AIGUILLE KENT

Durant ce trajet vers le sud, Bony examina tous les camps de Cube, mais ne découvrit rien d’intéressant, à l’exception d’une poupée de chiffons et de plusieurs boîtes de cartouches vides. Visiblement, Cube et sa famille ne s’étaient guère souciés de mettre de l’ordre.

Bony se trouvait près du portail, à l’extrémité sud de sa section, quand Newton le rattrapa. Ensemble, ils emmenèrent leurs chameaux jusqu’à un puits et y campèrent pour la nuit. La conversation roula sur des sujets peu importants jusqu’au moment où les deux hommes s’installèrent près de leur feu, après le dîner, et fumèrent.

— Vous avez trouvé quelque chose au N° 10 ? demanda le surveillant en peignant sa barbe avec le tuyau de sa pipe.

— Non. Vous avez remarqué que mes chameaux avaient passé le portail ?

— C’est bien ça. A propos, j’ai échangé quelques mots sur le crime avec Aiguille Kent. Sa section se trouve au nord de la vôtre. Bien entendu, je ne lui ai pas dit qui vous étiez, mais d’après ce qu’il m’a raconté, il m’est venu une idée. Depuis quelque temps maintenant, les gens de Quinambie ont l’impression qu’ils perdent du bétail. Ils n’ont rien pu prouver, mais ils soupçonnent ceux de Yandama de leur chiper des bêtes. Yandama se trouve au nord de Quinambie et s’étend jusqu’à l’angle nord-est de l’Australie-Méridionale. Il fut un temps où c’était Quinambie qui volait le bétail de Yandama. Les types de Yandama leur rendaient la pareille et en piquaient même un peu plus pour que ça leur porte bonheur. C’était une époque plutôt agitée.

— Ils pratiquaient ça comme une sorte de sport ? demanda Bony.

— Ah non, alors ! C’était on ne peut plus sérieux. Pour en revenir à Aiguille Kent, il se rappelle qu’une nuit, à peu près au moment où le meurtre a été commis, il campait à une quinzaine de kilomètres au nord du portail du N° 10 et il s’est réveillé au milieu de la nuit en entendant un gros troupeau qui se dirigeait au sud, de l’autre côté de la clôture. Vous pourriez me rétorquer que les bêtes ne se promènent pas la nuit, mais parfois elles se déplacent sans personne pour les conduire. Tout d’un coup, elles ne tiennent plus en place, elles en ont assez du coin et elles vont voir ailleurs.

« Aiguille, c’est quelqu’un ! poursuivit Newton et il se mit à rire de la voix profonde qu’ont les grands gaillards. S’il continue ce boulot pendant quelque temps, il va finir comme Pete le Timbré… il va enfoncer son chapeau sur un piquet et jouer à pile ou face avec lui. Il était sous ses couvertures, son feu de camp éteint, quand il entend ces bêtes passer par là et se dit qu’elles doivent aller au Forage N° 10. Elles s’éloignent, toutes, et un peu plus tard, il entend passer des chevaux, avec, de temps à autre, un cliquetis métallique. D’après lui, c’est le bruit des entraves accrochées à l’encolure d’un cheval. Donc, le cheval a un cavalier. Il faisait noir comme dans un four, mais il est sûr qu’il y avait plusieurs chevaux.

— Des voleurs de bétail ?

— Possible. Les employés des exploitations ne travaillent pas la nuit, même ces sales fainéants de Lac Frome. Les bêtes se trouvaient alors sur les terres de Lac Frome, comme vous le savez.

— Il n’a pas signalé l’incident à la police. Et apparemment, il n’en a parlé à personne, sauf à vous, la dernière fois que vous l’avez vu.

— Il a dit qu’il n’avait pas envie d’avoir affaire aux voleurs de bétail et d’être liquidé comme Maidstone. D’ailleurs, pour votre information, Ed, Maidstone a très bien pu se faire tuer par des voleurs de bétail. Bien que j’ignore pourquoi. Il les avait peut-être assez bien vus pour être capable de les reconnaître.

Bony se mordit la lèvre inférieure et reconnut que c’était un mobile plausible.

— Combien mesure la section d’Aiguille ?

— Trente kilomètres. Au nord, il y a deux hommes, y compris Pete le Timbré. J’ai abordé avec eux cette histoire de bétail, l’air de rien, et aucun d’eux n’avait aperçu de trace prouvant que des bêtes auraient franchi les portails. Donc, apparemment, il ne s’agissait pas du bétail de Quinambie. Si les cavaliers avaient été des voleurs, ils auraient sans doute conduit les bêtes au N° 10, à l’aube, ils les aurait fait boire et les auraient entraînées à l’écart pour sélectionner les petits, les marquer et les emmener vers le sud.

— Intéressant, concéda Bony. Je m’en souviendrai. Pour en revenir à Cube, que fait-il de l’argent qu’il gagne ?

— Il en a plus que moi, répondit Newton. C’est un type étrange. Il dépose sa paye à la banque et signe des chèques… sans aucune retenue. Vous vous intéressez professionnellement à lui ?

— Seulement dans la mesure où de tous les employés de la clôture, c’est lui qui se trouvait le plus près de Maidstone au moment du meurtre. C’est-à-dire à dix kilomètres. Après lui, c’est Aiguille qui était le plus près. Est-ce que Cube est généreux avec ses femmes et ses enfants ?

— Il ne descend jamais à Broken Hill dépenser ses sous, alors il peut se permettre de l’être. Tous les six mois, un marchand ambulant syrien vient à Quinambie. Il apporte de tout. Les femmes et les gosses de Cube se font acheter des vêtements qu’ils portent jusqu’à ce qu’ils tombent en loques. En plus, les gosses sont submergés de jouets et de toutes sortes de choses. C’est la fête, quand le marchand vient. Cube, sa famille et les Noirs de toutes les autres maisons d’habitation dépensent leur fric chez le Syrien et s’amusent énormément. Un jour, j’ai vu Cube fumer des cigares de trente centimètres. Il m’a même donné un cigare, une fois. J’ai failli être malade.

Le surveillant se leva et mit de l’eau dans le pot pour le dernier gobelet de thé de la journée. Bony alla chercher du petit bois pour le feu du lendemain matin et ensuite, tous deux se rassirent.

— On dirait que la générosité de Cube ne s’exerce pas toujours à bon escient, dit-il. Sur son camp principal, j’ai vu un petit appareil photo sévèrement endommagé.

— Cube ne tient qu’à deux choses, Ed : à sa carabine et à son appareil photo. Au début, il a eu des problèmes avec son appareil photo. C’était un engin très cher et Cube n’a pas réussi à s’en servir jusqu’à ce que le régisseur de Quinambie lui donne quelques leçons. Ensuite, il s’est mis à prendre de bonnes photos. Il a dû offrir le petit appareil à l’un des gosses. C’est souvent que je vois des jouets abîmés.

Bony passa à un autre sujet en demandant à Newton à quelle époque il prenait habituellement ses vacances. Newton lui posa ensuite quelques questions discrètes sur son travail et sur sa vie de famille. Puis il lui dit :

— Vous avez l’air d’en savoir plus que nous sur le meurtre du N° 10.

— C’est normal, reconnut Bony. Voyez-vous, j’ai étudié les rapports de la police et j’ai lu les rares dépositions. Vous savez sans doute que le sergent et son collègue ont passé plus d’une semaine au forage avant de commencer l’enquête. Comme leur investigation n’a rien donné, on m’a demandé de venir m’y essayer. Je crois vous l’avoir déjà dit, je suis spécialisé dans les crimes commis dans des endroits où la police ne peut pas procéder comme elle en a l’habitude.

— Vous croyez que vous allez épingler l’assassin ?

— Bien sûr ! Je le fais toujours. Je n’ai encore jamais échoué !

— Ça fait longtemps que vous êtes dans la partie ?

— Depuis que j’ai quitté l’université. La patience est mon plus grand atout. Une fois, j’ai bouclé une affaire en une semaine. Une autre enquête m’a pris deux ans. Mon boulot ressemble à votre clôture – il n’est jamais terminé. Pendant que j’y pense… où est-ce qu’Aiguille se ravitaille ?

— Théoriquement, à Quinambie, mais en fait, il n’y va pas souvent. Un jeudi sur deux, il campe près du Forage N° 10 pour attendre la camionnette de Lac Frome, qui passe avec le courrier. On prend sa liste et on lui rapporte ce qu’il lui faut en fin de journée. Laissez-moi réfléchir. Oui, Aiguille sera à votre extrémité nord jeudi prochain. Vous avez l’intention de le rencontrer ?

— J’aimerais lui parler.

— Pas de problème !

— A quoi ressemble le directeur de Lac Frome ?

— Plus ou moins à Cube, sauf qu’il est blanc, enfin, sous sa couche de bronzage. Quand il se rase, il n’a ni barbe ni moustache, ce qui lui arrive à peu près une fois par semaine. Ce n’est pas le genre du commandant Joyce, le patron de Quinambie, mais sa maison d’habitation ne ressemble pas non plus à celle de Quinambie. Ce n’est pas grand-chose de plus qu’un camp de brousse permanent. Levvey a l’air de s’en foutre. Quand je l’ai vu pour la première fois, j’ai été plutôt étonné qu’il ait décroché le boulot de directeur.

— L’exploitation est plus grande que Quinambie ?

— Non, pas tout à fait aussi grande. Et certainement pas aussi bien gérée. Il paraît que c’est une société anglaise qui en est propriétaire.

Newton s’interrompit pour allumer sa pipe.

— Levvey s’entend bien avec les indigènes. En revanche, le commandant Joyce ne s’en tire pas aussi bien. Remarquez que Joyce se débrouille bien avec les Blancs et qu’il a un bon régisseur sous ses ordres.

Newton fit à nouveau entendre un petit rire de sa voix profonde.

— Nous autres hommes du commun ne sommes pas invités à franchir les portes de Quinambie.

— Joyce semble en effet assez distant.

— Ça, plutôt ! C’est peut-être aussi à cause de sa femme. J’ai l’impression qu’elle n’aime pas beaucoup cette partie du monde. Bon, je crois que je vais me coucher.

Bony et Newton se séparèrent au lever du soleil, le lendemain, et Bony nota qu’il lui restait cinq jours avant jeudi. Newton le prévint qu’il serait de retour dans une quinzaine de jours environ.

— Soyez sage ! lui dit-il en le quittant.

Le trajet vers le nord débuta donc. Les chameaux de Bony s’abreuvèrent, ruminèrent avec satisfaction et avancèrent en tanguant, comme des bateaux fendant les lames.

Bony se familiarisait avec leurs petites manies. Aucun n’était méchant, tous deux étaient habitués à cette section, et ils commençaient seulement à poser de réels problèmes au bout de quatre jours sans eau. Rosie devenait alors agitée et Vieux George jouait la comédie.

Tous les matins, quand il revenait au camp après avoir bu à un forage, Vieux George observait Bony. L’animal transportait alors deux bidons d’eau de vingt-cinq litres, qui devaient parfois durer jusqu’à cinq ou six jours. Il fallait que Bony économise cette réserve et dix litres par jour en moyenne devaient suffire à sa cuisine et à sa toilette.

La première fois que Vieux George joua la comédie, il enchanta Bony. L’inspecteur se limitait à trois gobelets d’eau dans un récipient pour faire sa toilette. Immédiatement, Vieux George, entravé, se traînait auprès de lui et attendait que le récipient d’eau savonneuse lui soit présenté. Il le buvait avidement, rejetait la tête en arrière et régurgitait tout de suite. Il avait besoin d’eau pour ruminer. Ensuite, il ne posait plus de problème de toute la journée. Rosie, quant à elle, dédaignait ce genre de petit service. Au bout de quatre jours sans eau, elle ne tenait plus en place quand on la sellait et chargeait. Elle se plaquait alors au sol, de sorte qu’il était impossible de lui passer les sous-ventrières autrement qu’en creusant des petits sillons avec une pelle. Pendant l’opération, elle gémissait tant qu’elle donnait l’impression d’être soumise à la torture. Elle essayait de se coller davantage au sol, sursautait et faisait généralement la grève, refusant de se lever. En plus de la selle de fer, qui était divisée en deux compartiments pour admettre la bosse, elle portait la boîte à provisions, accrochée devant, et des rouleaux de fil métallique, qui pendaient sur les côtés. Vieux George, le mâle, transportait environ deux cent cinquante kilos d’équipement, y compris le lourd bât.

L’Australie a une dette inavouée envers le premier chameau, importé en 1866 par Sir Thomas Elder. Les chameaux étaient capables de s’enfoncer dans des régions dépourvues d’eau, impénétrables pour les chevaux, sauf après une forte pluie. Au cours de l’une de ces expéditions, on raconte que les animaux se seraient passé d’eau pendant vingt-quatre jours. Par conséquent, les chameaux furent importés en grand nombre, avec leurs gardiens afghans, qui les maltraitaient généralement, les rendant hargneux et rancuniers.

Un homme qui travaille seul avec des chameaux est soumis à tant d’aléas qu’il ne peut pas se permettre de prendre de risques avec ses bêtes ; les employés de la clôture se montraient donc bienveillants et on constata qu’un chameau ainsi traité se montrait toujours docile.

Les hommes ne montaient presque jamais l’animal de tête, car l’obliger à s’agenouiller constamment était trop lui demander. Ils marchaient à côté de lui, sa lanière nasale nouée autour de leur bras, celle de l’animal de bât attachée à la selle de l’autre ; la clochette qu’il avait au cou prévenait immédiatement de toute rupture de la corde.

Le train-train de cette vie convenait à la mentalité de Bony. Il pouvait réfléchir tout en marchant et en travaillant, et comme la saison était la meilleure de l’année, il n’y avait pas trop de besogne à abattre. Il sarclait et ratissait, et par endroits, balançait les broussailles en Nouvelle-Galles du Sud. Il sut rapidement escalader la clôture sans déchirer ses vêtements ni s’accrocher aux barbelés, de sorte que ses jours coulaient agréablement et qu’il passait ses soirées à méditer paisiblement.

Il atteignit l’extrémité nord de sa section, délimitée par le portail du Forage N° 10, quatre jours après s’être séparé du surveillant. Il n’était pas arrivé à ce camp depuis une heure qu’il vit approcher Aiguille Kent. Il le reconnut immédiatement car son sobriquet était parfaitement approprié. L’homme mesurait un mètre quatre-vingts, était aussi sec qu’une canne à pêche, et aussi agité qu’un cheval sauvage. Avant d’atteindre le portail, Aiguille agita les deux bras et hurla :

— ’Jour, Ed ! Comment ça va ? J’suis content d’te voir.

Il traversa la piste et fit agenouiller ses chameaux près du camp de Bony.

— Newton m’a parlé d’toi, continua-t-il à hurler, maintenant sans nécessité. Il a dit qu’il avait transféré Cube et sa bande au sud. Il t’a prévenu que ta section était la pire de la clôture ?

— Il a plus ou moins dit ça, reconnut Bony.

— C’est bougrement horrible quand ça souffle fort. J’le sais, j’ai passé un été à m’en occuper. Ah ça, j’te la laisse bien volontiers !

Il déchargea, entrava ses chameaux et les laissa se déplacer librement. En apportant sa boîte à provisions près du feu, il s’aperçut que Bony avait préparé un pot de thé frais. Maintenant, Aiguille parlait normalement, mais très vite, ses mots se bousculant dans sa bouche comme ça arrive aux gens qui ont été trop longtemps privés de la compagnie de leurs semblables.

— Tu as entendu le Monstre, la nuit dernière ? Au loin, vers le lac Frome. Moi, j’ l’ai entendu juste avant l’aube. On aurait dit qu’il avait avalé un feu de camp aborigène tant il blatérait et rugissait. D’après moi, il s’éloignait de la clôture, ce qui m’arrangeait. Je suppose que tu as entendu parler de lui ?

— Oui. J’espère qu’il va rester là-bas, dit Bony en versant du thé dans le gobelet d’Aiguille et en lui tendant la boîte de sucre. Moi, je ne l’ai pas entendu.

— Et le boulot te plaît ? voulut savoir Aiguille.

— Jusqu’ici, ça va.

— C’est la bonne saison. Moi, je fais ça depuis trop longtemps. Je me mets à parler tout seul. C’est pas terrible de parler toute la journée aux chameaux. Je vois que tu as hérité de Vieux George. C’est pas n’importe qui, celui-là. Tu comptes camper ici longtemps ?

— Je pensais passer ici la journée de demain, répondit Bony. Il faut que les chameaux s’abreuvent et que je remplisse les bidons. De plus, j’ai besoin de faire de la lessive.

— Moi, c’est pareil. On s’y mettra demain matin, une fois que Levvey sera passé en allant à Quinambie. Tu le connais, Levvey ?

Bony secoua la tête.

— C’est un drôle de coco, ce Jack Lewey. Il s’entend bien avec les abos. Il m’apporte mes provisions. Il passera demain vers huit heures, et ensuite, nous irons au puits.