Le septième jour de la douzième lune, on hissa les lanternes rouges à la porte d’entrée de la demeure des Chen. Ce jour-là, Chen Zuoqian fêtait le grand anniversaire de ses cinquante ans. Dès l’aube, ce n’était dans le jardin qu’une incessante navette de parents et d’amis venus présenter leurs vœux. Chen Zuoqian, vêtu de l’habit de cérémonie noir que lui avait offert Feipu, accueillait les invités dans la salle de réception. Yuru, Zhuoyun, Meishan, Songlian et les enfants se tenaient à ses côtés, parlant de la pluie et du beau temps avec les visiteurs qui allaient et venaient. Alors que l’animation était à son comble, on entendit soudain un bruit de verre brisé. Tous les regards se tournèrent dans la même direction pour découvrir qu’un grand vase, haut comme la moitié d’un homme, était écrasé sur le sol en mille morceaux.

Feilan et Yirong, en s’amusant à se poursuivre, avaient heurté la longue table basse où se trouvait le vase, et l’avaient fait tomber. Les deux enfants, debout, se regardaient d’un air penaud, en ayant bien conscience d’avoir provoqué un drame. Feilan fut le premier à se ressaisir, et il accusa Yirong en la montrant du doigt :

« C’est elle qui l’a renversé ! Je n’y suis pour rien ! »

Yirong réagit aussitôt en pointant son doigt sur le nez de Feilan :

« Non, tu me poursuivais, c’est toi qui l’as fait tomber ! »

Le visage de Chen Zuoqian avait brusquement changé de couleur, mais, en raison de la présence des invités, il ne laissa pas éclater sa colère. Yuru s’avança, marmonnant pour elle-même, mais de façon bien audible malgré tout : « Quelle maudite engeance ! Quelle maudite engeance ! » Elle traîna Feilan et Yirong au-dehors, et leur donna une gifle à chacun d’eux en se lamentant : « C’est une catastrophe ! » Puis elle repoussa Feilan en disant : « Allez, disparais ! » L’enfant roula à terre et se mit à sangloter. On entendait ses pleurs stridents jusque dans la salle de réception. Meishan sortit la première, prit Feilan dans ses bras, et dit en regardant Yuru, du coin de l’œil :

« Vous êtes contente, hein ? Vous n’avez jamais pu le souffrir ! Pour une fois que vous pouvez le battre, pourquoi vous en priver ?

— Qu’est-ce que vous insinuez ? Votre enfant vient de provoquer une catastrophe, et au lieu de le sermonner, vous le défendez ?

— Tenez, je vous le confie, corrigez-le donc ! fit Meishan en poussant Feilan devant Yuru. Battez-le ! Battez-le à mort ! Cela vous soulagera ! »

Zhuoyun et Songlian étaient accourues, elles aussi. Zhuoyun tira à elle Yirong et lui administra une claque :

« Eh bien, ma petite, tu ne cesseras donc jamais de me causer des ennuis… Dis-moi, en fin de compte, qui a fait tomber le vase ? »

Yirong fondit en larmes :

« Ce n’est pas moi ! Je l’ai déjà dit, c’est Feilan qui a heurté la table !

— Arrête de pleurer ! Puisque ce n’est pas toi, pourquoi pleures-tu ? Vous avez bien gâché le jour de fête de notre Maître ! »

Meishan ricana :

« Dis donc, troisième jeune Demoiselle, comment peux-tu mentir ainsi sans sourciller, à ton âge ? J’étais à côté ! J’ai tout vu ! C’est ton bras qui a fait chuter le vase ! »

Les quatre femmes en eurent le souffle coupé. Seul Feilan continuait à pleurer à pleins poumons. Songlian, qui observait la scène depuis un moment, intervint :

« Tout cela n’est rien ! C’était un simple vase. Il est cassé, il est cassé, un point c’est tout ! Qu’est-ce que cela peut faire ? »

Yuru lui lança un regard méprisant :

« Vous parlez bien à la légère de ce vase ! Le Maître recherche toujours des objets de luxe. Avec des gens indifférents comme vous, la maison Chen, si prospère aujourd’hui, ne tarderait pas à tomber en ruines, si elle était entre vos mains !

— Allons bon ! rétorqua Songlian, voilà maintenant que c’est de ma faute ! Eh bien, disons que j’ai encore débité des inepties ! De toute façon, je ne vais plus me mêler de vos affaires. »

Sur ce, elle fit volte-face et quitta les lieux. Elle se dirigeait vers le jardin de derrière lorsqu’elle rencontra en chemin Feipu et un groupe de ses amis.

« Comment ? Vous partez déjà ? s’étonna Feipu.

— J’ai mal à la tête, répondit Songlian en se frottant le front, une telle animation me donne toujours la migraine ! »

Elle avait vraiment mal à la tête. Elle voulut boire de l’eau, mais la bouteille était complètement vide. Yan’er était partie aider dans la salle de réception. Elle avait profité du prétexte pour abandonner son travail ici. « Quelle vaurienne ! » maugréa Songlian. Elle alluma donc elle-même le fourneau pour faire bouillir de l’eau. Depuis son entrée dans la maison Chen, c’était la première fois qu’elle faisait ce genre de tâche ménagère. Elle était un peu maladroite. Après être restée debout un moment dans la cuisine, elle marcha jusqu’à la porte et contempla le jardin de derrière où régnait en cet instant un silence absolu. Tout le monde était à la fête, et cette impression de désolation qui régnait au-dehors imprégnait aussi le cœur de Songlian, comme ces gouttes d’eau qui tombaient des branches et des quelques rares feuilles qui restaient accrochées aux arbres. Elle porta de nouveau son regard sur la glycine fanée qui lançait dans le vent sa complainte interminable et triste, et sur ce puits qui, discrètement, semblait toujours l’inviter. Elle mit sa main sur son cœur, croyant avoir perçu au beau milieu de ce néant quelque son révélateur.

Songlian se dirigea vers le puits. Son corps était d’une légèreté sans pareille, comme si elle avançait dans un rêve. Une odeur de plantes pourries emplissait les alentours. Songlian observa avec attention une feuille de glycine ramassée par terre, puis la jeta dans le puits. Elle regarda la feuille qui flottait, telle une parure, à la surface de l’eau stagnante bleu sombre, et qui dissimulait une partie du reflet de sa silhouette. Songlian n’arrivait pas à apercevoir ses yeux. Elle fit le tour du puits sans parvenir à trouver d’angle lui permettant de se voir. Cela l’intriguait : « Comment se fait-il qu’une simple feuille de glycine m’empêche de voir », pensait-elle. Les rayons du soleil de midi bondissaient doucement dans le puits désaffecté, et se métamorphosaient comme par magie en éclats blancs. Songlian fut soudain saisie par une vision effrayante : une main, il y avait une main qui soutenait la feuille de glycine. Perdue dans ce monde imaginaire, il lui sembla voir réellement une main livide et dégoulinante s’élever des profondeurs insondables du puits pour lui masquer la vue. Songlian poussa un cri de frayeur : « La main ! La main ! » Elle voulut faire demi-tour et s’enfuir, mais son corps tout entier semblait être solidement rivé à la margelle. Impossible de s’en détacher ! Songlian avait l’impression d’être une fleur cassée par le vent. Sans force, elle se pencha en avant, regardant fixement le fond du puits. Au cours d’un nouvel accès de vertige hallucinatoire, elle vit l’eau du puits subitement clapoter avec fracas, et une voix indistincte et lointaine emplit ses oreilles :

« Descends, Songlian ! Descends, Songlian ! »

Lorsque Zhuoyun vint chercher Songlian, celle-ci était assise, seule, devant sa porte, sous la galerie. Elle tenait dans ses bras le chat persan qu’élevait Meishan.

« Que faites-vous là ? Le banquet de midi est commencé !

— J’ai des vertiges, expliqua Songlian, je n’ai vraiment pas envie d’y aller !

— Comment ça ? Il faut y aller, même malade ! insista Zhuoyun. Il faut respecter les bienséances ! Le Maître a ordonné à plusieurs reprises qu’on aille vous chercher…

— Je n’ai vraiment aucune envie d’y aller ! La douleur est insupportable. Laissez-moi donc tranquille un moment !

— C’est parce que vous vous êtes disputée avec Yuru ? demanda Zhuoyun en souriant.

— Mais non, je n’ai pas l’énergie suffisante pour me fâcher avec qui que ce soit ! »

Le visage de Songlian trahissait son impatience. Elle jeta à terre le chat en disant :

« J’aimerais dormir un peu !

— Eh bien alors, allez dormir ! répondit Zhuoyun sans se départir de son sourire, je retourne simplement l’annoncer au Maître. »

Ce jour-là, Songlian s’endormit dans un état second. Dans son sommeil, le puits et la feuille de glycine lui apparurent à nouveau. Elle était trempée de sueur froide des pieds à la tête. Qui savait ce qu’était en réalité ce puits ? Et cette feuille de glycine ? Et elle-même, Songlian, qui était-elle ? Elle finit par se lever, tout indolente, et fit sa toilette face au miroir. Elle remarqua que son propre visage avait le même air fripé et sans énergie que la feuille de glycine. La jeune fille dont le miroir lui renvoyait l’image lui paraissait étrangère. Elle n’aimait pas ce genre de femmes. Elle soupira profondément. Elle se souvint alors de Chen Zuoqian et de son festin d’anniversaire. Elle trouva son comportement répréhensible et se reprocha intérieurement : « Comment ai-je pu me montrer de si mauvaise humeur ? » Elle savait pertinemment que son attitude ne pouvait que lui attirer de sérieux ennuis et elle prévoyait bien des désagréments. Aussi s’empressa-t-elle d’ouvrir la porte de sa garde-robe pour en sortir une écharpe de laine grise. C’était le cadeau qu’elle avait préparé depuis longtemps pour l’anniversaire de Chen Zuoqian.

Le banquet du soir était réservé aux gens de la famille Chen. Lorsque Songlian entra dans la salle à manger, tout le monde avait déjà pris place. « Ils ont commencé sans m’attendre ! » pensa-t-elle en se dirigeant à sa place. Feipu, qui lui faisait face, la salua : « Vous allez mieux ? » Songlian acquiesça d’un signe de tête. Elle observait à la dérobée l’expression du visage du Maître. Il était blême de colère. Songlian sentit son cœur palpiter sans raison. Elle alla lui offrir l’écharpe de laine :

« Maître ! Voici mon modeste présent pour votre anniversaire !

— Hum ! » Chen Zuoqian se contenta de répondre par un grognement, puis, de la main, montra la table ronde qui se trouvait à côté : « Pose-le là ! »

Songlian s’approcha avec l’écharpe, et découvrit alors la pile des cadeaux offerts par les autres personnes de la maison : une bague en or, un manteau en renard, une montre suisse… Tous étaient ficelés avec du ruban de satin rouge. Le cœur de Songlian fit à nouveau un bond. Elle se sentit rougir. Comme elle regagnait sa place, elle entendit les critiques de Yuru, en aparté :

« Comment peut-on ignorer qu’il convient d’empaqueter un cadeau d’anniversaire avec un ruban de satin rouge ? »

Songlian feignit de ne pas avoir entendu. Elle trouvait réellement odieux l’esprit de chicane de la Première Épouse, mais ayant été absente toute la journée, elle savait qu’elle avait déjà irrité Chen Zuoqian. Or, c’était la seule chose qu’elle ne souhaitait pas faire. Elle cherchait de toutes ses forces un moyen d’y remédier. Il fallait qu’elle montre à tout le monde la position privilégiée qu’elle occupait dans le cœur du Maître. Elle ne pouvait pas rester ainsi en donnant l’impression d’être inférieure. Aussi Songlian adressa-t-elle soudain un grand sourire à Chen Zuoqian, et lui dit :

« Maître, aujourd’hui, c’est un jour faste pour vous. Je n’ai pas beaucoup d’économies. Je n’ai pas pu vous offrir de bague en or ni de manteau en renard. Mais je voudrais compléter par un autre cadeau… » Sur ce, elle se leva et se rendit devant Chen Zuoqian, puis le prenant par le bras, l’embrassa, une fois, et encore une fois. Tout le monde, à table, attendait, stupéfait, la réaction du Maître. Ce dernier était cramoisi. Il semblait vouloir dire quelque chose sans parvenir à s’exprimer. Finalement, il repoussa Songlian de la main, et rugit d’une voix sévère :

« Allons ! Un peu de retenue en public ! »

Le geste de Chen Zuoqian avait beau être très naturel, Songlian, elle, ne s’y attendait pas. Elle restait debout, l’esprit perdu, regardant fixement Chen Zuoqian, les yeux écarquillés de peur et de surprise. Au bout d’un long moment, elle prit conscience de ce qui s’était passé. Elle cacha son visage derrière ses mains pour dissimuler les larmes qui perlaient et elle sortit. Le bruit de ses pleurs évoquait de la soie qu’on déchire. Les gens attablés entendirent Songlian répéter :

« Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Mais qu’est-ce que j’ai encore fait de mal ? »

Les servantes qui se tenaient à côté avaient aussi été témoins de l’incident et elles avaient tout de suite compris que cela marquerait un grand tournant pour la vie de Songlian dans la maison Chen. La nuit tombée, deux d’entre elles allèrent à la porte d’entrée décrocher les lanternes rouges hissées pour ce jour anniversaire.

« D’après toi, chez qui le Maître va aller cette nuit ? »

L’autre réfléchit un moment avant de répondre :

« Je ne sais pas ! Cela dépendra de son humeur ! Qui pourrait le deviner ? »