IL N’Y A PAS DE DÉFENSE{3}

 

Au mépris de tout formalisme, Belter déboutonna sa veste et s’adossa sur son siège. À tour de rôle, il contempla chacun des membres du Conseil Militaire Solaire et grinça :

— Mettez-vous à l’aise ; parce que je vous jure que même si je dois vous enchaîner à cette table jusqu’à ce que le soleil gèle, je passerai ce rapport jusqu’à ce que quelqu’un trouve une solution. À part Le Trépas, tout peut être vaincu d’une façon ou d’une autre. Ce truc comporte une faiblesse quelconque. Elle doit se trouver dans l’enregistrement. Donc, nous le regarderons jusqu’à ce que nous l’ayons découverte. Soyez aux aguets. Toi aussi, Leess.

Le Jupitérien en bouteille eut un immense haussement d’épaules. L’organe sensoriel infrarouge de son céphalothorax rougit tandis que les paroles de Belter crépitaient dans le traduvox. Tout en fronçant les sourcils. Belter réprima un élan de sympathie envers cette créature. Le Jupitérien n’était pas seulement prisonnier de la bouteille qui lui fournissait son atmosphère et sa gravité. Leess représentait une race déshonorée et vaincue. Sa présence à la table de conférence ne signifiait rien… rien qu’un geste de courtoisie, émanant du feu, de l’acier et du Trépas. Cependant, l’expression de Belter ne changea pas. Il n’avait pas le temps, maintenant, de s’attendrir sur ceux dont la fortune de guerre était toujours mauvaise.

Belter fit un signe à l’ordonnance. Un soupir, soupir d’anxiété et de lassitude, fut poussé à l’unisson par tous les membres du Conseil. Les lumières faiblirent et le rapport apparut à nouveau sur le seul mur plan de l’immense salle.

D’abord, les données astronomiques provenant du Dôme Plutonien, montrant les premiers signes de l’Envahisseur approchant, venant de la direction de l’Anneau Lyrien : équations, calculs, schéma, photographies. Celles-ci dataient de trois ans, des phases finales de la guerre Jupitérienne. Le Dôme Plutonien n’était pas visité à ce moment-là. C’était un observatoire complètement automatisé et ses informations n’étaient pas nécessaires durant la guerre interplanétaire. L’observatoire n’était donc pas équipé de transmissions instantanées ; il stockait ses informations jusqu’à ce que, la guerre finie, on vienne les chercher. La base d’observation militaire sur la lune rétrograde de Neptune était considérée comme amplement suffisante pour surveiller la région du Système Solaire. C’est-à-dire qu’il y avait eu une base là-bas…

Mais bien entendu l’Envahisseur avait largement pénétré dans le Système Solaire avant que quiconque ait vu les enregistrements de Pluton. Et à ce moment-là…

La scène murale fondit, devint la transcription du message instantané reçu par le Q.G. Terrien, équipé pour recevoir tout signal d’alarme émanant des avant-postes.

La transcription montrait l’intérieur de l’observatoire militaire Neptunien, juste avant que les observateurs n’entendissent l’alarme. L’un d’eux était affalé sur un siège devant le tableau de contrôle ; l’autre, un lieutenant mince au teint brûlé des Colons Martiens, se raidit et regarda l’ampoule clignotante de l’ » Alarme Générale ». Le son bas et insistant du signal d’appel aux postes de combat martela l’écran. La transmission sonore était excellente. Les conseillers entendirent nettement le lieutenant reprendre son souffle et la voix claire dont il ordonna :

— Colin ! Alarme ! Relèvement !

— Relèvement, mon lieutenant, dit le soldat.

Ses doigts volèrent sur le tableau.

— Espace sidéral, mon lieutenant. Un Jupitérien, peut-être… sur notre flanc.

— Je ne crois pas. Si ce qui reste de leur flotte pouvait attaquer, ce serait sûrement contre la Terre. Quelle grandeur ?

— Je n’ai pas… oh, le voilà mon lieutenant, dit le soldat. Un objet de la taille d’un Classe III-A. lourd.

— Un vaisseau ?

— Je ne sais pas, mon lieutenant. Aucune radiation chaude de réacteurs. Magnétoscope à zéro.

— Mettez un traceur dessus.

Les mains de Belter se crispèrent sur la table. Chaque fois qu’il voyait cette partie de la transcription, il avait envie de se lever et d’hurler : Non, espèce d’idiot ! L’ennemi n’aura qu’à suivre ton rayon ! Le tracioscope suivait tout ce sur quoi il était dirigé, et en ramenait une image magnifiée. Mais pour ce faire il laissait trop de vhf facile à repérer.

Se détendre fut un effort, conscient. Je suis stupide, pensa-t-il sombrement. Avoir envie d’engueuler ces types… alors qu’ils sont morts.

L’écran du tracioscope parut sur l’écran de l’observatoire. Contemplant avec effroi cette ombre d’une ombre, le Conseil vit à nouveau la silhouette familière et terrible de l’Envahisseur… trapue, laide, manifestement non destinée à une atmosphère. Plate ; tranquille derrière ce qui devait être d’impassables blindages météoriques ; car le vaisseau présentait bravement son flanc plat et le dessous de sa coque à tout ce qui pouvait être lancé contre lui.

— Un vaisseau, mon lieutenant ! dit, sans nécessité, le soldat.

— Il semble tourner sur son axe court. Toujours pas d’émanations de propulsion.

— Télémétrie ! dit le lieutenant dans un micro mural.

Trois ampoules s’allumèrent, indiquant que les batteries, prêtes, n’attendaient que l’indication de portée. Le lieutenant, les yeux rivés aux grands cadrans au-dessus de la tête de l’homme de troupe, hésita un instant puis dit :

— Automatiques ! Portée sur notre traceur. Les trois ampoules clignotèrent ; une fois chacune. Les enregistreurs de batterie s’allumèrent, montrant le contrôle automatique tandis que les tubes de lancement moyens et lourds viraient dans la direction de l’intrus.

Le vaisseau était toujours sur l’écran. Il tournait, lentement. Maintenant, une tache sombre était visible sur son flanc… un hublot ouvert. Un nuage de gaz ; et quelque chose tourbillonna, quitta le vaisseau, se dirigea vers le sondeur. Ils la virent presque distinctement… et puis la chose disparut.

— Ils ont lancé quelque chose sur nous, mon lieutenant !

— Tracez-le !

— Impossible, mon lieutenant !

— Vous avez vu le début de la trajectoire ! Ça venait par ici.

— Oui, mon lieutenant. Mais le radar ne l’enregistre pas. Je ne vois rien sur l’écran, non plus. C’est peut-être un gauchisseur ?

— Les gauchisseurs ne sont que théoriques, Colin. On ne fausse pas les impulsions radar autour d’un objet pour les rendre ensuite à leur direction originelle. Si ce truc-là gauchit quelque chose, il gauchit la lumière. Il…

Ensuite tous, sauf le Jupitérien, fermèrent les yeux tandis que l’horreur se répétait sur l’écran… l’éclatement de la paroi de l’observatoire ; l’immense fragment de métal déchiqueté qui envoya la tête du lieutenant tout droit dans la caméra. La scène s’estompa. La salle s’éclaira.

— Rapport suivant ! Non, un instant ! dit Belter. Qu’est-ce qui arrive à Hereford ?

Le délégué Pacifiste était affalé sur son siège, la tête sur ses bras appuyés sur la table. Le représentant des Colons Martiens l’effleura et Hereford leva son visage ridé de saint.

— Excusez-moi, dit-il.

— Vous êtes souffrant ? Hereford s’adossa avec lassitude.

— Souffrant ? répéta-t-il d’un ton vague.

Il n’était plus jeune. Après celle du Jupitérien, sa position était la plus étrange de toutes. Il représentait, comme tous les autres, un groupe. Mais non un groupe planétaire. Il représentait l’amalgame de toute la pensée pacifiste organisée du Système Solaire. Son siège au Conseil Militaire Solaire était un compromis ; une tentative de réponse à une question qui n’en comportait apparemment pas : un peuple peut-il se passer des militaires ? Beaucoup de gens pensaient que oui. Certains pensaient que non. Pour éviter tout extrémisme de part et d’autre, le chef d’une association sans précédent d’organisations pacifistes fut pourvu d’un siège au CMS. Il avait le même vote qu’un représentant planétaire.

— Souffrant ? répéta-t-il dans un souffle. Oui, je crois.

D’une main, il montra le mur nu.

— Pourquoi l’Envahisseur a-t-il fait cela ? Si inutile… si… si stupide. Il leva des yeux interrogateurs et Belter éprouva un élan de sympathie différente. L’intelligence pratique de Hereford était célèbre sur quatre planètes. Une intelligence nette, précise. Mais maintenant il ne pouvait poser que la plus simple des questions, comme un enfant trop fatigué pour ressentir totalement sa peur.

— Oui… pourquoi ? demanda Belter. Oh… laissons le reste du rapport. Je ne sais pas ce que vous pensez, vous autres, mais pour le moment je suis hypnotisé par cet engin mystérieux.

Pourquoi ? a demandé Hereford. Si nous le savions, nous pourrions agir. Programmer des défenses, en tout cas.

Quelqu’un murmura :

— Ce n’est pas une campagne. C’est de l’assassinat.

Exactement. L’Envahisseur lance une bombe à courte portée et anéantit notre base avancée. Après quoi il s’en va errer dans le Système, anéantit un phare astéroïde inhabité, perce le champ protecteur de Titan et tue la moitié de la population avec un catalyseur synthétisant de cyanogène. Il capture trois éclaireurs radar, les tient prisonniers dans une sorte de rayon-tracteur, les fait tourbillonner comme une pierre au bout d’une ficelle et les lance finalement sur la planète la plus proche. Vaisseaux Terriens, Martiens, Jupitériens… peu importe. Il va plus vite et peut battre tout ce que nous avons jusqu’à présent, sauf…

— Sauf Le Trépas, chuchota Hereford. Continuez, Belter. Je savais que nous en viendrions là.

— Eh bien, c’est vrai ! Et les villes ! S’il lance jamais une bombe désintégrante comme celle-là sur une ville, la ville disparaîtra et nous ne pourrons jamais la reconstruire. Nous ne pouvons pas communiquer avec l’Envahisseur. Il ignore nos signaux et si nous envoyons un rayon il nous charge ou lance une des bombes gauchissantes désintégrantes. Nous ne pouvons même pas capituler ! Il erre à travers le Système, changeant à tout moment de trajectoire et de vitesse et s’attaquant de temps en temps à quelque chose.

Le délégué Martien regarda Hereford et détourna les yeux.

— Je ne comprends pas pourquoi nous avons attendu si longtemps. J’ai vu Titan, Belter. Dans un siècle, il sera aussi mort que la Lune.

Il secoua la tête.

— Aucun accord Pacifique ne peut s’opposer à la défense du Système, si solennel que soit cet accord. Moi aussi j’ai voté la mise hors-la-loi du Trépas. Cette idée me répugne autant… autant qu’à Hereford. Mais les circonstances commandent. Allons-nous sacrifier tout ce que la race a acquis à un principe dépassé ? Allons-nous rester tranquillement assis derrière un chiffon de papier idéaliste pendant qu’une arme secrète nous massacre à loisir ?

— Un chiffon de papier, dit Hereford. Mon ami, avez-vous lu l’histoire ancienne ?

Le traduvox siffla et Leess parla. Les mots sans accent ni emphase ne reflétaient pas la colère que ceux connaissant les Jupitériens détectaient facilement grâce à la pâleur de l’organe sensoriel de la créature.

— Leess objecte phrase arme secrète. Homme de Mars suggère Envahisseur œuvre Jupitériens.

— Calme-toi, Leess, dit Belter.

Il tendit le bras et obligea le Martien à se rasseoir.

— Toi, surveille ton langage, sinon tu te retrouveras sur les canaux en train de coltiner du minerai. Leess, je crois que le délégué Martien s’est laissé emporter par ses sentiments. Personne ne pense que l’Envahisseur est Jupitérien. La chose vient de quelque part dans l’espace sidéral. Sa vélocité est très supérieure à tout ce que nous avons ; et quant à son armement… eh bien, si Jupiter avait eu quelque chose de semblable, vous n’auriez pas perdu la guerre. Et il y a eu Titan. Je ne pense pas que les Jupitériens massacreraient autant des leurs juste pour camoufler une nouvelle arme secrète.

Le Martien haussa légèrement les sourcils. Belter fronça les siens et le visage du Martien prit une impassibilité forcée. Le Jupitérien se détendit.

Belter s’adressa au Conseil en général, mais il regardait le Martien. Il grinça :

— La guerre est finie. Nous sommes tous des Solariens et l’Envahisseur menace notre Système. Après que nous nous serons débarrassés de lui, nous aurons le temps de nous engueuler. Pas avant. C’est clair ?

— Aucun humain fait confiance à Jupiter, bouda le Jupitérien. Aucun homme fait confiance à Leess. Leess pense pas. Leess aide pas. Sans confiance, Jupiter mieux mort.

Écœuré, Belter leva les mains. La susceptibilité et l’obstination du Jupitérien étaient bien connues.

— S’il y a une maladresse à faire, on peut compter sur un Martien pour la découvrir, gronda-t-il. Nous avons besoin de toutes les intelligences présentes. Le Jupitérien pense suffisamment différemment pour pouvoir nous aider à résoudre cette énigme et il a fallu que tu le mettes sur la touche.

Le Martien se mordit les lèvres. Belter se tourna vers le Jupitérien.

— Leess, je t’en prie… ne fais pas la forte tête. Le Système Solaire est peut-être un peu surpeuplé ces temps-ci, mais nous sommes tous contraints d’y vivre. Vas-tu coopérer avec nous ?

— Non. Homme Martien fait pas confiance à Jupiter. Mars meurt, Jupiter meurt, Terre meurt. Bien. Personne fait confiance à Jupiter.

La créature se plia sur elle-même. Un mouvement aussi éloquent qu’un menton haussé avec détermination.

— Leess est aussi concerné que nous, dit le Martien. Nous devrions…

— Assez ! aboya Belter. Tu en as assez dit. Concentre-toi sur l’Envahisseur et laisse Leess tranquille. Il a un vote dans ce Conseil et, partant, il a le droit de s’abstenir de voter.

— Dans quel camp es-tu ? gronda le Martien en se dressant.

Belter se leva aussi mais la voix profonde et – douce de Hereford s’éleva entre eux comme une barrière. Le délégué Pacifiste dit :

— Il est dans le camp du Système. Comme nous devons l’être tous. Nous n’avons pas le choix. Vous autres Martiens êtes des guerriers. Pensez-vous pouvoir vous séparer de nous et vaincre l’Envahisseur ?

Le visage empourpré, le Martien ouvrit la bouche, la referma, se rassit. Hereford regarda Belter. Celui-ci se rassit aussi. La tension diminua dans la salle ; mais deux hommes au moins se promirent mentalement de régler leur différend à un moment plus propice.

Belter contempla ses mains jusqu’à ce qu’il n’eût plus besoin de maîtriser leur frémissement. Puis il dit, calmement :

— Eh bien, messieurs, nous avons tout essayé. Il n’y a pas de défense. Nous avons perdu des hommes, des vaisseaux, des bases. Nous en perdrons encore. Si l’Envahisseur pouvait être détruit, nous aurions au moins un peu de temps pour nous préparer.

— Nous préparer ? questionna Hereford.

— Certainement. Vous n’imaginez pas un instant que ce vaisseau n’est pas, ou ne sera pas bientôt, en communication avec sa propre race ? Supposons que nous ne puissions le détruire. Il pourra retourner là d’où il vient, avec l’information qu’il existe ici une culture bonne à prendre, ne possédant aucune arme pouvant les inquiéter. Vous ne pouvez être assez naïfs pour croire que ce vaisseau est le seul qu’ils possèdent, ou le seul que nous verrons jamais ! Notre seul recours est d’anéantir ce vaisseau et nous préparer ensuite à une invasion de taille. Si elle ne vient pas avant que nous soyons prêts, notre seule chance de salut sera de les envahir eux, où qu’ils soient !

Hereford secoua tristement la tête.

— Toujours la même excuse.

Le poing de Belter s’abattit sur la table.

— Hereford, je sais que la Paix Solaire est un immense progrès culturel. Je sais que déconditionner la population accoutumée à la vie pacifique de trois planètes et d’une centaine de colonies est une décision destructive. Mais… pouvez-vous suggérer un moyen de rester pacifiques tout en sauvant notre Système ? Le pouvez-vous ?

— Oui… si… si les Envahisseurs peuvent être persuadés d’adopter la voie pacifique.

— Alors qu’ils refusent toute communication ? Alors qu’ils commettent des actes de guerre irraisonnés ? Sans plan, sans conquête, apparemment pour la joie pure de détruire ? Hereford… nous n’avons pas affaire à une race solarienne. Ceci est une forme de vie tellement différente dans ses buts et sa logique que nous ne pouvons que riposter. Le feu contre le feu ! Vous avez parlé de l’histoire ancienne. Le fascisme n’a-t-il pas été vaincu lorsque les nations démocratiques devinrent presque fascistes afin de le terrasser ?

— Non, dit fermement Hereford. Les fruits du fascisme furent terrassés. Le fascisme en soi ne fut vaincu que par la démocratie.

Perplexe, Belter secoua la tête.

— Ça n’a pas de rapport. Je… je le crois, ajouta-t-il, car c’était un homme très loyal.

— Pour en revenir à l’Envahisseur : nous avons une arme avec laquelle nous pouvons l’anéantir. Nous ne pouvons nous en servir maintenant parce que les peuples Solaires ont résolu de la mettre hors la loi à jamais. La loi est claire : le Trépas ne doit être employé à aucune fin, en aucune circonstance. Nous, les militaires, pouvons dire que nous en avons besoin jusqu’à ce que nous n’ayons plus de souffle, mais nos chances de l’obtenir sont infimes à moins que le public ne nous soutienne pour que la loi soit abrogée. L’Envahisseur est là depuis plus de dix-huit mois et en dépit de ses déprédations, il n’y a aucune indication que le public soutiendrait une abrogation… Pourquoi cela ?

Il tendit un index épais.

— Parce qu’ils vous soutiennent, Hereford. Ils ont totalement assimilé votre attitude quasi religieuse de… comment l’appelez-vous ?

— L’Épreuve Morale.

— Oui… L’Épreuve Morale. La résistance culturelle mise à l’épreuve. La force de volonté de défendre un principe en dépit des événements, en dépit des changements et de circonstances exceptionnelles. Une noble attitude, Hereford, mais à moins que vous ne vous rétractiez, le public s’y tiendra. Nous pourrions peut-être l’y forcer ; et peut-être hériterions-nous d’une révolution. Beaucoup de gens seraient tués et nous affronterions finalement un ramassis d’idéalistes aux yeux innocents, prêts à défendre les principes pacifistes en mobilisant, de force au besoin, tous les Solariens aptes à porter les armes ! En attendant, l’Envahisseur… et peut-être ses copains, arrivés à la rescousse… continuera de circuler, tirant sur toute cible qui lui plait. Déjà les excités commencent à gueuler que l’Envahisseur a été envoyé pour mettre à l’épreuve leur amour de la paix. Ils disent que c’est la deuxième année de l’Épreuve Morale.

— Il ne se dédira pas, dit brusquement le Martien. Pourquoi le ferait-il ? Avec le poste qu’il a, il est paré jusqu’à sa mort.

— C’est une manière répugnante de présenter les faits ! grinça Belter, qui se demanda : Le vieux saint est-il très attaché au pouvoir personnel ?

— Pourquoi toutes ces pressions ? fit doucement Hereford. Vous, Belter, avec vos raisonnements martiaux ; et notre collègue Martien, avec ses insultes personnelles… pourquoi ne pas voter ?

Belter le fixa. Y avait-il une chance pour que le vieil homme accepte le vœu de la majorité du Conseil ? L’opinion majoritaire du Conseil n’était pas nécessairement l’opinion majoritaire des Systèmes. De plus… combien de membres du Conseil suivraient Hereford si celui-ci votait contre ?

Belter inspira profondément.

— Nous devons savoir à quoi nous en tenir, dit-il. Sans formalité, votons à main levée. Devons-nous employer Le Trépas contre l’Envahisseur ?

Tous les hommes regardèrent Hereford ; assis, immobile, yeux baissés. Avec défi, le Martien leva la main. Le délégué Colonial de Phœbe.

— Titan l’imita. La Terre. La Ceinture.

— Cinq. Six. Huit. Neuf.

— Neuf, dit Belter. Il regarda le Jupitérien qui lui rendit son regard sans ciller. Il ne votait pas. Les mains de Hereford étaient sur la table.

— Trois quarts, dit Belter.

— Insuffisant, répliqua Hereford. La loi stipule plus des trois quarts.

— Vous connaissez mon vote.

— Je regrette, Belter. Vous ne pouvez pas voter. En tant que président vous ne pouvez rien à moins que tous les membres ne votent. À ce moment-là tout ce que vous pouvez faire c’est établir un vote à égalité, remettant la question à un vote ultérieur. Le règlement a sciemment dénié une voix décisive au président. Franchement, Belter, je ne puis faire davantage. Je me suis abstenu et je vous ai empêché de voter. Si cela peut empêcher que Le Trépas ne soit employé…

Les phalanges de Belter craquèrent. Il songea à l’horreur de l’avant-poste, à la mort asphyxiante sur Titan et à l’anéantissement de l’astéroïde, sur lequel il n’y avait eu que des mines abandonnées. Il avait éclaté comme une petite nova et ce qu’il en restait ne salirait pas un mouchoir. C’était heureux pour tous les Solariens qu’une effroyable arme de guerre eût enfin été mise hors-la-loi, et par la volonté expresse des populations. Ce serait malheureux pour la civilisation si l’on faisait une exception à cette grande règle. Il était concevable qu’une fois le précédent établi, les effets à terme sur la civilisation pourraient être pires que tout ce que l’Envahisseur pourrait faire. Et pourtant… sa vie durant, la philosophie de Belter lui avait enjoint d’agir. Agir. À tort ou à raison. Mais agir.

— Puis-je vous parler en particulier, Hereford ?

— Si c’est une question qui concerne le Conseil…

— Elle ne concerne que vous. Une question idéologique.

Hereford acquiesça, se leva.

— Ça ne prendra pas longtemps, jeta Belter aux autres, tout en laissant le délégué pacifiste le précéder dans une antichambre.

— Laissez-nous, Jerry, dit-il au garde. L’homme salua et sortit.

Belter s’appuya contre une table, croisa les bras et dit :

— Hereford, je vais en venir à l’essentiel du problème. Si je ne le fais pas, nous passerons le reste de nos vies à discuter de nécessités sociologiques, d’évolution culturelle et des lois de probabilité applicables aux intentions de l’Envahisseur. Je vais vous poser quelques questions. Claires. Essayez de me donner des réponses claires.

— Vous savez que je préfère cela.

— Bien. Le Mouvement Pacifiste s’emploie à empêcher la guerre, car il affirme qu’il existe toujours une solution meilleure.

— Exact.

— Et le Mouvement Pacifiste n’admet aucune nécessité de violence, sous quelque forme que ce soit, et n’admet aucune exception concevable à ce postulat.

— Exact.

— Hereford… faites bien attention. Vous et moi sommes ici à cause de l’Envahisseur et à cause du refus du Mouvement Pacifiste de permettre l’usage de la seule défense existante.

— Évidemment.

— Bon. Une chose encore. Je vous estime plus qu’aucun autre homme que je connaisse. Cela s’applique aussi à votre œuvre. Vous me croyez ?

Hereford sourit lentement et acquiesça.

— Je vous crois.

— Eh bien, c’est vrai, dit Belter. De toute sa force, main ouverte, il frappa Hereford au visage.

L’homme plus âgé tituba. Il porta ses doigts à sa bouche. Son regard incrédule fixa Belter qui se tenait les bras croisés, impassible. L’incrédulité fit lentement place à la perplexité ; puis le chagrin commença à paraître.

— Pourquoi… ?

Mais avant qu’il pût continuer, Belter fut à nouveau sur lui. Il le frappa à la poitrine et lorsque le délégué Pacifiste baissa les mains, il le frappa encore deux fois au visage. Avec un son inarticulé, Hereford se protégea la bouche. Belter le frappa à l’estomac.

Avec une plainte, Hereford se tourna vers la porte. Belter bondit, le jeta à terre. Ils roulèrent sur le tapis épais. Belter se dégagea, tira Hereford sur ses pieds et le frappa à nouveau. Hereford secoua la tête et commença à s’affaisser, bras sur sa tête. Belter le redressa, attendit une ouverture et lui donna encore un coup cinglant sur la bouche. Hereford grogna ; avant que Belter ne se rende compte de ce qui lui arrivait, Hereford lui asséna un droit magistral qui le toucha moitié au menton, moitié à l’omoplate. Belter quitta le plancher et tomba lourdement à deux mètres. Il leva les yeux, vit Hereford au-dessus de lui, poings serrés.

— Debout ! dit le délégué Pacifiste d’une voix rauque.

Belter s’allongea, mit ses mains sous sa tête cracha un peu de sang et se mit à rire.

— Debout !

Belter se leva lentement.

— C’est fini, Hereford. Plus de violence, je vous le promets.

Grimaçant, Hereford recula.

— Vous avez cru, cracha-t-il, que des moyens aussi infantiles et stupides me forceraient à approuver le meurtre ?

— Oui, dit Belter.

— Vous êtes fou, dit Hereford.

Il alla à la porte.

— Attendez !

La voix de Belter contenait un ordre impératif. Cette autorité, et l’homme qui la possédait, avaient valu à Belter la situation qu’il occupait. Tout aussi surprenante était la douceur de sa voix lorsqu’il dit :

— Revenez, Hereford. Laisser tomber une leçon à moitié assimilée ne vous ressemble pas.

S’il avait dit « à moitié terminée », il aurait perdu le match. Hereford rebroussa chemin lentement, disant à regret :

— Je vous connais, Belter. Je sais qu’il y a une raison à ceci. Mais il faudra qu’elle soit bonne !

Belter avait repris sa place contre la table. Il croisa ses bras.

— Hereford, une question très simple de plus. Le Mouvement Pacifiste n’admet aucune nécessité de violence, sous quelque forme que ce soit, et n’admet aucune exception concevable à ce postulat.

Sauf pour la respiration bien contrôlée on eût juré un enregistrement des paroles qu’il avait prononcées quelques instants plus tôt.

Hereford effleura sa bouche meurtrie.

— Alors, sourit. Belter, pourquoi m’avez-vous frappé ?

— Pourquoi ? Pourquoi m’avez-vous frappé ?

— Ce n’est pas ce que je vous ai demandé. Restons clairs. Pourquoi m’avez-vous frappé ?

— C’était… je ne sais pas. C’est arrivé. C’était le seul moyen de vous faire cesser.

Belter sourit. Hereford pataugea.

— Je vois où vous voulez en venir. À un parallèle quelconque entre l’Envahisseur et votre attaque contre moi. Mais vous m’avez attaqué par surprise, apparemment sans raison…

Le sourire de Belter s’accentua. Hereford pataugea de plus belle.

— Mais je… Il fallait que je vous frappe, sinon je…

— Hereford, dit doucement Belter, voulez-vous que nous retournions voter avant que votre œil ne devienne noir ?

 

Les trois vaisseaux du Trépas, chacun avec son escorte de contre-torpilleurs, se glissèrent dans la Ceinture des Astéroïdes. Delta, unité centrale, était flanqué de chaque côté par Epsilon et Sigma, qui se maintenaient à environ mille cinq cents kilomètres de l’unité centrale. Les vaisseaux avaient laissé la Terre en pleine controverse. Les commentateurs de la presse visuelle, écrite, ou parlée discutaient avec acharnement l’éternelle question des actes de gouvernants dûment élus. Nous sommes le peuple. Nous avons désigné ces hommes pour nous représenter. Que devons-nous faire lorsque leurs actes sont contraires à nos intérêts ?

Cependant… sont-ils contraires ? Quel changement peut-il se produire dans l’opinion d’un homme, et en cet homme lui-même, entre le moment de son élection et le moment où il vote sur une question vitale ? Pouvons-nous nous filer à notre premier jugement sur cet homme et faire confiance à son action comme nous lui faisions confiance au moment de l’élire ?

Et puis… la sécurité, éternel épouvantail. Quand un corps législatif décide d’une question militaire, l’information doit être censurée. Le Trépas était l’arme absolue. En dépit de la volonté de la majorité, il y avait encore ceux qui la voulaient à leurs propres fins ; des gens pensaient qu’on ne s’en était pas suffisamment servi dans la guerre ; d’autres pensaient qu’elle devait être assemblée et prête, comme dans une paix dictée et armée. Comme toujours, la masse était contrainte de surveiller ses paroles, et parfois sa pensée, afin de se protéger contre les minorités mégalomanes.

Un homme souffrait. Ailleurs, on trouvait colère, discours intellectuels, discussions éthiques, et même peur. Mais en un homme existait, suprêmement, la lutte entre l’éthique et la nécessité. Hereford avait seul le pouvoir de défaire sa propre œuvre. Ses fidèles le croiraient et acquiesceraient lorsqu’il leur demanderait de faire cette exception. L’ayant faite, ils ne le suivraient plus et il n’y aurait plus de place pour lui sur la Terre.

Son discours avait été simple, prononcé sans que la moindre trace de tourment fût visible sur son beau visage âgé. La chose accomplie, il quitta la Terre d’une façon contraire à tout ce qu’il avait jamais cru, dit, ou recommandé. Lui, le chef du Mouvement de Paix Solaire, l’homme qui détestait l’existence même des armes, quitta la Terre avec Belter et partagea le quartier des officiers sur un vaisseau de guerre. Et quel vaisseau de guerre ! L’unité-clé Delta, commandé par Osgood « Le Boucher », qui déclencherait Le Trépas.

Des mois durant ils traquèrent l’Envahisseur, à l’aide de leurs propres instruments et des informations relayées par différents avant-postes. Sous aucun prétexte ils ne se servirent de traceurs. Un observatoire et sept vaisseaux de ligne avaient été anéantis à cause de cela. La réaction de l’Envahisseur à un rayon direct était instantanée et terrible. Ils étaient donc contraints de se limiter à la lumière réfléchie – et il n’y en avait pas beaucoup, même venant des flancs audacieux et brillants du maraudeur – et à la détection des quatre types de radiations émises par le vaisseau à des accélérations différentes.

Les descriptions de l’Envahisseur augmentèrent, conduisant à certaines conclusions irréfutables. L’équipage de l’Envahisseur était colloïdal, comme toute vie connue, et serait donc vulnérable au Trépas. Ceci avait été déduit du fait que le vaisseau était clos, pressurisé, et contenait une atmosphère quelconque, ce qui excluait les formes de vie « cristallines » ou « énergétiques » suggérées en théorie. La nature désordonnée des attaques sauvages de l’Envahisseur provoqua plus de controverses que bien d’autres facteurs ; mais avec le passage du temps il devint évident que le but du vaisseau était de provoquer toute riposte dont le Système Solaire serait capable. Le vaisseau avait été bombardé, soumis à des rayons, et on avait même tenté de l’éperonner. En pure perte. Combien de temps resterait-il encore ? Quand ses commandants concluraient-ils qu’ils avaient tout affronté et repartiraient-ils en riant vers les abimes sidéraux afin de ramener des renforts ? Y avait-il quelque chose au monde – à part Le Trépas – capable d’atteindre l’Envahisseur, ou de l’arrêter, ou de le détruire ? Ou même de lui faire connaître la peur ?

Jusqu’au Jour T – le jour du Trépas – les milliards d’êtres ayant suivi Hereford espérèrent qu’une alternative serait trouvée, afin que leurs résolutions précédentes fussent suivies en esprit sinon à la lettre. Nombreux furent ceux qui travaillèrent à cette fin avec acharnement. Et ce fut la plus grande de toutes les anomalies ; car toutes les forces de la Paix s’étaient attelées à trouver des armes efficaces pouvant être employées à la place du Trépas. Naturellement, elles échouèrent.

Vint le jour où ils durent frapper. L’Envahisseur, après avoir presque disparu dans le nord céleste, revint à toute vitesse en une immense courbe qui passerait à travers le plan de l’écliptique juste au-delà de l’orbite de Jupiter. La trajectoire de l’Envahisseur était prévisible en dépit de sa maniabilité presque incroyable. Même pour lui existaient des limites de ralentissement et de virage : autre fait indiquant une vie colloïdale. Impossible de savoir s’il revenait attaquer les planètes ou s’il se livrait à une dernière observation avant de quitter le Système Solaire pour retourner à l’enfer inconnu d’où il était issu. Mais qu’il s’agit d’attaque ou de retraite, il fallait le détruire. Peut-être n’en aurait-on plus la possibilité.

Les trois vaisseaux du Trépas sortirent de la Ceinture, où ils s’étaient tenus tranquilles parmi les autres masses flottant dans cet immense anneau de débris. Gardant leur formation ils s’élancèrent avec une accélération écrasante ; leurs équipages étaient engourdis par la momentontine. Leurs trajectoires devaient couper celle de l’Envahisseur ou en tout cas le mettre à bonne portée du Trépas… dix-huit mille à trente mille kilomètres. Des sondeurs perfectionnés, sans rayons, vérifiaient la trajectoire de l’ennemi à tout instant, faisant des corrections automatiques et maintenant la formation des trois vaisseaux.

Delta avait un équipage Terrien. Epsilon était un vaisseau Martien et Sigma appartenait aux Coloniaux. À l’origine, on avait projeté de disséminer des Coloniaux dans les trois vaisseaux et d’employer un vaisseau Jupitérien. Mais Leess, le représentant de Jupiter, s’était opposé à toute participation Jupitérienne. Ce qui avait suscité un réveil violent des antipathies envers la plus grande planète. Le public était tellement opposé à l’emploi du Trépas que la responsabilité devait être partagée. Le refus obstiné et suicidaire de Jupiter de la partager fut inflexible ; la solidarité Jupitérienne était aussi complète que jamais.

Quatre jours plus tard, les tableaux de contrôle ramenèrent l’accélération à 1G et les conditionneurs d’air soufflèrent assez de superoxygène pour contrebalancer l’effet de la drogue d’accélération. L’équipage revint totalement à la vie et les officiers se rassemblèrent sur la passerelle du Delta. Hereford était présent aussi, à l’écart, le visage trompeusement calme. Ses yeux allaient de l’écran de proue à la carte des opérations, du visage absorbé de Belter au visage rogue du commandant Osgood.

Osgood, par-dessus son épaule, jeta un coup d’œil au chef Pacifiste. D’une voix ressemblant à du gravier passant dans une passoire, il grogna :

— Ça ne me plaît toujours pas que ce type soit ici. Vous êtes sûr qu’il serait, pas mieux dans sa cabine ?

— On a déjà parlé de tout ça, dit Belter avec lassitude. Commandant, vous m’excuserez, mais pourriez-vous prendre la peine de vous adresser directement à lui une fois de temps en temps ?

— Ça ne me dérange pas, sourit Hereford. Je comprends très bien son attitude. Je n’ai pas grand-chose à lui dire et beaucoup à dire de lui, ce qui est essentiellement son cas en ce qui me concerne. Ce n’est pas surprenant qu’il soit aussi ignorant de la politesse élémentaire que je le suis de la balistique spatiale. Belter sourit.

— D’accord, d’accord. Je ne suis qu’un pauvre militaire s’efforçant de faire la paix. Je me tais et je laisse le Boucher et vous-même à votre statu quo inimical.

— J’aimerais un peu de calme ici pendant un moment si ça ne vous dérange pas. Conseiller, dit Osgood. Il contemplait la carte tactique. Le point rouge représentant Epsilon était à l’extrême-droite ; la tache bleue de Sigma, à gauche ; tout en bas, l’éclair vert de Delta. Une ligne dorée au centre de la carte montrait le périmètre écliptique à travers lequel l’Envahisseur passerait probablement. Juste au-dessus, une tache blanche : l’Envahisseur lui-même.

Osgood effleura un bouton et un diagramme s’ajouta à la carte ; un diagramme de position montrant l’emplacement des trois vaisseaux de Mort relativement à l’objectif. Sigma et Epsilon étaient exactement au centre de leurs cercles de position blancs ; Delta était au bord inférieur du troisième cercle. Osgood apporta une correction légère au circuit de propulsion.

— La position est essentielle, expliqua Belter à Hereford.

— Le champ du Trépas est une résultante. Un nœud violent de vibrations centrées sur les points focaux contigus des champs opposés venant de Sigma et d’Epsilon. Le rayon venu de Delta – de nous – le déclenche. Une énorme tension existe à ce point focal et notre rayon y pénètre avec une force inouïe, la vibration change de fréquence au hasard, violemment. On a dit que l’espace lui-même vibre. Sottise de savants. Mais les fluides vibrent ; les gaz aussi, bien entendu ; et les colloïdes plus que tout le reste.

— Qu’arriverait-il si les positions n’étaient pas exactes ?

— Rien. Les deux points focaux des champs concentrés de Sigma et d’Epsilon ne coïncideraient pas et le rayon de Delta serait inutile. De plus, il pourrait, hélas, attirer l’Envahisseur sur nous. Pas immédiatement – sa vélocité à angle droit de notre trajectoire est trop grande – mais l’idée d’être traqué par ce monstre ne m’enchante pas.

Hereford écoutait gravement, regardant la carte, regardant Osgood.

— N’y a-t-il pas un grand danger, celui du Trépas s’étendant dans toutes les directions à partir du nœud, comme des ondes dans un étang ?

— Le processus rend ce danger minime. Le nœud s’éloigne de nos trois vaisseaux – encore une résultante, strictement liée au parallélogramme de force. Sa durée, son intensité, la distance qu’il couvre… cela, nous l’ignorons. Ça change selon ce qu’il rencontre. Une masse l’intensifie et le ralentit. L’énergie de presque n’importe quelle sorte l’accélère et le dissipe graduellement. Et-cela varie pour d’autres raisons que nous ne comprenons pas encore. La mise en place est très compliquée, vous l’avez vu. Nous n’osons pas déclencher Le Trépas de façon à ce qu’il risque de rencontrer une des planètes au cas où il durerait suffisamment longtemps. Nous avons dû interdire toute navigation spatiale entre nous et l’espace sidéral.

Hereford secoua lentement la tête.

— La séparation finale entre la mort et la destruction, dit-il d’un ton songeur. Aux temps anciens les armées s’affrontaient sur des champs de bataille et la mort seule désignait le vainqueur. Puis, graduellement, la destruction devint le facteur le plus important. Quelle quantité du matériel ennemi pouvait-on détruire ? Puis, avec les Guerres Atomiques et la Poussière, la mort seule redevint le but des combats. Maintenant le cercle est bouclé ; nous avons trouvé un moyen de tuer, de châtier, de torturer ; de dissoudre, lentement et implacablement, les cellules colloïdales tout en laissant les machines intactes. Ceci surpasse la barbarie de l’essence solidifiée. Cela prend plus longtemps, et…

— L’effet est total, acheva Belter.

La voix d’Osgood résonna durement dans le poste de commandement.

— Postes de combat !

Le panneau couvert d’écrans à ses côtés clignota sans interruption : tacticiens, techniciens, astronavigateurs, balisticiens et membres d’équipage obéissaient à l’ordre reçu. Les trois vaisseaux étaient représentés et un écran de contrôle résumait les informations ; les écrans des retardataires s’entouraient automatiquement de rouge. Mais on voyait peu de rouge et en quelques secondes il disparut. Osgood recula, jeta un coup d’œil à l’écran de contrôle puis à la carte, sur laquelle ici trois vaisseaux occupaient leurs cercles tactiques.

Le commandant se retourna. Pour la première fois de tous les mots harassants écoulés, il s’adressa directement à Hereford.

— Voulez-vous l’honneur du déclenchement ? Les narines de Hereford se dilatèrent mais sa voix resta calme. Il mit ses mains derrière son dos.

— Je vous remercie. Non.

— Je m’y attendais, dit le Boucher. Sa voix rocailleuse était pleine d’insulte.

Devant lui se trouvait une boite triangulaire d’où émergeaient trois petites manettes à poignées rondes. L’une était rouge, l’autre bleue. La troisième, placée entre et devant les autres, était verte. Osgood tira les deux premières. Immédiatement, une ligne rouge parut sur la carte, courant du symbole d’Epsilon jusqu’à la tache dorée, line ligne bleue venant de Sigma s’élança à sa rencontre. Juste au-dessus de la tache dorée planait la tache blanche représentant l’Envahisseur. Osgood la fixa attentivement tandis qu’elle descendait vers la tache dorée et la jonction des lignes bleue et rouge. Il posa sa main sur la manette verte, regarda une dernière fois les écrans et tira la poignée verte. Docile, une mince ligne verte parut sur la carte. Une brume pourpre envahit la tache dorée.

— C’est ça ! souffla Belter. Le nuage pourpre… Le Trépas !

Hereford, frémissant, s’appuya contre une paroi. Les bras croisés il serrait ses coudes. Manifestement, il tentait de maîtriser une émotion profonde.

— Rayon sur lui ! cracha Osgood. Je veux voir ça !

Belter bondit.

— Commandant ! Vous ne pouvez pas rayonner sur lui ! Rappelez-vous ce qui s’est passé à l’avant-poste !

Osgood jura.

— Nous avons tant d’énergie déjà entre lui et nous qu’un rayon sondeur ne fera pas grande différence. De toute façon, il est foutu ! ajouta-t-il avec exultation.

Le grand écran d’observation se couvrit de couleurs ondoyantes qui se fusèrent en une image nette de l’Envahisseur. Le rayon le suivait exactement ; il n’y avait donc pas de mouvement.

— Diagramme ! rugit Osgood.

Ses petits yeux étaient écarquillés, ses joues gonflées, ses lèvres humides.

Le quart inférieur de l’écran devint noir, puis montra soudain une image réduite de l’Envahisseur. Une brume pourpre avançait vers lui, devenant de plus en plus lumineuse.

— En plein dans le mille ! grinça Belter. Il se dirige tout droit dedans !

Brusquement, la grande image donna signe de vie. Un flot de feu bleu-blanc jaillit du flanc de l’Envahisseur.

— Ça alors ! siffla Osgood. Il a donc des réacteurs, après tout ! Il sait qu’il y a quelque chose devant lui, ne sait pas ce que c’est et va l’éviter même s’il faut qu’il tartine son équipage sur ses parois !

— Regardez ! s’écria Belter en montrant la carte.

— Il prend une courbe qui… qui… Bon Dieu, il est en train de tuer tout son équipage ! Il ne peut pas tourner comme ça !

— Peut-être qu’il veut en finir vite. Peut-être qu’il a déjà rencontré Le Trépas ailleurs ! exulta Osgood. Il a peur de l’affronter. Hé, Belter, l’intérieur de ce vaisseau va être joli à voir. Le Trépas va les réduire en gelée et ce virage à haute-G va étendre la gelée comme un aérosol à peinture !

— Ex… excus…

Hereford ne put rien dire de plus. Il se tourna et sortit en titubant. Belter fit un pas pour le suivre, hésita, retourna devant la carte.

Pourpre, or, blanc, rouge, bleu et vert scintillaient ensemble. Puis, lentement, la tache blanche avança vers le bord du lac coloré.

— Commandant ! Ses réacteurs de côté marchent toujours !

— Pourquoi pas ? dit joyeusement le Boucher. Ses commandes étaient réglées comme ça lorsque ses officiers ont été émulsifiés. Dans un moment il n’aura plus de carburant et nous pourrons monter à son bord.

Un clic sur l’écran principal des communications, et un visage apparut.

— Epsilon, dit l’homme.

— Joli travail, Hoster, dit Osgood en se frottant les mains.

— Merci commandant, dit le capitaine du vaisseau Martien. Commandant, mes astronavigateurs ont extrapolé le changement de trajectoire de l’épave. Si ses réacteurs continuent à fonctionner, elle va passer très près de nous.

— Surveillez-la, alors, dit Osgood. Si elle approche de trop, écartez-vous. Je parie mes galons que vous ne risquez rien.

Il se mit à rire.

— Il est foutu. Vous pourrez l’éviter. Je me fous si c’est seulement de cinquante mètres.

Le Martien salua. Osgood intervint avant que l’image ne s’estompe.

— Hoster !

— Commandant ?

— Je vous connais, vous autres Martiens. Des dingues de la gâchette. Quoi qu’il arrive, Hoster, vous ne devez pas bombarder ou rayonner cette épave. C’est compris ?

— Oui, commandant, dit le Martien avec raideur. Son image disparut.

— Ces Martiens ! dit Osgood. Sanguinaires comme personne.

— Commandant, dit Belter, il m’arrive parfois de comprendre les sentiments de Hereford à votre égard.

— Je prends ça pour un compliment, rétorqua le Boucher.

Ils passèrent les deux heures suivantes à observer la carte tactique. Les générateurs du Trépas avaient été coupés depuis longtemps et Le Trépas lui-même apparaissait sur la carte comme une tache pourpre se rapetissant, dirigée vers l’espace extérieur. Le pourpre se fanait déjà. Mais les réacteurs de flanc de l’épave fonctionnaient toujours et l’épave suivait une courbe impossible. Les astronavigateurs Martiens avaient vu désagréablement juste. Le capitaine Hoster avait reçu l’ordre de s’écarter.

Le point blanc se rapprochait de plus en plus du point rouge qui était Epsilon. Des téléobjectifs étaient braqués sur les deux vaisseaux ; le Martien avait commencé à décélérer puissamment afin de sortir de cette courbe raisonnée.

— Ça n’a pas l’air fameux, dit Belter après avoir soigneusement étudié la trajectoire de l’épave.

— Foutaises, dit Osgood, soucieux. Mais ce serait idiot de perdre un vaisseau après avoir battu l’ennemi.

Il se tourna vers le panneau de contrôle.

— Passez-moi Epsilon.

Il avait entamé son célèbre répertoire de jurons lorsque l’écran finit par s’éclairer. Le visage de Hoster était marbré de taches rouges.

— Qu’est-ce qu’il y a ? aboya Osgood. Vous en avez mis du temps à répondre ! Pourquoi n’avez-vous pas pris de momentomine ?

Le capitaine Hoster étreignit son micro.

— ’Coûtez, dit-il d’une voix épaisse.’Vahisseur veut nous avoir, c’est clair. Martiens se… laissent pas avoir. Sale coup… des Jupitériens.

— Maladie de l’accélération, dit calmement Belter. Il a dû avoir l’idée folle de ne pas prendre la drogue afin de rester sur le qui-vive.

— Hoster ! Vous êtes intoxiqué ! On ne peut pas prendre de momentomine pendant autant d’années et rester sobre en décélération sans en avoir pris. Vous êtes relevé. Prenez une dose et couchez-vous. Passez-moi votre second.

— ’Coûtez, mon vieux Boucher, grimaça le Martien. J’sais c’que j’fais, moi. J’veux pas d’his… d’histoires avec vous. J’suis occupé, vous voyez ? Occupez-vous de votre vaisseau, je m’occupe du mien. J’vais donner à ce Jupitérien une bonne giclée de Titanite s’il fait l’malin avec moi. L’écran devint obscur.

— Hoster ! rugit le commandant. Radio ! Redonnez-moi ce forcené !

Un micro répliqua promptement :

— Impossible, commandant. Pas de réponse d’Epsilon.

Écumant de rage impuissante, Osgood se tourna vers Belter.

— S’il jette seulement un regard de travers sur cette épave, je le réduis au grade de transporteur de munitions et je l’envoie sur le côté soleil de Mercure ! Il nous faut cette épave !

— Pourquoi ? interrogea Belter.

Il se demanda ensuite pourquoi il avait posé la question, car il connaissait la réponse. L’influence de Hereford, sans doute. Si Hereford avait été encore présent, il aurait posé cette question.

— Quatre propulsions dont nous ignorons tout. Une bombe camouflée à effet de distorsion. Un rayon en chaîne qui a soufflé l’astéroïde l’année dernière. Et probablement des tas d’autres secrets. Bon Dieu, ça, c’est un vaisseau de guerre !

— Certainement, dit Belter. Certainement. La Paix Spatiale, songea-t-il. Un énorme progrès

— Mettez-les moi sur un écran, grinça Osgood. Ils sont suffisamment près… Hé, Belter, regardez la coque de ce vaisseau ! Vous voyez pourquoi il peut freiner et tourner comme ça ?

— Non, je… Oh ! Je vois ce que vous voulez dire. Des réacteurs latéraux… mais quels latéraux !

— Fonctionnels, dit Osgood. Sans nos traditions navales, nous les aurions eus il y a cent ans. Nous avons mis tous nos réacteurs à l’arrière. Ça nous donne une bonne poussée, oui. Mais regardez ce qu’il a ! L’équivalent de dix ou douze de nos assemblages arrière. Quelle race à bien pu supporter de telles accélérations ?

Belter secoua la tête.

— S’ils l’ont construit comme ça c’est qu’ils pouvaient les supporter.

Il jeta un regard songeur sur la trajectoire de l’épave.

— Commandant, vous ne croyez pas…

Partageant apparemment la même effroyable pensée, Osgood dit, mal à l’aise :

— Certainement pas. Le Trépas. Ils ont passé dans Le Trépas.

— Oui, dit Belter.

Sa voix contenait un soulagement qu’il n’éprouvait pas. Il regarda l’écran, puis saisit le bras d’Osgood. Celui-ci jura et se jeta vers le panneau de contrôle.

— Contact avec Epsilon ! Dites-lui de cesser le feu et de me faire son rapport ! Le soleil emporte ce petit salaud de colonial ! Je le ferai suer sur Mercure ! Je…

Belter grogna et mit son bras sur ses yeux. L’écran flamboyait. Les boucliers automatiques claquèrent en place. Quand il put regarder à nouveau, l’Envahisseur était sur l’écran. Epsilon n’y était plus.

Lorsqu’un peu de calme fut revenu, Osgood s’affala sur un siège.

— J’aurais préféré que nous ayons un vaisseau Jupitérien là-bas, au lieu du Martien, gronda-t-il. Je me fous de ce qu’ils nous ont fait pendant la guerre, et de tout le reste. Ils obéissent aux ordres. Quand ils disent qu’ils feront quelque chose, ils le font. Pourquoi diable ont-ils refusé de venir avec nous ?

Belter lui expliqua comment le Jupitérien avait été insulté au Conseil.

— Ces Martiens irresponsables ! Tous des emportés ! dit le Boucher. Au nom des Pléiades pourquoi a-t-il fallu que ce crétin ivre tire sur l’épave ?

— Quelle épave ? fit sèchement Belter.

Osgood le fixa. Belter montra la carte. Le point blanc virait lentement vers le point vert… Delta. L’Envahisseur brillait toujours sur l’écran. Ses réacteurs n’étaient plus en action. Un des écrans de techniciens s’alluma.

— Détection au rapport, commandant.

— J’écoute.

— Forte radiation de la propulsion ennemie du type Deux, commandant.

— Co… compris.

L’écran s’éteignit. Le commandant Osgood ouvrit la bouche, la garda ouverte un très long moment et la referma soigneusement. Belter se mordit les joues pour s’interdire un rugissement de fou rire. Il savait que le Boucher voulait jurer ; mais qu’il était confronté avec une situation envers laquelle aucun juron ne s’avérait adéquat. Aucune vitupération n’était suffisante. Finalement, faiblement, il dit cette pire des choses… cette chose jusqu’ici impensable. Il dit :

— Ils ne sont pas morts.

Belter n’avait plus envie de rire.

— Ils ont traversé Le Trépas et ils ne sont pas morts, dit-il.

— Il n’y a pas de défense contre Le Trépas, affirma le commandant ; et Belter acquiesça.

Un écran s’éclaira. Une voix impersonnelle annonça :

— Mathématiques.

— Poursuivez, dit le Boucher.

— La trajectoire de l’épave coupera la nôtre, commandant, à moins que…

— Ne dites pas « l’épave », souffla Osgood. Dites « l’Envahisseur ».

Il s’adossa, ferma les yeux, s’essuya le visage avec un mouchoir en papier. Puis il serra les mâchoires, se leva, se tint très droit devant le panneau de commande tout en lissant sa veste d’uniforme.

— Batteries ! Pointez sur l’Envahisseur. Technique ! Mettez les batteries sur automatique. Tout… torpilles, rayons, artillerie ! Commandant à équipage. Commandant à équipage ! Préparez-vous à abandonner le vaisseau. Delta tirera automatiquement sur l’ennemi. Les navettes de sauvetage se disperseront. Prenez votre direction à partir de votre sas de lancement et maintenez-la jusqu’à ce que vous observiez une action décisive entre Delta et l’Envahisseur. Prenez le maximum de momentomine et tirez le maximum de vos navettes. Terminé.

Il se tourna vers Belter.

— Conseiller ! Ne discutez pas. Ce que je veux faire, c’est rester et combattre ; ce que je ferai, c’est abandonner mon vaisseau avec vous tous. Ma seule raison est que je veux avoir une chance d’assommer un Martien. Hoster a eu la connerie imbécile et infantile de tirer sur cet assassin.

Belter faillit rappeler au commandant que Hoster avait reçu l’ordre de laisser « l’épave » passer, au besoin, à cinquante mètres d’Epsilon. Il se contint. Cela n’avait plus d’importance. Hoster et ses hommes avaient été de bons astronautes, et Epsilon un bon vaisseau. Tous étaient morts maintenant, allongeant la liste commencée sur l’avant-poste.

— Vous connaissez votre station d’abandon, Belter ? Allez dans votre cabine, sortez cette vieille pédale pacifique et prenez-la avec vous. Je vous rejoindrai dès que tout le monde aura quitté le vaisseau. Allez, que ça saute !

Belter obéit. Les choses allaient trop vite. Il trouvait presque agréable de se soumettre à l’intelligence d’un autre plutôt que de rassembler la sienne.

Hereford était assis au bord de sa couchette.

— Que se passe-t-il, Belter ?

— On abandonne le vaisseau !

— Je sais cela, dit patiemment son aîné. Quand on appelle « tout l’équipage » sur un de ces vaisseaux, il n’y a pas à se tromper. Je veux savoir pourquoi.

— Nous sommes sous attaque. L’Envahisseur.

— Ah.

Hereford était très calme.

— Ça n’a pas marché.

— En effet, dit Belter.

— Je crois que je vais rester ici.

— Quoi ?

Hereford haussa les épaules.

— À quoi bon ? Qu’arrivera-t-il à la philosophie pacifiste lorsqu’on saura qu’il existe une défense contre Le Trépas ? Même s’il vient mille vaisseaux Envahisseurs, ou même un million, rien ne nous empêchera de nous entretuer. Je… je suis fatigué.

— Hereford.

Belter attendit que le vieil homme lève la tête et le regarde.

— Vous vous souvenez de ce jour-là, dans l’antichambre ? Faut-il recommencer ?

Hereford eut un lent sourire.

— Ne prenez pas cette peine, mon ami. Vous aurez suffisamment d’ennuis après que vous serez parti. Quant à moi… la seule utilité qui me reste est d’être un martyr.

Belter prit dans son casier personnel ses papiers et une bouteille de whisky.

— D’accord, dit-il. Buvons un verre en vitesse avant que je file.

Hereford sourit, acquiesça. Belter mit toute la momentomine dans le verre de Herefofd ; il en résulta que lorsqu’ils quittèrent le vaisseau, Belter perdit connaissance et manqua, selon le récit qu’on lui fit plus tard, un spectacle remarquable. Delta se battit contre l’Envahisseur jusqu’à ce qu’il ne lui restât qu’une tourelle supérieure. La tourelle continua de faire feu sur l’ennemi jusqu’à ce qu’une bombe, suffisant à désintégrer la moitié d’une planète, ne la réduise en poussière. Delta aussi était un bon vaisseau. L’Envahisseur monta à nouveau en rugissant vers le nord céleste sans toucher Sigma, terrifié. Belter reprit connaissance dans la navette de sauvetage, en compagnie du commandant et de Hereford. Celui-ci ressemblait à une illustration de l’Ancien Testament que Belter avait vue dans son enfance. La légende disait : « Et Moïse Jeta au Sol et Brisa les Deux Tables de Pierre. »

Ils furent recueillis par Sigma. C’était un énorme et vieux vaisseau logistique, deux fois reconverti – une fois du Commerce Colonial, une fois comme réceptacle négatif du Trépas. Sa cale avait les dimensions d’une salle de congrès et un tiers en était encore vide en dépit de l’immense réacteur atomique qu’il transportait. Son sas de cargaison était ouvert et les navettes du Delta y étaient attirées et rangées, ainsi que tous les débris pouvant être récupérés aux fins d’examen.

La cale était une véritable ruche. Des hommes en combinaisons spatiales faisaient entrer les navettes à l’aide de barres télescopiques pourvues à chaque extrémité d’un grappin magnétique. Une extrémité était placée sur la coque d’une navette, l’autre sur le pont, ou un panneau, ou une épontille. Puis, en contractant ou étendant la barre au moyen de sa pile énergétique incorporée, la navette était tirée ou poussée dans son logement.

Les navettes étaient parvenues au rendez-vous après deux jours de signaux et de navigation prudente. Il n’en manquait que deux, victimes sans doute de débris. Qu’il y eut tant de survivants était sans doute dû au fait qu’après la dernière explosion il restait très peu de débris suffisamment grands pour causer des dommages.

La navette d’Osgood attendit que toutes les autres fussent entrées. Lorsqu’elle pénétra dans la cale, toutes les autres étaient en place et leurs équipages étaient déjà dans les coursives du Sigma où on leur dispensait rafraîchissements et soins. Lorsque la petite « bulle » fut en place, le sas de chargement fut refermé, scellé, et la cale fut remplie d’air. Le commandant du Sigma ouvrit lui-même l’écoutille ; Osgood émergea, suivi par Belter, étourdi, et Hereford, abattu.

— Votre vaisseau, commandant, dit le capitaine du Sigma selon l’usage de la remise d’un vaisseau à un supérieur.

— Ouais. En ce moment, il m’en faut un, dit le Boucher.

Il s’étira, regarda autour de lui.

— Vous avez récupéré des débris du Martien ?

Grand, soucieux, dégingandé, il venait du Dôme Vénusien. Son nom comportait tant de syllabes qu’on n’employait que les trois premières : Holovik.

— Et peu de chose de Delta, malheureusement. Que… que s’est-il passé ?

— Vous l’avez vu, n’est-ce pas ? Alors ? Si vous n’arrivez pas à le dire, je le dirai, dit nettement Osgood. Il a une défense contre Le Trépas. C’est pas beau, ça ?

— Oui, commandant.

Les lignes horizontales sur le front du capitaine Holovik s’accentuèrent, et les coins de sa bouche s’abaissèrent.

— Oui, c’est beau.

— N’éclatez pas en sanglots ! grinça le commandant.

Il regarda l’amoncellement de débris récupérés.

— Mettez tous les techniciens disponibles sur ces débris. Qu’on sache s’il y en a de radioactifs et si oui, combien et de quel type. Qu’est-ce que c’est que ça ?

« Ça » consistait en un cylindre effilé, long de dix mètres, avec trois courts mâts d’antenne projetés à angles droits de l’axe allongé, près de chaque extrémité arrondie.

— Je ne sais pas, commandant, dit Holovik. Je savais qu’il y avait des… euh, des armes nouvelles. On ne nous renseigne pas comme pendant la guerre…

— Cessez de marmonner, mon garçon ! Si c’est une arme secrète, elle ne provient pas du Delta.

— Ni d’Epsilon, intervint Belter. J’ai contrôlé tout ce qui se trouvait de ce genre à bord de ces vaisseaux.

— Alors d’où… Oh !

Son exclamation fut reprise par Belter et deux jeunes officiers qui avaient entendu la conversation. C’était un son empli de respect. Comme était respectueuse la retraite inconsciente qu’ils firent tous jusqu’au sas donnant accès à l’intérieur.

Hereford, qui n’avait pas prononcé une parole depuis près de vingt-quatre heures, demanda :

— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas, souffla Belter, mais j’aimerais bien qu’il soit loin d’ici. Très loin. Ça appartient à l’Envahisseur.

— Sor… sortez ça d’ici ! Et en vitesse !

Ils entrèrent hâtivement dans le sas intérieur et fermèrent l’écoutille de cale derrière eux, laissant trois matelots en scaphandre et un officier sortir précautionneusement le cylindre par le sas extérieur.

— Vous êtes un crétin, dit Osgood au capitaine. Vous êtes un imbécile incompétent. Qu’est-ce qui vous a pris de faire entrer un objet non identifié ?

— Je… c’était… je ne sais pas, bredouilla Holovik. Belter s’émerveilla du degré d’inquiétude que le visage du capitaine était capable d’exprimer.

Un jeune officier de communications prit la parole.

— C’était l’objet qui n’a été perçu par les détecteurs qu’à la distance de 1 km 500, commandant, rappela-t-il. Je ne le comprends toujours pas. Tous nos détecteurs perçoivent à un minimum de soixante-quinze mille kilomètres. Je suis prêt à jurer que notre matériel était en ordre et pourtant nous n’avons pas perçu cet objet jusqu’à ce qu’il soit sur nous.

— Quelqu’un roupillait à la Détection, grogna le Boucher.

— Attendez, commandant.

Belter se tourna vers le jeune homme.

— La direction de cet objet ?

— Droit sur nous, Conseiller. Trajectoire d’intersection venant à l’avant, sur la gauche. Nous l’avons défléchi et ramené avec les tracteurs courts.

Il est apparu par miracle, hein ? grinça Osgood. Alors vous l’avez invité à entrer !

— Il y avait beaucoup de débris dans ce secteur, commandant, dit faiblement Holovik. Nous étions très occupés… les traceurs donnent parfois des indications résultantes lorsqu’ils perçoivent simultanément deux objets séparés…

— Oui, et puis ils indiquent quelque chose là où il n’y a rien. Je vais vous casser de votre…

— Il me semble, dit Belter qui avait suivi sa propre pensée, que nous avons ici quelque chose de très similaire à ce qui a frappé l’avant-poste. Rappelez-vous ? Ils ont mis un traceur dessus dès qu’ils l’ont vu quitter l’Envahisseur. Et puis, plus rien. Invisible. Ni radiation, ni réflection radar. Mais la chose s’est approchée et a anéanti l’avant-poste.

— Le « déformateur » inexistant et hypothétique, fit Hereford avec un soupçon de son ancien sourire.

Osgood lui jeta un regard hostile.

— Si vous essayez de me dire que l’Envahisseur s’est servi d’un déformateur pour se protéger contre Le Trépas, vous trahissez votre ignorance. Le Trépas est une vibration, pas une radiation. C’est un effet physique, non un phénomène énergétique.

— Au diable Le Trépas ! éclata Belter. Vous ne comprenez pas ce que nous avons ici ? Un de leurs désintégrateurs. À courte portée, toujours à courte portée. Vous ne voyez pas ? C’est un déformateur et pour une raison quelconque il ne dispose que d’une quantité limitée d’énergie. L’Envahisseur s’est mis à faire feu sur Delta et lorsque Delta a riposté il a fait feu de toute sa puissance. Ceci doit être un de ses désintégrateurs, lancé pendant que Delta était encore intact et arrivé après qu’il s’était disloqué. Le désintégrateur a continué à chercher mais s’est trouvé à court de carburant avant d’atteindre Sigma. Voilà pourquoi les détecteurs l’ont perçu tout à coup.

— Ça paraît logique, dit le Boucher en regardant Belter comme s’il le voyait pour la première fois. Il pinça sa lèvre inférieure entre le pouce et l’index.

— Camouflage déformant, hein ? Hum… Je me demande si nous pourrions jeter un coup d’œil à cet engin. On pourrait peut-être construire quelque chose de semblable et approcher assez près de ce salopard pour lui faire de l’effet.

Il se tourna vers le soucieux Holovik.

— Capitaine ! Voyez si vous pouvez trouver deux techniciens volontaires pour désamorcer ce truc. Si vous n’obtenez pas de volontaires…

— Je les aurai, commandant, dit Holovik.

Pour la première fois, il parut un peu moins inquiet, ce qui lui donna un air désenchanté au lieu de funèbre.

Lorsque la demande passa sur l’intercom, les volontaires affluèrent. En quelques minutes, le Sigma prit une position d’attente à quelque trois cents kilomètres tandis qu’une équipe triée sur le volet travaillait sur la bombe dérivante. Elle était munie de trois caméras et le poste de commandement du Sigma était bourré de spécialistes. Chaque geste était soigneusement pesé ; chaque possibilité était soigneusement explorée avant qu’un geste fut fait.

Ils réussirent. Ce fut lent, et le suspense atteignit un point presque insupportable ; mais une fois que ce fut fait et qu’on put le voir, c’était incroyablement simple. Le cône de charge était fixé à la coque principale de la bombe. Les activateurs étaient dans le cône, contrôlés simplement par deux circuits de couplage. Le matériel chercheur, les circuits de proximité, la source énergétique, la propulsion et ce qui était apparemment l’unité de camouflage se trouvaient tous dans la coque.

Une torche fut fixée sur le cône de charge, qu’on laissa dériver. La précieuse coque fut tirée durant quelques kilomètres avec des pistolets à réaction et reprise par le vaisseau, qui s’éloigna alors et dirigea un rayon destructeur sur le virulent petit cône qui explosa en feu d’artifice, cessant d’exister.

 

À travers tout le Système Solaire, ateliers et laboratoires travaillèrent fiévreusement sur des plans et des maquettes de l’arme étrangère. L’une des premières découvertes faites fut que le terme tout à fait théorique et hautement répandu de « déformateur » était erroné. Le camouflage consistait en une complexité très ingénieuse de circuits situés dans des « peaux » concentriques, placées dans la coque. Chaque radiation perçue changeait le pouvoir inducteur spécifique de la coque de façon à lui faire renvoyer la fréquence exacte, à la même intensité que celle à laquelle elle avait été reçue, mais déphasée de cent quatre-vingts degrés. Le Centre du système était quelque chose qui eût pu être la millième génération d’un tube tétrode. Il « cherchait » si précisément qu’il pouvait traiter plusieurs fréquences presque simultanément. La propulsion nécessitait la plus grande partie de l’énergie. Elle comportait un générateur magnétique et un tube à induction magnétique, contenant un champ gravitique extrêmement intense, s’annulant à l’avant et de côté. La pression intensifiée inversée se trouvait donc à l’arrière. Les manœuvres se faisaient grâce aux variations d’intensité du champ par induction couplée des tubes mag-flux. La coque était d’un noir totalement absorbant et le missile d’un alliage transparent sous radiation dure.

Toutes les informations furent réunies et échangées. Des plans de recherches émanèrent constamment du Centre Scientifique. Les transmissions Etherfac étaient remplies de rapports de dernière minute sur tous les aspects du problème, et assaisonnées de communiqués fréquents sur la dernière position connue de l’Envahisseur. Durant plusieurs semaines après le Jour du Trépas, il s’était livré à une série de trajectoires apparemment sans but, sauf celui d’évaluer les dommages qu’il avait subis. Après cela il était resté sur une grande trajectoire circulaire, parallèle à l’écliptique Solaire. On présuma qu’il procédait à des réparations et faisait une reconnaissance. Les deux hypothèses étaient fondées, car il avait dû subir une pression inouïe durant sa courbe folle du Jour T. Comme auparavant, il restait le symbole de la terreur. Frapperait-il, et où ? Sinon, il partirait. Reviendrait-il ? Seul, ou avec une flotte ?

Si occupé qu’il fut, Belter parvenait à trouver le temps de se poser plusieurs questions. Sur les Jupitériens, par exemple. Ils avaient été d’une aide précieuse dans la reconstitution du système de camouflage, particulièrement dans leur modification de la pile d’énergie fissile qui s’y trouvait. Le progrès Jupitérien consistait en un moteur de dislocation au boron, élément ne figurant nulle part dans l’original, et donnant infiniment plus de rayon d’action à l’engin Solaire. Et, pourtant… il y avait dans la coopération Jupitérienne quelque chose qui ne concordait pas tout à fait avec leurs lignes de conduite habituelles. L’offense faite à Leess par le Martien n’avait pas, après tout, beaucoup d’importance. Leess lui en avait donné beaucoup en faisant adopter à sa planète une politique de non-coopération. Après le Jour T cette politique avait soudain été inversée. Cent fois, Belter haussa les épaules en se disant : « Les Jupitériens sont bizarres. » Cent fois, il se reposa la même question.

Autre souci inhabituel, celui que lui présenta un après-midi, en particulier, le délégué Martien.

— C’est ce Hereford, dit l’homme en grattant son cou hâlé.

— Il est trop calme. Je sais qu’il a perdu la face à cause de son vote sur Le Trépas, mais il a encore beaucoup de fidèles. Beaucoup trop, selon moi.

— Et alors ?

— Alors, au Jour J, quand nous enverrons dans l’espace une formation des nouveaux vaisseaux camouflés, qu’est-ce qui l’empêchera d’ouvrir la bouche et de nous créer des ennuis ?

— Pourquoi le ferait-il ?

— Tu sais ce que veulent les Pacifistes. Si nous installons des disloqueurs sur ces nouveaux engins et venons à bout de l’Envahisseur, les Pacifistes n’auront plus de cheval de bataille. Ils ne veulent pas que la défense contre Le Trépas soit connue du Système Solaire. Tu le sais.

— Hum… Et comment résoudriez-vous ce problème sur Mars ?

Le Martien eut un mince sourire.

— Eh bien, le Frère Hereford aurait un petit accident assez sérieux pour qu’il se tienne tranquille… peut-être pendant quelque temps ou bien pour de…

— Ça ne m’étonne pas.

Belter s’était offert une seconde de fureur avant de répondre.

— Il n’en est pas question. Supposons que ce que tu dis est exact… et je ne suis pas de cet avis… que peux-tu suggérer d’autre ?

— Je crois que lancer la formation camouflée sans consulter le Conseil serait une bonne idée. Comme ça, si Hereford attend l’instant psychologique pour ouvrir sa gueule, nous aurons réussi avant qu’il n’apprenne ce qui se passe. Si nous pouvons garder le secret.

Belter secoua la tête.

— Je regrette, vieux. Impossible. Nous pouvons invoquer la sécurité et agir militairement sans informer le peuple. Mais la Charte ne permet à aucun d’entre nous de procéder à une action militaire sans que le Conseil soit averti. Je regrette. Merci quand même de m’avoir alerté.

Cette question-là, comme celle de Jupiter, lui revenait à l’esprit cinq ou six fois par jour. Il connaissait la force de caractère masquée par le maintien digne de Hereford ; il la respectait pour ce qu’elle était et pour ce dont elle était capable.

Il y avait une solution à ces problèmes. Il rit lorsqu’il y pensa d’abord ; sourit en y repensant ; et fronça les sourcils lorsqu’il se rendit compte que sa décision était prise. Il se surprit glissant le rapport d’Addison dans un tiroir personnel de son bureau. Addison était le Directeur Technique du projet local de camouflage. Le rapport, scellé et ultra-secret, avait été apporté par une ordonnance. Belter était invité à inspecter un vaisseau à deux places qui avait été terminé, essayé, muni d’énergie et d’équipement. Le rapport eût dû figurer sur l’Agenda du Conseil.

Belter appela Hereford. Lorsqu’ils furent seuls il demanda, à brûle-pourpoint :

— Ça vous intéresse, d’éviter une guerre ?

— Une question rhétorique, sans nul doute.

— Non. Deuxième question : vous avez quelque chose de très spécial à faire dans les prochaines semaines ?

— Je… non, rien qui ne soit habituel, fit Hereford tristement. Depuis son discours historique sur « L’Exception » il n’avait pas eu grand-chose à faire.

— Annulez tous vos rendez-vous, alors. Non, je ne blague pas. C’est très important. Dans combien de temps pouvez-vous être prêt à faire un petit voyage ?

Hereford le scruta.

— Dans environ trente minutes. Je crois que vous souhaitez que ce soit aussi rapide.

— Vous avez le don de double vue. On se retrouve ici, dans trente minutes.

 

Deux heures plus tard ils étaient dans l’espace, à bord d’un rapide vaisseau de reconnaissance. Belter avait laissé derrière lui un vice-président stupéfait, muni d’une procuration laconique, et un Directeur Technique également stupéfait. Tous deux avaient juré de garder le silence. Le vaisseau éclaireur transportait un équipage ayant prêté le même serment, et la coque noire de la navette camouflée.

Pendant les deux premiers jours du voyage Belter laissa Hereford se tourner les pouces dans l’étroite salle de détente du vaisseau. Lui-même, enfermé avec le commandant, préparait une trajectoire d’approche. Il lui fallut la moitié de la première journée pour convaincre le jeune homme qu’il n’était pas dément et qu’il voulait monter à bord de l’Envahisseur : deux faits considérés, depuis trois ans, comme mutuellement incompatibles.

L’approche fut tracée pour permettre au vaisseau de rattraper l’Envahisseur en dépensant un minimum d’énergie. La navette devait être lancée du vaisseau de reconnaissance à très haute vélocité sur une trajectoire la mettant sur une orbite elliptique par rapport au soleil. Cette ellipse était à angle droit du plan de la trajectoire circulaire sur laquelle l’Envahisseur se tenait depuis quelques semaines. L’ellipse entrecoupait ce cercle à deux endroits. L’heure du lancement fut fixée pour synchroniser ces points d’intersection avec la position prévue de l’Envahisseur sur sa propre trajectoire. Le grand point d’interrogation, naturellement, était de savoir si l’Envahisseur resterait sur cette trajectoire à cette vélocité. C’était possible. Il l’avait fait deux fois auparavant ; une fois durant neuf mois, une fois durant plus d’un an. Si Belter surveillait ses tables et accordait suffisamment de temps à son tétrant et à son calculex, il ne lui faudrait qu’une poussée énergétique occasionnelle pour suivre sa trajectoire ou pour la corriger si la position prévue de l’Envahisseur venait à varier.

Lorsque la question fut réglée il dormit, puis rejoignit Hereford. Le vieil homme fixait le livre ouvert sur ses genoux. Sans le lire et sans le voir. Belter s’affala à ses côtés et exhala profondément.

— Quelle façon de gagner sa vie !

Amusé, Hereford eut un léger sourire.

— Comment cela ?

— En cherchant des façons désagréables de mourir, sourit Belter. Je suis prêt à tout vous dire, si vous le souhaitez.

Hereford ferma son livre et le mit de côté.

— Avant tout, il s’agit des Jupitériens, dit Belter sans préambule.

— Ces créatures réfléchissent si bien, si vite, et si différemment, que ça me fait peur. C’est difficile – non, c’est idiot – d’essayer de juger leurs actes selon des normes humaines. Néanmoins, ils se sont servis d’une astuce tellement humaine qu’elle m’a totalement échappée. Si Mars avait tenté ça, j’aurais saisi tout de suite. J’ai mis très longtemps à comprendre parce que ça concerne les Jupitériens. Vous vous rappelez leur volonté de coopérer aussitôt après le Jour T ? À quoi l’attribuez-vous ?

— J’imagine, dit pensivement Hereford, qu’ils ont pris conscience de leur responsabilité en tant que membres du Système. L’Envahisseur avait une défense contre l’arme ultime, le danger était intensifié et ils décidèrent d’œuvrer pour le bien commun.

— C’est ce que je me suis dit aussi. Avez-vous songé à ce qui se passerait probablement si Jupiter – et Jupiter seulement – avait une défense contre Le Trépas ?

— Mais je ne crois pas qu’ils…

Belter l’interrompit brutalement.

— Il ne s’agit pas de ce que vous souhaitez croire. Qu’arriverait-il ?

Hereford était très pâle.

— Je vois ce que vous voulez dire. Nous étions presque certainement vaincus lorsque, ayant mis au point Le Trépas, nous avons gagné la guerre. Si Jupiter avait une défense, nous serions impuissants contre eux.

— Et comment ! dit Belter.

— Mais… mais ils ont signé un traité de paix ! Ils désarment ! Ils ne reviendront pas sur leur parole ! s’écria Hereford.

— Bien sûr que non ! S’ils mettent la main sur cette défense, ils l’annonceront calmement, nous donneront même le temps de nous préparer puis nous déclareront la guerre et nous anéantiront. Beaucoup d’orgueil est impliqué, bien entendu. Ils sont même capables de nous aider à nous armer, si nous y consentions, afin de rendre la lutte plus égale. Ils sont fanatiques sur le sujet du fairplay. Mais le Système Solaire tout entier sait que machine pour machine, unité pour unité, Jupitérien pour humain, l’égalité n’existe pas. Ils sont trop forts pour nous. Ce n’est que notre habileté atavique et folle à fabriquer des armes suicidaires qui nous donne un avantage. Les Jupitériens sont trop intelligents pour tenter de conquérir une race qui s’obstine à perfectionner des machines de mort sans réfléchir à leur importance future. Vous vous rappelez ce que Leess a dit lorsque le Martien l’a insulté ? « Terre meurt, Jupiter meurt, Mars meurt. Bien. » Ils savent que si, en tant que race, on nous laisse faire, nous trouverons certainement le moyen de massacrer nos voisins. Parce que, en tant que race, nous nous foutons de nous faire tuer pendant ledit massacre.

Herefort tressaillit.

— Il me répugnerait de penser que vous avez raison. Cela rend le mouvement de la Paix Solaire tellement futile, en dépit de ses milliards d’adhérents.

Belter fit craquer ses phalanges.

— Je n’essaie pas de vous dire que les humains naissent pourris, ni qu’ils sont voués à être ce qu’ils ont toujours été. À ma connaissance, l’humanité a frôlé l’extinction au moins quatre fois grâce à des sortes de suicides collectifs. Mais l’existence de la Paix Solaire indique que l’humanité croit à une autre issue possible. Mais je pense qu’il faudra beaucoup de temps et d’efforts pour nous « guérir ».

— Merci, dit sincèrement Hereford. Je pense parfois que vous pourriez œuvrer plus efficacement pour la paix que je ne le pourrai jamais. Dites-moi… qu’est-ce qui vous a fait soupçonner que les Jupitériens pourraient vouloir s’approprier le système de défense ?

— Un fait très récent. Vous devez savoir que la seule chose rendant possible notre emploi de l’unité de camouflage est la nouvelle installation énergétique. Grâce à cela nous pouvons rejoindre l’Envahisseur et tromper ses détecteurs, tout en prenant le départ très en dehors de sa portée. Eh bien, cette boîte énergétique a été conçue par les Jupitériens. Ils l’ont construite, donc ils ont été les premiers à l’avoir.

En d’autres termes, entre le moment de son invention et le moment où ils nous l’ont remise, ils avaient un avantage sur nous. Cela étant, il n’y avait qu’une raison pour que ces êtres suprêmement confiants en eux-mêmes nous donnent cette invention : ils n’avaient plus besoin de cet avantage !

— C’est logique, fit Hereford, tristement.

 

La navette, sans feux, sans propulsion, dérivait vers l’Envahisseur. À cet arc de l’ellipse choisie, sa vitesse était réduite. Le suspense était aussi présent que le susurrement de l’unité camouflante à l’arrière. Hereford et Belter se surprirent à chuchoter, eux aussi, comme si leurs voix tendues pouvaient passer à travers les parois pressurisées, traverser l’espace obscur et atteindre l’équipage mystérieux de l’assassin métallique planant devant eux.

— Nous sommes bien à l’intérieur de ses déflecteurs météoriques, grinça Belter. Je ne sais que penser. Allons-nous réussir à l’atteindre ou est-ce qu’il joue avec nous ?

— Il ne joue pas, dit farouchement Hereford. Excusez la question d’un profane mais je ne comprends pas comment il est possible qu’il n’ait pas de détecteur pour une approche de ce genre. Puisqu’il emploie des bombes camouflées comme nous le sommes, il doit avoir une défense quelconque contre elles.

— Sa défense semble consister dans la portée de ses déflecteurs, répliqua Belter. Ces bombes étaient chercheuses. Elles suivaient la cible, où qu’elle aille. La défense consisterait à éviter la bombe en manœuvrant jusqu’à ce qu’elle soit privée d’énergie, comme celle que nous avons récupérée. Puis ses déflecteurs météoriques s’en chargeraient.

— C’était certainement l’arme la plus efficace de son arsenal, dit Heregord avec optimisme.

— Pour autant que nous sachions, fit Belter avec pessimisme.

— Bien. Connaissant les Jupitériens… de mieux en mieux, je dois dire – je conclus qu’ils ont quelque chose de mieux mais parce que le système leur a déjà servi. Je suis persuadé que des unités de camouflage Jupitériennes sont déjà en route vers l’Envahisseur. Peut-être qu’elles sont même… mais je préfère ne pas penser à ça.

Il s’étira.

— Je ne peux pas supporter ça. Je vais essayer un peu de propulsion. J’ai l’impression qu’on poireaute ici depuis la découverte de l’énergie nucléaire !

— D’où notre petite expédition. Nous devons arriver les premiers. Si nous ne sommes pas les premiers, nous ferons ce que nous pourrons une fois sur place.

Dans l’obscurité, Hereford se tendit puis inclina la tête. La navette n’avait rien de confortable. Les deux hommes pouvaient s’étendre, se mettre à quatre pattes ou s’asseoir à condition de garder la tête entre les genoux et de presser leurs os occipitaux contre la paroi supérieure. Et ils se trouvaient dans cette prison depuis plus de jours qu’ils ne souhaitaient compter.

Belter mit la main sur la commande de propulsion et l’avança. L’unité énergétique ne fit aucun bruit additionnel mais la légère poussée d’accélération fut nettement perceptible.

— Je vais tourner autour de lui. La prudence est inutile. S’il n’a pas encore tiré sur nous c’est qu’il ne le fera pas.

De l’autre main, il prit le levier de gouvernail et le nez de la navette grimpa vers la quille de l’Envahisseur. Aucun risque de dommage dû à la vitesse acquise ; sans un ajustement spécial, les commandes ne répondaient qu’à un virage maximum de 5G.

Quatre heures plus tard, la navette camouflée était « au-dessus » de l’Envahisseur. La forme laide, apparemment aveugle, sans hublots et sans réacteurs, était odieuse. Incroyablement, Belter se souvint d’un flirt de jeunesse. La fille n’était pas très jolie ; mais être près d’elle le rendait presque fou. À cause de sa maîtrise d’elle-même, de son masque. Il ne la désirait pas. Il ne voulait que détruire son calme ; démolir la citadelle impavide. Il avait éprouvé cela, alors que la jeune fille n’avait rien de cruel. Mais ce vaisseau l’était… totalement. Cet énorme vaisseau assassin avait quelque chose… une aura de non-vivant, d’implacable, d’inévitable.

Une main saisit son bras. Il sursauta, se cogna la tête, serra la commande de vitesse. La navette ralentit et sa tête heurta à nouveau le hublot avant. Il jura avec une violence injustifiée et dit avec irritation :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Un… un trou. Un panneau… une écoutille. Quelque chose. Regardez.

Une ombre noire sur la courbe de la coque ombrée de gris.

— Oui. Oui… Est-ce qu’on…

Belter avala sa salive et reprit :

— Est-ce qu’on pénètre dans l’antre du dragon ?

— Oui. Ah… Belter… avant cela, dites-moi pourquoi vous avez voulu que je vous accompagne ?

— Parce que vous êtes un battant.

— Curieuse plaisanterie.

— Pas du tout. Vous avez dû vous battre sans répit, Hereford.

— Peut-être. Mais ne me dites pas que vous m’avez emmené pour l’usage éventuel de mon caractère batailleur.

— Non, mais à cause de lui, mon ami. Pour le bien du Système, vous souhaitez que l’Envahisseur soit détruit. Moi, je veux le sauver, également pour le bien du Système. Vous pouviez atteindre votre but de deux façons. Au Centre Planétaire, par le mouvement Pacifique. Quelques mots suffisaient à entraver tout ce programme. Ou bien… vous pouviez y parvenir vous-même, ici. Je vous ai emmené pour vous empêcher de parler au Mouvement Pacifique. J’estime que vous avoir ici, sous surveillance, constitue un risque moindre pour l’obtention de la défense contre Le Trépas.

— Vous êtes très habile, dit Hereford.

Sa voix était teintée de colère et d’admiration.

— Supposez que je tente de détruire le vaisseau… si j’en ai l’occasion, bien entendu ?

— Je vous tuerais d’abord, fit Belter avec une sincérité totale.

— Avez-vous songé que je pourrais en faire autant, et avec la même conviction ?

— Oui, répliqua promptement Belter. Mais vous ne le feriez pas. Rien ne vous pousserait au meurtre. Vous choisissez mal le moment de faire de la dialectique, Hereford.

— Nullement, dit Hereford avec bonne humeur.

— Il est bon de savoir à quoi s’en tenir.

Belter se consacra aux commandes, refusant la panique qui s’emparait de son subconscient. Et si le moteur énergétique tombait en panne ? Si l’Envahisseur émettait un rayon chercheur sur une fréquence que l’unité de camouflage ne pouvait renvoyer ? Et le déflecteur météorique ? Seraient-ils écrasés si le vaisseau les repérait et les repoussait avec un répulseur ? Il pensa avec une brusque horreur aux circuits si serrés de la navette.

— Des court-circuits sont toujours possibles et parfois l’oxydation et la vibration ont des effets bizarres… Fais quelque chose, cria sa voix intérieure. À tort ou à raison, fais quelque chose !

Ils dérivèrent jusqu’à l’énorme coque argentée et à leur approche le panneau sembla bâiller comme une bouche affamée. Belter immobilisa pratiquement la navette par rapport au vaisseau et s’engagea prudemment en vue de pénétrer dans l’ouverture sans en effleurer les côtés.

— Dans le rapport visuel provenant de l’avant-poste, ne voyait-on pas un instant le disloqueur de camouflage au moment où il quittait le vaisseau ? chuchota Hereford.

— Oui. Et alors ? Oh ! Vous voulez dire que le système de camouflage était désactivé jusqu’à ce que la bombe soit éloignée du vaisseau. Bonne idée, Hereford. Nous ferions peut-être mieux de le désactiver avant d’entrer. Dans un habitacle métallique et renvoyant toutes les radiations s’y trouvant, plus les siennes, ça n’aurait peut-être plus grand-chose de camouflé.

Il tendit la main vers la commande concernée.

— Mais j’attends qu’on soit pratiquement à l’intérieur. L’idée d’être répuisé comme un météorite ne m’enchante pas.

Avec infiniment de précaution, effleurant les commandes du bout des doigts, Belter fit passer la navette par le panneau. Il avait désactivé l’effet de camouflage et la navette était complètement à l’intérieur de l’Envahisseur avant qu’il ne se rende compte qu’il se mordait la langue.

Ils furent surpris de voir que la soute où ils avaient pénétré était éclairée, d’une lumière faible, sans ombres, d’un vert maladif. La paroi supérieure et les panneaux de côté – ou leur revêtement – fournissaient la lumière. À l’avant, un énorme râtelier contenait rangée sur rangée de bombes disloquantes, sans cône de charge. Au-dessus de chaque bombe, se trouvait une sorte de monorail menant à un circuit se terminant devant une porte trapue d’apparence solide ; manifestement l’endroit où étaient stockés les cônes de charge. Un autre système de levage et de monorails reliait les coques elles-mêmes au panneau ouvert. Ce système, et le fait que la soute était inhabitée, indiquait que l’assemblable, la mise à feu et le largage étaient totalement automatiques.

— Encore du camouflage, grinça Belter. Cette navette ressemble suffisamment à ces bombes pour s’encastrer gentiment dans un de ces affûts. Dans cette lumière idiote, personne ne la remarquerait.

— Cette lumière ne doit pas être idiote pour les gens du bord, observa Hereford.

— On s’en souciera plus tard. Mettez votre combinaison.

Ils prirent les combinaisons à pression légère dans le casier avant et les mirent. Belter expliqua les rares cadrans : oxygène, humidité, température, magnétisme, gravité, afin de s’assurer qu’ils étaient familiers au vieil homme.

— Et ça, c’est la radio. Je crois qu’on pourra se servir des récepteurs. Mais ne transmettez que si c’est absolument nécessaire. En restant rapprochés nous pourrons parler par conduction, grâce à nos casques.

Il ne fallut que quelques minutes pour hisser la navette, privée de pesanteur, dans un des râteliers. Elle y tenait très bien. Lorsque ce fut terminé, Belter y prit deux désintégrateurs. Il ferma le panneau de sortie et tendit une des armes à Hereford. Celui-ci la prit mais se pencha pour que son casque transparent touchât celui de Belter. Sa voix était caverneuse mais distincte.

— Pourquoi ?

— Pour le moral. Vous n’êtes pas obligé de vous en servir. Si nous sommes surveillés, « deux hommes armés » a plus de poids que « deux hommes, l’un armé ».

Ils avancèrent vers la partition et la suivirent avec précaution vers l’avant. Sentir le métal sous ses gants rappela brusquement à Belter où il se trouvait et pendant un instant il crut défaillir.

Objectivement, son subconscient l’observait, avec stupéfaction. Ayant obtenu une navette dûment équipée, il était venu. Parce qu’il avait pu passer les écrans de l’Envahisseur, il avait approché le vaisseau. Étant suffisamment près et voyant un panneau ouvert, il était entré. C’est comme ça que je me suis jeté dans l’Armée et dans la politique, songea-t-il en souriant.

Ils trouvèrent une échelle montant à travers une trappe en forme de losange, ouverte dans la paroi supérieure. L’échelle était soudée au panneau. Les barreaux étaient trop étroits et trop rapprochés. Il y avait des éraflures de chaque côté des barreaux, distantes de dix-huit ou vingt centimètres. Quelle sorte de créatures avançait sur son milieu en trainant ses côtés ?

Un Jupitérien.

Il regarda Hereford, qui lui montrait les éraflures. Hereford comprenait donc, lui aussi. Belter haussa les épaules et leva la main, faisant signe à Hereford de le suivre. Ils montèrent.

Ils étaient dans un corridor trop bas pour leur permettre de se tenir droits. Il était triangulaire et s’élargissait en une coursive étroite, bordée de parois métalliques. Ces parois portaient les mêmes éraflures. Le pont, ou ce qu’il y en avait entre les parois en pente abrupte, était composé de barres transversales. Une créature pourvue de griffes et capable de s’équilibrer dans une carapace pouvait bouger très librement dans un tel corridor, sans se soucier des effets – raisonnables – d’efforts gravitiques ou accélératifs.

— Nom de Dieu !

Belter sursauta comme s’il avait été poignardé. Hereford tituba sur ses semelles magnétiques et s’appuya au panneau penté. Les trois syllabes avaient éclaté dans leurs casques, avec un tel impact que Belter avait failli avaler sa langue. Il se désigna dans la faible lueur verte et secoua la tête. Hereford l’imita. Ni l’un ni l’autre n’avait parlé.

— Saligauds de Jupitériens…

Suivant une impulsion, Belter, d’un geste, enjoignit à Hereford de rester sur place. Lui-même rebroussa chemin jusqu’à la soute aux bombes. Il s’allongea et regarda prudemment par la trappe.

Quelque chose de long, d’impossiblement noir avançait lentement sur le pont inférieur. Belter ferma très fortement les yeux puis les ouvrit pour mieux voir à travers la brume verdâtre. Il discerna enfin une silhouette qui tirait sur l’ombre noire… sur la bombe. La navette.

Une silhouette humaine : un homme qui avait dû triompher des défenses de l’Envahisseur, tout comme lui-même. Un homme à bord d’une navette camouflée.

Mais seuls quelques Techniciens savaient que les navettes étaient achevées. Ainsi, bien entendu, que le Conseil.

L’homme se pencha à l’intérieur de sa navette et toucha une commande, activant les ancres magnétiques. La navette stoppa sur le pont, près des râteliers à bombes. L’homme ferma le panneau de sortie de la navette et avança, traînant les pieds, vers la paroi intérieure du vaisseau. Il tenait son désintégrateur et regardait autour de lui.

Belter l’observa jusqu’à ce que l’homme découvre l’échelle. Puis il se dressa et regagna, aussi vite que possible, l’endroit où il avait laissé Hereford. Son récepteur de casque enregistra un souffle furieux au moment où l’homme, en bas, vit les barreaux rapprochés et les éraflures de l’échelle.

Belter colla son casque contre celui de Hereford.

— Un Martien, grinça-t-il. J’aurais juré que c’était un salaud de Martien. Seul un Martien serait assez idiot pour grimper à bord de ce vaisseau !

Il vit Hereford hausser les sourcils en entendant cela ; mais le pacifiste ne fit pas le commentaire qui s’imposait. En silence, il suivit Belter jusqu’au tournant le plus proche. Ils s’y glissèrent ; Belter examina soigneusement le reste du corridor. Toujours, incroyablement, aucun signe de vie.

Juste après le tournant il y avait une porte triangulaire à même la paroi. Belter hésita, puis la pressa. Elle ne céda pas. Il pressa frénétiquement toute sa surface. En vain. Aucune commande. Hereford l’arrêta, et lorsque Belter recula, le vieil homme s’agenouilla et passa ses mains sur le plancher de la coursive. La porte, silencieusement, s’ouvrit.

Belter entra, regarda autour de lui. Sauf pour une masse immobile et déguenillée dans un coin, la chambre, petite, était vide. Belter fit signe au vieil homme d’entrer. Hereford sauta par-dessus le seuil, passa à nouveau les mains sur le plancher et la porte se referma en glissant.

— Comment avez-vous su ouvrir cette porte ? questionna Belter en rapprochant son casque.

— Leurs pieds… griffes… ou quelque chose, sont manifestement préhensiles. Sans cela ils n’auraient pas des planchers consistant en barreaux placés les uns près des autres. Donc, leurs poignées de portes seraient au plancher.

Belter, admiratif, inclina la tête.

— Voilà ce qui arrive lorsqu’un homme passe sa vie à réfléchir.

Se tournant vers la porte, il y colla son casque, entendit faiblement les pas prudents du Martien. Il se retourna vers Hereford.

— Je suppose que je devrais sortir et l’engueuler de première. Ces Martiens ont des muscles à la place du cerveau. Il ira droit au commandant de ce vaisseau même s’il doit affronter tout l’équipage pour y arriver. Mais je suis très intéressé par ce qu’il va faire. Nous sommes en très mauvaise posture. Vous croyez qu’on pourra le suivre d’assez près pour l’empêcher de faire des conneries ?

— La prudence est inutile, dit Hereford.

Sa voix, déformée par les casques, ressemblait à un glas lointain.

— Que voulez-vous dire ?

Hereford montra la masse affalée dans le coin de la pièce. Belter avança, s’agenouilla, tendit la main. Une substance gelée s’effrita sous son gant d’une façon qu’il connaissait. Il recula, horrifié.

— C’est… mort, chuchota-t-il.

Hereford approcha son casque.

— Quoi ?

— C’est mort, dit Belter d’une voix terne. C’est… homogénéisé et gelé.

— Je sais. Vous vous souvenez des trois vaisseaux de ligne Jupitériens ?

— Ils n’ont pas pu supporter Le Trépas, murmura Belter. Ils ont ouvert tous les sas.

Il se redressa.

— Allons chercher ce crétin de Martien.

Ils quittèrent la pièce et suivirent le corridor jusqu’à son extrémité. Une autre échelle s’y trouvait. Ils montèrent. Au sommet, Belter l’arrêta.

— Je crois qu’il faut trouver la salle des commandes. C’est ce qu’il va chercher en premier.

Ils finirent par la découvrir avant le Martien, sans doute parce qu’ils étaient moins prudents que lui. Ils durent le dépasser en chemin ; mais dans un tel labyrinthe de couloirs et de pièces communicantes, cela n’avait rien de surprenant. Ils ne se servaient toujours pas de leurs émetteurs ; Belter préférait pouvoir surveiller le Martien.

Ils venaient d’ouvrir une porte au bout d’un passage et Belter franchissait le seuil lorsqu’il recula si brusquement que Hereford le heurta.

La salle devant eux était d’une superficie inattendue. Les parois étaient constellées de cadrans en forme de losanges ; au-dessus d’eux et sur le plafond, des fresques aux couleurs tendres rayonnaient doucement. Luisantes, chatoyantes, elles contrastaient tellement avec l’éclairage atténué et verdâtre qu’ils avaient trouvé jusqu’ici, que les deux hommes ressentirent un choc.

Au centre de la salle, deux tables de commande : un V pointé vers l’avant et un V pointé vers l’arrière, formant encore un des losanges constamment répétés. Mais entre les deux V il y avait un passage ; une créature s’y trouvait, penchée au-dessus des commandes. Elle était vivante.

Elle remua, se souleva de la partie surélevée du pont sur laquelle elle était placée. Elle était complètement enfermée dans un vêtement transparent, manifestement pressurisé. Tandis qu’elle se levait, Belter et Hereford reculèrent hors de sa vue. Belter dégaina son désintégrateur.

Mais la créature ignorait apparemment leur présence. Elle se tourna lentement vers le coin opposé de la pièce et l’organe sensoriel de son céphalothorax devint rose.

Un son métallique très fort se fit entendre venant du coin de la pièce. Belter le sentit résonner sous ses pieds. Le mur se mit à rayonner. Une partie en devint rouge, puis blanche, se gonfla un instant puis s’écroula, fondue. Désintégrateur au poing, le Martien bondit à travers l’ouverture.

Et il aurait pu ouvrir cette porte, songea Belter écœuré. Pourquoi les Martiens choisissent-ils toujours le moyen le plus difficile ?

Le Martien, ayant passé l’ouverture brûlante, s’arrêta net, visiblement stupéfait par l’apparition soudaine de la couleur et rempli de respect par les fresques splendides. Puis son regard alla au centre de la pièce.

— Il y a donc une défense, gronda-t-il.

— Son émetteur marchait toujours à un niveau considérable.

— Allons, Jupiter ! J’avais bien compris l’astuce. Vous avez cru nous tromper en empoisonnant vos propres forces sur Titan, mais nous, on n’a pas marché ! L’Envahisseur, hein ? Foutaises ! Sors de là, en vitesse ! Je sais que tu me comprends. Je veux voir la défense contre Le Trépas et les commandes. Inutile d’essayer d’alerter tes copains. Je les ai vus dans tout le vaisseau. Tous morts. Quelque chose t’a sauvé. Je veux savoir quoi.

Il leva son désintégrateur. Le Jupitérien tressaillit. Belter posa son arme sur son avant-bras gauche et visa. Hereford, par-dessus son épaule, tendit une main et releva le canon.

Belter se retourna furieusement mais le vieil homme secoua la tête et, chose surprenante, sourit. Il pressa le bouton de son émetteur et dit de sa voix profonde et calme :

— Jetez cette arme, mon ami.

Cela fit un effet extraordinaire au Martien. Il se raidit, laissa tomber son arme si vite qu’il la lança presque. Puis il recula et ils entendirent sa respiration haletante.

Belter avança, se plaça devant la paroi de gauche, de façon à couvrir et le Martien et le Jupitérien. Hereford ramassa le désintégrateur du Martien.

— La… la Paix Solaire ! haleta le Martien. Au nom des Pléiades, qu’est-ce que vous foutez ici ?

Ce fut Belter qui répondit.

— On t’empêche d’utiliser tes muscles au lieu de ta tête. Et toi, qu’est-ce que tu fais ici ?

— Mission de reconnaissance, dit le Martien, maussade.

— Pour qui ?

— Qu’est-ce que vous croyez ?

— Tu agis pour Mars, dit nettement Belter. Ce serait rudement bien si Mars obtenait la défense contre Le Trépas, hein ? Ça fait longtemps que vous autres Martiens rêvez de ruer dans les brancards.

— Nous ne sommes pas fous, gronda le Martien. Rappelez-vous… nous, nous n’avons jamais signé de paix avec Jupiter !

Il désigna le Jupitérien.

— Regardez donc ! Quelle façon intelligente de démolir fraction par fraction toutes les défenses Solaires ! Suffit de jouer l’Envahisseur pendant quelques années et de foutre la terreur à l’humanité. On démolit tout ce qui a l’air résistant et on profite de la panique. Bah ! Des traités avec Jupiter ! Pourquoi ne pas les avoir exterminés quand vous le pouviez ? Maintenant, si Mars obtient la Défense, nous agirons autrement. Et peut-être que lorsque la fumée se sera dissipée, nous serons suffisamment magnanimes pour permettre à la Terre et aux Colonies de travailler pour nous.

— Muscles et vantardise, s’émerveilla Belter. La célèbre grande gueule des Martiens.

— Vous et votre soi-disant intelligence ! Je sais pertinemment que notre Conseiller vous a averti que des navettes de camouflage étaient secrètement fabriquées. Si vous n’avez pas agi en apprenant ça, tant pis pour vous.

— D’une certaine façon, il l’a fait, dit Belter. Il voulait sans doute libérer sa petite conscience… Malgré cela, je suis ici.

— Pas pour longtemps, jeta le Martien en faisant une longue enjambée.

— Attention, Hereford !

Belter visa le Martien, mais avec retard. Le Martien était derrière Hereford, essayant de reprendre le désintégrateur que le délégué Pacifiste tenait toujours. Hereford tenta de se dégager ; mais son équilibre, dans ses chaussures magnétiques, était incertain. Il tituba. Le Martien, changeant de tactique, saisit le désintégrateur que Hereford portait à la ceinture et s’éloigna d’un bond léger.

— Je sais que cette pédale ne tirera pas, dit-il en riant.

— Donc, ce sera toi d’abord, Belter, et puis le vieil « Apôtre de la Paix ». Puis je prendrai la Défense contre Le Trépas, avec ou sans l’aide de cette araignée, là-bas.

Il dirigea son arme sur Belter et le président du Conseil Militaire Solaire sut que son heure était venue. Il ferma les yeux. L’éclair frappa ses paupières, mais il ne sentit rien. Il tenta de rouvrir les yeux, fut stupéfait de constater qu’il le pouvait. Il contempla Hereford qui venait de tirer sur la tête du Martien. Tenu au plancher par ses semelles magnétiques, l’homme était debout, tout droit. L’air de sa combinaison sortit en sifflant ; et resta suspendu en une brume au-dessus de sa tête fracassée. Comme une âme gelée.

— Je l’ai tué, n’est-ce pas ? dit Hereford d’une voix plaintive.

— Pour sauver la paix, répondit Belter. Sa voix tremblait. Il patina jusqu’au vieil homme et prit le désintégrateur encore dirigé vers l’homme mort.

— Tuer est un crime comparatif, Hereford. Vous avez sauvé des vies.

Il alla aux consoles de commande et y appuya les mains, se raidissant contre les sons désespérés qui émanaient de Hereford. Par-dessus les consoles, il fixa l’énorme masse gélatineuse et osseuse qui constituait un Jupitérien. Il aurait beaucoup donné pour un traduvox, mais ces appareils n’étaient pas encore portatifs.

— Toi, Jupitérien. Veux-tu communiquer ? Étends cette membrane pour « oui », contracte-la pour « non ».

Oui.

La créature était absolument télépathe, mais ce n’était pas le cas des humains. Un traduvox pouvait convertir ses émanations en minuscules impulsions électroniques et les mettre en schémas d’idées, pour lesquels des mots étaient établis.

— Y a-t-il sur ce navire quelque chose pouvant résister au Trépas ?

Oui.

— Tu la connais ?

Oui.

— Acceptes-tu de partager tes connaissances avec le Conseil ?

Oui.

— Peux-tu désactiver tous les automatismes de ce vaisseau ?

En réponse, le Jupitérien allongea une de ses quatrièmes pseudo-griffes et la plaça à côté d’une des commandes sur la console. C’était une petite boîte carrée, placée de façon à répéter le motif de losanges. Une lumière pilote orange brillait en son centre et à côté se trouvait une poignée double. Sur le côté droit de la poignée, un symbole très simple : deux points, reliés par deux lignes chacune aux deux-tiers de la distance entre les points, de façon à ce qu’au troisième tiers elles fussent parallèles et contiguës. Sur l’autre partie de la poignée, le symbole était différent. Les points étaient identiques mais les lignes étaient séparées. Il s’agissait manifestement d’indications des positions « ouvert » ou « fermé ». La poignée était inclinée en avant. Belter y posa la main, regarda le Jupitérien.

La membrane s’étendit affirmativement. Les Jupitériens ne mentaient jamais. Belter tira la poignée et la lumière-pilote s’éteignit.

 

— Cette Assemblée Générale a été réunie, dit Belter dans le micro d’une voix calme, pour mettre fin, une fois pour toutes, à la question de l’Envahisseur et aux rumeurs contingentes et erronées concernant une défense contre Le Trépas, des propulsions interstellaires, des guerres potentielles entre les membres de la Fédération Solaire et nombre d’autres hypothèses fantastiques.

Il parlait lentement, sachant que sa voix et son image étaient transmises aux peuples et aux gouvernements de tous les mondes, dans tous les Dômes et à tous les vaisseaux.

— Vous savez comment je suis monté à bord de l’Envahisseur avec Hereford, comment le Martien est arrivé ensuite et vous savez – Belter toussa – qu’il est mort accidentellement. Je précise tout de suite qu’il n’existe aucune preuve que cet homme représentait le Gouvernement Général Martien ou une partie de ce Gouvernement. Nous avons conclu qu’il agissait pour son propre compte, motivé sans doute par ce que l’on pourrait qualifier d’un excès de patriotisme.

» Quant à la présence du Jupitérien sur le vaisseau, elle se comprend parfaitement. Jupiter est une nation vaincue. Je pense pouvoir dire que n’importe lequel d’entre nous, dans la même situation, commettrait des actes semblables à ceux du Jupitérien en question. Je précise aussi qu’il n’y a aucune preuve qu’il représentait, d’aucune manière, le Gouvernement Jupitérien. Ce qu’il aurait fait d’une Défense, s’il en avait trouvé une, ne peut qu’être sujet à conjecture et nous ne nous en préoccuperons pas ici.

» J’ai devant moi une transcription de la déclaration de ce Jupitérien. Vous pouvez être assurés que tous les faits ont été vérifiés ; que toutes les analyses cristallines, de fatigue, et autres ont été faites sur des échantillons métalliques prélevés sur le vaisseau ; que la durée de vie radioactive de certains éléments fissiles et disloquants des machines a été vérifiée. Tout concorde à prouver l’exactitude de cette déclaration. La voici :

« Pour des raisons s’accordant avec la philosophie Jupitérienne, j’ai pris une navette camouflée construite sur Jupiter et suis parti avant que la propulsion améliorée n’eût été présentée au Conseil Militaire Solaire. J’approchai prudemment de l’Envahisseur et constatai que le camouflage était efficace. Je pénétrai à bord et cachai ma navette dans le râtelier à bombes de l’Envahisseur. Étant de la même taille et d’une forme assez semblable aux bombes, la navette était bien dissimulée. Je montai dans le vaisseau m’attendant à beaucoup de difficultés. Il n’y en eut aucune. Tous les sabords et toutes les écoutilles étaient ouvertes à l’espace, sauf la réserve des cônes de charge, où évidemment nul ne pouvait se cacher en raison de la radioactivité. J’allai à la salle des commandes et trouvai la commande principale de tout l’armement du vaisseau.

» Mais ma découverte la plus importante fut un enregistrement de pensée. Les Envahisseurs, comme les Jupitériens, étaient de type arthropodal et leurs schémas mentaux étaient compréhensibles après que je me fus quelque peu concentré. Je cite une partie de cet enregistrement mental :

Nous venons de Sygon, la plus grande des deux planètes de Sykor, une étoile de Symal. La planète plus petite, que nous appelons Gith, est peuplée par une race folle, une erreur de la nature. Une race qui guerroie et se tue entre elle et fait la guerre à ses voisins. Une race qui aspire à conquérir uniquement pour la conquête ; qui chasse pour le plaisir de chasser et tue pour le plaisir de tuer. Tandis qu’elle progresse, tandis qu’elle coopère, elle se mord et se saigne elle-même et sa haine ne cesse jamais.

Sa planète suffisait amplement à ses besoins mais elle n’était pas satisfaite. Sygon ne pouvait servir à ces fauves sanguinaires, car il leur fallait, afin de respirer, y apporter leur propre atmosphère dans des bulles. Et la masse de Sygon les écrasait et les rendait malades. Ils n’avaient nul besoin de Sygon ; cependant, ils étaient prêts à nous combattre pour la conquérir.

Nous les tuâmes par centaines de milliers et pourtant ils continuèrent de venir. Ils inventèrent des armes inouïes contre nous. Nous les améliorâmes et les envoyâmes contre eux. Ils améliorèrent encore ces armes, sans réfléchir à leur fin inévitable.

L’arme ultime fut la leur. Une chose terrible qui émulsifia les cellules mêmes de nos corps. Contre elle, il n’y avait pas de défense. La première fois qu’ils s’en servirent, la plus grande partie de notre race périt. Ceux d’entre nous qui survécurent consacrèrent toutes leurs ressources à ce vaisseau : la Vengeance Éternelle. Ce vaisseau est conçu pour attaquer tout ce qui rayonne, à condition que les radiations dénotent les caractéristiques de celles produites par une vie intelligente. Il restera dans le système de Sykor et il attaquera tout ce qui pourrait être Gith ou appartenir à Gith. Gith ripostera avec son arme terrible et nous tous, sur le vaisseau, mourrons. Mais le vaisseau continuera. Il attaquera et attaquera. Finalement, il détruira Gith.

Et si Gith meurt et naît à nouveau, donnant le jour à une race nouvelle ; et si cette race atteint un degré de culture comparable à celui de ses ancêtres maudits, le vaisseau l’attaquera à nouveau jusqu’à ce qu’il l’ait détruite. Son attaque sera d’autant plus puissante qu’il se sera reposé ; car entre les assauts il restera en orbite autour de Sykor, en stockant son énergie.

Peut-être viendra-t-il un temps où Sykor se refroidira, ou explosera, ou deviendra soumise à l’influence d’une étoile errante. Peut-être qu’alors le vaisseau cessera d’exister. Il est possible qu’il s’en aille errer dans les abysses spatiales et ne soit plus jamais actif. Mais s’il venait à errer dans un système semblable à celui d’où il émane, alors il apportera mort et horreur aux habitants de ce système. Si cela arrive, ce sera injuste. Mais ce ne sera qu’une conséquence de la malédiction éternelle de Gith.

Belter releva la tête.

— Voilà ce que nous affrontions. Je ne peux qu’imaginer les pensées de ce Jupitérien lorsque nous sommes entrés par surprise avec nos querelles, nos armes, notre violence. Je ne peux que les imaginer. Le Jupitérien n’a pas tenté de nous attaquer, bien qu’il fut armé. Je crois qu’il voulait nous laisser à la même fin inévitable qui fut celle de Gith. Apparemment, un Jupitérien est capable de voir plus loin que son avantage immédiat.

» J’ai encore une chose à vous dire. Selon les photographies stellaires trouvées sur l’Envahisseur dans un énorme dossier, et selon les tests et les analyses que j’ai mentionnés, l’âge de l’Envahisseur est légèrement supérieur à quatorze millions d’années.

» Il existe une défense contre Le Trépas. On ne peut pas tuer un homme mort. Et maintenant, à plus d’un titre, je vous demande d’entendre Hereford. »