Vie de Sénèque

 

« Que nous importe un livre qui ne nous .emmène pas au-delà de tous les livres6  ? » Voilà. Une courte phrase et c’est plié : Nietzsche a défini le Graal de la littérature. Une littérature qui répugnerait à vouloir seulement plaire, divertir, instruire ou convaincre, mais qui, hissée au rang de l’expérience vécue, parvient à bouleverser le cours d’une vie.

En général, on s’entend assez facilement sur cette définition de la chose écrite parfaite ; les gifles commencent à voler sitôt qu’on se pique de vouloir citer des noms ou des titres.

C’est ainsi : tous les lecteurs voient le Graal à leur porte.

Pour tel ou tel ce sera Moby Dick, le Discours de la méthode, L’Archipel du Goulag, Last Exit to Brooklyn ou les Vies minuscules. Sans oublier L’Alchimiste, Jonathan Livingstone le Goéland, Le Messie récalcitrant, La Prophétie des Andes ou Le Petit Prince. La foudre peut tomber partout. Une rencontre entre un auteur et un lecteur ne se discute pas ; ses modalités varient toujours, en particulier au gré des époques et de leurs préjugés.

Ces lecteurs du XVIe siècle qui mesuraient Honoré d’Urfé ou l’Arioste à l’aune d’Homère et de Virgile, leur attribuant la même immortalité, seraient très vexés d’apprendre que cinq petits siècles ont eu raison d’eux.

Il existe cependant quelques œuvres, rares et majeures, qui suscitent l’unanimité ; elles franchissent les siècles et se jouent de la ruine des civilisations, telles les Lettres à Lucilius de Sénèque. Cet ouvrage bientôt bimillénaire a été le livre de chevet de tous les grands hommes du passé (au premier chef Michel de Montaigne dont la première version des Essais est, en maints endroits, une admirable paraphrase des Lettres), il n’a jamais connu d’éclipse durable, même au cours de l’essor pris par la pensée chrétienne qui inféoda les propos de Sénèque à ses besoins.

Rédigées et publiées entre 62 et 65 ap. J.-C, de la main d’un homme âgé de plus de soixante-trois ans, ces Lettres sont l’œuvre d’un philosophe qui, né sous Auguste, ayant vécu sous Tibère, Caligula, Claude et Néron, a derrière lui une vie exemplaire, riche, exceptionnelle même au regard de son temps et de ses origines familiales.

Sénèque serait né entre – 2 av. J.-C. et + 2 ap. J.-C, à Cordoue, dans la province de Bétique, en Espagne (actuelle Andalousie), issu d’une vieille famille aisée de colons romains, les Annaeus; même si les « provinciaux » de l’empire jouissaient de tous les droits attachés à la citoyenneté romaine, ils n’en restaient pas moins considérés comme moindres par les grandes familles nobiliaires de Rome ; ce qui rend la trajectoire sociale de ce « parvenu » de Sénèque d’autant plus remarquable.

Sa famille s’installe à Rome alors qu’il est en bas âge. Son père – qui nourrissait une passion pour la rhétorique, les joutes d’éloquence et les cours de déclamation – lui fait prodiguer une excellente éducation libérale ; il ambitionne que son fils hisse les Annaeus jusqu’à la dignité sénatoriale, honneur que leur rang, et surtout leur fortune, les autorise à briguer.

Deux obstacles vont se dresser devant les ambitions de Sénèque le Père : d’abord Sénèque ne partage pas la passion paternelle pour les rhéteurs, il se montre plus sensible à la philosophie, au point qu’adolescent, il se laissera entraîner assez loin aux côtés des pythagoriciens, membres d’une secte philosophique grecque qui confine à la religion pure. Cette tendance à la philosophie n’est pas du goût du père qui le force à revenir « à la raison » et à la rhétorique. Ensuite sa santé va se fragiliser. Lorsqu’il atteint, vers 25 ap. J.-C, l’âge de poser sa candidature aux premiers postes de la « carrière des honneurs », son état physique et mental est si dégradé qu’on doit se résoudre à lui faire quitter Rome et il part en Égypte rejoindre sa tante, la femme du préfet local, au motif que le climat sec de Philae serait bénéfique à ses maux.

Le séjour égyptien de Sénèque dure plusieurs années, sans qu’on en sache beaucoup. On présume qu’il dut être enrichissant pour un jeune homme que séduisait le monde des idées : en Égypte, Sénèque put se familiariser avec des courants religieux, philosophiques et scientifiques mal représentés à Rome : comme la tradition juive ou le symbolisme de l’ancienne Égypte.

Il rentre à Rome en l’an 31, non pas guéri (il restera faible toute sa vie) mais apte enfin à reprendre les ambitions de son père là où il les avait laissées. Le vieux Sénèque, âgé de plus de quatre-vingts ans, compte toujours que son fils accède aux plus hautes fonctions. Par l’entremise de sa tante qui use des relations de son mari préfet, Sénèque entre enfin à trente ans dans la questure, qui lui ouvre les portes du Sénat Son passage dans la magistrature va être flamboyant. Les leçons d’éloquence dont son père l’a accablé durant sa jeunesse portent leurs fruits ; Sénèque devient un redoutable avocat. Dans une Rome qui fonctionne sur un mode clanique, on s’arrache vite ce jeune homme au verbe haut qui sait défendre et abattre n’importe quelle cause.

Cette période de la vie de Sénèque est mondaine et mêlée d’intrigues de palais. Il a opté pour une ascension sociale par les femmes. Caligula règne. Il a trois sœurs, Drusilla, Agrippine (la mère du futur Néron) et Livilla. On sait la passion incestueuse de Caligula pour Drusilla, l’immense peine qu’il ressentit à sa mort, au point de la faire entrer au panthéon des dieux romains. Sénèque va se rapprocher stratégiquement de Livilla, cadette ambitieuse, aussi dégénérée sexuellement que son frère. On rapporte qu’il fut son amant. À cette époque, il publie ses premières œuvres littéraires, la Consolation à Marcia et les premières parties de son traité Sur la colère. En cela, il suit vraisemblablement l’exemple de son illustre aîné Cicéron qui, comme lui, ne profitait pas d’une haute naissance et dut faire sa place à Rome par la magistrature et la gloire littéraire.

Les succès oratoires de Sénèque sont tels qu’ils froissent Caligula. L’empereur décrète son assassinat au prétexte que son verbe, par trop efficace, pourrait se retourner contre la dignité impériale. Selon l’historien Dion Cassius, Sénèque doit la vie à une amie, maîtresse de Caligula, qui fit valoir à l’empereur que l’avocat était d’une si faible constitution qu’il ne lui restait plus que quelques mois à vivre. À l’avènement de l’empereur Claude, la trajectoire fulgurante de Sénèque est brutalement interrompue : sa femme Messa-line déteste Livilla en qui elle voit, à juste titre, une rivale permanente. Toutes ses relations en pâtissent. Sénèque est condamné à l’exil pour « adultère » avec la sœur de Caligula.

Le voici relégué en Corse. Il y passe neuf années. Neuf années où il écrit, faute de mieux, et qui vont l’asseoir comme le plus grand écrivain de son temps. Il publie la Consolation à Helvie et la Consolation à Polybe, des poèmes d’exil et ses premières tragédies.

Son retour à Rome est provoqué par Agrippine. Cette dernière, ayant succédé, après mille intrigues, à Messaline dans le lit de Claude, n’a pas oublié les dons de Sénèque, et sait combien sa gloire et ses liens avec les sénateurs peuvent lui être utiles dans la conquête et la préservation du pouvoir. Elle convainc Claude de faire rappeler de Corse le plus illustre des exilés romains et, sitôt son arrivée, décide de lui confier l’éducation de son fils Néron.

Sénèque, qui n’a jamais perdu son appétit pour la philosophie, qui ne cesse de prôner une vie détachée et studieuse, qui invite avec constance à la sagesse, est plongé en première ligne dans les menées politiques qui ont précédé l’accession au trône de Néron : assassinat de Claude et évincement de Britannicus, l’héritier légitime.

S’ouvrent alors cinq années fastes où Sénèque sera au faîte de sa gloire et de sa puissance. Néron trop jeune pour régner, c’est à Sénèque et à Burrus, grand militaire qui occupe le poste de préfet du prétoire, qu’il revient de conduire l’Empire romain. Les deux hommes s’entendent et se partagent les responsabilités ; surtout, ils parviennent à contenir les éclats et les déviances qui commencent à se faire jour chez Néron.

Sénèque, grâce aux nombreuses gratifications de Néron et à son sens inné des affaires, va devenir l’un des Romains les plus riches de l’empire. Il incarne alors l’idéal romain : réussite sociale, gloire sénatoriale, gloire littéraire, immense fortune, philosophe de renom. Ce qui lui vaut admiration et inimitié. Beaucoup en veulent à l’ascension de ce « parvenu d’Espagne ».

Agrippine ne supporte pas d’être tenue à l’écart du pouvoir par Néron. L’insatiable comploteuse se met alors à ourdir contre son propre fils, rejoignant le parti du même Britannicus qu’elle avait spolié quelques années plus tôt.

Cette manœuvre sera sa dernière : Agrippine et Britannicus sont tués.

On ignore le niveau d’implication de Sénèque dans ce carnage, mais il ne saurait avoir été complètement neutre. Sénèque défend devant le Sénat le choix de Néron de supprimer Agrippine, au motif qu’elle menaçait la paix et la sécurité de l’empire. Ce même Sénèque qui devait tout à Agrippine… Ces années de compromission aux côtés de Néron lui seront toujours reprochées.

En 62, Burrus meurt. Sénèque perd son partenaire à la tête de Rome ; il perd surtout l’allié qui lui permettait de contrôler l’irascible Néron. Fragilisé, Sénèque ne peut contrôler l’ascension de Tigellin, chef du prétoire et nouvelle âme damnée de Néron, qui n’hésite pas à le pousser dans ses vices pour mieux se l’assujettir.

Sénèque renonce et, profitant de l’âge de la retraite au Sénat, demande à être relevé de toutes ses fonctions de conseiller impérial. Il propose même de remettre son immense fortune à Néron, ce que ce dernier refuse, ne voulant pas paraître mesquin envers son ancien précepteur et l’artisan des premières belles années de son règne.

Fatigué, toujours malade, à défaut de pouvoir partir au loin, Sénèque s’enferme chez lui, dans un « exil intérieur » ; il décide de consacrer toutes ces heures à cette philosophie qu’il prône depuis toujours, et à rédiger ses derniers ouvrages.

Il lui reste trois années à vivre. Trois années d’horreurs néroniennes qui lui diront assez l’échec de son rêve de faire naître un roi juste et clément, un roi philosophe.

C’est à cette époque qu’il commence la rédaction des Lettres à Lucilius. Lucilius Iunior est un vieil ami, rencontré vraisemblablement du temps des intrigues des sœurs Livilla et Agrippine contre Caligula. Lucilius a, en 62, une cinquantaine d’années, il est procurateur de Sicile, et poète occasionnel. Cet illustre inconnu va servir de « miroir pédagogique » au grand Sénèque. Il est difficile de savoir si les Lettres à Lucilius sont une véritable correspondance ou plutôt un genre, une convention littéraire. Les lettres écrites par Lucilius ne nous sont pas parvenues. Ce qui est certain, c’est que la version qui a survécu est la « correspondance philosophique publique » publiée du vivant de Sénèque et restée inachevée. Les lettres sont au nombre de 124, réparties en 21 parties. Feignant de vouloir réformer un bon ami, l’inciter à quitter ses fonctions officielles pour embrasser la philosophie avant qu’il ne soit trop tard, Sénèque repasse sur tous ses thèmes privilégiés, toutes ses convictions, et dessine son interprétation de la philosophie stoïcienne, école grecque vieille de plus de trois siècles à laquelle il a adhéré toute sa vie d’homme.

Sénèque, retranché dans ses beaux palais, s’interdisant toute déclaration publique, reste un personnage incontournable à Rome, une figure universelle, et sa désapprobation du règne de Néron, même silencieuse, même déguisée sous des formules conciliantes, pèse à l’empereur.

L’occasion d’une conjuration avortée, celle de Pison, va donner à Tigellin et à Néron l’occasion de se débarrasser de ce « témoin de l’Histoire » embarrassant. Il ne fait aucun doute que Sénèque n’était pas impliqué directement dans la conjuration, mais que des membres de cette dernière auraient bien aimé se gagner son inestimable présence.

En avril 65, Néron donne au vieux Sénèque l’ordre de se suicider. Cette mort, sublime tant elle incarne la constance et la fermeté que le philosophe a toujours prônées face aux assauts de la Fortune, est l’un des plus beaux morceaux de bravoure de la Rome antique.

 

 

Les Lettres à Lucilius de Sénèque sont ce livre qui m’emmène «au-delà de tous les livres», cher à Nietzsche. Chef-d’œuvre de philosophie pratique, méthode d’apprentissage du bonheur, conseils d’un ami idéal, on ne saurait y plonger sans envier Lucilius de posséder un compagnon si secourable, ni sans se demander ce que pouvaient être ses lettres à lui, qui nous manquent ? Pour sa part, Sénèque ne cesse de faire mine de répondre aux questions de Lucilius ou de revenir sur des points exposés par lui.

Quitte Rome ou meurs reprend certaines des missives illustres du philosophe. Marcus Scaurus est un personnage de fiction, toutefois nous en savons si peu sur le véritable Lucilius Iunior que c’eût été, dans un cas comme dans l’autre, semblable pure invention. Un mystère plane sur les Lettres. Leur renommée et leur longévité ne s’expliquent pas seulement par la qualité des propos tenus par Sénèque ; il s’en dégage, surtout au début, une tendresse, une bienveillance qui leur donne cette patte intime, et qui réussit à séduire le public depuis deux mille ans.

Est-ce ce ton dont aurait usé Sénèque s’il avait eu un fils ? Cher lecteur, il ne me reste qu’à t’inviter à découvrir davantage les lettres du « maître », toutes les lettres, en suivant le précieux conseil d’Emile Faguet : « Lis lentement »…