Après la première chute de neige, le jardin en hiver, tristement désert, était recouvert d’un manteau blanc comme une fourrure de lapin. Les branches et les auvents avaient pris des formes ciselées, étaient devenus transparents et étincelants. Le matin, les enfants Chen se dépêchèrent de faire des bonshommes de neige. Ils s’amusaient à se poursuivre, à batailler sous la fenêtre de Songlian. Celle-ci entendit Feilan tomber dans la neige et larmoyer d’une voix perçante. L’éclat éblouissant du givre se reflétait sur les verres de la fenêtre et irisait l’intérieur de la pièce. Le tic-tac de la pendule ne s’affaiblissait jamais. Tout cela était réel et tangible, mais Songlian avait l’impression de flotter en dehors d’elle-même. Elle se sentait déjà ailleurs. Elle allait devoir passer la journée comme si rien n’avait changé.

La nuit venue, elle rêva de Yan’er. La morte était une femme chauve : debout, à l’extérieur, la morte ouvrait sa fenêtre ; l’ouvrait, la refermait. Elle ne lui faisait pas peur. Songlian attendait calmement, couchée, la cruelle vengeance de sa servante. Elle pensait : « La fenêtre va bientôt s’ouvrir ». De fait, Yan’er entra sans bruit, coiffée d’une perruque en forme de chignon comme en portaient les dames de la haute société.

« Où avez-vous acheté cette perruque ? demanda Songlian.

— Au dieu des enfers qui possède tout ! » répondit Yan’er.

Songlian vit alors sa servante retirer de son chignon une longue épingle à cheveux, puis lui transpercer la poitrine avec. Elle sentit une douleur aiguë, et il lui sembla tomber à toute vitesse dans un gouffre. Elle était sûre d’être morte. Il n’y avait aucun doute : elle était bien morte. Et cela faisait si longtemps que son âme l’avait quittée, cela devait faire des dizaines d’années…

Songlian mit un vêtement sur ses épaules, et s’assit sur son lit. Elle n’arrivait pas à croire que sa mort ne fût qu’un rêve. Une longue épingle à cheveux était bien plantée sur sa couverture de satin. Elle la posa au creux de sa main. Le contact en était froid !

« Je n’ai donc pas rêvé ? Mais alors, comment se fait-il que je sois vivante ? Où est encore partie Yan’er ? »

Songlian découvrit que la fenêtre était entrouverte, comme dans son rêve. L’air qui pénétrait de l’extérieur était vif, mais comme une odeur de mort attestait le passage de Yan’er. Il neigeait, et il ne restait que la moitié du monde. L’autre moitié avait disparu, elle avait été silencieusement effacée. Il s’agissait d’une mort incomplète. Songlian songea : « Pourquoi me suis-je arrêtée à mi-chemin vers la mort ? C’est étrange ! Et l’autre moitié du chemin, où est-elle ? »

Meishan sortit du pavillon-nord. Vêtue d’un manteau de zibeline noire, elle traversa la cour enneigée. Sa beauté rayonnante altérait même la couleur de l’air.

« Alors, l’ivrogne ! Vous êtes dessaoulée ? s’écria-t-elle en passant devant la fenêtre de la Quatrième Épouse.

— Vous sortez ? Avec autant de neige ! s’étonna Songlian.

— Pourquoi aurais-je peur ? demanda Meishan en tapotant sur la fenêtre. Pour un moment de plaisir, je sortirais même s’il tombait des trombes d’eau ! »

Sur ce, Meishan, aguicheuse, se retira. Sans savoir pourquoi, Songlian lui cria :

« Faites attention ! »

Meishan tourna la tête et lui sourit. Cette image laissa à Songlian une impression profonde. Ce fut la dernière fois que Songlian voyait sur le visage de Meishan ce sourire ensorcelant.

Meishan fut ramenée à la maison dans l’après-midi, encadrée par deux domestiques. Zhuoyun les suivait. Elle croquait des graines de pastèque tout en marchant.

L’histoire s’était terminée le plus simplement du monde : Meishan et le médecin avaient été surpris par Zhuoyun sous leur couverture, dans un hôtel. Cette dernière avait jeté dehors tous les vêtements de Meishan :

« Sale pute, pensais-tu pouvoir m’échapper ? »

Ce jour-là, Songlian avait vu la Troisième Épouse sortir et revenir, mais au retour ce n’était plus la même Meishan. On la traîna jusqu’au pavillon-nord. Les cheveux en désordre, les yeux exorbités, elle insultait ceux qui la tiraient. Elle hurlait :

« Zhuoyun ! Si je reste en vie, je te découperai en morceaux ! Si tu meurs, je t’arracherai le cœur et le donnerai en pâture aux chiens ! »

Zhuoyun ne soufflait mot et croquait, imperturbable, ses graines. Feilan, une chaussure perdue par Meishan à la main, courait en criant : « Ta chaussure ! Ta chaussure ! » Songlian n’avait pas aperçu Chen Zuoqian. Il n’entra que plus tard et tout seul chez la Troisième Épouse. À ce moment-là, le pavillon-nord avait déjà été verrouillé de l’extérieur.

Songlian ne se sentait pas d’humeur à épier sa voisine. Le cœur serré elle tendait l’oreille pour écouter ce qui se passait à côté. Elle avait très envie de connaître le sort que Chen Zuoqian réservait à Meishan. Mais, dans le pavillon voisin, on n’entendait pas le moindre mouvement. Un domestique gardait l’entrée. Secouant un trousseau de clefs, il ouvrit la porte puis la referma. Chen Zuoqian venait de ressortir. Il resta là un moment, immobile, promenant son regard sur le jardin couvert de neige, puis il balança les mains et marcha en direction du pavillon-sud.

« Quelle belle neige ! s’exclama Chen Zuoqian. On dit que neige abondante annonce année opulente… »

Contre toute attente, le visage du Maître était relativement calme. Songlian percevait même un soulagement dans son expression. Appuyée contre son lit, elle regardait fixement Chen Zuoqian. Elle décelait en outre dans ses yeux une lueur froide qui l’effrayait et la mettait mal à l’aise.

« Qu’allez-vous faire de Meishan ? »

Chen Zuoqian sortit un cure-dents en ivoire et, tout en toisant Songlian, l’utilisa.

« Que pouvons-nous faire d’elle ? Elle connaît son devoir.

— Faites-lui grâce !

— Il faut agir comme il se doit ! » répondit Chen Zuoqian avec un petit rire.

Songlian ne dormit pas de la nuit. Les idées se bousculaient dans son esprit comme du chanvre emmêlé. Elle écoutait ce qui se passait à côté, mais au fond seul son propre sort la préoccupait. Vide et blanche, comme la neige du dehors, sa vie lui paraissait tout à la fois réelle et irréelle ; à moitié vraie, et à moitié illusoire. À minuit, Songlian entendit soudain Meishan chanter un air d’opéra. Elle crut d’abord à un mirage et retint son souffle.

Mais c’était bien Meishan qui chantait son air préféré dans la nuit de sa peine.

À beau visage, piètre destinée,

ainsi en a décidé ma vie antérieure !

Cette union heureuse va à vau-l’eau.

Aucune nouvelle de mon amoureux ingrat !

Je pleure devant les fleurs et sanglote au clair de lune.

Face aux ténèbres, mon chagrin ne fait qu’augmenter !

Mes larmes trempent mon oreiller,

et les gouttes de pluie mouillent les marches au-dehors.

Des deux côtés de la fenêtre,

des gouttes d’eau ne cessent de tomber !

Dans les montagnes, il y a encore des montagnes !

Quand arrivera le jour où l’on se retrouvera ?

Je voudrais me transformer en rocher

pour attendre éternellement mon mari !

Comme il est difficile de correspondre,

même pour envoyer quelques mots !

Heureusement que j’ai cet oreiller et cette couverture

de brocard, toujours si élégants !

Mais j’ai bien peur qu’ils ne puissent réchauffer

ce côté froid du grand lit où je dors seule !

 

Toute la nuit, le jardin de derrière fut baigné d’une étrange atmosphère. Songlian se tournait et se retournait dans son lit sans trouver le sommeil. Plus tard, elle entendit les pleurs et les cris de Feilan, comme si quelqu’un l’emportait hors du pavillon-nord. Soudain, Songlian ne parvint plus à se rappeler le visage de Meishan. Elle n’avait en tête que l’image des quatre jambes de Meishan et du médecin, entremêlées sous la table de mah-jong. Elles se balançaient sans arrêt devant ses yeux. Songlian avait la vague impression que ces jambes étaient aussi minces que des feuilles de papier, et qu’elles s’envolaient soufflées par le vent.

« La pauvre ! » se disait Songlian, au point du jour, alors qu’à l’extérieur de l’enceinte retentissait le cri du coq. Après ce chant, le monde retomba dans une solitude mortelle. Songlian pensa :

« La mort me guette. Yan’er va revenir pousser ma fenêtre ! »

À l’aube, Songlian était dans un demi-sommeil, lorsqu’un bruit de pas précipités l’arracha à sa somnolence. Le tumulte s’éloigna du pavillon-nord en direction de la tonnelle de glycine. Songlian écarta les rideaux et vit par la fente plusieurs silhouettes s’agiter dans l’obscurité. Elles se dirigeaient vers la pergola en portant quelqu’un. Songlian eut l’intuition qu’il s’agissait de Meishan. C’était la Troisième Épouse qui se débattait sans bruit tandis qu’on la transportait. On l’avait bâillonnée pour l’empêcher de crier. Songlian se demanda :

« Qu’est-ce qu’ils veulent faire ? Pourquoi la transportent-ils là-bas ? »

Dans les ténèbres, le groupe arriva au bord du puits, autour duquel ils s’affairèrent un moment. Puis, Songlian entendit distinctement un bruit sourd, et il lui sembla voir rejaillir l’eau du puits en une grande gerbe blanche. Une personne venait d’être jetée dans le puits. Meishan venait d’être jetée dans le puits.

Deux minutes environ s’écoulèrent avant que Songlian ne poussât cet impressionnant cri sauvage. Une plainte à vous remuer l’âme. Lorsque Chen Zuoqian fit irruption dans la chambre, il la trouva debout, pieds nus, en train de s’arracher les cheveux. Elle hurlait comme une folle. Son regard noir, sans expression, tranchait sur son visage plus blanc encore qu’à l’accoutumée. Chen Zuoqian la porta sur le lit. Il se rendait clairement compte que cela marquait la fin de Songlian. Ce n’était plus l’étudiante d’autrefois. Chen Zuoqian, cherchant à la calmer, l’emmaillota dans les couvertures et lui demanda :

« Qu’as-tu vu, dis-moi ? N’aie pas peur, raconte-moi.

— Un meurtre ! Un meurtre !

— Balivernes ! Tu divagues ! Tu n’as rien vu ! Tu es devenue folle ! »

Le lendemain, dans la demeure Chen, deux nouvelles stupéfiantes se répandirent. Depuis le matin, tous les gens du coin, des notables aux petites gens en passant par les honnêtes femmes, tous parlaient du scandale de la famille Chen : la Troisième Épouse, Meishan, s’était jetée dans un puits pour échapper à la honte, et la Quatrième Épouse, Songlian, avait perdu la tête. On estimait communément que la mort de la première était juste et compréhensible. De tout temps, les femmes adultères ont expié leur crime par la mort ! En revanche, la seconde, Songlian, si jeune, douce et « comme-il-faut », comment expliquer qu’elle soit devenue folle ? Ceux qui étaient dans les secrets de la famille Chen déclaraient :

« C’est très simple : quand le lièvre meurt, le renard pleure ! On éprouve toujours de la compassion pour ses semblables ! »