BONY SONDE AIGUILLE KENT
Parvenu une fois de plus à la lisière nord de sa section, Bony entreprit de vérifier l’hypothèse de l’accident. Au portail du Forage N° 10, il trouva le sol assez dégagé pour distinguer, à travers les arbres, les pieux qui marquaient l’endroit où Maidstone était tombé. Il ne pouvait pas apercevoir le forage ni son lac, car sur sa gauche, les arbres étaient trop rapprochés, tout contre les pentes des dunes. En parcourant cent mètres de plus vers le nord, Bony eut une vue encore plus nette des pieux. Là, il voyait également le lac.
Supposons que Maidstone soit retourné à pied jusqu’à son camp. Un tireur posté ici ne pouvait manquer de le voir, à moins qu’une bande de kangourous n’ait réclamé toute son attention. En revanche, si le tireur se trouvait au niveau du portail, au milieu des arbres serrés, et visait un kangourou, il risquait fort de ne pas remarquer un homme, derrière sa cible. Il lui suffisait de passer le canon à travers le grillage, de viser soigneusement et de tirer. S’il avait raté un kangourou et touché un homme, c’était peut-être dû à la précipitation car il devait viser des bêtes en mouvement. Récapitulant tous les éléments, Bony décida qu’un accident était possible, sinon probable.
En fin d’après-midi, la veille du jour où il devait attendre la camionnette de Lac Frome avec sa liste de provisions, Aiguille Kent arriva, hurlant un bonjour avant d’être à portée de voix. Ayant avalé le gobelet de thé qui l’attendait, il se joignit à la caravane de Bony et se dirigea vers le lac en sa compagnie. Il témoigna de la curiosité à l’égard du nouveau chameau et Bony lui fournit la même explication qu’à Cube. Le soleil se couchait quand, une fois les animaux désaltérés et les bidons d’eau remplis, les deux hommes prirent un bain, retournèrent au camp et s’installèrent près du feu.
Le nombre de nouvelles qu’ils devaient s’échanger était remarquable : Bony raconta qu’il avait rencontré Levvey, d’abord, puis Cube ; Aiguille parla de son travail et de l’iguane qui avait volé les restes de ragoût froid qu’il avait oublié de couvrir. Quand les étoiles apparurent et que les clochettes indiquèrent dans quelle direction les chameaux se nourrissaient, Bony ouvrit le feu de ses questions :
— Est-ce que tu as tiré sur un kangourou à travers le grillage, par ici ?
— J’me rappelle pas. Pourquoi ?
— Au moment où Maidstone a été tué ?
— J’crois pas. Non, j’ai pas tiré. Tu penses à quelque chose ?
— Non, à rien de très important. Qu’est-ce que tu fais, le soir, avant de te coucher ?
— J’me parle tout seul, je crois. Tu sais bien, je fais cuire une galette pour le lendemain, je prépare un ragoût pour le petit déjeuner, tout ça.
— Moi, c’est pareil, mais je n’en suis pas encore arrivé à me parler tout seul. Je finirai par le faire si je reste trop longtemps sur la clôture. J’ai regardé dans le coin et j’ai réfléchi au meurtre de Maidstone, et je me dis maintenant que c’était un accident. J’essaie de le prouver, pour avoir de quoi m’occuper.
Aiguille mit du temps à comprendre qu’on pouvait avoir envie de s’occuper l’esprit une fois sa journée de travail terminée. Bony se roula une cigarette, l’alluma à l’extrémité embrasée d’un bâton et dit :
— Bon, eh bien, si on se place au portail, on peut voir les pieux qui marquent l’endroit où Maidstone se trouvait au moment où il retournait à son camp. Supposons qu’il y ait eu un bon gros kangourou derrière le portail. Un type avec une carabine voulait de la viande et il était tellement content d’avoir ce kangourou qu’il a tiré sans voir Maidstone, il a manqué le kangourou et a tué l’homme.
— Ça a pu se passer comme ça, reconnut Aiguille, l’intérêt faisant encore grimper sa voix aiguë. La police n’a pas exclu cette possibilité, pour autant qu’je sache. C’est sûrement c’qui s’est passé, Ed. Personne n’y avait encore pensé. C’est vrai qu’y avait aucune raison d’le tuer. Maidstone était un étranger ici et il n’avait pas d’ennemis. Oui, Ed, tu pourrais bien avoir raison.
— Je crois que les policiers sont allés un peu trop vite en besogne, remarqua Bony. D’abord, ils ont mélangé les dates, et ensuite, ils n’ont pas demandé à des traqueurs de travailler de ce côté-ci de la clôture. Supposons qu’un groupe d’abos de Quinambie soit venu par ici. Certains d’entre eux ont des carabines. Admettons que l’un ait visé quelque chose, n’importe quoi, à travers le grillage, l’ait manqué et ait tué Maidstone accidentellement. Est-ce que ça n’expliquerait pas l’absence de traces avant que le vent se mette à souffler ? Imagine que tu sois l’abo à la carabine, qu’est-ce que tu aurais fait ?
— J’aurais filé sans demander mon reste ! répondit immédiatement Aiguille.
— Tu ne serais pas allé voir si l’homme que tu avais touché était bien mort ?
— Avant de décamper, j’aurais observé de la clôture, pour voir s’il bougeait. Tu m’as demandé d’imaginer que j’étais un abo, et je te dis ce qu’un abo aurait fait. Mais si on n’a pas réussi à voir de traces, n’oublie pas que le bétail avait longé la clôture et avait tout effacé. Il avait même effacé les traces que j’avais laissées en allant à l’eau avec mes chameaux.
— Tu penses que le bétail s’est abreuvé à l’endroit où nous sommes allés ?
— Les bêtes commencent à s’éloigner de la clôture à peu près à l’endroit où nous nous trouvons et elles se dirigent vers l’eau exactement comme nous l’avons fait. Cette nuit-là, il devait faire sombre et les voleurs ne pouvaient pas distinguer le camp de Maidstone, ni Maidstone lui-même, d’ailleurs, mort ou vif.
— Apparemment, nous ne sommes pas vraiment sur la même longueur d’onde, dit prudemment Bony. Je crois que tu te trompes sur les dates.
— Comment ça ?
— Récapitulons, Aiguille. Maidstone a quitté la maison d’habitation de Quinambie le 8 juin, après le déjeuner. Joyce a cru comprendre qu’il voulait se rendre directement à la maison d’habitation de Lac Frome, mais en fait, Maidstone a passé la nuit au Forage N° 9. Le 9 juin, il est allé au Forage N° 10 et y a campé pour la nuit. Le lendemain, très tôt, le bétail est passé près de toi, plus au nord, car, comme tu le dis, il ne s’éloigne de la clôture qu’une fois arrivé par ici. Les voleurs ont dû apercevoir le camp de Maidstone.
« Donc, le 10 juin, très tôt, Maidstone campait près du Forage N° 10, feu de camp éteint, et les voleurs poussaient leur bétail vers le lac du forage. C’est alors qu’intervient l’homme à la carabine. Si l’hypothèse de l’accident est juste, il se trouvait au portail au moment où Maidstone revenait du lac avec sa bouilloire, de bon matin, ce jour-là, mais avant que le bétail soit détourné de la clôture pour effacer ses traces et les tiennes.
— C’est sûrement ça, Ed, dit Aiguille.
Il était pris au piège et obligé de reconnaître qu’il avait menti en affirmant qu’il campait au Kilomètre Seize, sur sa propre section, quand les voleurs étaient passés. Il alla même jusqu’à confirmer cet aveu :
— Oui, j’étais au Kilomètre Huit, cette nuit-là. J’me demande si l’abo à la carabine était venu voir les voleurs ?
— C’est possible, Aiguille, mais peu probable. Après avoir accidentellement tué Maidstone, il n’avait sûrement pas envie de s’attarder et il a dû retourner à Quinambie pour signaler ce qui venait de se passer à Moïse ou à Charlie le Dingue. Nous en revenons donc toujours au même point : c’était un accident.
Rayonnant, Aiguille Kent l’approuva, sortit une pipe et la bourra de tabac à rouler.
— T’as d’l’instruction, dit-il. Tout ça se tient bien.
— Trop bien, Aiguille. Je n’aimerais pas que tu en parles à Newton, à Levvey ou à quiconque. Laisse les policiers le découvrir tout seuls. Ils sont payés pour ça. Et nous n’avons pas envie d’être mêlés à cette histoire de bétail et de voleurs, hein ?
— Ça, sûrement pas, Ed !
— Seul Newton sait ce que tu lui as raconté et il a promis de ne pas le répéter. Ou plutôt, il a promis de te laisser en dehors de ça.
Aiguille montra qu’il n’était pas complètement stupide en demandant à Bony comment il savait que Maidstone avait campé au Forage N° 9. Bony lui répondit qu’il était allé chercher de l’eau et qu’il avait découvert les restes d’un gros feu de camp, ainsi qu’une boîte d’allumettes vide, qui n’avait pas été achetée au magasin de Quinambie.
— Sans la boîte d’allumettes, on aurait pu penser que ce feu de nuit avait été allumé par Cube ou quelqu’un de sa famille, expliqua-t-il. En tout cas, garde cette histoire pour toi. Tout ça n’a aucune importance.
— Fais-moi confiance, Ed. Oui, on peut dire que tu as bien pigé tout ça. T’aurais dû être flic. J’ai un cousin qu’était policier à Melbourne. Il a grimpé jusqu’au grade de sergent. Il était doué.
Bony scruta Aiguille tandis qu’il débitait ses histoires de cousin policier, et, songeur, il révisa son jugement sur ce spécimen humain. Il avait l’impression d’avoir enfin éclairci les circonstances du meurtre, qui étaient toujours restées confuses et avaient constamment été modifiées. Aiguille avait affirmé se trouver à plusieurs endroits différents dans la nuit du 9 juin, très certainement pour brouiller les cartes en ce qui concernait le passage du bétail, tant il était déterminé à ne rien avoir à faire avec les voleurs.
Les choses étaient maintenant claires, et les faits s’enchaînaient avec logique. Maidstone était arrivé au Forage N° 10 le 9 juin et avait décidé de prendre des photos au lac cette nuit-là. La même nuit, Aiguille Kent campait huit kilomètres – et non trois ou seize – au nord du portail. Toujours la même nuit, des voleurs avaient détourné du bétail, le faisant passer devant le feu éteint d’Aiguille, à deux heures du matin. Il leur fallait alors faire parcourir aux bêtes huit kilomètres jusqu’au portail, plus un kilomètre et demi jusqu’au lac. A dix kilomètres au sud du portail, il y avait Cube et sa famille – si on pouvait en croire Cube.
Si on pouvait en croire Cube ! Ayant démontré de façon satisfaisante à quel endroit se trouvait Aiguille pendant cette nuit cruciale, Bony devrait bientôt vérifier si on pouvait faire confiance à Cube.
Ce crime était apparemment dépourvu de mobile. Il était tentant de croire à la thèse du coup de feu accidentel. Ce n’était pas la première fois que quelqu’un se faisait tuer parce qu’on l’avait pris pour un wallaby ou un kangourou, alors qu’il se trouvait en pleine brousse, à un moment où la lumière était insuffisante. Des accidents se produisaient même au cours de parties de chasse, alors que les chasseurs savaient pourtant qu’ils pouvaient croiser un autre homme. Ici, dans cet endroit reculé, si on voyait quelque chose bouger, on ne s’attendait généralement pas à ce que ce soit un homme. La solution du mystère était d’autant plus difficile à trouver qu’il y avait peu de suspects. Voilà qu’un parfait inconnu était arrivé parmi ces rares suspects et s’était fait tuer sans aucune raison apparente. Les voleurs n’avaient probablement rien à voir avec ça, car ils auraient été les derniers à risquer d’attirer l’attention sur des activités qui nécessitaient autant de discrétion et de rapidité qu’un cambriolage de banque en pleine nuit.
Ces voleurs savaient que la voie était libre jusqu’au Forage N° 10 et même au-delà, après quoi le bétail volé serait hors de vue des employés de la clôture. Levvey avait prévenu Aiguille qu’il n’irait pas à Quinambie parce qu’il avait du travail à effectuer à l’ouest de sa maison d’habitation. Avec ses cavaliers, il serait bien loin. Le bétail se déplaçait en effet vers le sud, le long de la clôture, bien à l’est de Levvey. En fait, près de cent cinquante kilomètres les séparaient. Quelqu’un devait avoir informé les voleurs qu’ils auraient le champ libre pendant une ou deux nuits. Aiguille, pour sa part, le savait ; le régisseur de Joyce le savait sans doute, tout comme Charlie le Dingue, Moïse, le chef, Cube et les membres de la tribu.
Aiguille termina l’histoire de son cousin, se leva et alla mettre de l’eau dans un pot pour préparer du thé. Cette action interrompit le cours des réflexions de Bony. Il laissa s’écouler suffisamment de temps pour donner l’impression qu’il avait écouté Aiguille avec la plus grande attention, puis il dit :
— Tu ne tiens pas un journal, Aiguille. Alors comment fais-tu pour savoir la date, de façon à arriver ici à temps pour attendre la camionnette de Levvey avec ta liste de provisions ?
— C’est facile, Ed. Un jour, j’ai lu dans un livre qu’un type s’en sortait en faisant une encoche sur un bâton. Chaque soir, avant de me pieuter, je fais une encoche sur un bâton, en commençant le jour où je pars d’ici. Deux fois, j’ai oublié et j’ai dû aller chercher mon ravitaillement et ma viande à Quinambie.
— Tu suis alors la piste qui passe par le Forage N° 9 ? Est-ce que le Forage N° 6 est loin de cette piste ?
— A onze kilomètres quand on se trouve à six kilomètres et demi de la maison d’habitation.
— Est-ce que tu es allé au Forage N° 6 ? insista Bony.
— J’ai jamais eu d’raison d’y aller. Les Noirs y campent la plupart du temps.
— Est-ce que tu sais depuis combien de temps Cube a sa Savage ?
— Il l’a achetée au marchand ambulant, la dernière fois qu’il est passé à Quinambie. Laisse-moi réfléchir. Ça devait être juste un mois avant le meurtre. Avant, il avait une Winchester 44, comme moi.
A ce moment-là, l’eau du thé se mit à bouillir et bientôt, les deux hommes s’enroulèrent dans leurs couvertures. Ce ne fut que le lendemain matin que Bony revint à la charge.
— Qu’est-ce que Cube a fait de sa Winchester ?
— J’pourrais pas t’le dire, Ed. Il l’a probablement vendue à un Noir. Ils sont tout le temps en train de s’échanger des trucs. Ils sont marrants, pour ça, les abos. Y en a un qu’achète un pantalon, et la semaine d’après, c’est un autre gars qui le porte. C’est pareil avec les armes. Y en a un qu’achète une carabine et tous autant qu’ils sont, ils tirent avec.
— Et c’est comme ça que l’un d’eux a failli tuer Cube ?
— Il s’en est fallu de peu, Ed. Cube est devenu fou furieux.
— Quand est-ce que ça s’est passé ?
— Oh ! un peu avant que Cube achète sa Savage.
— Dans ce cas, tu ne crois pas que Cube ne devait pas être très chaud pour vendre sa Winchester aux Noirs ? Il me semble que c’est Newton qui a dit que Cube trouvait que les abos ne devraient pas avoir le droit de posséder des carabines.
— Alors Cube a probablement toujours sa Winchester. Encore que j’en sois pas sûr. Je vais préparer le thé. Il a pu la donner à Mary. Mary est la sœur de sa femme, tu sais ; tu l’sais peut-être pas, d’ailleurs. C’est une jolie lubra d’environ vingt-cinq ans. Il faudrait qu’elle coure sacrément vite si j’arrivais à la coincer toute seule en pleine nature.
— Elle pourrait te tirer dessus.
— Ça, c’est vrai. D’après c’qu’on raconte, elle sait bien tirer.
Aiguille réfléchit un instant, puis gloussa avant d’ajouter :
— Mais j’prendrais quand même le risque. Tiens, on dirait que Jack Levvey arrive.
La camionnette de Lac Frome franchissait le portail et s’arrêta à quelques mètres de leur camp. Aiguille remit sa liste au conducteur. Levvey agita la main à l’adresse de Bony. A l’arrière, trois hommes aborigènes restèrent muets, mais gardèrent les yeux fixés sur Bony, et lui seul, tandis que le véhicule s’éloignait sur la piste de Quinambie.