QUE LE CIEL S’ENTROUVRE{6}
L’occasion se présenta une fois de plus, et à hauteur de regard, ce qui le fit ciller.
Deeming s’était arrêté à un carrefour. Il habitait un des rares quartiers où les rues se croisaient encore sur le même niveau, et il attendait que le feu change. Soudain, sur le poteau à côté de lui, à hauteur de son regard, une main parut. Elle portait un mince anneau d’or et une montre au poignet. Ce fut la montre qui le fit ciller. Il n’avait vu la même qu’une seule fois dans sa vie : un objet minuscule et beau, avec de minces chiffres de rubis ciselé et, au lieu d’aiguilles, le pouvoir de faire étinceler les rubis un à la fois pour indiquer l’heure ; un point de lumière ambrée flottait mystérieusement pour donner la minute exacte. Marchant géomagnétiquement, la montre ne s’userait pas et ne retarderait pas durant un millénaire. Elle provenait de quelque part dans la Nébuleuse du Cancer où la plus petite forme de vie intelligente découverte à ce jour par l’homme s’adonnait avec profit à la mécanique de précision.
Deeming arracha son regard de la montre et suivit le poignet et le bras jusqu’à sa propriétaire. Il n’était pas particulièrement attaché aux bêtes, mais il étiquetait les femmes selon un code zoologique : poulettes, pouliches, ou juments, en ordre décroissant d’attrait.
Celle-ci était une chèvre.
Elle paraissait avoir accumulé soixante ans d’existence en trente-cinq, ou un peu plus. Elle avait déjà bu, ce qui expliquait qu’elle se tînt au poteau en attendant que le feu change. Elle ne l’avait pas remarqué, ce qui était bien, et Deeming imita son indifférence.
Je lui donne deux, heures, pensa-t-il. Puis, la voyant tituber légèrement et se redresser trop vite et trop, comme tout être pris de boisson en passe de perdre sa dignité, il lui accorda quatre-vingt-dix minutes. La montre serait à lui dans quatre-vingt-dix minutes. Il le pariait.
Le feu changea et il traversa devant elle. Juste après le coin de la rue il s’arrêta devant une vitrine pour l’y voir reflétée, raide mais penchant un peu à tribord. Il lui permit de le dépasser et vit, avec joie, qu’elle entrait dans un bar. Il rebroussa chemin, entra dans un restaurant et alla tout droit aux toilettes. Pour l’instant, il s’y trouvait seul et un instant lui suffirait. La petite moustache en brosse disparut, ainsi que les lentilles de contact brun-doré. Maintenant, ses yeux étaient bleus. Il supprima la raie de ses cheveux noirs et plats, et les ébouriffa. D’une poche il sortit des talonnettes d’un centimètre et demi, qu’il glissa dans ses chaussures ; elles changeraient sa démarche et augmenteraient sa taille déjà considérable. Il ôta son veston et le retourna. Il ne fut plus terne et monochrome, ainsi qu’il convenait à Monsieur Deeming, deuxième assistant du réceptionniste adjoint de l’Hôtel Rotoril. Maintenant, en veston sport, l’air content de lui, il était tel que devait être Jimmy la Touche. Jimmy la Touche apparaissait et disparaissait toujours dans les toilettes hommes ; non seulement parce qu’on pouvait y être seul mais parce que c’était le seul endroit où l’on était assuré de ne pas voir un de ces damnés Anges, qui ne mangeaient pas non plus.
En sortant, Deeming était agréablement certain que personne ne l’avait vu entrer, ni vu Jimmy sortir. Il tourna le coin et entra dans le bar.
Maussade, Deeming était assis au bord de son lit. Il lança la montre en l’air et la rattrapa.
Il lui avait fallu près de deux heures et demi, et non quatre-vingt-dix minutes. Il n’avait pas compté qu’elle serait aussi attachée à la montre. Elle avait refusé de l’ôter pour qu’il l’admire, et nié qu’elle retardait lorsqu’il avait affirmé pouvoir la régler en une seconde. Il avait dû avoir recours au vieux truc du bain de minuit. Elle était montée dans la voiture sans voir la plaque minéralogique et il s’était rangé près du fleuve sans être remarqué. Jauger son degré d’ivresse était difficile. Quand elle parlait de son mari – la montre était tout ce qui lui restait de lui – elle redevenait presque sobre. Beaucoup de pommade et de bavardage furent nécessaires pour la faire changer de sujet. Mais enfin il avait réussi à la déshabiller et à lui ôter la montre, tout au bord du fleuve, et ensuite à ramasser le tout et à piquer un sprint jusqu’à la voiture avant qu’elle ne put bêler plus de deux fois, « Oh, Jimmy… tu ne peux pas faire ça ! ». Il ignorait comment elle rentrerait en ville et s’en fichait. Il trouva dans son sac de quoi payer les verres qu’il lui avait offerts et une carte d’identité. Il empocha l’argent et incinéra tout le reste avec les vêtements de la femme. Un coup propre, bien exécuté, avec l’avantage d’être totalement différent de tous ceux qu’il avait déjà faits. Car s’il y avait quelque chose dans le cosmos capable d’attirer un essaim d’Anges sur un citoyen, c’était un méfait coutumier perpétré comme de coutume. Il devrait être fier.
Il l’était ; mais il était aussi maussade, ce qui l’irritait. Maussaderie et irritation lui étaient familières et il n’arrivait pas à discerner pourquoi il les éprouvait toujours après un coup réussi. Il avait tant de raisons d’être content. Il était grand, beau, et aussi intelligent qu’un Ange. Plus intelligent, même. Il y avait des années qu’il faisait ça et ils ne l’avaient jamais inquiété. Au diable les zombis. Certains disaient qu’ils étaient des robots, d’autres des surhommes. Il y avait des gens qui effleuraient leurs capes pour attirer la chance, ou pour obtenir la guérison d’un enfant malade. Les Anges ne mangeaient pas, ne dormaient pas, ne portaient pas d’armes. Ils circulaient en souriant, aidant les gens en leur rappelant qu’ils devaient s’aimer les uns les autres. Selon les livres, il y avait jadis eu des polices et des soldats. Plus maintenant. Pas avec ces Anges qui arrivaient à l’improviste, juste quand on n’y tenait pas du tout, avec leurs airs papelards et leurs carcasses à l’épreuve des balles.
Bien sûr que je suis plus malin qu’un Ange, pensa Deeming. Qu’est-ce qu’un Ange, d’ailleurs ? Quelqu’un qui suit certaines règles. (Moi, j’ai plus d’aisance aux entournures que ça !) Quelqu’un qui est déjà remarquable et se fait remarquer encore plus avec des tours de magie, des capes dorées et tout un cirque. (Moi, je suis un sous-fifre invisible dans un hôtel minable, ou un séducteur éclair aux profits rapides… à ma guise).
Il lança la montre en l’air, la rattrapa, la regarda et se sentit déprimé. Il se sentait toujours déprimé lorsqu’il réussissait ; et il réussissait toujours, car il n’opérait qu’à coup sûr.
C’est peut-être la raison, pensa-t-il en se rallongeant sur le lit et en contemplant le plafond. J’ai toutes ces choses dont seule une infime partie me sert.
Je n’avais jamais pensé à ça.
Je viole tous les règlements ; mais je le fais avec prudence. Je suis plus prudent qu’un fonctionnaire se payant une assurance avant un trajet en autobus. Je marche sous un ciel clos, songea-t-il, comme un insecte sous un caillou. Bien entendu, c’est un couvercle que j’ai assujetti solidement moi-même, ce qui est préférable à un couvercle, même grand, assujetti par la société ou une religion. Mais malgré tout… mon ciel est fermé. J’ai besoin… j’ai besoin d’envergure !
Ou peut-être, pensa-t-il en s’asseyant pour fixer rageusement la montre qu’il tenait, peut-être qu’il me faut un coup digne de l’intelligence et la rapidité que j’y mets. Depuis combien de temps est-ce que je travaille respectablement pour des clopinettes tout en volant prudemment pour… eh bien, guère plus ? Ce qui me rappelle qu’il faut que je fourgue ce truc avant que la veuve du cosmonaute ne dégote une feuille de vigne et un type muni d’un sifflet.
Il se leva, écœuré, souhaitant qu’une fois – juste une fois – il put voler et se sentir content, aussi content qu’il avait le droit de l’être.
Il tendit la main vers la porte ; et la porte cogna.
Tu vois ? se dit-il, toujours écœuré. Tu vois ? N’importe qui d’autre se raidirait, pâlirait, suerait, jetterait la montre dans le broyeur, grimperait le long du mur comme un rat dans une boîte. Mais regarde-toi, debout, calme, réfléchissant plus vite qu’un ordinateur de huitième génération, récapitulant tout, y compris tout ce que tu as déjà fait en prévision d’une telle situation… La moustache recollée, le regard brun à nouveau, la stature diminuée, les talonnettes cachées dans le veston réversible et le veston derrière le panneau secret du placard.
— Qui est là ?
… Oui, voix égale et pouls régulier. Oui, la voix de Deeming et le pouls de l’innocence ; pas le ton culotté de Jimmy ni ses battements de cœur de jeune étalon. Alors pourquoi te sentir si abattu ? Pourquoi te déplaire à toi-même et t’irriter des situations où tu te mets uniquement parce que tu sais d’avance que tu t’en tireras si bien ?
— Puis-je vous voir un instant, monsieur Deeming ?
Il ne reconnut pas la voix. C’était bon ou mauvais, impossible de savoir. Si c’était bon, pourquoi s’inquiéter ? Et pourquoi s’inquiéter si c’était mauvais ?
Il mit la montre dans sa poche de côté et ouvrit la porte.
— J’espère que je ne vous dérange pas, dit l’homme grassouillet qui se tenait sur le seuil.
— Entrez.
Deeming laissa la porte ouverte, tourna le dos.
— » Asseyez-vous ».
Il rit ; un rire timide de petit employé.
— » J’espère que vous vendez quelque chose. Je ne pourrai pas l’acheter, mais c’est agréable d’avoir quelqu’un à qui parler. Ça me change ».
Il entendit la porte se refermer doucement. L’homme grassouillet ne s’assit pas, ne rit pas. Le silence déplut à Deeming. Il se tourna pour regarder l’homme. C’était apparemment ce que l’homme attendait.
— Vous pouvez avoir quelqu’un à qui parler, dit-il doucement. « Vous pouvez parler à Richard E. Rockhard ».
— Parfait, dit Deeming. « Et qui est ce Richard E. Rockhard » ?
— Vous ne… Ce n’est pas vraiment surprenant.
— Tout le monde connaît les géants. Mais ceux qui font et défont les géants essaient d’être aussi obscurs que de petits employés. Monsieur Deeming… Vous connaissez la Commerciale d’Antarès ? Les Lignes Orbitales lunaires et Sidérales ? Les Mines Galactiques ?
— Vous voulez dire que ce Rockhard est…
— En partie, M. Deeming. En partie.
Jimmy la Touche aurait écarquillé les yeux et émis un sifflement. Deeming rapprocha ses mains et chuchota :
— Oh ! Par exemple !
— Eh bien ? fit l’homme, après avoir attendu en vain quelque chose de plus.
— « Allez-vous venir le voir » ?
— Vous voulez dire… Monsieur Rockhard ? Vous voulez dire… moi ? Vous voulez dire… maintenant ?
— Je veux dire tout ça.
— Pourquoi veut-il… ? Enfin, pourquoi moi ? interrogea Deeming avec une modestie de bon aloi.
— Il a besoin de votre aide.
— Oh, par exemple ! Comment pourrais-je aider un homme comme… pouvez-vous me dire de quoi il s’agit ?
— Non, dit l’homme.
— Non ?
— Non, sauf que c’est urgent, très important, et vous rapportera beaucoup plus que tout ce que vous avez fait de votre vie.
— Oh, par exemple ! répéta Deeming. « Alors vous devriez aller trouver un Ange. Ils aident les gens. Je ne peux pas »…
— Vous pouvez faire des choses dont un Ange est incapable, monsieur Deeming ?
Deeming eut un rire affecté, plus éloquent que mille mots sur les capacités des Petits Hommes Obscurs du monde.
— Monsieur Rockhard pense que vous le pouvez. M. Rockhard est certain que vous le pouvez.
— Monsieur Rockhard… sait quelque chose de moi ?
— Tout, dit l’homme grassouillet absolument sans inflexion.
Deeming regretta brusquement de ne pas avoir atomisé la montre. Elle lui sembla tout à coup devenue dans sa poche aussi encombrante, incongrue, et brûlante qu’un bol de potage.
— Il vaudrait mieux faire appel à un Ange, suggéra-t-il à nouveau.
L’homme jeta un coup d’œil à la porte et fit un pas en avant. Il baissa la voix et dit avec conviction :
— Je vous assure, M. Deeming, que M. Rockhard ne veut pas et ne peut pas faire cela dans cette affaire.
— J’ai l’impression qu’il s’agit de quelque chose que je ne devrais pas faire, dit Deeming d’une voix prude.
L’homme haussa les épaules.
— Très bien. Si vous n’en voulez pas, vous n’en voulez pas.
Il se tourna vers la porte.
Pour une fois, Deeming ne se maîtrisa pas.
— Qu’arrivera-t-il si je refuse ?
L’homme grassouillet ne lui fit face qu’à moitié.
— Vous me promettez d’oublier cette conversation, dit-il d’un ton léger, surtout si l’un des messieurs aux jolies capes vous en parle.
— Et c’est tout ?
Pour la première fois, une lueur amusée passa sur les traits inexpressifs.
— Sauf que tout le reste de votre vie vous vous demanderez ce que vous avez manqué.
Deeming s’humecta les lèvres.
— Dites-moi une chose. Si je vais voir votre M. Rockhard et qu’après lui avoir parlé je veux toujours refuser… ?
— Vous le pourrez, bien entendu. Si vous le souhaitez.
— Allons-y, dit Deeming.
Ils survolaient la ville dans un luxueux hélicoptère lorsqu’il songea que « Si vous le souhaitez », prononcé comme l’homme l’avait prononcé, pouvait avoir des sens nombreux. Il se tourna pour parler ; mais la placidité même du visage de l’homme signifiait clairement que c’était un homme ayant rempli sa tâche et qui n’y ajouterait pas un mot de plus.
Richard E. Rockhard avait des cheveux d’un blanc bleuté, des yeux d’un bleu de glace et une façon de parler faisant penser à des coups de hache, implacables et adroits. Si implacables et si adroits que la hache était aiguisée jusqu’à une douceur trompeuse. Deeming n’était pas surpris que cet homme fut les Mines Galactiques et toutes les autres sociétés. Il pouvait également croire que Rockhard avait besoin d’aide.
L’anxiété l’avait marqué ; les veinules rouges de ses yeux étaient gonflées par l’insomnie. Il disait la vérité parce qu’il n’avait pas le temps de mentir.
— J’ai besoin de vous, Deeming. Je suppose que vous m’aiderez et vous parle en conséquence, dit-il, dès qu’ils furent seuls dans un cabinet de travail fabuleux, situé dans un duplex inouï.
« Je vous donne ma parole que vous ne courrez aucun danger de ma part, à moins et jusqu’à ce que vous m’aidiez. Si vous allez de l’avant, vous pouvez être assuré que le danger sera considérable. »
Il hocha la tête et répéta :
— Considérable.
Deeming, le petit employé d’hôtel, ne parvint qu’à dire modestement :
— Monsieur Rockhard, je ne comprends absolument pas pourquoi vous faites appel à un homme comme moi.
Rockhard abattit ses deux mains sur son bureau et se pencha en avant.
— Monsieur Deeming, dit-il de sa voix douce et aiguisée où toute la puissance du monde était tenue en réserve, prête à être déchaînée : « Monsieur Deeming, je sais tout de vous. Je le sais parce que j’avais besoin d’un homme comme vous et que j’ai les moyens de le trouver. Vous pouvez porter ce masque de petit employé s’il vous agrée, mais ne croyez pas qu’il me trompe. Vous n’êtes pas un homme ordinaire ; sinon, pour parler très simplement, vous ne seriez pas ici en ce moment. Car l’homme ordinaire ne se laisse pas tenter par quelque chose qui doit offenser les Anges. »
Deeming abandonna donc l’invisibilité, la modestie, la courtoisie et le déférence de l’employé obscur et dit :
— Même pour un homme sortant de l’ordinaire, les offenser est risqué.
— Vous voulez parler de moi ? Je ne risque rien de votre part, Deeming. Vous ne me dénonceriez pas, même si vous saviez que je ne pourrais riposter. Vous n’aimez pas les Anges. Je suis le premier homme que vous rencontrez qui ne les aime pas non plus. Donc, je vous plais.
Deeming fut obligé de sourire. Il acquiesça et pensa : quand va-t-il préciser que si je ne l’aide pas il me fera chanter ?
— Je ne vous ferai pas chanter, dit le vieil homme. Deeming fut surpris. « Je vous attirerai avec des récompenses ; je ne vous contraindrai pas avec des menaces. Vous êtes un homme dont l’avidité dépasse la peur. »
Mais il le dit en souriant. Puis, sans attendre de réponse, il fit son offre. Il se mit à parler de son fils.
— Quand on a une fortune illimitée et un fils unique on commence par être certain qu’à travers lui l’avenir vous appartient ; car il est votre chair et votre sang et il voudra naturellement suivre la voie que vous avez tracée. Et si vous vous apercevez qu’il pourrait se détourner de cette voie – on ne s’en aperçoit d’ailleurs que trop tard – alors vous laissez la situation dépasser le stade de la guérison en présumant avec suffisance que vos moyens de pression réussiront là où l’hérédité a échoué.
» Finalement, vous réalisez que vous avez un choix. Non celui de le garder ou de le perdre. Ce choix-là, vous ne l’avez plus ; mais celui de le jeter dehors ou de le laisser partir. Si vous êtes plus attaché à vous-même et à ce que vous avez bâti qu’à votre fils, vous le jetez dehors et bon débarras. Je – il s’arrêta, humecta ses lèvres, jeta un coup d’œil au visage de Deeming et reporta son regard sur ses mains jointes. – « Je l’ai laissé partir. »
Il resta immobile un moment, puis soudain écarta violemment les mains et les posa en silence devant lui.
— Je ne le regrette pas, parce que nous sommes amis. Nous sommes de vrais amis et je l’ai aidé de toutes les façons possibles, y compris en ne l’aidant pas lorsqu’il a voulu faire son propre chemin et en lui donnant tout ce qu’il demandait, que je le croie utile ou pas.
Il eut un brusque sourire et chuchota, plus à ses mains qu’à Deeming :
— Si un fils comme lui veut se peindre le ventre en bleu, on lui achète la peinture.
Il regarda Deeming.
— Sa peinture bleue est l’archéologie et je la lui ai offerte. Des sites disparus, un savoir inutile ; rien de cela n’achètera un sandwich. Ce n’est pas mon genre de travail ni mon genre de pensée. Mais Donald ne souhaite rien d’autre.
— Il y a la gloire, dit Deeming.
— Pas dans cette expédition. Écoutez-moi bien. Mon fils est prêt à disparaître, à cesser d’exister, à devenir rien du tout, juste pour suivre une piste qui, si elle mène quelque part, ne peut devenir qu’une curiosité savante comme la pierre de Rosette, ou les manuscrits de la Mer Morte, ou la langue gelée dans les piézocristaux de Phygmo IV.
Il étendit les mains, les ramena immédiatement contre lui.
— De la peinture bleue. Et je la lui ai achetée.
— Que voulez-vous dire par : « cesser d’exister… devenir rien du tout » ? Vous ne voulez pas dire « mourir ». Cela signifie autre chose.
— Très bien, Deeming. Très perspicace. Cela signifie que pour chercher son Saint Graal, il doit s’opposer aux Anges. Ils ne peuvent pas l’en empêcher, mais ils peuvent attendre son retour. Alors je lui ai acheté un autre pot de peinture. Il a un billet pour Grebd.
Sans hésiter, Deeming siffla. Grebd était le nom d’un soleil, d’une planète et d’une ville dans la Nuée Magellanique. Certains de ses habitants y avaient perfectionné une méthode de pseudochirurgie incroyablement en avance sur tout ce qui existait dans le cosmos exploré. Ils pouvaient virtuellement prendre n’importe quel être vivant et le transformer aussi radicalement qu’il voulait être transformé ; même de base-carbone en chaîne-boron ; ou aussi subtilement qu’il le désirait. Par exemple, une modification des caractéristiques de toutes les ondes cérébrales détectables, ou des tracés rétiniens. Ou donner un nez entièrement différent. Ils pouvaient greffer (ou faire pousser ?) presqu’un homme tout entier à partir d’un tas de chair déchiquetée, pourvu qu’il fut encore en vie. Plus important que tout, ils pouvaient procéder à ces changements, si radicaux qu’ils soient, et (à la demande) laisser intact l’esprit conscient.
Cependant, le coût d’une transformation de cette nature défiait la raison… à moins qu’un homme n’eût une raison suffisamment impérative. Deeming regarda le vieil homme avec un respect manifeste. Il avait non seulement été à même de payer un tel prix, mais il l’avait fait volontiers, pour une cause à laquelle il était hostile. Aimer autant un fils… l’aimer tellement qu’il ne pouvait plus guère qu’espérer, maintenant, rencontrer un parfait inconnu dans un endroit inattendu et l’entendre murmurer : « Bonjour, Papa ! »… mais un inconnu pour lequel il ne pourrait rien faire de plus. Car si celui-ci avait transgressé quelque règlement des Anges, au point d’avoir besoin d’un voyage à Grebd, les Anges surveilleraient le vieil homme jusqu’à la fin des temps ; et il n’oserait même pas sourire à l’inconnu tant aimé. Une telle transgression signifiait la mort. (En de telles circonstances, comment un père serrerait-il seulement la main de son fils ?
— Au nom de tous les saints, souffla Deeming, qu’est-ce qu’il désirait à ce point-là ?
Rockhard renifla.
— Un glyphe quelconque. Il y a une théorie selon laquelle la race Aldébaranienne a les mêmes racines ethniques que celles des planètes Masson. Cela me semble sans intérêt et même si c’est vrai, cela reste sans intérêt. Mais certains indices vagues indiquent une planète nommée Revelo. Il peut exister là-bas des artefacts déterminants :
— Je n’en ai jamais entendu parler, dit Deeming. Revelo… non. Ainsi… il fait sa découverte. Et va à Grebd. Obtient une transformation totale. Et, à jamais, ne peut revendiquer sa découverte.
— Et maintenant vous avez compris qui est Donald, dit amèrement le vieil homme. « Il ne souhaite qu’une chose, que la découverte soit faite. Peu importe par qui. »
Ils se regardèrent, déconcertés. Finalement, Deeming hocha la tête pour indiquer que peu importait la compréhension. Si Donald Rockhard était cinglé, ce n’était là qu’un détail. Il dit :
— Et où interviennent les Anges ?
— Revelo, dit le vieil homme, Revelo est… Proscrite.
Eh bien, pensa Deeming, si c’est ça, où est le problème ? Une planète Proscrite était entourée d’un champ de telle nature, que si un vaisseau y pénétrait, tout élément organique à bord cessait immédiatement de vivre. Si Donald était allé à Revelo, Donald était mort. Si, en route, il avait été happé hors de l’hyperespace par le champ avertisseur extérieur, et avait tenu compte de l’avertissement, alors il n’avait pas atterri sur Revelo, n’avait pas violé un décret des Anges et n’était donc pas en danger. Deeming le dit à son père, qui secoua lentement la tête.
— Il est sur Revelo en ce moment. Vivant. Pour autant que je sache.
— Impossible, dit nettement Deeming. « On ne pénètre pas vivant le champ d’une planète Proscrite. »
— Néanmoins, dit le vieil homme, il s’y trouve. Je vais vous révéler quelque chose que seuls quatre hommes savent. Il existe un moyen de parvenir sur une planète Proscrite. Il y a environ trente ans, un de mes vaisseaux tomba sur une épave. Dieu seul sait d’où elle provenait. Elle était fichue, mais elle contenait, intactes, deux navettes de sauvetage. Deux navettes à vélocité PVL.
— Sur des navettes ? Elles doivent avoir la taille de vaisseaux, alors.
— Pas celles-ci. Elles fonctionnent comme nos vaisseaux PVL mais selon un processus différent. On ne sait pas encore exactement en quoi il consiste, mais un de mes ingénieurs travaille dessus. Le commandant de mon cargo me les rapporta pour ma collection de vaisseaux spatiaux, sans savoir ce qu’il avait vraiment trouvé. Nous avons monté dessus des commandes de type Terrien, mais bien que nous sachions quel bouton il faut presser, nous ne savons pas ce qui se passe quand nous le pressons. Les navettes ne vont pas plus vite que nos propres PVL ; il était donc inutile de faire un rapport au Service des Progrès. Et quand nous avons découvert que les navettes pouvaient pénétrer sur les planètes Proscrites, nous nous sommes tus. J’ai mon opinion sur les Anges mais je reconnais que lorsqu’ils proscrivent une planète, ils le font pour une bonne raison. Elle peut contenir de la peste des roches, ou, pire encore, de l’herbe yinyang. Ou bien la planète peut être mortelle pour les humains en raison des radiations de son soleil ou de la présence d’un poison hormonal.
— Oui, acquiesça Deeming. Nantha, Sirione, et ce monde démoniaque, Keth.
Il frissonna.
— » Je suis heureux qu’ils aient proscrit cette planète-là ! Vous avez raison.
— … dans ce cas, les Anges savent ce qu’ils font. Qu’est-ce que Revelo a de particulier, pour être Proscrite ? »
— Comme d’habitude, les Anges ne le disent pas. Ce pourrait être n’importe quoi. Comme je l’ai dit, pour les proscriptions je leur fais confiance et je ne vais pas faire connaître un système permettant de pénétrer le champ des planètes interdites.
— Sauf à Donald.
— Sauf à Donald, admit Rockhard. « Là, je n’ai pas d’excuse. Si là-bas quelque chose le tue, c’est un risque qu’il a voulu courir. S’il ramène quelque chose par inadvertance, on s’en occupera sur Grebd. Et je sais qu’il ne ramènera pas sciemment quelque chose comme des graines de yinyang. C’est clair, hein ? »
Sa voix changea, comme si un organisme intérieur avait décidé de changer de ton.
— » Ne me dites pas que je n’aurais pas dû le faire. Je le sais. Je le savais. Mais je le referais, vous entendez ? Je le referais si Donald le voulait. »
Un silence régna. Deeming détourna la tête, offrant à son interlocuteur un instant de solitude décente. Puis Rockhard dit :
— Nous avons découvert comment les petites navettes étrangères pénètrent le champ des planètes Proscrites. Elles l’inversent. Une analogie : la façon dont un courant inverse la polarité sur un générateur à courant continu. Nous avons découvert, dit-il durement, « que si cela arrive la navette pénètre le champ sans aucun inconvénient. Et puis, lorsqu’elle ressort, le champ tue quiconque se trouve à bord. »
Il leva la tête, fixa Deeming avec des yeux qui ne le voyaient pas.
— » Don ne sait pas cela », chuchota-t-il.
— Oh, dit Deeming.
Un instant plus tard, il reprit, incrédule :
— Je crois que vous dites que je… que quelqu’un doit aller là-bas pour le lui dire !
— Le lui dire ? Que ferait-il si vous le lui disiez ?
— La navette n’inverserait-elle pas la polarité à nouveau ?
— Pas de l’intérieur. D’ailleurs, cette inversion de polarité n’est qu’une analogie, Deeming. Non, ce qu’il faut faire, c’est lui porter ceci.
Il prit deux minuscules objets cylindriques dans un tiroir de son bureau. Ensemble, ils n’atteignaient pas la longueur de son auriculaire et leur diamètre était inférieur à celui d’un stylo. Deeming se leva, s’approcha, en prit un. Quatre minuscules tambours étaient fixés sur le cylindre ; des toroïdes, chacun contenant apparemment des milliers de tours d’un fil microscopique. À une extrémité se trouvait un logement octogonal, destiné probablement à recevoir un arbre de transmission, ainsi qu’une bague d’arrêt pour fixer l’appareil. L’autre extrémité devenait insubstantielle, ni transparente ni opaque et pourtant les deux à la fois. La regarder plus d’une ou deux secondes avait un effet des plus pénibles.
— Des bobines de remplacement trafiquées pour le champ clignotant, diagnostiqua Deeming, mais je n’en ai jamais vu de si petites. Ce sont des maquettes ?
— Non, elles sont vraies, dit Rockhard avec lassitude. « Et elles sont plus perfectionnées que celles que les inconnus avaient sur leurs navettes. Apparemment, ils ne sont jamais tombés sur le champ de mort qu’emploient les Anges ; sinon, ils auraient sans doute inventé ce genre de bobine. »
— Que font-elles ?
— Elles apportent une certaine irrégularité dans la fréquence du champ clignotant lorsqu’il approche d’une aire Proscrite. Tout comme un champ clignotant agit en faisant exister et cesser d’exister un vaisseau dans l’espace normal, de façon à ce qu’il n’existe pas en temps mesurable en tant que masse réelle et peut donc dépasser la vélocité PVL, cette bobine détecte et analyse la fréquence du champ de mort des Anges et suit ses phases. Le champ de mort ne détecte rien parce que le vaisseau approchant cesse d’exister avant de pénétrer dans le champ et n’existe à nouveau que lorsqu’il l’a franchi. Contrairement à celle dont Donald s’est servi, celles-ci n’affectent pas le champ et n’inversent pas sa direction.
— Donc, si Donald reçoit une de celles-ci pour remplacer sa bobine de fréquence…
— Il n’a plus à se soucier du champ des Anges.
— Sur Revelo ou toute autre planète Proscrite !
Deming lança la bobine en l’air, la rattrapa, la tint devant ses yeux tout en fixant Rockhard.
— Je tiens là un cosmos bourré des pires ennuis, dit-il d’un ton égal.
— Toutes les épidémies et toutes les plantes dangereuses connues de la xénologie se trouvent dans votre main, acquiesça Rockhard.
— Et de l’herbe yinyang. Il y a beaucoup d’argent dans le yinyang, dit pensivement Deeming.
Le yinyang (dérivé du chinois, yin et yang, le disque bicolore divisé par un trait en S et représentant tous les contraires : bien, mal, lumière, ténèbres, masculin, féminin, etc.) se trouvait être, en plus du fait surprenant que ses fleurs reproduisaient presque parfaitement le symbole chinois, la drogue la plus ignoble et la plus dangereuse jamais connue. Puissante, virtuellement incurable, elle quintuplait l’intelligence du drogué et doublait ou triplait sa force physique. Il devenait un monstre inhumain, habité par l’unique désir de détruire quiconque et quoi que ce soit se trouvant entre lui et sa source de drogue ; un être capable de penser plus vite, courir plus rapidement et vaincre n’importe quel membre de son espèce.
— Si vous pensez vraiment à gagner de l’argent grâce au yinyang vous êtes un porc, dit calmement Rockhard. Et si c’était une plaisanterie, vous êtes un imbécile.
Deeming le fixa un instant puis baissa les yeux.
— Vous avez raison, murmura-t-il.
Il plaça soigneusement la bobine sur le bureau, à côté de l’autre.
— Vous m’inquiétez, Deeming. Si je pensais que vous emploieriez ces bobines dans un tel but, je… eh bien, Donald peut mourir. Et s’il savait, il mourrait content.
— Pouvez-vous trouver un homme prêt à désobéir aux Anges qui ne soit pas également prêt à faire flèche de tout bois ? dit Deeming, sobrement.
Rockhard, à contrecœur, eut un sourire amer.
— Touché ! Vous avez une tête sur vos épaules. Bon, vous avez compris ? Vous allez à Revelo sur l’autre navette étrangère, munie de cette bobine. Vous passez à travers le champ, vous trouvez Donald, lui dites ce qui s’est passé et veillez à ce qu’il remplace sa bobine par cette autre. Puis il partira pour Grebd afin de se… transformer.
— Et moi ?
— Vous revenez avec un message de Don. Il saura lequel. Quand je l’entendrai, je saurai si vous avez rempli votre mission.
— Si je ne l’ai pas fait je ne reviendrai pas, dit brutalement Deeming.
En le disant il se rendit compte, avec incrédulité, qu’il avait déjà, à un moment donné, décidé de faire cette chose folle.
— » Et que ferez-vous si je reviens en disant : Mission accomplie ? »
— Je ne vais pas citer un chiffre. C’est un peu comme ça que les hommes au sommet sont payés, Deeming. Après un certain palier, on cesse de parler salaire et un homme tire ce qu’il veut pour ses frais – n’importe quels frais – en fonction de la valeur de ses actions. Quand ses actions et intérêts ont atteint un certain niveau, la société cesse de tenir compte de ses retraits. Ce sera comme ça pour vous. Vous tirerez ce que vous voudrez, aussi souvent que vous voudrez, aussi longtemps que vous vivrez. Pour ruiner mon empire, un homme devrait travailler à sa ruine jour et nuit pendant très longtemps.
— Nous… n’avons pas de contrat, Monsieur Rockhard.
— C’est exact, Monsieur Deeming.
Deeming pensa, il me dit que je peux lui faire confiance. Et je le puis. Mais je ne puis pas le lui dire. Il serait obligé de répondre non. Cruellement, il dit :
— Vous devriez le laisser mourir.
— Je le sais, dit Rockhard.
— Je suis un foutu crétin, dit Deeming. Je le ferai.
Rockhard tendit sa main. Deeming la prit. C’était une main ferme, chaude, et quand elle se retira, elle le fit lentement, comme si elle regrettait que le contact fût rompu, et non (comme certaines mains) avec un vif soulagement. C’était la main d’un homme de parole.
Et un homme de parole, songea Deeming est au fond, une autre sorte de foutu crétin.
Pourquoi moi ? Pensée de base, pensée constante, durant tout ce qui se passa entre cette première rencontre et le jour où il mit son jeton de cap pour Revelo. À ce moment-là, il connaissait la réponse.
Partir de la Terre, se rendre à Revelo, exécuter une petite mission et revenir. S’il ne s’était agi que de cela, il n’y aurait eu aucune raison de faire appel à Deeming. L’anonyme bonhomme grassouillet eût pu le faire ; le vieil homme eût pu le faire lui-même. Mais il y avait… de petits détails.
Il y eut les deux interminables séances d’instructions. Il avait la nouvelle bobine ; tout ce qu’il avait à faire c’était la fixer sur le vaisseau étranger.
Mais le vaisseau étranger était dissimulé loin de la Terre.
Bon. Une fois dans le vaisseau, il n’avait plus qu’à glisser un jeton de cap pour Revelo dans son autopilote et à presser le bouton.
Mais il n’avait pas de jeton de cap pour Revelo. Personne n’en avait. Peu de gens savaient même où se trouvait Revelo. Il y avait un jeton, ça oui. Dans les classeurs, à Astro City, sur Ybo. Il lui fallait celui-là. Les classeurs…
Les classeurs se trouvaient dans l’immeuble du Q.G. des Anges.
Eh bien, s’il obtenait le vaisseau, et le jeton, si Rockhard avait raison et si la nouvelle bobine fonctionnait correctement, pas seulement pour lui faire franchir le champ de mort mais aussi pour l’en faire sortir… et si cela pouvait être fait sans alerter un Ange… (Rockhard avait raisonné qu’en inversant le champ Don les avait presque certainement alertés, mais que le nouvel appareil qui – il l’espérait – ne toucherait pas et n’affecterait pas le champ, permettrait à Deeming d’y pénétrer et à tous deux de ressortir sans déclencher d’alerte.) Ainsi, durant un temps indéterminé, les Anges n’agiraient que sur leur première information : un vaisseau était entré, aucun n’était ressorti. Si Donald Rockhard était vivant, s’il savait quel message donner à Deeming, si Deeming parvenait à revenir, si Rockhard comprenait bien le message et si, après tout ça, Rockhard payait, eh bien, ç’avait l’air d’une très bonne affaire. Et d’une entreprise que seul un homme tel que Deeming pouvait mener à bien.
Il y eut donc les deux longues séances avec Rockhard et son assistant scientifique Pawling (des discours desquels Deeming ne comprit pas un mot sur dix) et un retour précipité vers son logis. Il y rédigea les lettres qui convenaient à son employeur, à ses agences de logement, d’approvisionnement, d’entretien ménager, de communications, etc. Il posta la montre de la chèvre à une adresse qui lui donna satisfaction, paya ses notes de boissons fortes, d’habillement et de garage, etc. « Je bourdonne, comme un bourdon », fredonna-t-il, tandis qu’il faisait toutes les choses qui convaincraient la ruche qu’elle pouvait être tranquille, qu’il ne se passait rien d’anormal. Quand il eut terminé, il pourrait reprendre le cours normal de sa vie dans les quinze jours. Sinon, une deuxième série de messages aux fournisseurs et organismes divers annoncerait un accident sans gravité, causant deux autres semaines d’absence. Ensuite, il ferait part de son nouveau job sur Bluebutter, qui se trouvait quelque part dans la Nébuleuse du Cancer et, enfin, un mot à l’adresse d’un barman : Comment va, Joe ? Ce mot-là serait expédié dans deux ans ; et s’il l’était, Deeming serait mort depuis dix-huit mois. Il l’écrivit avec des frissons dans les orteils.
Le jour du départ arriva. N’y avait-il vraiment que quatre jours depuis qu’on avait frappé à sa porte alors qu’il allait fourguer une montre ? Rockhard lui serra la main. Pour la deuxième fois Deeming éprouva le contact chaleureux. Le vieux regard froid avait une expression qu’on ne pouvait qualifier que d’implorante. Qu’aurait dit en paroles ce regard implorant ? Ramenez mon fils. Ou : Laissez-moi vous faire confiance. Ou, peut-être : Ne doutez pas de moi. Ne doutez jamais de moi. Nous sommes pareils, vous et moi, même si vous ne faites pas le même poids… alors prenez bien soin de vous, quoi qu’il arrive. Rockhard lui remit plus d’argent liquide qu’il n’en avait jamais eu depuis la nuit où il avait ramassé le gros pot au poker – et il avait perdu le tout au coup d’après. Mais cette fois il s’agissait simplement de frais. Rockhard ne sut sans doute jamais que l’importance de la somme manqua lui faire perdre son messager. Ou peut-être le devina-t-il, car à partir de l’instant où Deeming eut l’argent en mains, l’homme grassouillet et le chauffeur ne le lâchèrent pas d’une semelle jusqu’au décollage.
S’adossa-t-il sur des coussins moelleux pour répondre aux signes d’adieu d’une bande d’amis joyeux ? Hé, non. Il quitta la maison dans l’arrière d’un camion qui stoppa à l’intérieur d’un immeuble quelconque, dans une obscurité totale. On l’entraîna dans une pièce ; on le fourra dans une combinaison énergétique et ensuite dans un espace aussi haut que le dessous d’un divan. Rond, de plus, et plus court que lui d’environ vingt centimètres, ce qui lui interdisait de s’allonger complètement. Le panneau fut soudé ; après quoi il découvrit que la tuyère n’avait pas reçu le quart de tour nécessaire pour l’ouvrir aux convertisseurs. Il passa pratiquement toute la nuit à essayer de la saisir avec ses fesses, qu’il trouva insuffisamment préhensiles et incroyablement peu habiles. Finalement, il réussit à ouvrir la tuyère et se reposa, trempé de sueur, épuisé par l’effort et le soulagement.
Il ne pouvait, curieusement, penser qu’à une chose : il n’était vraiment pas trop incommodé ni irrité par sa prison, parce qu’il semblait y être accoutumé. Depuis des années il avait vécu recroquevillé dans la médiocrité de son emploi hôtelier qui l’avait emprisonné autant que cette capsule d’acier soudé. Ses excursions dans le personnage éphémère de Jimmy-la-Touche étaient également limitées : par le temps, les objectifs et les sempiternels Anges dorés avec leurs visages bons et sages et leurs voix si compréhensives. Le diable les emporte tous. Ils étaient censés être intuables ; mais il aurait bien aimé en recevoir un comme cadeau de Noël et se livrer dessus à quelques simples essais jusqu’à, disons, la Saint Jean. Plus que quiconque c’étaient eux qui fermaient le ciel au-dessus de lui, le contraignant à marcher tête baissée. Il essaya d’imaginer comment ce serait de marcher quelque part où son ciel personnel lui laisserait la place de sauter très haut, de crier très fort et de danser. Mais le souhait dépassait trop son conditionnement et le renvoya à la pensée inconfortable qu’il n’était pas trop mal dans sa petite prison et à la synapse-capsule close, ciel clos. Damnés Anges, si forts, si doux. À quoi cela ressemblerait-il de courir libre, sous un ciel haut ? Mais comment visualiser cela, dans cette capsule ?
Il s’endormit. La surface sous lui frémit, s’inclina et puis… ce ne fut que le lendemain matin.
Il brancha son pénétroscope et attendit impatiemment que la radiation pseudo-dure passe à travers le béryl métallique de la coque et que l’image devienne nette. Une grue soulevait sa prison et la plaçait sur une remorque, qui démarra aussitôt. Elle roula bruyamment jusqu’à l’aire où le vaisseau attendait, le ventre à terre comme un insecte privé d’ailes. Il comportait six vérins articulés ; l’un d’eux était sans pied ; la flèche d’une haute charpente le soutenait, comme un palefrenier soutient le sabot fendu d’un cheval tandis que le garçon d’écurie court chercher le liniment.
La remorque prit position sous le vérin. Deeming cilla en entendant le bruit infernal fait au-dessus de lui tandis qu’on verrouillait sa tombe au vérin d’atterrissage dont elle devenait ainsi une partie. Puis le calme se fit ; techniciens et mécaniciens s’éloignèrent, hublots et panneaux furent verrouillés ; l’équipage occupa ses positions de décollage. Un sifflet retentit quelque part ; Deeming l’entendait à travers sa radio, qui le relayait grâce aux intercoms, qui, eux, le recevaient d’un micro extérieur placé dans la coque. Le sifflet cessa. Il y eut un grondement : les six vérins commencèrent à se redresser, soulevant le vaisseau de terre de façon à ce que la plus grande partie de matière terrestre incluse dans le champ clignotant soit de l’air.
Puis, sans avertissement, la terre ne fut plus là, et le vaisseau disparu était déjà à des années-lumière de distance avant qu’on n’entendit le tonnerre de son implosion d’air. L’estomac de Deeming donna l’impression de vouloir le quitter. Enfin, la gravité revint et il vit quelque chose dans son pénétroscope : un large paysage gris-bleu, parsemé de quelques bâtiments cylindriques et d’une demi-douzaine d’aires d’atterrissage.
Voilà les voyages spatiaux d’aujourd’hui, songea-t-il avec maussaderie. Il n’y a plus d’espace, tout simplement.
Le vaisseau plana à trois cents mètres d’altitude, tirant son énergie anti-pesanteur du générateur à rayon au sol. Lentement, il descendit, prit position au-dessus d’une des aires libres.
Aire quatre.
Selon ses instructions, l’aire prévue était la Six. Avec une inquiétude grandissante, il vit que la Six était déjà occupée par un petit clignoteur de sport.
Il ne pourrait sortir de sa prison que dans l’Aire 6. Personne dans le vaisseau ne connaissait sa présence. Il n’était même pas certain de l’origine ou de la destination du vaisseau, ni de la planète sur laquelle il atterrissait maintenant. Si le vaisseau descendait dans la mauvaise aire, Deeming resterait dans son habitacle et repartirait avec le vaisseau ; après quoi, il aurait le choix entre mourir de faim ou donner l’alarme avec sa radio et se faire tirer de sa cachette au mauvais endroit, au mauvais moment, par des gens malintentionnés.
Il appuya sur son émetteur, passa sur la fréquence d’atterrissage et dit d’une voix autoritaire :
— Au large, capitaine. L’aire 6 est à nous.
Nerfs exacerbés, il attendit. Il espérait que le contrôle au sol penserait avoir entendu un membre d’équipage parler au commandant, tandis que le commandant croirait avoir entendu le contrôle au sol.
Il entendit des sons confus dans l’intercom. Le vaisseau plana, puis commença à descendre. Il attendit, suppliant son cerveau de lui fournir une idée, n’importe laquelle. Lorsqu’il vit une silhouette en combinaison spatiale sortir du terminal et piquer un sprint vers le clignoteur de sport, un sanglot de soulagement lui échappa. Le petit vaisseau s’éleva, glissa dans l’aire 4, et le vaisseau de Deeming se plaça dans l’aire 6.
Pendant un moment, la réaction donna des frissons à Deeming. Puis il sourit, se demandant si le commandant et le contrôleur au sol, assis plus tard devant une bière, penseraient à se demander mutuellement qui avait enjoint au petit clignoteur de prendre le large. C’est ainsi que commencent des bagarres dans les bars, se dit-il.
Il examina les environs avec son pénétroscope et ne s’en occupa plus. Il saisit l’anneau de métal au centre du plancher de sa prison et le tourna. Il entendit au loin les faibles signaux d’un relais. La surface sur laquelle il se trouvait commença à descendre. Elle atteignit le niveau du sol et poursuivit sa descente. Avec assurance, il alluma l’ampoule de son casque. Rien ne serait vu de l’extérieur excepté l’énorme pied rond du vérin reposant sur l’aire bétonnée. Qui pouvait imaginer que la semelle du pied faisait descendre sous terre un disque de béton à sa mesure ?
Le mouvement cessa ; Deeming vit, sur sa droite, la niche creusée dans le mur bétonné. Il s’y glissa rapidement. La surface qui l’avait descendu commençait déjà à remonter silencieusement. Il n’avait pas réalisé qu’elle était d’une telle épaisseur. Elle remonta ; forma à nouveau le plafond de la pièce souterraine qu’il voyait maintenant. Il sauta à terre. La pièce était petite, juste suffisante pour contenir Deeming et la minuscule navette de sauvetage étrangère qui lui souhaitait la bienvenue avec les scintillements dorés de sa surface polie, parsemée de poussière.
C’était une sphère, à première vue trop petite pour être bonne à quoi que ce soit. L’unique siège-baquet avait été destiné à un être beaucoup plus petit que Deeming. Plus mince, aussi, constata-t-il en s’y encastrant de son mieux. Les commandes, peu nombreuses, étaient simples. Vu de l’intérieur, le matériau de la coque était totalement transparent. Toute la source d’énergie devait se trouver sous le siège.
Il pressa les senseurs sur sa ceinture et s’adossa pour attendre. Un instant plus tard il entendit le sifflement de l’air tandis que sa combinaison remplissait le petit habitacle. Puis les senseurs, ayant analysé l’atmosphère et vérifié la fermeture du panneau, s’allumèrent gaiement. Avec un soupir de soulagement Deeming ôta son casque et défit ses gants. Il prit dans sa poche le jeton de cap pour Ybo ; un disque d’osmium aux coins irréguliers, semblable à une came compliquée. Il la plaça dans la fente de la boîte de cap et poussa avec assurance le bouton rouge.
Il n’y eut pas de son. La navette parut s’alourdir un peu et il y eut un éclair mesurable de l’indescriptible et déconcertante grisaille visible au-dehors. Deeming ne se souciait pas du vide soudain qu’il avait créé dans le trou. On ne le remarquerait pas au milieu des bruits divers des atterrissages et il y avait de fortes chances pour que de l’air s’y infiltre assez lentement pour ne pas attirer l’attention.
Il regarda autour de lui avec plaisir. Les gens de Rockhard avaient vraiment bien fait les choses. Un vaisseau clignoteur pouvait évidemment décoller de n’importe où, sur, au-dessus ou en dessous de la surface. Cependant, en général, les arrivées se faisaient d’une certaine altitude. Le contact avec quelque chose au sol, depuis un jouet d’enfant jusqu’à un passant innocent, pouvait être désagréable. Non pas pour le vaisseau qui clignoterait hors d’existence et se retirerait automatiquement au plus léger signe de matière coexistante ; mais l’objet planétaire, moins sophistiqué, n’aurait pas cette chance. Une solution était une plaque d’atterrissage ; et elle avait été fournie. Son rayon émetteur guidait le vaisseau et l’amenait au contact ; à moins qu’il ne se trouvât sur sa trajectoire suffisamment de matière lourde pour constituer un danger. Dans ce cas, le rayon fonctionnait, mais non la plaque, et le vaisseau réapparaissait à une bonne altitude de sécurité. La plaque n’était pas plus grande qu’une assiette de table ; dissimulée sous une légère couche de terre, elle était indétectable.
La navette s’immobilisa près du fond d’une gorge étroite et profonde dans une contrée montagneuse. Il faisait nuit. Un ruisseau gazouillait agréablement dans les environs. De hautes herbes s’inclinaient tout autour. Un chercheur devrait tomber pile sur la navette avant de la voir. Sans hésiter, Deeming ouvrit le dôme et le repoussa en arrière. Il s’était déjà trouvé sur Ybo et savait qu’elle était une des rares « parfaites » planètes du type Terrien. Il respira l’air doux et pur avec un plaisir réel. Ensuite il se leva, se débarrassa de sa combinaison énergétique et la plaça sur le siège. Il défroissa sa bonne veste réversible, vérifia que tout ce qu’il lui fallait se trouvait dans ses poches, ferma et verrouilla le dôme et grimpa la pente raide de la gorge.
Il se trouva au bord d’un pré. Quelle belle planète, pensa-t-il avec optimisme. Il s’étira, savoura la sensation de se trouver sous un ciel ouvert, ainsi qu’il l’avait toujours rêvé. Puis il vit bouger des lumières, se tapit dans l’herbe haute, et son ciel personnel se referma sur lui.
Ce n’était qu’une voiture de sol et il ne pouvait être vu. Il la regarda s’approcher puis virer et passer à moins de trente pas de lui. Parfait. Il cherchait justement une route.
Il nota soigneusement l’endroit où il se trouvait et descendit jusqu’à la route. Il se réjouit de voir une borne kilométrique près d’un pont de pierre permettant à la route de surplomber le ruisseau qu’il avait entendu. Retrouver cet endroit ne serait pas difficile.
Le cœur léger, il avança vers les lumières de la ville visibles derrière les collines boisées devant lui. Il était encore dans sa phase pourquoi moi ? et regrettait sincèrement que Rockhard n’eût pu partager avec lui cette aventure, ou même ne l’eût entreprise seul… Eh bien, si Rockhard voulait payer des sommes astronomiques pour une mission aussi agréable que celle-ci, tant pis pour lui.
Deeming arriva au sommet de la colline et soudain la ville fut tout autour de lui. Sa plaque d’atterrissage n’était pas aux environs de la ville, mais dans l’immense Parc Médian d’Astro City ! Et, à cinq minutes de marche, il voyait le Centre Astral !
C’était un bâtiment impressionnant ; une de ces structures basses, ailées, qui paraissent tellement plus étendues à l’intérieur qu’à l’extérieur. Des marches larges et basses menaient aux multiples portes. Il devait être tôt dans la soirée pour Ybo, le Centre était encore très plein et inondé de lumière. Deeming savait qu’il restait ouvert toute la nuit. Mais, plus tard, la foule de cosmonautes, de commerçants, de navigateurs en herbe, de techniciens clignoteurs, et d’enfants se disperserait. Merveilleux, pensa-t-il. Si j’ai besoin de foule, la voilà. Sinon, j’attends.
Au haut des marches une jeune fille mince d’environ dix-sept ans émergea de la porte et répondit à son sourire machinal par un sourire radieux. Et, à son immense surprise, elle plia un genou et inclina la tête.
— Non, mon enfant, je vous en prie, dit une voix derrière lui. Un Ange de haute taille le dépassa et releva la jeune fille. Il lui tapota la joue, sourit, et pénétra dans le bâtiment. La fille le regarda s’éloigner, la main pressée contre sa joue, les yeux brillants.
— Oh, murmura-t-elle, oh je voudrais…
Puis elle parut réaliser que Deeming était devant elle ; confuse, elle s’écarta.
— » Excusez-moi. Je vous barre le chemin. »
En dépit du fait qu’il portait l’uniforme de la médiocrité – son costume de petit employé et la pathétique moustache en brosse – ce fut avec la voix de Jimmy-la-Touche qu’il dit :
— Finissez votre souhait, ma jolie. Un souhait exprimé à moitié ne sera jamais exaucé.
Et il sourit, du sourire étincelant et joyeux qui n’était jamais allé de pair avec la sotte petite moustache et le visage anonyme du réceptionniste-adjoint Deeming. Intérieurement, il bouillait. L’apparition soudaine de l’Ange l’avait effrayé. Il avait été séduit par la fille et par l’adoration que, pendant un instant de folie, il avait cru lui être destinée. Cette dernière barrière à sa quête avait mis tous ses sens sur le qui-vive. Ainsi, pour la première fois, le sourire de Jimmy-la-Touche éclaira le visage du scribouillard, créant un nouveau personnage dont il ne pouvait entièrement prévoir les actes. Comme le regard rapide qu’il jeta en l’air. Pourquoi ? Vers le ciel, bien sûr. Il avait senti que le ciel s’ouvrait un peu pour lui permettre de bouger. Tiens, pensa-t-il avec surprise, on a beaucoup plus de place pour bouger quand on ignore ce qu’on va faire ensuite. Un bref instant ; et la fille lui rendit le sourire étonnant qui n’allait pas avec le visage anonyme. Elle le lui rendit avec toute sa grâce propre, en disant :
— Finir mon souhait ? Ah oui, c’est vrai.
Elle mit une main sur son cou rougissant et jeta un regard vers le bâtiment où l’Ange avait disparu.
— Je voudrais être un garçon.
Il rit, si fort que tous les gens sur les marches s’arrêtèrent en souriant avant de continuer leur chemin.
— Un souhait qui mérite de ne pas être exaucé, dit-il sans faire le moindre effort pour dissimuler son admiration. Elle était grande, mince, avec un de ces visages rares dont aucune violence ne peut atteindre la douceur.
— Mais qui a jamais entendu parler d’un Ange féminin ? dit-elle.
— Ah, voilà votre problème. Et pourquoi voudriez-vous être un Ange ?
— Pour faire ce qu’ils font. Les Anges font tout ce que je voudrais faire. Ils aident ; ils sont bons, sages, forts et soutiennent tous ceux qui ont besoin de soutien.
— On n’a pas besoin d’être l’un d’eux pour apprendre ces choses-là.
— Oh, mais si ! dit-elle d’un ton sans réplique.
Il comprit et acquiesça à regret. Penser comme un Ange ne donnait pas la force pure et les ressources pour agir comme tel.
— Même si vous pouviez être un homme, cela ne ferait pas de vous un Ange.
— Mais je pourrais en devenir un.
Elle tendit le cou pour mieux voir. Au loin, sur la place, elle avait aperçu le reflet d’or de la cape d’une autre de ces créatures. Elle rayonna, même en l’apercevant d’aussi loin, et cette radiance enveloppa Deeming lorsqu’elle se tourna à nouveau vers lui. C’était aussi troublant que l’hyper-espace.
— Vous en êtes sûre ? Étaient-ils des hommes ordinaires avant de devenir des Anges ?
— Naturellement, dit-elle avec son adorable certitude.
— Ils ne pourraient tant apporter aux humains s’ils n’avaient commencé par être des humains.
— Et comment deviennent-ils des Anges ? plaisanta-t-il.
— Personne ne le sait. Mais si un homme peut en devenir un, et si j’étais un homme, je découvrirais comment y arriver et j’y arriverais.
Baigné par sa conviction radieuse il admit, irrationnellement, que si elle était un homme et désirait devenir un Ange, ou désirait autant n’importe quoi d’autre, elle l’obtiendrait certainement.
— D’ailleurs j’aimerais penser qu’ils n’étaient que des hommes, dit-il.
— Vous pouvez en être certain. Comment vous appelez-vous ?
— Quoi ? Euh…
L’étrange première fusion entre Deeming l’Invisible et Jimmy-la-Touche l’avait désorienté. Ne pouvant répondre, il toussa et dit :
— J’arrive de Bravado, juste pour voir cet endroit dont j’ai tellement entendu parler.
Si elle avait remarqué qu’il avait esquivé sa question, elle ne le montra pas et ne se demanda sans doute pas où était Bravado. Les mondes étaient pleins de gens légèrement bizarres et le ciel était plein de noms.
— Oh, dit-elle, puis-je vous le faire visiter ? Je travaille ici, mais ma journée est finie et je n’ai rien d’autre à faire.
Il eût aimé connaître son nom. Il sentit son ardeur, son manque de défense total, sa confiance, sa générosité et se sentit submergé par un sentiment qui lui était absolument inconnu. Soudain il se demanda désespérément ce qui arriverait à cette jeune fille durant les années à venir et souhaita pouvoir la protéger contre tout. Il souhaita pouvoir courir devant elle pour lui éviter de trébucher, pouvoir tuer tout ce qui risquerait de l’atteindre. La protéger, la garder… Il voulait la prendre aux épaules et crier, méfie-toi de moi, méfie-toi de l’inconnu. Ne fais confiance à personne, n’aide personne, ne pense qu’à toi-même.
Le sentiment se dissipa. Il ne la toucha pas, n’en parla pas. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur du bâtiment et se souvint qu’il contenait un objet qu’il lui fallait ; et qu’il obtiendrait, par n’importe quel moyen. Il se servirait de la fille s’il le fallait. Il le savait et cela lui était pénible.
— Merci ! C’est vraiment très gentil de votre part.
— Oh, non, dit-elle avec son ardeur douce, pas du tout. J’aime tant cet endroit. Merci à vous.
Elle se tourna, entra. L’esprit engourdi, il la suivit.
Quelques heures plus tard il avait ce qu’il voulait. Ou du moins il savait où cela se trouvait. Parmi cent départements différents, cent mille banques de mémoire, des douzaines de salles panoramiques avec leurs cartes tridimensionnelles de toutes les parties connues du cosmos, parmi des salles de musée avec leurs expositions d’artefacts de cultures passées ou actuelles, grandes, mystérieuses, étranges ou disparues, il y avait un jeton de cap pour Revelo. Un petit bouton qu’un homme pouvait dissimuler dans sa main et qui renfermait les connaissances nécessaires pour l’emmener sur la planète Proscrite. Il devait y parvenir afin de jouir ensuite d’une fortune dépassant l’imagination. Il regarda la fille qui marchait, si confiante, à ses côtés et sut à nouveau que, quelle que fut sa valeur, elle ne comptait pas assez pour le détourner de son but et ne serait pas épargnée si elle constituait un obstacle. Et cela le rendit profondément triste.
Il vit les banques dispensatrices de jetons de cap. Le jeton de n’importe quelle planète pouvait y être obtenu par n’importe qui… ou presque n’importe quelle planète, par presque n’importe qui. On tapait le nom de la planète sur un clavier. Quelques secondes, et le jeton tombait dans le réceptacle de verre sous le clavier. On l’examinait à travers la vitre. S’il portait bien le nom demandé, on pressait avec le pouce un creux sur la droite (le pouce servait à vous identifier pour l’envoi ultérieur de la facture) et le réceptacle s’ouvrait. Si vous aviez fait erreur, ou changé d’avis, il fallait presser le bouton de rejet et le jeton retournait à la banque.
Il tapa K-E-T-H et un jeton vierge tomba dans le réceptacle. Un signal s’alluma sous le réceptacle, annonçant : Proscrite.
— Oh Seigneur, vous ne voulez pas celle-là ! s’exclama la jeune fille.
— Non, dit Deeming sincèrement. Car de toutes les planètes de l’univers, Keth était la plus ignoble.
— Je voulais juste voir ce qui arrive lorsqu’on tape son nom.
— Coup nul, dit la fille en pressant le bouton de rejet pour débarrasser le réceptacle.
— Les jetons proscrits ne se trouvent même pas dans ce périmètre. Ils se trouvent dans une salle gardée.
— Vous aimeriez la voir ? Le garde est l’Ange Abdasel. Il est si gentil !
Le cœur de Deeming fit un bond.
— Oui, j’aimerais… mais je ne veux pas parler à un Ange. Ils me donnent l’impression que je suis… ceci va vous déplaire…
— Dites-le moi.
— Que je suis… peu de chose.
Elle rit.
— Cela ne me fâche pas ! J’éprouve la même impression. Venez.
Un tube gris les fit flotter jusqu’au niveau supérieur du bâtiment. Ils franchirent un labyrinthe de couloirs puis une porte marquée PERSONNEL UNIQUEMENT, porte que la fille lui ouvrit en plaisantant, comme s’il était un personnage important. Au bout de ce couloir, un escalier menait plus bas. Deeming apercevait une sortie, et des plantes éclairées par des projecteurs. Près du haut de l’escalier, une porte était ouverte. Deeming aperçut un reflet d’or. Un Ange se trouvait dans la pièce. Deeming se colla contre le mur, hors de la ligne de vision de l’Ange.
— C’est ici ?
— Oui, dit-elle. Allons, ne soyez pas timide. Abdasel est tellement gentil.
Elle frappa au chambranle.
— Abdasel…
Dans la chambre, une voix sonore et chaleureuse parla.
— Tandy ! Entrez, mon enfant.
Elle s’appelle Tandy, pensa Deeming avec tristesse.
— J’ai amené un ami. Pouvons-nous…
— Tout ami de…
Avant d’avancer vers ta porte, Deeming dégaina le revolver à aiguilles spécial que lui avait fourni Rockhard. Il l’appuya contre le chambranle et n’avança la tête qu’assez pour viser d’un seul œil. Il tira. L’aiguille disparut silencieusement dans la large poitrine dorée. L’Ange avait été pris au dépourvu. Il baissa une tête stupéfaite comme pour regarder sa poitrine, leva une main pour la toucher. La main s’immobilisa. L’Ange s’immobilisa.
— Abdasel ? chuchota la fille, surprise.
Elle avança dans la pièce.
— Ange Abdasel…
Elle dut alors sentir quelque chose de nouveau dans l’attitude de Deeming. Elle se tourna vers lui, vit le revolver à aiguilles, se retourna vers l’Ange immobilisé.
— C’est vous qui…
— Je regrette, Tandy, grinça-t-il. Son souffle était court, ses yeux brûlants. De sa main libre il essuya furieusement quelques larmes.
— Vous l’avez blessé, dit-elle d’une voix stupéfaite.
— Il n’a rien senti. Il s’en remettra. Vous savez qu’il faut que je vous tue ? fit-il avec un désespoir infini.
Elle ne cria pas, ne s’évanouit pas ; n’eut même pas l’air horrifiée. Elle dit simplement, manifestement perplexe :
— Vraiment ?
Il se débarrassa d’elle sans attendre une seconde de plus, de peur d’y réfléchir. Il ne pensa qu’à son objectif tout en fouillant le bureau de l’Ange pour trouver un registre. Il le trouva… une liste complète des planètes Proscrites. Il reconnut le petit clavier à côté de l’ordinateur pour ce qu’il était – une version réduite des banques du niveau inférieur, sans l’empreinte de pouce identifiant le voyageur.
Il prit la main de l’Ange. Le bras long était lourd, raide et remarquablement froid, ce qui n’avait rien d’étonnant vu la quantité de particules d’athermine, particules absorbant la chaleur, que l’aiguille continuait de déverser dans son sang. Elle suffisait à geler définitivement un être humain en quelques minutes ; mais Rockhard lui avait affirmé qu’elle ne tuerait pas un Ange. Du reste, il s’en moquait, et Rockhard aussi. Pour ce qu’il devait faire, que l’aiguille spéciale tuât ou non, peu lui importait.
Il souleva la main lourde et se servit d’un des doigts pour taper les noms de huit planètes Proscrites, dont, bien entendu, Revelo. Il prit les jetons dans la coupe réceptrice et les mit dans sa poche. Puis il alla à la porte, retint son souffle, prêta l’oreille. Personne dans le couloir.
Il ôta sa veste, la retourna, glissa les talonnettes dans ses chaussures, ôta la moustache et les verres de contact. Il ne regarda pas en arrière. Qu’il le fit ou non, il ne verrait que ce qui, écroulé sur le plancher, souriait toujours. Souriait, oui, par quelque accident spasmodique. Un accident cruel, qui marquerait à jamais son subconscient.
Sans se presser, il descendit l’escalier et sortit dans la nuit.
Il marcha vers le parc, mentalement engourdi sauf pour l’habituelle tristesse froide qui suivait toujours ses réussites. Il se rappela avoir pensé que la tristesse provenait du peu d’envergure de ses entreprises. Maintenant, il lui faudrait trouver une autre raison.
Son ciel pesait lourdement sur son crâne et sa nuque. Il avançait pas à pas, prudent et sûr de lui. Il retrouva la route et la borne près du pont. Les gens qu’il croisait ne faisaient pas attention à lui. Lorsqu’il fut certain de ne pas être observé, il se glissa dans les taillis et parvint au pré. Il trouva la crête au bord de la gorge et avança, se servant pour voir surtout des muscles de ses jambes et de son ouïe. Il dégaina son revolver à aiguilles parce qu’il valait mieux l’avoir et ne pas s’en servir que ne pas l’avoir et en sentir le besoin. Il avançait silencieusement parce que l’improbabilité statistique existe. Quand il atteignit l’endroit sous lequel son vaisseau était caché, il s’allongea sur le ventre et écouta.
Il n’entendit que le clapotis du ruisseau.
Il sortit sa torche-crayon et la tint de la même main que le revolver, serrés et parallèles. Ainsi, là où frapperait le rayon lumineux, l’aiguille pourrait frapper aussi. Puis il rampa jusqu’au bord et regarda en bas.
Obscurité complète. Rien.
Il dirigea le revolver et la torche sur l’endroit où le vaisseau devait se trouver, posa le pouce sur la gâchette. De l’autre main, il alluma la torche. L’étroit faisceau lumineux descendit, bien orienté. Le cercle lumineux éclaira la navette, le sol autour, et l’Ange assis patiemment sur la navette.
L’Ange leva les yeux, sourit et dit :
— Salut, l’ami.
— Salut, dit Deeming.
Il tira. L’Ange resta sur place, souriant dans la lumière qui le faisait ciller. Pendant un long moment, il ne se passa rien. Puis, tête toujours levée, souriant toujours, l’Ange tomba rigidement de sur la navette et s’abattit en arrière, dans le lit caillouteux du ruisseau.
Deeming éteignit la torche et descendit lentement dans l’obscurité. Il tâtonna jusqu’à la navette, déverrouilla le dôme grâce à l’empreinte de sa paume et entra. Puis il jura, ressortit, trouva le bord du ruisseau et tâtonna jusqu’à ce qu’il trouve les plis doux et solides de la cape dorée. Il alluma brièvement sa torche. La scène s’imprima sur sa rétine. L’Ange était couché sur le dos, les jambes pliées de côté comme elles l’avaient été lorsqu’il était assis sur la navette. Sa tête était encore rejetée en arrière, mais Deeming ne l’avait pas vue ; elle était sous l’eau.
Il tira le corps puissant, le hissa, le plaça comme il voulait qu’il le soit. Un homme aussi puissamment bâti que cet Ange eût représenté un poids considérable. Cet Ange était trois fois plus lourd. (Que sont-ils, enfin ?)
Il entra dans la navette, la verrouilla, prit les jetons de cap qu’il avait volés et les rangea soigneusement avec ceux que la navette possédait déjà. Et, durant un moment, il réfléchit.
Salut, l’ami.
Elle s’appelait Tandy.
(Des yeux âgés et implorants).
Il y a beaucoup d’argent à gagner avec de l’herbe yinyang.
Irrité, il pressa ses pouces contre ses yeux jusqu’à ce qu’il vît des étincelles. Ce n’était pas à ça qu’il voulait réfléchir.
Il passa la main sur le compartiment à jetons et glissa les doigts derrière pour effleurer la nouvelle bobine à clignotement de fréquence qu’il y avait branchée. Ces objets minuscules lui donnaient une puissance potentielle que nul être humain n’avait eue depuis le commencement des temps ! Il pouvait librement et secrètement aborder huit planètes Proscrites. Sur certaines d’entre elles il y avait sûrement des éléments que quelqu’un, quelque part, paierait un prix exorbitant. Il pouvait être assuré qu’on ne le pisterait pas depuis Ybo… non, pour autant qu’il le sût, on ne pouvait pas le pister et il n’avait pas été observé. On disait des Anges qu’ils pouvaient lire dans les cerveaux ; même dans des cerveaux récemment morts. De plus, en dépit de toute leur force et leur assurance, en dépit de leur renommée, pensaient-ils réellement qu’un seul Ange, gardien des jetons Proscrits, suffirait par sa seule présence à éviter la dévastation potentielle représentée par ces petits disques ? Si lui, Deeming, avait eu à assurer cette protection, Anges ou pas, il aurait installé des caméras, des systèmes d’alarme, et des connexions diverses : par exemple, un rythme spécial pour taper les disques demandés, rythme que seuls les Anges connaîtraient.
Plus il y pensait, moins il était sûr qu’il ne serait pas poursuivi. Et il devenait de plus en plus sûr que même s’ils ne le suivaient pas immédiatement, ils tendraient des filets dans plus d’endroits que sa peur croissante ne pouvait imaginer.
Que ferait-il, s’il était un Ange et voulait attraper un type comme Deeming ?
Avant tout, il jetterait un cordon autour des planètes Proscrites. Le clavier avait dû enregistrer leurs noms et les jetons pris. Puis il ferait surveiller tous les endroits que le criminel avait fréquentés… (car il pensait de plus en plus qu’ils découvriraient très vite son identité).
S’ils la découvraient, ils feraient spécialement surveiller Rockhard. Car le marché conclu avec Rockhard serait certainement découvert. Il était trop complexe et impliquait trop de gens pour que le secret fût longtemps gardé, une fois que les Anges disposeraient d’indices.
Ce qui signifiait que la Terre, les planètes Proscrites, Ybo, Bluebutter, et tous les autres lieux où il avait jamais mis le pied lui étaient interdits. Il lui fallait aller quelque part où il n’avait jamais été, où personne ne le connaîtrait, où il pourrait se perdre dans la foule. Et, d’une façon ou d’une autre, il arriverait jusqu’à Don Rockhard et à tout au moins une partie des richesses que lui avait promises le vieil homme.
Il soupira, examina les jetons du compartiment, et s’arrêta sur celui marqué Iolanthe. Une grande planète, à la gravité un peu trop forte, mais très peuplée. Et il n’y était jamais allé.
Il mit le jeton dans la fente et décolla.
Il émergea du clignotement à une altitude d’environ 1500 mètres et se livra à une observation rapide avant de clignoter vers la face obscure. Il ne voulait pas laisser une navette aussi inhabituelle attirer l’attention. Il plana donc dans le ciel et examina les communications offertes par la planète.
Elles étaient nombreuses. Une excellente carte en relief de la planète était en émission constante, connectée avec le phare spatial. Il y avait une excellente grille-radio ; il lui fut donc facile de se placer. Il y avait une bande variétés et surtout une bande d’informations, large, avec des images vidéo, chacune accompagnée de son commentaire. Il pouvait prendre n’importe quelle page de la séquence complète. Elle était indexée et extrêmement bien montée, couvrant les dernières nouvelles, aussi bien interplanétaires que locales, et les événements culturels de toute nature.
Il prit les bulletins les plus récents et alla en arrière. Rien ne pouvant s’appliquer à lui. Rien. Jusqu’à ce que, brusquement, il se trouvât en face du visage de Richard E. Rockhard. Il augmenta le son.
— … inculpé hier par le Jury C de la Cour Suprême Terrienne, dit la voix suave du commentateur. Cent onze chefs d’inculpation, allant d’entraves à la liberté du commerce, postes directoriaux illégalement confondus, prix arbitrairement fixés, monopoles, manipulations de marché…
Apparemment, le vieux corsaire avait trop gonflé son ballon.
— … la valeur des avoirs de Monsieur Rockhard est estimée à près de trois milliards mais étant donné toutes ces charges il est évident que le règlement des dettes, comptes, impôts et amendes atteindra un montant beaucoup plus élevé que les avoirs, qui sont naturellement mis sous séquestre par le gouvernement en attendant que les comptes soient apurés.
Lentement, d’une main qui tremblait, Deeming tourna le bouton. Fasciné, il regarda disparaître le visage coloré et les yeux froids du vieil homme. Un caprice de son esprit, ou des électrons, fractionna l’image au moment où elle s’estompait et, durant un éclair, elle prit l’expression suppliante et muette qui l’avait tellement ému auparavant.
— Vieux cochon maladroit et stupide, gronda-t-il, trop bouleversé pour penser à un ou deux jurons de choix.
Pas d’argent. Le gouvernement avait tout pris. Il se voyait allant réclamer son dû au gouvernement.
Il compta l’argent que le vieillard lui avait remis pour ses menus frais. Il n’y avait pas encore touché, mais la somme ne paraissait plus aussi énorme. Il la remit en poche et se secoua.
Je dois faire quelque chose. Je dois descendre sur la planète et disparaître.
Il brancha le pénétroscope sur la vidéo. L’écran recevait les images de nuit beaucoup mieux que les images passant à travers l’acier de béryl. Il le dirigea vers le sol, mit la réception au point et se mit à chercher un endroit où cacher la navette. Il lui fallait un terrain montagneux ou rocheux, beaucoup de végétation, un accès à une route ou à une rivière, et peut-être…
Quelque chose de doré passa sur l’écran.
Deeming grogna, pressa un bouton. L’angle de la caméra s’élargit tandis que le viseur prenait de l’altitude. Deeming les vit, les perdit, les retrouva et resta fixé sur eux… trois Anges, volant en V près du sol grâce à leurs batteries dorsales géograves. Ils couvraient le terrain, cherchant avec le maximum d’efficacité… quelque chose qui pourrait être caché, quelque chose de taille assez réduite pour justifier cette recherche visuelle. Quelque chose de la taille de sa navette…
Impulsivement, il brancha les détecteurs du vaisseau. L’image frémit, se fixa, frémit à nouveau tandis que les détecteurs sondaient et choisissaient. Puis elle lui donna le résumé de tout ce qui se passait alentour.
Du nord et du nord-est convergeaient deux petits vaisseaux dorés.
À l’est, un autre. Au-dessus de cet autre, un deuxième vaisseau, servant apparemment d’escorte.
Au sud, un grand – non, ce n’était qu’un cargo ne se mêlant de rien. Eh non, erreur ! Il lançait des navettes. Deeming fit faire un zoom à la vidéo. Des navettes de combat, filant vers lui. Au sud-est… Au diable, le sud-est ! Il saisit le jeton pour Revelo et voulut le mettre dans la fente. Le jeton lui échappa, tomba à ses pieds. Il le reprit, frénétiquement.
Un lumineux nuage rose apparut soudain sur sa droite, et un autre derrière lui, signifiant : arrêtez-vous pour interrogation, sinon…
Sa coque se mit à vibrer et, répondant aux vibrations, la navette tout entière lui parla d’une voix rauque :
— Halte, au nom des Anges. Le rayon va vous prendre en remorque.
— Comment donc ! fit Deeming. Cette fois, le jeton pénétra dans la fente ; il pressa le bouton, et tout ce qui était visible par les hublots ou sur l’écran disparut.
Il ferma toutes les commandes dont il n’avait pas besoin et s’adossa, couvert de sueur.
Ils savaient qui il était, c’était sûr. Il n’y avait pas eu erreur. Et combien de temps leur avait-il fallu pour le trouver au-dessus d’une planète où il s’était rendu par hasard ? Trente minutes ?
Il constata qu’il regardait par le hublot et qu’il était encore en hyperespace. Il n’avait jamais encore passé si longtemps dans la grisaille. Au nom des Pléiades, où se trouvait cette Revelo ?
Il recommença à transpirer. Le générateur de champ était-il en ordre ? Oui, selon le tableau de contrôle.
Toujours ce gris étrange, effrayant. Il ferma les volets des hublots et frissonna sur son siège, les bras serrés autour du corps.
Pourquoi diable avait-il choisi Revelo ? La pensée, non-confirmée, qu’un homme avait réussi à y rester en vie. Les autres planètes Proscrites étaient, d’une façon ou d’une autre, mortelles aux humains. Revelo l’était d’ailleurs probablement aussi ; mais Don Rockhard ne s’y serait pas risqué si elle signifiait une mort absolument certaine.
Et puis peut-être… peut-être !… la nouvelle bobine clignotante serait-elle si efficace dans le champ mortel de Revelo qu’il pourrait y aborder sans être détecté. Peut-être, pendant un court, très court, laps de temps se trouverait-il à l’abri et pourrait-il réfléchir.
Un son de souffle, strident, vint de la coque. Il fixa les hublots, ne vit rien, alluma les détecteurs puis se rappela les volets des hublots. Il les remonta et laissa la lumière de Revelo s’y engouffrer.
Il n’avait jamais vu de ciel semblable à celui-ci. Des masses de couleur, bleu, bleu-vert, rose, planaient au-dessus de lui. Le zénith lançait des étincelles. Une immense et douce flamme pourpre s’étendait à partir de l’horizon oriental et se diffusait presque jusqu’à être invisible au-dessus de lui. Elle frémissait de façon presque hypnotique.
Deeming tressaillit. Il fixa au détecteur la tâche de trouver le vaisseau de Don Rockhard et s’adossa pour attendre, après avoir activé l’analyseur d’air externe.
Le vaisseau recherché étant si petit, et la planète si étendue, il dut régler le sélecteur du détecteur sur une bande très large à haute sensibilité. Du coup, le détecteur lui trouva toutes sortes de choses – d’énormes roches brillantes de cuivre et de molybdène saillant des collines déchiquetées, une longue rangée d’étangs circulaires de plomb en fusion et même le phare avertisseur des Anges et le générateur du champ mortel. Celui-ci était évidemment non-gardé ; il était auto-énergisé, indétraquable, et contenu dans un habitacle métallique à l’épreuve d’une bombe à hydrogène.
Après quelque temps le sommeil le gagna. Il mit son avertisseur à sa puissance maximale et s’endormit par à-coups. Chaque fois qu’il s’endormait, il rêvait. Et le rêve était toujours le même ; quel que fut son commencement, Deeming finissait toujours par se trouver en face d’un Ange souriant, sans armes, qui l’attendait tranquillement. Chaque fois que l’avertisseur trillait, il sursautait frénétiquement pour voir ce qu’il avait trouvé. Le besoin de passer un moment avec quelqu’un d’autre que lui-même, de partager d’autres idées en dehors de ses miasmes turgides de fuite, de sourires morts à jamais et de bons Anges implacables, ce besoin devint urgent, hystérique, frénétique. Chaque fois que l’avertisseur retentissait, le détecteur avait découvert un minerai très abondant, ou une étrange brume électrique entre deux pics, ou rien du tout. Puis ce fut pour la navette de sauvetage de Don Rockhard.
Lorsqu’il la localisa enfin il était dans l’état engourdi et abattu qui est l’autre face de l’hystérie. Il s’endormait, rêvait, entendait l’avertisseur, regardait l’écran, était déçu, appuyait sur le bouton de refus et se rendormait avant de tout recommencer. Il rejeta deux fois la navette avant de s’en rendre compte ; mais le relèvement était trop précis ; sa propre navette se mit à tourner au-dessus de l’autre, et l’avertisseur trillait sans interruption. Il le coupa enfin et plana, contemplant le petit ballon de bronze au-dessous de lui et se forçant à retrouver la réalité.
Il atterrit. La chose la plus folle sur cette planète folle était qu’au niveau du sol l’atmosphère était du type normal Terrien, quoique un peu trop chaude pour être réellement agréable. Il ouvrit le dôme et sortit, les membres engourdis. Aucun signe de Donald Rockhard. Il alla à l’autre navette, se pencha pour voir à l’intérieur. Le dôme était fermé mais non verrouillé. Il l’ouvrit, se pencha à l’intérieur. Il n’y avait que trois jetons de cap dans la boîte : la Terre, Bootes II et Cabrini, dans Béta du Centaure. Il fouilla derrière la boîte à jetons ; ses doigts trouvèrent un paquet plat. Il l’ouvrit.
Le paquet contenait une fortune, une véritable fortune en gros billets. Et une carte. Et un jeton de cap.
La carte était en hellénite indestructible ; elle portait le sigle célèbre des chirurgiens de Grebd et, d’une écriture manuscrite, ayant pénétré par quelque procédé mystérieux tout le plastique impénétrable, comme de l’encre à travers une feuille de papier buvard, les mots : Classe A. Prix entièrement réglé. Accepter le porteur sans interrogation. C’était signé d’un paraphé illisible et impérieux, et timbré du sigle bien connu de l’Association Chirurgicale de Grebd.
Le jeton de cap était, bien entendu, pour Grebd.
Deeming serra le trésor contre lui, puis se mit à rire… à rire jusqu’aux larmes, qui vinrent très vite.
Grebd ! Un nouveau visage, un cerveau différent, s’il le voulait ! Des ailes, des nageoires, n’importe quoi ! Tout était possible sous le ciel de Grebd. (Mais non sous ton ciel, tort petit ciel clos personnel).
Et puis, avec ce nouveau visage et cette fortune, il irait dans le cosmos, à l’endroit qu’il jugerait digne de lui.
— Hé ! Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites ? Sortez de mon vaisseau ! Et lâchez ce paquet !
Deeming ne se retourna pas. Il leva les mains et se boucha les oreilles, comme un petit enfant dans la volière d’un zoo.
— Sortez, j’ai dit !
Deeming prit le trésor avec des mains qui tremblaient, froissant le paquet dont des billets s’échappèrent.
— Sortez ! gronda la voix.
Il obéit, sans ramasser quoi que ce soit. Il se retourna, très las, les mains levées plus bas que les épaules, comme si elles étaient devenues trop lourdes.
Un jeune homme aux joues creuses et hâlées, avec les yeux écartés et froids de Richard Rockhard, était devant lui. À ses pieds, le sac d’étoffe qu’il avait laissé tomber en voyant quelqu’un dans sa navette. D’une main aussi ferme qu’un laser il tenait un disrupteur sonique, braqué sur l’estomac de Deeming.
— Donald Rockhard, dit Deeming.
— Et alors ?
Deeming baissa les mains et croassa :
— Je suis venu vous peindre le ventre en bleu.
Rockhard resta absolument immobile un instant. Puis, simultanément, il baissa son arme et sourit, largement.
— Dieu me damne ! Père vous envoie !
— Je me réjouis, dit Deeming avec lassitude, que vous questionniez les gens avant de leur tirer dessus.
— Oh, je n’aurais pas tiré, qui que vous ayez été. Je suis si content de voir un autre visage, que je… Mais qui êtes-vous ?
Deeming se nomma.
— Votre père a découvert que lorsqu’une navette comme la vôtre franchit le champ de mort des Anges, elle l’inverse, ou quelque chose comme ça. Si vous aviez décollé d’ici vous ne seriez arrivé nulle part.
Soudain très pâle, Donald Rockhard regarda le ciel aux couleurs folles. Il humecta ses lèvres et rit. Un rire qui n’avait rien de gai.
— Et maintenant que vous êtes venu m’avertir, comment allez-vous repartir ?
— Ne me considérez pas comme un héros.
Deeming esquissa un sourire.
— Il ne s’agit que de brancher une nouvelle bobine, spécialement trafiquée. C’est ce que je faisais quand j’ai trouvé toute cette oseille. Je sais que je n’aurais pas dû regarder, mais on ne tombe pas souvent sur quatre millions de crédits en argent liquide !
— Je vous comprends, admit Rockhard. Je suppose que vous avez aussi vu le reste.
— Je l’ai vu.
— En principe, lorsqu’on projette d’aller à Grebd, aucun autre être vivant ne doit le savoir.
Deeming regarda le disrupteur. Le jeune homme le tenait toujours, nonchalamment ; mais il n’avait pas non plus rengainé.
— À vous de décider. Mais sachez que votre père m’avait confié le secret.
— Bon, dit Rockhard.
Il rengaina.
— Comment va-t-il ?
— Pas si bien. Il a grand besoin de vous, maintenant.
— De moi ? Si je me montrais dans le même système solaire que lui, et que les Anges me découvraient, ça lui coûterait drôlement cher !
— Non, dit Deeming.
Il lui révéla ce qui était arrivé au fantastique empire commercial du vieil homme.
— Mais quatre millions ne feraient pas grande différence, ajouta-t-il.
Rockhard se mordit la lèvre.
— Combien pensez-vous que je puisse vendre la carte ?
Deming ferma les yeux.
— Très très cher, dit-il.
— Il faut que je sorte d’ici. Vous en avez terminé avec la bobine ?
— J’ai juste enlevé l’ancienne.
— Finissez, voulez-vous ? Je vais trier ça, pendant ce temps.
Il vida le contenu de son sac sur le sol et s’accroupit.
— C’est ce que vous cherchiez ? fit Deeming en allant prendre la bobine dans sa propre navette.
L’autre renifla.
— Qui sait ? Ce sont peut-être des vestiges ou peut-être des boues fossilisées. Je prends les plus intéressants pour analyse. Vous pensez que les archéologues sont fous, Deeming ?
— Oui, dit Deeming, de l’autre navette. Mais je crois aussi que tout le monde est fou.
Il se coucha sur le ventre dans la navette de Rockhard, ramassa l’argent et la carte et les remit dans le paquet. Rockhard lui jeta un coup d’œil.
— Vous en prenez un peu pour vous-même ? Deeming secoua la tête. Il mit le paquet sur l’étagère derrière la boîte à jetons.
— J’ai déjà été payé. Il sortit de la navette.
Rockhard y entra et leva les yeux sur lui.
— Vous feriez bien d’en prendre. Une bonne quantité.
— Je n’en ai pas besoin, dit Deeming avec lassitude.
— Vous êtes un drôle de type, Deeming.
— Ouais.
— On se reverra ?
— Non.
Rockhard ne trouva pas de réponse à cette syllabe froide et nette. Deeming reprit :
— Je ferme votre dôme.
En tendant le bras vers le dôme, il réussit à sortir son revolver à aiguilles et à le dissimuler dans sa manche. Le canon dépassait à peine entre les doigts de son poing fermé. Son petit doigt était sur le bouton. Il appuya son poing sur le dôme, juste derrière l’oreille de Rockhard.
— Adieu, Rockhard. Rockhard ne dit rien.
Un long moment, abasourdi, Deeming contempla le revolver. Pourquoi n’ai-je pas tiré ? Puis, lorsque le vaisseau de Rockhard eût clignoté et disparu, il baissa les épaules et retourna à travers le sable chaud jusqu’à sa navette.
Dieu, qu’il était fatigué.
— Pourquoi n’avez-vous pas tiré ?
Deeming stoppa en pleine enjambée. Il leva lentement la tête et vit le géant doré qui s’appuyait en souriant contre la navette.
Deeming exhala un souffle douloureux. D’une voix rauque et calme il dit :
— Bon Dieu ! Je ne suis même pas surpris.
— Du calme, dit l’Ange. Tout va aller bien pour vous, maintenant.
— Pardi, fit Deeming, amer.
Ils lui videraient le cerveau, lui rempliraient la tête avec une sorte de yaourt inoffensif et il passerait le reste de son existence placide à balayer le Q.G. des Anges, où que cela se trouvât.
— Tenez, dit-il, vous l’avez gagné loyalement.
Et il lança son revolver à aiguilles à l’Ange, qui fit un geste négligent de la main. L’arme cessa d’exister à mi-chemin entre eux.
— Il y a pas mal de tours dans vos sacs Deeming.
— Oui, dit aimablement l’Ange. Pourquoi ne pas avoir tiré sur le jeune Rockhard ?
— Je me le demande, dit Deeming. J’en avais l’intention. J’en suis certain.
Il leva des yeux creux et stupéfaits sur l’Ange.
— Qu’est-ce qui m’arrive ? Ma fortune était faite et j’ai tout fichu en l’air.
— Dites-moi autre chose. Quand vous avez tiré sur l’Ange, sur la planète Ybo, et qu’il est tombé la tête sous l’eau, pourquoi avez-vous pris la peine de le hisser sur la rive ?
— Je n’ai pas fait ça.
— Je vous ai vu. Je vous observais.
— Nom de Dieu ! fit Deeming.
Il vit les yeux de l’Ange et sut que l’Ange disait vrai.
— Eh bien, je… je ne sais pas. Je l’ai fait, voilà tout.
— Et pourquoi avez-vous assommé la fille avec le poing au lieu de la tuer et de couvrir vos traces ?
— Elle s’appelait Tandy, fit Deeming, pensivement. Je ne me rappelle rien d’autre.
— Remontons un peu, dit aimablement l’Ange. Quand vous avez quitté la maison du vieux Rockhard, afin de mettre en ordre vos affaires, vous avez fait un paquet contenant une montre et l’avez posté. À qui ?
— Je ne m’en souviens pas.
— Moi, si. Vous l’avez expédié à sa propriétaire, à qui vous l’aviez volée. Pourquoi, Deeming ?
— Pourquoi, pourquoi, pourquoi ! J’ai toujours fait ça, voilà pourquoi.
— Pas toujours. Seulement lorsque c’était l’unique souvenir qu’avait la femme de son mari mort, ou quelque chose d’égale valeur. Vous savez ce que vous êtes, Deeming ? Un sentimental.
— Vous vous marrez !
— Je regrette, dit doucement le géant. Deeming, je n’ai pas gagné, comme vous venez de le dire. C’est vous qui avez gagné.
— Écoutez, dit Deeming, vous m’avez pris et mon compte est bon. Restons-en là et évitons les sermons, d’accord ? Allons-y, je suis fatigué.
L’Ange étendit ses deux mains, les doigts légèrement écartés. Deeming éprouva un tressaillement électrique et entendit nettement deux craquements brefs tandis que sa colonne vertébrale s’étirait et se remettait en place.
— Toujours fatigué ? sourit l’Ange.
Deeming effleura ses avant-bras, ses paupières.
— Non, souffla-t-il. Non, je ne le suis plus. C’est le premier de vos tours de passe qui me plaise, Bas-sur-Pattes !
Il fixa le géant doré et jovial.
— Qui êtes-vous tous, enfin ? Oh, je sais, je sais, c’est la question à laquelle vous ne répondez jamais ! Mettons que je n’ai rien dit.
— Vous pouvez la poser.
Négligeant la stupeur de Deeming, l’Ange poursuivit :
— Jadis nous avons été une section d’action. Une sorte de petite armée privée. Au cours de toute l’Histoire, il y a toujours eu des mercenaires. Il y a eu les agents de Pinkerton, mais ils existaient il y a très longtemps. Notre équipe a été organisée à l’origine par un homme nommé Angell, et on nous appelait les Angells. Finalement, on en fit « Anges » ; bien avant le costume de fantaisie et l’activité… angélique, que nous exerçons maintenant.
» Au fur et à mesure que le temps passait nous devenions de plus en plus exigeants sur la qualité des recrues. Notre direction diminuait de plus en plus. Finalement, nous n’en eûmes plus. Il ne resta que nous et notre conviction que nous pourrions faire beaucoup de bien en persuadant les gens d’être bons les uns envers les autres.
— Votre bonté se sert de moyens parfois bizarres !
— Dans le temps, on abattait par bonté un cheval à la jambe brisée, dit l’Ange.
— Pourquoi me dites-vous tout ça ?
— Je recrute.
— Quoi ?
— Je recrute, dit nettement l’Ange. Des hommes nouveaux. Pour faire de nouveaux Anges. Des hommes comme vous, si vous le désirez.
— Minute, papillon ! Vous n’allez pas prétendre que vous pouvez faire de moi un Ange ! Il y a pas de risque !
— Et pourquoi pas ?
— Pas moi, s’obstina Deeming. C’est pas mon genre.
— Ah, non ? Quel est votre genre ? Vous vous sentez si à l’étroit dans votre carcasse que vous ne pouvez vous satisfaire d’une existence à la fois mais jouez aussi le rôle d’un Robin des Bois à l’envers ? Saviez-vous que vous n’avez jamais volé quelqu’un qui n’a pas à la longue profité de ce vol, et appris quelque chose grâce à lui ? Et s’il avait perdu quelque chose de précieux, vous le lui rendiez toujours.
— Vraiment ?
— Je peux vous montrer un dossier sur chacun de vos vols.
— Vous me surveillez depuis si longtemps que ça ?
— Depuis la classe de septième.
— Assez plaisanté ! Il vous aurait fallu être invisibles.
L’Ange disparut. Les yeux écarquillés, Deeming avança vers la navette et passa la main sur la coque.
— Ça n’a rien d’extraordinaire, lorsqu’on y réfléchit. Pourquoi un champ clignotant ne serait-il pas miniaturisé jusqu’à la taille d’un poing ? demanda la voix de l’Ange, venant de l’air. Deeming fit volte-face ; ne vit rien. Les yeux élargis, il recula contre la navette.
— Par ici, dit allègrement l’Ange. Il réapparut sur la droite, écarta sa cape et releva légèrement sa ceinture. Deeming aperçut brièvement une petite boîte carrée et plate, en plastique.
— Vous devez comprendre que les êtres humains, en général, sont par nature à la fois superstitieux et pieux. Si on substitue la science à la théologie, ils vénéreront la science. Nous ne faisons que leur donner ce qu’ils souhaitent. Nous ne prétendons pas être hors du commun mais nous ne nions pas non plus ce qu’ils pensent que nous sommes. S’ils pensent que nous sommes des marchands d’esclaves avides de puissance, nous leur prouvons que c’est faux. S’ils pensent que nous sommes des demi-dieux, nous ne disons rien. Cela marche. Il y a si longtemps qu’il n’y a pas eu de guerre que la moitié de la population ignore la signification de ce mot. Nous sommes arrivés au bon moment, croyez-moi. Au moment où l’humanité s’étendait contre et parmi des civilisations extra-terrestres. Il fallait faire passer la consigne, sans cela c’était la catastrophe.
— Quelle est exactement la consigne ? Quel but poursuivez-vous réellement ?
— Je vous l’ai déjà dit mais c’est tellement simple que personne n’y croit avant de l’avoir vu en action et alors ils le décrivent autrement, dit l’Ange en souriant. La consigne est, soyez bons les uns pour les autres. Elle a ouvert le ciel.
— Il faudra que j’y réfléchisse, dit Deeming, accablé.
Il se secoua.
— J’y réfléchirai plus tard. J’ai entendu dire des choses à votre sujet. Vous ne mangez pas.
— Exact.
— Vous ne dormez pas.
— Exact aussi. Nous ne nous reproduisons pas non plus. Nous n’avons pas pu rendre notre traitement applicable aux femmes, mais nous y parviendrons un jour. Nous ne sommes ni une espèce, ni une race, ni des surhommes. Engendrés par le sadisme et la technologie, nous descendons de l’herbe yinyang.
— Ou yinyang !
— Notre terrible et sombre secret, dit l’Ange en riant.
— Vous savez l’effet que le yinyang a sur les gens qui le prennent sans contrôle ni discernement. Dans de bonnes mains, il n’est pas plus dangereux que d’autres drogues à usage médicinal. Comprenez ceci, Deeming : on n’augmente pas de cinq fois l’intelligence humaine sans réaliser pleinement que les gens doivent s’aimer entre eux. La « consigne » n’est pas une doctrine, ou une philosophie, mais un postulat logique. À propos, si vous décidez de ne pas être des nôtres, ne bavardez pas au sujet du yinyang. Sans ça, vous serez assommé par quelqu’un d’invisible.
— Qu’avez-vous dit ? hurla Deeming. Si je décide de ne pas… Ai-je le choix ?
— Pouvez-vous concevoir que nous vous contraignions à enseigner la compassion à autrui ? dit l’Ange sobrement.
Deeming arpenta le sable, yeux fermés, frappant une main du poing de l’autre.
— Vous ne me forcez pas, d’accord… Mais je n’ai pas le choix. J’accepte votre assurance – il me faudra des mois pour m’y faire – que vous autres ne me poursuivez plus. Mais je ne peux pas retourner, avec ce foutu bordel sur la Terre, avec toutes les affaires du vieux Rockhard sous séquestre ; le gouvernement va enquêter sur tous ses contacts et…
— Quel bordel ? questionna l’Ange en riant.
— Deeming, le bordel n’existe pas.
— Mais Rockhard… ?
— Il n’y a pas de Rockhard. Avez-vous jamais entendu ce nom avant que l’homme grassouillet ne vous rende visite ce soir-là ?
— Non, mais ça ne signifie pas… Bon Dieu, oui, ça signifie que… Mais alors ; le scandale, toutes les affaires de Rockhard ? C’était dans tous les bulletins vidéo !
— Combien de bulletins ?
— Quand j’étais sur Iolanthe, je les ai vus de mes yeux ! Oh ! Oh… une projection privée !
— Vous n’étiez pas à même d’avoir des soupçons, dit l’Ange d’un ton qui excusait Deeming.
— Hé, non ! Vos vaisseaux allaient me capturer. J’aurais pu être tué.
— Exact.
— Et si je m’étais tué dans le pied d’atterrissage du vaisseau ? Je pourrais y être encore.
— Exact.
— Et si j’avais raté mon coup sur Ybo j’aurais pu être traversé par un rayon disrupteur.
— Songez-y et votre indignation s’estompera. Bien sûr, vous étiez en danger. Nous avons tout organisé pour que vous ayez à décider entre le bon ou le mauvais choix ; avec beaucoup de liberté entre les moments décisifs. Vous avez fait les bons choix et vous êtes ici. Vous pouvez nous être utile. Un homme qui prendrait la mauvaise décision en cas d’urgence ne nous serait pas utile.
— On dit que vous êtes immortels, dit brusquement Deeming.
— Sottises ! dit l’Ange. Simple rumeur, basée sans doute sur le fait qu’aucun d’entre nous n’est encore mort. Mais je suis persuadé que cela se produira.
— Oh, fit Deeming.
Il allait penser à autre chose lorsqu’il vacilla sous l’impact de ce qu’il va venait d’entendre.
— Mais il y a deux mille ans que les Anges aux capes dorées existent !
— Deux mille trois cents, précisa l’Ange.
— Et pour ça, vous ne vous reproduisez pas, fit Deeming. Il ajouta, grossièrement :
— Est-ce que ça vaut le coup, grand-père ?
L’Ange rayonna.
— En toute charité j’estime qu’il faudrait vous casser trois ou quatre dents afin de vous mettre en garde contre le fait de proférer de tels propos. Il y a des Anges moins tolérants que moi.
— Je retire le propos, dit Deeming en s’inclinant très bas.
Quand il se redressa son visage était crispé comme celui d’un enfant s’interdisant de pleurer.
— Je suis obligé de plaisanter. Ne le comprenez-vous pas ? Sinon, je… je…
— Tout va bien, jeune homme. Ne vous inquiétez pas. C’est dur à avaler… quand on n’est pas prévenu. Vous croyez que j’ai oublié ça ?
Ils restèrent debout un moment, unis par un silence amical. Puis Deeming questionna :
— Combien de temps ai-je pour me décider ?
— Tout le temps qu’il vous faut. Vous êtes qualifié, c’est clair ? L’offre reste permanente. Elle ne sera retirée que si vous trompez ma confiance.
— Je ne me vois pas fondant une association pour convaincre les gens de se haïr. Pas après ça. Et je ne risque pas de parler. Qui m’écouterait ?
— Un Ange, dit doucement le géant doré.
— Quel que soit votre interlocuteur… Eh bien, que voulez-vous faire maintenant ?
— Retourner sur la Terre.
L’Ange montra la navette.
— Installez-vous.
Deming le regarda et se mordit les lèvres.
— Vous ne voulez pas savoir pourquoi ?
L’Ange sourit. En silence.
— Il le faut, protesta Deeming. Toute ma foutue petite vie, j’ai eu peur de vivre plus d’une misérable moitié d’existence à la fois. Même quand, pour éprouver quelque chose, je m’en suis créé une autre, je supprimais pendant ce temps la première. Je veux y retourner tel que je suis et apprendre à vivre selon ma taille.
Il se pencha en avant, tapota la large poitrine de l’Ange.
— Elle est… sacrément large, votre poitrine. Si je vous laisse faire de moi ce que vous êtes, je retournerai en étant plus grand que nature. Je veux garder ma taille pendant un certain temps. Je crois que c’est cela que je veux dire. On n’a pas besoin d’être un Ange pour être grand. Et quant à vivre selon la consigne, il suffit d’être un homme.
Il se tut.
— Comment savez-vous en quoi consiste la vie « selon votre taille », comme vous dites ?
— Je l’ai su durant trois minutes, sur les marches du Centre Astral, sur Ybo. Je parlais à…
— Vous pourriez faire un détour par Ybo.
— Elle ne me regarderait que pour me faire arrêter. Elle m’a vu tirer sur un Ange.
— Alors nous vous ferons arrêter par ce même Ange, afin de raffermir sa foi en nous.
Deeming n’atteignit jamais la Terre. Il fut arrêté sur Ybo. L’Ange qui l’arrêta le plia sur son avant-bras robuste et l’exhiba à la jeune Tandy. Elle regarda l’Ange partir avec son prisonnier et courut derrière eux.
— Qu’allez-vous vous faire de lui ?
— Que feriez-vous ?
Ils se regardèrent pendant un moment. Puis l’Ange dit à Deeming :
— Pouvez-vous en toute franchise me dire que cette fille peut vous enseigner quelque chose et que vous êtes prêt à l’apprendre ?
— Oh, oui, dit Deeming.
— Lui apprendre quoi ? cria la fille, paniquée. Lui apprendre comment ?
— En étant vous-même, dit Deeming.
Sur ces mots, l’Ange le relâcha.
— Venez me voir, lui dit-il, trois jours après que ceci aura pris fin.
Cela prit fin quand elle mourut, après qu’ils eurent vécu ensemble sur Ybo durant soixante-quatorze années. Trois jours plus tard, assis parmi ses arrière-petits-enfants, il fut en mesure de décider ce qu’il allait faire à l’avenir.