Songlian sirotait seule son eau-de-vie quand lui parvint un bruit de pas familiers. Le rideau de la porte d’entrée se souleva tout d’un coup, et un homme hâlé fit irruption. Songlian tourna vers lui son visage et le regarda pendant un long moment avant de le reconnaître : c’était le premier jeune Maître, Feipu. En toute hâte, elle couvrit d’une nappe la nourriture et le vin posés sur la table pour les dissimuler. Mais celui-ci les avait vus tout de même. Il s’écria :
« Est-il possible que vous buviez ?
— Comment se fait-il que vous soyez déjà de retour ?
— Tant que la mort ne m’aura pas saisi, je reviendrai toujours dans la demeure de mes ancêtres. »
Feipu avait beaucoup changé au cours de cette absence de plusieurs jours. Son visage était bronzé. Il paraissait aussi plus fort physiquement malgré son air épuisé. Songlian remarqua ses yeux cernés et injectés de sang, semblables à ceux de son père Chen Zuoqian.
« Pourquoi buvez-vous ? Tentez-vous de noyer votre chagrin ?
— Si seulement l’alcool pouvait faire disparaître les chagrins… Je fête mon anniversaire !
— Vous fêtez votre anniversaire ? Quel âge avez-vous ?
— Qu’importe mon âge ! Je vis au jour le jour. Voulez-vous en prendre une coupe ? Pour me souhaiter un bon anniversaire !
— Avec grand plaisir ! Je vais boire une coupe en faisant le vœu que vous viviez jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf ans !
— Oh, non ! Je vous en prie ! Je ne tiens pas à vivre si longtemps ! Ce compliment est réservé au Maître !
— Mais alors, vous souhaiteriez rester en vie encore combien de temps ?
— Je ne sais ! Je cesserai de vivre quand je n’aurai plus goût à la vie, voilà tout.
— Si vous le permettez, je vais boire encore un verre pour que vous viviez un peu plus longtemps ; en effet, si vous mourriez, avec qui m’entretiendrais-je ici ? »
Ils évoquèrent en savourant leur eau-de-vie la malheureuse affaire des feuilles de tabac. Feipu dit en se moquant de lui-même :
« La poule aux œufs d’or s’est envolée ! L’échec est complet ! Il est vrai que je n’ai aucun talent pour les affaires ! Non seulement je n’ai pas gagné d’argent, mais j’ai même tout perdu. Enfin ! Ce voyage a malgré tout été bien amusant !
— Vous avez une vie très plaisante, rien ne vous autorise à vous plaindre !
— De grâce, n’en parlez pas à mon père, sinon, il m’en ferait le reproche…
— Je ne suis pas, croyez bien, d’humeur à me mêler de vos histoires de famille. En outre, je n’ai plus la faveur de lui plaire, il ne m’accorde pas même un regard. Comment pourrais-je lui dire du mal de vous ? »
Songlian, la boisson aidant, s’anima et se montra plus volubile, ses propos manifestaient clairement sa sympathie pour Feipu. Ce dernier y était naturellement sensible, et en fut très ému. Son visage, rouge et brûlant, trahissait ses sentiments. Il détacha de sa ceinture de cuir une petite bourse aux couleurs éclatantes, sur laquelle étaient peints un dragon et un phénix, et la tendit à Songlian :
« Voilà ce que j’ai rapporté du Yunnan. Je vous en fais cadeau pour votre anniversaire ! »
Songlian y jeta un coup d’œil, puis, l’air rusé, observa en riant :
« Ce sont les filles qui offrent de petites bourses à leurs amoureux, a-t-on jamais vu le contraire ? »
Un peu gêné, Feipu lui reprit brusquement son cadeau :
« Rendez-le-moi puisque vous n’en voulez pas ! Je ne vous cacherai pas que c’est un présent que l’on m’a fait !
— Ah, la belle amitié ! Se servir de la preuve de confiance d’un autre pour chercher à me leurrer ! Si je l’avais acceptée, j’en aurais eu les mains salies ! »
Feipu attacha de nouveau la bourse à sa ceinture, et concéda d’un air penaud :
« Je n’avais pas, je vous l’avoue, l’intention de vous la donner ! Il s’agit simplement d’une innocente plaisanterie…
— J’ai l’habitude d’être abusée, répliqua Songlian, la mine grave. Tout le monde cherche à me tromper. Et maintenant vous aussi, vous essayez, pour vous amuser ! »
Feipu baissa la tête. Il se taisait, lançant simplement des regards à la dérobée pour épier l’expression de Songlian. Celle-ci lui demanda à brûle-pourpoint :
« Qui vous a offert cette bourse ?
— Cela, je ne puis vous le dire ! » répondit le misérable Feipu dont les genoux avaient tremblé.
Tous deux buvaient leur eau-de-vie, l’esprit vide. Songlian, qui faisait rêveusement tourner sa coupe entre ses doigts, remarqua que Feipu était maintenant assis juste en face d’elle. Il baissait la tête. Sa chevelure épaisse et noire affirmait sa jeunesse. Son cou vigoureux se dressait orgueilleusement. Dans le regard de Songlian pétillaient mystérieusement des éclairs bleu foncé. Son cœur était moite. Un désir inconnu parcourait son corps comme une rafale de vent. Elle avait l’impression d’étouffer. L’image des jambes de Meishan et du médecin s’entrelaçant sous la table de mah-jong s’imprima dans son esprit. Elle regarda ses propres jambes, longues et belles. Elles ressemblaient à du sable fin descendant une pente. Elles s’approchèrent tendrement et passionnément de leur but : les pieds, les genoux et les jambes de Feipu. Maintenant, Songlian percevait leur présence. Ses regards se firent voilés. Ses lèvres s’entrouvrirent faiblement et remuèrent. Elle entendit dans l’air quelque chose se briser, à moins que le son ne provint du tréfonds de son être. Feipu releva la tête et rencontra les yeux fiévreux de Songlian. Malgré cette ardeur, le corps de Songlian, et spécialement ses jambes, demeurait figé, comme sculpté dans la même position. Feipu n’esquissa pas le moindre mouvement. Songlian ferma les yeux et écouta leurs deux respirations, l’une lourde, l’autre légère, mêlées de façon inextricable. Elle appuya, alors, étroitement ses jambes contre celles du jeune Maître. Elle attendait suspendue. Au bout d’un temps qui parut une éternité, Feipu recula ses genoux. Il restait assis, rivé de travers sur sa chaise, comme terrassé. Il articula d’une voix rauque :
« Ce n’est pas bien d’agir ainsi !
— Qu’est-ce qui n’est pas bien ? » murmura Songlian, semblant sortir d’un rêve.
Feipu leva doucement les mains et les joignit devant sa poitrine comme pour demander pardon :
« Hélas, je ne puis. J’ai encore peur des femmes. Elles sont trop effrayantes !
— Je ne vous comprends pas.
— Pardonnez-moi, Songlian ! implora Feipu, en se cachant la figure dans les mains. Certes vous me plaisez. Je ne cherche pas à vous tromper !
— Je vous plais, mais comment me traitez-vous ? »
Feipu, presque suffoqué par des sanglots, hochait la tête. Son regard évitait toujours celui de Songlian :
« Je ne puis changer. C’est un châtiment divin ! Depuis des générations les hommes de la famille Chen poursuivent les femmes de leurs assiduités, mais je contreviens à cette tradition ! Depuis le plus jeune âge, les femmes m’effraient. Je les crains, surtout celles de chez nous : elles me font peur. Vous êtes la seule avec laquelle je me sente des affinités, mais je ne peux surmonter mon appréhension. Vous comprenez ? »
Songlian détourna son visage en pleurs et dit à voix basse :
« Oui, je comprends. Inutile de poursuivre vos explications. N’allez pas croire que je vous en veux. Je ne vous blâme nullement ! »
Après le départ de Feipu, Songlian se saoula. Le visage congestionné par l’alcool, la démarche chaloupée, elle jetait tout à terre dans sa chambre. La mère Song entra pour la calmer, mais en vain. Elle dut se résoudre à appeler le Maître. À peine Chen Zuoqian pénétrait-il dans la chambre que Songlian lui sauta dans les bras. Elle sentait l’alcool à plein nez, et divaguait complètement.
« Pourquoi s’est-elle mise à boire de l’eau-de-vie comme cela ? demanda Chen Zuoqian à la mère Song.
— Comment pourrais-je le savoir ? Elle ne me confie pas ses soucis. »
Le Maître envoya la servante chez Yuru chercher une potion pour la dessaouler. Songlian hurla alors :
« Non, je vous interdis d’y aller ! Je vous interdis d’en parler à cette vieille sorcière ! »
Vivement agacé, Chen Zuoqian poussa Songlian sur le lit :
« Regarde-toi un peu, tu es complètement folle. As-tu perdu toute dignité ? »
Sourde à ces reproches, Songlian sauta à nouveau sur ses pieds, et se pendit au cou de Chen Zuoqian en le suppliant :
« Maître, je vous en conjure, restez avec moi ce soir ! Personne ne m’aime. Maître, aimez-moi tendrement ! »
Chen Zuoqian, courroucé par tant d’indécence, lui répondit :
« Tu n’as donc plus aucune pudeur ? Comment oserais-je t’aimer ? Un chien serait plus digne de mon amour ! »
Ayant appris que Songlian était saoule, Yuru avait accouru. Sur le pas de la porte, elle invoqua à plusieurs reprises le nom de Bouddha : « Amitâbha ! » avant de séparer Songlian et Chen Zuoqian. Elle demanda à celui-ci :
« Faut-il lui administrer la potion de force ? » Le Maître acquiesça. Comme Yuru tentait de maîtriser Songlian pour qu’elle absorbe le remède, cette dernière la repoussa si fort qu’elle faillit la faire trébucher. La Première Épouse s’indigna : « Ne restez pas là sans bouger ! Donnez à cette folle une bonne leçon ! »
Chen Zuoqian et la mère Song se joignirent à elle. Yuru venait juste de verser la potion dans la bouche de Songlian, lorsque celle-ci la recracha sur elle. Ulcérée, la Première Épouse s’écria :
« Maître, ceci est inadmissible. Vous vous devez d’intervenir. Pareille conduite est inqualifiable ! » Chen Zuoqian saisit à bras-le-corps Songlian, qui s’agrippa à lui en délirant :
« Ne partez pas, Maître ! Aujourd’hui, vous pouvez me demander tout ce qu’il vous plaira : toucher, caresser, lécher… Je ferais selon votre bon vouloir. Je vous en supplie, ne me quittez pas. » Chen Zuoqian, muet de colère, était comme pétrifié. Yuru, ne pouvant en écouter davantage, gifla Songlian :
« Quelle impudente ! Maître, voyez ! Vous l’avez trop gâtée, voilà le résultat ! »
Dans le pavillon-sud, c’était un tumulte épouvantable. Certains vinrent du jardin pour observer la scène. Aussi Chen Zuoqian demanda-t-il à la mère Song de fermer la porte pour empêcher les badauds d’entrer. Yuru remarqua :
« Le déshonneur est sur nous. Nous sommes la risée de tous. Pourquoi craindre que les autres regardent ? Elle n’aura pas tant de scrupules.
— Assez ! interrompit Chen Zuoqian. Tu n’as pas à intervenir ! Toi aussi tu as besoin de te calmer ! »
La mère Song, la main sur la bouche, réprimait à grand-peine son envie d’éclater de rire. Elle alla à l’entrée pour garder la porte. Dehors, nombreux étaient ceux qui observaient et écoutaient furtivement par la fenêtre. La servante aperçut le jeune Maître Feipu qui approchait à pas lents, les mains dans les poches de son pantalon. Elle était en train de se demander si elle devait le laisser entrer ou non, lorsqu’il fit demi-tour et repartit.