Dannyl l’aurait parié. Fergun avait attendu que Rothen parte de chez lui pour s’approcher de Sonea. Typique.
— J’arrive, ne bouge pas !
Cery serra la couverture autour de ses épaules en écoutant ses dents claquer. Depuis des jours, la température baissait dans le cachot et il faisait maintenant assez froid pour que la moisissure gèle sur les murs. Au-dessus de l’oubliette, l’hiver resserrait son emprise sur la cité.
Fergun apportait une bougie avec chaque plateau, mais c’était une pauvre chandelle qui durait à peine quelques heures. Une fois l’obscurité retombée, Cery n’avait rien d’autre à faire que dormir ou faire les cent pas pour tenter de se réchauffer. Il devait compter ses enjambées pour ne pas se cogner aux murs et garder la bouteille d’eau contre sa poitrine pour l’empêcher de geler.
Cery se figea soudain. Il entendait des pas, il l’aurait juré. Il écouta, mais le son s’était tu. Il secoua la tête et recommença à marcher sans but.
À la faveur de l’obscurité, Cery avait tenu des centaines de conversations imaginaires avec son geôlier. Après avoir tenté de tuer le mage, il avait examiné de près sa situation. Il lui était impossible de s’échapper et Fergun n’était pas le genre de personne qu’on peut acheter. Cery avait dû s’avouer que son destin était entre les mains du mage.
Sa seule chance de survie serait de s’attirer les bonnes grâces de Fergun, même si cette idée lui faisait venir un mauvais goût dans la bouche. De plus, la tâche semblait impossible, puisque le mage refusait de lui adresser la parole et le traitait comme un chien.
Pour Sonea, se dit l’adolescent. Je dois essayer pour elle.
Sonea. On avait pu la forcer à dire à Cery qu’elle avait besoin de la Guilde, mais il n’en était pas convaincu. À aucun moment, elle n’avait paru nerveuse ou tendue. Cery avait vu comment le don de son amie réagissait lorsque ses émotions prenaient le dessus et à quel point il était dangereux. Il savait que sa magie pouvait la tuer.
Il avait aussi dû s’avouer que confier Sonea aux voleurs avait été la pire décision de sa vie. Par sa faute, elle avait été forcée de se servir de son don chaque jour. Sa magie avait grandi au point d’échapper à tout contrôle.
Elle aurait pu en mourir et Cery n’aurait rien pu y faire…
Il repensa à la lettre des mages disant qu’ils ne voulaient aucun mal à son amie et qu’ils lui offraient une place parmi eux. Sonea et Faren avaient cru que la Guilde mentait. Mais Cery, lui, fréquentait des domestiques qui y travaillaient. Il aurait pu se renseigner et apprendre la vérité. Hélas, il ne l’avait pas fait.
Je ne voulais pas savoir. Je désirais seulement que nous restions ensemble. Sonea et moi, chez les voleurs… ou peut-être même tout seuls.
Mais Sonea n’appartenait ni aux voleurs ni à lui. Elle avait le don. Qu’elle le reconnaisse ou pas, elle faisait partie des mages.
Cery sentit la douloureuse morsure de la jalousie, mais il refusa de se laisser aller. Seul dans l’obscurité, il s’était interrogé sur sa haine pour la Guilde. En sachant tout ce qu’avaient fait les mages pour sauver Sonea de ses pouvoirs – elle et beaucoup d’habitants des Taudis – il n’arrivait pas à s’expliquer pourquoi ils seraient tout à coup indifférents au sort des traîne-ruisseau.
Et qui pourrait rêver d’un meilleur avenir pour Sonea ? À la Guilde, elle aurait la santé, la connaissance et le pouvoir. Qui pouvait le nier ?
Cery ne s’y risquerait pas, en tout cas, même si le reconnaître était difficile. À la seconde où Sonea était revenue dans sa vie, son cœur s’était emballé. Mais elle ne lui avait jamais rien montré d’autre qu’une amitié sincère.
Cery se pétrifia une nouvelle fois. Il entendait du bruit, il en était certain. Quelqu’un approchait de la cellule. Fergun devait être pressé, à en croire ses enjambées rapides.
Le mage passa devant la porte sans ralentir.
Cery ne comprit pas. Qui marchait dans le couloir ? Son ravisseur, qui pour une fois allait ailleurs ?
Ou quelqu’un d’autre ?
Cery se jeta sur la porte pour la marteler de coups de poing mais il s’arrêta avant que ses paumes touchent le battant. Fergun devait certainement se servir de lui pour faire chanter Sonea et, dans ce cas, saboter les plans du mage pourrait la mettre en danger.
Si Sonea connaissait les plans de Fergun, il irait peut-être jusqu’à la tuer pour cacher ses forfaits. Cery avait entendu plus que sa part d’histoires de chantage et d’enlèvements à la fin tragique, et il frissonna lorsque certains détails morbides lui revinrent en mémoire.
Les bruits de pas moururent et Cery posa sa tête contre la porte en se mordant les lèvres. Trop tard. L’inconnu était parti.
Cery se promit de se montrer aimable avec Fergun, afin de connaître la raison de son enlèvement. Les conversations imaginaires de Cery lui envahirent aussitôt l’esprit et, lorsque les pas revinrent dans sa direction, il pensa qu’ils étaient le fruit de sa rêverie.
Lorsqu’ils résonnèrent trop fort entre les murs de la geôle pour ne pas être réels, le cœur de Cery s’emballa. Il discernait même deux bruits de pas distincts. Les deux visiteurs s’arrêtèrent devant la porte et la voix de Fergun retentit.
— Voilà, c’est ici, dit-il.
Le verrou grinça et la porte s’ouvrit, dévoilant un globe de lumière qui éblouit Cery. Malgré tout, il reconnut une petite silhouette.
— Sonea ! cria-t-il.
— Cery !
La jeune fille arracha le bandeau qu’elle avait sur les yeux et entra dans la cellule en battant des paupières.
— Tu vas bien ? demanda-t-elle. Tu es blessé ? Malade ?
Elle frôla le visage de Cery à la recherche d’une blessure.
— Non, non, tout va bien. Et toi ?
Sonea ne répondit pas, mais lança à Fergun :
— Laissez-nous seuls !
Le mage hésita avant de répondre :
— Après tout, pourquoi pas ? Quelques minutes, pas plus.
Il ferma la porte derrière lui et laissa les deux jeunes gens dans l’obscurité totale.
— Eh bien, nous voilà dans la même souricière, Sonea.
— Il ne me laissera pas ici. Il a besoin de moi dehors.
— Pour quoi faire ?
— C’est compliqué, tu sais.
Sonea résuma la situation à Cery, qui hocha la tête avant de s’aviser qu’elle ne pouvait pas le voir.
— Il jure qu’il te laissera sortir si je lui obéis, continua-t-elle. Tu crois qu’il tiendra parole ?
— Je n’en sais rien, Sonea. Il n’a pas été cruel. Les voleurs auraient fait bien pire. Tu dois raconter à quelqu’un ce qui nous arrive !
— Non ! Si je fais ça, Fergun refusera de dire où il te cache jusqu’à ce que tu meures de faim.
— Il ne peut pas être le seul à connaître ces passages…
— Mais te trouver pourrait prendre des jours ! Nous avons beaucoup marché pour venir jusqu’ici. Pour ce que j’en sais, tu pourrais même être à l’extérieur des murs de la Guilde !
— Ça ne m’a pas paru très long et…
— Le problème n’est pas là, Cery ! Je ne voulais pas rester de toute façon, alors pourquoi risquer ta vie ?
— Tu voulais quitter la Guilde ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Pour beaucoup de raisons. Déjà, parce que tout le monde déteste les magiciens. J’ai l’impression de trahir les Taudis en vivant ici.
— Sonea, tu dois rester. Et apprendre à te servir de ta magie.
— Tout le monde me haïra !
— Tu racontes n’importe quoi. La vérité, c’est que tous les pauvres crèvent d’envie d’être des magiciens. Si tu quittes les mages, tout le monde se dira que tu es folle, ou idiote. Les gens te comprendront, si tu restes… Personne voudrait que tu laisses tomber. (Cery se força à mentir.) Je veux pas que tu laisses tomber !
— Tu ne me haïrais pas ?
— Non.
— Moi, je me haïrais.
— Les gens qui te connaissent te comprendront.
— Mais… j’aurais l’impression de changer de camp !
— Sonea, sois pas stupide ! Si tu deviens magicienne, tu pourras aider les gens. Agir pour arrêter les Purges. Les gens t’écouteront.
— Mais Jonna et Ranel… ils ont besoin de moi.
— Absolument pas. Ils vont bien. Pense à leur fierté de savoir que leur nièce est dans la Guilde !
— Mais ça ne compte pas, Cery ! cria Sonea en tapant du pied. Je ne peux pas rester ! Fergun a dit qu’il te tuerait. Je ne vais pas abandonner un ami pour faire quelques tours de magie.
Un ami. Les épaules soudain voûtées, Cery ferma les yeux et laissa échapper un long soupir.
— Sonea, tu te souviens de la nuit que nous avons passée dans les jardins ?
— Évidemment…
À sa voix, Cery devina que la jeune fille souriait.
— Je t’ai dit que je connaissais quelqu’un, un domestique de la Guilde. J’aurais pu aller voir cet homme et lui demander ce que tramait la Guilde à ton sujet. Mais je ne l’ai pas fait. Tu sais pourquoi ?
— Non.
— Je n’avais pas envie de savoir ce que la Guilde te voulait. Tu étais à peine revenue et je ne voulais pas que tu repartes. Je refusais de te perdre à nouveau.
Sonea ne répondit pas. Cery continua, même si sa bouche lui semblait soudain aussi sèche que du carton.
— J’ai eu beaucoup de temps pour réfléchir, dans le noir. Je sais qu’il… qu’il n’y a que de l’amitié entre nous, et que c’est…
— Oh, Cery, souffla Sonea. Tu ne m’avais jamais rien dit !
Sentant ses joues brûler, Cery trouva soudain l’obscurité rassurante. Il retint son souffle et attendit que Sonea parle. Il voulait tant qu’elle lui dise qu’elle partageait ses sentiments, ou qu’elle touche son bras…
Le silence s’éternisa et il ne put plus le supporter.
— Eh bien, ce n’est pas grave, dit-il. Ce qui compte, c’est que tu n’as pas ta place dans les Taudis. Du moins depuis que tu as découvert ton don. Peut-être ne te sentiras-tu pas bien ici non plus, mais tu dois essayer.
— Non, répondit Sonea, catégorique. Je dois te sortir de là. Je ne sais pas combien de temps Fergun compte me faire chanter, mais il peut te garder ici pour toujours. Je vais lui dire de me donner des messages de ta part, pour m’assurer que tu vas bien. S’il ne le fait pas, j’arrêterai de coopérer. Tu te souviens de Hurain, le charpentier ?
— Bien sûr…
— Nous allons faire comme lui. Je ne sais pas combien de temps prendra ta libération, mais je…
La porte s’ouvrit et Sonea se tut. Le globe de lumière éclaira un instant son visage et son cœur s’affola.
— Vous avez eu assez de temps, dit le magicien.
Sonea embrassa rapidement Cery et disparut. Bizarrement, cette brève étreinte blessa le jeune homme plus que le silence de son amie.
— Prends soin de toi, lui souffla-t-elle avant que la porte se referme.
Cery se précipita pour coller son oreille au battant et entendit Fergun lâcher :
— Fais ce que je te dis et tu le reverras. Sinon…
— Je sais, je sais, répondit l’adolescente. Mais souvenez-vous de ce que font les voleurs à ceux qui ne tiennent pas parole…
Bien envoyé ! pensa Cery.
Au moment où Dannyl était entré dans le salon nocturne, Rothen avait deviné que quelque chose le tracassait.
Rothen s’excusa auprès des mages qui l’accablaient de questions et alla accueillir son ami.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Je ne peux pas te le dire ici…
— Alors, accompagne-moi dehors.
Ils sortirent dans les jardins enneigés. Dannyl alla jusqu’à la fontaine et se tourna vers son ami. Les flocons glissaient sur le bouclier de Rothen.
— Devine qui je viens de voir à l’université.
— Je ne sais pas, Dannyl.
— Fergun et Sonea.
Rothen réprima une montée d’angoisse.
— Il a le droit d’aller se promener avec elle, Dannyl.
— Et celui de la faire sortir de tes appartements ?
— Rien ne le lui interdit.
— Alors, tu t’en moques ?
— Non, mais protester ne ferait aucun bien. Il vaut mieux que Fergun dépasse les bornes du savoir-vivre plutôt que je me plaigne de chacun de ses actes. De toute façon, Sonea ne l’aurait pas suivi si elle ne l’avait pas voulu.
— Alors, tu ne veux pas savoir où il l’a emmenée ?
— Bien sûr que si.
— J’ignore l’endroit exact. Je les ai suivis jusqu’aux vieux couloirs, et c’est là que je les ai perdus. Ils ont… disparu.
— Ils se sont volatilisés ?
— Pas littéralement. J’entendais Fergun et, d’un coup, tout est devenu silencieux. Trop silencieux. J’aurais dû capter des bruits de pas, ou ceux d’une porte. Ou quelque chose.
L’angoisse revint, plus forte.
— Demain, je demanderai à Sonea où il l’a amenée et ce qu’il voulait lui montrer.
— Et si elle ne te répond pas ?
Rothen regarda la neige fondue, à ses pieds. Les vieux couloirs menaient à de petites chambres privées. Fermées, ou vides, pour la plupart. Il n’y avait rien d’autre. Rien d’autre, à part…
— Il ne lui a quand même pas montré les souterrains, murmura Rothen.
— Mais bien sûr que si ! cria Dannyl, c’est forcément ça !
Rothen regretta aussitôt d’avoir parlé.
— Ce n’est pas une bonne nouvelle, Dannyl. Personne ne connaît leurs entrées, à part…
— Tout s’éclaire ! coupa Dannyl en se pressant la tête à deux mains comme si c’était un citron. Pourquoi n’y ai-je pas pensé tout seul ?
— Je te suggère fortement de te tenir éloigné des souterrains. Ils ne sont pas désaffectés pour rien. Ces tunnels sont anciens et prêts à s’effondrer.
— Et les rumeurs selon lesquelles un mage les utiliserait comme chambre secrète ?
— Dannyl, Fergun peut s’en servir comme il veut et je suis sûr que ce n’est pas un tunnel effondré qui viendra à bout de lui. Je suis tout aussi certain qu’il n’aimerait pas te voir fourrer ton nez partout. Que diras-tu s’il te découvre là-bas ?
Dannyl se rembrunit.
— C’est pour ça que je ferai très attention. J’attendrai qu’il soit occupé ailleurs.
— N’y pense même pas. Tu te fourres dans de gros ennuis.
— Ça ne pourra pas être pire que les Taudis…
— Dannyl, n’y va pas !
Mais Rothen savait que la cause était entendue. Une fois la curiosité de Dannyl éveillée, rien ne pouvait l’arrêter. Et le jeune mage pariait que la Guilde ne le jetterait pas dehors pour avoir enfreint une loi mineure.
— Fais bien attention, Dannyl. Tu ne voudrais pas gâcher ta chance de devenir ambassadeur ?
— Si on me laisse marchander avec les voleurs, je peux bien me faire prendre à fureter, non ?
Rothen s’avoua vaincu. Il baissa la tête et retourna vers le salon nocturne.
— Sans doute, Dannyl, mais prends garde à ne pas abuser les mauvaises personnes.
Chapitre 28
LE CONCILE COMMENCE
ous n’avez rien à
craindre, souffla Tania à Sonea. Tout ira bien. Les mages sont de
vieux barbons qui devraient rester dans leur chambre à siroter du
vin plutôt que de s’entasser dans un hall humide. Tout sera fini
avant que vous vous rendiez compte.
Sonea pouffa en écoutant la domestique. Les deux femmes se tenaient devant l’université, et la jeune fille prit une longue inspiration avant de monter les marches puis de passer la porte.
La pièce où elles entrèrent était un ensemble d’escaliers, montant du sol au plafond. Tous étaient faits d’un étrange mélange de verre et de pierre et semblaient trop frêles pour supporter le poids d’un homme. Les volées de marches s’imbriquaient les unes dans les autres, légères, comme un bijou précieux.
— L’autre côté de l’université ne ressemble pas à ça !
— L’autre entrée est réservée aux novices et aux mages, expliqua Tania. Celle-ci est pour les visiteurs et elle doit les impressionner.
Elles continuèrent leur chemin et arrivèrent dans un petit corridor. Sonea aperçut des portes gigantesques. Elle s’arrêta pour regarder autour d’elle.
Les deux femmes se tenaient à l’entrée d’une immense pièce. Des murs d’un blanc immaculé montaient jusqu’à un haut plafond de verre qui laissait filtrer les rayons du soleil de l’après-midi. Des balcons couraient autour de la salle à partir du troisième étage, si légers qu’ils semblaient flotter.
Et au milieu de la salle, Sonea découvrit un bâtiment. Un bâtiment dans le bâtiment ! Ses murs de pierre grise contrastaient avec le blanc céleste de la pièce. Une rangée de fenêtres était creusée dans le mur de la bâtisse, aussi régulière que des soldats à la parade.
— Voilà le grand hall, dit Tania. Et le premier hall, ajouta-t-elle en désignant le bâtiment. Il a sept siècles.
— C’est le premier bâtiment de la Guilde ? Je croyais qu’on l’avait détruit.
— Absolument pas. Il est solide et a une grande valeur historique. Ç’aurait été une honte de le démolir. Les mages l’ont laissé tel quel et ils ont construit le grand hall autour.
Impressionnée, Sonea suivit la domestique. Sept autres portes s’ouvraient dans les murs du hall. Tania lui en désigna une.
— C’est là que vous allez. L’audience est déjà commencée et le concile à proprement parler s’ouvrira juste après.
Sonea sentit son estomac se nouer. Une centaine de mages se tenaient dans la pièce, attendant de décider ce qu’elle allait devenir. Sonea n’avait plus qu’à avancer vers eux et à leur mentir.
La jeune fille se sentit mal. Et si Fergun, bien qu’elle l’ait aidé, perdait le bras de fer qui l’opposait à Rothen ? Laisserait-il partir Cery ?
Cery…
« Je n’avais pas envie de savoir ce que la Guilde te voulait. Tu étais à peine revenue et je ne voulais pas que tu repartes. Je refusais de te perdre à nouveau. »
Il l’aimait. La surprise avait été si forte que Sonea n’avait rien trouvé à dire. Mais, en y réfléchissant, elle se souvenait maintenant des regards du jeune homme, de ses hésitations quand il lui parlait, et de certains sous-entendus de Faren. Tout s’éclairait…
L’aimait-elle aussi ? Elle s’était mille fois posé la question depuis leur dernière rencontre, mais elle avait été incapable de trouver une réponse satisfaisante. Elle ne se sentait pas amoureuse, mais la peur qu’elle éprouvait pour lui voulait bien dire quelque chose. Ou aurait-elle la même angoisse pour n’importe quel ami ?
Si elle l’aimait, pourquoi pensait-elle que c’était à cause d’elle qu’il était prisonnier ? Elle aurait dû être fière qu’il tente de la sauver…
Quelqu’un d’amoureux ne se poserait sûrement pas toutes ses questions.
Lorsque Tania lui tapota l’épaule, Sonea tenta d’oublier ses tourments.
— Au moins, ce ne sera plus très long…
Un craquement retentit et les lourdes portes s’ouvrirent. Un mage sortit du hall, suivi de près par un autre, puis une multitude d’hommes en robe leur emboîtèrent le pas.
— Pourquoi partent-ils ? demanda Sonea qui commençait à s’inquiéter. Le concile est annulé ?
— Pas du tout. Seuls ceux que le concile intéresse vont rester.
Certains mages quittaient le grand hall alors que d’autres y restaient et conversaient par petits groupes. Quelques-uns jetèrent des coups d’œil curieux à Sonea, qui soutint leur regard.
— Sonea ?
— Rothen ?
— L’audience a été rapide, très rapide. Tu vas bientôt être appelée.
Sonea vit une silhouette noire se glisser entre les portes et son cœur s’emballa.
L’assassin !
Elle le regarda avancer, certaine de reconnaître l’homme qu’elle avait vu dans le sous-sol de la maison. Il avait la même expression, et sa robe noire battait sur ses jambes.
Quelques mages se tournèrent vers lui et le saluèrent avec le respect que Faren montrait aux assassins de sa propre guilde. L’homme hocha la tête en retour, mais il ne s’arrêta pas. À force de le fixer, Sonea allait sans doute attirer son attention, mais elle ne baissa pas les yeux. Elle ne le pouvait pas. L’homme se tourna vers elle, puis il regarda ailleurs.
Tania toucha l’épaule de Sonea, qui sursauta.
— Là-bas, c’est le seigneur Osen, dit la domestique en montrant les portes, l’assistant de l’administrateur.
Sonea regarda le mage qui la salua dès qu’il la vit.
— Allez, courage, répéta Tania. C’est bientôt fini.
Sonea alla rejoindre le jeune mage devant les portes et s’inclina devant lui.
— Bienvenue, Sonea, dit Osen. Bienvenue dans le grand hall.
— Merci, seigneur…
La révérence maladroite de la jeune fille amusa le mage, qui lui fit signe d’entrer dans le hall.
L’odeur de bois et de cire prit Sonea à la gorge, mais elle ne trouva pas cela désagréable. Une fois qu’on était à l’intérieur, le hall semblait plus grand, car les murs montaient très haut. Cachés sous les poutres, plusieurs globes magiques illuminaient la salle.
Le bâtiment était rempli de sièges en bois. Des mages y étaient assis et Sonea frissonna quand tous les regards se tournèrent vers elle. Elle fixa le sol avant de perdre tous ses moyens.
Osen lui souffla de rester où elle était, puis monta l’escalier jusqu’à une rangée de sièges, sur sa droite. Sonea savait que cette estrade était réservée aux hauts mages, car Rothen lui avait dessiné un plan des places pour qu’elle se souvienne des nom et rang des participants.
La jeune fille réussit à lever les yeux sur la plus haute place et nota qu’elle était vide. Rothen lui avait expliqué que le roi n’assistait presque jamais aux conciles. Son siège était plus grand que tous les autres et il portait les armoiries royales.
Une seule chaise se dressait devant le trône et Sonea fut déçue de voir qu’elle aussi était vide. Elle avait espéré pouvoir parler devant le haut seigneur.
Lorlen était au centre de l’estrade du milieu.
Sur sa droite et sur sa gauche, les sièges étaient aussi vides que les autres. Lorlen et Osen parlaient à un homme au visage chevalin qui portait une écharpe noire sur sa robe rouge. Sonea se souvint que c’était le seigneur Balkan, le responsable des guerriers.
À la gauche de Balkan se trouvait dame Vinara, qui avait un jour rendu visite à Rothen. À sa droite, Sonea vit un vieil homme aux traits anguleux et au gros nez – le seigneur Sarrin, le chef des alchimistes. Tous les trois regardaient intensément Lorlen.
Au rang inférieur se tenaient les professeurs qui contrôlaient et organisaient les leçons.
Osen descendit de son estrade. Les hauts mages sondèrent la salle du regard, et Lorlen pointa le menton vers les retardataires.
— Le concile qui décidera de la garde de Sonea va maintenant commencer, dit-il. Que les seigneurs Rothen et Fergun, prétendants au titre de tuteur, s’avancent.
Sonea entendit des bruits de pas et se tourna vers Rothen. Le mage s’arrêta non loin d’Osen, regarda la jeune fille et lui sourit.
Émue, Sonea lui sourit en retour. Puis elle baissa les yeux, se souvenant de ce qu’elle était sur le point de faire. Elle allait tellement le décevoir…
D’autres bruits de pas résonnèrent dans le hall et la jeune fille releva la tête. Fergun s’était arrêté à deux pas de Rothen. Lui aussi souriait à Sonea.
Elle frissonna et tourna les yeux vers Lorlen.
— Vous avez tous deux demandé à avoir la tutelle de Sonea, dit l’administrateur. Chacun de vous croit avoir été le premier à déceler ses pouvoirs. Nous sommes ici pour décider lequel aura la charge de la jeune fille. Je laisse mon second, le seigneur Osen, diriger cette audience.
Le jeune mage avança jusqu’au milieu de la salle. Sonea ferma les yeux et tenta de se souvenir de ce qu’elle devait faire.
— Seigneur Rothen, dit Osen, faites-nous part des événements qui vous ont amené à comprendre que Sonea avait le don.
— Très bien… Le jour où j’ai détecté son talent, pendant la Purge, je faisais équipe avec le seigneur Fergun. Nous sommes allés sur la place Nord où nous devions ajouter nos forces au bouclier magique. Comme toujours, un groupe d’adolescents a commencé à jeter des cailloux.
» Je faisais face au seigneur Fergun. Le bouclier était à environ trois pas de nous, sur la gauche. J’ai soudain capté du coin de l’œil un éclair de lumière. Simultanément j’ai senti la barrière vaciller. Puis une pierre a frappé le seigneur Fergun à la tempe, lui faisant perdre connaissance.
» J’ai rattrapé notre collègue et je l’ai allongé sur le sol. Ensuite, j’ai cherché des yeux le coupable. C’est alors que j’ai remarqué Sonea.
— C’est à ce moment-là que vous l’avez vue pour la première fois ? demanda Osen.
— C’est exact.
— Vous ne l’avez donc pas vue jeter un sort ?
— Non, répondit Rothen après une courte hésitation.
Un murmure monta des rangs des mages assis à sa droite, mais il mourut dès qu’Osen regarda dans cette direction.
— Comment avez-vous su que c’était elle qui avait jeté le projectile ?
— J’ai cherché à voir d’où venait la pierre et pensé qu’un des adolescents devait l’avoir lancée. Le premier que j’ai vu, un garçon, ne me regardait même pas. Sonea, au contraire, fixait ses mains et avait les yeux écarquillés. Elle m’a vu et, à son expression, j’ai su que c’était elle.
— Et vous pensez que le seigneur Fergun n’aurait pas pu l’apercevoir avant ?
— Non. À cause de sa blessure, le seigneur Fergun n’aurait pas pu voir Sonea, même si elle s’était penchée sur lui.
Osen hocha la tête, recula et se plaça devant Fergun.
— Seigneur Fergun, voulez-vous nous faire part de votre version des événements de cette journée ?
Fergun s’exécuta après un salut gracieux.
— Je participais au soutien du bouclier, comme l’a dit Rothen. Un groupe d’adolescents a commencé à nous jeter des pierres. Ils étaient une dizaine. L’un d’entre eux était cette jeune fille. (Fergun regarda Sonea.) Trouvant qu’elle agissait d’une façon étrange, j’ai continué à la surveiller du coin de l’œil. Je n’ai rien pensé de spécial quand elle a jeté sa pierre. Mais, lorsque j’ai vu l’éclair, j’ai compris qu’elle devait avoir fait quelque chose pour que le projectile traverse la barrière. Très surpris, au lieu de repousser la pierre, j’ai fixé la jeune fille pour m’assurer que l’agression venait bien d’elle.
— Vous avez donc compris qu’elle utilisait de la magie après que la pierre eut franchi la barrière et avant qu’elle vous frappe ?
— C’est exactement ça.
Tous les mages chuchotèrent et le hall bruissa d’échos de voix. Rothen serra les dents et résista à l’envie de dévisager Fergun. Ce salaud mentait. Il n’avait jamais regardé Sonea. Ni même posé les yeux sur elle.
Sonea se tenait dans l’ombre, les épaules voûtées. Rothen espéra qu’elle mesurait l’importance de son témoignage.
— Seigneur Fergun.
Les murmures moururent. Rothen leva les yeux et les écarquilla quand il reconnut dame Vinara. La guérisseuse le fixait sans ciller.
— Si vous regardiez Sonea, seigneur Fergun, par quel miracle la pierre a-t-elle frappé votre tempe droite ? Pour moi, cela signifie que vous regardiez Rothen.
— Tout s’est passé très vite, ma dame, répondit Fergun. J’ai vu l’éclair et ensuite, j’ai regardé la fille. Ce fut un regard fugace et je me souviens d’avoir tourné la tête pour savoir si un de mes compagnons avait vu ce qui venait de se passer.
— Vous n’avez pas songé à vous baisser ? demanda le seigneur Balkan, incrédule.
— Je n’ai pas pour habitude d’être la cible de jets de pierres seigneur. Je crains que la surprise m’ait ôté tous mes réflexes.
Le seigneur Balkan se tourna vers ses compagnons et Osen accepta qu’on pose encore une question.
— Seigneur Rothen, avez-vous vu le seigneur Fergun regarder Sonea entre le moment où la pierre a jailli et celui où elle l’a frappé ?
— Non, répondit l’alchimiste en luttant pour ne pas montrer sa colère. Il était en train de me parler. La pierre l’a coupé au milieu d’une phrase.
Osen fronça les sourcils, regarda les hauts mages puis se tourna vers l’assemblée.
— Quelqu’un veut-il faire un témoignage qui viendrait infirmer ou confirmer ce que nous venons d’apprendre ?
Personne ne pipa mot. Osen hocha la tête.
— J’appelle Sonea comme témoin de l’événement.
La jeune fille avança et s’arrêta à quelques pas de Fergun. Elle leva les yeux sur les hauts mages et leur fit une rapide révérence.
Rothen était fier d’elle. Quelques semaines auparavant, Sonea était terrifiée à la seule vue d’un mage et voilà qu’elle faisait face à un concile.
— Sonea, dit Osen avec un sourire d’encouragement, donnez-nous, s’il vous plaît, votre version de l’événement.
— J’étais avec les autres adolescents, dit Sonea, les yeux baissés. Nous jetions des cailloux. Je n’ai pas l’habitude de faire ce genre de choses. En général, je reste plutôt aux côtés de ma tante. Je crois que les choses se sont enchaînées toutes seules. Je n’ai pas tout de suite lancé des pierres, j’ai d’abord regardé les mages et les adolescents. Je me souviens que j’étais… en colère, et quand j’ai fini par jeter mon caillou, c’était comme si j’y avais mis toute ma hargne. Plus tard, je me suis rendu compte que j’avais fait quelque chose, mais tout était déjà si… confus.
» Quand j’ai lancé la pierre, elle a traversé le bouclier. Le seigneur Fergun m’a regardée, la pierre l’a frappé et Ro – … le seigneur Rothen l’a soutenu. Les autres mages fouillaient la place des yeux et j’ai vu que le seigneur Rothen me fixait. Après, je me suis enfuie.
Rothen n’aurait pas pu dire un mot, même si sa vie en avait dépendu. Il chercha le regard de la jeune fille, mais elle refusa de lever la tête. Le mage fixa Fergun et le vit sourire de satisfaction. Au moment où le guerrier s’avisa qu’on le regardait, son rictus disparut.
Rothen ne pouvait plus rien faire, à part serrer les poings et tenter de ne pas entendre le rugissement d’approbation des membres de la Guilde.
Une vision frappa Dannyl : le grand hall, mais l’image était brouillée par la colère et l’incrédulité. Le jeune mage s’arrêta, alarmé.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Rothen ?
— Elle a menti ! Elle soutient le mensonge de Fergun !
— Calme-toi, on pourrait t’entendre.
— Je m’en moque. Je sais quelle a menti !
— Peut-être qu’elle a dit sa propre vérité.
— Non. Fergun ne lui a pas jeté un regard : jamais ! J’étais en train de lui parler, tu te souviens.
Dannyl ne sut que répondre. Depuis des années, il tentait de faire découvrir le vrai visage de Fergun à Rothen, sans que son ami prête attention à ses mises en garde. Le jeune mage aurait dû être heureux de voir changer les choses, mais les circonstances étaient trop graves. Et Fergun, encore une fois, avait gagné.
Mais on devait encore pouvoir lui barrer le chemin.
— As-tu trouvé quelque chose, Dannyl ?
— Non, mais je cherche toujours.
— Nous avons besoin de plus de temps. Si Sonea est du côté de Fergun, les mages prendront sans doute leur décision dans les minutes qui viennent.
— Demande-leur un délai.
— Sous quel prétexte ?
— Dis que tu veux parler en privé à Sonea !
Dannyl avait à peine fini sa phrase quand la Présence de Rothen disparut. Le jeune homme retourna à l’exploration des murs qui l’entouraient. Tous les mages savaient que certains souterrains donnaient dans l’université et Dannyl avait deviné que ces portes devaient être bien dissimulées, pour éviter que les novices ne se perdent.
C’était pour ça qu’une simple exploration des couloirs ne pouvait rien donner. Dannyl était sûr et certain de découvrir ce qu’il cherchait, mais quand ? Le temps lui manquait. Il avait besoin de trouver ce passage secret, et vite.
Un seul indice, voilà tout ce qui lui fallait – un seul, même tout petit. Des traces de pas, pourquoi pas ? Les souterrains devaient être couverts de poussière. Ou Fergun avait pu laisser quelque chose derrière lui. Dannyl remonta les couloirs en scrutant le sol.
Le nez baissé, il se cogna à une petite femme rondouillarde qui couina de surprise avant de reculer, la main sur la poitrine.
— Pardonnez-moi, seigneur ! dit-elle en le saluant, l’eau de son seau à deux doigts de se renverser. Vous marchiez en silence, seigneur, je ne vous ai pas entendu.
Dannyl regarda le seau et les chiffons, puis il comprit que toute trace de Fergun avait été nettoyée depuis longtemps. La femme avait repris contenance et continua son chemin. À force de nettoyer ces couloirs du matin au soir, pensa Dannyl, elle devait les connaître mieux que n’importe qui.
— Attendez ! cria-t-il.
— Oui, seigneur ?
— Vous vous occupez toujours de cette partie des couloirs ? (La femme acquiesça.) Avez-vous vu des traces inhabituelles, des empreintes boueuses, par exemple ?
— Quelqu’un a fait tomber de la nourriture par terre, répondit la servante comme si elle parlait d’un acte contre nature. Pourtant les novices ne sont pas censés manger ici.
— Et où était-elle, cette nourriture ?
La domestique le conduisit devant un tableau.
— C’était là, et il y en avait aussi sur la peinture. Comme s’ils s’étaient essuyé les doigts dessus.
— Je vois, répondit Dannyl. Vous pouvez disposer, je vous remercie.
Une fois seul, le mage se pencha sur la toile. Elle représentait une plage et le cadre était orné de petits coquillages.
Dannyl souleva le tableau. Derrière, il vit les mêmes lambris que dans tous les anciens couloirs. Il voulait savoir ce qui se cachait dessous. Laissant courir sa main sur le plaquage, il étendit ses sens. Du métal. Dannyl toucha ce qu’il devinait sous le bois, trouva un creux et y enfonça les doigts.
Il entendit claquer un mécanisme. Lorsque toute une partie du mur glissa sur le côté, un vent glacial cingla le visage de Dannyl. Tremblant d’excitation, celui-ci remit le tableau à sa place, invoqua un globe de lumière et fit un pas en avant.
Un escalier s’enfonçait sous terre. Dannyl se retourna, trouva un levier sur le mur, le tira, et la porte se referma.
Le passage étant étroit et bas, il dut se pencher en avant pour éviter de se cogner la tête. Dans les coins, le moindre souffle d’air faisait danser des toiles de faren. Le mage atteignit le premier couloir transversal. Cherchant un flacon dans ses poches, il l’en sortit, le déboucha et posa un peu de peinture sur le mur pour ne pas perdre son chemin.
La teinture passerait du blanc au grisâtre dans quelques heures et ne serait bientôt plus visible. Dannyl retrouverait son chemin, et personne ne pourrait savoir qu’il était passé par là.
Très fier de lui, il baissa les yeux et éclata de rire. Le sol était couvert de traces de pas qui montraient le chemin à suivre. Dannyl s’accroupit et reconnut sans peine les semelles des chaussures d’un mage. Et à voir le nombre d’empreintes, Fergun était souvent passé ici.
Dannyl suivit la piste sur quelques centaines de pas, tourna plusieurs fois et atteignit une fourche. En se penchant, il examina les empreintes de près. Certaines partaient à gauche et d’autres à droite. Il y avait quatre séries d’empreintes dans le passage secondaire : deux de mage, et deux plus petites. Celles de l’autre corridor étaient plus fraîches et plus nombreuses.
Dannyl entendit un soupir indéniablement humain. Il se pétrifia, et un frisson courut le long de son échine. Son globe n’éclairait pas loin. Au-delà du cercle de lumière, les ténèbres semblaient soudain épaisses, glauques et grouillant de choses répugnantes.
Dannyl eut la certitude que quelqu’un le regardait.
Ridicule. Il n’y a rien ici. Personne.
Il s’ordonna de mobiliser son attention sur les empreintes. Après s’être relevé, il les suivit sur une centaine de pas et croisa des couloirs transversaux, eux aussi couverts d’anciennes empreintes.
Dannyl sentait le poids d’un regard sur sa nuque et il entendait quelqu’un marcher derrière lui. Chaque courant d’air charriait avec lui une odeur de pourri – les effluves de quelque chose de vivant et de répugnant.
Dannyl tourna dans un couloir et son imagination s’emballa. Une porte s’ouvrait sur le mur, en face de lui. Il avança vers elle, mais une silhouette émergea du couloir et Dannyl se figea de terreur.
— Seigneur Dannyl. Que faites-vous ici ?
Dannyl reconnut l’homme à sa voix et il eut l’impression que son cerveau se divisait en deux. L’une des parties débitait une suite d’excuses sans fin, et l’autre la regardait se rendre ridicule sans rien pouvoir y faire.
Le jeune mage sentit dans son esprit une Présence familière, sympathique et condescendante.
— Je t’avais bien dit de ne pas descendre là-bas, lui souffla Rothen.
Dans le silence, les gargouillis de l’estomac de Cery résonnaient comme des coups de tonnerre. L’adolescent se massa le ventre en continuant de faire les cent pas.
Il aurait juré que son dernier repas datait de plus d’une journée et qu’une semaine s’était écoulée depuis son entretien avec Sonea.
Cery frappa du front contre la porte de sa cellule et insulta copieusement Fergun. Quand il fut à bout de souffle, il entendit des bruits de pas.
Son estomac gronda par anticipation. Les pas se firent plus lents, juste pour le torturer. Ils s’approchèrent, puis s’arrêtèrent. Cery entendit deux voix d’hommes et il colla son oreille à la porte.
— … tunnels sont très étendus. Il est facile d’y perdre son chemin. Des mages y ont erré des jours durant et en sont revenus amaigris et à bout de forces. Je vous suggère de retourner sur vos pas.
La voix était dure et sévère. Cery ne se rappelait pas l’avoir déjà entendue.
L’autre homme répondit. L’adolescent saisit quelques mots, mais assez pour reconnaître des excuses. Cette voix ne lui disait rien non plus, mais il supposait que Fergun pouvait changer d’intonation à l’envi.
Le mage au ton sévère n’approuvait visiblement pas la présence de Fergun dans les souterrains. Sans nul doute, il n’aimerait pas non plus apprendre que le guerrier y gardait un prisonnier. Cery devait crier et frapper à la porte. Alors, le plan de Fergun s’écroulerait comme un château de cartes.
Il leva le poing pour tambouriner sur le battant, mais il se pétrifia lorsque les voix se turent, les mages avançant en direction de sa cellule.
Cery se mordit les lèvres et recula.
La porte s’ouvrit et de la lumière inonda la pièce.
— Qui es-tu ? lui demanda une voix inconnue. Et qu’est-ce que tu fiches ici ?
Cery ouvrit les yeux… et resta sans voix lorsqu’il reconnut l’homme debout devant lui.
Chapitre 29
COURIR PARMI LES MAGICIENS
onea pense qu’il
a monté tout ce plan pour qu’un pauvre n’ait plus jamais la
possibilité de devenir mage, expliqua Cery.
— C’est du Fergun tout craché, répondit son interlocuteur. Le concile a lieu en ce moment. Je peux y révéler les crimes de Fergun, mais uniquement si tu as des preuves de sa culpabilité.
Cery désigna la pièce d’un geste circulaire.
— Je n’ai rien ici, à part ce qu’il a apporté. Mais il a volé mes lames et mes outils ! Ça suffira, si vous les trouvez ?
— Non, répondit l’homme. Les preuves dont j’ai besoin se cachent dans ton esprit. Me laisserais-tu lire tes pensées ?
Cery ne répondit pas. Fouiller son cerveau ? Mais pourquoi ?
L’adolescent avait un jardin secret, comme tout le monde. Des choses que son père lui avait dites. Des confidences à propos de Faren. Des histoires que même le voleur serait surpris d’apprendre. Et le mage allait tout savoir ?
Si c’est la seule façon de sauver Sonea…
Cery ne pouvait pas préférer ses piteux secrets à la vie de son amie. De plus, il ignorait si le mage allait jeter un rapide regard dans son esprit ou le « visiter » de fond en comble.
L’adolescent ravala sa peur et hocha la tête.
— Allez-y !
— Ça ne te fera pas mal. Ferme les yeux.
Cery obéit. Des doigts se posèrent sur ses tempes et, aussitôt, il eut conscience d’une présence qui semblait suivre son esprit comme une ombre. Puis il entendit une voix venue de… nulle part.
— Pense au jour où ton amie a été capturée.
Aussitôt, un souvenir se forma dans l’esprit du garçon.
La Présence l’attrapa au vol et l’étudia. Cery se tenait dans une ruelle, les pieds dans la neige. C’était comme un dessin froissé, net et pourtant sans détails précis.
Cery revit Sonea s’éloigner et revécut la peur et le désespoir qui l’avaient envahi au moment où la barrière magique l’avait empêché de suivre son amie. Il s’était alors retourné et trouvé face à face avec un grand homme vêtu d’un manteau.
— C’est celui qui t’a capturé ?
— Oui.
— Montre-moi.
Un autre souvenir revint à la surface, haché et fragmentaire. Cery était dans la Guilde, sous la fenêtre de Sonea. Fergun apparut, poursuivit l’adolescent et l’attrapa. Mais l’alchimiste et son compagnon arrivèrent, puis l’emmenèrent voir Sonea. Ensuite, Cery quitta la jeune fille et se dirigea vers le bâtiment des mages. Fergun proposa de passer par l’université. Ils entrèrent dans la bâtisse et marchèrent dans des couloirs sans fin.
Fergun ouvrit soudain la porte secrète et y poussa Cery. Il posa un bandeau sur les yeux de l’adolescent et lui tint le bras pendant qu’il l’emmenait le long d’autres passages.
Cery entrevit la cellule, fit un pas à l’intérieur, entendit la porte se fermer…
— Fergun ! Quand l’as-tu revu ?
Cery se vit dépouillé de ses chers outils, revécut la honte de son attaque ratée et la douleur de son bras brisé. Il vit Sonea entrer dans la pièce et dut réentendre une nouvelle fois leur conversation.
Puis, la Présence sortit de son esprit et disparut. Cery sentit les doigts du mage quitter ses tempes et il ouvrit les yeux.
— C’est plus qu’il n’en faut, dit le mage. Viens avec moi, il faut nous presser si nous ne voulons pas manquer l’audience.
L’homme se précipita hors de la cellule. Cery le suivit et éprouva un étrange sentiment en passant la porte de sa prison. Il jeta un coup d’œil en arrière et ne se retourna plus.
Le mage faisait de si grandes enjambées qu’il fut obligé de le suivre au pas de course le long des couloirs.
Le mage et Cery grimpèrent une volée de marches, puis l’homme plaqua la joue contre un mur. Avant qu’il y colle son œil, Cery vit un rai de lumière : un judas.
— Je vous remercie de votre aide, dit soudain Cery. Un voleur de bas étage ne peut sûrement pas faire grand-chose pour quelqu’un comme vous, mais si vous avez besoin de quoi que ce soit, demandez-le-moi.
Le mage se retourna et regarda Cery.
— As-tu la moindre idée de qui je suis ?
— Bien sûr, répondit Cery en rougissant. Quelqu’un comme vous n’a rien à recevoir d’un minable comme moi. Je voulais quand même vous dire que vous pourrez compter sur moi.
— Tu parviens à gober tes propres sornettes, gamin ? lança le mage avec un demi-sourire.
— Heu… oui.
— Tu sais, je ne te forcerai pas à me faire une promesse. Quoi que tu en penses, les méfaits de Fergun doivent être révélés et ça n’a rien à voir avec toi. Quant à ton amie, elle sera libre de partir si c’est ce qu’elle veut.
» Mais puisque tu le proposes si gentiment, il se peut que je te contacte un jour. Je ne te demanderai rien de plus que ce que tu peux offrir, pour ne pas mettre en danger ta carrière chez les voleurs. Quand je viendrai, tu me diras si ce que je veux te semble acceptable. Ce marché te semble-t-il juste ?
— Oui. Tout à fait.
L’homme lui tendit la main et Cery la serra. Il plongea ses yeux dans le regard du mage et n’y lut que de la franchise.
— Marché conclu, dit-il.
— Marché conclu, alors, répondit le magicien avant de recoller son œil sur le judas.
Il regarda un instant puis actionna un levier. Un panneau se déplaça, et il s’engagea dans le couloir.
Cery le suivit et vit qu’ils étaient entrés dans une grande pièce, avec un bureau et des chaises dans un des coins.
— Où sommes-nous ?
— Dans l’université… Suis-moi, souffla le mage pendant que le panneau revenait en place.
Il traversa la pièce, ouvrit une porte et la franchit, Cery sur les talons. Puis ils longèrent un grand corridor. Deux mages en robe verte s’arrêtèrent pour lorgner l’adolescent. Mais, lorsqu’ils reconnurent son guide, ils le saluèrent respectueusement.
Le mage les ignora et continua sa route, le jeune homme collé à ses basques. Ils passèrent une autre porte, Cery leva les yeux et sursauta. La pièce était pleine d’escaliers en spirale qui s’envolaient vers le plafond. Les portes de l’université étaient grandes ouvertes et l’adolescent aperçut les jardins de la Guilde couverts de neige et une partie de la cité.
Cery se retourna et vit que le mage ne l’avait pas attendu.
— Harrin ne voudra jamais me croire, marmonna-t-il en courant pour rattraper le magicien.
— Tu n’as pas raconté ce qui s’est vraiment passé, dit Rothen à Sonea.
— Je sais ce que j’ai vu… Tu préférerais que je mente ?
Ces mots lui laissant un goût de cendre dans la bouche, Sonea tenta de déglutir et de paraître choquée par la question de Rothen.
— Non, je ne veux pas que tu mentes, répondit le mage en secouant la tête. Si on découvre que tu as menti aujourd’hui, on pensera que tu n’as pas ta place à la Guilde, Sonea, et tu le sais.
— C’est bien pour ça que je ne mens pas !
— Ce sont vraiment tes souvenirs de cette journée ?
— C’est ce que j’ai dit, non ? s’écria Sonea avec un regard suppliant. Ne rends pas les choses plus difficiles qu’elles le sont, Rothen, s’il te plaît…
— D’accord. D’accord… J’ai peut-être manqué quelque chose sur la place, pourquoi pas. Si c’est le cas, j’ai honte de mon comportement d’aujourd’hui, mais c’est trop tard. Nos leçons vont me manquer, Sonea, et je…
— Seigneur Rothen ! lança soudain Osen.
Rothen retourna à sa place, les épaules voûtées. Fergun s’approcha de Sonea, qui lâcha un gémissement étouffé.
Lorsque Rothen avait demandé à parler à la jeune fille, Fergun s’était empressé de l’imiter. Que pouvait-il vouloir lui dire ? Sonea aurait donné cher pour que ce concile finisse au plus vite.
— Tout va comme prévu ? lui demanda Fergun avec un sourire taquin.
— Oui.
— Bien, très bien. Ton histoire était convaincante, même si tu es une piètre oratrice. En tout cas, ton mensonge était d’une honnêteté désarmante…
— Contente qu’il vous ait plu…
— Je ne pense pas qu’ils débattent encore très longtemps, dit Fergun en regardant les hauts mages. Dès qu’ils auront pris leur décision, je te ferai préparer une petite chambre dans le quartier des novices. Tu devrais sourire, Sonea. C’est notre but : il faut qu’ils te croient ravie de devenir ma pupille.
Sonea se força à obéir, espérant que sa grimace, de loin, ressemblerait à un sourire.
— J’en ai assez de tout ça, grinça-t-elle entre ses dents. Retournons-y et finissons-en.
— Oh, certainement pas ! Tais-toi et laisse-moi savourer mon quart d’heure de gloire.
Tais-toi ?
Sonea se jura de ne plus dire un mot. Même lorsque Fergun lui adressa la parole, elle ne répondit pas. Le mage parut ennuyé et elle trouva soudain plus facile de sourire.
— Seigneur Fergun ?
Osen leur faisant signe de venir, Sonea suivit le mage jusqu’au milieu de la pièce. Osen leva les mains pour demander le silence.
Les mages se tournèrent vers eux et se turent. Du coin de l’œil, Sonea vit que Rothen la dévisageait. Sa propre culpabilité la rendait malade.
— D’après ce que nous avons entendu aujourd’hui, il nous semble clair que le seigneur Fergun a été le premier à repérer les dons de Sonea. Quelqu’un ici conteste-t-il cette conclusion ?
— Moi.
La voix familière retentit dans le dos de la jeune fille. Des craquements et un bruissement de tissu froissé emplirent le hall quand tous les mages se tournèrent sur leurs sièges. Sonea se retourna aussi et vit que l’une des grandes portes avait été ouverte. Deux silhouettes s’y découpaient.
Au moment où elle reconnut la plus petite, Sonea poussa un cri de joie.
— Cery !
Elle voulut courir vers son ami, mais s’immobilisa en reconnaissant l’homme qui l’accompagnait. Les mages chuchotaient entre eux et le hall bruissait comme une ruche. Le mage en robe noire s’approcha de l’adolescente et la regarda.
Gênée, Sonea se tourna vers Cery.
Blême et amaigri, le jeune homme souriait pourtant de toutes ses dents.
— Il m’a trouvé et m’a fait sortir, Sonea. Ne t’inquiète pas, tout va bien.
La jeune fille riva un œil interrogateur sur le mage vêtu de noir. Ses lèvres dessinèrent un demi-sourire, mais il ne dit rien. Il la dépassa, salua Osen de la tête et grimpa les marches, entre les hauts mages. Personne ne protesta lorsqu’il s’assit dans le siège du haut seigneur.
— Et pourquoi êtes-vous contre cette décision, haut seigneur ? demanda Osen.
Dans son dos, la jeune fille sentait que l’assistance était prête à exploser. Ainsi, le mage en noir n’était pas un assassin, mais le chef de la Guilde.
— Parce que la fille a été forcée de mentir, répondit le haut seigneur.
Sonea entendit quelqu’un haleter sur sa droite. Tournant la tête, elle vit que Fergun était blanc comme un linge. Soudain emportée par la rage et oubliant jusqu’au mage en noir, Sonea tendit un index vers Fergun.
— Il m’a obligée à mentir ! hurla-t-elle. Il disait qu’il tuerait Cery si je ne faisais pas ce qu’il voulait !
L’assemblée hoqueta de surprise.
Sonea sentit que Cery lui agrippait le bras. Elle se tourna vers Rothen. Lorsque leurs regards se croisèrent, elle sut qu’il avait tout compris.
— On accuse Fergun, nota simplement dame Vinara.
Le hall se tut aussitôt. Rothen voulut prendre la parole, mais il secoua la tête et préféra se taire.
— Sonea, connais-tu les lois de la Guilde en ce qui concerne les accusations ? demanda Osen.
— Oui !
— Alors, qui lira dans son esprit ? lança Osen en se tournant vers les hauts mages.
Les trois sages échangèrent de longs regards, puis levèrent les yeux sur Lorlen. L’administrateur hocha la tête et se leva.
— Ce sera moi.
— Qu’est-ce qu’il va te faire ? souffla Cery à Sonea pendant que Lorlen descendait les marches.
— Entrer dans mon esprit…
— Oh, c’est tout ?
— Ce n’est pas aussi simple que tu le crois, Cery.
— À moi, ça m’a paru facile.
— Sonea ? demanda Lorlen.
— Cery, tu vois Rothen, là-bas ? dit Sonea. Tu peux lui faire confiance. Va te mettre à côté de lui.
Cery serra une dernière fois le bras de son amie et alla rejoindre le mage.
— Pendant ton apprentissage, tu as appris ce qu’est une conversation silencieuse, dit Lorlen. Ceci sera un peu différent parce que je vais voir tes souvenirs. Il te faudra une grande concentration pour séparer ce que tu peux me montrer de ce que tu veux garder pour toi. Pour t’aider, je te guiderai en te posant des questions. Tu es prête ? Alors, ferme les yeux.
Sonea sentit les doigts de Lorlen se poser sur son crâne.
— Montre-moi la pièce de ton esprit.
Sonea invoqua sa chambre aux murs lambrissés, en envoya une image à Lorlen et capta son amusement.
— Une bien humble salle, Sonea. Maintenant, ouvre les portes.
Sonea obéit. À sa surprise, elle découvrit des ténèbres à la place de la rue habituelle. Une silhouette vêtue de bleu y marchait.
— Bonjour, Sonea.
Lorlen souriait. Il traversa l’obscurité, passa le seuil et tendit la main vers Sonea.
— Tu me fais entrer ?
La jeune fille prit la main de Lorlen et la chambre sembla glisser sous les pieds du magicien.
— Ne t’inquiète pas. Je regarderai quelques souvenirs, puis je partirai. Montre-moi Fergun.
Sonea créa un tableau, sur le mur. Dedans, elle plaça une image de Fergun.
— Bien. Maintenant montre-moi ce qu’il a fait pour te forcer à mentir.
Sonea n’eut pas à produire un gros effort pour que l’image s’anime. La peinture s’agrandit jusqu’à occuper tout le mur et représenta le salon de Rothen.
Fergun jeta la dague de Cery devant Sonea.
« Le propriétaire de cette dague est enfermé dans une minuscule chambre noire dont tout le monde a oublié l’existence. »
La scène se brouilla et Fergun, plus grand que nature, envahit tout le tableau.
« Fais ce que je te dis et je relâcherai ton ami. Cause-moi le moindre tracas et je le laisserai croupir dans son boyau jusqu’à ce que mort s’ensuive. Tu me comprends ? À ce concile, tu diras à tout le monde que je t’ai vue avant Rothen, pendant la Purge. Que je t’ai repérée après que la pierre eut traversé le bouclier et avant quelle me frappe. Lorsque tu auras dit tout ça, les hauts mages n’auront pas d’autre possibilité que de me charger de ton éducation. Tu entreras dans la Guilde, mais je t’assure que ce ne sera pas pour longtemps. Une fois que tu m’auras rendu un petit service, je te renverrai à ta place.
Tu auras ce que tu veux, et moi aussi. Tu n’as rien à perdre à m’aider, mais désobéis-moi et tu perdras ton petit ami. »
Sonea sentit la rage de Lorlen. Elle le regarda et la peinture disparut.
La jeune fille se retourna et se concentra pour qu’elle revienne.
Cette fois, elle y projeta une image de Cery, sale et maigre, et de la cellule où il avait été emprisonné. Fergun se tenait sur le côté, l’air très satisfait. Une odeur de nourriture pourrie et de déjections humaines débordait du tableau, empuantissant la pièce.
Lorlen secoua la tête devant ce que Sonea lui montrait.
— C’est outrageant ! Il est heureux que le haut seigneur ait trouvé ton ami aujourd’hui.
En entendant parler du mage en noir, Sonea vit le tableau changer. Elle se tourna vers la toile et Lorlen cria :
— Qu’est-ce que c’est ?
Le haut seigneur portait des vêtements tachés de sang. Lorlen se tourna vers Sonea.
— Quand as-tu vu cette scène ?
— Il y a plusieurs semaines.
— Où ? Comment ?
Sonea hésita. Si elle lui laissait voir ça, il saurait qu’elle avait espionné la Guilde et elle ne tenait pas à ce qu’il soit au courant. Elle était certaine qu’elle avait le droit de repousser Lorlen.
Mais une part d’elle-même voulait qu’il voie. Les mages ne lui en voudraient pas de découvrir son intrusion, maintenant, et elle mourait d’envie de savoir le fin mot de cette histoire.
— Très bien. Ça a commencé comme ça…
Sur le tableau, Sonea montra sa visite nocturne de la Guilde. Elle sentit la surprise de Lorlen, puis son amusement en les voyant, Cery et elle, sauter de scène en scène. Sonea regardait par une fenêtre pour, l’instant suivant, courir dans la forêt ou regarder les livres que Cery avait volés pour elle.
— Qui aurait pu deviner où étaient passés les livres de Jerrik ? Mais Akkarin, Sonea ?
La jeune fille hésita.
— Sonea, je t’en prie. C’est le chef de notre Guilde… et mon ami. Je dois savoir. Était-il blessé ?
Sonea reconnut la forêt, sur le tableau, et revécut la scène : la maison grise, le domestique, la grille et tout ce qui avait suivi.
Lorlen souffla le nom du serviteur :
— Takan.
Sur la toile, le haut seigneur retirait ses vêtements tachés de sang, sa ceinture de cuir et enfin sa dague. Il s’examinait, sortait un moment de l’image et revenait vêtu de sa robe. Puis il commençait à nettoyer la lame.
Sonea devina la surprise de Lorlen.
Le domestique dénuda son bras, le haut seigneur fit glisser sa lame et plaça sa main sur la blessure.
Dans sa tête, Sonea entendit un étrange écho du bourdonnement.
— Non !
Une vague d’horreur la submergea. Noyée par la force des émotions de Lorlen, la concentration de la jeune fille vola en éclats. Le tableau devint noir puis disparut totalement.
— Ce n’est pas possible ! Pas Akkarin !
— Qu’est-ce que c’est ? Je ne comprends pas ! Qu’est-ce qu’il a fait ?
Mais Lorlen semblait vouloir garder ses émotions pour lui.
Son image se dissipa et Sonea se rendit compte qu’elle était seule.
— Ne bouge pas et n’ouvre pas les yeux. J’ai besoin d’y penser encore avant de pouvoir regarder Akkarin en face.
Lorlen ne dit rien pendant quelques secondes, puis Sonea sentit à nouveau sa Présence.
— Ce que tu as vu est quelque chose d’interdit. C’est ce que nous appelons de la « magie noire ». En l’utilisant, un mage peut prendre l’énergie de n’importe quelle créature vivante, animale ou humaine. Qu’Akkarin y recoure est une perversion qui dépasse l’entendement. Il est puissant, plus puissant que nous tous… Mais c’est peut-être là que réside le secret de sa force. Si c’est la raison, alors il pratique les arts noirs depuis longtemps, très longtemps.
» Il a violé son serment. Il devrait être déchu de son titre et expulsé de la Guilde. S’il a utilisé son pouvoir pour tuer, la sentence est la mort. Toutefois…
— Lorlen ? demanda Sonea lorsque le silence lui parut trop long.
— Je suis désolé, Sonea. Cet homme est mon ami depuis que nous sommes novices. Tant d’années… pour finalement voir ça ! Nous devons nous débarrasser de lui, mais pas maintenant. Il est bien trop puissant. Si nous nous dressons contre lui, il gagnera facilement et chaque mort lui donnera plus de puissance. Si nous dévoilons son secret, il n’aura plus aucune raison de cacher ses crimes et il se mettra à assassiner à plus grande échelle. La cité entière pourrait être en danger.
Sonea frissonna à cette idée.
— Ne t’inquiète pas, je ne permettrai pas que cela arrive. Nous ne pouvons pas le défier avant d’être sûrs d’avoir le dessus. Jusque-là, nous ne devons nous confier à personne. Nous nous préparerons en secret. Tu comprends ?
— Oui. Mais… va-t-il rester le chef de la Guilde ?
— Oui, et nous ne pouvons rien y faire. Lorsque nous serons assez forts, j’appellerai tous les mages. Il nous faudra passer à l’attaque, et vite. Jusque-là, seuls toi et moi serons au courant.
— Je comprends.
— Je sais que tu veux retourner dans les Taudis, Sonea, et je ne serais pas surpris si cette découverte apportait de l’eau à ton moulin. Mais je dois te demander de rester. Nous aurons besoin de toute l’aide possible, le moment venu. Et, bien que l’idée me soit désagréable, je pense que tu feras une proie de choix pour Akkarin. Il sait que tu es puissante – une grande source de magie potentielle. Sans tes pouvoirs, ni personne pour reconnaître un décès dû à la magie noire, tu serais la victime idéale. Je t’implore, pour ta sécurité et la nôtre, de rester parmi nous.
— Vous voulez que je reste ici, sous son nez ?
— Oui. Parce que tu y seras plus en sécurité qu’ailleurs.
— Si vous n’avez pas pu me trouver sans l’aide des voleurs, comment le pourrait-il, lui ?
— Akkarin a des sens bien plus développés que nous. Quand tu as commencé à te servir de tes pouvoirs, il a été le premier à le sentir. Je t’assure qu’il te trouverait très facilement. Trop facilement.
Sonea sentit que Lorlen craignait réellement pour sa sécurité. Et comment argumenter avec l’administrateur ? S’il croyait qu’elle serait en danger, c’était vrai.
Sonea n’avait pas le choix. Elle devait rester. À sa grande surprise, elle ne se sentit pas contrariée, mais plutôt soulagée. Cery lui avait dit qu’elle ne devrait pas se considérer comme traîtresse si elle devenait magicienne. Et c’était vrai, à condition qu’elle apprenne la magie pour retourner dans les Taudis et aider les gens.
De plus, il serait satisfaisant de river le clou aux mages comme Fergun qui pensaient que les traîne-ruisseau ne devaient pas entrer à la Guilde.
— Oui, je vais rester.
— Merci, Sonea. Nous mettrons sans doute quelqu’un d’autre dans la confidence. Rothen, ton tuteur, aura de nombreuses raisons d’entrer dans ton esprit. Il verra sans doute ce que tu m’as montré aujourd’hui. Tu dois parler d’Akkarin à Rothen et lui répéter tout ce que je t’ai dit. Je sais qu’on peut lui faire confiance.
— Je le ferai.
— Bien. Maintenant je vais te laisser et confirmer les crimes de Fergun. Essaie de ne pas montrer ta peur à Akkarin. Si cela peut t’aider, ne le regarde pas du tout. Et dissimule tes pensées.
Sentant les doigts de Lorlen quitter ses tempes, Sonea ouvrit les yeux. L’administrateur la fixait, les yeux brillants. Mais son expression s’adoucit et il se tourna vers les hauts mages.
— Elle dit la vérité.
Un silence choqué suivit cette déclaration, puis le hall commença à bruire de commentaires et d’interrogations.
Lorlen leva une main et les mages se turent.
— Le seigneur Fergun a emprisonné ce jeune homme après lui avoir promis de le raccompagner dehors. Il l’a enfermé dans une cellule, sous la Guilde, puis il a dit à Sonea qu’il le tuerait si elle n’obéissait pas à ses ordres.
— Mais pourquoi ? demanda dame Vinara.
— Selon Sonea, le seigneur Fergun ne veut pas que d’autres malheureux se voient offrir une place au sein de la Guilde.
— Elle voulait partir de toute façon…
Toutes les têtes se tournèrent vers Fergun, qui défiait les hauts mages du regard.
— J’avoue que j’ai pris mes plans un peu trop à cœur, dit-il. Mais c’était dans l’intérêt de la Guilde. Vous voudriez accueillir des voleurs et des mendiants parmi nous, sans vous demander si les mages, ou les Maisons, ou le roi – ceux que nous servons – seraient d’accord. Faire entrer une petite pauvresse chez nous semble sans importance, mais regardez où cela nous mènera. Les miséreux seront-ils de plus en plus nombreux ? Deviendrons-nous une Guilde des voleurs ?
Effrayée, Sonea se rendit compte que des murmures couraient dans les rangs des mages et que certains approuvaient les propos de Fergun. Le guerrier sourit à la jeune fille.
— Elle voulait que nous détruisions ses pouvoirs afin de pouvoir rentrer chez elle. Demandez à Rothen et à Lorlen. Je ne lui ai suggéré de faire que ce qu’elle s’apprêtait à accomplir de toute façon.
— Je ne voulais certainement pas briser le serment des novices ni mentir ! Vous avez emprisonné mon ami. Vous avez menacé de le tuer ! Vous êtes… (Sonea se pétrifia, soudain consciente que tous les regards étaient rivés sur elle. Mais elle se calma et se tourna vers les hauts mages.) Quand je suis arrivée, j’ai mis du temps à comprendre que vous n’étiez pas… (Elle se rattrapa avant d’insulter ses sauveurs et préféra regarder Fergun.) Mais lui, il incarne tout ce qu’on m’a appris des magiciens !
— Vous avez commis de nombreux crimes, seigneur Fergun, dit Lorlen. Certains sont très graves. Je ne vous demanderai pas de vous expliquer, vous l’avez déjà fait. Un concile se tiendra dans trois jours afin de statuer sur votre cas. Je vous conseille fortement de coopérer.
Lorlen regagna sa place, en haut des marches. Le haut seigneur le regarda passer, un demi-sourire sur les lèvres. Sonea frissonna sous ce regard en imaginant les pensées contradictoires de Lorlen à ce moment précis.
— Le sujet du jour est réglé, dit Lorlen. Je confie la tutelle de Sonea au seigneur Rothen et déclare le concile terminé.
Sonea ferma les yeux pendant que les mages quittaient leur place dans un concert de bruit de bottes.
C’est fini !
Puis elle se souvint d’Akkarin.
Non, ça commence à peine… Mais pour le moment, c’est tout ce dont j’ai à me soucier.
— Tu aurais dû me le dire, Sonea.
— Je suis désolée, Rothen.
Le mage serra Sonea un instant dans ses bras.
— Ne t’excuse pas. Tu devais protéger un ami. (Rothen regarda Cery.) Au nom de la Guilde, je te présente mes excuses pour les mauvais traitements que tu as subis.
Cery haussa les épaules.
— Si je peux récupérer mes affaires, disons que l’éponge est passée…
— Que te manque-t-il ?
— Deux dagues, quelques couteaux et mes outils.
— Il est sérieux, pas vrai ? demanda Rothen à Sonea.
— Oui, il l’est.
— Bien, je vais voir ce que je peux faire. (Rothen soupira et regarda par-dessus l’épaule de Sonea.) Tiens, voilà quelqu’un qui en sait plus que moi sur les voleurs… Dannyl, comment vas-tu ?
Sonea se retourna et le jeune mage lui tapota l’épaule.
— Bien joué ! Tu as rendu un fier service à la Guilde… et à moi. Surtout à moi, d’ailleurs. Alors, qui avait raison, Rothen ?
— Toi, admit le mage en souriant.
— Maintenant, tu comprends pourquoi je le détestais à ce point ? (Dannyl posa les yeux sur Cery et réfléchit un instant.) Toi, je crois que les voleurs te cherchent et ils ont l’air de se faire du souci. J’ai reçu une lettre qui parlait de toi.
— Une lettre ? De qui ? demanda Cery.
— D’un homme nommé Gorin.
— Alors, c’est lui qui m’a vendue aux mages et pas Faren, dit Sonea.
— Les voleurs t’ont trahie ? s’exclama Cery.
— Ils ne pouvaient rien faire d’autre. Et ils ont bien agi, finalement.
— Ça ne les excuse pas, dit Cery.
Une étincelle brilla dans ses yeux et Sonea sourit.
Je l’aime, c’est vrai. Comme un ami, et rien de plus. Mais ça peut changer…
Si on leur laissait le temps… S’ils pouvaient se reposer de leurs aventures des derniers mois, cette amitié donnerait peut-être quelque chose d’autre. Mais ça ne risquait pas d’arriver, maintenant que Sonea rejoignait la Guilde et que Cery allait sans doute retourner chez les voleurs.
Sonea éprouva une nostalgie diffuse qu’elle repoussa aussitôt.
Le hall était déjà presque vide. Sonea aperçut Fergun dans un groupe de mages. Il leva les yeux au même moment et tendit le menton dans leur direction.
— Regardez-moi ça ! On touche un pauvre et on finit par fréquenter des voleurs ! lança-t-il.
Ses compagnons éclatèrent de rire.
— Il ne devrait pas être enfermé ? demanda Sonea.
— Non, répondit Rothen. Il sera surveillé, mais, s’il se montre repentant, il gardera une chance de rester parmi nous. Mais je pense qu’il sera envoyé faire quelque chose de très désagréable, très loin et pour très longtemps.
Fergun tourna les talons et sortit du hall, ses compagnons sur les talons. Le sourire de Dannyl s’épanouit, mais Rothen secoua tristement la tête.
— Et Sonea ? demanda Cery.
— Elle est libre de partir, répondit Rothen. Elle devra rester un jour ou deux, mais c’est tout. Ses pouvoirs devront être détruits avant son retour dans les Taudis…
— Ils vont détruire ta magie ? demanda Cery.
— C’est hors de question, répondit la jeune fille.
— Comment ça ? s’étonna Rothen.
— Parce que j’en aurai besoin pour suivre tes cours, non ?
— Tu restes vraiment ?
— Bien sûr, dit Sonea. Je reste.
ÉPILOGUE
ne minuscule
étincelle flottait au-dessus de la table. Elle grossit jusqu’à
atteindre la taille d’une tête d’enfant et monta jusqu’au
plafond.
— Voilà, dit Rothen à Sonea. Tu as invoqué un véritable globe lumineux.
— Maintenant, je me sens comme un authentique mage, répondit Sonea, souriante.
Rothen la regarda, attendri. Il avait du mal à se dire qu’il ne lui donnerait plus de cours, alors qu’elle adorait visiblement leurs leçons.
— À la vitesse à laquelle tu apprends, je pense que tu auras des semaines d’avance sur les autres élèves de l’université, dit Rothen. En magie, du moins. En revanche… (Il se pencha vers des livres empilés derrière sa chaise et fouilla pour en trouver un.) Tes mathématiques laissent à désirer. Et il est temps de nous atteler à une véritable tâche.
Sonea baissa les yeux sur les livres et soupira.
— Avant de choisir de rester ici, j’aurais aimé savoir que tu comptais me torturer.
Rothen rit et poussa un livre en direction de la jeune fille. Il reprit son sérieux et dévisagea Sonea.
— Tu n’as jamais répondu à ma question.
— Laquelle ?
— Quand as-tu décidé de rester ?
La main que Sonea tendait vers le livre se figea aussitôt.
L’adolescente regarda Rothen et lui sourit, mais ses yeux restèrent de glace.
— Quand il est devenu évident que je le devais, répondit-elle.
— Mon enfant, dit Rothen en tendant un doigt vers la jeune fille, ne recommence pas à noyer le poisson.
— Au concile, lâcha Sonea à contrecœur. Fergun m’a fait comprendre que je baissais les bras, mais ça n’a pas suffi. Cery m’a dit que je serais stupide si je vous quittais et ça a fait pencher la balance.
— J’aime bien ton ami, dit Rothen en riant. Je ne suis pas d’accord avec lui, mais je l’aime bien.
Sonea sourit plus franchement et hocha la tête.
— Rothen ? Y a-t-il un risque qu’on nous écoute, en ce moment ? Des domestiques, d’autres magiciens ?
— Aucun, Sonea.
— Tu en es certain ?
— Oui.
— Il y a… (La jeune fille se laissa glisser de son siège et s’agenouilla devant Rothen, avant de murmurer :) Il y a quelque chose que Lorlen m’a chargée de te dire…
Glossaire de l’argot des Taudis, par le seigneur Dannyl
À la bonne place : digne de confiance, quelqu’un au cœur là où il faut
Aller à la pêche : chercher des informations (un « poisson » est aussi quelqu’un recherché par les gardes)
Argent du sang : paiement obtenu pour un assassinat
Boulet : quelqu’un qui trahit les voleurs
Caniveau : revendeur d’objets volés