
30 Juillet 1830.
J'avais vu fuir les mers de Solyme et d'Athènes,
D'Ascalon et du Nil les mouvantes arènes,
Carthage abandonnée et son port blanchissant:
Le vent léger
du soir arrondissait ma voile,
Et de Vénus l'étoile
Mêlait sa perle humide à l'or pur du couchant.
Assis au pied du mât de mon vaisseau rapide,
Mes yeux cherchaient de loin ces colonnes d'Alcide
Où choquent leurs tridents deux Neptune irrités.
De l'antique Hespérie abordant le rivage,
Du noble Abencerage
Le mystère m'ouvrit les palais enchantés.
Comme une jeune abeille aux roses engagée,
Ma Muse revenait de son butin chargée,
Et cueilli sur la fleur des plus beaux souvenirs:
Dans les monts que Roland brisa par sa vaillance,
Je contais à sa lance
L'orgueil de mes dangers, tentés pour des plaisirs.
De l'âge délaissé quand survient la disgrâce,
Fuyons, fuyons les bords qui, gardant notre trace,
Nous font dire du temps en mesurant le cours:
«Alors j'avais un frère, une mère, une amie;
Félicité ravie!
Combien me reste-t-il de parents et de jours?»
Il me fut impossible d'achever mon ode: j'avais drapé lugubrement mon tambour pour battre le rappel des rêves de mes nuits passées; mais toujours, parmi ces rappelés, se mêlaient quelques songes du moment dont la mine heureuse déjouait l'air consterné de leurs vieux confrères.
Voilà qu'en poétisant je rencontrai une jeune femme assise au bord du gave; elle se leva et vint droit à moi: elle savait, par la rumeur du hameau, que j'étais à Cauterets. Il se trouva que l'inconnue était une Occitanienne, qui m'écrivait depuis deux ans sans que je l'eusse jamais vue: la mystérieuse anonyme se dévoila: patuit Dea.
J'allais rendre ma visite respectueuse à la naïade du torrent. Un soir qu'elle m'accompagnait lorsque je me retirais, elle me voulut suivre; je fus obligé de la reporter chez elle dans mes bras. Jamais je n'ai été si honteux: inspirer une sorte d'attachement à mon âge me semblait une véritable dérision; plus je pouvais être flatté de cette bizarrerie, plus j'en étais humilié, la prenant avec raison pour une moquerie. Je me serais volontiers caché de vergogne parmi les ours, nos voisins. J'étais loin de me dire ce que disait Montaigne: «L'amour me rendroit la vigilance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne....» Mon pauvre Michel, tu dis des choses charmantes, mais à notre âge, vois-tu, l'amour ne nous rend pas ce que tu supposes ici. Nous n'avons qu'une chose à faire: c'est de nous mettre franchement de côté. Au lieu donc de me remettre aux estudes sains et sages par où je pusse me rendre plus aimé, j'ai laissé s'effacer l'impression fugitive de ma Clémence Isaure; la brise de la montagne a bientôt emporté ce caprice d'une fleur; la spirituelle, déterminée et charmante étrangère de seize ans m'a su gré de m'être rendu justice: elle est mariée[189].
Des bruits de changement de ministres étaient parvenus dans nos sapinières. Les gens bien instruits allaient jusqu'à parler du prince de Polignac; mais j'étais d'une incrédulité complète. Enfin, les journaux arrivent: je les ouvre, et mes yeux sont frappés de l'ordonnance officielle qui confirme les bruits répandus[190]. J'avais bien éprouvé des changements de fortune depuis que j'étais au monde, mais je n'étais jamais tombé d'une pareille hauteur. Ma destinée avait encore une fois soufflé sur mes chimères; ce souffle du sort n'effaçait pas seulement mes illusions, il enlevait la monarchie. Ce coup me fit un mal affreux; j'eus un moment de désespoir, car mon parti fut pris à l'instant, je sentis que je me devais retirer. La poste m'apporta une foule de lettres; toutes m'enjoignaient d'envoyer ma démission. Des personnes même que je connaissais à peine se crurent obligées de me prescrire la retraite.
Je fus choqué de cet officieux intérêt pour ma bonne renommée. Grâce à Dieu, je n'ai jamais eu besoin qu'on me donnât des conseils d'honneur; ma vie a été une suite de sacrifices, qui ne m'ont jamais été commandés par personne; en fait de devoir, j'ai l'esprit prime-sautier. Les chutes me sont des ruines, car je ne possède que des dettes, dettes que je contracte dans des places où je ne demeure pas assez de temps pour les payer; de sorte que, toutes les fois que je me retire, je suis réduit à travailler aux gages d'un libraire. Quelques-uns de ces fiers obligeants, qui me prêchaient l'honneur et la liberté par la poste, et qui me les prêchèrent encore bien plus haut lorsque j'arrivai à Paris, donnèrent leur démission de conseillers d'État; mais les uns étaient riches, les autres ne se démirent pas des places secondaires qu'ils possédaient et qui leur laissèrent les moyens d'exister. Ils firent comme les protestants, qui rejettent quelques dogmes des catholiques et qui en conservent d'autres tout aussi difficiles à croire. Rien de complet dans ces oblations; rien d'une pleine sincérité: on quittait douze ou quinze mille livres de rente, il est vrai, mais on rentrait chez soi opulent de son patrimoine, ou du moins pourvu de ce pain quotidien qu'on avait prudemment gardé. Avec ma personne, pas tant de façons; on était rempli pour moi d'abnégation, on ne pouvait jamais assez se dépouiller de tout ce que je possédais: «Allons, Georges Dandin, le cœur au ventre; corbleu! mon gendre, me forlignez pas; habit bas! Jetez par la fenêtre deux cent mille livres de rente, une place selon vos goûts, une haute et magnifique place, l'empire des arts à Rome, le bonheur d'avoir enfin reçu la récompense de vos luttes longues et laborieuses. Tel est notre bon plaisir. À ce prix, vous aurez notre estime. De même que nous nous sommes dépouillés d'une casaque sous laquelle nous avons un bon gilet de flanelle, de même vous quitterez votre manteau de velours, pour rester nu. Il y a égalité parfaite, parité d'autel et d'holocauste.»
Et, chose étrange! dans cette ardeur généreuse à me pousser dehors, les hommes qui me signifiaient leur volonté n'étaient ni mes amis réels, ni les copartageants de mes opinions politiques. Je devais m'immoler sur-le-champ au libéralisme, à la doctrine qui m'avait continuellement attaqué; je devais courir le risque d'ébranler le trône légitime, pour mériter l'éloge de quelques poltrons d'ennemis, qui n'avaient pas le courage entier de mourir de faim.
J'allais me trouver noyé dans une longue ambassade; les fêtes que j'avais données m'avaient ruiné, je n'avais pas payé les frais de mon premier établissement. Mais ce qui me navrait le cœur, c'était la perte de ce que je m'étais promis de bonheur pour le reste de ma vie.
Je n'ai point à me reprocher d'avoir octroyé à personne ces conseils catoniens qui appauvrissent celui qui les reçoit et non celui qui les donne; bien convaincu que ces conseils sont inutiles à l'homme qui n'en a point le sentiment intérieur. Dès le premier moment, je l'ai dit, ma résolution fut arrêtée; elle ne me coûta pas à prendre, mais elle fut douloureuse à exécuter. Lorsqu'à Lourdes, au lieu de tourner au midi et de rouler vers l'Italie, je pris le chemin de Pau[191], mes yeux se remplirent de larmes; j'avoue ma faiblesse. Qu'importe si je n'en ai pas moins accepté et tenu le cartel que m'envoyait la fortune? Je ne revins pas vite, afin de laisser les jours s'écouler. Je dépelotonnai lentement le fil de cette route que j'avais remontée avec tant d'allégresse, il y avait à peine quelques semaines.
Le prince de Polignac craignait ma démission. Il sentait qu'en me retirant je lui enlèverais aux Chambres des votes royalistes, et que je mettrais son ministère en question. On lui suggéra la pensée de m'envoyer une estafette aux Pyrénées avec ordre du roi de me rendre immédiatement à Rome, pour recevoir le roi et la reine de Naples qui venaient marier leur fille en Espagne[192]. J'aurais été fort embarrassé si j'avais reçu cet ordre. Peut-être me serais-je cru obligé d'y obéir, quitte à donner ma démission, après l'avoir rempli. Mais une fois à Rome, que serait-il arrivé? Je me serais peut-être attardé; les fatales journées m'auraient pu surprendre au Capitole. Peut-être aussi l'indécision où j'aurais pu rester aurait-elle donné la majorité parlementaire à M. de Polignac qui ne lui faillit que de quelques voix. L'adresse alors ne passait pas; les ordonnances, résultat de cette adresse, n'auraient peut-être pas paru nécessaires à leurs funestes auteurs: Diis aliter visum.
Je trouvai à Paris madame de Chateaubriand toute résignée. Elle avait, la tête tournée d'être ambassadrice à Rome, et certes une femme l'aurait à moins; mais, dans les grandes circonstances, ma femme n'a jamais hésité d'approuver ce qu'elle pensait propre à mettre de la consistance dans ma vie et à rehausser mon nom dans l'estime publique: en cela elle a plus de mérite qu'une autre. Elle aime la représentation, les titres et la fortune; elle déteste la pauvreté et le ménage chétif; elle méprise ces susceptibilités, ces excès de fidélité et d'immolation, qu'elle regarde comme de vraies duperies dont personne ne vous sait gré; elle n'aurait jamais crié vive le Roi quand même, mais, quand il s'agit de moi, tout change; elle accepte d'un esprit ferme mes disgrâces, en les maudissant.
Il me fallait toujours jeûner, veiller, prier pour le salut de ceux qui se gardaient bien de se vêtir du cilice dont ils s'empressaient de m'affubler. J'étais l'âne saint, l'âne chargé des arides reliques de la liberté; reliques qu'ils adoraient en grande dévotion pourvu qu'ils n'eussent pas la peine de les porter.
Le lendemain de mon retour à Paris, je me rendis chez M. de Polignac. Je lui avais écrit cette lettre en arrivant:
«Paris, ce 28 août 1829.
«Prince,
«J'ai cru qu'il était plus digne de notre ancienne amitié, plus convenable à la haute mission dont j'étais honoré, et avant tout plus respectueux envers le roi, de venir déposer moi-même ma démission à ses pieds, que de vous la transmettre précipitamment par la poste. Je vous demande un dernier service, c'est de supplier Sa Majesté de vouloir bien m'accorder une audience, et d'écouter les raisons qui m'obligent à renoncer à l'ambassade de Rome. Croyez, prince, qu'il m'en coûte, au moment où vous arrivez au pouvoir, d'abandonner cette carrière diplomatique que j'ai eu le bonheur de vous ouvrir.
«Agréez, je vous prie, l'assurance des sentiments que je vous ai voués et de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, prince,
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
«Chateaubriand.»
En réponse à cette lettre, on m'adressa ce billet des bureaux des affaires étrangères:
«Le prince de Polignac a l'honneur d'offrir ses compliments à M. le vicomte de Chateaubriand, et le prie de passer au ministère demain dimanche, à neuf heures précises, si cela lui est possible.
«Samedi, 4 heures.
J'y répliquai sur-le-champ par cet autre billet:
«Paris, ce 29 août 1829, au soir.
«J'ai reçu, prince, une lettre de vos bureaux qui m'invite à passer demain 30, à neuf heures précises, au ministère, si cela m'est possible. Comme cette lettre ne m'annonce pas l'audience du roi que je vous avais prié de demander, j'attendrai que vous ayez quelque chose d'officiel à me communiquer sur la démission que je désire mettre aux pieds de Sa Majesté.
«Mille compliments empressés,
«Chateaubriand.»
Alors M. de Polignac m'écrivit ces mots de sa propre main:
«J'ai reçu votre petit mot, mon cher vicomte; je serai charmé de vous voir demain sur les dix heures, si cette heure peut vous convenir.
«Je vous renouvelle l'assurance de mon ancien et sincère attachement.
«Le prince de Polignac.»
Ce billet me parut de mauvais augure; sa réserve diplomatique me fit craindre un refus du roi. Je trouvai le prince de Polignac dans le grand cabinet que je connaissais si bien. Il accourut au-devant de moi, me serra la main avec une effusion de cœur que j'aurais voulu croire sincère, et puis, me jetant un bras sur l'épaule, nous commençâmes à nous promener lentement d'un bout à l'autre du cabinet. Il me dit qu'il n'acceptait point ma démission; que le roi ne l'acceptait pas; qu'il fallait que je retournasse à Rome. Toutes les fois qu'il répétait cette dernière phrase, il me crevait le cœur: «Pourquoi, me disait-il, ne voulez-vous pas être dans les affaires avec moi comme avec la Ferronnays et Portalis? Ne suis-je pas votre ami? Je vous donnerai à Rome tout ce que vous voudrez; en France, vous serez plus ministre que moi, j'écouterai vos conseils. Votre retraite peut faire naître de nouvelles divisions. Vous ne voulez pas nuire au gouvernement? Le roi sera fort irrité si vous persistez à vouloir vous retirer. Je vous en supplie, cher vicomte, ne faites par cette sottise.»
Je répondis que je ne faisais pas une sottise; que j'agissais dans la pleine conviction de ma raison; que son ministère était très impopulaire; que ces préventions pouvaient être injustes, mais qu'enfin elles existaient; que la France entière était persuadée qu'il attaquerait les libertés publiques, et que moi, défenseur de ces libertés, il m'était impossible de m'embarquer avec ceux qui passaient pour en être les ennemis. J'étais assez embarrassé dans cette réplique, car, au fond, je n'avais rien à objecter d'immédiat aux nouveaux ministres; je ne pouvais les attaquer que dans un avenir qu'ils étaient en droit de nier. M. de Polignac me jurait qu'il aimait la charte autant que moi; mais il l'aimait à sa manière, il l'aimait de trop près. Malheureusement, la tendresse que l'on montre à une fille que l'on a déshonorée lui sert peu.
La conversation se prolongea sur le même texte près d'une heure. M. de Polignac finit par me dire que, si je consentais à reprendre ma démission, le roi me verrait avec plaisir et écouterait ce que je voudrais lui dire contre son ministère; mais que si je persistais à vouloir donner ma démission, Sa Majesté pensait qu'il lui était inutile de me voir, et qu'une conversation entre elle et moi ne pouvait être qu'une chose désagréable.
Je répliquai: «Regardez donc, prince, ma démission comme donnée. Je ne me suis jamais rétracté de ma vie, et, puisqu'il ne convient pas au roi de voir son fidèle sujet, je n'insiste plus.» Après ces mots, je me retirai. Je priai le prince de rendre à M. le duc de Laval l'ambassade de Rome, s'il la désirait encore, et je lui recommandai ma légation. Je repris ensuite à pied, par le boulevard des Invalides, le chemin de mon Infirmerie, pauvre blessé que j'étais. M. de Polignac me parut, lorsque je le quittai, dans cette confiance imperturbable qui faisait de lui un muet éminemment propre à étrangler un empire.
Ma démission d'ambassadeur à Rome étant donnée, j'écrivis au souverain pontife:
«Très-saint-père,
«Ministre des affaires étrangères en France en 1823, j'eus le bonheur d'être l'interprète des sentiments du feu roi Louis XVIII pour l'exaltation désirée de Votre Sainteté à la chaire de Saint-Pierre. Ambassadeur de Sa Majesté Charles X près la cour de Rome, j'ai eu le bonheur plus grand encore de voir Votre Béatitude élevée au souverain pontificat, et de l'entendre m'adresser des paroles qui seront la gloire de ma vie. En terminant la haute mission que j'avais l'honneur de remplir auprès d'elle, je viens lui témoigner les vifs regrets dont je ne cesserai d'être pénétré. Il ne me reste, très-saint-père, qu'à mettre à vos pieds sacrés ma sincère reconnaissance pour vos bontés, et à vous demander votre bénédiction apostolique.
«Je suis, avec la plus grande vénération et le plus profond respect,
«De Votre Sainteté
«Le très-humble et très-obéissant
serviteur,
«Chateaubriand.»
J'achevai pendant plusieurs jours de me déchirer les entrailles dans mon Utique; j'écrivis des lettres pour démolir l'édifice que j'avais élevé avec tant d'amour. Comme dans la mort d'un homme ce sont les petits détails, les actions domestiques et familières qui touchent, dans la mort d'un songe les petites réalités qui le détruisent sont plus poignantes. Un exil éternel sur les ruines de Rome avait été ma chimère. Ainsi que Dante, je m'étais arrangé pour ne plus rentrer dans ma patrie. Ces élucidations testamentaires n'auront pas, pour les lecteurs de ces Mémoires, l'intérêt qu'elles ont pour moi. Le vieil oiseau tombe de la branche où il se réfugie; il quitte la vie pour la mort. Entraîné par le courant, il n'a fait que changer de fleuve.[Lien vers la Table des Matières]
LIVRE XIV[193]
Flagorneries des journaux. — Les premiers collègues de M. de Polignac. — Expédition d'Alger. — Ouverture de la session de 1830. — Adresse. — La Chambre est dissoute. — Nouvelle Chambre. — Je pars pour Dieppe. — Ordonnances du 25 juillet. — Je reviens à Paris. — Réflexions pendant ma route. — Lettre à madame Récamier. — Révolution de juillet. — M. Baude, M. de Choiseul, M. de Sémonville, M. de Vitrolles, M. Laffitte et M. Thiers. — J'écris au roi à Saint-Cloud. Sa réponse verbale. — Corps aristocratiques. — Pillage de la maison des Missionnaires, rue d'Enfer. — Chambre des Députés. — M. de Mortemart. — Course dans Paris. — Le général Dubourg. — Cérémonie funèbre. — Sous la colonnade du Louvre. — Les jeunes gens me rapportent à la Chambre des Pairs. — Réunion des pairs.
Quand les hirondelles approchent du moment de leur départ, il y en a une qui s'envole la première pour annoncer le passage prochain des autres: j'étais la première aile qui devançait le dernier vol de la légitimité. Les éloges dont m'accablaient les journaux me charmaient-ils? pas le moins du monde. Quelques-uns de mes amis croyaient me consoler en m'assurant que j'étais au moment de devenir premier ministre; que ce coup de partie joué si franchement décidait de mon avenir: ils me supposaient de l'ambition dont je n'avais pas même le germe. Je ne comprends pas qu'un homme qui a vécu seulement huit jours avec moi ne se soit pas aperçu de mon manque total de cette passion, au reste fort légitime, laquelle fait qu'on pousse jusqu'au bout la carrière politique. Je guettais toujours l'occasion de me retirer: si j'étais tant passionné pour l'ambassade de Rome, c'est précisément parce qu'elle ne menait à rien, et qu'elle était une retraite dans une impasse.
Enfin, j'avais au fond de la conscience une certaine crainte d'avoir déjà poussé trop loin l'opposition; j'en allais forcément devenir le lien, le centre et le point de mire: j'en étais effrayé, et cette frayeur augmentait les regrets du tranquille abri que j'avais perdu.
Quoi qu'il en soit, on brûlait force encens devant l'idole de bois descendue de son autel. M. de Lamartine, nouvelle et brillante illustration de la France, m'écrivait au sujet de sa candidature à l'Académie[194], et terminait ainsi sa lettre:
«M. de La Noue, qui vient de passer quelques moments chez moi, m'a dit qu'il vous avait laissé occupant vos nobles loisirs à élever un monument à la France. Chacune de vos disgrâces volontaires et courageuses apportera ainsi son tribut d'estime à votre nom, et de gloire à votre pays.»
Cette noble lettre de l'auteur des Méditations poétiques fut suivie de celle de M. de Lacretelle[195]. Il m'écrivait à son tour:
«Quel moment ils choisissent pour vous outrager, vous l'homme des sacrifices, vous à qui les belles actions ne coûtent pas plus que les beaux ouvrages! Votre démission et la formation du nouveau ministère m'avaient paru d'avance deux événements liés. Vous nous avez familiarisés aux actes de dévouement, comme Bonaparte nous familiarisait avec la victoire; mais il avait, lui, beaucoup de compagnons, et vous ne comptez pas beaucoup d'imitateurs.»
Deux hommes fort lettrés et écrivains d'un grand mérite, M. Abel Rémusat[196] et M. Saint-Martin[197], avaient seuls alors la faiblesse de s'élever contre moi; ils étaient attachés à M. le baron de Damas. Je conçois qu'on soit un peu irrité contre ces gens qui méprisent les places; ce sont là de ces insolences qu'on ne doit pas tolérer.
M. Guizot lui-même daigna visiter ma demeure; il crut pouvoir franchir l'immense distance que la nature a mise entre nous; en m'abordant, il me dit ces paroles pleines de tout ce qu'il se devait: «Monsieur, c'est bien différent aujourd'hui!» Dans cette année 1829, M. Guizot eut besoin de moi pour son élection; j'écrivis aux électeurs de Lisieux, il fut nommé[198]; M. de Broglie m'en remercia par ce billet:
«Permettez-moi de vous remercier, monsieur, de la lettre que vous avez bien voulu m'adresser. J'en ai fait l'usage que j'en devais faire, et je suis convaincu que, comme tout ce qui vient de vous, elle portera ses fruits et des fruits salutaires. Pour ma part, j'en suis aussi reconnaissant que s'il s'agissait de moi-même, car il n'est aucun événement auquel je sois plus identifié et qui m'inspire un plus vif intérêt.»
Les journées de juillet ayant trouvé M. Guizot député, il en est résulté que je suis devenu en partie la cause de son élévation politique: la prière de l'humble est quelquefois écoutée du ciel.
Les premiers collègues de M. de Polignac furent MM. de Bourmont[199], de La Bourdonnaye, de Chabrol, Courvoisier[200] et Montbel[201]. Le 17 juin 1815, étant à Gand et descendant de chez le roi, je rencontrai au bas de l'escalier un homme en redingote et en bottes crottées, qui montait chez Sa Majesté. À sa physionomie spirituelle, à son nez fin, à ses beaux yeux doux de couleuvre, je reconnus le général Bourmont; il avait déserté l'armée de Bonaparte le 15. Le comte de Bourmont est un officier de mérite, habile à se tirer des pas difficiles; mais un de ces hommes qui, mis en première ligne, voient les obstacles et ne les peuvent vaincre, faits qu'ils sont pour être conduits, non pour conduire: heureux dans ses fils, Alger lui laissera un nom.
Le comte de La Bourdonnaye, jadis mon ami, est bien le plus mauvais coucheur qui fut oncques: il vous lâche des ruades, sitôt que vous approchez de lui; il attaque les orateurs à la Chambre, comme ses voisins à la campagne; il chicane sur une parole, comme il fait un procès pour un fossé. Le matin même du jour où je fus nommé ministre des affaires étrangères, il vint me déclarer qu'il rompait avec moi: j'étais ministre. Je ris et je laissai aller ma mégère masculine, qui, riant elle-même, avait l'air d'une chauve-souris contrariée[202].
M. de Montbel, ministre d'abord de l'instruction publique, remplaça M. de La Bourdonnaye à l'intérieur quand celui-ci se fut retiré, et M. de Guernon-Ranville[203] suppléa M. de Montbel à l'instruction publique.
Des deux côtés on se préparait à la guerre: le parti du ministère faisait paraître des brochures ironiques contre le Représentatif; l'opposition s'organisait et parlait de refuser l'impôt en cas de violation de la charte. Il se forma une association publique pour résister au pouvoir, appelée l'Association bretonne[204]: mes compatriotes ont souvent pris l'initiative dans nos dernières révolutions; il y a dans les têtes bretonnes quelque chose des vents qui tourmentent les rivages de notre péninsule.
Un journal, composé dans le but avoué de renverser l'ancienne dynastie[205], vint échauffer les esprits. Le jeune et beau libraire Sautelet[206] poursuivi de la manie du suicide, avait eu plusieurs fois l'envie de rendre sa mort utile à son parti par quelque coup d'éclat; il était chargé du matériel de la feuille républicaine: MM. Thiers, Mignet et Carrel en étaient les rédacteurs. Le patron du National, M. le prince de Talleyrand, n'apportait pas un sou à la caisse; il souillait seulement l'esprit du journal en versant au fonds commun son contingent de trahison et de pourriture. Je reçus à cette occasion le billet suivant de M. Thiers:
Monsieur,
«Ne sachant si le service d'un journal qui débute sera exactement fait, je vous adresse le premier numéro du National. Tous mes collaborateurs s'unissent à moi pour vous prier de vouloir bien vous considérer, non comme souscripteur, mais comme notre lecteur bénévole. Si dans ce premier article, objet de grand souci pour moi, j'ai réussi à exprimer des opinions que vous approuviez, je serai rassuré et certain de me trouver dans une bonne voie.
«Recevez, monsieur, mes hommages
«A. Thiers.»
Je reviendrai sur les rédacteurs du National; je dirai comment je les ai connus; mais dès à présent je dois mettre à part M. Carrel: supérieur à MM. Thiers et Mignet, il avait la simplicité de se regarder, à l'époque où je me liai avec lui, comme venant après les écrivains qu'il devançait: il soutenait avec son épée les opinions que ces gens de plume dégainaient.
Pendant qu'on se disposait au combat, les préparatifs de l'expédition d'Alger s'achevaient. Le général Bourmont, ministre de la guerre, s'était fait nommer chef de cette expédition: voulut-il se soustraire à la responsabilité du coup d'État qu'il sentait venir? Cela serait assez probable, d'après ses antécédents et sa finesse; mais ce fut un malheur pour Charles X. Si le général s'était trouvé à Paris lors de la catastrophe, le portefeuille vacant du ministère de la guerre ne serait pas tombé aux mains de M. de Polignac. Avant de frapper le coup, dans le cas où il y eût consenti, M. de Bourmont eût sans doute rassemblé à Paris toute la garde royale; il aurait préparé l'argent et les vivres nécessaires pour que le soldat ne manquât de rien.
Notre marine, ressuscitée au combat de Navarin, sortit de ces ports de France, naguère si abandonnés. La rade était couverte de navires qui saluaient la terre en s'éloignant. Des bateaux à vapeur, nouvelle découverte du génie de l'homme, allaient et venaient portant des ordres d'une division à l'autre, comme des sirènes ou comme les aides de camp de l'amiral. Le Dauphin se tenait sur le rivage, où toutes les populations de la ville et des montagnes étaient descendues: lui, qui, après avoir arraché son parent le roi d'Espagne aux mains des révolutions, voyait se lever le jour par qui la chrétienté devait être délivrée, aurait-il pu se croire si près de sa nuit[207]?
Ils n'étaient plus ces temps où Catherine de Médicis sollicitait du Turc l'investiture de la principauté d'Alger pour Henri III, non encore roi de Pologne! Alger allait devenir notre fille et notre conquête, sans la permission de personne, sans que l'Angleterre osât nous empêcher de prendre ce château de l'Empereur, qui rappelait Charles-Quint et le changement de sa fortune. C'était une grande joie et un grand bonheur pour les spectateurs français assemblés de saluer, du salut de Bossuet, les généreux vaisseaux prêts à rompre de leur proue la chaîne des esclaves; victoire agrandie par ce cri de l'aigle de Meaux, lorsqu'il annonçait le succès de l'avenir au grand roi, comme pour le consoler un jour dans sa tombe de la dispersion de sa race:
«Tu céderas ou tu tomberas sous ce vainqueur, Alger, riche des dépouilles de la chrétienté. Tu disais en ton cœur avare: Je tiens la mer sous mes lois et les nations sont ma proie. La légèreté de tes vaisseaux te donnait de la confiance, mais tu te verras attaqué dans tes murailles comme un oiseau ravissant qu'on irait chercher parmi ses rochers et dans son nid, où il partage son butin à ses petits. Tu rends déjà tes esclaves. Louis a brisé les fers dont tu accablais ses sujets, qui sont nés pour être libres sous son glorieux empire. Les pilotes étonnés s'écrient par avance: Qui est semblable à Tyr? Et toutefois elle s'est tue dans le milieu de la mer.[208]»
Paroles magnifiques, n'avez-vous pu retarder l'écroulement du trône? Les nations marchent à leurs destinées; à l'instar de certaines ombres du Dante, il leur est impossible de s'arrêter, même dans le bonheur.
Ces vaisseaux, qui apportaient la liberté aux mers de la Numidie, emportaient la légitimité; cette flotte sous pavillon blanc, c'était la monarchie qui appareillait, s'éloignant des ports où s'embarqua saint Louis, lorsque la mort l'appelait à Carthage. Esclaves délivrés des bagnes d'Alger, ceux qui vous ont rendus à votre pays ont perdu leur patrie; ceux qui vous ont arrachés à l'exil éternel sont exilés. Le maître de cette vaste flotte a traversé la mer sur une barque en fugitif, et la France pourra lui dire ce que Cornélie disait à Pompée: «C'est bien une œuvre de ma fortune, non pas de la tienne, que je te vois maintenant réduit à une seule pauvre petite nave, là où tu voulois cingler avec cinq cents voiles.»
Parmi cette foule qui, au rivage de Toulon, suivait des yeux la flotte partant pour l'Afrique, n'avais-je pas des amis? M. du Plessix[209], frère de mon beau-frère, ne recevait-il pas à son bord une femme charmante, madame Lenormant, qui attendait le retour de l'ami de Champollion[210]? Qu'est-il résulté de ce vol exécuté en Afrique à tire d'aile? Écoutons M. de Penhoen[211], mon compatriote: «Deux mois ne s'étaient pas écoulés depuis que nous avions vu ce même pavillon flotter en face de ces mêmes rivages au-dessus de cinq cents navires. Soixante mille hommes étaient alors impatients de l'aller déployer sur le champ de bataille de l'Afrique. Aujourd'hui, quelques malades, quelques blessés se traînant péniblement sur le pont de notre frégate, étaient son unique cortège.... Au moment où la garde prit les armes pour saluer comme de coutume le pavillon à son ascension ou à sa chute, toute conversation cessa sur le pont. Je me découvris avec autant de respect que j'eusse pu le faire devant le vieux roi lui-même. Je m'agenouillai au fond du cœur devant la majesté des grandes infortunes dont je contemplais tristement le symbole.[212]»
La session de 1830 s'ouvrit le 2 mars. Le discours du trône faisait dire au roi: «Si de coupables manœuvres suscitent à mon gouvernement des obstacles que je ne peux pas, que je ne veux pas prévoir, je trouverai la force de les surmonter.» Charles X prononça ces mots du ton d'un homme qui, habituellement timide et doux, se trouve par hasard en colère, s'anime au son de sa voix: plus les paroles étaient fortes, plus la faiblesse des résolutions apparaissait derrière[213].
L'adresse en réponse fut rédigée par MM. Étienne et Guizot. Elle disait: «Sire, la charte consacre comme un droit l'intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention fait du concours permanent des vues de votre gouvernement avec les vœux du peuple la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce CONCOURS N'EXISTE PAS.»
L'adresse fut votée à la majorité de deux cent vingt et une vois contre cent quatre-vingt-une. Un amendement de M. de Lorgeril[214] faisait disparaître la phrase sur le refus du concours. Cet amendement n'obtint que vingt-huit suffrages. Si les deux cent vingt et un avaient pu prévoir le résultat de leur vote, l'adresse eût été rejetée à une immense majorité. Pourquoi la Providence ne lève-t-elle pas quelquefois un coin du voile qui couvre l'avenir! Elle en donne, il est vrai, un pressentiment à certains hommes; mais ils n'y voient pas assez clair pour bien s'assurer de la route; ils craignent de s'abuser, ou, s'ils s'aventurent dans des prédictions qui s'accomplissent, on ne les croit pas. Dieu n'écarte point la nuée du fond de laquelle il agit; quand il permet de grands maux, c'est qu'il a de grands desseins; desseins étendus dans un plan général, déroulés dans un profond horizon hors de la portée de notre vue et de l'atteinte de nos générations rapides.
Le roi, en réponse à l'adresse, déclara que sa résolution était immuable, c'est-à-dire qu'il ne renverrait pas M. de Polignac. La dissolution de la Chambre fut résolue: MM. de Peyronnet et de Chantelauze remplacèrent MM. de Chabrol et Courvoisier, qui se retirèrent; M. Capelle fut nommé ministre du commerce[215]. On avait autour de soi vingt hommes capables d'être ministres; on pouvait faire revenir M. de Villèle; on pouvait prendre M. Casimir Périer et le général Sébastiani. J'avais déjà proposé ceux-ci au roi, lorsque, après la chute de M. de Villèle, l'abbé Frayssinous fut chargé de m'offrir le ministère de l'instruction publique. Mais non; on avait horreur des gens capables. Dans l'ardeur qu'on ressentait pour la nullité, on chercha, comme pour humilier la France, ce qu'elle avait de plus petit afin de le mettre à sa tête. On avait déterré M. Guernon de Ranville, qui pourtant se trouva le plus courageux de la bande ignorée[216], et le Dauphin avait supplié M. de Chantelauze de sauver la monarchie[217].
L'ordonnance de dissolution convoqua les collèges d'arrondissement pour le 23 juin 1830, et les collèges de département pour le 3 de juillet[218], vingt-sept jours seulement avant l'arrêt de mort de la branche aînée.
Les partis, fort animés, poussaient tout à l'extrême: les ultra-royalistes parlaient de donner la dictature à la couronne; les républicains songeaient à une République avec un Directoire ou sous une Convention. La Tribune[219], journal de ce parti, parut, et dépassa le National. La grande majorité du pays voulait encore la royauté légitime, mais avec des concessions et l'affranchissement des influences de cour; toutes les ambitions étaient éveillées, et chacun espérait devenir ministre: les orages font éclore les insectes.
Ceux qui voulaient forcer Charles X à devenir monarque constitutionnel pensaient avoir raison. Ils croyaient des racines profondes à la légitimité; ils avaient oublié la faiblesse de l'homme; la royauté pouvait être pressée, le roi ne le pouvait pas: l'individu nous a perdus, non l'institution.
Les députés de la nouvelle Chambre étaient arrivés à Paris: sur les deux cent vingt et un, deux cent deux avaient été réélus; l'opposition comptait deux cent soixante-dix voix; le ministère cent quarante-cinq: la partie de la couronne était donc perdue. Le résultat naturel était la retraite du ministère: Charles X s'obstina à tout braver, et le coup d'État fut résolu.
Je partis pour Dieppe le 26 juillet, à quatre heures du matin, le jour même où parurent les ordonnances. J'étais assez gai, tout charmé d'aller revoir la mer, et j'étais suivi, à quelques heures de distance, par un effroyable orage. Je soupai et je couchai à Rouen sans rien apprendre, regrettant de ne pouvoir aller visiter Saint-Ouen, et m'agenouiller devant la belle Vierge du musée, en mémoire de Raphaël et de Rome. J'arrivai le lendemain, 27, à Dieppe, vers midi. Je descendis dans l'hôtel où M. le comte de Boissy[220], mon ancien secrétaire de légation, m'avait arrêté un logement. Je m'habillai et j'allai chercher madame Récamier. Elle occupait un appartement dont les fenêtres s'ouvraient sur la grève. J'y passai quelques heures à causer et à regarder les flots. Voici tout à coup venir Hyacinthe; il m'apporte une lettre que M. de Boissy avait reçue, et qui annonçait les ordonnances avec de grands éloges. Un moment après, entre mon ancien ami Ballanche; il descendait de la diligence et tenait en main les journaux. J'ouvris le Moniteur et je lus, sans en croire mes yeux, les pièces officielles. Encore un gouvernement qui, de propos délibéré, se jetait du haut des tours de Notre-Dame! Je dis à Hyacinthe de demander des chevaux, afin de repartir pour Paris. Je remontai en voiture, vers sept heures du soir, laissant mes amis dans l'anxiété. On avait bien, depuis un mois, murmuré quelque chose d'un coup d'État, mais personne n'avait fait attention à ce bruit, qui semblait absurde. Charles X avait vécu des illusions du trône: il se forme autour des princes une espèce de mirage qui les abuse en déplaçant l'objet et en leur faisant voir dans le ciel des paysages chimériques.
J'emportai le Moniteur. Aussitôt qu'il fit jour, le 28, je lus, relus et commentai les ordonnances. Le rapport au roi servant de prolégomènes me frappait de deux manières: les observations sur les inconvénients de la presse étaient justes; mais, en même temps, l'auteur de ces observations[221] montrait une ignorance complète de l'état de la société actuelle. Sans doute les ministres, depuis 1814, à quelque opinion qu'ils aient appartenu, ont été harcelés par les journaux; sans doute la presse tend à subjuguer la souveraineté, à forcer la royauté et les Chambres à lui obéir; sans doute, dans les derniers jours de la Restauration, la presse, n'écoutant que sa passion, a, sans égard aux intérêts et à l'honneur de la France, attaqué l'expédition d'Alger, développé les causes, les moyens, les préparatifs, les chances d'un non-succès; elle a divulgué les secrets de l'armement, instruit l'ennemi de l'état de nos forces, compté nos troupes et nos vaisseaux, indiqué jusqu'au point de débarquement. Le cardinal de Richelieu et Bonaparte auraient-ils mis l'Europe aux pieds de la France, si l'on eût révélé ainsi d'avance le mystère de leurs négociations, ou marqué les étapes de leurs armées?
Tout cela est vrai et odieux; mais le remède? La presse est un élément jadis ignoré, une force autrefois inconnue, introduite maintenant dans le monde; c'est la parole à l'état de foudre; c'est l'électricité sociale. Pouvez-vous faire qu'elle n'existe pas? Plus vous prétendrez la comprimer, plus l'explosion sera violente. Il faut donc vous résoudre à vivre avec elle, comme vous vivez avec la machine à vapeur. Il faut apprendre à vous en servir, en la dépouillant de son danger, soit qu'elle s'affaiblisse peu à peu par un usage commun et domestique, soit que vous assimiliez graduellement vos mœurs et vos lois aux principes qui régiront désormais l'humanité. Une preuve de l'impuissance de la presse dans certains cas se tire du reproche même que vous lui faites à l'égard de l'expédition d'Alger; vous l'avez pris, Alger, malgré la liberté de la presse, de même que j'ai fait faire la guerre d'Espagne, en 1823, sous le feu le plus ardent de cette liberté.
Mais ce qui n'est pas tolérable dans le rapport des ministres, c'est cette prétention effrontée, savoir: que le ROI A UN POUVOIR PRÉEXISTANT AUX LOIS. Que signifient alors les constitutions? pourquoi tromper les peuples par des simulacres de garantie, si le monarque peut à son gré changer l'ordre du gouvernement établi? Et toutefois les signataires du rapport sont si persuadés de ce qu'ils disent, qu'à peine citent-ils l'article 14[222], au profit duquel j'avais depuis longtemps annoncé que l'on confisquerait la charte; ils le rappellent, mais seulement pour mémoire, et comme une superfétation de droit dont ils n'avaient pas besoin.
La première ordonnance établit la suppression de la liberté de la presse dans ses diverses parties; c'est la quintessence de tout ce qui s'était élaboré depuis quinze ans dans le cabinet noir de la police.
La seconde ordonnance refait la loi d'élection. Ainsi, les deux premières libertés, la liberté de la presse et la liberté électorale, étaient radicalement extirpées: elles l'étaient, non par un acte inique et cependant légal, émané d'une puissance législative corrompue, mais par des ordonnances, comme au temps du bon plaisir. Et cinq hommes qui ne manquaient pas de bon sens se précipitaient, avec une légèreté sans exemple, eux, leur maître, la monarchie, la France et l'Europe, dans un gouffre. J'ignorais ce qui se passait à Paris. Je désirais qu'une résistance, sans renverser le trône, eût obligé la couronne à renvoyer les ministres et à retirer les ordonnances. Dans le cas où celles-ci eussent triomphé, j'étais résolu à ne pas m'y soumettre, à écrire, à parler contre ces mesures inconstitutionnelles.
Si les membres du corps diplomatique n'influèrent pas directement sur les ordonnances, ils les favorisèrent de leurs vœux; l'Europe absolue avait notre charte en horreur. Lorsque la nouvelle des ordonnances arriva à Berlin et à Vienne, et que, pendant vingt-quatre heures, on crut au succès, M. Ancillon s'écria que l'Europe était sauvée, et M. de Metternich témoigna une joie indicible. Bientôt, ayant appris la vérité, ce dernier fut aussi consterné qu'il avait été ravi: il déclara qu'il s'était trompé, que l'opinion était décidément libérale, et il s'accoutumait déjà à l'idée d'une constitution autrichienne.
Les nominations de conseillers d'État qui suivent les ordonnances de juillet jettent quelque jour sur les personnes qui, dans les antichambres, ont pu, par leurs avis ou par leur rédaction, prêter aide aux ordonnances. On y remarque les noms des hommes les plus opposés au système représentatif. Est-ce dans le cabinet même du roi, sous les yeux du monarque, qu'ont été libellés ces documents funestes? est-ce dans le cabinet de M. de Polignac? est-ce dans une réunion de ministres seuls, ou assistés de quelques bonnes têtes anticonstitutionnelles? est-ce sous les plombs, dans quelque séance secrète des Dix, qu'ont été minutés ces arrêts de juillet, en vertu desquels la monarchie légitime a été condamnée à être étranglée sur le Pont des Soupirs? L'idée était-elle de M. de Polignac seul? C'est ce que l'histoire ne nous révélera peut-être jamais.
Arrivé à Gisors, j'appris le soulèvement de Paris, et j'entendis des propos alarmants; ils prouvaient à quel point la charte avait été prise au sérieux par les populations de la France. À Pontoise, on avait des nouvelles plus récentes encore, mais confuses et contradictoires. À Herblay, point de chevaux à la poste. J'attendis près d'une heure. On me conseilla d'éviter Saint-Denis, parce que je trouverais des barricades. À Courbevoie, le postillon avait déjà quitté sa veste à boutons fleurdelisés. On avait tiré le matin sur une calèche qu'il conduisait à Paris par l'avenue des Champs-Élysées. En conséquence, il me dit qu'il ne me mènerait pas par cette avenue, et qu'il irait chercher, à droite de la barrière de l'Étoile, la barrière du Trocadéro. De cette barrière on découvre Paris. J'aperçus le drapeau tricolore flottant; je jugeai qu'il ne s'agissait pas d'une émeute, mais d'une révolution. J'eus le pressentiment que mon rôle allait changer: qu'étant accouru pour défendre les libertés publiques, je serais obligé de défendre la royauté. Il s'élevait çà et là des nuages de fumée blanche parmi des groupes de maisons. J'entendis quelques coups de canon et des feux de mousqueterie mêlés au bourdonnement du tocsin. Il me sembla que je voyais tomber le vieux Louvre du haut du plateau désert destiné par Napoléon à l'emplacement du palais du roi de Rome. Le lieu de l'observation offrait une de ces consolations philosophiques qu'une ruine apporte à une autre ruine.
Ma voiture descendit la rampe. Je traversai le pont d'Iéna, et je remontai l'avenue pavée qui longe le Champ de Mars. Tout était solitaire. Je trouvai un piquet de cavalerie placé devant la grille de l'École militaire; les hommes avaient l'air tristes et comme oubliés là. Nous prîmes le boulevard des Invalides et le boulevard du Mont-Parnasse. Je rencontrai quelques passants qui regardaient avec surprise une voiture conduite en poste comme dans un temps ordinaire. Le boulevard d'Enfer était barré par des ormeaux abattus.
Dans ma rue[223], mes voisins me virent arriver avec plaisir: je leur semblais une protection pour le quartier. Madame de Chateaubriand était à la fois bien aise et alarmée de mon retour.
Le jeudi matin, 29 juillet, j'écrivis à madame Récamier, à Dieppe, cette lettre prolongée par des post-scriptum:
«Jeudi matin, 29 juillet 1830.
«Je vous écris sans savoir si ma lettre vous arrivera, car les courriers ne partent plus.
«Je suis entré dans Paris au milieu de la canonnade, de la fusillade et du tocsin. Ce matin, le tocsin sonne encore, mais je n'entends plus les coups de fusil; il paraît qu'on s'organise, et que la résistance continuera tant que les ordonnances ne seront pas rappelées. Voilà le résultat immédiat (sans parler du résultat définitif) du parjure dont les ministres ont donné le tort, du moins apparent, à la couronne!
«La garde nationale, l'École polytechnique, tout s'en est mêlé. Je n'ai encore vu personne. Vous jugez dans quel état j'ai trouvé madame de Chateaubriand. Les personnes qui, comme elle, ont vu le 10 août et le 2 septembre, sont restées sous l'impression de la terreur. Un régiment, le 5e de ligne, a déjà passé du côté de la charte. Certainement M. de Polignac est bien coupable; son incapacité est une mauvaise excuse; l'ambition dont on n'a pas les talents est un crime. On dit la cour à Saint-Cloud, et prête à partir.
«Je ne vous parle pas de moi; ma position est pénible, mais claire. Je ne trahirai pas plus le roi que la charte, pas plus le pouvoir légitime que la liberté. Je n'ai donc rien à dire et à faire; attendre et pleurer sur mon pays. Dieu sait maintenant ce qui va arriver dans les provinces; on parle déjà de l'insurrection de Rouen. D'un autre côté, la congrégation armera les chouans et la Vendée. À quoi tiennent les empires! Une ordonnance et six ministres sans génie ou sans vertu suffisent pour faire du pays le plus tranquille et le plus florissant le pays le plus troublé et le plus malheureux.»
«Midi.
«Le feu recommence. Il paraît qu'on attaque le Louvre, où les troupes du roi se sont retranchées. Le faubourg que j'habite commence à s'insurger. On parle d'un gouvernement provisoire dont les chefs seraient le général Gérard, le duc de Choiseul et M. de La Fayette.
«Il est probable que cette lettre ne partira pas, Paris étant déclaré en état de siège. C'est le maréchal Marmont qui commande pour le roi. On le dit tué, mais je ne le crois pas. Tâchez de ne pas trop vous inquiéter. Dieu vous protège! Nous nous retrouverons!»
«Vendredi.
«Cette lettre était écrite d'hier; elle n'a pu partir. Tout est fini: la victoire populaire est complète: le roi cède sur tous les points; mais j'ai peur qu'on aille maintenant bien au delà des concessions de la couronne. J'ai écrit ce matin à Sa Majesté. Au surplus, j'ai pour mon avenir un plan complet de sacrifices qui me plaît. Nous en causerons quand vous serez arrivée.
«Je vais moi-même mettre cette lettre à la poste et parcourir Paris.»
RÉVOLUTION DE JUILLET.
JOURNÉE DU 26.
Les ordonnances, datées du 25 juillet, furent insérées dans le Moniteur du 26. Le secret en avait été si profondément gardé, que ni le maréchal duc de Raguse, major général de la garde, de service, ni M. Mangin[224], préfet de police, ne furent mis dans la confidence. Le préfet de la Seine[225] ne connut les ordonnance que par le Moniteur, de même que le sous-secrétaire d'État de la guerre[226]; et néanmoins c'étaient ces divers chefs qui disposaient des différentes forces armées. Le prince de Polignac, chargé par intérim du portefeuille de M. de Bourmont, était si loin de s'occuper de cette minime affaire des ordonnances, qu'il passa la journée du 26 à présider une adjudication au ministère de la guerre.
Le roi partit pour la chasse le 26, avant que le Moniteur fût arrivé à Saint-Cloud, et il ne revint de Rambouillet qu'à minuit.
Enfin le duc de Raguse reçut ce billet de M. de Polignac:
«Votre Excellence a connaissance des mesures extraordinaires que le roi, dans sa sagesse et son sentiment d'amour pour son peuple, a jugé nécessaire de prendre pour le maintien des droits de sa couronne et de l'ordre public. Dans ces importantes circonstances, Sa Majesté compte sur votre zèle pour assurer l'ordre et la tranquillité dans toute l'étendue de votre commandement.»
Cette audace des hommes les plus faibles qui furent jamais, contre cette force qui allait broyer un empire, ne s'explique que par une sorte d'hallucination, résultat des conseils d'une misérable coterie que l'on ne trouva plus au moment du danger. Les rédacteurs des journaux, après avoir consulté MM. Dupin, Odilon Barrot, Barthe et Mérilhou, se résolurent de publier leurs feuilles sans autorisation, afin de se faire saisir et de plaider l'illégalité des ordonnances. Ils se réunirent au bureau du National: M. Thiers rédigea une protestation qui fut signée de quarante-quatre rédacteurs[227], et qui parut, le 27 au matin, dans le National et le Temps.
À la chute du jour quelques députés se réunirent chez M. de Laborde[228]. On convint de se retrouver le lendemain chez M. Casimir Périer. Là parut, pour la première fois, un des trois pouvoirs qui allaient occuper la scène: la monarchie était à la Chambre des députés, l'usurpation au Palais-Royal, la République à l'Hôtel de Ville. Dans la soirée, il se forma des rassemblements au Palais-Royal; on jeta des pierres à la voiture de M. de Polignac. Le duc de Raguse ayant vu le roi à Saint-Cloud, à son retour de Rambouillet, le roi lui demanda des nouvelles de Paris: «La rente est tombée.—De combien? dit le Dauphin.—De trois francs, répondit le maréchal.—Elle remontera,» répartit le Dauphin; et chacun s'en alla.
JOURNÉE DU 27 JUILLET
.
La journée du 27 commença mal. Le roi investit du commandement de Paris le duc de Raguse: c'était s'appuyer sur la mauvaise fortune. Le maréchal se vint installer à une heure à l'état-major de la garde, place du Carrousel. M. Mangin envoya saisir les presses du National; M. Carrel résista; MM. Mignet et Thiers, croyant la partie perdue, disparurent pendant deux jours: M. Thiers alla se cacher dans la vallée de Montmorency, chez une madame de Courchamp[229], parente des deux MM. Béquet[230], dont l'un a travaillé au National, et l'autre au Journal des Débats.
Au Temps, la chose prit un caractère plus sérieux: le véritable héros des journalistes est incontestablement M. Coste.
En 1823, M. Coste dirigeait les Tablettes historiques[231]: accusé par ses collaborateurs d'avoir vendu ce journal, il se battit et reçut un coup d'épée. M. Coste[232] me fut présenté au ministère des affaires étrangères; en causant avec lui de la liberté de la presse, je lui dis: «Monsieur, vous savez combien j'aime et respecte cette liberté; mais comment voulez-vous que je la défende auprès de Louis XVIII, quand vous attaquez tous les jours la royauté et la religion! Je vous supplie, dans votre intérêt et pour me laisser ma force entière, de ne plus saper des remparts aux trois quarts démolis, et qu'en vérité un homme de courage devrait rougir d'attaquer. Faisons un marché: ne vous en prenez plus à quelques vieillards faibles que le trône et le sanctuaire protègent à peine; je vous livre en échange ma personne. Attaquez-moi soir et matin; dites de moi tout ce que vous voudrez, jamais je ne me plaindrai; je vous saurai gré de votre attaque légitime et constitutionnelle contre le ministre, en mettant à l'écart le roi.»
M. Coste m'a conservé de cette entrevue un souvenir d'estime.
Une parade constitutionnelle eut lieu au bureau du Temps entre M. Baude et un commissaire de police[233].
Le procureur du roi de Paris[234] décerna quarante-quatre mandats d'amener contre les signataires de la protestation des journalistes.
Vers deux heures, la fraction monarchique de la révolution se réunit chez M. Périer[235], comme on en était convenu la veille: on ne conclut rien. Les députés s'ajournèrent au lendemain, 28, chez M. Audry de Puyravault. M. Casimir Périer, homme d'ordre et de richesse, ne voulait pas tomber dans les mains populaires; il ne cessait de nourrir encore l'espoir d'un arrangement avec la royauté légitime; il dit vivement à M. de Schonen: «Vous nous perdez en sortant de la légalité; vous nous faites quitter une position superbe.» Cet esprit de légalité était partout; il se montra dans deux réunions opposées, l'une chez M. Cadet-Gassicourt, l'autre chez le général Gourgaud. M. Périer appartenait à cette classe bourgeoise qui s'était faite héritière du peuple et du soldat. Il avait du courage, de la fixité dans les idées; il se jeta bravement en travers du torrent révolutionnaire pour le barrer; mais sa santé préoccupait trop sa vie, et il soignait trop sa fortune. «Que voulez-vous faire d'un homme, me disait M. Decazes, qui regarde toujours sa langue dans une glace?»
La foule augmentant et commençant à paraître en armes, l'officier de la gendarmerie vint avertir le maréchal de Raguse qu'il n'avait pas assez de monde et qu'il craignait d'être forcé: alors le maréchal fit ses dispositions militaires.
Le 27, il était déjà quatre heures et demie du soir, lorsqu'on reçut dans les casernes l'ordre de prendre les armes. La gendarmerie de Paris, appuyée de quelques détachements de la garde, essaya de rétablir la circulation dans les rues Richelieu et Saint-Honoré. Un de ces détachements fut assailli, dans la rue du Duc-de-Bordeaux[236], d'une grêle de pierres. Le chef de ce détachement évitait de tirer, lorsqu'un coup parti de l'Hôtel Royal, rue des Pyramides, décida la question: il se trouva qu'un M. Folks, habitant de cet hôtel, s'était armé de son fusil de chasse, et avait fait feu sur la garde à travers sa fenêtre. Les soldats répondirent par une décharge sur la maison, et M. Folks tomba mort avec ses deux domestiques. Ainsi ces Anglais, qui vivent à l'abri dans leur île, vont porter les révolutions chez les autres; vous les trouvez mêlés dans les quatre parties du monde à des querelles qui ne les regardent pas: pour vendre une pièce de calicot, peu leur importe de plonger une nation dans toutes les calamités. Quel droit ce M. Folks avait-il de tirer sur des soldats français? Était-ce la constitution de la Grande-Bretagne que Charles X avait violée? Si quelque chose pouvait flétrir les combats de juillet, ce serait d'avoir été engagés par la balle d'un Anglais[237].
Ces premiers combats, qui dans la journée du 27 n'avaient guère commencé que vers les cinq heures du soir, cessèrent avec le jour. Les armuriers cédèrent leurs armes à la foule, les réverbères furent brisés ou restèrent sans être allumés; le drapeau tricolore se hissa dans les ténèbres au haut des tours de Notre-Dame: l'envahissement des corps de garde, la prise de l'arsenal et des poudrières, le désarmement des fusiliers sédentaires, tout cela s'opéra sans opposition au lever du jour le 28, et tout était fini à huit heures.
Le parti démocratique et prolétaire de la révolution, en blouse ou demi-nu, était sous les armes; il ne ménageait pas sa misère et ses lambeaux. Le peuple, représenté par des électeurs qu'il s'était choisis dans divers attroupements, était parvenu à faire convoquer une assemblée chez M. Cadet-Gassicourt.
Le parti de l'usurpation ne se montrait pas encore: son chef, caché hors de Paris, ne savait s'il irait à Saint-Cloud ou au Palais-Royal. Le parti bourgeois ou de la monarchie, les députés, délibérait et répugnait à se laisser entraîner au mouvement.
M. de Polignac se rendit à Saint-Cloud et fit signer au roi, le 28, à cinq heures du matin, l'ordonnance qui mettait Paris en état de siège.
JOURNÉE MILITAIRE DU 28 JUILLET.
Les groupes s'étaient reformés le 28 plus nombreux; au cri de: Vive la charte! qui se faisait encore entendre se mêlait déjà le cri de Vive la liberté! à bas les Bourbons! On criait aussi: Vive l'empereur! vive le prince Noir! mystérieux prince des ténèbres qui apparaît à l'imagination populaire dans toutes les révolutions. Les souvenirs et les passions étaient descendus; on abattait et l'on brûlait les armes de France; on les attachait à la corde des lanternes cassées; on arrachait les plaques fleurdelisées des conducteurs de diligences et des facteurs de la poste; les notaires retiraient leurs panonceaux, les huissiers leurs rouelles, les voituriers leurs estampilles, les fournisseurs de la cour leurs écussons. Ceux qui jadis avaient recouvert les aigles napoléoniennes peintes à l'huile de lis bourboniens détrempés à la colle n'eurent besoin que d'une éponge pour nettoyer leur loyauté: avec un peu d'eau on efface aujourd'hui la reconnaissance et les empires.
Le maréchal de Raguse écrivit au roi qu'il était urgent de prendre des moyens de pacification, et que demain, 29, il serait trop tard. Un envoyé du préfet de police était venu demander au maréchal s'il était vrai que Paris fût déclaré en état de siège: le maréchal, qui n'en savait rien, parut étonné; il courut chez le président du conseil; il y trouva les ministres assemblés[238], et M. de Polignac lui remit l'ordonnance. Parce que l'homme qui avait foulé le monde aux pieds avait mis des villes et des provinces en état de siège, Charles X avait cru pouvoir l'imiter. Les ministres déclarèrent au maréchal qu'ils allaient venir s'établir à l'état-major de la garde.
Aucun ordre n'étant arrivé de Saint-Cloud, à neuf heures du matin, le 28, lorsqu'il n'était plus temps de tout garder, mais de tout reprendre, le maréchal fit sortir des casernes les troupes qui s'étaient déjà en partie montrées la veille. On n'avait pris aucune précaution pour faire arriver des vivres au Carrousel, quartier général. La manutention, qu'on avait oublié de faire suffisamment garder, fut enlevée. M. le duc de Raguse, homme d'esprit et de mérite, brave soldat, savant, mais malheureux général, prouva pour la millième fois qu'un génie militaire est insuffisant aux troubles civils: le premier officier de police eût mieux su ce qu'il y avait à faire que le maréchal. Peut-être aussi son intelligence fut-elle paralysée par ses souvenirs; il resta comme étouffé sous le poids de la fatalité de son nom.
Le maréchal qui n'avait qu'une poignée d'hommes, conçut un plan pour l'exécution duquel il lui aurait fallu trente mille soldats. Des colonnes étaient désignées pour de grandes distances, tandis qu'une autre s'emparerait de l'Hôtel de Ville. Les troupes, après avoir achevé leur mouvement pour faire régner l'ordre de toutes parts, devaient converger à la maison commune. Le Carrousel demeurait le quartier général: les ordres en sortaient, et les renseignements y aboutissaient. Un bataillon de Suisses, pivotant sur le marché des Innocents, était chargé d'entretenir la communication entre les forces du centre et celles qui circulaient à la circonférence. Les soldats de la caserne Popincourt s'apprêtaient par différents rameaux à descendre sur les points où ils pouvaient être appelés. Le général Latour-Maubourg[239] était logé aux Invalides. Quand il vit l'affaire mal engagée, il proposa de recevoir les régiments dans l'édifice de Louis XIV; il assurait qu'il les pouvait nourrir, et défiait les Parisiens de le forcer. Il n'avait pas impunément laissé ses membres sur les champs de bataille de l'Empire, et les redoutes de Borodino savaient qu'il tenait parole. Mais qu'importaient l'expérience et le courage d'un vétéran mutilé? On n'écouta point ses conseils.

Un Salon.
Sous le commandement du comte de Saint-Chamans[240], la première colonne de la garde partit de la Madeleine pour suivre les boulevards jusqu'à la Bastille. Dès les premiers pas, un peloton que commandait M. Sala[241] fut attaqué; l'officier royaliste repoussa vivement l'attaque. À mesure qu'on avançait, les postes de communication laissés sur la route, trop faibles et trop éloignés les uns des autres, étaient coupés par le peuple et séparés les uns des autres par des abatis d'arbres et des barricades. Il y eut une affaire sanglante aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. M. de Saint-Chamans, passant sur le théâtre des exploits futurs de Fieschi, rencontra, à la place de la Bastille, des groupes nombreux de femmes et d'hommes. Il les invita à se disperser, en leur distribuant quelque argent[242]; mais on ne cessait de tirer des maisons environnantes. Il fut obligé de renoncer à rejoindre l'Hôtel de Ville par la rue Saint-Antoine, et, après avoir traversé le pont d'Austerlitz, il regagna le Carrousel le long des boulevards du sud. Turenne devant la Bastille non encore démolie avait été plus heureux pour la mère de Louis XIV enfant.
La colonne chargée d'occuper l'Hôtel de Ville[243] suivit les quais des Tuileries, du Louvre et de l'École, passa la moitié du Pont-Neuf, prit le quai de l'Horloge, le Marché-aux-Fleurs, et se porta à la place de Grève par le pont Notre-Dame. Deux pelotons de la garde firent une diversion en filant jusqu'au nouveau pont suspendu. Un bataillon du 15e léger appuyait la garde, et devait laisser deux pelotons sur le Marché-aux-Fleurs.
On se battit au passage de la Seine sur le pont Notre-Dame. Le peuple, tambour en tête, aborda bravement la garde. L'officier qui commandait l'artillerie royale fit observer à la masse populaire qu'elle s'exposait inutilement, et que, n'ayant pas de canons, elle serait foudroyée sans aucune chance de succès. La plèbe s'obstina; l'artillerie fit feu. Les soldats inondèrent les quais et la place de Grève, où débouchèrent par le pont d'Arcole deux autres pelotons de la garde. Ils avaient été obligés de forcer des rassemblements d'étudiants du faubourg Saint-Jacques. L'Hôtel de Ville fut occupé.
Une barricade s'élevait à l'entrée de la rue du Mouton: une brigade de Suisses emporta cette barricade; le peuple, se ruant des rues adjacentes, reprit son retranchement avec de grands cris. La barricade resta finalement à la garde.
Dans tous ces quartiers pauvres et populaires, on combattit instantanément, sans arrière-pensée: l'étourderie française, moqueuse, insouciante, intrépide, était montée au cerveau de tous; la gloire a, pour notre nation, la légèreté du vin de Champagne. Les femmes, aux croisées, encourageaient les hommes dans la rue; des billets promettaient le bâton de maréchal au premier colonel qui passerait au peuple; des groupes marchaient au son d'un violon. C'étaient des scènes tragiques et bouffonnes, des spectacles de tréteaux et de triomphe: on entendait des éclats de rire et des jurements au milieu des coups de fusil, du sourd mugissement de la foule, à travers des masses de fumée. Pieds nus, bonnet de police en tête, des charretiers improvisés conduisaient, avec un laisser-passer de chefs inconnus, des convois de blessés parmi les combattants qui se séparaient.
Dans les quartiers riches régnait un autre esprit. Les gardes nationaux, ayant repris les uniformes dont on les avait dépouillés, se rassemblaient en grand nombre à la mairie du 1er arrondissement pour maintenir l'ordre. Dans ces combats, la garde souffrait plus que le peuple, parce qu'elle était exposée au feu des ennemis invisibles qui étaient dans les maisons. D'autres nommeront les vaillants des salons qui, reconnaissant des officiers de la garde, s'amusaient à les abattre, en sûreté qu'ils étaient derrière un volet ou une cheminée. Dans la rue, l'animosité de l'homme de peine ou du soldat n'allait pas au delà du coup porté: blessé, on se secourait mutuellement. Le peuple sauva plusieurs victimes. Deux officiers, M. de Goyon et M. Rivaux, après une défense héroïque, durent la vie à la générosité des vainqueurs. Un capitaine de la garde, Kaumann, reçoit un coup de barre de fer sur la tête: étourdi et les yeux sanglants, il relève avec son épée les baïonnettes de ses soldats qui mettaient en joue l'ouvrier.
La garde était remplie des grenadiers de Bonaparte. Plusieurs officiers perdirent la vie, entre autres le lieutenant Noirot, d'une bravoure extraordinaire, qui avait reçu du prince Eugène la croix de la Légion d'honneur, en 1813, pour un fait d'armes accompli dans une des redoutes de Caldiera. Le colonel de Pleineselve, blessé mortellement à la porte Saint-Martin, avait été aux guerres de l'Empire, en Hollande, en Espagne, à la grande armée et dans la garde impériale. À la bataille de Leipzig, il fit prisonnier de sa propre main le général autrichien Merfeld. Porté par ses soldats à l'hôpital du Gros-Caillou, il ne voulut être pansé que le dernier des blessés de juillet. Le docteur Larrey, qui l'avait rencontré sur d'autres champs de bataille, lui amputa la cuisse; il était trop tard pour le sauver. Heureux ces nobles adversaires, qui avaient vu tant de boulets passer sur leur tête, s'ils ne succombèrent pas sous la balle de quelques-uns de ces forçats libérés que la justice a retrouvés depuis la victoire dans les rangs des vainqueurs! Ces galériens n'ont pu polluer le triomphe national républicain; ils n'ont été nuisibles qu'à la royauté de Louis-Philippe. Ainsi s'abîmèrent obscurément dans les rues de Paris les restes de ces soldats fameux, échappés au canon de la Moskowa, de Lutzen et de Leipzig: nous massacrions, sous Charles X, ces braves que nous avions tant admirés sous Napoléon. Il ne leur manquait qu'un homme: cet homme avait disparu à Sainte-Hélène.
Au tomber de la nuit, un sous-officier déguisé vint apporter l'ordre aux troupes de l'Hôtel de Ville de se replier sur les Tuileries. La retraite était rendue hasardeuse à cause des blessés que l'on ne voulait pas abandonner, et de l'artillerie difficile à passer à travers les barricades. Elle s'opéra cependant sans accident. Lorsque les troupes revinrent des différents quartiers de Paris, elles croyaient le roi et le dauphin arrivés de leur côté comme elles: cherchant en vain des yeux le drapeau blanc sur le pavillon de l'Horloge, elles firent entendre le langage énergique des camps.
Il n'est pas vrai, comme on le voit, que l'Hôtel de Ville ait été pris par la garde sur le peuple, et repris sur la garde par le peuple. Quand la garde y entra, elle n'éprouva aucune résistance, car il n'y avait personne, le préfet même était parti. Ces vantances affaiblissent et font mettre en doute les vrais périls. La garde fut mal engagée dans des rues tortueuses; la ligne, par son espèce de neutralité d'abord, et ensuite par sa défection, acheva le mal que des dispositions belles en théorie, mais peu exécutables en pratique, avaient commencé. Le 50e de ligne était arrivé pendant le combat à l'Hôtel de Ville; harassé de fatigue, on se hâta de le retirer dans l'enceinte de l'hôtel, et il prêta à des camarades épuisés ses entières et inutiles cartouches.
Le bataillon suisse resté au marché des Innocents fut dégagé par un autre bataillon suisse: ils vinrent l'un et l'autre aboutir au quai de l'École, et stationnèrent dans le Louvre.
Au reste, les barricades sont des retranchements qui appartiennent au génie parisien: on les retrouve dans tous nos troubles, depuis Charles V jusqu'à nos jours.
«Le peuple voyant ces forces disposées par les rues, dit L'Estoile, commença à s'esmouvoir, et se firent les barricades en la manière que tous sçavent: plusieurs Suisses furent tués, qui furent enterrés en une fosse faicte au parvis de Notre-Dame; le duc de Guyse passant par les rues, c'estoit à qui crieroit le plus haut: Vive Guyse! et lui, baissant son grand chapeau, leur dict: Mes amis, c'est assez; messieurs, c'est trop; criez vive le roi!»
Pourquoi nos dernières barricades, dont le résultat a été puissant, gagnent-elles si peu à être racontées, tandis que les barricades de 1588, qui ne produisirent presque rien, sont si intéressantes à lire? Cela tient à la différence des siècles et des personnages: le XVIe siècle menait tout devant lui; le XIXe a laissé tout derrière: M. de Puyravault n'est pas encore le Balafré.
Durant qu'on livrait ces combats, la révolution civile et politique suivait parallèlement la révolution militaire. Les soldats détenus à l'Abbaye furent mis en liberté; les prisonniers pour dettes, à Sainte-Pélagie, s'échappèrent, et les condamnés pour fautes politiques furent élargis: une révolution est un jubilé; elle absout de tous les crimes, en en permettant de plus grands.
Les ministres tinrent conseil à l'état-major: ils résolurent de faire arrêter, comme chefs du mouvement, MM. Laffitte, La Fayette, Gérard, Marchais, Salverte et Audry de Puyravault; le maréchal en donna l'ordre; mais, quand plus tard ils furent députés vers lui, il ne crut pas de son honneur de mettre son ordre à exécution.
Une réunion du parti monarchique, composée de pairs et de députés, avait eu lieu chez M. Guizot: le duc de Broglie s'y trouva; MM. Thiers et Mignet, qui avaient reparu, et M. Carrel, quoique ayant d'autres idées, s'y rendirent. Ce fut là que le parti de l'usurpation prononça le nom du duc d'Orléans pour la première fois[244]. M. Thiers et M. Mignet, allèrent chez le général Sébastiani lui parler du prince. Le général répondit d'une manière évasive; le duc d'Orléans, assura-t-il, ne l'avait jamais entretenu de pareils desseins et ne l'avait autorisé à rien.
Vers midi, toujours dans la journée du 28, la réunion générale des députés eut lieu chez M. Audry de Puyravault[245]. M. de La Fayette, chef du parti républicain, avait rejoint Paris le 27; M. Laffitte, chef du parti orléaniste, n'arriva que dans la nuit du 27 au 28; il se rendit au Palais-Royal, où il ne trouva personne; il envoya à Neuilly: le roi en herbe n'y était pas.
Chez M. de Puyravault, on discuta le projet d'une protestation contre les ordonnances. Cette protestation, plus que modérée, laissait entières les grandes questions.
M. Casimir Périer fut d'avis de dépêcher vers le duc de Raguse; tandis que les cinq députés choisis se préparaient à partir, M. Arago[246] était chez le maréchal: il s'était décidé, sur un billet de madame de Boigne, à devancer les commissaires. Il représenta au maréchal la nécessité de mettre un terme aux malheurs de la capitale. M. de Raguse alla prendre langue chez M. de Polignac; celui-ci, instruit de l'hésitation des troupes, déclara que si elles passaient au peuple, on tirerait sur elles comme sur les insurgés. Le général de Tromelin[247] témoin de ces conversations, s'emporta contre le général d'Ambrugeac[248]. Alors arriva la députation. M. Laffitte porta la parole: «Nous venons, dit-il vous demander d'arrêter l'effusion du sang. Si le combat se prolongeait, il entraînerait non-seulement les plus cruelles calamités, mais une véritable révolution.» Le maréchal se renferma dans une question d'honneur militaire, prétendant que le peuple devait, le premier, cesser le combat; il ajouta néanmoins ce post-scriptum à une lettre qu'il écrivit au roi: «Je pense qu'il est urgent que Votre Majesté profite sans retard des ouvertures qui lui sont faites.»
L'aide de camp du duc de Raguse, le colonel Komierowski, introduit dans le cabinet du roi à Saint-Cloud, lui remit la lettre; le roi lui dit: «Je lirai cette lettre.» Le colonel se retira et attendit les ordres; voyant qu'ils n'arrivaient pas, il pria M. le duc de Duras d'aller chez le roi les demander. Le duc répondit que, d'après l'étiquette, il lui était impossible d'entrer dans le cabinet. Enfin, rappelé par le roi, M. Komierowski fut chargé d'enjoindre au maréchal de tenir bon.
Le général Vincent accourut de son côté à Saint-Cloud; ayant forcé la porte qu'on lui refusait, il dit au roi que tout était perdu: «Mon cher, répondit Charles X, vous êtes un bon général, mais vous n'entendez rien à cela.»
JOURNÉE MILITAIRE DU 29 JUILLET.
Le 29 vit paraître de nouveaux combattants: les élèves de l'École polytechnique, en correspondance avec un de leurs anciens camarades, M. Charras[249], forcèrent la consigne et envoyèrent quatre d'entre eux, MM. Lothon, Berthelin, Pinsonnière et Tourneux, offrir leurs services à MM. Laffitte, Périer et La Fayette. Ces jeunes gens, distingués par leurs études, s'étaient déjà fait connaître aux alliés, lorsque ceux-ci se présentèrent devant Paris en 1814; dans les trois jours, ils devinrent les chefs du peuple, qui les mit à sa tête avec une parfaite simplicité. Les uns se rendirent sur la place de l'Odéon, les autres au Palais-Royal et aux Tuileries.
L'ordre du jour publié le 29 au matin offensa la garde: il annonçait que le roi, voulant témoigner sa satisfaction à ses braves serviteurs, leur accordait un mois et demi de paye; inconvenance que le soldat français ressentit: c'était le mesurer à la taille de ces Anglais qui ne marchent pas ou s'insurgent, s'ils n'ont pas touché leur solde.
Dans la nuit du 28 au 29, le peuple dépava les rues de vingt pas en vingt pas, et le lendemain, au lever du jour, il y avait quatre mille barricades élevées dans Paris.
Le Palais-Bourbon était gardé par la ligne, le Louvre par deux bataillons suisses, la rue de la Paix, la place Vendôme et la rue Castiglione par le 5e et le 53e de ligne. Il était arrivé de Saint-Denis, de Versailles et de Rueil, à peu près douze cents hommes d'infanterie.
La position militaire était meilleure: les troupes se trouvaient plus concentrées, et il fallait traverser de grands espaces vides pour arriver jusqu'à elles. Le général Exelmans[250], qui jugea bien ces dispositions, vint à onze heures mettre sa valeur et son expérience à la disposition du maréchal de Raguse, tandis que de son côté le général Pajol[251] se présentait aux députés pour prendre le commandement de la garde nationale.
Les ministres eurent l'idée de convoquer la cour royale aux Tuileries, tant ils vivaient hors du moment où ils se trouvaient! Le maréchal pressait le président du conseil de rappeler les ordonnances. Pendant leur entretien, on demande M. de Polignac; il sort et rentre avec M. Bertier[252], fils de la première victime sacrifiée en 1789. Celui-ci, ayant parcouru Paris, affirmait que tout allait au mieux pour la cause royale: c'est une chose fatale que ces races qui ont droit à la vengeance, jetées à la tombe dans nos premiers troubles, et évoquées par nos derniers malheurs. Ces malheurs n'étaient plus des nouveautés; depuis 1793, Paris était accoutumé à voir passer les événements et les rois.
Tandis que, au rapport des royalistes, tout allait si bien, on annonce la défection du 5e et du 53e de ligne qui fraternisaient avec le peuple.
Le duc de Raguse fit proposer une suspension d'armes: elle eut lieu sur quelques points et ne fut pas exécutée sur d'autres. Le maréchal avait envoyé chercher un des deux bataillons suisses stationnés dans le Louvre. On lui dépêcha celui des deux bataillons qui garnissait la colonnade. Les Parisiens, voyant cette colonnade déserte, se rapprochèrent des murs et entrèrent par les fausses portes qui conduisent du jardin de l'Infante dans l'intérieur; ils gagnèrent les croisées et firent feu sur le bataillon arrêté dans la cour. Sous la terreur du souvenir du 10 août, les Suisses se ruèrent du palais et se jetèrent dans leur troisième bataillon placé en présence des postes parisiens, mais avec lequel la suspension d'armes était observée. Le peuple, qui du Louvre avait atteint la galerie du Musée, commença de tirer du milieu des chefs-d'œuvre sur les lanciers alignés au Carrousel. Les postes parisiens, entraînés par cet exemple, rompirent la suspension d'armes. Précipités sous l'Arc de Triomphe, les Suisses poussent les lanciers au portique du pavillon de l'Horloge et débouchent pêle-mêle dans le jardin des Tuileries. Le jeune Farcy fut frappé à mort dans cette échauffourée[253]: son nom est inscrit au coin du café où il est tombé; une manufacture de betteraves existe aujourd'hui aux Thermopyles. Les Suisses eurent trois ou quatre soldats tués ou blessés: ce peu de morts s'est changé en une effroyable boucherie.
Le peuple entra dans les Tuileries avec MM. Thomas, Bastide, Guinard, par le guichet du Pont-Royal. Un drapeau tricolore fut planté sur le pavillon de l'Horloge, comme au temps de Bonaparte, apparemment en mémoire de la liberté. Des meubles furent déchirés, des tableaux hachés de coups de sabre; on trouva dans des armoires le journal des chasses du roi et les beaux coups exécutés contre les perdrix: vieil usage des gardes-chasse de la monarchie. On plaça un cadavre sur le trône vide, dans la salle du Trône: cela serait formidable si les Français, aujourd'hui, ne jouaient continuellement au drame. Le musée d'artillerie, à Saint-Thomas-d'Aquin, était pillé, et les siècles passaient le long du fleuve, sous le casque de Godefroy de Bouillon, et avec la lance de François 1er.
Alors le duc de Raguse quitta le quartier général, abandonnant cent vingt mille francs en sacs. Il sortit par la rue de Rivoli et rentra dans le jardin des Tuileries. Il donna l'ordre aux troupes de se retirer, d'abord aux Champs-Élysées, et ensuite jusqu'à l'Étoile. On crut que la paix était faite, que le Dauphin arrivait; on vit quelques voitures des écuries et un fourgon traverser la place Louis XV: c'étaient les ministres s'en allant après leurs œuvres.
Arrivé à l'Étoile, Marmont reçut une lettre: elle lui annonçait que le roi avait donné à M. le Dauphin le commandement en chef des troupes, et que lui, maréchal, servirait sous ses ordres.
Une compagnie du 3e de la garde avait été oubliée dans la maison d'un chapelier, rue de Rohan; après une longue résistance, la maison fut emportée. Le capitaine Meunier, atteint de trois coups de feu, sauta de la fenêtre d'un troisième étage, tomba sur un toit au-dessous, et fut transporté à l'hôpital du Gros-Caillou: il a survécu. La caserne Babylone, assaillie entre midi et une heure par trois élèves de l'École polytechnique, Vaneau, Lacroix et Ouvrier, n'était gardée que par un dépôt de recrues suisses d'environ une centaine d'hommes; le major Dufay, Français d'origine, les commandait: depuis trente ans il servait parmi nous; il avait été acteur dans les hauts faits de la République et de l'Empire. Sommé de se rendre, il refusa toute condition et s'enferma dans la caserne. Le jeune Vaneau périt. Des sapeurs-pompiers mirent le feu à la porte de la caserne; la porte s'écroula; aussitôt, par cette bouche enflammée, sort le major Dufay, suivi de ses montagnards, baïonnette en avant: il tombe atteint de la mousquetade d'un cabaretier voisin: sa mort protégea ses recrues suisses; ils rejoignirent les différents corps auxquels ils appartenaient[254].
M. le duc de Mortemart[255] était arrivé à Saint-Cloud le mercredi 28, à dix heures du soir, pour prendre son service comme capitaine des cent-suisses: il ne put parler au roi que le lendemain. À onze heures, le 29, il fit quelques tentatives auprès de Charles X, afin de l'engager à rappeler les ordonnances; le roi lui dit: «Je ne veux pas monter en charrette comme mon frère; je ne reculerai pas d'un pied.» Quelques minutes après, il allait reculer d'un royaume.
Les ministres étaient arrivés: MM. de Sémonville, d'Argout[256], Vitrolles, se trouvaient là. M. de Sémonville raconte qu'il eut une longue conversation avec le roi; qu'il ne parvint à l'ébranler dans sa résolution qu'après avoir passé par son cœur en lui parlant des dangers de madame la Dauphine. Il lui dit: «Demain, à midi, il n'y aura plus ni roi, ni dauphin, ni duc de Bordeaux.» Et le roi lui répondit: «Vous me donnerez bien jusqu'à une heure.» Je ne crois pas un mot de tout cela. La hâblerie est notre défaut: interrogez un Français et fiez-vous à ses récits, il aura toujours tout fait. Les ministres entrèrent chez le roi après M. de Sémonville; les ordonnances furent rapportées, le ministère dissous, M. de Mortemart nommé président du nouveau conseil.
Dans la capitale, le parti républicain venait enfin de déterrer un gîte. M. Baude (l'homme de la parade des bureaux du Temps), en courant les rues, n'avait trouvé l'Hôtel de Ville occupé que par deux hommes, M. Dubourg et M. Zimmer. Il se dit aussitôt l'envoyé d'un gouvernement provisoire qui s'allait venir installer. Il fit appeler les employés de la Préfecture; il leur ordonna de se mettre au travail, comme si M. de Chabrol était présent. Dans les gouvernements devenus machines, les poids sont bientôt remontés, chacun accourt pour se nantir des places délaissées: qui se fit secrétaire général, qui chef de division, qui se donna la comptabilité, qui se nomma au personnel et distribua ce personnel entre ses amis; il y en eut qui firent apporter leur lit afin de ne pas désemparer, et d'être à même de sauter sur la place qui viendrait à vaquer. M. Dubourg, surnommé le général[257], et M. Zimmer, étaient censés les chefs de la partie militaire du gouvernement provisoire. M. Baude[258], représentant le civil de ce gouvernement inconnu, prit des arrêtés et fit des proclamations. Cependant on avait vu des affiches provenant du parti républicain, et portant création d'un autre gouvernement, composé de MM. de La Fayette, Gérard[259] et Choiseul[260]. On ne s'explique guère l'association du dernier nom avec les deux autres; aussi M. de Choiseul a-t-il protesté. Ce vieillard libéral, qui, pour faire le vivant, se tenait roide comme un mort, émigré et naufragé à Calais, ne retrouva pour foyer paternel, en rentrant en France, qu'une loge à l'Opéra.
À trois heures du soir, nouvelle confusion. Un ordre du jour convoqua les députés réunis à Paris, à l'Hôtel de Ville, pour y conférer sur les mesures à prendre. Les maires devaient être rendus à leurs mairies; ils devaient aussi envoyer un de leurs adjoints à l'Hôtel de Ville, afin d'y composer une commission consultative. Cet ordre du jour était signé: J. Baude, pour le gouvernement provisoire, et colonel Zimmer, par ordre du général Dubourg. Cette audace de trois personnes, qui parlent au nom d'un gouvernement qui n'existait qu'affiché par lui-même au coin des rues, prouve la rare intelligence des Français en révolution: de pareils hommes sont évidemment les chefs destinés à mener les autres peuples. Quel malheur qu'en nous délivrant d'une pareille anarchie, Bonaparte nous eût ravi la liberté!
Les députés s'étaient rassemblés chez M. Laffitte[261]. M. de La Fayette, reprenant 1789, déclara qu'il reprenait aussi le commandement de la garde nationale. On applaudit, et il se rendit à l'Hôtel de Ville. Les députés nommèrent une commission municipale composée de cinq membres, MM. Casimir Périer, Laffitte, de Lobau, de Schonen et Audry de Puyravault. M. Odilon Barrot fut élu secrétaire de cette commission, qui s'installa à l'Hôtel de Ville, comme avait fait M. de La Fayette. Tout cela siégea pêle-mêle auprès du gouvernement provisoire de M. Dubourg. M. Mauguin, envoyé en mission vers la commission, resta avec elle. L'ami de Washington fit enlever le drapeau noir arboré sur l'Hôtel de Ville par l'invention de M. Dubourg.
À huit heures et demie du soir débarquèrent de Saint-Cloud M. de Sémonville, M. d'Argout et M. de Vitrolles. Aussitôt qu'ils avaient appris à Saint-Cloud le rappel des ordonnances, le renvoi des anciens ministres et la nomination de M. Mortemart à la présidence du conseil, ils étaient accourus à Paris. Ils se présentèrent en qualité de mandataires du roi devant la commission municipale. M. Mauguin demanda au grand référendaire s'il avait des pouvoirs écrits; le grand référendaire répondit qu'il n'y avait pas pensé. La négociation des officieux commissaires finit là.
Instruit à la réunion Laffitte de ce qui s'était fait à Saint-Cloud, M. Laffitte signa un laisser-passer pour M. de Mortemart, ajoutant que les députés assemblés chez lui l'attendraient jusqu'à une heure du matin. Le noble duc n'étant pas arrivé, les députés se retirèrent.
M. Laffitte, resté seul avec M. Thiers, s'occupa du duc d'Orléans et des proclamations à faire. Cinquante ans de révolution en France avaient donné aux hommes de pratique la facilité de réorganiser des gouvernements, et aux hommes de théorie l'habitude de ressemeler des chartes, de préparer les machines et les bers avec lesquels s'enlèvent et sur lesquels glissent ces gouvernements.
Cette journée du 29, lendemain de mon retour à Paris, ne fut pas pour moi sans occupation. Mon plan était arrêté: je voulais agir, mais je ne le voulais que sur un ordre écrit de la main du roi, et qui me donnât les pouvoirs nécessaires pour parler aux autorités du moment; me mêler de tout et ne rien faire ne me convenait pas. J'avais raisonné juste, témoin l'affront essuyé par MM. d'Argout, Sémonville et Vitrolles.
J'écrivis donc à Charles X à Saint-Cloud. M. de Givré se chargea de porter ma lettre. Je priais le roi de m'instruire de sa volonté. M. de Givré revint les mains vides. Il avait remis ma lettre à M. le duc de Duras, qui l'avait remise au roi, lequel me faisait répondre qu'il avait nommé M. de Mortemart son premier ministre, et qu'il m'invitait à m'entendre avec lui. Le noble duc, où le trouver? Je le cherchai vainement le 29 au soir.
Repoussé de Charles X, ma pensée se porta vers la Chambre des pairs; elle pouvait, en qualité de cour souveraine, évoquer le procès et juger le différend. S'il n'y avait pas sûreté pour elle dans Paris, elle était libre de se transporter à quelque distance, même auprès du roi, et de prononcer de là un grand arbitrage. Elle avait des chances de succès; il y en a toujours dans le courage. Après tout, en succombant, elle aurait subi une défaite utile aux principes. Mais aurais-je trouvé dans cette Chambre vingt hommes prêts à se dévouer? Sur ces vingt hommes, y en avait-il quatre qui fussent d'accord avec moi sur les libertés publiques?
Les assemblées aristocratiques règnent glorieusement lorsqu'elles sont souveraines et seules investies, de droit et de fait, de la puissance: elles offrent les plus fortes garanties, mais, dans les gouvernements mixtes, elles perdent leur valeur et sont misérables quand arrivent les grandes crises.... Faibles contre le roi, elles n'empêchent pas le despotisme; faibles contre le peuple, elles ne préviennent pas l'anarchie. Dans les commotions publiques, elles ne rachètent leur existence qu'au prix de leurs parjures ou de leur esclavage. La Chambre des lords sauva-t-elle Charles Ier? Sauva-t-elle Richard Cromwell, auquel elle avait prêté serment? Sauva-t-elle Jacques II? Sauvera-t-elle aujourd'hui les princes de Hanovre? Se sauvera-t-elle elle-même? Ces prétendus contre-poids aristocratiques ne font qu'embarrasser la balance, et seront jetés tôt ou tard hors du bassin. Une aristocratie ancienne et opulente, ayant l'habitude des affaires, n'a qu'un moyen de garder le pouvoir quand il lui échappe: c'est de passer du Capitole au Forum, et de se placer à la tête du nouveau mouvement, à moins qu'elle ne se croie encore assez forte pour risquer la guerre civile.
Pendant que j'attendais le retour de M. de Givré, je fus assez occupé à défendre mon quartier. La banlieue et les carriers de Montrouge affluaient par la barrière d'Enfer. Les derniers ressemblaient à ces carriers de Montmartre, qui causèrent de si grandes alarmes à mademoiselle de Mornay lorsqu'elle fuyait les massacres de la Saint-Barthélemy. En passant devant la communauté des missionnaires, située dans ma rue, ils y entrèrent: une vingtaine de prêtres furent obligés de se sauver; le repaire de ces fanatiques fut philosophiquement pillé, leurs lits et leurs livres brûlés dans la rue[262]. On n'a point parlé de cette misère. Avait-on à s'embarrasser de ce que la prêtraille pouvait avoir perdu? Je donnai l'hospitalité à sept ou huit fugitifs; ils restèrent plusieurs jours cachés sous mon toit. Je leur obtins des passe-ports par l'intermédiaire de mon voisin, M. Arago[263], et ils allèrent ailleurs prêcher la parole de Dieu. «La fuite des saints a souvent été utile aux peuples, utilis populis fuga sanctorum.»
La commission municipale, établie à l'Hôtel de Ville, nomma le baron Louis commissaire provisoire aux finances, M. Baude à l'intérieur, M. Mérilhou[264] à la justice, M. Chardel[265] aux postes, M. Marchal[266] au télégraphe, M. Bavoux[267] à la police, M. de Laborde à la préfecture de la Seine. Ainsi le gouvernement provisoire volontaire se trouva détruit en réalité par la promotion de M. Baude, qui s'était créé membre de ce gouvernement. Les boutiques se rouvrirent; les services publics reprirent leur cours.
Dans la réunion chez M. Laffite, il avait été décidé que les députés s'assembleraient, à midi, au palais de la Chambre: ils s'y trouvèrent réunis au nombre de trente ou trente-cinq, présidés par M. Laffitte. M. Bérard[268] annonça qu'il avait rencontré MM. d'Argout, de Forbin-Janson[269] et de Mortemart, qui se rendaient chez M. Laffitte, croyant y trouver les députés; qu'il avait invité ces messieurs à le suivre à la Chambre, mais que M. le duc de Mortemart, accablé de fatigue, s'était retiré pour aller voir M. de Sémonville. M. de Mortemart, selon M. Bérard, avait dit qu'il avait un blanc-seing et que le roi consentait à tout.
En effet, M. de Mortemart apportait cinq ordonnances: au lieu de les communiquer d'abord aux députés, sa lassitude l'obligea de rétrograder jusqu'au Luxembourg. À midi, il envoya les ordonnances à M. Sauvo[270]; celui-ci répondit qu'il ne les pouvait publier dans le Moniteur sans l'autorisation de la Chambre des députés ou de la commission municipale.
M. Bérard s'étant expliqué, comme je viens de le dire, à la Chambre, une discussion s'éleva pour savoir si l'on recevrait ou si l'on ne recevrait pas M. de Mortemart. Le général Sébastiani insista pour l'affirmative; M. Mauguin déclara que si M. de Mortemart était présent, il demanderait qu'il fût entendu, mais que les événements pressaient et que l'on ne pouvait pas dépendre du bon plaisir de M. de Mortemart.
On nomma cinq commissaires chargés d'aller conférer avec les pairs: ces cinq commissaires furent MM. Augustin Périer[271], Sébastiani, Guizot, Benjamin Delessert[272] et Hyde de Neuville. Mais bientôt le comte de Sussy[273] fut introduit dans la Chambre élective. M. de Mortemart l'avait chargé de présenter les ordonnances aux députés. S'adressant à l'assemblée, il lui dit: «En l'absence de M. le chancelier, quelques pairs, en petit nombre, étaient réunis chez moi; M. le duc de Mortemart nous a remis la lettre ci-jointe, adressée à M. le général Gérard ou à M. Casimir Périer. Je vous demande la permission de vous la communiquer.» Voici la lettre: «Monsieur, parti de Saint-Cloud dans la nuit, je cherche vainement à vous rencontrer. Veuillez me dire où je pourrai vous voir. Je vous prie de donner connaissance des ordonnances dont je suis porteur depuis hier.»
M. le duc de Mortemart était parti dans la nuit de Saint-Cloud; il avait les ordonnances dans sa poche depuis douze ou quinze heures, depuis hier, selon son expression; il n'avait pu rencontrer ni le général Gérard, ni M. Casimir Périer: M. de Mortemart était bien malheureux! M. Bérard fit l'observation suivante sur la lettre communiquée:
«Je ne puis, dit-il, m'empêcher de signaler ici un manque de franchise: M. de Mortemart, qui se rendait ce matin chez M. Laffitte lorsque je l'ai rencontré, m'a formellement dit qu'il viendrait ici.»
Les cinq ordonnances furent lues. La première rappelait les ordonnances du 25 juillet, la seconde convoquait les Chambres pour le 3 août, la troisième nommait M. de Mortemart ministre des affaires étrangères et président du conseil, la quatrième appelait le général Gérard au ministère de la guerre, la cinquième M. Casimir Périer au ministère des finances. Lorsque je trouvai enfin M. de Mortemart chez le grand référendaire, il m'assura qu'il avait été obligé de rester chez M. de Sémonville, parce qu'étant revenu à pied de Saint-Cloud, il s'était vu forcé de faire un détour et de pénétrer dans le bois de Boulogne par une brèche: sa botte ou son soulier lui avait écorché le talon. Il est à regretter qu'avant de produire les actes du trône, M. de Mortemart n'ait pas essayé de voir les hommes influents et de les incliner à la cause royale. Ces actes tombant tout à coup au milieu de députés non prévenus, personne n'osa se déclarer. On s'attira cette terrible réponse de Benjamin Constant: «Nous savons d'avance ce que la Chambre des pairs nous dira: elle acceptera purement et simplement la révocation des ordonnances. Quant à moi, je ne me prononce pas positivement sur la question de dynastie; je dirai seulement qu'il serait trop commode pour un roi de faire mitrailler son peuple et d'en être quitte pour dire ensuite: Il n'y a rien de fait.»
Benjamin Constant, qui ne se prononçait pas positivement sur la question de dynastie, aurait-il terminé sa phrase de la même manière si on lui eût fait entendre auparavant des paroles convenables à ses talents et à sa juste ambition? Je plains sincèrement un homme de courage et d'honneur comme M. de Mortemart, quand je viens à penser que la monarchie légitime a peut-être été renversée parce que le ministre chargé des pouvoirs du roi n'a pu rencontrer dans Paris deux députés, et que, fatigué d'avoir fait trois lieues à pied, il s'est écorché le talon. L'ordonnance de nomination à l'ambassade de Saint-Pétersbourg a remplacé pour M. de Mortemart les ordonnances de son vieux maître. Ah! comment ai-je refusé à Louis-Philippe d'être son ministre des affaires étrangères ou de reprendre ma bien-aimée ambassade de Rome? Mais, hélas! de ma bien-aimée, qu'en eussé-je fait au bord du Tibre? J'aurais toujours cru qu'elle me regardait en rougissant.
Le 30 au matin, ayant reçu le billet du grand référendaire qui m'invitait à la réunion des pairs, au Luxembourg, je voulus apprendre auparavant quelques nouvelles. Je descendis par la rue d'Enfer, la place Saint-Michel et la rue Dauphine. Il y avait encore un peu d'émotion autour des barricades ébréchées. Je comparais ce que je voyais au grand mouvement révolutionnaire de 1789, et cela me semblait de l'ordre et du silence: le changement des mœurs était visible.
Au Pont-Neuf, la statue d'Henri IV tenait à la main, comme un guidon de la Ligue, un drapeau tricolore. Des hommes du peuple disaient en regardant le roi de bronze: «Tu n'aurais pas fait cette bêtise-là, mon vieux.» Des groupes étaient rassemblés sur le quai de l'École: j'aperçois de loin un général accompagné de deux aides de camp également à cheval. Je m'avançai de ce côté. Comme je fendais la foule, mes yeux se portaient sur le général: ceinture tricolore par dessus son habit, chapeau de travers renversé en arrière, corne en avant. Il m'avise à son tour et s'écrie: «Tiens, le vicomte!» Et moi, surpris, je reconnais le colonel ou capitaine Dubourg, mon compagnon de Gand, lequel allait, pendant notre retour à Paris, prendre les villes ouvertes au nom de Louis XVIII, et nous apportait, ainsi que je vous l'ai raconté, la moitié d'un mouton pour dîner dans un bouge, à Arnouville[274]. C'est cet officier que les journaux avaient représenté comme un austère soldat républicain à moustaches grises, lequel n'avait pas voulu servir sous la tyrannie impériale, et qui était si pauvre qu'on avait été obligé de lui acheter à la friperie un uniforme râpé du temps de Larevellière-Lépeaux. Et moi de m'écrier: «Eh! c'est vous! comment....» Il me tend les bras, me serre la main sur le cou de Flanquine; on fit cercle: «Mon cher, me dit à haute voix le chef militaire du gouvernement provisoire, en me montrant le Louvre, ils étaient là-dedans douze cents: nous leur en avons flanqué des pruneaux dans le derrière! et de courir, et de courir!...» Les aides de camp de M. Dubourg éclatent en gros rires; et la tourbe de rire à l'unisson, et le général de piquer sa mazette qui caracolait comme une bête éreintée, suivie de deux autres Rossinantes glissant sur le pavé et prêtes à tomber sur le nez entre les jambes de leurs cavaliers.
Ainsi, superbement emporté, m'abandonna le Diomède de l'Hôtel de Ville, brave d'ailleurs et spirituel. J'ai vu des hommes qui, prenant au sérieux toutes les scènes de 1830, rougissaient à ce récit, parce qu'il déjouait un peu leur héroïque crédulité. J'étais moi-même honteux en voyant le côté comique des révolutions les plus graves et de quelle manière on peut se moquer de la bonne foi du peuple.
M. Louis Blanc, dans le premier volume de son excellente Histoire de dix ans[275], publiée après ce que je viens d'écrire ici, confirme mon récit: «Un homme, dit-il, d'une taille moyenne, d'une figure énergique, traversait en uniforme de général et suivi par un grand nombre d'hommes armés, le marché des Innocents. C'était de M. Évariste Dumoulin, rédacteur du Constitutionnel, que cet homme avait reçu son uniforme, pris chez un fripier; et les épaulettes qu'il portait lui avaient été données par l'acteur Perlet: elles venaient du magasin de l'Opéra-Comique. Quel est ce général? demandait-on de toutes parts. Et quand ceux qui l'entouraient avaient répondu: «C'est le général Dubourg.» Vive le général Dubourg! criait le peuple, devant qui ce nom n'avait jamais retenti.[276]»
Un autre spectacle m'attendait à quelques pas de là: une fosse était creusée devant la colonnade du Louvre; un prêtre, en surplis et en étole, disait des prières au bord de cette fosse: on y déposait les morts. Je me découvris et fis le signe de la croix. La foule silencieuse regardait avec respect cette cérémonie, qui n'eût rien été si la religion n'y avait comparu. Tant de souvenirs et de réflexions s'offraient à moi, que je restais dans une complète immobilité. Tout à coup je me sens pressé; un cri part: «Vive le défenseur de la liberté de la presse!» Mes cheveux m'avaient fait reconnaître. Aussitôt des jeunes gens me saisissent et me disent: «Où allez-vous? nous allons vous porter.» Je ne savais que répondre; je remerciais; je me débattais; je suppliais de me laisser aller. L'heure de la réunion à la Chambre des pairs n'était pas encore arrivée. Les jeunes gens ne cessaient de crier: «Où allez-vous? où allez-vous?» Je répondis au hasard: «Eh bien, au Palais-Royal!» Aussitôt j'y suis conduit aux cris de: Vive la charte! vive la liberté de la presse! vive Chateaubriand! Dans la cour des Fontaines, M. Barba, le libraire, sortit de sa maison et vint m'embrasser.
Nous arrivons au Palais-Royal; on me bouscule dans un café sous la galerie de bois. Je mourais de chaud. Je réitère à mains jointes ma demande en rémission de ma gloire: point; toute cette jeunesse refuse de me lâcher. Il y avait dans la foule un homme en veste à manches retroussées, à mains noires, à figure sinistre, aux yeux ardents, tel que j'en avais tant vu au commencement de la Révolution: il essayait continuellement de s'approcher de moi, et les jeunes gens le repoussaient toujours. Je n'ai su ni son nom ni ce qu'il me voulait.
Il fallut me résoudre à dire enfin que j'allais à la Chambre des pairs. Nous quittâmes le café; les acclamations recommencèrent. Dans la cour du Louvre, diverses espèces de cris se firent entendre: on disait: «Aux Tuileries! aux Tuileries!» les autres: «Vive le premier consul!» et semblaient vouloir me faire l'héritier de Bonaparte républicain. Hyacinthe, qui m'accompagnait, recevait sa part des poignées de main et des embrassades. Nous traversâmes le pont des Arts et nous prîmes la rue de Seine. On accourait sur notre passage; on se mettait aux fenêtres. Je souffrais de tant d'honneurs, car on m'arrachait les bras. Un des jeunes gens qui me poussaient par derrière passa tout à coup sa tête entre mes jambes et m'enleva sur ses épaules. Nouvelles acclamations; on criait aux spectateurs dans la rue et aux fenêtres: «À bas les chapeaux! vive la charte!» et moi je répliquais: «Oui, messieurs, vive la charte! mais vive le roi!» On ne répétait pas ce cri, mais il ne provoquait aucune colère. Et voilà comme la partie était perdue! Tout pouvait encore s'arranger, mais il ne fallait présenter au peuple que des hommes populaires: dans les révolutions, un nom fait plus qu'une armée.
Je suppliai tant mes jeunes amis qu'ils me mirent enfin à terre. Dans la rue de Seine, en face de mon libraire, M. Le Normant, un tapissier offrit un fauteuil pour me porter; je le refusai et j'arrivai au milieu de mon triomphe dans la cour d'honneur du Luxembourg. Ma généreuse escorte me quitta alors après avoir poussé de nouveaux cris de Vive la charte! vive Chateaubriand! J'étais touché des sentiments de cette noble jeunesse: j'avais crié vive le roi! au milieu d'elle, tout aussi en sûreté que si j'eusse été seul enfermé dans ma maison; elle connaissait mes opinions: elle m'amenait elle-même à la Chambre des pairs où elle savait que j'allais parler et rester fidèle à mon roi; et pourtant c'était le 30 juillet, et nous venions de passer près de la fosse dans laquelle on ensevelissait les citoyens tués par les balles des soldats de Charles X!
Le bruit que je laissais en dehors contrastait avec le silence qui régnait dans le vestibule du palais du Luxembourg. Ce silence augmenta dans la galerie sombre qui précède les salons de M. de Sémonville. Ma présence gêna les vingt-cinq ou trente pairs qui s'y trouvaient rassemblés: j'empêchais les douces effusions de la peur, la tendre consternation à laquelle on se livrait. Ce fut là que je vis enfin M. de Mortemart. Je lui dis que, d'après le désir du roi, j'étais prêt à m'entendre avec lui. Il me répondit, comme je l'ai déjà rapporté, qu'en revenant il s'était écorché le talon: il rentra dans le flot de l'assemblée. Il nous donna connaissance des ordonnances comme il les avait fait communiquer aux députés par M. de Sussy. M. de Broglie déclara qu'il venait de parcourir Paris; que nous étions sur un volcan; que les bourgeois ne pouvaient plus contenir leurs ouvriers; que si le nom de Charles X était seulement prononcé, on nous couperait la gorge à tous, et qu'on démolirait le Luxembourg comme on avait démoli la Bastille: «C'est vrai! c'est vrai!» murmuraient d'une voix sourde les prudents, en secouant la tête[277]. M. de Caraman, qu'on avait fait duc, apparemment parce qu'il avait été valet de M. de Metternich, soutenait avec chaleur qu'on ne pouvait reconnaître les ordonnances: «Pourquoi donc, lui dis-je, monsieur?» Cette froide question glaça sa verve.
Arrivent les cinq députés commissaires. M. le général Sébastiani débute par sa phrase accoutumée: «Messieurs, c'est une grosse affaire.» Ensuite il fait l'éloge de la haute modération de M. le duc de Mortemart; il parle des dangers de Paris, prononce quelques mots à la louange de S. A. R. monseigneur le duc d'Orléans, et conclut à l'impossibilité de s'occuper des ordonnances. Moi et M. Hyde de Neuville, nous fûmes les seuls d'un avis contraire. J'obtins la parole: «M. le duc de Broglie nous a dit, messieurs, qu'il s'est promené dans les rues, et qu'il a vu partout des dispositions hostiles: je viens aussi de parcourir Paris, trois mille jeunes gens m'ont rapporté dans la cour de ce palais; vous avez pu entendre leur cris: ont-ils soif de votre sang ceux qui ont ainsi salué l'un de vos collègues? Ils ont crié: Vive la charte! j'ai répondu: Vive le roi! ils n'ont témoigné aucune colère et sont venus me déposer sain et sauf au milieu de vous. Sont-ce là des symptômes si menaçants de l'opinion publique? Je soutiens, moi, que rien n'est perdu, que nous pouvons accepter les ordonnances. La question n'est pas de considérer s'il y a péril ou non, mais de garder les serments que nous avons prêtés à ce roi dont nous tenons nos dignités, et plusieurs d'entre nous leur fortune. Sa Majesté, en retirant les ordonnances et en changeant son ministère, a fait tout ce qu'elle a dû; faisons à notre tour ce que nous devons. Comment! dans tous le cours de notre vie, il se présente un seul jour où nous sommes obligés de descendre sur le champ de bataille, et nous n'accepterions pas le combat? Donnons à la France l'exemple de l'honneur et de la loyauté; empêchons-la de tomber dans des combinaisons anarchiques où sa paix, ses intérêts réels et ses libertés iraient se perdre: le péril s'évanouit quand on ose le regarder.»
On ne me répondit point; on se hâta de lever la séance. Il y avait une impatience de parjure dans cette assemblée que poussait une peur intrépide; chacun voulait sauver sa guenille de vie, comme si le temps n'allait pas, dès demain, nous arracher nos vieilles peaux, dont un juif bien avisé n'aurait pas donné une obole.[Lien vers la Table des Matières]
LIVRE XV[278]
Les républicains. — Les orléanistes. — M. Thiers est envoyé à Neuilly. — Convocation des pairs chez le grand référendaire. La lettre m'arrive trop tard. — Saint-Cloud. — Scène. Monsieur le Dauphin et le maréchal de Raguse. — Neuilly. — M. le duc d'Orléans. — Le Raincy. — Le prince vient à Paris. — Une députation de la Chambre élective offre à M. le duc d'Orléans la lieutenance générale du royaume. — Il accepte. — Efforts des républicains. — M. le duc d'Orléans va à l'Hôtel de Ville. — Les républicains au Palais-Royal. — Le roi quitte Saint-Cloud. — Arrivée de Madame la Dauphine à Trianon. — Corps diplomatique. — Rambouillet. — Ouverture de la session, le 3 août. — Lettre de Charles X à M. le duc d'Orléans. — Départ du peuple pour Rambouillet. — Fuite du roi. — Réflexions. — Palais-Royal. — Conversations. — Dernière tentation politique. — M. de Sainte-Aulaire. — Dernier soupir du parti républicain. — Journée du 7 août. — Séance à la Chambre des Pairs. — Mon discours. — Je sors du palais du Luxembourg pour n'y plus rentrer. — Mes démissions. — Charles X s'embarque à Cherbourg. — Ce que sera la révolution de juillet. — Fin de ma carrière politique.
Les trois partis commençaient à se dessiner et à agir les uns contre les autres: les députés qui voulaient la monarchie par la branche aînée étaient les plus forts légalement; ils ralliaient à eux tout ce qui tendait à l'ordre; mais, moralement, ils étaient les plus faibles: ils hésitaient, ils ne se prononçaient pas: il devenait manifeste, par la tergiversation de la cour, qu'ils tomberaient dans l'usurpation plutôt que de se voir engloutis dans la République.
Celle-ci fit afficher un placard qui disait: «La France est libre. Elle n'accorde au gouvernement provisoire que le droit de la consulter, en attendant qu'elle ait exprimé sa volonté par de nouvelles élections. Plus de royauté. Le pouvoir exécutif confié à un président temporaire. Concours médiat ou immédiat de tous les citoyens à l'élection des députés. Liberté des cultes.»
Ce placard résumait les seules choses justes de l'opinion républicaine; une nouvelle assemblée de députés aurait décidé s'il était bon ou mauvais de céder à ce vœu, plus de royauté; chacun aurait plaidé sa cause, et l'élection d'un gouvernement quelconque par un congrès national eût eu le caractère de la légalité.
Sur une autre affiche républicaine du même jour, 30 juillet, on lisait en grosses lettres: «Plus de Bourbons.... Tout est là, grandeur, repos, prospérité publique, liberté.»
Enfin, parut une adresse à MM. les membres de la commission municipale composant un gouvernement provisoire; elle demandait: «Qu'aucune proclamation ne fût faite pour désigner un chef, lorsque la forme même du gouvernement ne pouvait être encore déterminée; que le gouvernement provisoire restât en permanence jusqu'à ce que le vœu de la majorité des Français pût être connu; toute autre mesure étant intempestive et coupable.»
Cette adresse, émanant des membres d'une commission nommée par un grand nombre de citoyens de divers arrondissements de Paris, était signée par MM. Chevalier, président, Trélat, Teste, Lepelletier, Guinard, Hingray, Cauchois-Lemaire, etc.
Dans cette réunion populaire, on proposait de remettre par acclamation la présidence de la République à M. de La Fayette; on s'appuyait sur les principes que la Chambre des représentants de 1815 avait proclamés en se séparant. Divers imprimeurs refusèrent de publier ces proclamations, disant que défense leur en était faite par M. le duc de Broglie. La République jetait par terre le trône de Charles X; elle craignait les inhibitions de M. de Broglie, lequel n'avait aucun caractère.
Je vous ai dit que, dans la nuit du 29 au 30, M. Laffitte, avec MM. Thiers et Mignet, avaient tout préparé pour attirer les yeux du public sur M. le duc d'Orléans. Le 30 parurent des proclamations et des adresses, fruit de ce conciliabule: «Évitons la République,» disaient-elles. Venaient ensuite les faits d'armes de Jemmapes et de Valmy, et l'on assurait que M. le duc d'Orléans n'était pas Capet, mais Valois[279].
Et cependant M. Thiers, envoyé par M. Laffitte, chevauchait vers Neuilly avec M. Scheffer[280]: S. A. R. n'y était pas. Grands combats de paroles entre mademoiselle d'Orléans et M. Thiers: il fut convenu qu'on écrirait à M. le duc d'Orléans pour le décider à se rallier à la révolution. M. Thiers écrivit lui-même un mot au prince, et madame Adélaïde promit de devancer sa famille à Paris. L'orléanisme avait fait des progrès, et, dès le soir même de cette journée, il fut question parmi les députés de conférer les pouvoirs de lieutenant général à M. le duc d'Orléans.
M. de Sussy, avec les ordonnances de Saint-Cloud, avait été encore moins bien reçu à l'Hôtel de Ville qu'à la Chambre des députés. Muni d'un récépissé de M. de La Fayette, il revint trouver M. de Mortemart qui s'écria: «Vous m'avez sauvé plus que la vie; vous m'avez sauvé l'honneur.»
La commission municipale fit une proclamation dans laquelle elle déclarait que les crimes de son pouvoir (de Charles X) étaient finis, et que le peuple aurait un gouvernement qui lui devrait (au peuple) son origine: phrase ambiguë qu'on pouvait interpréter comme on voulait. MM. Laffitte et Périer ne signèrent point cet acte. M. de La Fayette, alarmé un peu tard de l'idée de la royauté orléaniste, envoya M. Odilon Barrot[281] à la Chambre des députés annoncer que le peuple, auteur de la révolution de juillet, n'entendait pas la terminer par un simple changement de personnes, et que le sang versé valait bien quelques libertés. Il fut question d'une proclamation des députés afin d'inviter S. A. R. le duc d'Orléans à se rendre dans la capitale: après quelques communications avec l'Hôtel de Ville, ce projet de proclamation fut anéanti. On n'en tira pas moins au sort une députation de douze membres pour aller offrir au châtelain de Neuilly cette lieutenance générale qui n'avait pu trouver passage dans une proclamation.
Dans la soirée, M. le grand référendaire rassemble chez lui les pairs: sa lettre, soit négligence ou politique, m'arriva trop tard. Je me hâtai de courir au rendez-vous; on m'ouvrit la grille de l'allée de l'Observatoire; je traversai le jardin du Luxembourg: quand j'arrivai au palais, je n'y trouvai personne. Je refis le chemin des parterres, les yeux attachés sur la lune. Je regrettais les mers et les montagnes où elle m'était apparue, les forêts dans la cime desquelles, se dérobant elle-même en silence, elle avait l'air de me répéter la maxime d'Épicure: «Cache ta vie.»
J'ai laissé les troupes, le 29 au soir, se retirer sur Saint-Cloud. Les bourgeois de Chaillot et de Passy les attaquèrent, tuèrent un capitaine de carabiniers, deux officiers, et blessèrent une dizaine de soldats. Le Motha, capitaine de la garde, fut frappé d'une balle par un enfant qu'il s'était plu à ménager. Ce capitaine avait donné sa démission au moment des ordonnances; mais, voyant qu'on se battait le 27, il rentra dans son corps pour partager les dangers de ses camarades[282]. Jamais, à la gloire de la France, il n'y eut un plus beau combat dans les partis opposés entre la liberté et l'honneur.
Les enfants, intrépides parce qu'ils ignorent le danger, ont joué un triste rôle dans les trois journées: à l'abri de leur faiblesse, ils tiraient à bout portant sur les officiers qui se seraient crus déshonorés en les repoussant. Les armes modernes mettent la mort à la disposition de la main la plus débile. Singes laids et étiolés, libertins avant d'avoir le pouvoir de l'être, cruels et pervers, ces petits héros des trois journées se livraient à des assassinats avec tout l'abandon de l'innocence. Donnons-nous garde, par des louanges imprudentes, de faire naître l'émulation du mal. Les enfants de Sparte allaient à la chasse aux ilotes.
Monsieur le dauphin reçut les soldats à la porte du village de Boulogne, dans le bois, puis il rentra à Saint-Cloud.
Saint-Cloud était gardé par les quatre compagnies des gardes du corps. Le bataillon des élèves de Saint-Cyr était arrivé: en rivalité et en contraste avec l'École polytechnique, il avait embrassé la cause royale. Les troupes exténuées, qui revenaient d'un combat de trois jours, ne causaient, par leurs blessures et leur délabrement, que de l'ébahissement aux domestiques titrés, dorés et repus qui mangeaient à la table du roi. On ne songea point à couper les lignes télégraphiques; passaient librement sur la route courriers, voyageurs, malles-postes, diligences, avec le drapeau tricolore qui insurgeait les villages en les traversant. Les embauchages par le moyen de l'argent et des femmes commencèrent. Les proclamations de la commune de Paris étaient colportées çà et là. Le roi et la cour ne se voulaient pas encore persuader qu'ils fussent en péril. Afin de prouver qu'ils méprisaient les gestes de quelques bourgeois mutinés, et qu'il n'y avait point de révolution, ils laissaient tout aller: le doigt de Dieu se voit dans tout cela.
À la tombée de la nuit du 30 juillet, à peu près à la même heure où la commission des députés partait pour Neuilly, un aide-major fit annoncer aux troupes que les ordonnances étaient rapportées. Les soldats crièrent: Vive le roi! et reprirent leur gaieté au bivouac; mais cette annonce de l'aide-major, envoyé par le duc de Raguse, n'avait pas été communiquée au Dauphin, qui, grand amateur de discipline, entra en fureur. Le roi dit au maréchal: «Le Dauphin est mécontent; allez vous expliquer avec lui.»
Le maréchal ne trouva point le Dauphin chez lui, et l'attendit dans la salle de billard avec le duc de Guiche et le duc de Ventadour, aides de camp du prince. Le Dauphin rentra: à l'aspect du maréchal, il rougit jusqu'aux yeux, traverse son antichambre avec ses grands pas si singuliers, arrive à son salon, et dit au maréchal: «Entrez!» La porte se referme: un grand bruit se fait entendre; l'élévation des voix s'accroît; le duc de Ventadour, inquiet, ouvre la porte; le maréchal sort, poursuivi par le dauphin, qui l'appelle double traître. «Rendez votre épée! rendez votre épée!» et, se jetant sur lui, il lui arrache son épée. L'aide de camp du maréchal, M. Delarue, se veut précipiter entre lui et le Dauphin, il est retenu par M. de Montgascon; le prince s'efforce de briser l'épée du maréchal et se coupe les mains. Il crie: «À moi, gardes du corps! qu'on le saisisse!» Les gardes du corps accoururent; sans un mouvement de tête du maréchal, leurs baïonnettes l'auraient atteint au visage. Le duc de Raguse est conduit aux arrêts dans son appartement[283].
Le roi arrangea tant bien que mal cette affaire, d'autant plus déplorable, que les acteurs n'inspiraient pas un grand intérêt. Lorsque le fils du Balafré occit Saint-Pol, maréchal de la Ligue, on reconnut dans ce coup d'épée la fierté et le sang des Guises; mais quand monsieur le dauphin, plus puissant seigneur qu'un prince de Lorraine, aurait pourfendu le maréchal Marmont, qu'est-ce que cela eût fait? Si le maréchal eût tué monsieur le dauphin, c'eût été seulement un peu plus singulier. On verrait passer dans la rue César, descendant de Vénus, et Brutus, arrière-neveu de Junius qu'on ne les regarderait pas. Rien n'est grand aujourd'hui, parce que rien n'est haut.
Voilà comme se dépensait à Saint-Cloud la dernière heure de la monarchie; cette pâle monarchie, défigurée et sanglante, ressemblait au portrait que nous fait d'Urfé d'un grand personnage expirant: «Il avait les yeux hâves et enfoncés; la mâchoire inférieure, couverte seulement d'un peu de peau, paraissait s'être retirée; la barbe hérissée, le teint jaune, les regards lents, les souffles abattus. De sa bouche il ne sortait déjà plus de paroles humaines, mais des oracles.»
M. le duc d'Orléans avait eu, sa vie durant, pour le trône ce penchant que toute âme bien née sent pour le pouvoir. Ce penchant se modifie selon les caractères: impétueux et aspirant, mou et rampant; imprudent, ouvert, déclaré dans ceux-ci, circonspect, caché, honteux et bas dans ceux-là: l'un, pour s'élever, peut atteindre à tous les crimes; l'autre, pour monter, peut descendre à toutes les bassesses. M. le duc d'Orléans appartenait à cette dernière classe d'ambitieux. Suivez ce prince dans sa vie, il ne dit et ne fait jamais rien de complet, et laisse toujours une porte ouverte à l'évasion. Pendant la Restauration, il flatte la cour et encourage l'opinion libérale; Neuilly est le rendez-vous des mécontentements et des mécontents. On soupire, on se serre la main en levant les yeux au ciel, mais on ne prononce pas une parole assez significative pour être reportée en haut lieu. Un membre de l'opposition meurt-il, on envoie un carrosse au convoi, mais ce carrosse est vide; la livrée est admise à toutes les portes et à toutes les fosses. Si, au temps de mes disgrâces de cour, je me trouve aux Tuileries sur le chemin de M. le duc d'Orléans, il passe en ayant soin de saluer à droite, de manière que, moi étant à gauche, il me tourne l'épaule. Cela sera remarqué, et fera bien.
M. le duc d'Orléans connut-il d'avance les ordonnances de juillet? En fut-il instruit par une personne qui tenait le secret de M. Ouvrard? Qu'en pensa-t-il? Quelles furent ses craintes et ses espérances? Conçut-il un plan? Poussa-t-il M. Laffitte à faire ce qu'il fit, ou laissa-t-il faire M. Laffitte? D'après le caractère de Louis-Philippe, on doit présumer qu'il ne prit aucune résolution, et que sa timidité politique, se renfermant dans sa fausseté, attendit l'événement comme l'araignée attend le moucheron qui se prendra dans sa toile. Il a laissé le moment conspirer; il n'a conspiré lui-même que par ses désirs, dont il est probable qu'il avait peur.
Il y avait deux partis à prendre pour M. le duc d'Orléans: le premier, et le plus honorable, était de courir à Saint-Cloud, de s'interposer entre Charles X et le peuple, afin de sauver la couronne de l'un et la liberté de l'autre; le second consistait à se jeter dans les barricades, le drapeau tricolore au poing, et à se mettre à la tête du mouvement du monde. Philippe avait à choisir entre l'honnête homme et le grand homme: il a préféré escamoter la couronne du roi et la liberté du peuple. Un filou, pendant le trouble et les malheurs d'un incendie, dérobe subtilement les objets les plus précieux du palais brûlant, sans écouter les cris d'un enfant que la flamme a surpris dans son berceau.
La riche proie une fois saisie, il s'est trouvé force chiens à la curée: alors sont arrivées toutes ces vieilles corruptions des régimes précédents, ces receleurs d'effets volés, crapauds immondes à demi écrasés sur lesquels on a cent fois marché, et qui vivent, tout aplatis qu'ils sont. Ce sont là pourtant les hommes que l'on vante et dont on exalte l'habileté! Milton pensait autrement lorsqu'il écrivait ce passage d'une lettre sublime: «Si Dieu versa jamais un amour ferme de la beauté morale dans le sein d'un homme, il l'a versé dans le mien. Quelque part que je rencontre un homme méprisant la fausse estime du vulgaire, osant aspirer, par ses sentiments, son langage et sa conduite, à ce que la haute sagesse des âges nous a enseigné de plus excellent, je m'unis à cet homme par une sorte de nécessaire attachement. Il n'y a point de puissance dans le ciel ou sur la terre qui puisse m'empêcher de contempler avec respect et tendresse ceux qui ont atteint le sommet de la dignité et de la vertu.»
La cour aveugle de Charles X ne sut jamais où elle en était et à qui elle avait affaire: on pouvait mander M. le duc d'Orléans à Saint-Cloud, et il est probable que dans le premier moment il eût obéi; on pouvait le faire enlever à Neuilly, le jour même des ordonnances: on ne prit ni l'un ni l'autre parti.
Sur des renseignements que lui porta madame de Bondy à Neuilly dans la nuit du mardi 27, Louis-Philippe se leva à trois heures du matin, et se retira en un lieu connu de sa seule famille. Il avait la double crainte d'être atteint par l'insurrection de Paris ou arrêté par un capitaine des gardes. Il alla donc écouter dans la solitude du Raincy les coups de canon lointains de la bataille du Louvre, comme j'écoutais sous un arbre ceux de la bataille de Waterloo. Les sentiments qui sans doute agitaient le prince ne devaient guère ressembler à ceux qui m'oppressaient dans les campagnes de Gand.
Je vous ai dit que, dans la matinée du 30 juillet, M. Thiers ne trouva point le duc d'Orléans à Neuilly; mais madame la duchesse d'Orléans envoya chercher S. A. R.: M. le comte Anatole de Montesquiou[284] fut chargé du message. Arrivé au Raincy, M. de Montesquiou eut toutes les peines du monde à déterminer Louis-Philippe à revenir à Neuilly pour y attendre la députation de la Chambre des députés.
Enfin, persuadé par le chevalier d'honneur de la duchesse d'Orléans, Louis-Philippe monta en voiture. M. de Montesquiou partit en avant; il alla d'abord assez vite; mais quand il regarda en arrière, il vit la calèche de S. A. R. s'arrêter et rebrousser chemin vers le Raincy. M. de Montesquiou revient en hâte, implore la future majesté qui courait se cacher au désert, comme ces illustres chrétiens fuyant jadis la pesante dignité de l'épiscopat: le serviteur fidèle obtint une dernière et malheureuse victoire.
Le soir du 30, la députation des douze membres de la Chambre des députés, qui devait offrir la lieutenance générale du royaume au prince, lui envoya un message à Neuilly. Louis-Philippe reçut ce message à la grille du parc, le lut au flambeau et se mit à l'instant en route pour Paris, accompagné de MM. de Berthois[285], Haymès et Oudart. Il portait à sa boutonnière une cocarde tricolore: il allait enlever une vieille couronne au garde-meuble.
À son arrivée au Palais-Royal, M. le duc d'Orléans envoya complimenter M. de La Fayette.
La députation des douze députés se présenta au Palais-Royal. Elle demanda au prince s'il acceptait la lieutenance générale du royaume; réponse embarrassée: «Je suis venu au milieu de vous partager vos dangers.... J'ai besoin de réfléchir. Il faut que je consulte diverses personnes. Les dispositions de Saint-Cloud ne sont point hostiles; la présence du roi m'impose des devoirs.» Ainsi répondit Louis-Philippe. On lui fit rentrer ses paroles dans le corps, comme il s'y attendait: après s'être retiré une demi-heure, il reparut portant une proclamation en vertu de laquelle il acceptait les fonctions de lieutenant général du royaume, proclamation finissant par cette déclaration: «La charte sera désormais une vérité.»
Portée à la Chambre élective, la proclamation fut reçue avec cet enthousiasme révolutionnaire âgé de cinquante ans: on y répondit par une autre proclamation, de la rédaction de M. Guizot. Les députés retournèrent au Palais-Royal; le prince s'attendrit, accepta de nouveau, et ne put s'empêcher de gémir sur les déplorables circonstances qui le forçaient d'être lieutenant général du royaume.
La République, étourdie des coups qui lui étaient portés, cherchait à se défendre; mais son véritable chef, le général La Fayette, l'avait presque abandonnée. Il se plaisait dans ce concert d'adorations qui lui arrivaient de tous côtés; il humait le parfum des révolutions; il s'enchantait de l'idée qu'il était l'arbitre de la France, qu'il pouvait à son gré, en frappant du pied, faire sortir de terre une république ou une monarchie; il aimait à se bercer dans cette incertitude où se plaisent les esprits qui craignent les conclusions, parce qu'un instinct les avertit qu'ils ne sont plus rien quand les faits sont accomplis.
Les autres chefs républicains s'étaient perdus d'avance par divers ouvrages: l'éloge de la terreur, en rappelant aux Français 1793, les avait fait reculer. Le rétablissement de la garde nationale tuait en même temps, dans les combattants de juillet, le principe ou la puissance de l'insurrection. M. de La Fayette ne s'aperçut pas qu'en rêvassant la République, il avait armé contre elle trois millions de gendarmes.
Quoi qu'il en soit, honteux d'être sitôt pris pour dupes, les jeunes gens essayèrent quelque résistance. Ils répliquèrent par des proclamations et des affiches aux proclamations et aux affiches du duc d'Orléans. On lui disait que si les députés s'étaient abaissés à le supplier d'accepter la lieutenance générale du royaume, la Chambre des députés, nommée sous une loi aristocratique, n'avait pas le droit de manifester la volonté populaire. On prouvait à Louis-Philippe qu'il était fils de Louis-Philippe-Joseph; que Louis-Philippe-Joseph était fils de Louis-Philippe; que Louis-Philippe était fils de Louis, lequel était fils de Philippe II, régent; que Philippe II était fils de Philippe Ier, lequel était frère de Louis XIV: donc Louis-Philippe d'Orléans était Bourbon et Capet, non Valois. M. Laffitte n'en continuait pas moins à le regarder comme étant de la race de Charles IX et de Henri III, et disait: «Thiers sait cela.»
Plus tard, la réunion Lointier[286] s'écria que la nation était en armes pour soutenir ses droits par la force. Le comité central du douzième arrondissement déclara que le peuple n'avait point été consulté sur le mode de sa Constitution; que la Chambre des députés et la Chambre des pairs, tenant leurs pouvoirs de Charles X, étaient tombées avec lui, qu'elles ne pouvaient, en conséquence, représenter la nation; que le douzième arrondissement ne reconnaissait point la lieutenance générale; que le gouvernement provisoire devait rester en permanence, sous la présidence de La Fayette, jusqu'à ce qu'une Constitution eût été délibérée et arrêtée comme base fondamentale du gouvernement.
Le 30 au matin, il était question de proclamer la République. Quelques hommes déterminés menaçaient de poignarder la commission municipale, si elle ne conservait pas le pouvoir. Ne s'en prenait-on pas aussi à la Chambre des pairs? On était furieux de son audace. L'audace de la Chambre des pairs! Certes, c'était là, le dernier outrage et la dernière injustice qu'elle eût dû s'attendre à éprouver de l'opinion.
Il y eut un projet: vingt jeunes gens des plus ardents devaient s'embusquer dans une petite rue donnant sur le quai de la Ferraille, et faire feu sur Louis-Philippe, lorsqu'il se rendrait du Palais-Royal à la maison de ville. On les arrêta en leur disant: «Vous tuerez en même temps Laffitte, Pajol et Benjamin Constant.» Enfin on voulait enlever le duc d'Orléans et l'embarquer à Cherbourg: étrange rencontre, si Charles X et Philippe se fussent retrouvés dans le même port, sur le même vaisseau, l'un expédié à la rive étrangère par les bourgeois, l'autre par les républicains!
Le duc d'Orléans, ayant pris le parti d'aller faire confirmer son titre par les tribuns de l'Hôtel de Ville, descendit dans la cour du Palais-Royal, entouré de quatre-vingt-neuf députés en casquettes, en chapeaux ronds, en habits, en redingotes. Le candidat royal est monté sur un cheval blanc; il est suivi de Benjamin Constant dans une chaise à porteur ballottée par deux Savoyards. MM. Méchin[287] et Viennet[288], couverts de sueur et de poussière, marchent entre le cheval blanc du monarque futur et la brouette du député goutteux, se querellant avec les deux crocheteurs pour garder les distances voulues. Un tambour à moitié ivre battait la caisse à la tête du cortège. Quatre huissiers servaient de licteurs. Les députés les plus zélés meuglaient: Vive le duc d'Orléans! Autour du Palais-Royal, ces cris eurent quelques succès; mais, à mesure qu'on avançait vers l'Hôtel de Ville, les spectateurs devenaient moqueurs ou silencieux. Philippe se démenait sur son cheval de triomphe, et ne cessait de se mettre sous le bouclier de M. Laffitte, en recevant de lui, chemin faisant, quelques paroles protectrices. Il souriait au général Gérard, faisait des signes d'intelligence à M. Viennet et à M. Méchin, mendiait la couronne en quêtant le peuple avec son chapeau orné d'une aune de ruban tricolore, tendant la main à quiconque voulait en passant aumôner cette main. La monarchie ambulante arrive sur la place de Grève, où elle est saluée des cris: Vive la République!
Quand la matière électorale royale pénétra dans l'intérieur de l'Hôtel de Ville, des murmures plus menaçants accueillirent le postulant: quelques serviteurs zélés qui criaient son nom reçurent des gourmades. Il entre dans la salle du Trône; là se pressaient les blessés et les combattants des trois journées: une exclamation générale: Plus de Bourbons! Vive La Fayette! ébranla les voûtes de la salle. Le prince en parut troublé. M. Viennet lut à haute voix pour M. Laffitte la déclaration des députés; elle fut écoutée dans un profond silence. Le duc d'Orléans prononça quelques mots d'adhésion. Alors M. Dubourg dit rudement à Philippe: «Vous venez de prendre de grands engagements. S'il vous arrivait jamais d'y manquer, nous sommes gens à vous les rappeler.» Et le roi futur de répondre tout ému: «Monsieur, je suis honnête homme.» M. de la Fayette, voyant l'incertitude croissante de l'assemblée, se mit tout à coup en tête d'abdiquer la présidence: il donne au duc d'Orléans un drapeau tricolore, s'avance sur le balcon de l'Hôtel de Ville, et embrasse le prince aux yeux de la foule ébahie, tandis que celui-ci agitait le drapeau national. Le baiser républicain de La Fayette fit un roi. Singulier résultat de toute la vie du héros des Deux Mondes!
Et puis, plan! plan! la litière de Benjamin Constant et le cheval blanc de Louis-Philippe rentrèrent moitié hués, moitié bénis, de la fabrique politique de la Grève au Palais-Marchand. «Ce jour-là même, dit encore M. Louis Blanc (31 juillet), et non loin de l'Hôtel de Ville, un bateau placé au bas de la Morgue, et surmonté d'un pavillon noir, recevait des cadavres qu'on descendait sur des civières. On rangeait ces cadavres par piles en les couvrant de paille; et, rassemblée le long des parapets de la Seine, la foule regardait en silence[289].»
À propos des États de la Ligue et de la confection d'un roi, Palma-Cayet s'écrie: «Je vous prie de vous représenter quelle réponse eût pu faire ce petit bonhomme maître Matthieu Delaunay et M. Boucher, curé de Saint-Benoît, et quelque autre de cette étoffe, à qui leur eût dit qu'ils dussent être employés pour installer un roi en France à leur fantaisie?... Les vrais Français ont toujours eu en mépris cette forme d'élire les rois qui les rend maîtres et valets tout ensemble.»
Philippe n'était pas au bout de ses épreuves; il avait encore bien des mains à serrer, bien des accolades à recevoir; il lui fallait encore envoyer bien des baisers, saluer bien bas les passants, venir bien des fois, au caprice de la foule, chanter la Marseillaise sur le balcon des Tuileries.
Un certain nombre de républicains s'étaient réunis le matin du 31 au bureau du National: lorsqu'ils surent qu'on avait nommé le duc d'Orléans lieutenant général du royaume, ils voulurent connaître les opinions de l'homme destiné à devenir leur roi malgré eux. Ils furent conduits au Palais-Royal par M. Thiers: c'étaient MM. Bastide[290], Thomas[291], Joubert[292], Cavaignac[293], Marchais[294], Degousée[295], Guinard[296]. Le prince dit d'abord de fort belles choses sur la liberté: «Vous n'êtes pas encore roi, répliqua Bastide, écoutez la vérité; bientôt vous ne manquerez pas de flatteurs.» «Votre père, ajouta Cavaignac, est régicide comme le mien; cela vous sépare un peu des autres.» Congratulations mutuelles sur le régicide, néanmoins avec cette remarque judicieuse de Philippe, qu'il y a des choses dont il faut garder le souvenir pour ne pas les imiter.
Des républicains qui n'étaient pas de la réunion du National entrèrent. M. Trélat dit à Philippe: «Le peuple est le maître; vos fonctions sont provisoires; il faut que le peuple exprime sa volonté: le consultez-vous, oui ou non?»
M. Thiers, frappant sur l'épaule de M. Thomas et interrompant ces discours dangereux: «Monseigneur, n'est-ce pas que voilà un beau colonel?—C'est vrai, répond Louis-Philippe.—Qu'est-ce qu'il dit donc? s'écrie-t-on. Nous prend-il pour un troupeau qui vient se vendre?» Et l'on entend de toutes parts ces mots contradictoires: «C'est la tour de Babel! Et l'on appelle cela un roi citoyen! la République? Gouvernez donc avec des républicains!» Et M. Thiers de s'écrier: «J'ai fait là une belle ambassade!»
Puis M. de La Fayette descendit au Palais-Royal: le citoyen faillit être étouffé sous les embrassements de son roi. Toute la maison était pâmée.
Les vestes étaient aux postes d'honneur, les casquettes dans les salons, les blouses à table avec les princes et les princesses; dans le conseil, des chaises, point de fauteuils; la parole à qui la voulait; Louis-Philippe, assis entre M. de La Fayette et M. Laffitte, les bras passés sur l'épaule de l'un et de l'autre, s'épanouissait d'égalité et de bonheur.
J'aurais voulu mettre plus de gravité dans la description de ces scènes qui ont produit une grande révolution, ou, pour parler plus correctement, de ces scènes par lesquelles sera hâtée la transformation du monde; mais je les ai vues; des députés qui en étaient les acteurs ne pouvaient s'empêcher d'une certaine confusion, en me racontant de quelle manière, le 31 juillet, ils étaient allés forger—un roi.
On faisait à Henri IV, non catholique, des objections qui ne le ravalaient pas et qui se mesuraient à la hauteur même du trône: on lui remontrait «que saint Louis n'avoit pas été canonisé à Genève, mais à Rome: que si le roi n'étoit catholique, il ne tiendroit pas le premier rang des rois en la chrétienté; qu'il n'étoit pas beau que le roi priât d'une sorte et son peuple d'une autre; que le roi ne pourrait être sacré à Reims et qu'il ne pourroit être enterré à Saint-Denis s'il n'étoit catholique.»
Qu'objectait-on à Philippe avant de le faire passer au dernier tour de scrutin? On lui objectait qu'il n'était pas assez patriote.
Aujourd'hui que la révolution est consommée, on se regarde comme offensé lorsqu'on ose rappeler ce qui se passa au point de départ; on craint de diminuer la solidité de la position qu'on a prise, et quiconque ne trouve pas dans l'origine du fait commençant la gravité du fait accompli, est un détracteur.
Lorsqu'une colombe descendait pour apporter à Clovis l'huile sainte, lorsque les rois chevelus étaient élevés sur un bouclier, lorsque saint Louis tremblait, par sa vertu prématurée, en prononçant à son sacre le serment de n'employer son autorité que pour la gloire de Dieu et le bien de son peuple, lorsque Henri IV, après son entrée à Paris, alla se prosterner à Notre-Dame, que l'on vit ou que l'on crut voir, à sa droite, un bel enfant qui le défendait et que l'on prit pour son ange gardien, je conçois que le diadème était sacré; l'oriflamme reposait dans les tabernacles du ciel. Mais depuis que, sur une place publique, un souverain, les cheveux coupés, les mains liées derrière le dos, a abaissé sa tête sous le glaive au son du tambour; depuis qu'un autre souverain, environné de la plèbe, est allé mendier des votes pour son élection, au bruit du même tambour, sur une autre place publique, qui conserve la moindre illusion sur la couronne? Qui croit que cette royauté meurtrie et souillée puisse encore imposer au monde? Quel homme, sentant un peu son cœur battre, voudrait avaler le pouvoir dans ce calice de honte et de dégoût que Philippe a vidé d'un seul trait sans vomir? La monarchie européenne aurait pu continuer sa vie, si l'on eût conservé en France la monarchie mère, fille d'un saint et d'un grand homme; mais on en a dispersé les semences: rien n'en renaîtra.
Vous venez de voir la royauté de la Grève s'avancer poudreuse et haletante sous le drapeau tricolore, au milieu de ses insolents amis; voyez maintenant la royauté de Reims se retirer, à pas mesurés, au milieu de ses aumôniers et de ses gardes, marchant dans toute l'exactitude de l'étiquette, n'entendant pas un mot qui ne fût un mot de respect, et révérée même de ceux qui la détestaient. Le soldat, qui l'estimait peu, se faisait tuer pour elle; le drapeau blanc, placé sur son cercueil avant d'être reployé pour jamais, disait au vent: Saluez-moi: j'étais à Ivry; j'ai vu mourir Turenne; les Anglais me connurent à Fontenoy; j'ai fait triompher la liberté sous Washington; j'ai délivré la Grèce et je flotte encore sur les murailles d'Alger!
Le 31, à l'aube du jour, à l'heure même où le duc d'Orléans, arrivé à Paris, se préparait à l'acceptation de la lieutenance générale, les gens du service de Saint-Cloud se présentèrent au bivouac du pont de Sèvres, annonçant qu'ils étaient congédiés, et que le roi était parti à trois heures et demie du matin. Les soldats s'émurent, puis ils se calmèrent à l'apparition du Dauphin: il s'avançait à cheval, comme pour les enlever par un de ces mots qui mènent les Français à la mort ou à la victoire; il s'arrête au front de la ligne, balbutie quelques phrases, tourne court et rentre au château. Le courage ne lui faillit pas, mais la parole. La misérable éducation de nos princes de la branche aînée, depuis Louis XIV, les rendait incapables de supporter une contradiction, de s'exprimer comme tout le monde, et de se mêler au reste des hommes.
Cependant, les hauteurs de Sèvres et les terrasses de Bellevue se couronnaient d'hommes du peuple: on échangea quelques coups de fusil. Le capitaine qui commandait à l'avant-garde du pont de Sèvres passa à l'ennemi; il mena une pièce de canon et une partie de ses soldats aux bandes réunies sur la route du Point du Jour. Alors les Parisiens et la garde convinrent qu'aucune hostilité n'aurait lieu jusqu'à ce que l'évacuation de Saint-Cloud et de Sèvres fût effectuée. Le mouvement rétrograde commença; les Suisses furent enveloppés par les habitants de Sèvres, jetèrent bas leurs armes, bien que dégagés presque aussitôt par les lanciers, dont le lieutenant-colonel fut blessé. Les troupes traversèrent Versailles, où la garde nationale faisait le service depuis la veille avec les grenadiers de La Rochejaquelein, l'une sous la cocarde tricolore, les autres avec la cocarde blanche. Madame la Dauphine arriva de Vichy et rejoignit la famille royale à Trianon, jadis séjour préféré de Marie-Antoinette. À Trianon, M. de Polignac se sépara de son maître.
On a dit que madame la Dauphine était opposée aux ordonnances: le seul moyen de bien juger les choses, c'est de les considérer dans leur essence; le plébéien sera toujours d'avis de la liberté, le prince inclinera toujours au pouvoir. Il ne leur en faut faire ni un crime ni un mérite; c'est leur nature. Madame la Dauphine aurait peut-être désiré que les ordonnances eussent paru dans un moment plus opportun, alors que de meilleures précautions eussent été prises pour en garantir le succès; mais au fond elles lui plaisaient et lui devaient plaire. Madame la duchesse de Berry en était ravie. Ces deux princesses crurent que la royauté, hors de page, était enfin affranchie des entraves que le gouvernement représentatif attache au pied du souverain.
On est étonné, dans ces événements de juillet, de ne pas rencontrer le corps diplomatique, lui qui n'était que trop consulté de la cour et qui se mêlait trop de nos affaires.
Il est question deux fois des ambassadeurs étrangers dans nos derniers troubles. Un homme fut arrêté aux barrières, et le paquet dont il était porteur envoyé à l'Hôtel de Ville: c'était une dépêche de M. de Lœvenhielm[297] au roi de Suède. M. Baude fit remettre cette dépêche à la légation suédoise sans l'ouvrir. La correspondance de lord Stuart étant tombée entre les mains des meneurs populaires, elle lui fut pareillement renvoyée sans avoir été ouverte, ce qui fit merveille à Londres. Lord Stuart, comme ses compatriotes, adorait le désordre chez l'étranger: sa diplomatie était de la police, ses dépêches, des rapports. Il m'aimait assez lorsque j'étais ministre, parce que je le traitais sans façon et que ma porte lui était toujours ouverte; il entrait chez moi en bottes à toute heure, crotté et vêtu comme un voleur, après avoir couru sur les boulevards et chez les dames, qu'il payait mal et qui l'appelaient Stuart[298].
J'avais conçu la diplomatie sur un nouveau plan: n'ayant rien à cacher, je parlais tout haut; j'aurais montré mes dépêches au premier venu, parce que je n'avais aucun projet pour la gloire de la France que je ne fusse déterminé à accomplir en dépit de tout opposant.
J'ai dit cent fois à sir Charles Stuart en riant, et j'étais sérieux: «Ne me cherchez pas querelle: si vous me jetez le gant, je le relève. La France ne vous a jamais fait la guerre avec l'intelligence de votre position; c'est pourquoi vous nous avez battus; mais ne vous y fiez pas[299].»
Lord Stuart vit donc nos troubles de juillet dans toute cette bonne nature qui jubile de nos misères; mais les membres du corps diplomatique, ennemis de la cause populaire, avaient plus ou moins poussé Charles X aux ordonnances, et cependant, quand elles parurent, ils ne firent rien pour sauver le monarque; que si M. Pozzo di Borgo[300] se montra inquiet d'un coup d'État, ce ne fut ni pour le roi ni pour le peuple.
Deux choses sont certaines:
Premièrement, la révolution de juillet attaquait les traités de la quadruple alliance: la France des Bourbons faisait partie de cette alliance; les Bourbons ne pouvaient donc être dépossédés violemment sans mettre en péril le nouveau droit politique de l'Europe.
Secondement, dans une monarchie, les légations étrangères ne sont point accréditées auprès du gouvernement; elles le sont auprès du monarque. Le strict devoir de ces légations était donc de se réunir à Charles X et de le suivre tant qu'il serait sur le sol français.
N'est-il pas singulier que le seul ambassadeur à qui cette idée soit venue ait été le représentant de Bernadotte, d'un roi qui n'appartenait pas aux vieilles familles de souverains? M. de Lœvenhielm allait entraîner le baron de Werther[301] dans son opinion, quand M. Pozzo di Borgo s'opposa à une démarche qu'imposaient les lettres de créance et que commandait l'honneur.
Si le corps diplomatique se fût rendu à Saint-Cloud, la position de Charles X changeait: les partisans de la légitimité eussent acquis dans la Chambre élective une force qui leur manqua tout d'abord; la crainte d'une guerre possible eût alarmé la classe industrielle; l'idée de conserver la paix en gardant Henri V eût entraîné dans le parti de l'enfant royal une masse considérable de populations.
M. Pozzo di Borgo s'abstint pour ne pas compromettre ses fonds à la Bourse ou chez des banquiers, et surtout pour ne pas exposer sa place. Il a joué au cinq pour cent sur le cadavre de la légitimité capétienne, cadavre qui communiquera la mort aux autres rois vivants. Il ne manquera plus, dans quelque temps d'ici, que d'essayer, selon l'usage, de faire passer cette faute irréparable d'un intérêt personnel pour une combinaison profonde.
Les ambassadeurs qu'on laisse trop longtemps à la même cour prennent les mœurs du pays où ils résident: charmés de vivre au milieu des honneurs, ne voyant plus les choses comme elles sont, ils craignent de laisser passer dans leurs dépêches une vérité qui pourrait amener un changement dans leur position. Autre chose est, en effet, d'être Esterhazy, Werther, Pozzo à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, ou bien LL. EE. les ambassadeurs à la cour de France[302]. On a dit que M. Pozzo avait des rancunes contre Louis XVIII et Charles X, à propos du cordon bleu et de la pairie. On eut tort de ne pas le satisfaire; il avait rendu aux Bourbons des services, en haine de son compatriote Bonaparte. Mais si à Gand il décida la question du trône en provoquant le départ subit de Louis XVIII pour Paris, il se peut vanter qu'en empêchant le corps diplomatique de faire son devoir dans les journées de juillet, il a contribué à faire tomber de la tête de Charles X la couronne qu'il avait aidé à replacer sur le front de son frère.
Je le pense depuis longtemps, les corps diplomatiques, nés dans des siècles soumis à un autre droit des gens, ne sont plus en rapport avec la société nouvelle: des gouvernements publics, des communications faciles font qu'aujourd'hui les cabinets sont à même de traiter directement ou sans autre intermédiaires que des agents consulaires, dont il faudrait accroître le nombre et améliorer le sort: car, à cette heure, l'Europe est industrielle. Les espions titrés, à prétentions exorbitantes, qui se mêlent de tout pour se donner une importance qui leur échappe, ne servent qu'à troubler les cabinets près desquels ils sont accrédités, et à nourrir leurs maîtres d'illusions. Charles X eut tort, de son côté, en n'invitant pas le corps diplomatique à se rendre à sa cour; mais ce qu'il voyait lui semblait un rêve; il marchait de surprise en surprise. C'est ainsi qu'il ne manda pas auprès de lui M. le duc d'Orléans; car, ne se croyant en danger que du côté de la république, le péril d'une usurpation ne lui vint jamais en pensée.
Charles X partit dans la soirée pour Rambouillet avec les princesses et M. le duc de Bordeaux. Le nouveau rôle de M. le duc d'Orléans fit naître dans la tête du roi les premières idées d'abdication. Monsieur le dauphin, toujours à l'arrière-garde, mais ne se mêlant point aux soldats, leur fit distribuer à Trianon ce qui restait de vins et de comestibles.
À huit heures et un quart du soir, les divers corps se mirent en marche. Là expira la fidélité du 5e léger. Au lieu de suivre le mouvement, il revint à Paris: on rapporta son drapeau à Charles X, qui refusa de le recevoir, comme il avait refusé de recevoir celui du 50e.
Les brigades étaient dans la confusion, les armes mêlées; la cavalerie dépassait l'infanterie et faisait ses haltes à part. À minuit, le 31 juillet expirant, on s'arrêta à Trappes. Le Dauphin coucha dans une maison en arrière de ce village.
Le lendemain, 1er août, il partit pour Rambouillet, laissant les troupes bivouaquées à Trappes. Celles-ci levèrent leur camp à onze heures. Quelques soldats, étant allés acheter du pain dans les hameaux, furent massacrés.
Arrivée à Rambouillet, l'armée fut cantonnée autour du château.
Dans la nuit du 1er au 2 août, trois régiments de la grosse cavalerie reprirent le chemin de leurs anciennes garnisons. On croit que le général Bordesoulle[303], commandant la grosse cavalerie de la garde, avait fait sa capitulation à Versailles. Le 2e de grenadiers partit aussi le 2 au matin, après avoir renvoyé ses guidons chez le roi. Le Dauphin rencontra ces grenadiers déserteurs; ils se formèrent en bataille pour rendre les honneurs au prince, et continuèrent leur chemin. Singulier mélange d'infidélité et de bienséance! Dans cette révolution des trois journées, personne n'avait de passion; chacun agissait selon l'idée qu'il s'était faite de son droit ou de son devoir: le droit conquis, le devoir rempli, nulle inimitié comme nulle affection ne restait; l'un craignait que le droit ne l'entraînât trop loin, l'autre que le devoir ne dépassât les bornes. Peut-être n'est-il arrivé qu'une fois, et peut-être n'arrivera-t-il plus, qu'un peuple se soit arrêté devant sa victoire, et que des soldats qui avaient défendu un roi, tant qu'il avait paru vouloir se battre, lui aient remis leurs étendards avant de l'abandonner. Les ordonnances avaient affranchi le peuple de son serment; la retraite, sur le champ de bataille, affranchit le grenadier de son drapeau.
Charles X se retirant, les républicains reculant, rien n'empêchait la monarchie élue d'avancer. Les provinces, toujours moutonnières et esclaves de Paris, à chaque mouvement du télégraphe ou à chaque drapeau tricolore perché sur le haut d'une diligence, criaient: Vive Philippe! ou: Vive la Révolution!
L'ouverture de la session fixée au 3 août, les pairs se transportèrent à la Chambre des députés: je m'y rendis, car tout était encore provisoire. Là fut représenté un autre acte de mélodrame: le trône resta vide et l'anti-roi s'assit à côté. On eût dit du chancelier ouvrant par procuration une session du parlement anglais, en l'absence du souverain.
Philippe parla de la funeste nécessité où il s'était trouvé d'accepter la lieutenance générale pour nous sauver tous, de la révision de l'article 14 de La Charte, de la liberté que lui, Philippe, portait dans son cœur et qu'il allait faire déborder sur nous, comme la paix sur l'Europe. Jongleries de discours et de constitution répétées à chaque phase de notre histoire, depuis un demi-siècle. Mais l'attention devint très vive quand le prince fit cette déclaration:
Messieurs les pairs et messieurs les députés,
«Aussitôt que les deux Chambres seront constituées, je ferai porter à votre connaissance l'acte d'abdication de S. M. le roi Charles X. Par ce même acte, Louis-Antoine de France, dauphin, renonce également à ses droits. Cet acte a été remis entre mes mains hier, 2 août, à onze heures du soir. J'en ordonne ce matin le dépôt dans les archives de la Chambre des pairs, et je le fais insérer dans la partie officielle du Moniteur.»
Par une misérable ruse et une lâche réticence, le duc d'Orléans supprime ici le nom de Henri V, en faveur duquel les deux rois avaient abdiqué. Si, à cette époque, chaque Français eût pu être consulté individuellement, il est probable que la majorité se fût prononcée en faveur de Henri V; une partie des républicains même l'aurait accepté, en lui donnant La Fayette pour mentor. Le germe de la légitimité resté en France, les deux vieux rois allant finir leurs jours à Rome, aucune des difficultés qui entourent une usurpation et qui la rendent suspecte aux divers partis n'aurait existé[304]. L'adoption des cadets de Bourbon était non seulement un péril, c'était un contre-sens politique: la France nouvelle est républicaine; elle ne veut point de roi, du moins elle ne veut point un roi de la vieille race. Encore quelques années, nous verrons ce que deviendront nos libertés et ce que sera cette paix dont le monde se doit réjouir. Si l'on peut juger de la conduite du nouveau personnage élu, par ce que l'on connaît de son caractère, il est présumable que ce prince ne croira pouvoir conserver sa monarchie qu'en opprimant au dedans et en rampant au dehors.
Le tort réel de Louis-Philippe n'est pas d'avoir accepté la couronne (acte d'ambition dont il y a des milliers d'exemples et qui n'attaque qu'une institution politique); son véritable délit est d'avoir été tuteur infidèle, d'avoir dépouillé l'enfant et l'orphelin, délit contre lequel l'Écriture n'a pas assez de malédictions: or, jamais la justice morale (qu'on la nomme fatalité ou Providence, je l'appelle, moi, conséquence inévitable du mal) n'a manqué de punir les infractions à la loi morale.
Philippe, son gouvernement, tout cet ordre de choses impossibles et contradictoires, périra, dans un temps plus ou moins retardé par des cas fortuits, par des complications d'intérêts intérieurs et extérieurs, par l'apathie et la corruption des individus, par la légèreté des esprits, l'indifférence et l'effacement des caractères; mais, quelle que soit la durée du régime actuel, elle ne sera jamais assez longue pour que la branche d'Orléans puisse pousser de profondes racines.
Charles X, apprenant les progrès de la révolution, n'ayant rien dans son âge et dans son caractère de propre à arrêter ces progrès, crut parer le coup porté à sa race en abdiquant avec son fils, comme Philippe l'annonça aux députés. Dès le premier août il avait écrit un mot approuvant l'ouverture de la session, et, comptant sur le sincère attachement de son cousin le duc d'Orléans, il le nommait, de son côté, lieutenant général du royaume. Il alla plus loin le 2, car il ne voulait plus que s'embarquer et demandait des commissaires pour le protéger jusqu'à Cherbourg. Ces appariteurs ne furent point reçus d'abord par la maison militaire. Bonaparte eut aussi pour gardes des commissaires, la première fois russes, la seconde fois français; mais il ne les avait pas demandés.
Voici la lettre de Charles X:
«Rambouillet, ce 2 août 1830.
«Mon cousin, je suis trop profondément peiné des maux qui affligent ou qui pourraient menacer mes peuples pour n'avoir pas cherché un moyen de les prévenir. J'ai donc pris la résolution d'abdiquer la couronne en faveur de mon petit-fils le duc de Bordeaux.
«Le dauphin, qui partage mes sentiments, renonce aussi à ses droits en faveur de son neveu.
«Vous aurez donc, par votre qualité de lieutenant général du royaume, à faire proclamer l'avénement de Henri V à la couronne. Vous prendrez d'ailleurs toutes les mesures qui vous concernent pour régler les formes du gouvernement pendant la minorité du nouveau roi. Ici je me borne à faire connaître ces dispositions; c'est un moyen d'éviter encore bien des maux.
«Vous communiquerez mes intentions au corps diplomatique, et vous me ferez connaître le plus tôt possible la proclamation par laquelle mon petit-fils sera reconnu roi sous le nom de Henri V....
«Je vous renouvelle, mon cousin, l'assurance des sentiments avec lesquels je suis votre affectionné cousin.
«Charles.»
Si M. le duc d'Orléans eût été capable d'émotion ou de remords, cette signature: Votre affectionné cousin, n'aurait-elle pas dû le frapper au cœur? On doutait si peu à Rambouillet de l'efficacité des abdications, que l'on préparait le jeune prince à son voyage: la cocarde tricolore, son égide, était déjà façonnée par les mains des plus grands zélateurs des ordonnances. Supposez que madame la duchesse de Berry, partie subitement avec son fils, se fût présentée à la Chambre des députés au moment où M. le duc d'Orléans y prononçait le discours d'ouverture, il restait deux chances; chances périlleuses! mais du moins, une catastrophe arrivant, l'enfant enlevé au ciel n'aurait pas traîné de misérables jours en terre étrangère.
Mes conseils, mes vœux, mes cris, furent impuissants; je demandais en vain Marie-Caroline: la mère de Bayard, prêt à quitter le château paternel, «ploroit,» dit le loyal serviteur. «La bonne gentil femme sortit par le derrière de la tour, et fit venir son fils auquel elle dit ces paroles: «Pierre, mon ami, soyez doux et courtois en ostant de vous tout orgueil; soyez humble et serviable à toutes gens; soyez loyal en faicts et dits; soyez secourable aux pauvres veufves et orphelins, et Dieu le vous guerdonnera....» Alors la bonne dame tira hors de sa manche une petite boursette en laquelle avoit seulement six écus en or et un en monnoie qu'elle donna à son fils.»
Le chevalier sans peur et sans reproche partit avec six écus d'or dans une petite boursette pour devenir le plus brave et le plus renommé des capitaines. Henri, qui n'a peut-être pas six écus d'or, aura bien d'autres combats à rendre; il faudra qu'il lutte contre le malheur, champion difficile à terrasser. Glorifions les mères qui donnent de si tendres et de si bonnes leçons à leur fils! Bénie donc soyez-vous, ma mère, de qui je tiens ce qui peut avoir honoré et discipliné ma vie!
Pardon de tous ces souvenirs; mais peut-être la tyrannie de ma mémoire, en faisant entrer le passé dans le présent, ôte à celui-ci une partie de ce qu'il a de misérable.
Les trois commissaires députés vers Charles X étaient MM. de Schonen, Odilon Barrot et le maréchal Maison. Renvoyés par les postes militaires, ils reprirent la route de Paris. Un flot populaire les reporta vers Rambouillet.
Le bruit se répandit, le 2 au soir, à Paris que Charles X refusait de quitter Rambouillet jusqu'à ce que son petit-fils eût été reconnu. Une multitude s'assembla le 3 au matin aux Champs-Élysées, criant: «À Rambouillet! à Rambouillet! Il ne faut pas qu'un seul Bourbon en réchappe.» Des hommes riches se trouvaient mêlés à ces groupes, mais, le moment arrivé, ils laissèrent partir la canaille, à la tête de laquelle se plaça le général Pajol, qui prit le colonel Jacqueminot[305] pour son chef d'état-major. Les commissaires qui revenaient, ayant rencontré les éclaireurs de cette colonne, retournèrent sur leurs pas et furent introduits alors à Rambouillet. Le roi les questionna sur la force des insurgés, puis, s'étant retiré, il fit appeler Maison, qui lui devait sa fortune et le bâton de maréchal[306]: «Maison, je vous demande sur l'honneur de me dire, foi de soldat, si ce que les commissaires ont raconté est vrai?» Le maréchal répondit: «Ils ne vous ont dit que la moitié de la vérité.»
Il restait encore, le 3 août, à Rambouillet, trois mille cinq cents hommes de l'infanterie de la garde, quatre régiments de cavalerie légère, formant vingt escadrons, et présentant deux mille hommes. La maison militaire, gardes du corps, etc., cavalerie et infanterie, se montait à treize cents hommes; en tout huit mille huit cents hommes, sept batteries attelées et composées de quarante-deux pièces de canon. À dix heures du soir on fait sonner le boute-selle; tout le camp se met en route pour Maintenon, Charles X et sa famille marchant au milieu de la colonne funèbre qu'éclairait à peine la lune voilée.
Et devant qui se retirait-on? Devant une troupe presque sans armes, arrivant en omnibus, en fiacres, en petites voitures de Versailles et de Saint-Cloud. Le général Pajol se croyait bien perdu lorsqu'il fut forcé de se mettre à la tête de cette multitude[307], laquelle, après tout, ne s'élevait pas au delà de quinze mille individus, avec l'adjonction des Rouennais arrivés. La moitié de cette troupe restait sur les chemins. Quelques jeunes gens exaltés, vaillants et généreux, mêlés à ce ramas, se seraient sacrifiés; le reste se fût probablement dispersé. Dans les champs de Rambouillet, en rase campagne, il eût fallu aborder le feu de la ligne et de l'artillerie; une victoire, selon toutes les apparences, eût été remportée. Entre la victoire du peuple à Paris et la victoire du roi à Rambouillet, des négociations se seraient établies.
Quoi! parmi tant d'officiers, il ne s'en est pas trouvé un assez résolu pour se saisir du commandement au nom de Henri V? Car, après tout, Charles X et le Dauphin n'étaient plus rois!
Ne voulait-on pas combattre: que ne se retirait-on à Chartres? Là, on eût été hors de l'atteinte de la populace de Paris; encore mieux à Tours, en s'appuyant sur des provinces légitimistes. Charles X demeuré en France, la majeure partie de l'armée serait demeurée fidèle. Les camps de Boulogne et de Lunéville étaient levés et marchaient à son secours. Mon neveu, le comte Louis, amenait son régiment, le 4e chasseurs, qui ne se débanda qu'en apprenant la retraite de Rambouillet. M. de Chateaubriand fut réduit à escorter sur un pony le monarque jusqu'au lieu de son embarcation. Si, rendu dans une ville, à l'abri d'un premier coup de main, Charles X eût convoqué les deux Chambres, plus de la moitié de ces Chambres aurait obéi Casimir Périer, le général Sébastiani et cent autres avaient attendu, s'étaient débattus contre la cocarde tricolore; ils redoutaient les périls d'une révolution populaire: que dis-je? le lieutenant général du royaume, mandé par le roi et ne voyant pas la bataille gagnée, se serait dérobé à ses partisans et conformé à l'injonction royale. Le corps diplomatique, qui ne fit pas son devoir, l'eût fait alors en se rangeant autour du monarque. La République, installée à Paris au milieu de tous les désordres, n'aurait pas duré un mois en face d'un gouvernement régulier constitutionnel, établi ailleurs. Jamais on ne perdit la partie à si beau jeu, et quand on l'a perdue de la sorte, il n'y a plus de revanche: allez donc parler de liberté aux citoyens et d'honneur aux soldats après les ordonnances de juillet et la retraite de Saint-Cloud!
Viendra peut-être le temps, quand une société nouvelle aura pris la place de l'ordre social actuel, que la guerre paraîtra une monstrueuse absurdité, que le principe même n'en sera plus compris; mais nous n'en sommes pas là. Dans les querelles armées, il y a des philanthropes qui distinguent les espèces et sont prêts à se trouver mal au seul nom de guerre civile: «Des compatriotes qui se tuent! des frères, des pères, des fils en face les uns des autres!» Tout cela est fort triste, sans doute; cependant un peuple s'est souvent retrempé et régénéré dans les discordes intestines. Il n'a jamais péri par une guerre civile, et il a souvent disparu dans des guerres étrangères. Voyez ce qu'était l'Italie au temps de ses divisions, et voyez ce qu'elle est aujourd'hui. Il est déplorable d'être obligé de ravager la propriété de son voisin, de voir ses foyers ensanglantés par ce voisin; mais, franchement, est-il beaucoup plus humain de massacrer une famille de paysans allemands que vous ne connaissez pas, qui n'a eu avec vous de discussion d'aucune nature, que vous volez, que vous tuez sans remords, dont vous déshonorez en sûreté de conscience les femmes et les filles, parce que c'est ta guerre? Quoi qu'on en dise, les guerres civiles sont moins injustes, moins révoltantes et plus naturelles que les guerres étrangères, quand celles-ci ne sont pas entreprises pour sauver l'indépendance nationale. Les guerres civiles sont fondées au moins sur des outrages individuels, sur des aversions avouées et reconnues; ce sont des duels avec des seconds, où les adversaires savent pourquoi ils ont l'épée à la main. Si les passions ne justifient pas le mal, elles l'excusent, elles l'expliquent, elles font concevoir pourquoi il existe. La guerre étrangère, comment est-elle justifiée? Des nations s'égorgent ordinairement pas ce qu'un roi s'ennuie, qu'un ambitieux se veut élever, qu'un ministre cherche à supplanter un rival. Il est temps de faire justice de ces vieux lieux communs de sensiblerie, plus convenables aux poètes qu'aux historiens: Thucydide, César, Tite-Live se contentent d'un mot de douleur et passent.
La guerre civile, malgré ses calamités, n'a qu'un danger réel: si les factions ont recours à l'étranger ou si l'étranger, profitant des divisions d'un peuple, attaque ce peuple; la conquête pourrait être le résultat d'une telle position. La Grande-Bretagne, l'Ibérie, la Grèce constantinopolitaine, de nos jours la Pologne, nous offrent des exemples qu'on ne doit pas oublier. Toutefois, pendant la Ligue, les deux partis appelant à leur aide des Espagnols et des Anglais, des Italiens et des Allemands, ceux-ci se contre-balancèrent et ne dérangèrent point l'équilibre que les Français armés maintenaient entre eux.
Charles X eut tort d'employer les baïonnettes au soutien des ordonnances; ses ministres ne peuvent se justifier d'avoir fait, par obéissance ou non, couler le sang du peuple et des soldats, sans qu'aucune haine les divisât, de même que les terroristes de théorie reproduiraient volontiers le système de la terreur lorsqu'il n'y a plus de terreur. Mais Charles X eut tort aussi de ne pas accepter la guerre lorsque, après avoir cédé sur tous les points, on la lui apportait. Il n'avait pas le droit, après avoir attaché le diadème au front de son petit-fils, de dire à ce nouveau Joas: «Je t'ai fait monter au trône pour te traîner dans l'exil, pour qu'infortuné, banni, tu portes le poids de mes ans, de ma proscription et de mon sceptre.» Il ne fallait pas au même instant donner à Henri V une couronne et lui ôter la France. En le faisant roi, on l'avait condamné à mourir sur le sol où s'est mêlée la poussière de saint Louis et de Henri IV.
Au surplus, après ce bouillonnement de mon sang, je reviens à ma raison, et je ne vois plus dans ces choses que l'accomplissement des destins de l'humanité. La cour, triomphante par les armes, eût détruit les libertés publiques; elle n'en aurait pas moins été écrasée un jour; mais elle eût retardé le développement de la société pendant quelques années; tout ce qui avait compris la monarchie d'une manière large eût été persécuté par la congrégation rétablie. En dernier résultat, les événements ont suivi la pente de la civilisation. Dieu fait les hommes puissants conformes à ses desseins secrets: il leur donne les défauts qui les perdent quand ils doivent être perdus, parce qu'il ne veut pas que des qualités mal appliquées par une fausse intelligence s'opposent aux décrets de sa providence.
La famille royale, en se retirant, réduisait mon rôle à moi-même. Je ne songeais plus qu'à ce que je serais appelé à dire à la Chambre des pairs. Écrire était impossible: si l'attaque fût venue des ennemis de la couronne; si Charles X eût été renversé par une conspiration du dehors, j'aurais pris la plume; et, m'eût-on laissé l'indépendance de la pensée, je me serais fait fort de rallier un immense parti autour des débris du trône; mais l'attaque était descendue de la couronne; les ministres avaient violé les deux principales libertés; ils avaient rendu la royauté parjure, non d'intention sans doute, mais de fait; par cela même ils m'avaient enlevé ma force. Que pouvais-je hasarder en faveur des ordonnances? Comment aurais-je pu vanter encore la sincérité, la candeur, la chevalerie de la monarchie légitime? Comment aurais-je pu dire qu'elle était la plus forte garantie de nos intérêts, de nos lois et de notre indépendance? Champion de la vieille royauté, cette royauté m'arrachait mes armes et me laissait nu devant mes ennemis.
Je fus donc tout étonné quand, réduit à cette faiblesse, je me vis recherché par la nouvelle royauté. Charles X avait dédaigné mes services; Philippe fit un effort pour m'attacher à lui. D'abord M. Arago me parla avec élévation et vivacité de la part de madame Adélaïde; ensuite le comte Anatole de Montesquiou vint un matin chez madame Récamier et m'y rencontra. Il me dit que madame la duchesse d'Orléans et M. le duc d'Orléans seraient charmés de me voir, si je voulais aller au Palais-Royal. On s'occupait alors de la déclaration qui devait transformer la lieutenance générale du royaume en royauté. Peut-être, avant que je me prononçasse, S. A. R. avait-elle jugé à propos d'essayer d'affaiblir mon opposition. Elle pouvait aussi penser que je me regardais comme dégagé par la fuite des trois rois.
Ces ouvertures de M. de Montesquiou[308] me surprirent. Je ne les repoussai cependant pas; car, sans me flatter d'un succès, je pensai que je pouvais faire entendre des vérités utiles. Je me rendis au Palais-Royal avec le chevalier d'honneur de la reine future. Introduit par l'entrée qui donne sur la rue de Valois, je trouvai madame la duchesse d'Orléans et madame Adélaïde dans leurs petits appartements. J'avais eu l'honneur de leur être présenté autrefois. Madame la duchesse d'Orléans me fit asseoir auprès d'elle, et sur-le-champ elle me dit: «Ah! monsieur de Chateaubriand, nous sommes bien malheureux! Si tous les partis voulaient se réunir, peut-être pourrait-on encore se sauver! Que pensez-vous de tout cela?
«—Madame, répondis-je, rien n'est si aisé: Charles X et monsieur le dauphin ont abdiqué: Henri est maintenant le roi; monseigneur le duc d'Orléans est lieutenant général du royaume: qu'il soit régent pendant la minorité de Henri V, et tout est fini.
«—Mais, monsieur de Chateaubriand, le peuple est très agité; nous tomberons dans l'anarchie.
«—Madame, oserai-je vous demander quelle est l'intention de monseigneur le duc d'Orléans? Acceptera-t-il la couronne, si on la lui offre?»
Les deux princesses hésitèrent à répondre. Madame la duchesse d'Orléans répartit après un moment de silence:
«Songez, monsieur de Chateaubriand, aux malheurs qui peuvent arriver. Il faut que tous les honnêtes gens s'entendent pour nous sauver de la République. À Rome, monsieur de Chateaubriand, vous pourriez rendre de si grands services, ou même ici, si vous ne vouliez plus quitter la France!
«—Madame n'ignore pas mon dévouement au jeune roi et à sa mère?
«—Ah! monsieur de Chateaubriand, ils vous ont si bien traité!
«—Votre altesse Royale ne voudrait pas que je démentisse toute ma vie.
«—Monsieur de Chateaubriand, vous ne connaissez pas ma nièce: elle est si légère!... pauvre Caroline!... Je vais envoyer chercher M. le duc d'Orléans, il vous persuadera mieux que moi.»
La princesse donna des ordres, et Louis-Philippe arriva au bout d'un demi-quart d'heure. Il était mal vêtu et avait l'air extrêmement fatigué. Je me levai, et le lieutenant général du royaume en m'abordant:
«—Madame la Duchesse d'Orléans a dû vous dire combien nous sommes malheureux.»
Et sur-le-champ il fit une idylle sur le bonheur dont il jouissait à la campagne, sur la vie tranquille et selon ses goûts qu'il passait au milieu de ses enfants. Je saisis le moment d'une pause entre deux strophes pour prendre à mon tour respectueusement la parole, et pour répéter à peu près ce que j'avais dit aux princesses.
«—Ah! s'écria-t-il, c'est là mon désir! Combien je serais satisfait d'être le tuteur et le soutien de cet enfant! Je pense tout comme vous, monsieur de Chateaubriand: prendre le duc de Bordeaux serait certainement ce qu'il y aurait de mieux à faire. Je crains seulement que les événements ne soient plus forts que nous.—Plus forts que nous, monseigneur? N'êtes-vous pas investi de tous les pouvoirs? Allons rejoindre Henri V; appelez auprès de vous, hors de Paris, les Chambres et l'armée. Sur le seul bruit de votre départ, toute cette effervescence tombera, et l'on cherchera un abri sous votre pouvoir éclairé et protecteur.»
Pendant que je parlais, j'observais Philippe. Mon conseil le mettait mal à l'aise; je lus sur son front le désir d'être roi. «Monsieur de Chateaubriand, me dit-il sans me regarder, la chose est plus difficile que vous ne le pensez; cela ne va pas comme cela. Vous ne savez pas dans quel péril nous sommes. Une bande furieuse peut se porter contre les Chambres aux derniers excès, et nous n'avons rien pour nous défendre.»
Cette phrase échappée à M. le duc d'Orléans me fit plaisir parce qu'elle me fournissait une réplique péremptoire. «Je conçois cet embarras, monseigneur; mais il y a un moyen sûr de l'écarter. Si vous ne croyez pas pouvoir rejoindre Henri V, comme je le proposais tout à l'heure, vous pouvez prendre une autre route. La session va s'ouvrir: quelle que soit la première proposition qui sera faite par les députés, déclarez que la Chambre actuelle n'a pas les pouvoirs nécessaires (ce qui est la vérité pure) pour disposer de la forme du gouvernement; dites qu'il faut que la France soit consultée, et qu'une nouvelle assemblée soit élue avec des pouvoirs ad hoc pour décider une aussi grande question. Votre Altesse Royale se mettra de la sorte dans la position la plus populaire; le parti républicain, qui fait aujourd'hui votre danger, vous portera aux nues. Dans les deux mois qui s'écouleront jusqu'à l'arrivée de la nouvelle législature, vous organiserez la garde nationale; tous vos amis et les amis du jeune roi travailleront avec vous dans les provinces. Laissez venir alors les députés, laissez se plaider publiquement à la tribune la cause que je défends. Cette cause, favorisée en secret par vous, obtiendra l'immense majorité des suffrages. Le moment d'anarchie étant passé, vous n'aurez plus rien à craindre de la violence des républicains. Je ne vois pas même qu'il soit très difficile d'attirer à vous le général La Fayette et M. Laffitte. Quel rôle pour vous, monseigneur! vous pouvez régner quinze ans sous le nom de votre pupille; dans quinze ans, l'âge du repos sera arrivé pour nous tous; vous aurez eu la gloire, unique dans l'histoire, d'avoir pu monter au trône et de l'avoir laissé à l'héritier légitime; en même temps, vous aurez élevé cet enfant dans les lumières du siècle, et vous l'aurez rendu capable de régner sur la France: une de vos filles pourrait un jour porter le sceptre avec lui.»
Philippe promenait ses regards vaguement au-dessus de sa tête: «Pardon, me dit-il, monsieur de Chateaubriand; j'ai quitté, pour m'entretenir avec vous, une députation auprès de laquelle il faut que je retourne. Madame la duchesse d'Orléans vous aura dit combien je serais heureux de faire ce que vous pourriez désirer; mais, croyez-le bien, c'est moi qui retiens seul une foule menaçante. Si le parti royaliste n'est pas massacré, il ne doit sa vie qu'à mes efforts.
«—Monseigneur, répondis-je à cette déclaration si inattendue et si loin du sujet de notre conversation, j'ai vu des massacres: ceux qui ont passé à travers la Révolution sont aguerris. Les moustaches grises ne se laissent pas effrayer par les objets qui font peur aux conscrits.»
S. A. R. se retira, et j'allai retrouver mes amis:
«Eh bien? s'écrièrent-ils.
«—Eh bien, il veut être roi.
«—Et madame la duchesse d'Orléans?
«—Elle veut être reine.
«—Ils vous l'ont dit?
«—L'un m'a parlé de bergeries, l'autre des périls qui menaçaient la France et de la légèreté de la pauvre Caroline; tous deux ont bien voulu me faire entendre que je pourrais leur être utile, et ni l'un ni l'autre ne m'a regardé en face.»
Madame la duchesse d'Orléans désira me voir encore une fois[309]. M. le duc d'Orléans ne vint pas se mêler à cette conversation. Madame la duchesse d'Orléans s'expliqua plus clairement sur les faveurs dont monseigneur le duc d'Orléans se proposait de m'honorer. Elle eut la bonté de me rappeler ce qu'elle nommait ma puissance sur l'opinion, les sacrifices que j'avais faits, l'aversion que Charles X et sa famille m'avaient toujours montrée, malgré mes services. Elle me dit que si je voulais rentrer au ministère des affaires étrangères, S. A. Et. se ferait un grand bonheur de me réintégrer dans cette place; mais que j'aimerais peut-être mieux retourner à Rome, et qu'elle (madame la duchesse d'Orléans) me verrait prendre ce dernier parti avec un extrême plaisir, dans l'intérêt de notre sainte religion.
«Madame, répondis-je sur-le-champ avec une sorte de vivacité, je vois que le parti de monsieur le duc d'Orléans est pris, qu'il en a pesé les conséquences, qu'il a vu les années de misères et de périls divers qu'il aura à traverser; je n'ai donc plus rien à dire. Je ne viens point ici pour manquer de respect au sang des Bourbons; je ne dois, d'ailleurs, que de la reconnaissance aux bontés de madame. Laissant donc de côté les grandes objections, les raisons puisées dans les principes et les événements, je supplie Votre Altesse Royale de consentir à m'entendre en ce qui me touche.
«Elle a bien voulu me parler de ce qu'elle appelle ma puissance sur l'opinion. Eh bien! si cette puissance est réelle, elle n'est fondée que sur l'estime publique; or, je la perdrais, cette estime, au moment où je changerais de drapeau. Monsieur le duc d'Orléans aurait cru acquérir un appui, et il n'aurait à son service qu'un misérable faiseur de phrases, qu'un parjure dont la voix ne serait plus écoutée, qu'un renégat à qui chacun aurait le droit de jeter de la boue et de cracher au visage. Aux paroles incertaines qu'il balbutierait en faveur de Louis-Philippe, on lui opposerait les volumes entiers qu'il a publiés en faveur de la famille tombée. N'est-ce pas moi, madame, qui ai écrit la brochure De Bonaparte et des Bourbons, les articles sur l'arrivée de Louis XVIII à Compiègne, le Rapport dans le conseil du roi à Gand, l'Histoire de la vie et de la mort de M. le duc de Berry? Je ne sais s'il y a une seule page de moi où le nom de mes anciens rois ne se trouve pour quelque chose, et où il ne soit environné de mes protestations d'amour et de fidélité; chose qui porte un caractère d'attachement individuel d'autant plus remarquable, que madame sait que je ne crois pas aux rois. À la seule pensée d'une désertion, le rouge me monte au visage; j'irais le lendemain me jeter dans la Seine. Je supplie madame d'excuser la vivacité de mes paroles; je suis pénétré de ses bontés; j'en garderai un profond et reconnaissant souvenir, mais elle ne voudrait pas me déshonorer: plaignez-moi, madame, plaignez-moi!»