MÉDUSE{2}
Je ne leur en voulais pas. Je ne savais pas exactement ce qu’ils m’avaient fait ; je savais, néanmoins, que certaines choses n’étaient pas très agréables et que je ne serais probablement jamais plus le même. Mais j’étais volontaire, n’est-ce pas ? Je m’étais foutu dedans de mon plein gré. J’avais signé un document autorisant le Ministère du Commerce de la Ligue de se servir de moi comme il l’entendait. Quand ils m’ont retiré de la flotte pour des examens de routine et qu’ils ont entamé des examens n’ayant rien de routinier, je n’ai pas protesté. Quand ils ont demandé des volontaires pour une mission plutôt mystérieuse, j’ai accepté sans m’informer plus avant. Et maintenant…
— Comment vous sentez-vous, Rip ? demanda le vieux docteur Renn.
Il était décontracté, le menton sur les mains et les coudes sur la table. Le plus grand nom de la psychoscience ; et il me parle comme s’il était mon père. Devant tout le comité psycho, en plus !
— Bien, monsieur, dis-je.
Je regardai autour de moi. Je connais tous les médecins et un ou deux des visiteurs. Tous les toubibs avaient travaillé sur moi durant les trois dernières années. Bon Dieu, ils m’en avaient fait des trucs ! Je n’en comprenais qu’une infime partie… les premiers tests couleur, par exemple, et les électrocoordinations. Mais l’appareil torturant de Grenfell et le casque de cuivre que Winton m’a fait porter pendant deux mois… Vous parlez d’un cauchemar ! Je ne pouvais qu’essayer de deviner ce qu’ils faisaient de moi, ou pour moi. Peut-être me mettaient-ils à l’épreuve dans un but déterminé. Peut-être n’étais-je qu’un cobaye. Peut-être était-ce un entraînement. Questionner était inutile. J’étais volontaire, non ?
— Eh bien, Rip, dit le docteur Renn, c’est terminé. Les préliminaires, veux-je dire. Nous allons passer aux choses essentielles.
— Les préliminaires ?
J’écarquillai les yeux.
— Vous voulez dire que tout ce que j’ai enduré ces trois dernières années, c’étaient des préliminaires ?
Renn, m’observant attentivement, acquiesça.
— Vous allez faire un petit voyage. Pas très amusant, peut-être, mais intéressant.
— Un voyage ? Où ça ?
Bonne nouvelle ; les exercices perpétuels de techniques spatiales, les cours de perfectionnement en astronavigation, m’avaient donné une envie folle de me retrouver dans les ténèbres sidérales.
— Ordres secrets, dit Renn, assez sèchement.
— Vous finirez par le savoir. Ce qu’il faut que vous sachiez, c’est que vous avez un rôle très important à jouer.
Il prit un temps. Je le voyais s’efforcer à être moins sec. Pourquoi diable se montrait-il si prudent avec moi ?
— Vous serez embarqué à bord d’un Forfield Super… le plus récent et le mieux équipé que la Ligue possède. Votre tâche consistera à surveiller les commandes et à servir d’astronavigateur adjoint, quoi qu’il arrive. Sans aucun doute, vous vous trouverez par moments dans une situation difficile. Vous devrez obéir aux ordres reçus, sans les mettre en question et sans, autant que possible, user de la force.
Tout ça me parut dingue.
— C’est écrit, mot pour mot, dans le Manuel de la Flotte Spatiale, fis-je avec douceur.
— Ça se trouve sous : « Devoirs de l’Équipage ». J’ai dû faire tout ça chaque fois que j’emmenais un vaisseau dans l’espace. Celui-ci a quelque chose de si spécial qu’il faut me répéter tout le règlement ?
Ça l’irrita ; et le Comité remua vingt-deux paires de pieds. Cependant, quand il parla, son ton était encore amical et persuasif.
— Ce vaisseau – et son équipage – ont effectivement quelque chose de spécial. Rip, vous avez passé brillamment toutes les épreuves que nous vous avons imposées. À vrai dire, vous avez été soumis à des forces psychiques suffisantes pour rendre complètement fou un homme normal. Il n’est que juste de vous le dire : le reste de l’équipage est complètement fou. La nature de cette expédition l’exige. Votre place sur le vaisseau est une position-clé. Votre responsabilité est énorme.
— Un instant, monsieur, dis-je. Je ne mets pas vos ordres en question et je me considère comme étant à votre entière disposition. Puis-je poser quelques questions ?
Il acquiesça.
— Vous dites que l’équipage est fou. N’est-ce pas une affirmation un peu sommaire – je ne pouvais m’empêcher de le taquiner, parce qu’il s’efforçait tellement de rester calme – pour un psychologue ?
Il sourit.
— En effet. Pour être plus précis, ce sont des schizophrènes… des personnalités doubles. Leurs égos primaires sont paranoïaques. Ils sont parfaitement rationnels, sauf au sujet de leur propre phobie – ou manie, selon le cas. La personnalité récessive est dépressive.
Si je me souviens bien, la plupart des paranoïaques ont des manies de grandeur couplées avec la manie de la persécution. Et un dépressif tend à se prendre pour un esclave. Cela n’allait pas de pair. Je me permis de le faire remarquer à l’un des tout premiers psychosavants de la Terre.
— Bien entendu, dit sèchement Renn. Je n’ai pas dit qu’ils allaient de pair. Dans ces cas précis, les égos n’interfèrent pas. Ce sont des schizoïdes. La scission est parfaite.
J’ai sous le bras un grain de beauté que je gratte quand je réfléchis profondément. Je le grattai.
— J’ignorais que c’était possible, dis-je.
Renn semblait décidé à ce que notre conversation fut décontractée et j’en profitais au maximum. Je sentais que c’était ma dernière chance d’obtenir des renseignements sur l’expédition.
— Il n’y a jamais eu auparavant de cas similaires, fit Renn, patiemment.
— Ces hommes sortent de nos labos.
— Oh ! Une folie sur mesure ?
Il fit un signe affirmatif.
— Pourquoi, monsieur ?
— Ordres secrets, dit-il sur-le-champ, en redevenant très brusque. Vous décollez demain et monterez à bord ce soir. Votre commandant est le Capitaine William Parks.
En entendant ça, j’eus un sourire ravi. Parks ! Coureur de filles et péteur de feu. On disait de lui qu’il pouvait créer des taches solaires rien qu’en crachant en l’air. Mais c’était un cosmonaute de premier ordre.
— N’oubliez pas, Rip, dit Renn, qu’il n’y a sur ce vaisseau qu’un seul homme sain d’esprit. C’est tout.
Je saluai et sortis.
Un Forfield Super est le plus joli vaisseau jamais lancé. Il n’a rien des immenses coques bruyantes poussées à travers l’espace par assez d’hommes pour peupler une ville ; ni de « la Boite à Sardines » complètement automatisée, ainsi baptisée parce qu’après avoir enfourné la bande de contrôle dans le pilote automatique, on disait toujours : « En route, ma boîte à sardines ! »
Monté par un équipage de huit hommes, un Forfield peut aller plus vite et plus loin que quoi que ce soit dans l’espace. Pas de réacteurs, pas d’hélices célestes. Rien d’aussi élémentaire et stupide. Le Forfield n’arrive pas à sa destination en s’y rendant. Il y parvient, en restant immobile. Je veux dire que le vaisseau se sert de ce que les profanes nomment « Stase Universelle ».
La Galaxie orbite autour du mythique Centre Parfait à une vitesse presque incroyable. Un Forfield, sa force d’impulsion à zéro, s’immobilise tandis que la Galaxie passe à toute vitesse. Quand l’objectif se rapproche, l’impulsion est redonnée et le vaisseau réapparaît dans l’espace normal en n’ayant que trois mille kilomètres à parcourir. Cela est possible parce que l’absence de mouvement créé un potentiel de mouvement ; le mouvement, chose relative, produit une série de valeurs relatives.
Au lieu d’employer les termes d’ » action » et de « réaction » en parlant de l’impulsion Forfied, nous parlons de « stase » et de « restase ». Je vous en dirais davantage si j’avais emporté ma règle à calcul sphérique. J’ajouterai seulement qu’un Forfield peut se mettre en stase face à des orbites planétaires, solaires, galactiques ou universels. Mélangez-les dans les proportions requises et les forces résultantes vous mèneront n’importe où… très vite.
Dès que je mis le pied sur le pont je fus trop occupé pour réfléchir à tous les aspects de ce voyage plus que bizarre. Je dus vérifier et revérifier toutes les commandes et tous les instruments, depuis le miliamètre jusqu’aux énormes intégrateurs connectés ; le faire en vingt-quatre heures n’avait rien d’une sinécure. Il me fallut également être mis au parfum par un maître technicien de la Ligue. Il avait installé un ou deux petits gadgets spécialement conçus et testés à la dernière minute, juste pour ce voyage. Je prêtai peu d’attention à ce qui se passait autour de moi. Je ne savais même pas que le pacha était à bord lorsque je quittai ma position à genoux devant les intégrateurs, me tournai vers le panneau des commandes… et manquai envoyer dinguer le vieux dur-à-cuire.
— Rip ! hurla-t-il. Par tous les enfers ! Ne me dis pas que tu es des nôtres ?
— Ouais, pacha, dis-je. Lâchez ma main. Il faut que je puisse tenir des tubes microscopiques pendant encore une heure ou deux. Ouais, je savais que vous alliez commander ce rafiot. Il vous plaît ?
— Extra, dit-il.
Il jeta un coup d’œil circulaire puis ramena son sourire vers moi. Il ne souriait que deux fois par an, parce que l’effort lui coûtait trop. Mais quand il souriait, c’était un vrai sourire.
— Qu’est-ce que tu sais de ce voyage ?
— Rien, sauf que nos ordres sont secrets.
— Je parie qu’il y aura un bordel quelconque au bout, dit Parks. Toi et moi on a été ensemble sur… voyons, combien ? Six vaisseaux ? Huit ? En tout cas, on a beaucoup navigué ensemble et on a tiré de belles bordées planétaires. J’espère qu’on pourra atterrir sur Aldébaran. On m’a dit que Chez Suzy avait changé de propriétaire. Ha, ha ! Tu te souviens du soir où nous…
Je me mis à rire.
— On en parlera plus tard, pacha. Il faut que je finisse cette vérification, et à toute pompe. Mais c’est bon de nous revoir.
Nous nous contemplions ; puis je me rappelai quelque chose et mon sourire disparut. Qu’avait dit le Docteur Renn ? « Il n’y a sur ce vaisseau qu’un seul homme sain d’esprit ». Oh, non ! Ils n’avaient pas pu faire ça au commandant Parks !
— Comment… vous sentez-vous, commandant ?
— Très bien, dit-il.
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi ? Et toi, ça va ?
Non, ça n’allait pas. Dingue, le capitaine Parks ? Assez dégueulasse, comme truc. Si Renn avait raison… et il avait toujours raison – alors son équipe avait trafiqué Parks en même temps que le reste de l’équipage. Sauf moi. Je savais que je n’étais pas dingue. Je ne me sentais pas dingue.
— Je vais bien, dis-je.
— Continue, alors, fit Parks en me tournant le dos.
J’allai au tableau des commandes, débranchai les fusibles énergétiques du radioscope et vérifiai les cadrans. Pendant cinq minutes au moins je sentis son regard pénétrant sur ma nuque. Mais j’étais trop bouleversé pour parler. Un silence pesant s’installa. On entendait de vagues bruits venant du reste du vaisseau. Finalement j’entendis son épaule frôler le chambranle au moment où il sortit.
Que savait-il de ce voyage ? Savait-il que son équipage était composé de dingues dûment patentés ? Je tentai d’imaginer Renn en train d’apprendre à Parks qu’il était paranoïaque et dépressif. J’échouai. Parks eût probablement assommé le docteur. Oh, ça n’avait pas de sens. Je songeai que nous attachons trop de poids à ce que nous nommons « sensé ». Que fait-on lorsqu’on tombe sur quelque chose qui n’est même pas censé être sensé ?
Je remis le boîtier sur le radioscope, connectai les fusibles et décidai que c’était tout. L’ampli de proue grinça :
— Tout l’équipage à la salle des commandes !
Je sursautai, remis mes outils à leur place sous la table des cartes et fonçai vers la porte. Puis je me souvins que j’étais déjà dans la salle des commandes et m’adossai contre la paroi.
Ils entrèrent. Tous en pleine forme. Bien nourris, pleins d’allant. Je fis un signe de tête à trois d’entre eux, serrai la main d’un autre. Le pacha entra sans me regarder ; j’eus l’impression qu’il évitait mon regard. Il avança tout droit, fit volte-face et mit ses mains sur la table des commandes assez bas pour pouvoir s’asseoir dessus. Biscuit, le quartier-maître, un vieux copain, vint se placer à côté de moi. Un murmure gêné s’éleva, tandis que nous attendions les deux derniers retardataires.
Biscuit me chuchota à l’oreille :
— J’ai dit une fois que j’irais jusqu’en enfer si Bill Parks commandait le vaisseau.
— Et alors ? murmurai-je.
— Alors ça m’a l’air d’être le cas cette fois-ci, dit le Biscuit.
Le commandant procéda à l’appel. Cet équipage-là avait été sélectionné sous un microscope. Tous ces noms avaient été liés à quelque aventure célèbre. Harry Voight était notre chimiste. C’était lui qui avait gardé en vie durant un mois, avec seulement la provision d’une semaine d’air et d’eau, les deux cents passagers d’un vaisseau qui avait heurté un météorite sur la ligne des Pléiades. Bort Brecht était l’ingénieur mécanicien. Rien qu’avec sa main artificielle, il pouvait faire le travail de trois hommes. Le canonnier était Hoch McCoy, le type qui avait « inventé » l’arc et la flèche pour sauver sa vie lorsqu’il s’était retrouvé naufragé sur un astéroïde au milieu d’une horde de « lièvres » aux dents remplies de poison. Les mécaniciens étaient les jumeaux, Phil et Jo Hartley. Leur ressemblance leur avait permis d’échanger plusieurs fois leurs postes durant l’insurrection, et de transmettre ainsi au haut commandement de la Ligue une énorme quantité de renseignements vitaux.
— Rapport, me dit-il.
— Tout est en ordre dans la salle des commandes, commandant, dis-je respectueusement.
— Brecht ?
— Tout est en ordre à l’arrière, commandant.
— Quartier-maître ?
— Provisions embarquées et en ordre, commandant, dit le Biscuit.
Parks se tourna vers le tableau de commande et abaissa une manette. Les sas se verrouillèrent ; le signal de départ à trente secondes se mit à résonner, venant de l’oscillateur de la coque et de relais dans la salle des mécanos. Pour se faire entendre, Parks dut élever la voix.
— J’ignore où nous allons, dit-il avec un sourire bizarre, mais – les signaux se turent, et ce fut assourdissant – nous sommes en route !
La commande principale qu’il avait abaissée avait veillé à tous les détails du décollage… gravité artificielle, stases « solaire » et « planétaire », pompes à air, humidificateurs… tout. Sauf pour le fait qu’il n’entrait plus de jour par les hublots, nous n’éprouvâmes pas la moindre sensation de changement. Parks tendit la main et brisa les scellés de l’enregistreur placé sur les intégrateurs et sur le classeur contenant les ordres. Il ouvrit le classeur, en retira une épaisse enveloppe. Quelque chose obstruait ma gorge ; j’avais du mal à avaler.
Il ouvrit l’enveloppe, en retira huit autres et quelques feuillets pliés. Il regarda les enveloppes, haussa les sourcils et me les tendit. Je les distribuai. Parks déplia ses ordres et les regarda.
« Ordres, lut-il. Émanant de l’autorité de la Ligue Solaire et se rapportant à la destination et aux opérations de la 1ère Expédition Xantippéenne. »
Nous échangeâmes des regards stupéfaits. Personne n’était jamais allé sur Xantippe ! L’étrange planète cométaire de Betelgeuse était, et avait toujours été, tabou… et à juste titre.
La voix, de Parks était tendue.
« Les ordres seront lus à l’équipage par le commandant aussitôt après le décollage ».
Le pacha alla au fauteuil du pilote, le tourna vers nous, et s’assit. L’équipage se rapprocha.
« La Ligue se félicite de la qualité de l’équipage choisi pour cette mission de la plus haute importance. Parmi deux mille sept cents volontaires, ces huit hommes ont surmonté les séries d’essais et d’exercices de conditionnement imposés par la Ligue.
Les ordres généraux sont d’aller à Xantippe. Le commandant et l’équipage ont été efficacement protégés contre le champ. L’objet de la mission est de trouver la cause du Champ de Xantippe et de la supprimer.
Des ordres spécifiques pour chaque membre de l’équipage sont inclus sous enveloppes scellées. L’équipage doit lire ces instructions, les apprendre par cœur et détruire ensuite les ordres et les enveloppes. La Ligue désire que ces ordres soient lus par chaque membre de l’équipage dans le secret le plus absolu. Le contenu individuel de chaque enveloppe doit être tenu pour strictement confidentiel jusqu’à ce que la Ligue autorise sa divulgation. »
Parks respira profondément et regarda son équipage. C’étaient des types endurcis. Ils étaient excités ; surpris ; et, dans un cas, au moins, troublés. Mais il n’y avait pas de peur. L’exultation dominait sur les visages durs, brûlés par l’espace, marqués par une gloire et une haine partagées.
Ce n’est pas raisonnable, me dis-je. Ce n’est ni naturel, ni normal, ni sain d’esprit que huit hommes affrontent la folie, des années de folie, avec cette lueur joyeuse dans le regard… Mais… fous, ils le sont déjà, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?
En plus, c’était contagieux. Je me mis à haïr Xantippe. C’était assez stupide ; Xantippe, après tout, était une planète. Elle ne tuait jamais personne. Elle se contentait de rendre les hommes fous. Pire que fous. Elle fusait leur synapses, faisait d’eux des êtres grelottants, privés de raison, de réflexes. Des écorces vidées de toute substance. Jadis, Xantippe avait pris au piège vaisseau sur vaisseau : des vaisseaux se dirigeant vers les autres planètes de la grande étoile. La planète folle les emprisonnait dans son manteau de vibrations et on n’en entendait jamais plus parler. Il fallut des années à la Ligue pour découvrir où étaient passé les vaisseaux. Elle envoya alors des patrouilles d’investigation ; et perdit ainsi dix-huit vaisseaux et trente mille hommes.
Puis arriva la propulsion Forfield. Dans l’hyperespace statique où se tenaient ces vaisseaux, ils pouvaient sûrement franchir le champ sans encombre. Il y avait des colons là-bas sur les autres planètes, attendant de Sol du matériel, des équipements, des ravitaillements. Il s’y trouvait aussi des mines très riches de radon, d’uranium, de tantalum, de cuivre. Un vaisseau Forfieldien pourrait sûrement…
Ils ne le pouvaient pas. Ils furent les premiers à pénétrer le champ et à sortir de l’autre côté. Les vaisseaux étaient intacts ; les cerveaux de leurs équipages étaient détruits. Bien sûr que je haïssais Xantippe, cette planète folle à l’orbite cométaire et à l’écliptique complexe et imprévisible. Xantippe complotait contre nous. Elle nous traquait, se préparait à fondre sur nous, nous capturer, vider nos cerveaux…
Je me secouai. J’étais en train de tomber dans des songeries dangereuses. Si je ne gardais pas la tête froide dans cette camisole de force spatiale, qui le ferait ? Qui d’autre le pourrait ?
L’équipage sortit en marmonnant. Assis dans le fauteuil du pilote, Parks le regarda sortir. Ses yeux vifs allaient de visage à visage. Lorsqu’ils furent sortis, il se mit à m’observer. Pas à me regarder ; à m’observer. Ça m’irrita.
— Eh bien ? dit-il après un moment.
— Eh bien quoi ? aboyai-je irrespectueusement.
— Vous n’allez pas lire votre conte de fées ? Moi, si.
— Non… oh.
J’ouvris l’enveloppe, dépliai mes ordres. À l’autre extrémité de la salle, le commandant fit de même. Je lus :
« Ordres émanant de l’autorité de la Ligue Solaire s’appliquant à la conduite devant être suivie par Harl Ripley, astro-navigateur de l’Expédition Xantippéenne N° 1. Ledit Harl Ripley obéira aux règlements astronautiques tels qu’ils figurent dans le Règlement Général de la Flotte jusqu’au moment où le vaisseau aura atteint le Champ Xantippéen. Il devra alors obéir aux ordres du commandant, sauf si le commandant se trouve empêché d’exercer son autorité par quelque fait imprévu. Si un tel cas d’urgence se présente, le commandement ne reviendra pas automatiquement au dit Harl Ripley mais au membre d’équipage qui proposera le plan le plus efficace pour l’objectif suivant : l’expédition doit atterrir sur Xantippe. Si elle est inhabitée, la planète doit être fouillée jusqu’à ce que la source d’où le champ émane soit localisée et détruite. Si la planète est habitée, la conduite du commandant intérimaire lui sera dictée par les événements. Il ne doit jamais oublier, néanmoins, que le but premier et unique de l’expédition est la destruction du Champ Xantippéen ».
Là se terminaient les ordres. Mais au bas de la page il y avait un griffonnage presque illisible : « N’oubliez pas votre dernière comparution devant le Comité, Rip. Et bonne chance ! » La signature au crayon était C. Renn, M. S. Ps. Le Docteur Renn…
J’étais si perplexe que mes oreilles se mirent à bourdonner. Le gouvernement avait dépensé des sommes énormes pour nous entraîner et équiper l’expédition. Et pourtant nos ordres étaient aussi vagues que possible. Pourquoi avoir donné des ordres séparés à chaque membre de l’équipage ? Et quels ordres ! « La conduite du commandant intérimaire lui sera dictée par les événements ! » C’était vraiment nous laisser la bride sur le cou ; très différent des ordres détaillés et secs que reçoit tout astronaute. C’était dingue.
Bien sûr que c’était dingue ! À quoi d’autre s’attendre, avec cet équipage ? Je me mis à regretter que le Comité ne m’eût pas rendu cinglé, comme tous les autres.
J’étais à la table des cartes, codant l’inscription de cent heures du livre de bord avant de le glisser dans la tireuse, lorsque je sentis que quelqu’un était derrière moi. Le pacha, naturellement. Il resta là longtemps et je savais qu’il me surveillait.
Je restai assis sans bouger jusqu’à ce que je n’en puisse plus.
— Entrez donc, dis-je sans me retourner. Il ne se passa rien. Je prêtai l’oreille et réussis à entendre sa respiration. Elle était brève, rapide. Il essayait de respirer le plus bas possible. Je devins nerveux. J’avais le sentiment désagréable que si je me retournais ce serait pour recevoir la décharge d’un pistolet à laser.
Serrant les mâchoires à en avoir mal, je me levai lentement et allai sans me retourner aux cadrans de sortie énergétique. Je les contemplai. Je ne savais pas ce qui m’arrivait. Je n’avais jamais éprouvé cette sensation que j’allais être attaqué par n’importe qui, n’importe où. J’avais toujours été un type sympathique. Le type le plus sympathique que je connusse. Mais je n’avais plus cette impression-là.
Avancer vers les cadrans m’avait éloigné de deux ou trois mètres de l’homme à la porte. C’était plus prudent, pour nous deux. Et il me fallait me tourner pour revenir à la table. Je le fis. Ce n’était pas le pacha. C’était Harry Voight, le chimiste. Nous avions navigué ensemble. Je le connaissais bien.
— Salut, Harry. Pourquoi tant de discrétion ?
Il était tendu. La transpiration brillait au-dessus de sa lèvre supérieure. Ses yeux étranges, aux iris aussi noirs que les pupilles, étaient tellement enfoncés que je ne les voyais pas, car l’éclairage de la coursive était juste au-dessus de sa tête. Son front avancé et chauve faisait une ombre sous laquelle il me surveillait.
— Salut, Rip. Occupé ?
— Pas trop. Planque tes fasses.
Il entra, s’assit dans le fauteuil du pilote. Je me perchai sur la table des cartes. C’était décontracté et me permettait de m’appuyer sur un seul pied. Si j’avais à bondir dans n’importe quelle direction, j’étais prêt. Après un silence, il dit :
— Que penses-tu de tout ça, Rip ?
Son geste engloba le vaisseau, Xantippe, la Ligue, le Comité.
— Je ne fais que travailler ici, dis-je. C’était la devise de la Marine Spatiale. Notre insigne est le symbole de la Ligue sur-impressionné sur un soleil flamboyant sous lequel un écran ultra-rad porte les mots, « Je ne fais que travailler ici ». La phrase célèbre exprime le sens du devoir porté à son maximum.
Harry sourit. Un sourire maladif. Si j’avais jamais vu un homme rongé par quelque chose, c’était bien Harry Voight.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as un ennui ? demandai-je calmement.
Il jeta autour de lui un regard furtif et se pencha plus près.
— Rip, j’ai quelque chose à te dire. Ferme la porte ?
J’allais refuser ; puis songeai que dans un cercueil comme celui-ci, une entorse au règlement était permise. Je pressai le panneau et il se referma.
— Fais vite, dis-je. Si le pacha monte et trouve cette porte fermée, ça bardera.
Dès que la porte fut fermée, Harry se détendit.
— C’est la première fois depuis deux jours que je me sens… à l’aise, dit-il.
Il me regarda avec une brusque suspicion.
— Rip, quand nous logions ensemble à Vénus-City, de quelle couleur était la reliure que j’avais mise à mon « Manuel de Marine » ?
Je fronçai le sourcil ; je n’avais vu son Manuel qu’une fois ou deux.
— Bleue, » dis-je.
— C’est cela.
Il s’essuya le front.
— Tu es O.K.
Il prit un ou deux faux départs, puis :
— Rip, tu garderas pour toi tout ce que je te dirai ? On ne peut se fier à personne, ici… à personne !
J’acquiesçai. Il reprit, d’une voix tendue :
— Je sais que ce voyage est dingue. Je sais que l’équipage a été rendu… eh bien, pas normal…
Avec conviction, il poursuivit :
— La Ligue a ses raisons et je ne les mets pas en question. Mais quelque chose a foiré. Tu crois que Xantippe va nous avoir ? Ha ! Xantippe nous tient déjà !
Il s’adossa, triomphalement.
— Tu crois ?
— Et comment ! Je sais qu’elle est à d’innombrables années-lumière. Mais je ne t’apprends rien sur la puissance de Xantippe. Pour une telle puissance gigantesque, un petit plan comme celui qu’elle nous impose n’est rien. Toute force capable de projeter un champ d’un diamètre de trois-quarts de milliard de milles peut se jouer de nous à une distance beaucoup plus grande.
— Possible, dis-je. Que font-ils exactement ?
— Ils nous observent, siffla-t-il. Ils surveillent chacun de nous, chacun de nos actes, de nos réflexes mentaux. Et, un à un… ils nous prennent ! Ils ont pris les jumeaux Hartley, et Bort Brecht, et bientôt ils m’auront. Je ne sais rien au sujet des autres, mais leur tour viendra. Ils nous enlèvent nos personnalités et y substituent les leurs. Je te le dis, ces trois hommes – et bientôt, moi – ces hommes ne sont plus des humains mais des Xantippéens !
— Attends, dis-je patiemment.
— Ce sont là des hypothèses. Personne ne sait si Xantippe est habitée. Et je doute que la substitution dont tu parles soit possible.
— Tu en doutes ? Pour l’amour du ciel, Rip ! Dans ton propre intérêt, essaie de me croire ! Le Champ Xantippéen est une force mentale, n’est-ce pas ? Écoute-moi… si tu l’ignores, moi, je le sais… cet équipage a été choisi en raison de sa haine pour Xantippe. Tu ne vois pas pourquoi ? Le Comité s’attend à ce que cette haine agisse comme un « pare-chocs » mental, comme une protection partielle contre le champ. Ils pensent qu’une fois à l’intérieur du champ il nous restera suffisamment de raison pour accomplir notre mission. Mais ils se trompent, Rip ! L’existence même de notre haine commune nous a trahis aux Xantippéens. Ils nous attendaient… et ils agissent déjà à bord.
Il s’affala. Je le questionnai avec douceur.
— Comment sais-tu que les Xantippéens se sont emparés de ces trois hommes ?
— J’ai entendu au carré les jumeaux Hartley parler, il y a deux jours. Ils parlaient de leurs ordres. Je sais que je n’aurais pas dû écouter ; mais j’avais déjà des soupçons.
— Ils parlaient de leurs ordres ? Mais les ordres devaient rester secrets.
— Oui. Mais les Hartley n’ont pas de secrets l’un pour l’autre. Joe a dit qu’un post-scriptum sur ses ordres intimait qu’il n’y avait à bord qu’un seul homme sain d’esprit. Phil a ri. Il a dit qu’il se savait normal et qu’il savait Joe normal. Je raisonne ainsi : seul un fou mettrait en question la Ligue ; un fou… ou un ennemi. Les Hartley sont des têtes brûlées, mais ils sont encore logiques. Ce sont toujours des astromarins. Donc, ils doivent être des ennemis puisque les marins ne mettent jamais la Ligue en question.
J’écoutai ce raisonnement vague exposé d’une voix intense et convaincante. Je ne savais que penser.
— Et Bort Brecht ? Et toi-même ?
— Bort ! Ahh !
Sa bouche se tordit.
— Je sens un égo étranger lorsque je lui parle. Cela me submerge. Je hais Xantippe, mais je hais Bort Brecht encore plus. Et la seule chose que je pourrais haïr plus que Xantippe est un Xantippéen ; ce qui prouve que j’ai raison.
Il étendit les mains.
— Quant à moi… Rip, je deviens fou. Je le sens. Je vois des choses… je vais devenir l’un d’eux. Et nous serons tous perdus. Car il n’y a qu’un homme normal sur ce vaisseau… moi ! Et quand je me métamorphoserai en Xantippéen, nous serons condamnés. Je veux que tu me tues !
Il était au bord de l’hystérie. Je le laissai se calmer.
— Ai-je l’air fou ? Si tu es le seul homme normal…
— Pas fou, dit-il rapidement. Schizophrène… mais tu es parfaitement rationnel. Tu dois l’être. Sinon tu ne te serais pas rappelé la couleur de la reliure.
Je me levai, tendis la main pour l’aider à se lever. Il recula.
— Ne me touche pas ! cria-t-il.
Puis, voyant ma réaction, il s’efforça de sourire.
— Je regrette, Rip, mais je ne suis sûr de personne. Tu es peut-être un Xantippéen, maintenant, et en me touchant tu pourrais… Je m’en vais maintenant… Je…
Il sortit. Ses yeux noirs et brûlants étaient mi-clos.
De la porte je le regardai tituber dans la coursive. Je pouvais deviner ce qu’il avait. Un cas très sérieux de paranoïa. Manie de persécution caractéristique, expression intense, logique bizarre.
Même la folie de grandeur. Ha ! Il se croyait le seul homme sain d’esprit à bord !
Je regagnai la table des cartes en réfléchissant. Harry avait toujours été très discret. Il ne créerait sans doute pas de panique à bord. Mais je ferais bien de prévenir le pacha. Je me demandais pourquoi les jumeaux Hartley et Harry Voight avaient été avertis que j’étais le seul homme normal du bord, lorsque le commandant entra.
— Rip, dit-il d’emblée, vous êtes-vous jamais bagarré avec Hoch McCoy ?
— Bon Dieu, non ! Je ne l’avais jamais vu avant le décollage. J’avais entendu parler de lui, bien entendu. Pourquoi ?
Parks me jeta un regard bizarre.
— Il vient de quitter ma cabine, après m’avoir longuement révélé que vous êtes un saboteur intersolaire de tout premier ordre. Il m’a donné des noms et des dates. Les noms, je les connaissais. Mais les dates… je peux vous fournir un alibi pour plus de la moitié d’entre elles. Je ne le lui ai pas dit. Mais… Seigneur ! Il m’avait presque convaincu.
— Encore un ! soufflai-je.
Et je le mis au courant pour Harry Voight.
— Le docteur Renn n’a pas dû penser qu’ils craqueraient si vite, dit Parks lorsque j’eus terminé.
— Ces hommes ont subi les épreuves du laboratoire pendant trois années entières, vous savez.
— Je ne le savais pas, dis-je. Je ne sais rien de ce qui se passe et je ferais bien d’apprendre quelque chose avant de perdre la boule moi aussi.
— Voyons, Ripley, dit-il d’un ton railleur, vous êtes énervé, mon garçon !
Je l’étais. Parks reprit :
— Je n’en sais guère plus que vous ; mais ce conte à dormir debout de Harry contenait une ou deux choses bien devinées. Par exemple, je pense qu’il avait raison de croire que le Comité a… a trafiqué l’esprit de… euh… quelques membres de l’équipage pour les blinder contre le champ. Peu d’hommes l’ont consciemment approché et ceux-là étaient en général épouvantés. C’est bien connu que la peur ouvre la porte à la chose redoutée… n’importe quel bon hypnotiseur vous le dira. La haine, c’est différent. La haine constitue un blocage psychologique contre la peur et la chose redoutée. La haine que ces gars éprouvent pour Xantippe et son Champ est vraiment extraordinaire. Ils sont fous, mais ils n’ont pas peur… et ce n’est pas accidentel. Quand nous atteindrons le champ, il aura sûrement moins d’effet sur nous que sur les malheureux équipages qui ont tenté de l’attaquer.
— Ça semble raisonnable. Euh… commandant, cette histoire du « seul homme sain d’esprit »… Qu’en pensez-vous ?
— Encore un blindage, dit Parks. Un blindage contre l’homme lui-même. Harry a été rendu paranoïaque : un dingue très logique. En même temps, il était convaincu que lui seul était normal. S’il pensait que son cerveau avait été manipulé, au lieu d’être… éprouvé, cela le bouleverserait et déferait probablement la moitié du travail du Comité Psycho.
Une résonance assez alarmante me frappa la mémoire.
— Commandant… vous croyez qu’il n’y a qu’un homme sain d’esprit à bord ?
— Oui. Un seul.
Il eut un lent sourire.
— Je sais ce que vous pensez. Vous donneriez n’importe quoi pour pouvoir comparer vos ordres aux miens, n’est-ce pas ?
— Oui. Mais je ne le ferai pas. Ils sont confidentiels. Je ne le ferais pas même si vous étiez d’accord, parce que…
— Eh bien ?
— Parce que vous êtes un officier et que je suis un gentleman.
Allongé enfin sur ma couchette je cessai de souhaiter que nous soyons enfin arrivés au champ et tentai de penser de façon positive. Je m’efforçai de me rappeler exactement ce que le Docteur Renn avait dit. Lorsque j’y parvins, je regrettai d’avoir fait cet effort. « Vous êtes sain d’esprit » et : « Vous avez été soumis à des forces psychiques suffisantes pour rendre complètement fou un homme normal » pouvaient signifier deux choses tout à fait différentes. J’avais eu le culot de penser qu’elles signifiaient la même chose. Soyons clair. Étais-je cinglé ? J’avais l’impression que non. Harry Voight avait la même impression. Il pensait qu’il devenait fou mais était certain de ne pas l’être encore. Et en quoi consistait la « folie » ? Sur ce vaisseau, il était normal de haïr Xantippe au point d’avoir la nausée et des sueurs glacées en pensant à elle. Paranoïa… persécution. Me sentais-je persécuté ? Uniquement par la pensée de notre devoir envers Xantippe ; la persécution était Xantippe, et non le devoir. Avais-je des folies de grandeur ? Bien sûr que non. Et pourtant… n’avais-je pas froidement décrété que Voight en avait puisqu’il se croyait le seul homme normal à bord ? À quoi cela rimait-il ? Pourquoi le Comité avait-il mis à bord un seul homme sain d’esprit… s’il y en avait un ! Peut-être pour s’assurer qu’un homme réagirait différemment devant le champ et serait capable de commander. Peut-être simplement pour que chacun se croie normal, même s’il ne l’était pas. Mon pauvre cerveau fatigué jeta l’éponge et je m’endormis.
Nous perdîmes deux hommes avant d’atteindre le champ. Harry Voight se trancha la gorge dans les lavabos et mon doux vieux copain, Biscuit, écrasa la tête de Hoch McCoy.
— C’était un Insurrectionniste, insistait-il doucement tandis que nous le mettions aux fers.
Après cela, nous nous évitâmes les uns les autres. Je doute d’avoir dit plus de dix mots à quelqu’un, sauf dans le service, à partir de ce jour-là jusqu’à ce que nous pénétrions en stase galactique près de Betelgeuse. J’étais navré pour Hoch, car c’était un type de valeur. Mais mon chagrin était tempéré par le souvenir de sa visite au commandant. Il aurait pu réussir à me calomnier !
Revenus dans l’espace normal, nous mîmes notre agile petit vaisseau sur orbite autour de l’immense soleil et sortîmes nos détecteurs.
Ceux-ci ne nous diraient pas grand-chose le moment venu, car leur rayon dépassait de peu le rayon du Champ.
La planète folle monta dans les écrans et je la contemplai tout en sonnant le commandant. Xantippe était une planète étrangement terne, même si près de son étoile. Elle brillait comme de l’argent terni ; comme la chair d’un cadavre sous un clair de lune. Elle était ridée ; ravaudée. Et… peut-être n’était-ce qu’un phénomène éthérique – elle paraissait puiser lentement d’un pôle à l’autre. Elle n’était pas tout à fait ronde, mais plutôt presque ovoïde, avec la plus petite extrémité vers Betelgeuse. Elle avait entre deux et trois fois la taille de la Lune. La contemplant, je pensai aux milliers d’hommes appartenant à ma propre arme qui avaient été sa proie et aux superbes vaisseaux de ligne qui avaient plongé et disparu dans son Champ. S’étaient-ils écrasés ? Avaient-ils été engloutis dans quelque bizarre déformation de l’espace ? Étaient-ils captifs d’une race étrange et horrible ?
Jusqu’à présent, Xantippe avait résisté à toutes les formes d’attaque. Elle avait avalé des mines atomiques et des torpilles sans effet appréciable. Elle était apparemment imperméable à toutes les vibrations rayonnantes connues des hommes ; mais elle était matière, et donc sensible à un infra-canon. À condition de pouvoir placer l’infra-canon à la distance requise. Les doubles jets de particules du canon – l’un, de positrons à haute charge et l’autre, de mésatrons – détruisant tout ce qui se trouvait à leur point de convergence. Mais un infra-canon a une portée réelle de moins de sept cent cinquante kilomètres. Jusqu’à maintenant, tout vaisseau ayant amené un infra-canon aussi près était monté par un équipage mort… ou bien drainé de toute raison.
Dès qu’il fut là, le commandant Parks convoqua l’équipage dans la salle des machines. Personne ne dit grand-chose. Il leur suffisait d’avoir regardé le viseur qui formait la paroi avant de la salle. Bort Brecht, l’ingénieur au teint basané, voulut savoir quand nous atteindrions le champ.
— Dans environ deux heures, dit vivement le pacha. Je me contins avec un effort. Il mentait effrontément. Nous y serions dans trente minutes au plus, selon moi. Mais il devait avoir ses raisons. Peut-être pensait-il que ce serait plus facile pour l’équipage.
Parks s’appuya contre les intégrateurs et fit face à l’équipage.
— Eh bien, messieurs, dit-il comme s’il se trouvait à un banquet Terrien.
— Nous ne tarderons pas à savoir ce qu’il en est. J’ai des instructions de la Ligue et je dois mettre certaines informations à votre disposition.
— … Tous les membres d’équipage devront obéir au commandant lorsque nous serons à l’intérieur du champ. Le commandant peut, être ou ne pas être, moi-même. Cela a été prévu. Chaque homme ne devra tenir compte que de notre objectif… la destruction du Champ Xantipéen. L’un de nous mènera les autres vers cet objectif. Si personne ne paraît être au commandement, un commandant intérimaire devra être choisi.
Brecht prit la parole.
— Commandant, comment savoir si ce « commandant » déjà désigné n’était pas Harry Voight ou Hoch McCoy ?
— Nous ne le savons pas, dit gravement Parks, mais nous le saurons. Nous le saurons.
Vingt-trois minutes après avoir vu Xantippe sur nos viseurs, nous nous engageâmes dans son champ. Tout l’équipage était encore dans la salle des commandes quand nous y plongeâmes. Je me souviens de la faiblesse de mes jambes et de la façon dont cinq des autres s’affalèrent soudain sur le plancher. Je me souviens de la voix tremblante de Biscuit : « Je vous dis que c’est un sale complot Insurrectionniste. » Et puis, moi aussi je tombais sur le plancher.
Quelque chose me faisait souffrir ; mais je savais exactement où j’étais. Sous l’appareil torturant du docteur Grenfell ; il violait mon esprit, glaçait mon cerveau. Je sentais les moindres circonvolutions de mon cerveau. Elles devenaient de plus en plus froides et de plus en plus larges. Bientôt elles feraient éclater mon cerveau, et le laboratoire, et elles glaceraient la Terre. Ma poitrine bouillait et bien entendu je savais pourquoi. J’étais Betelgeuse, le plus puissant des soleils et ma propre chaleur réchauffait la moitié d’une galaxie. Bientôt, je la détruirais aussi, et ce serait agréable.
Toutes les ténèbres sidérales me submergèrent.
Laissez-moi tranquille. Je me fous de ce que voulez que je fasse. Je ne veux que rester allongé ici et… Mais personne ne voulait que je fasse quelque chose. Alors pourquoi tout ce ramdam ? Oh… C’est moi qui voulais faire quelque chose. Il y a quelque chose qu’il faut faire ! Lève-toi, lève-toi, lève-toi !
— Il est mort. La mort n’est qu’un sommeil, un oubli ; il dort et il a tout oublié, donc il est mort !
C’était Phil Hartley. À genoux à côté de moi, il hurlait de toute sa voix, grimaçant et pointant un doigt comme un chimpanzé prisonnier de sa propre violence. Ce qui était curieux, car il ne discutait avec personne. Assis silencieusement dans le fauteuil du pilote, le pacha pleurait. Les larmes coulaient sur ses joues. Joe Hartley était mort ou évanoui. Le Biscuit et Bort Brecht étaient assis sur le plancher. Ils se tenaient par la main, comme des enfants, et contemplaient le viseur avec ravissement. On y voyait un quart de cercle de Xantippe. Il remplissait l’écran. La surface de la planète pulsait, effectivement. Et c’était un spectacle admirable. Je voulais le voir approcher de plus en plus près. Mais j’avais d’abord quelque chose à faire.
Douloureusement, je m’assis.
— Apporte-moi de l’eau, chuchotai-je à Phil Hartley. Il me regarda, poussa un hurlement, et alla se tapir sous la table des cartes.
La vision de Xantippe me prit à nouveau, me retint, mais je la refusai. C’était la chose la plus désirable que j’eusse jamais vue. Mais j’avais quelque chose à faire d’abord. Quelqu’un pourrait peut-être me dire quoi… Je secouai l’épaule du commandant.
— Allez-vous-en, dit-il.
Je le secouai encore. En vain. La rage envahit mon cerveau. Je le giflai à pleine main. Il sauta sur ses pieds, hurla :
— Laissez-moi tranquille !
Et s’affala à nouveau sur son siège. Entendant cela, Bort Brecht se mit sur ses pieds et vint vers nous. Lorsqu’il lâcha la main de Biscuit, celui-ci se mit à pleurer doucement.
— C’est moi qui commande ici, dit Bort.
J’étais ravi. Jadis, il y avait très longtemps, j’avais lu quelque chose au sujet du commandement.
— Je dois faire quelque chose, dis-je. Sais-tu ce que c’est ?
— Viens avec moi.
Tête haute, content de lui, il me mena à l’écran.
— Regarde ! ordonna-t-il.
Il se perdit dans sa contemplation. Le Biscuit pleurait toujours.
— Ce n’est pas ça, dis-je d’un ton dubitatif.
— Je crois que ce ne sont pas les ordres exacts. Tu t’es trompé.
— Me tromper ? rugit-il. Je ne me trompe jamais !
Il se leva et avant que je puisse me défiler, se cassa trois phalanges contre ma mâchoire. Je tombai violemment sur le plancher et me trouvai tout contre Joe Hartley. Il était vivant, mais paraissait s’en foutre. Je restai allongé longtemps avant de pouvoir me relever. Je voulais tuer Bort Brecht ; mais j’avais quelque chose à faire d’abord.
Je revins au commandant et le sortis du fauteuil. Il me montra les dents et alla s’accroupir près de la paroi, les joues toujours inondées de larmes. Je m’affalai dans le fauteuil du pilote. Mes doigts erraient sur les commandes sans les toucher. Mes yeux tentaient désespérément de ne pas contempler la splendeur de Xantippe.
Il me sembla que j’étais très près de ce que j’avais à faire. Ma main droite toucha le levier activant l’infra-canon, recula, y revint, recula, y revint. J’abaissai courageusement une autre manette. Des fils en croix et un cercle central brillant parurent sur l’écran. Bort Brecht hurla comme un chien blessé lorsque les fils en croix apparurent, mais il ne bougea pas. J’activai le canon, saisis d’une main la manette de distance et, de l’autre, la commande d’altitude. Une boule de feu au cœur noir plana près de la surface de la planète. C’était cela ! Avec un rire exultant j’abaissai la manette de distance. La boule plongea dans l’énigme d’argent terni, laissant un énorme cratère incolore. Je tirai et poussai ma commande d’altitude, sachant que mon adorable petite boule se frayait un chemin inexorable et brûlant dans les centres vitaux de la planète. Je la ramenai à la surface, la jetai à gauche, à droite, coupant, déchirant, lacérant.
Bort Brecht était accroupi comme un anthropoïde, phalanges sur le plancher. La fureur déformait ses traits. Ses yeux étaient fixés sur la destruction. Derrière moi, sur la pointe des pieds, Phil Hartley gémissait chaque fois que la boule de feu apparaissait. Bort, en un énorme bond fut auprès de moi.
— Que se passe-t-il ? Qui fait cela ?
— Lui, dis-je immédiatement en montrant Joe Hartley. Je savais que ce serait dur pour Joe ; mais je faisais ce que je devais faire et je savais que Bort tenterait de m’en empêcher. Bort se jeta sur le corps inerte, se servant de ses dents, de ses ongles, de ses poings, de ses pieds. Et Phil Hartley n’hésita qu’une minute, déchiré entre la vision de Xantippe et un appel qui lui parvenait de très, très loin. Joe poussa un cri de douleur et Phil, prototype humain de ma boule de feu, se jeta sur Bort. La bataille fit rage, de proue en poupe, tandis que le Biscuit geignait et que le pacha, en transe, pleurait silencieusement. Moi, je poignardais et je déchirais Xantippe.
Je faisais attention, maintenant. Je lacérai la planète presque d’un pôle à l’autre ; et les bords de la blessure s’écartèrent presque comme si la planète avait été enveloppée dans du papier. En-dessous, sa couleur était un olive terne, veiné d’écarlate. Je m’acharnai sur cette incision, enfonçant chaque fois plus profondément la boule de feu. L’ovoïde affaibli avait tendance à rassembler ses bords mais la boule de feu irrésistible les coupait sur son passage. Quand la boule de feu eût fait son œuvre, la structure tout entière s’écroula affreusement sur elle-même. J’éprouvai une immense légèreté et ensuite une souffrance intolérable. Je me souviens de m’être étiré sur le fauteuil, en proie à une offensive inouïe venant de l’intérieur de mon corps. Puis je heurtai le plancher de la tête et des épaules et fus seul à nouveau dans les douces ténèbres.
Une succession de lumières blessantes, d’odeurs apaisantes, le son d’arcs et d’eau ruisselante. Quelques-uns des sons étaient séparés par des semaines ; certains par des secondes. Parfois, j’étais conscient et je voyais des gens marcher sur la pointe des pieds. Une fois, je crus entendre de la musique.
Mais enfin je m’éveillai, très faible, parce qu’une main s’était posée sur mon épaule. Je levai les yeux. C’était le docteur Renn. Il paraissait plus vieux.
— Comment vous sentez-vous, Rip ?
— J’ai faim.
Il se mit à rire.
— Bravo ! Savez-vous où vous êtes ?
Je secouai la tête, surpris de ne pas en souffrir.
— Sur Terre, dit-il. À l’hôpital Psychologique. Vous en avez bavé, mon garçon.
— Que s’est-il passé ?
— Beaucoup de choses. Nous savons tout grâce aux renseignements audio-visuels extérieurs et intérieurs du vaisseau. Vous avez mis Xantippe en pièces. Par ailleurs, vous avez jeté Bort Brecht sur la famille Hartley, qui l’a ensuite littéralement mis en pièces. Cela nous a coûté trois vies ; mais Xantippe n’existe plus.
— Alors… j’ai détruit le projecteur du champ…
— Vous avez détruit Xantippe. Vous avez… tué Xantippe. La planète était… une chose à laquelle j’ose à peine penser. Avez-vous jamais vu une hydroméduse Terrienne ?
— Vous voulez dire une de ces masses gélatineuses qui flottent sur la mer et jettent des tentacules paralysantes pour prendre des poissons ?
— C’est cela. Une physalie. Xantippe était cela et son étrange champ mental lui servait de tentacules. Habitante de l’espace, elle engloutissait tout ce qui venait à sa portée. Elle tuait ce qu’elle pouvait tuer, digérait ce qu’elle pouvait digérer. L’examen des photos montre qu’elle s’apprêtait à libérer un immense nuage de spores. Une révolution de plus autour de Betelgeuse et elle l’aurait fait.
— Comment se fait-il que j’aie cédé comme ça ?
Je commençais à me souvenir.
— Vous étiez moins bien protégé que les autres. Quand nous avons entraîné l’équipage nous avons très soigneusement doublé les personnalités : haine paranoïaque pour leur faire franchir le champ et reversion immédiate sous l’influence du champ. Mais votre personnalité était la seule que nous n’ayons pu dédoubler. Vous étiez donc le chef… l’homme choisi pour mener la tâche à bien. Tout ce que nous avons pu faire, c’est implanter en vous le désir de détruire Xantippe. Vous avez fait le reste. Mais quand le poids psychique du champ vous a quitté, votre esprit a cédé. On a eu du mal à vous le rendre, croyez-moi !
— Pourquoi tout ce cirque au sujet du « seul homme sain d’esprit » ?
Renn sourit.
— C’était pour que le reste de l’équipage se sente assez sûr de lui. Et pour vous ôter la tentative de prendre le commandement avant que le champ ne soit atteint, sachant que les autres, commandant compris, n’étaient pas responsables de leurs actes.
— Qu’est-il arrivé aux autres, après la disparition du champ ?
— Ils sont redevenus à peu près normaux. Pas tout à fait. Le quartier-maître a mis aux fers le reste de l’équipage juste avant d’atteindre la Terre et nous l’a remis en jurant qu’il s’agissait d’espions insurrectionnistes ! Quant à vous, un commandement vous attend, si vous en avez envie.
— J’en ai envie, dis-je.
Il me tapa sur l’épaule et s’en alla. Après quoi, on m’apporta un diner digne d’un homme affamé.