Chapitre Seize
L’Apotheon
— Commandant !
Le lieutenant Heiss tambourinait à la porte de la cabine. Elle voyait son reflet sur le métal poli, ses longues boucles auburn, ses taches de rousseur…
— Commandant ! Nous avons reçu un message radio. L’Adeptus Astartes a donné de nouveaux ordres !
Heiss se trouvait sur le pont de commandement de l’Apotheon lors de la réception du message. Elle n’avait jamais parlé à un Ange de l’Empereur auparavant et ce bref échange l’avait presque autant effrayée que la flotte ennemie qui approchait dans les baies d’observation de l’aviso.
Sous la coque épaisse du navire du Ministorum, le monde funéraire de Certus-Minor attendait. Sa masse nuageuse prenait la couleur du lait caillé. Avec sa surface essentiellement couverte de tombes, la petite planète semblait bien vulnérable, perdue dans l’immensité du cosmos. L’aviso était en orbite géostationnaire au-dessus d’un lac du pôle nord. Il avait été le seul à rester. Les nécrocargos et les transports s’étaient enfuis en premier, suivis peu après par tous les autres vaisseaux. Néanmoins, la peur et le poids du devoir n’avaient réellement pesé sur les épaules du lieutenant que lorsque le croiseur d’attaque Angelica Mortis de l’Adeptus Astartes était parti pour le monde-forge Aetna Phall.
L’Apotheon s’était retrouvé seul, observateur silencieux de la comète de Keeler. Heiss avait alors été témoin de la deuxième chose la plus bizarre qu’elle ait jamais vue au cours de sa vie – relativement paisible jusqu’alors. L’astéroïde avait changé de trajectoire juste avant d’atteindre Certus-Minor. Comme si cette masse de roche écarlate, de glace et de métal rougeâtre, changeait soudain d’avis. Le commandant Vanderberg avait demandé une estimation de sa nouvelle trajectoire. Les cogitateurs avaient désigné le système Vulcanis, Ultrageddon et Voss Prime. Toutefois, ce nouveau cap finirait par la mener au segmentum Solar et sur Sainte Terra, c’était inévitable.
Mais le plus étrange selon le lieutenant était la queue de la comète. Elle traçait un sillage de poussière et de gaz, tel un couteau déchirant le tissu de la réalité. Des nuées de créatures surnaturelles se déversaient de cette plaie, attirées par le champ gravitationnel de Certus-Minor. Au début, Heiss avait été rassurée de voir que ces monstres s’enflammaient lorsqu’ils pénétraient dans l’atmosphère. Cependant, des messages en provenance d’Obsequa City avaient fait état de durs combats, ce qui indiquait qu’au moins une partie des démons avait survécu.
— Commandant Vanderberg ! cria-t-elle.
N’obtenant aucune réponse, elle tourna la poignée de la porte qui s’ouvrit dans un sifflement de vérins hydrauliques.
— Commandant, pardonnez mon intrusion, mais nous avons des nouvelles de l’Adeptus Astartes… commandant ?
Heiss jeta un coup d’œil à l’intérieur. La couchette était vide, tout comme la salle des cartes. Elle s’avança et posa le pied dans une mare de sang. Vanderberg était assis à son bureau en bois-de-fer. Le journal de bord de l’Apotheon était posé sur le plateau, à côté d’une tablette de données à l’intention de sa sœur qui vivait sur Scintilla. Il avait commencé à lui écrire une lettre mais s’était arrêté au bout de ces quelques mots : Ma très chère sœur…
— Commandant… soupira tristement Heiss en contournant sa chaise.
Les yeux de Vanderberg étaient révulsés, toutefois son visage replet était calme et serein. Ses bras étaient ballants. Il s’était ouvert les veines au niveau des poignets. Un filet de sang en dégouttait encore. Le lieutenant pataugea dans la mare écarlate afin de récupérer le scalpel. Sans doute l’avait-il dérobé à l’infirmerie. Elle posa deux doigts sur sa carotide sans détecter le moindre pouls.
Elle resta là quelques instants, indécise. Enfin, elle sortit de la cabine, laissant des traces de pas sanglants derrière elle. Elle reprenait de l’assurance au fur et à mesure qu’elle se dirigeait vers le pont de commandement. Vanderberg était mort, elle n’y changerait rien. Elle était le seul officier encore en vie, et l’Adeptus Astartes avait donné des ordres.
L’enseigne Randt se trouvait sur le pont, là où elle l’avait laissé. Se retrouver aux commandes du navire lors de si funestes événements semblait le mettre mal à l’aise. Le père Gnarls était debout près du trône, vêtu de ses robes de prêtre. Son crâne rasé et son nez aquilin lui donnaient le profil d’une gargouille de cathédrale. Tous les navires de l’Adeptus Ministorum comptaient un prêtre parmi leur équipage et, bien que Gnarls soit parfois râleur et contrariant, Heiss était contente de le voir, car il avait l’art d’apaiser les tensions. Le reste de l’équipage était constitué de marins et de serviteurs décérébrés.
— L’Empereur-dieu soit loué ! L’Adeptus Astartes attend la confirmation du commandant, l’informa Randt.
— Confirmez leur demande, ordonna Heiss d’une voix ferme en allant s’asseoir sur le trône.
Décontenancé, Gnarls pencha son nez crochu par-dessus l’épaule du lieutenant d’un air conspirateur.
— Où est le commandant ?
— Vanderberg est mort. Il s’est suicidé.
Le prêtre faillit dire quelque chose mais se ravisa et hocha la tête. Il se plaça de l’autre côté du trône en rajustant ses robes.
— Obsequa City, nous vous confirmons que nous changeons de statut. L’Apotheon perturbera l’approche de l’ennemi et son atterrissage. Nous prendrons pour cibles prioritaires les croiseurs et les frégates, annonça Randt.
— Souhaitez-leur bonne chance et saluez de ma part le pontifex, ajouta Heiss. Dites-lui que l’aviso Apotheon de l’Adeptus Ministorum accomplira la volonté de l’Empereur-dieu et que nous continuerons d’émettre sur cette fréquence aussi longtemps que possible.
Elle leva la tête vers Gnarls. Il opina du chef, résigné :
— C’est à vous de jouer, maintenant.
C’était sans doute la chose la plus aimable qu’il lui ait jamais dite.
— Prenez le cap de l’équateur et accélérez à vitesse d’éperonnage, ordonna-t-elle au barreur.
— À vos ordres !
— Randt, ouvrez des liaisons avec les batteries bâbord et tribord, ainsi que l’artillerie navale de proue. Prévenez le technaugure que nous nous préparons à tirer.
— À vos ordres, lieutenant !
— Mon père ?
— Oui, lieutenant ?
— Auriez-vous l’amabilité de rejoindre le maître d’équipage pour l’aider à organiser les équipes de combattants en cas d’abordage ? J’essayerai de garder l’Apotheon hors d’atteinte, mais si l’ennemi parvient à nous aborder, je ferai fermer les sas et les cloisons blindées afin de nous isoler. Il faudrait néanmoins se tenir prêt à le repousser.
— Je serai honoré de vous représenter au sein de ces équipes, lieutenant. Que l’Empereur-dieu soit avec vous.
— Et avec vous, mon père.
Sans un mot de plus, le prêtre s’en alla chercher une arme et le maître d’équipage.
L’armada du Furiocauste emplit la baie d’observation quand la proue Voss renforcée de l’aviso plongea vers Certus-Minor. L’armada était colossale, bien plus que toutes les flottes impériales qu’Heiss avait vues – et elles étaient nombreuses, puisqu’elle avait servi à bord d’un brick de la Marine Impériale près d’Ultrageddon lorsqu’elle n’était encore qu’une jeune aspirante. La flotte du Chaos n’adoptait aucune formation particulière : les vaisseaux s’étiraient pêle-mêle dans les profondeurs de l’espace. Les plus petits ne prenaient pas la peine de rester proches des bâtiments de guerre, eux-mêmes disséminés au hasard. En fait, les vaisseaux les plus rapides se trouvaient devant, les capitaines employant leurs puissants réacteurs pour occuper l’avant-garde. Les plus lents fermaient la marche. Ils formaient un amas de cargos à la soute immense, de giga-tankers remplis de guerriers assoiffés de sang, de transports de la Garde Impériale renégats et d’astronefs des traîtres de l’Adeptus Astartes. Les équipages à la traîne bouillonnaient de frustration.
Aux environs de la flotte évoluaient des canonnières, des destroyers, des corvettes et d’autres navires intrasystèmes. Chacun transportait des combattants sanguinaires. L’armada traînait derrière elle une cohorte de débris et d’épaves : les vaisseaux endommagés que les feux ou les avaries handicapaient sérieusement. Certains étaient même dragués par d’autres. Le Furiocauste se préparait à débarquer ses hordes de déments, de guerriers impitoyables et de démons sur le minuscule monde funéraire.
Les réacteurs de l’Apotheon emmenaient sa coque lourdement blindée vers l’ennemi à vitesse d’éperonnage. Heiss le guidait droit sur l’armada.
— Où… où est le commandant ? bredouilla Randt.
— Le commandant est indisposé, rétorqua le lieutenant. Chargez le canon de proue !
— Chargement en cours.
— Trouvez-moi une cible, Randt.
Plusieurs runes décrivant des trajectoires de tir apparurent sur l’écran de contrôle. Heiss ne savait pas comment ses pairs du Chaos classaient leurs navires, car la liste des vaisseaux marchands capturés, volés ou rebelles qui s’offrait à ses yeux était exhaustive.
— Augmentez la résolution ! ordonna-t-elle.
L’écran zooma sur les navires les plus proches. Les flancs portaient encore leurs anciens noms : Aurigan, Coquette, Trazior Franchise, Sunpiper…
— Ce sont des navires de cultistes, Randt. Des cargos capturés et menés par des équipages de traîtres.
— J’ai une cible, commandant. L’identification est positive. Il s’agit de la frégate Spite, du chapitre space marine des Goremongers.
— Je préfère ça ! Prenez cet escorteur renégat de l’Adeptus Astartes pour cible.
— L’enginarium confirme que l’artillerie est prête à faire feu. Les hommes n’attendent que votre ordre.
— Allez-y.
— Verrouillage de la cible : batteries de coque.
Heiss ne quittait pas des yeux l’appareil ennemi. Elle tentait de se figurer le chaos qui régnait à bord, ces maîtres surhumains deux fois plus grands qu’elle et habités par le désir insatiable de tuer. Ils pourraient la broyer à mains nues. Ses mains se crispèrent sur les bras du trône de commandement.
— Feu !
La baie d’observation s’emplit du flash aveuglant de l’énorme canon d’artillerie installé le long de la quille de l’Apotheon. Le rayon d’énergie jaillit du navire et traversa l’avant-garde de l’armada du Chaos. Le lieutenant et son équipage écarquillèrent les yeux tandis que le faisceau atteignait la frégate.
Le tir était d’une précision millimétrique. La section avant du Spite fut vaporisée. Quand le rayon d’énergie se dissipa, le pont de commandement et l’enginarium avaient été arrachés de la frégate et tournoyaient dans l’espace. L’équipage de l’Apotheon explosa de joie. Heiss se leva inconsciemment en brandissant le poing.
— Très bien ! annonça-t-elle en recouvrant son calme. Randt, faites recharger le canon et trouvez une nouvelle cible.
L’Apotheon suivait la même trajectoire que ses tirs, droit sur l’armada. Sa deuxième victime fut un ancien transport de la Garde Impériale décoré de glyphes primitifs. La troisième, une fusion abominable de métal et de chair démoniaque rouge. Le vaisseau bouffi prit le faisceau en plein centre. Au lieu de se désintégrer ou d’exploser, le navire possédé frémit en émettant une fumée écarlate tel un animal pris dans les spasmes de l’agonie. Finalement, il vomit un nuage de particules cramoisies qui formèrent de vastes bulles. Des tentacules griffus émergèrent de sa coque, fouettèrent convulsivement le ciel et enserrèrent plusieurs engins avant de les réduire en miettes.
L’aviso de l’Adeptus Ministorum était sorti des courbes laiteuses de la planète et continuait de faire feu, abattant à chaque fois un nouvel ennemi. La flotte du Chaos commença à réagir. Aiguillonnés par la possibilité d’aborder cette proie, des transports rapides foncèrent en direction de l’Apotheon. Heiss poussait ses moteurs dans leurs derniers retranchements. L’aviso croisa les premiers appareils adverses, leur présentant les canons de ses batteries latérales.
— Feu à volonté ! rugit-t-elle.
La batterie tribord délivra un tir de barrage dévastateur. Les rayons lasers criblèrent les équipages de pillards et de meurtriers. Une pluie de métal et de feu s’abattit, incinérant par centaines les guerriers agglutinés dans les cales.
— Continuez de tirer ! ordonna-t-elle à Randt après la première salve.
L’équipage du pont voyait une myriade de bricks, de canonnières et de galères se frayer un passage à travers les débris de l’avant-garde. Ils lâchaient des engins plus petits encore : des chaloupes blindées, des modules d’assaut et des torpilles d’abordage, tous chargés à ras bord de guerriers enragés prêts à découper la coque de l’aviso pour massacrer son équipage.
— Lieutenant… appela l’enseigne d’une voix inquiète.
Elle le coupa :
— Dites au père Gnarls et au maître d’équipage de se préparer à repousser un abordage.
— Lieutenant ! répéta Randt.
Heiss le vit alors. Un vaisseau de Khorne. Un transport lourd dans le sillage des autres qui passa devant la proue Voss de l’aviso. Tout allait trop vite. Le canon d’artillerie de proue. Le vacarme incessant des bordées. L’abordage imminent. L’armada immense qui menaçait d’engloutir le navire impérial esseulé. Toute la flotte se ruait littéralement sur Certus-Minor. Une fois en orbite basse, le Furiocauste lancerait des atterrissages apocalyptiques. Ses Thunderhawk, ses aéronefs d’assaut, ses modules d’atterrissage, ses navettes et ses barges étaient si nombreux qu’ils masqueraient le ciel. Cette flottille invraisemblable vomirait des nuées de cultistes, de démons, de gardes corrompus et d’Anges renégats. Rien ne l’arrêterait. Le lieutenant fronça les sourcils.
— A-t-on atteint une vitesse d’éperonnage ?
Randt avait repris son calme.
— Presque.
— Je veux le percuter au milieu de sa section ventrale.
L’enseigne acquiesça. Heiss scruta l’énorme vaisseau de transport que l’aviso se préparait à torpiller de toute sa masse.
— Je veux lui briser les reins ! gronda-t-elle.