fois, la chance l'avait doublement favorisé, puisque Tania Arlay était très jolie et bien faite.

Ce n'avait pas toujours été le cas.

Leur affaire terminée, ils avaient pris des dispositions pour se rencontrer de nouveau le lendemain, sur quoi elle était partie en hâte et il s'était rendu au siège de Quik-Photo, où il s'était présenté peu après une heure.

Le directeur des ventes l'avait accueilli avec empressement. «

Comme je vous l'ai dit ce matin au téléphone, » annonça-t-il, « une partie de nos tractations pour les nouveaux articles ont abouti plus vite que je ne le pensais au départ. Vous resterez donc ici pendant une quinzaine pour vous mettre au courant d'après les prospectus des 257

La Quête sans Fin

fabricants. Je vous conseille de passer l'après-midi à examiner les produits et à penser aux questions que vous aimeriez poser. »

La suggestion était bonne... à condition de pouvoir concentrer son attention sur ce travail.

Pendant tout ce premier après midi, alors que Caxton cherchait à s'intéresser, le gros Bryson ne cessa de le regarder ou de foncer du bureau à la zone de derrière où était Caxton, ce qui soulignait l'importance qu'il attachait au travail de celui-ci.

Brusquement, l'homme plus âgé démasqua en partie ses batteries.

Il éclata : « Caxton, vous m'intriguez. Quand je vous ai embauché, j'aurais juré que vous approchiez de la quarantaine. Mais quand vous êtes arrivé aujourd'hui, vous aviez l'air d'un gamin trop vite grandi.

Bon sang ! On ne vous donnerait même pas trente ans ! »

— « J'ai perdu du poids sur la route, » expliqua Caxton, qui y avait déjà réfléchi. « J'ai trente-huit ans. »

— « Mon gars ! » s'écria Bryson, « si de perdre du poids peut avoir un pareil effet, je crois que je vais abandonner définitivement les pâtisseries danoises, la crème glacée et l'alcool ! »

Caxton observa un silence discret. Il vit qu'il avait réussi à jeter à l'autre de la poudre aux yeux, rien qu'à sa façon de réagir. Il songea complaisamment : Naturellement, que peut faire Bryson sinon me croire ? Alors que la vérité était absolument incroyable.

Tania Arlay, sa maîtresse, manifestait ouvertement le plus grand mépris envers l'homme qui l'avait épousée. Par deux fois dans la semaine, elle téléphona même à Arlay, sans quitter le lit de Caxton.

Cela paraissait anormal sous un angle qui tourmentait Caxton... bien qu'il ne prétendît nullement comprendre pourquoi. Il prit la résolution de mettre fin à cette liaison dès que...

Sa décision n'était pas très claire, mais certainement, quand il aurait visionné tous les films... Ce qui brusqua le dénouement, ce fut qu'Arlay refusa soudain de louer d'autres films à Caxton. L'avis de refus arriva par le courrier du vendredi matin exactement une semaine après le retour de Caxton.

Celui-ci, se sentant coupable, eut immédiatement la conviction que le mari de Tania avait appris ce qui se passait. Pourtant, passant en revue les événements de la semaine ainsi que ses rapports avec elle, il ne parvenait pas à voir comment ni quand cela avait pu se 258

La Quête sans Fin

produire. Persuadé de n'y être pour rien, il alla audacieusement trouver Arlay.

L'homme fut embarrassé, mais se décida bientôt à parler franchement, d'homme à homme : « J'ai une chose à vous dire, M.

Caxton. C'est dommage que ma femme se soit trouvée ici quand vous êtes venu lundi dernier. Elle s'est prise d'une vive animosité envers vous, et, pour maintenir la paix au foyer, j'ai appris qu'il me faut refuser de faire affaire avec ceux qu'elle n'aime pas. »

Ainsi, c'était de cette manière qu'elle camouflait ses escapades !

Caxton cherchait mentalement un moyen d'obtenir encore des films.

Il déclara finalement : « Ecoutez, j'en ai encore trois chez moi. Si vous m'en passiez trois autres et que vous fassiez comme si c'étaient les mêmes, dans vos livres ? Après quoi, nous cesserons tout commerce ? »

Arlay accepta à regret.

Plus tard, quand Caxton reprocha à la jeune femme sa perfidie, elle éclata de son rire cascadeur et lui dit négligemment : « C'est ma manière de régler mes difficultés à la maison. Tu peux toujours louer tes films chez quelqu'un d'autre. »

Pour elle, la filmothèque avait pleinement joué son rôle comme lieu de rencontre.

Voilà donc où il en était au bout de sept jours : plus aucun accès aux films les plus remarquables du XXe siècle.

Privé par ses propres agissements et par une fausse intuition...

C'est assez moche de n'avoir que soi à blâmer, songeait-il.

Et que faire à présent ?

Cela paraissait être le bout de la piste. Sans doute pourrais-je retrouver ce type de Kissling, qui tenait une boutique de photo, et auquel Quik-Photo avait repris le projecteur comme occasion.

L'homme était parti quelque part sur la côte Ouest. Quelque part, c'était vague.

Caxton commençait également à se sentir vague.

Il se rendait compte que le bon sens eût été de se résigner à ce que tout fût fini, à ce que la vie se poursuive dans la monotonie. Il fallait reléguer certains souvenirs dans le domaine des fantaisies sans consistance, pour ne plus les évoquer que de temps à autre, comme les créations intéressantes d'une imagination enfiévrée.

259

La Quête sans Fin

Il s'apprêta à s'endormir, le vendredi soir, en se réaffirmant que c'était la bonne solution, qu'il se conduirait désormais ainsi.

Et il s'éveilla le samedi avec une pensée-sentiment dans le corps et l'esprit.., une pensée comme il n'en avait pas eu durant le dernier mois de bouleversement. Comme il n'en avait jamais eu de toute sa vie réelle. Tel un instrument pointu et tranchant, elle perça jusqu'à un désir profond et insoupçonné.

Elle apportait un espoir... Oh! Un tel espoir, une telle pensée !

Cette pensée-sentiment, c'était que, ces gens étant immortels, il pourrait par leur intermédiaire — en s'imposant parmi eux — le devenir également.

C'était incroyable! Mais, auparavant, il n'avait pas envisagé ce but précis comme une possibilité, en toute conscience, en toute lucidité.

Et sa logique le conduisit à la prochaine mesure à prendre.

Pour les atteindre, il lui fallait mettre fin à sa peur, à son attitude craintive, et les trouver... par n'importe quel moyen.

Ces cinglés qui se figurent qu'une autre version de moi projetée à un très jeune âge dans un autre monde de probabilité serait satisfaisante! Songea-t-il avec dédain.

Il avait eu de curieux petits rêves à ce sujet depuis son aventure.

Des images de lui-même, peut-être, devenu physicien et non plus professeur de physique. Cette image représentait un Caxton plus simple, se livrant ardemment à la recherche, marié à une jeune femme à la tête étrangement solide... étrangement pour lui-même, songeait-il quand il la visualisait, étant donné le penchant qu'il avait à rechercher les femmes du type le plus hautement névrosé.

Le Caxton du rêve ne paraissait jamais remarquer le monde mal fait qui l'entourait. Du moins ne le remarquait-il pas avec ce sens critique absolument indispensable si l'on espère vraiment comprendre quel triste monde c'est.

Ridicule, se disait-il, c'est moi, tel que je suis en ce moment...

c'est celui-là qui doit aller de l’avant. Il se rendait compte qu'il lui était impossible d'imaginer un quelconque Peter Caxton qui serait le

« vrai ».

Son aspiration était si intense, sa détermination si forte, que toutes ses pensées apathiques de la veille sur l'impossibilité de sa 260

La Quête sans Fin

recherche avaient disparu comme si elles ne l'avaient jamais effleuré.

Il songeait sans cesse :

Je peux retourner à l'endroit où j'ai vu Selanie la première fois...

Il faudra bien qu'il y ait un indice.

Il se rendit en voiture à Piffer's Road le jour même, où il arriva après quatre pénibles heures de route (et une contravention pour excès de vitesse) peu après midi.

Et il n'y trouva que campagne, broussaille, paysage de collines.

Il regagna la ville, durement ébranlé. La conviction grandit en lui qu'il n'avait pas fouillé à fond. Il y avait des endroits qu'il avait négligés... Louer une moto, suivre toutes les pistes.

Il partit le samedi. Sa machine gronda sur de petites routes, pénétra dans des zones boisées, remonta des cours d'eau.

Tard le soir, Peter Caxton, diplômé de sciences physiques, revint paresseusement, l'esprit vide, dans son petit appartement de la ville.

Maintenant, enfin, il se posait clairement le problème.

Comment se propulser d'une centaine d'années dans l'avenir.., s'il le faut absolument ?

... Il le faut, il le faut, il le faut...

L'image mentale qu'il se faisait, c'était lui-même émergeant du tourbillon du temps... peu après midi, le 3 juin 2083.

S'il pouvait être là en attente près de cette maison au moment où son moi... antérieur... était parti pour ce centre commerçant ! Et s'il pouvait alors se rendre au Palais des Détenteurs et s'y dissimuler...

Ce qu'il y ferait restait un peu obscur. Mais il se visualisait cette fois en train d'étudier l'ensemble de la situation d'une façon vraiment scientifique, à laquelle il allait se préparer, à laquelle en vérité il était déjà préparé en partie... par les films qu'il avait examinés.

Il faut bien qu'il y ait un moyen, s'obstinait-il.

Pendant les trois jours creux qui suivirent, pas un instant cette volonté obstinée ne fléchit le moins du monde.

261

La Quête sans Fin

Chapitre 11

La voie à suivre lui fut révélée le quatrième matin.

Caxton ouvrit le journal et lut un titre : UN VOYAGE SPATIAL

DE 500 ANNÉES.

Le sous-titre annonçait : « James Renfrew compte patronner un fabuleux voyage à Alpha du Centaure. Il s'y rendra lui-même, déclare le play-boy millionnaire bien connu dans tout le pays. »

L'article indiquait qu'ils seraient quatre hommes à entreprendre ce voyage incroyable. Outre Renfrew, il y aurait Ned Blake, le directeur privé de Renfrew, et le chimiste Arthur Pelham, lauréat du Prix Nobel, l'inventeur d'un produit qui permettait de mettre en animation suspendue les créatures vivantes.

Le compte rendu du journal déclarait que le quatrième membre de l'expédition n'était pas encore choisi. Il fallait un physicien diplômé qui serait l'expert technique et scientifique du groupe dans ce domaine. Malheureusement, et le journal citait les paroles de Ned Blake : « Nous avons jusqu'à présent essuyé des refus de la part de tous les physiciens que nous avons contactés. »

Le récit continuait : « Cependant, le trio engagé est certain qu'il existe dans le pays un physicien qualifié qui... »

Caxton lâcha le journal à ce point et empoigna le téléphone. Cela prit un moment, mais il trouva finalement le numéro qu'il voulait à 262

La Quête sans Fin

New York. Il le composa sur le cadran, puis indiqua son nom et ses desiderata à la jeune personne qui répondit.

On lui passa immédiatement un homme à la voix ferme qui se présenta comme Ned Blake. Blake le questionna de façon serrée, puis avec une sympathie croissante et... était-ce possible ?... un certain soulagement. Il déclara enfin : « Nous avons tellement besoin d'un physicien, M. Caxton, que je suis certain que nous nous contenterons d'un professeur diplômé. Ce que vous m'avez dit me paraît intéressant. Pourquoi ne viendriez-vous pas cet après-midi même à New York par avion ? Votre billet vous attendra au bureau de l'aéroport. A l'arrivée, on appellera votre nom et on vous conduira à...

»

Il donna l'adresse d'un immeuble de bureaux dans le bas de la ville et termina en disant : « Je laisserai la consigne au gardien du trentième étage, et, de là, vous pourrez monter directement. »

Caxton ne prévint pas Quik-Photo. Il n'était pas en mesure de trouver une excuse valable, dans son état. ... S'il n'en sort rien, se dit-il, je reviendrai ici demain et je trouverai bien une excuse.

Mais il avait l'impression — une impression enthousiaste comme de prendre son essor ! — que cette proposition était solide, dure comme fer.

A l'aéroport de New York l'attendait une limousine Rolls-Royce conduite par un chauffeur. Caxton s'assit dans le luxueux compartiment arrière et resta haletant durant tout le trajet. C'était une excitation différente, ce n'était plus la peur. Il se répétait mentalement que l'apparence du courage et de l'audace vous font monter toujours plus haut sur l'échelle de la vie.

Cette pensée lui conférait du bien-être. Car, à sa propre façon de réagir, il se montrait en fait extrêmement courageux. J'ai des impulsions, voilà le mot.

Au trentième étage, quand le garde se fut renseigné sur son identité, il prit un ascenseur particulier qui monta de plusieurs étages encore... Il en sortit dans un bureau splendide. Au moment où il quitta la cabine, trois hommes qui étaient assis verres en main les posèrent sur la table et se levèrent.

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La Quête sans Fin

Deux d'entre eux avaient de fortes moustaches et les cheveux longs, mais élégamment coupés. Le troisième était bien habillé, mais dans un style classique. Il était plus âgé et presque chauve.

Un des moustachus s'avança, la main tendue. Il avait la mâchoire carrée, les yeux un peu étrécis, et son attitude trahissait une ombre de désappointement.

— « Ned Blake, » se présenta-t-il.

— « Peter Caxton. »

— « Vous êtes plus jeune que je ne le pensais d'après notre conversation téléphonique,» dit Blake, et il était évident, au ton de sa voix, que c'était cela qui le chagrinait.

— «J'ai trente-huit ans, » répondit Caxton. « J'ai enseigné la physique dans un lycée pendant plus de douze ans, ce que je suis en mesure de prouver... Je suis désolé de paraître si jeune. »

En réalité, il ne le déplorait nullement... Bon Dieu ! C’était pour cela qu'il était venu !

Avant que Blake ait pu formuler une autre observation, l'autre moustachu dit :

— «Bon Dieu ! Ned ! Il ne serait pas ici s'il ne restait pas quelque jeunesse dans ses cellules. »

En fait, Blake s'était déjà décontracté. Il prit vivement le poignet de Caxton et l'entraîna vers ses compagnons, d'abord vers l'homme au complet classique.

— «Je vous présente M. Pelham, M. Caxton. »

Caxton serra la main du chimiste mondialement connu en songeant : Me voici déjà dans la stratosphère, pour rencontrer un homme de ce calibre!

Il reprit à voix haute : « Je me rends compte que ce sont vos éminents travaux qui rendent ce voyage possible, monsieur. »

Pelham était maigre, plus maigre qu'il n'avait semblé sur la photo du journal; son visage en était anguleux. Il saisit la main de Caxton entre ses doigts osseux et dit d'un ton pénétrant : « Comme nous l'avons dit aux journaux, nous désirons que le physicien soit le premier à se réveiller. Qu'en pensez-vous ? Etes-vous capable d'envisager un retour à la conscience dans cinquante ans, alors que nous trois serons encore en animation suspendue ? »

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La Quête sans Fin

Le troisième homme émit à ce moment un son étouffé. Puis il déclara : « Mon Dieu ! Pelham, quelle malheureuse entrée en matière

! »

— « Pas pire que celle de Caxton ! » dit Pelham en souriant.

Il était évident qu'ils étaient très intimes car à ce moment le troisième homme prit le chimiste par les épaules et, se penchant par-dessus le petit et mince Pelham, du haut de ses quelques pouces de plus, s'empara de la main de Caxton.

— « Je m'appelle Renfrew, » dit-il.

Selon le journal, Renfrew avait trente-neuf ans. Il en paraissait plus. Les lignes de la débauche s'inscrivaient sur ses joues, ainsi qu'un rien de couperose et d'enflure. Mais il avait les yeux les plus bleus que Caxton eût jamais vus.

— « Nous avons des tas de questions à vous poser, » fit Renfrew. « Mais nous aurons tout le temps pendant le trajet jusqu'à la maison où vous allez loger. Demain matin, nous convoquerons les journalistes. » La maison où on le conduisit était une villa de cinq étages sur l'East River. Par la fenêtre de sa chambre, Caxton observa la navigation fluviale pendant un moment, avant de céder à l'épuisement.

Il était alors environ cinq heures du matin.

A midi le lendemain, Caxton eut l'impression que cent appareils photo se braquaient sur lui. Quelques uns des micros dans lesquels il parla appartenaient, paraissait-il, à des réseaux nationaux de radio et de télé.

Ce fut pendant qu'on les interviewait qu'il entendit Ned Blake dire, en réponse à une question, que Caxton aurait un compte courant de mille dollars par semaine et qu'avant le décollage il toucherait cent mille dollars à remettre aux dépendants ou parents qu'il désignerait.

Comme un rêve.

A partir de cet instant, il passa son temps ou dans cette maison, ou en Cadillac, ou en Rolls, ou dans un bureau magnifique, ou encore dans l'avion à réaction de Renfrew... A plusieurs reprises, Caxton vola avec les autres à Cap Kennedy, où aurait lieu le décollage, parce qu'il y avait tant d'argent et d'influences en jeu que le voyage serait en réalité une entreprise conjointe du gouvernement et de l'industrie privée.

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La Quête sans Fin

Il apprit que Renfrew avait suivi tant bien que mal un cours de mécanique à l'université; l'homme avait d'ailleurs retenu pas mal de ce qu'il avait appris et il était facile de lui parler en termes scientifiques. Caxton s'aperçut bientôt qu'il se laissait prendre lui aussi à la sympathie chaleureuse de Renfrew. Le play-boy millionnaire avait d'énormes capacités de camaraderie. La première fois où Renfrew le présenta comme « Mon cher ami Peter », Caxton en fut électrisé. Il éprouva instantanément une réaction, le désir de se montrer digne de cette amitié.

Mais par la suite il se morigéna... Attention à ça. Ne te laisse pas embobiner dans des affections personnelles. Après tout, c'est toi qui feras faire demi-tour à l'astronef en t'éveillant. Et toi aussi qui te retrouveras sur la Terre une paire d'années avant 2083.

Caxton eut de nombreux accès de curiosité en contemplant le monde brillant qui l'entourait. Il savait pourquoi il s'embarquait dans ce fabuleux voyage. Mais qu'est-ce qui pouvait pousser Renfrew à quitter un monde où il possédait tout ?

Il posa un jour la question à Blake. Ce jeune homme plutôt sévère le considéra longuement puis haussa les épaules et lui dit : « Il dit qu'il a fait l'amour avec quatre cents belles filles, mangé des milliers de steaks parfaitement préparés, joué au golf en soixante-dix et quelques, abattu un tigre et un lion... et qu'il l'a regretté parce que ces fichues bêtes ont crié en mourant. Mais cela l'a incité à penser à son avenir. Pour lui, il n'y avait plus qu'un univers parfait, avec des millions de dollars, des domestiques pour tous les détails... sauf qu'à chaque anniversaire, il avait un an de plus, et qu'un jour relativement proche il serait dévoré des vers. Il s'imagine que dans cinq cents ans on aura peut-être résolu le problème de la prolongation de la vie. »

C'était donc le même motif ! Caxton se sentit particulièrement excité. Assez bizarrement, cela le justifiait à ses propres yeux. Au petit matin, il lui était arrivé de douter de sa propre santé mentale...

Jusqu'à quel point peut-on être fou ?

Mais ses doutes étaient de brève durée. Et d'avoir découvert qu'un autre homme avait les mêmes raisons, les doutes eurent encore moins de prise.

C'est la vérité. Il n'y a rien ici, pour personne... De nulle part, une chance s'était présentée à lui et il la saisissait avec l'unité de vues 266

La Quête sans Fin

qui l'avait toujours animé; seulement, à présent, un accident l'avait fait passer d'une voie sur une autre.

Caxton ne tarda pas à se rendre compte que Blake l'aimait bien.

De plus en plus souvent, maintenant que l'heure du départ approchait, Blake recherchait sa compagnie et Caxton apprenait de plus en plus de détails sur Renfrew.

Blake s'inquiétait pour son ami. Un jour, il confia à voix basse à Caxton : « Toute cette personnalité dorée repose sur le fait qu'il a été toute sa vie un roi de l'argent... Quand il se réveillera pour la première fois en plein espace et qu'il se rendra soudain compte que ce monde n'est plus là... » Blake hocha la tête d'un air incertain et son visage dur refléta un grave souci. Il conclut : « Ce qui se passera, personne ne peut le deviner. »

Dans l'idée de Caxton, la crise ne serait peut-être pas aussi grave que Blake le prévoyait. Parce que, lorsque Renfrew se réveillerait —

au bout de cent ans le vaisseau serait de retour dans le système solaire... Naturellement Caxton ne fit part à personne de ces pensées rassurantes.

Le décollage, quand il eut enfin lieu, fut naturellement sans histoires.

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La Quête sans Fin

Chapitre 12

Caxton s'éveilla en sursaut et sa première pensée fut : Comment Renfrew prend-il la chose ?

Il avait dû bouger son corps, car des ténèbres bordées de douleur se refermèrent sur lui. Combien de temps il resta mortellement évanoui, il n'aurait su le dire. La sensation suivante fut pour lui un grondement de moteur.

Lentement, cette fois, la connaissance lui revint. Il resta étendu, tout à fait immobile, sentant le poids de ses années de sommeil, mais bien décidé à suivre les instructions données par Pelham il y avait si longtemps.

Il ne voulait pas s'évanouir de nouveau.

Il songea : C'était idiot de m'inquiéter de Renfrew. Il ne doit pas sortir de son état d'animation suspendue avant cinquante ans d'ici.

Il se mit à surveiller le cadran lumineux de l'horloge, au plafond.

Elle avait indiqué 23 h 12, et maintenant il était 23 h 22. Les dix minutes suggérées par Pelham à titre de transition de l'état de passivité à la première activité étaient écoulées.

Il poussa lentement sa main vers le bord du lit. Clic! Ses doigts pressèrent le bouton placé là. Il y eut un faible bourdonnement. Le masseur automatique commença à pétrir doucement son corps nu.

Tout d'abord il lui frotta les bras, puis il passa aux jambes, et enfin à tout le corps. Tandis que l'opération se déroulait, Caxton 268

La Quête sans Fin

sentait le mince filet d'huile qui coulait de la machine lui pénétrer la peau.

Une douzaine de fois il aurait presque crié de la douleur que lui causait le retour de la vie. Mais au bout d'une heure il fut capable de s'asseoir et de donner de la lumière.

La petite pièce familière, maigrement meublée, ne pouvait guère retenir son attention plus d'un instant. Il se leva.

Son mouvement avait sans doute été trop brusque. Il vacilla, se rattrapa à la colonne métallique du lit et vomit des glaires incolores.

Sa nausée passa. Mais il lui fallut un effort de volonté pour marcher jusqu'à la porte, l'ouvrir et s'engager dans l'étroite coursive qui menait au poste de commande.

Il n'était pas censé y faire la moindre halte, mais sous le coup d'une fascination absolument irrésistible, il ne put s'en empêcher. Il se pencha sur le fauteuil de pilotage et jeta un coup d'oeil au chronomètre.

L'instrument annonçait : 53 ans, 7 mois, 2 semaines, 0 jour, 0

heure et 26 minutes.

Cinquante-trois ans! Un peu à l'aveuglette, l'esprit vacant, Caxton évoqua les gens qu'il avait connus sur Terre autrefois, les jeunes gens avec lesquels il avait fréquenté l'université, la fille qui l'avait embrassé lors de leur soirée d'adieu... Ils étaient tous morts.

Ou en train de mourir de vieillesse.

Caxton se rappelait avec force la jeune fille. Elle était jolie, vive, elle lui était totalement inconnue. Elle avait ri en lui tendant ses lèvres rouges et elle avait dit : « Un baiser pour le petit jeune, lui aussi ! »

Elle devait à présent être grand-mère... ou dans la tombe.

Tandis que ces pensées se poursuivaient dans sa tête, il mit à chauffer la boîte de liquide concentré qui serait son premier aliment.

Lentement, son esprit s'apaisa.

Cinquante-trois ans et sept mois et demi, songea-t-il tristement.

Près de quatre ans de plus que le temps prévu. Il lui faudrait exécuter quelques rajustements avant d'avaler une autre dose de drogue d'Eternité. Il avait été calculé que 40 grammes lui conserveraient la chair et la vie pendant exactement cinquante ans.

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La Quête sans Fin

Le produit était évidemment plus actif que Pelham n'avait pu l'estimer d'après ses tests préliminaires portant sur de courtes périodes.

Il était tendu, les yeux mi-clos, et réfléchissait à ce problème. Il prit brusquement conscience de ce qu'il faisait. Un rire fusa de ses lèvres. Le bruit rompit le silence comme une succession de coups de pistolet et le fit sursauter.

Mais cela le soulagea aussi. Osait-il vraiment élever des critiques

?

Une erreur de quatre ans, mais c'était presque faire mouche, sur tant d'années ! La méthode n'était pas aussi simple que celle du Palais d'Immortalité, mais elle marchait aussi.

Il était vivant et encore jeune. Le temps et l'espace étaient conquis, grâce à un second système qui permettait de court-circuiter les années.

Caxton mangea sa soupe, avalant lentement chaque cuillerée. Il fit durer son bol très exactement trente minutes. Puis, bien restauré, il retourna dans le poste de commande.

Cette fois, il consacra un long moment à regarder par les hublots.

Il ne lui fallut que quelques instants pour découvrir le Soleil, une étoile très brillante à peu près au milieu du hublot arrière.

Il lui fallut plus longtemps pour repérer Alpha du Centaure. Mais il vit enfin son éclat, un point luisant dans des ténèbres ponctuées de lumières.

Caxton ne perdit pas de temps à tenter de calculer leurs distances. Elles paraissaient normales. En cinquante-quatre ans, ils avaient parcouru à peu près le dixième des quatre années-lumière et un tiers séparant la Terre de ces étoiles, les plus fameuses et les plus proches.

Quand Caxton se redressa, il se rendit compte qu'il avait à l'esprit une autre idée que celle qui aurait dû le préoccuper pour le moment.

Il était censé aller voir ses trois compagnons, s'assurer que tout allait bien de leur côté.

Il s'apercevait qu'il résistait à cette nécessité; il se surprit à songer

: D'abord, faire faire demi-tour au vaisseau. Entamer le long voyage de retour. Ce serait absolument ridicule qu'en raison d'un retard survenant maintenant le spationef revienne sur la Terre après le 3

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La Quête sans Fin

juin 2083... Il faut me rappeler qu'il y a déjà quatre ans de trop à compenser. C'était lui qui avait à l'origine estimé faudrait l'équivalent d'une journée terrestre pour exécuter le demi-tour et s'assurer que la route de retour était parfaitement exacte.

Commence cela, tu iras voir après.

Il s'assit pour procéder à ses calculs minutieux et au réglage des instruments. Il comprit alors qu'il était irrité que sa première pensée, au réveil, eût été pour le sort de Renfrew.

Ce type m'a presque possédé. « Mon cher ami Peter », en vérité!

Bon Dieu! Il me connaissait à peine quand il disait cela! Donc c'était un mensonge. Cela montre à quel point on peut se laisser influencer par la richesse.

Même moi, se dit Caxton avec indulgence... Un peu après, il dut s'avouer que même moi sonnait faux. L'argent avait toujours été d'une importance majeure à ses yeux. Ou plutôt la réussite.

C'est pourquoi la réussite et la richesse colossales de la famille Renfrew avaient eu sur lui un impact si considérable. Dans sa pensée, cet homme était plus grand que nature, comme si ce qui lui arrivait était plus important que ce qui arrivait à Peter Caxton.

Ce qui, bien sûr, était ridicule.

Il lui passa par la tête, pour la première fois de sa vie, que c'était un sentiment de ce genre qui devait pousser les gardes des anciens rois à se sacrifier et à mourir en souriant du plaisir d'avoir pu rendre service au surhomme, au monarque.

Eh bien, Monsieur Renfrew aurait la surprise de sa vie comblée quand il s'éveillerait et s'apercevrait que son « cher ami » avait dirigé le vaisseau vers la Terre.

Il lui fallut environ une heure pour procéder aux premiers ajustements. Selon ses prévisions, la nef effectuerait un virage assez large et, au bout d'une douzaine d'heures, ferait de nouveau route vers la Terre.

Assis sur le siège de conduite, Caxton attendait la minuscule poussée qui lui indiquerait que les petits moteurs lumino-actifs faisaient leur travail... Il suffisait d'une légère impulsion pour modifier la route d'un vaisseau dans l'espace.

Une demi-heure passa; il n'avait rien senti.

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La Quête sans Fin

Il vérifia ses chiffres et les instruments. Les aiguilles annonçaient que les moteurs en miniature fonctionnaient. Mais il ne sentait rien.

Pas la moindre sensation.

Le vaisseau poursuivait sa dérive sans fin en avant. Sa vitesse n'augmentait que sous l'action d'une série de petits lumino-moteurs, conçus pour une accélération vers l'avant de l'ordre d'un pied par seconde, toutes les trois minutes.

C'était infinitésimal, presque imperceptible. Mais, dans les profondeurs de l'espace, cette accélération minime ajoutée à l'énorme vélocité du décollage avait suffi, comme prévu, à conférer au véhicule une vitesse élevée et satisfaisante, sans presque utiliser de carburant. Il était aussi prévu qu'à la moitié du trajet les lumino-moteurs arrières cesseraient de fonctionner et que des machines semblables installées à l'avant entameraient le processus inverse.

Une heure encore s'écoula. Et toujours rien.

Caxton était extrêmement tourmenté quand il eut une illumination écrasante : Ces salauds ! Je parie qu'ils s'y attendaient...

Je parie que les commandes sont débranchées, pour que personne ne puisse faire demi-tour.

Il songeait maintenant, un peu tard, que si son hypothèse était exacte, il y avait des renseignements à cet effet portés sur le journal de bord. En quelques instants il eut ouvert le livre et il devint livide en parcourant la belle écriture — presque calligraphique — de Pelham.

Tout ce qu'il craignait était inscrit là, en noir sur blanc : Cher Peter,

Naturellement, nous espérons qu'en lisant ces lignes vous serez plein de courage et impatient de poursuivre la grande aventure qui nous attend. Toutefois, simplement au cas où vous seriez pris de panique— et vous admettrez que le moment serait idéal pour déclencher une crise aiguë d'agoraphobie, la peur des vastes espaces

— au cas où cela se produirait, Jim, Ned et moi sommes convenus que nous devons nous protéger contre toute velléité que pourrait avoir l'un de nous de retourner sur la Terre pendant la première moitié du trajet. C'est pourquoi, Peter, je dois vous dire qu'un ordinateur caché — et même solidement soudé sous le pont — a été 272

La Quête sans Fin

réglé de façon à compenser toute modification de la route. Notre raisonnement nous conduit à estimer qu'après 250 années, il faudra le même temps pour rentrer que pour aller de l'avant, et en conséquence, comme il nous faudra bien revenir aux commandes manuelles à un moment donné, ce sera celui-là.

Au revoir, pour le présent, mon ami. Comme vous le savez, j'ai administré la drogue d'abord à vous, puis à Jim, puis à Ned, et je vais enfin la prendre moi-même. J'écris donc ceci dans un espace immense où je suis aussi seul en mon temps que vous l'êtes maintenant dans le vôtre. Vous êtes tous les trois plongés dans votre profond sommeil, où je vais vous rejoindre. Au revoir.

En toute amitié,

Arthur.

Caxton relut ce message et sa première réaction fut de ricaner des termes par lesquels il s'achevait. « En toute amitié », des clous !...

De ce genre d'amitié, il pouvait fort bien se passer.

Puis son humeur sarcastique et amère se dissipa. Il était soudain sous l'emprise de la certitude qu'il lui faudrait désormais poursuivre le voyage comme conçu au départ. Il eut la sensation affreuse de s'enfoncer dans un gouffre et il eut la gorge serrée d'une vive angoisse. Il se rendit compte, terrifié, qu'il utilisait un oxygène précieux, comme s'ils ne devaient pas en avoir besoin par la suite.

Il se leva tout tremblant... Retourne dormir ! s'ordonna-t-il. La tête perdue, il regagna sa petite chambre. Il était déjà assis sur sa couchette, la seringue toute prête sur la table de chevet aux tiroirs multiples quand il se souvint des autres.

Il se releva lentement ; il lui fallait accomplir ses fonctions. Aller les voir. Porter ses annotations dans le livre de bord. Dissimuler sa tentative. Se protéger.

On va y aller un par un, songea-t-il. D'abord Pelham.

Quand il ouvrit la porte étanche du compartiment de Pelham, il eut les narines assaillies par l'odeur écœurante de la chair en décomposition. Le souffle coupé, il referma sèchement le battant et resta planté dans l'étroite coursive, tout frissonnant.

Au bout d'une minute, seule la vérité demeurait.

Pelham était mort.

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La Quête sans Fin

Et Caxton était désormais condamné à un voyage de cinq cents ans dans l'espace. La terreur qui le pénétrait était imprégnée de l'idée affreuse qu'il devait accomplir seul tout le trajet.

Quand il reprit ses esprits, il était en train de courir. Il ouvrit la porte de Renfrew, puis celle de Blake. L'odeur douce et fraîche de leurs compartiments, la vue de leurs corps immobiles sur les lits, ramenèrent un peu de raison à Caxton.

Il eut une émotion qu'il n'avait jamais connue dans sa vie adulte, le chagrin. C'était incroyable, mais il se sentait les joues humides et chaudes.

Que je sois pendu! Mais je pleure! Songea-t-il.

Toujours pleurant, il se rendit au magasin où il prit son scaphandre spatial personnel et une bâche. Même sous le casque, ce fut un affreux travail. La drogue avait préservé certaines parties du corps, mais des morceaux tombaient tandis qu'il soulevait le cadavre.

Il finit quand même par porter la bâche et son macabre contenu jusqu'au sas hermétique et les jeta dans l'espace.

Après avoir nettoyé les lieux, il s'approcha de la radio. Ils avaient calculé que la limite de la réception des ondes était d'une demi année-lumière. Caxton pressé, écrivit néanmoins son compte rendu avec soin puis le lut devant un appareil enregistreur et commença l'émission. Il régla l'appareil de façon que le message soit cent fois répété.

Dans un peu moins de cinq mois, il y aurait des titres sensationnels dans les journaux de la Terre.

Il pesa cent quinze grammes de la drogue d'Eternité, puis les mit à dissoudre dans le fluide approprié. C'était approximativement ce qu'il lui fallait pour dormir cent cinquante ans. Il s'injecta le produit en cinq piqûres distinctes.

Avant que le sommeil le prenne, Caxton se surprit à penser à Renfrew et au choc effrayant qu'il éprouverait outre les réactions naturelles devant le fait de se trouver au plus profond de l'espace; Blake avait manifesté des craintes devant cette possibilité.

Caxton s'efforça d'écarter ces idées, de penser davantage à lui-même et à ce qu'il souhaitait.

Toutefois, ses soucis à l'égard de Renfrew lui occupaient toujours l'esprit quand vinrent les ténèbres.

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La Quête sans Fin

Chapitre 13

Il ouvrit les yeux presque instantanément. Il était allongé et pensait : La drogue! Elle n'a pas agi!

L'impression de lourdeur dans son corps l'avertit de la vérité. Il resta tout à fait immobile, examinant l'horloge au-dessus de lui. Il lui était cette fois plus facile d'observer les instructions, sauf qu'une fois encore il ne put s'empêcher de consulter le chronomètre en se rendant à la cambuse.

L'instrument annonçait : 201 ans, 1 mois, 3 semaines, 5 jours, 7

heures, 8 minutes.

Il vida lentement son bol de soupe vitaminée, puis alla impatiemment consulter le grand journal de bord.

Il eût été totalement impossible à Caxton de décrire le frisson de joie qui le parcourut à la vue de l'écriture bien connue de Blake, puis en lisant le compte rendu de Renfrew. Ce n'était qu'un rapport; rien de plus; des relevés gravitométriques, le chiffre soigneusement établi de la distance parcourue, une étude détaillée du comportement des machines et enfin une estimation des variations de vélocité fondée sur les sept facteurs invariables.

Du point de vue mathématique, c'était un splendide travail, une analyse scientifique de premier ordre. Mais il n'y avait rien de plus. Il n'était pas fait mention de Pelham et il n'y avait pas le moindre commentaire sur ce que Caxton avait noté, ni sur ce qui s'était passé.

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La Quête sans Fin

Renfrew s'était réveillé, et s'il fallait prendre son compte rendu pour critère, l'homme aurait tout aussi bien pu être un robot.

Mais Caxton le connaissait mieux que cela.

Et Blake pensait de même, comme le vit Caxton en lisant son rapport.

Peter,

ARRACHEZ CETTE FEUILLE QUAND VOUS L'AUREZ

LUE !

Eh bien, oui, le pire est arrivé. Nous n'aurions pu recevoir un plus méchant coup du sort. Cela m'horrifie de penser que Pelham est mort. Quel homme c'était, et quel ami! Mais nous étions tous avertis des risques que nous courions, lui plus que quiconque. Alors, tout ce que nous pouvons dire, c'est « Dormez bien, cher ami, nous ne vous oublierons jamais. »

Toutefois, le cas de Renfrew est devenu grave. Après tout, nous nous inquiétions de son premier réveil, à plus forte raison quand il lui arrive en pleine figure un choc comme la mort de Pelham. Et je pense que nous avions raison de nous en soucier dès le début.

Comme nous le savons, vous et moi, Renfrew était un des enfants gâtés de la Terre. Imaginez donc n'importe quel être humain qui naît beau, riche et intelligent à la fois. Son grand défaut était de ne jamais se préoccuper de l'avenir. Avec sa personnalité éblouissante, avec les foules de femmes en admiration devant lui et d'hommes qui s'inclinaient bien bas, il n'avait guère le temps de penser à autre chose qu'au présent.

Les réalités le frappaient toujours comme la foudre. Cette soirée d'adieu aurait déjà suffi à plonger n'importe qui dans un brouillard mental à noyer toute réalité. S'éveiller une centaine d'années plus tard et penser que ceux qu'on aimait se sont desséchés, sont morts, que les vers les dévorent... eh bien...

(C'est de propos délibéré que j'exprime tout cela aussi mal parce quel' esprit humain entrevoit des incidences d'une affreuse étrangeté, si bien qu’il tâche de censurer les mots.) Je comptais personnellement sur Pelham pour agir comme une sorte de soutien psychologique à l'usage de Renfrew ; et nous savons tous les deux que Pelham admettait avoir une vaste influence sur 276

La Quête sans Fin

Renfrew. Il faut remplacer cette influence. Essayez de trouver un moyen, Peter, pendant que vous vous acquittez des besognes routinières. Il nous faudra vivre avec ce type quand nous nous réveillerons tous au bout des cinq cents ans.

Arrachez cette page. Ce qui suit n'est que monnaie courante.

Ned.

Caxton brûla la lettre dans l'incinérateur, examina les deux corps endormis — ils reposaient dans un calme si semblable à la mort ! —

puis retourna dans le poste de commande.

Dans la plaque, le Soleil était une étoile très brillante, sertie de velours noir, une vision merveilleuse, éblouissante.

Alpha du Centaure était plus éclatante encore, lumière irradiante dans cette tapisserie de noir piqueté d'or. Il était encore impossible de distinguer les divers soleils d'Alpha A, B et Proxima, mais leur clarté combinée donnait une impression de majesté, inspirait une révèrente admiration.

Bon, songeait-il, me voilà bel et bien embarqué pour ce fantastique voyage, et en même temps je m'efforce de ne pas en être...

Il était conscient de son conflit intérieur. Il luttait contre son enthousiasme, il se débattait contre le fait qu'il était dans le coup. Et son enthousiasme provenait évidemment du fait même qu'il était engagé.

Peut-être aurait-il dû s'inquiéter de Renfrew, comme le suggérait Blake. Pourtant, tout en comprenant ce que le voyage avait de grandiose — ils étaient là, les premiers hommes à piquer sur le lointain Centaure, les premiers à se porter vers les étoiles fixes —

tout en saisissant tous ces aspects, il se raccrochait quand même à son objectif personnel.

Il se disait que l'immensité de temps en jeu n'avait plus de sens, ne laissait plus de place à l'émotion. Plutôt s'en tenir à ses propres buts; ne jamais oublier qu'il était Peter Caxton, un homme qui savait exactement disons presque ! — ce qu'il faisait.

Il accomplit son travail, prit sa troisième dose de drogue et retourna se mettre au lit. Le sommeil lui vint sans qu'il eût dressé de plan au sujet de Renfrew.

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La Quête sans Fin

Le troisième réveil fut sans histoire, sauf qu'en parcourant le journal de bord il constata que Renfrew n'y avait rien porté du tout.

Et Blake trahissait dans sa prose qu'il ne savait qu'en penser, mais qu'il en était profondément tourmenté.

« Il a quand même absorbé la dose appropriée, » écrivait Blake, «

car j'ai compté les capsules. Réfléchissez bien, Peter, et détruisez également cette note. »

Plus tard, en attendant que sa dernière dose pour le voyage fasse son effet, Caxton se demandait : « À quoi donc suis-je censé réfléchir

? » Si Renfrew avait vraiment perdu la tête, il leur faudrait sans aucun doute prendre des mesures. Mais, au fond, le problème serait personnel à Renfrew.

Il se sentait néanmoins le corps contracté. Ce qu'il regrettait, car, sur un autre plan, c'était assez enthousiasmant de songer : Nous y sommes. La prochaine fois que je me réveillerai, nous serons au terme.

Une part de cette excitation dut subsister à travers les cent cinquante dernières années, car lorsque Caxton s'éveilla, il pensa : Nous sommes arrivés ! Finie la longue nuit, fini le voyage fantastique. Nous allons nous revoir tous et contempler les grands soleils du Centaure.

Ce qu'il y avait d'étrange, et cela le frappa alors même qu'il exultait, encore étendu sur sa couche, c'était que le temps lui parût si long. Et pourtant... pourtant il n'avait été à l'état de veille qu'à trois reprises. Et seulement une fois pour l'équivalent d'une pleine journée.

Au sens le plus exact, il n'y avait pas plus d'un jour et demi qu'il n'avait vu Blake et Renfrew — et Pelham. Il n'avait eu que trente-six heures de vie consciente depuis le décollage.

Alors pourquoi cette impression que des millénaires s'étaient écoulés, seconde après seconde, lentement ? Pourquoi cette notion surnaturelle, creuse, d'un voyage à travers une nuit insondable, sans fin ?

L'esprit humain se laissait-il si facilement tromper ?

Pour finir, Caxton conclut qu'il avait été en réalité vivant pendant ces cinq cents ans, que toutes ses cellules et que tous ses organes avaient continué d'exister et qu'il n'était même pas impossible qu'une 278

La Quête sans Fin

part de son cerveau fût restée affreusement consciente pendant tout ce temps inconcevable.

Il y avait, en outre, une vérité psychologique : il savait pertinemment à présent que cinq cents années avaient passé, et que...

Il s'aperçut en sursautant que les dix minutes étaient écoulées. Il activa prudemment le masseur.

Les mains douces, capitonnées, étaient à l'œuvre sur son corps depuis une quinzaine de minutes quand la porte de son compartiment s'ouvrit. La lumière se fit.

C'était Blake. Son mouvement trop brusque pour tourner la tête vers l'autre homme étourdit Caxton. Il ferma les yeux et entendit Blake s'approcher de lui. Au bout d'une minute, il lui fut de nouveau possible de regarder Blake sans voir de brouillard. Il portait un bol de soupe. Debout, il contemplait Caxton étendu, avec une expression curieusement attristée.

Finalement, ses traits se détendirent en un sourire.

— « Salut, Peter ! » fit-il. « Chut ! » souffla-t-il aussitôt. «

N'essayez pas de parler pour le moment. Je vais vous nourrir pendant que vous êtes encore couché. Plus vite vous serez sur pied, mieux cela vaudra pour moi. »

Il redevint sombre en achevant sa phrase, puis il ajouta comme en arrière-pensée : «Il y a deux semaines que je suis debout. » Il s'assit au bord du lit et remplit une cuiller de potage. Le silence ne fut plus troublé que par le friselis du robot-masseur. Les forces revenaient lentement dans le corps de Caxton. Avec chaque seconde qui passait, il devenait plus conscient de l'humeur mélancolique de Blake.

— « Et Renfrew ? » finit-il par demander d'une voix rauque. «

Est-il éveillé ? »

Blake hésita, puis fit un signe affirmatif. Son front se plissa; il déclara simplement : « Il est fou. Absolument fou, dément. J'ai été dans l'obligation de l'attacher. Je l'ai mis dans sa chambre. Il se calme un peu, mais pour commencer, il se conduisait en fou furieux. »

— « Vous n'êtes pas cinglé, vous-même ? » finit par murmurer Caxton. « Renfrew n'a jamais eu une pareille sensibilité ! Le simple passage du temps, la réalisation subite que tous ses amis sont morts ne suffiraient pas à lui faire perdre la raison. »

279

La Quête sans Fin

Blake secouait la tête. « Il n'y a pas que cela, Peter. » Il fit une pause. « Peter, il faut préparer votre esprit au choc le plus violent qu'il ait jamais subi. »

Caxton le fixait du regard et éprouvait un sentiment de vide dans tout le corps. « Que voulez-vous dire ? »

Blake poursuivit, le visage grimaçant : « Je sais que vous êtes capable d'encaisser. Alors ne vous effrayez pas. Vous et moi, Peter, nous sommes un peu en dehors du coup ; pas tout à fait engagés. »

Caxton murmura : « Venons-en au fait. Que se passet-il ? »

— « Peter, les soleils d'Alpha étaient assez rapprochés il y a deux semaines, seulement à six mois de distance à notre vélocité moyenne de huit cents kilomètres par seconde. J'ai eu l'idée de voir si je pourrais capter certaines de leurs stations-radio. »

Il eut un triste sourire. « Eh bien, je les ai toutes reçues sur le cadran, avec une clarté de cloche. » Il s'interrompit. Il baissa les yeux sur Caxton et son sourire était effrayant. « Peter, nous sommes les rois des imbéciles de toute la création, » grogna-t-il. « Quand j'ai dit la vérité à Renfrew, il s'est effondré comme de la glace qui fond dans de l'eau chaude. »

Il se tut encore une fois ; mais le silence était trop pénible aux nerfs exacerbés de Caxton.

— « Bon Dieu ! Mon vieux... ! » Commença-t-il. Et il resta muet. Parfaitement immobile. D'un seul coup, en éclair, il avait compris. Il avait l'impression que son sang roulait comme le tonnerre dans ses veines. Ce fut d'une voix mourante qu'il reprit : « Ainsi donc... »

Blake approuva de la tête. « Ouais. C'est bien ainsi. Et ils nous ont déjà repérés avec leurs radars perfectionnés. Un vaisseau viendra à notre rencontre dès que je signalerai que vous avez repris conscience. J'espère seulement qu'ils seront en mesure de faire quelque chose pour Jim, » acheva-t-il d'un ton sinistre.

Caxton était assis aux commandes une heure plus tard quand il distingua la lueur dans les ténèbres. Un éclair argenté qui grandit.

L'instant suivant, un énorme spationef se mettait à la même vélocité qu'eux, à moins de deux kilomètres de distance.

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La Quête sans Fin

Caxton ébaucha un sourire malheureux. Il s'adressa à Blake : «

Ils ont bien dit que ce vaisseau a quitté son hangar il y a dix minutes

? »

— « Oui. Ils peuvent accomplir le voyage de la Terre au Centaure en trois heures ! » Dit Blake.

Caxton ignorait encore ce détail. Il se passa quelque chose sous son crâne. « Quoi ! » s'écria-t-il. « Mais il nous a fallu cinq cents... »

Il s'interrompit, effaré. « Trois heures ! » murmura-t-il. « Comment avons-nous pu oublier que l'humanité progresserait ? »

Dans le silence qui suivit, Caxton vit un trou sombre s'ouvrir dans la vaste paroi, devant lui. Il guida son vaisseau dans cette caverne.

Par le hublot arrière, il vit se refermer l'entrée de la caverne.

Devant, des lumières se braquèrent sur une porte. Quand il eut posé la nef sur le sol métallique, un visage apparut sur la plaque radio.

— « C'est Cassellahat ! » souffla Blake. « La seule personne à m'avoir parlé directement jusqu'à présent. »

Une tête et un visage de savant distingué. Cassellahat sourit et leur dit : « Vous pouvez sortir de votre vaisseau et passer par la porte que vous voyez. »

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La Quête sans Fin

Chapitre 14

Caxton éprouvait le sentiment d'espaces vides tout autour d'eux tandis qu'ils montaient vers la vaste salle de réception.

Ils entrèrent en un duo silencieux dans un foyer qui s'ouvrait sur une pièce luxueuse et très spacieuse.

C'était une de ces salles où un roi, ou une actrice de cinéma en studio, seraient entrés sans battre d'un cil. Elle était tendue de merveilleuses tapisseries. Du moins pensa-t-il un instant que c'étaient des tapisseries, puis il s'aperçut qu'il n'en était rien. C'était... il n'aurait su dire quoi.

Il avait vu du mobilier de grand luxe dans le bureau et la maison de Renfrew. Mais ici les divans, les fauteuils et les tables étincelaient comme s'ils eussent été tissés de feux flamboyants de couleurs différentes mais bien assorties. Non, ce n'était pas exact, cela n'étincelait pas. Cela...

Une fois encore, il ne sut formuler sa pensée.

Il n'eut pas le temps de procéder à un examen plus attentif, car un homme vêtu à peu près comme eux se levait d'un fauteuil. Il reconnut Cassellahat.

Celui-ci s'avança en souriant. Puis il ralentit, le nez froncé. Un instant après, il serra rapidement les mains de Blake et de Caxton, puis battit promptement en retraite dans un fauteuil à dix pieds de distance, où il s'assit, un peu raide.

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La Quête sans Fin

Son comportement était étonnamment discourtois, mais il se rattrapa l'instant d'après en leur faisant signe de s'asseoir. Caxton et Blake se posèrent côte à côte sur un canapé, assez surpris.

Cassellahat commença à parler : « Pour votre ami, il faut que je vous avertisse. Il est de type schizophrénique et nos psychologues ne pourront d'abord le rétablir que provisoirement. La guérison définitive exigera plus de temps, ainsi que votre entière coopération.

Donnez votre accord à tous les projets de M. Renfrew, à moins naturellement qu'il ne devienne dangereux. »

« Mais, pour le moment, » il leur adressa un sourire, « permettez-moi de vous accueillir au nom des quatre planètes du Centaure. C'est pour moi un événement d'importance. Depuis ma plus tendre enfance, on m'a instruit dans le seul but de faire de moi votre guide et votre mentor ; et naturellement, je déborde de joie à l'idée que le temps est venu de mettre en pratique les études approfondies que j'ai faites de la langue et des coutumes américaines de la période moyenne. Car c'est leur seul objet. »

Il n'en paraissait pas tellement joyeux. Il plissait toujours le nez de cette façon bizarre qu'avait remarquée Caxton et son visage avait une expression chagrine. Toutefois ses mots avaient impressionné Caxton.

— « Qu'entendez-vous par vos études d'américain ? » s'enquit-il.

« C'est pourtant bien de l'anglais que nous avons entendu à la radio ?

»

« Bien sûr. Mais la langue a évolué au point que — autant me montrer franc — vous avez eu du mal à comprendre les phrases complètes, n'est-ce pas ? »

— « Nous avons cependant saisi certains mots, » dit Blake.

— « Oui. »

— « Bon. Dans ce cas, il suffira d'apprendre les mots nouveaux.

»

— « Eh bien, vous vous y mettrez. »

Ils restèrent silencieux pendant que Blake se mâchonnait la lèvre inférieure. Ce fut lui qui rompit le silence : « A quoi ressemblent les planètes du Centaure ? Vous disiez à la radio que les centres de population étaient revenus à la structure urbaine ? »

283

La Quête sans Fin

« Je serai heureux, » répondit Cassellahat, « de vous faire visiter autant de nos villes que vous voudrez. Vous êtes nos invités et il vous a été alloué deux millions et demi de crédits à utiliser comme vous le jugerez bon. » Il s'interrompit. « Mais si vous n'avez plus de questions à me poser pour l'instant... »

Blake et Caxton se récrièrent ensemble : «Une minute, monsieur

! » fit Caxton. « Nous en avons des tas! » dit Blake.

L'homme âgé inclina la tête en signe d'acquiescement et resta assis. Ce fut Caxton qui posa la première question : « Etes-vous en mesure de prolonger la vie ? »

— « Vingt ans de plus que vos chances actuelles. »

Il fallut quelques éclaircissements pour s'assurer qu'ils parlaient bien des mêmes « chances actuelles ». Mais Cassellahat était bien au courant de la « période américaine moyenne ». Et il voulait dire que si la longévité était de soixante-dix ans à leur époque, elle était passée à quatre-vingt-dix pour la sienne.

Cette augmentation paraissait infime. Tout d'abord Caxton éprouva une violente déception, puis il fut intrigué. Il y avait eu autrefois tant d'espoir que la médecine arrive à des résultats importants dans ce domaine !

Il semblait que le problème fût posé par les cellules qui ne pouvaient se renouveler qu'un nombre limité de fois; à l'origine, de dix à treize fois, soit environ tous les six ans et demi à sept ans.

L'amélioration consistait en une découverte qui permettait d'assurer à tous le maximum de treize renouvellements.

Il était cependant impossible de dépasser ce chiffre.

Les hommes venus du passé avancèrent que leur propre voyage de cinq cents ans avait certainement rompu cette barrière. Mais apparemment, ce n'était pas exact. La drogue cataleptique de Pelham n'avait apporté qu'un énorme ralentissement de l'activité cellulaire, explication également valable pour les gens qui vivaient cent et davantage d'années dans les conditions normales.

Bien que Blake eût placé une question de temps à autre durant cette décevante discussion sur la prolongation de la vie, il leva cette fois la main en souriant et dit : « Peter, ce sont les questions mêmes de Renfrew que vous avez posées. Je vais à présent poser les vôtres.

»

284

La Quête sans Fin

— « Veuillez, je vous prie, vous reculer un peu pendant que vous les posez, » dit Cassellahat, sans cesser de sourire. Il s'excusa tandis que les deux hommes s'écartaient de lui. « Je vous expliquerai pourquoi dans quelques instants. Mais passons à vos questions, M.

Blake. »

— « Qu'est-ce qui fait que la vitesse de la lumière est une constante ? » commença Blake. Cassellahat ne cilla même pas. « La vélocité est égale au cube de la racine cubique de GD, » répondit-il, «

D étant la profondeur du continuum espace-temps, et G la tolérance générale ou la gravité, comme vous l'appelleriez, de toute la matière contenue dans ce continuum. »

— « Comment se forment les planètes ? »

— « Un soleil doit s'équilibrer dans l'espace où il se trouve. Il projette de la matière, de la même façon qu'un navire océanique jette l'ancre. C'est une description grossière. Je pourrais vous en fournir la formule mathématique, mais il faudrait que je l'écrive. Après tout, je ne suis pas un scientifique. Ce ne sont là que des faits que je connais depuis l'enfance, du moins me le semble-t-il. »

Caxton, intrigué, le coupa. « Un soleil projette donc sa matière sans autre influence que son... son désir... de s'équilibrer ? »

Cassellahat le regarda fixement. « Bien sûr que non. Les pressions en cause sont très puissantes, je peux vous l'assurer. Faute de cet équilibre, le soleil tomberait hors de cet espace. Seuls quelques soleils célibataires ont appris à assurer leur stabilité sans le secours de planètes. »

— « Quelques quoi ? » s'étonna Blake.

Caxton voyait bien que Blake avait été ébranlé au point d'en oublier les questions qu'il avait l'intention de poser. Les paroles de Cassellahat interrompirent le cours de ses pensées. « Un soleil célibataire, c'est une étoile très ancienne, refroidie, de la classe M. La plus chaude qu'on connaisse a une température de 100 °C et la plus froide de 25 °C. Au sens littéral, un célibataire est un vieux fripon que l'âge rend maniaque. Sa caractéristique est de ne tolérer ni matière, ni planètes, ni même de gaz dans son voisinage. »

Blake restait silencieux, le front plissé, pensif. Caxton saisit l'occasion de poursuivre son idée. « Le fait que vous soyez informé de tout cela sans être un scientifique m'intéresse. Par exemple, chez 285

La Quête sans Fin

nous, dès 1979, tous les gamins comprenaient les principes de la fusée dès leur naissance. Des gamins de dix ans se promenaient dans des jouets spécialement conçus, qu'ils étaient capables de démonter et de remonter. Ils pensaient fusées et ils absorbaient comme du gâteau tout ce qui paraissait de nouveau dans ce domaine. »

— « Mais voici ce que j'aimerais savoir : quelle est chez vous la parallèle à cette tendance ? »

— « La force adeledicnander, » dit Cassellahat. « J'ai déjà tenté de l'expliquer à M. Blake, quand nous avons conversé par radio, mais il semble que son esprit renâcle devant certains de ses aspects les plus simples. »

Blake s'agita, le visage contracté. « Il voulait me faire croire que les électrons sont capables de penser; je n'avale pas ça. »

Cassellahat secoua la tête. « Non pas qu'ils pensent. Ils ne pensent pas. Mais ils ont une psychologie. »

— « Une psychologie électronique ! » s'écria Caxton.

— « Tout simplement l'adeledicnander, » répliqua Cassellahat. «

N'importe quel enfant... »

Blake grommela : « Je sais. Un enfant de six ans pourrait me l'expliquer. » Il se tourna vers Caxton. « C'est pourquoi j'avais préparé un tas de questions. Je m'étais dit que si nous avions une bonne connaissance moyenne, nous pourrions passer à ce truc d'adeledicnander de la même façon que le font leurs enfants. »

Il fit de nouveau face à Cassellahat. Mais l'autre leva la main. «

Pas davantage, M. Blake ! Toutes autres questions d'ordre scientifique devront être posées aux autorités de chaque domaine particulier, qui sont d'ailleurs impatientes de faire votre connaissance, je peux vous l'assurer. »

Caxton intervint avec curiosité : « Très bien, plus de questions scientifiques. Mais comment sont les gens d'à présent ? » Il développa sa pensée. « Quand nous sommes partis, nous étions au bout d'une rébellion des jeunes contre l'ordre établi, qui durait depuis quinze ans... je dis au bout, non que ce fût terminé, mais parce qu'il semblait que le conflit s'apaisait alors. Une sorte de stabilisation des positions conquises, en quelque sorte. Qu'en est-il advenu ? »

— « Je crains bien, » dit Cassellahat à regret, « de n'avoir jamais très bien su moi-même de quoi il s'agissait... mais vous allez 286

La Quête sans Fin

rencontrer des gens. Demain, entre autres, vous passerez à la télévision. Vous vous ferez votre propre idée. »

Il se leva. « Avant de me retirer, il faut que je vous avertisse. Il est intervenu quelque chose de... euh... d'imprévu. Dès l'instant où nous avons été en présence, j'ai été frappé par une odeur désagréable qui émanait de vous deux. Du moins le premier impact sur moi en a-t-il été déplaisant, bien que je n'en sois plus très certain à présent.

Mais il faut étudier ce problème. Jusque-là, soyez très prudents quand vous approcherez des gens de notre époque. Et c'est une question urgente, car nous avons déjà atterri depuis quelques minutes. »

— « Et maintenant, je vous quitte, à titre provisoire. Vous passerez votre première nuit à votre propre bord pendant que nous prendrons des dispositions. J'espère que vous ne m'en voudrez pas de porter désormais un masque en votre présence. Avec mes meilleurs souhaits, messieurs, et... »

Il s'interrompit, jetant un coup d'œil derrière Blake et Caxton, puis annonça : « Ah ! Voici votre ami. »

— « Salut, les copains ! » lança joyeusement Renfrew, du seuil de la porte. Et il ajouta avec un certain humour: « Pour une bande de ballots, on ne fait pas mieux, hein ? »

Par la suite, un Caxton honteux devait se trouver une explication pour ce qui se produisit alors. Le voyage avait été trop pénible, se dit-il. Au nom du Ciel, je ne suis pas enfer! Et, de plus, le retour soudain à la santé mentale d'un type qui l'instant d'avant était encore fou à lier... Qui n'en serait pas un peu déséquilibré ?

Quelle qu'ait été la raison qui le poussait, il fut le premier à accueillir Renfrew. Ce fut lui qui le prit dans ses bras pour le serrer contre sa poitrine, les yeux remplis de larmes.

Aussitôt, il se rendit compte de ce qu'il faisait; et il recula, puis, dans un effort tardif de justification de son acte, il dit : « Maintenant, je vais coller un jeton sur la gueule de ce type pour ce qu'il a eu le culot de nous dire ! »

Mais, quand il pivota, Cassellahat n'était plus là.

Etendu sur sa couchette, ce soir-là, Caxton ne trouvait pas le sommeil. Tout d'abord, il se dit que c'était l'énervement... Mais il saisit soudain ce qui le tourmentait.

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La Quête sans Fin

Je me suis laissé entraîner à penser de travers. A la vérité, qu'importe qui est arrivé au Centaure le premier ? Renfrew mélange tout. Tel n'était pas notre but... de parvenir jusqu'ici avant tout autre Terrien... Plus particulièrement, Renfrew et lui — les mobiles de Blake lui étaient encore inconnus — étaient partis vers l'avenir pour se procurer à eux-mêmes une forme d'immortalité. Ce qu'accomplissaient les autres hommes entre-temps, c'était parfait...

pour eux. Les progrès de l'humanité pendant cette période de cinq cents ans étaient magnifiques. Mais en quoi cela avançait-il tous ceux qui étaient dans la tombe ?

Caxton s'assit sur sa dure couchette dans l'intention de foncer pour exposer ces vérités logiques à Renfrew et à Blake. Mais il se recoucha vite. Jamais il n'avait donné aux autres la moindre idée des motifs réels qui l'avaient incité à entreprendre ce voyage. Ridicule de les leur révéler maintenant. Mieux valait garder pour lui seul ses pensées, comme il l'avait toujours fait.

Son problème restait le même que lorsqu'il était dans le Palais d'

Immortalité. Probablement que les milliards de gens de cette période seraient un jour ou l'autre sauvés par les Détenteurs, en ce sens qu'on les ramasserait à l'âge de quatorze ans, ou en un point quelconque, pour les projeter dans une vie plus longue sur un autre monde de probabilité.

Comme la première fois, Caxton, irrité, repoussa cette éventualité, qui pour lui n'avait pas de sens. Ayant analysé la situation et pris sa décision, il parvint à s'endormir.

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La Quête sans Fin

Chapitre 15

A son réveil, le lendemain matin, Caxton eut durant quelques secondes l'impression que le voyage se poursuivait.

Il était éperdu car il ne se rappelait plus quel était l'ordre numérique de ce retour à la connaissance. L'instant d'après, il revenait à la réalité, il se rappelait.

Son soulagement fut bref. Il se leva. Il s'habilla... sans hâte. Une fois debout, il comprit qu'il avait à entreprendre une recherche des Détenteurs, que les circonstances actuelles entraveraient considérablement. Il leur faudrait sans doute rester tous les trois un certain temps sur le Centaure, et quand ils retourneraient sur la Terre, il y aurait de nouvelles difficultés... Il se souvint soudain de ce que lui avait dit une fois sa femme : « Peter, décontracte-toi, je t'en prie.

Nous sommes en train de faire l'amour et j'ai l'impression que tu te livres déjà mentalement à une nouvelle expérience, que notre activité de cet instant n'a aucune signification. » C'était vrai. Il était perdu dans les profondeurs de son esprit, à bâtir des plans et des projets, à grand accompagnement de nervosité. Sans nul doute, ce comportement dans son passé avait beaucoup contribué à ce qu'elle demande si vite le divorce.

Quelqu'un avait une fois affirmé à Caxton qu'aucune femme ne laisserait échapper un mari, à moins que celui-ci ne l'assomme à coups de gourdin. Mais ce n'était pas exact, musait Caxton. Il y avait 289

La Quête sans Fin

des hommes qu'une femme s'empresserait de fuir, et avec joie. Il ébaucha son pâle sourire en songeant que bien rares devaient être les hommes qui pourraient affirmer appartenir au type que les femmes préféraient fuir à la première occasion.

Il se réconforta : Du moins ai-je cet avantage. Je suis capable de me tirer des pétrins où je me fourre parce que les gens sont heureux d'être débarrassés de moi. Peut-être que cela marchera ici aussi.

Devant cette possibilité, il reprit confiance. Sur quoi, il ouvrit la porte, sortit dans la coursive et se rendit au poste de commande. Il y trouva Blake et Renfrew.

Blake fut le premier à le voir. « J'allais justement vous chercher,

» dit-il à Caxton. « Nous devons subir un examen médical complet, alors préparez-vous à une morne journée ! »