MATHILDA WREDE
1
Je me souviens très bien de ce moment où, durant l’hiver 1912 et tandis que je visitais pour la première fois de ma vie le musée de Helsinki, mon accompagnateur finlandais s’arrêta brusquement devant l’un des tableaux.
— De tout ce que contient ce musée, dit-il, je crois bien que ce tableau est celui que nous perdrions le moins volontiers.
Ces mots m’engagèrent à regarder la toile. Il s’agissait du portrait d’une femme aux cheveux tirés en arrière, vêtue d’une robe sombre de coupe simple. Elle n’était plus jeune, n’était pas belle non plus, et l’on remarquait bien que l’artiste avait essayé d’éviter tout excès.
— De qui s’agit-il ? demandai-je, tout en essayant de comprendre pourquoi ce portrait pouvait avoir une telle importance.
— C’est Mathilda Wrede av Järnefelt, dit le Finlandais, et le ton de sa voix indiquait qu’il n’estimait pas nécessaire de m’en dire plus pour que je comprenne.
Je n’avais cependant jamais entendu parler de Mathilda Wrede et son nom ne m’évoquait rien. Mais, avant même qu’il eût achevé sa réponse, j’eus l’impression qu’une pellicule se retirait de devant mes yeux, me permettant de voir qui j’avais devant moi.
Je compris cela aux mains maigres mais énergiques et à la robe qui ne portait pas un bouton, pas un pli, pas une boucle de plus que nécessaire. Mais, surtout, je le vis sans doute à l’éclat des yeux grands ouverts, éclat qui n’était dû ni aux larmes ni à quelque cause terrestre. J’avais devant moi l’une de celles à qui Dieu a ordonné de lutter contre la méchanceté et la misère de ce monde, et qui jamais ne pensent à elles-mêmes.
— Mathilda Wrede, elle doit être une sainte ? dis-je en m’évertuant à ne pas faire trembler ma voix, car il y avait quelque chose d’incroyablement émouvant dans l’image de cette femme seule, portant son fardeau avec exaltation alors même qu’on comprenait que celui-ci l’écrasait.
— Oui, je crois bien qu’elle en est proche, dit le Finlandais. Elle passe ses journées à essayer de sauver les prisonniers. Elle doit avoir dans les quarante ans, maintenant, et elle fait cela depuis sa jeunesse. Elle appartient à une grande famille respectée, mais rien d’autre n’existe pour elle que ces pauvres criminels. Elle leur donne tout ce qu’elle peut donner : son temps et son argent, sa sollicitude et ses soins.
Nous continuâmes un long moment à parler de Mathilda Wrede. Il me raconta ainsi qu’elle maintenait les relations avec ses protégés après leur sortie de prison mais que, afin d’être assez convaincante dans ses exhortations à vivre honnêtement en travaillant, elle avait décidé de vivre sur la même somme dont dispose un ouvrier ayant femme et enfant, soit trente-cinq öres par jour. Elle s’employait aussi de mille manières à aider ces pauvres dans leurs démarches purement pratiques. Ils pouvaient aller et venir chez elle comme ils voulaient. Quand personne d’autre n’existait pour eux, elle était là pour les accueillir en amis. Aussi était-elle extrêmement populaire parmi eux. Elle pouvait marcher dans les grandes rues de Helsinki sans que personne ne tournât la tête sur son passage, mais qu’elle empruntât une rue écartée, et l’on entendait des chuchotements de toute part : « C’est mademoiselle. C’est mademoiselle. » Et, si l’on doutait encore qu’elle fût concernée, on ne tardait pas à entendre aussi des : « Voilà Mathilda », et dès lors plus aucun doute n’était possible.
Comme je lui posais la question, il me parla aussi de son caractère. Dans une certaine mesure, ce tableau était trompeur car il ne présentait que l’aspect principal de sa vie. D’ordinaire, quand on la rencontrait et que l’on voyait sa silhouette mince et son grand nez aquilin, c’était une autre impression que l’on ressentait. On pensait alors plutôt qu’elle descendait d’une ancienne lignée de combattants. Elle était gaie, alerte, épanouie, et ne se lamentait sur rien sinon qu’elle manquait d’argent pour offrir à ses protégés toute l’aide nécessaire. En quelque sorte, cela allait de soi et il n’était pas question de la louer de son sacrifice pour ses pauvres amis. C’était sa profession, et elle l’aimait. Elle savait susciter leurs meilleures qualités, parlait volontiers d’eux et les décrivait alors avec autant d’amour que d’humour.
Pour finir, je demandai si elle obtenait beaucoup de résultats.
— Jugez-en par vous-même, dit le Finlandais en m’indiquant le portrait. Il ne doit pas être très facile de lui résister longtemps.
Quelques jours plus tard, j’eus l’occasion de rencontrer Mathilda Wrede, ce n’est cependant pas de cette rencontre que je vais maintenant parler. J’aimerais simplement présenter quelques épisodes de sa vie qui me furent racontés soit par elle-même soit par quelques-uns de ses amis.
2
À l’époque où Mathilda Wrede n’était encore qu’une jeune fille de dix-huit ou dix-neuf ans, elle rêva plusieurs nuits de suite d’un homme qui l’appelait au secours. Elle le vit nettement, l’entendit gémir et se plaindre, elle se sentit touchée, voulut lui venir en aide mais, comme c’est souvent le cas dans les rêves, elle n’arrivait pas à concrétiser son intention, et elle se réveilla troublée et angoissée, tandis que les larmes ruisselaient sur son visage.
Cet homme que Mathilda Wrede avait vu en rêve, elle n’allait pas tarder à le rencontrer réellement. Son père, qui à cette époque était gouverneur du district de Vasa, avait un jour fait venir dans sa résidence un prisonnier qui autrefois avait été peintre, et lui avait donné pour tâche de repeindre quelques vieux meubles. Alors que le prisonnier accomplissait ce travail, elle, la jeune fille du gouverneur, vint à passer près de lui et lui fit lever la tête. Elle resta figée, incapable de remuer. C’était là l’homme de son rêve. Trait pour trait elle reconnaissait son visage. Elle fut seulement étonnée qu’il ne portât sur elle qu’un regard indifférent avant de reprendre son travail sans rien dire. Dans la stupeur du premier instant, elle s’était attendue que le prisonnier la reconnaisse et, une nouvelle fois, l’appelle à l’aide.
L’homme n’avait donc rien dit, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il vivait dans l’angoisse la plus grande et qu’on devait lui venir en aide. Il accomplissait calmement son travail, rien ne révélait un désordre mental, mais elle restait convaincue qu’il vivait dans le désarroi.
Le rêve et l’atmosphère du rêve revenaient en elle avec une telle force qu’elle n’arrivait pas à se dire qu’ils n’avaient aucun rapport avec la réalité. La seule chose d’importance, estimait-elle, était de faire quelque chose pour ce prisonnier, maintenant qu’elle en était capable, pour ne pas avoir à souffrir à cause de lui la nuit suivante durant son sommeil.
Presque sans comprendre comment, elle se mit alors à lui parler de l’état de son âme, de la détresse occasionnée par le péché et du salut. Elle était certes déjà à cette époque excessivement pieuse, voire sectaire ou piétiste, mais elle restait aussi timide et farouche, et jamais d’ordinaire n’aurait été capable d’agir de la sorte. Et, lorsqu’elle reprit complètement ses esprits et se rendit compte dans quelle voie elle s’était engagée, elle eut l’impression d’avoir commencé à marcher sur un lac gelé sans avoir considéré que la glace fragile pouvait se rompre sous elle à tout moment.
En quelques phrases brèves, elle se hâta de terminer ce qu’elle voulait dire. Puis elle se tut et, bien sûr, se sentit relativement mal à l’aise. Elle se demanda jusqu’où avaient pu aller ses mots. Elle souffrait de savoir qu’elle s’était laissé entraîner à divulguer cet amour pour le Christ qui constituait le plus doux secret de son jeune cœur. Cet homme se moquait peut-être d’elle, ou se sentait vexé qu’une enfant comme elle eût tenté de lui porter réconfort, à lui qui était un homme mûr et d’expérience ?
Elle aurait préféré pouvoir échapper à tout cela, mais elle en considéra la lâcheté. Quoi qu’elle eût dit, elle voulait avoir le courage de ses opinions.
Le prisonnier à qui elle s’était adressé restait très calme. Il continua à travailler lentement et avec soin pour étirer le temps. Il lui fallut en tout cas un bon moment avant d’avoir terminé. Puis il passa quelques minutes à essuyer les pinceaux et, seulement lorsque cela fut fait, il se tourna vers elle.
Alors elle vit qu’il était ému. Il n’avait absolument pas ri d’elle. Il avait pleuré tandis qu’il restait penché sur son travail.
On aurait dit qu’il venait de vivre de grandes émotions, mais dont il ne lui parlait pas. Il ne lui dit que quelques mots.
— C’est dommage, mademoiselle, dit-il d’une voix assurée, que vous ne puissiez pas descendre dans la prison pour parler aussi aux autres.
Puis il s’en alla, mais ses mots avaient eu sur la jeune fille l’effet d’une apparition.
Tout ce qui s’était passé ce jour-là lui paraissait être l’annonce de ce que le Très-Haut attendait d’elle. En son cœur elle sentait la présence de son Dieu, celui qu’elle aimait et, pleine d’exaltation et d’obéissance, elle joignit les mains.
— Si Ton désir est que j’aille voir pour leur parler de Toi ceux qui languissent dans les chaînes et les prisons, pourquoi ne le ferais-je pas ?
3
C’était un vieil homme nommé Lauri. Il se trouvait incarcéré à la prison d’Åbo et, un matin, Mathilda Wrede avait passé une heure entière avec lui dans sa cellule. Elle l’aidait à écrire une lettre pour les siens, et il y avait tant de choses qu’elle devait dire, et tant qu’elle ne devait pas dire. Sans cesse le vieux s’égarait dans son propos et n’arrivait jamais au but. Elle essayait d’être patiente, mais plus que d’ordinaire l’homme était lent et pédant et elle se sentait lasse avant même qu’il eût commencé.
Le jour même, elle fut convoquée chez le directeur de la prison et y fut retenue jusque vers deux heures et demie. D’habitude, elle allait en ville pour déjeuner entre deux et trois heures mais, cette fois, il lui parut préférable d’oublier le déjeuner puisqu’elle devait être de retour à la prison dès trois heures. C’était l’heure où elle tenait ce qu’on pourrait appeler une consultation générale, le directeur lui ayant en effet attribué une pièce où elle pouvait alors recevoir les prisonniers qui désiraient son aide.
Elle se sentait fatiguée d’avoir été sollicitée toute la journée et ne put réprimer son mécontentement quand, entrant dans la pièce de consultation, elle découvrit là le vieux Lauri qui l’attendait.
— Non, Lauri, dit-elle, car elle se disait qu’elle ne supporterait pas une nouvelle fois d’entendre ses histoires interminables, j’ai déjà parlé avec vous aujourd’hui pendant une heure. Vous ne pouvez pas ainsi occuper le temps des autres.
Mais Lauri ne prêta pas attention à la réprimande.
— Ne vous inquiétez pas, mademoiselle. Je ne serai pas aussi long cette fois. Mais, vous voyez, mademoiselle, il se trouve que j’étais aujourd’hui dans la cour pour bricoler une charrette, et que je ne vous ai pas vue rentrer chez vous, d’où j’en ai conclu que vous n’avez pas déjeuné.
— Non, c’est vrai, Lauri, mais justement…
Le vieux s’illumina de satisfaction quand il entendit qu’il avait deviné juste.
— J’ai pensé à vous, mademoiselle, quand j’ai eu mon repas. Et c’est bien tombé qu’on ait eu de la soupe aux pommes de terre, parce que s’il y avait eu des petits pois, ç’aurait pas été possible d’en cacher. Mais là, j’ai pu vous garder des pommes de terre et puis du pain aussi.
Et, ce disant, Lauri fourra sa main dans sa poche et en ressortit deux pommes de terre et un morceau de pain défraîchi, qu’il lui tendit dans sa main sale et mouillée.
— Vous savez, ce que représentent le soleil et les fleurs pour ceux qui vivent dans le monde de la liberté, eh bien vous le représentez pour nous qui sommes en prison, dit le vieux, et c’est pour ça…
En acceptant le cadeau, elle ne savait pas si elle était avant tout émue ou si elle craignait plutôt qu’il ne voulût avoir le plaisir de la voir calmer sa faim. Mais, heureusement, il s’en alla immédiatement, sans même réclamer un merci.
Alors, elle se précipita derrière lui.
— Lauri ! cria-t-elle. Restez. Vous pouvez parler avec moi autant que vous voulez. Ce que vous venez de m’offrir, c’est bien plus que du pain, c’est une chose à laquelle je pourrai penser toute ma vie.
4
Juho Jokinen et son camarade Eino Ilonen sont assis un samedi soir dans le parc Brunn à Helsinki. Le temps n’est pas très clément, le vent souffle et une petite bruine tombe, mais Jokinen et Ilonen, qui n’ont pas pour habitude d’attacher beaucoup d’importance au temps qu’il fait, sont de la meilleure humeur. Et le contraire serait déraisonnable. N’ont-ils pas les poches pleines de bouteilles de bière là, assis dans un coin reculé du parc, prêts pour une plaisante soirée ?
Jokinen est un vieil habitant de Helsinki, tandis qu’Ilonen, récemment arrivé dans la capitale, n’en connaît pas toutes les particularités. Il est venu de la campagne pour devenir cocher et, à vrai dire, il se tient trop bien pour fréquenter ainsi Jokinen, un ancien détenu, mais il n’a pas su résister à la tentation des goulots qui pointent hors de la poche de Jokinen.
Tout en sortant le tire-bouchon et en commençant à le plonger dans le bouchon de la première bouteille, Jokinen fait l’éloge de l’endroit où ils se trouvent.
— Dis-moi, mon petit gars, t’as déjà vu meilleur coin ? Aucun défaut. On a une superbe vue sur la mer. Et pas un policier n’est passé ici depuis dix ans.
Jokinen accompagne cela d’un grand geste de la main en parcourant les environs du regard. Le parc entier est pratiquement désert. Ils aperçoivent seulement une femme solitaire là-bas, entre les arbres.
Ilonen ne peut se représenter quelqu’un de moins dangereux. Jokinen, pourtant, se met à déballer une longue suite de jurons sur le fait que ce soit justement elle qui ait eu l’idée de se promener dans le parc Brunn, et précisément à l’heure où un pauvre bougre pouvait espérer un moment de réjouissance après le travail et les tracas de la semaine.
— Qu’est-ce qui te fait si peur ? demande Ilonen.
— Tu ne la connais pas ? s’écrie Jokinen. Ah oui, c’est vrai que tu n’as pas encore eu affaire à elle. C’est une demoiselle qui venait nous voir en prison.
Ilonen a un rire de mépris.
— Ah oui, une de celles qui vous amènent la parole de Dieu pendant que vous êtes bouclés. Allez, fais pas l’idiot, mon gars, t’es un homme libre, maintenant.
Jokinen jette un regard perplexe autour de lui et glisse la bouteille derrière son dos.
— Tu vois si elle vient par ici ?
— Oui, j’ai l’impression. Mais sois courageux, non ! dit Ilonen en riant franchement. Laisse-la venir ici avec son prêche, je m’en vais lui répondre, moi !
Il réussit à calmer Jokinen. Et l’ancien détenu s’installe à
nouveau, et commence à tourner le tire-bouchon.
— C’est que, tu vois, dit-il pour se justifier, elle ne prêche pas, elle. Elle n’est pas comme les autres. En prison, on comptait les jours avant son passage. Elle est allée voir ma femme pour demander comment ça se passait en mon absence. J’avais l’impression de n’avoir aucun autre ami qu’elle dans le monde entier. Foutue malchance, qu’elle passe justement ici ce soir !
— Bah, dit Ilonen, ne t’occupe pas d’elle ! Tout ça ce n’est que des astuces qu’ils inventent pour t’amadouer. Ces gens-là cherchent à vous convertir rien que pour pouvoir eux-mêmes habiter tranquilles et en sécurité dans leurs belles maisons.
— C’est peut-être vrai pour quelques-uns, dit Jokinen. Mais pas pour celle-là. Elle est la fille d’un gouverneur, mais elle loge dans une seule pièce, et chez elle ce n’est pas plus distingué que chez toi ou moi, on peut même aller lui rendre visite.
— Bon, si t’as peur à ce point, propose Ilonen, on n’a qu’à jeter les bouteilles à l’eau et rentrer chez nous !
— Est-ce que j’ai dit que c’était autre chose qu’une sacrée malchance qu’elle s’amène justement maintenant ? Mais je n’ai pas peur. Tiens, regarde !
Le bouchon sort de la bouteille avec un bruit provocateur, et ce au moment même où la femme solitaire passe devant eux. Elle marchait tête baissée sans avoir observé les deux camarades de beuverie au bord du chemin. Maintenant, elle porte sur eux un long regard, s’arrête même une seconde, puis continue son chemin.
Quand elle est partie, Jokinen donne un coup de coude à Ilonen.
— Tu as vu ses yeux ? demande-t-il avec un ton presque effrayé dans sa voix rendue rauque par l’eau-de-vie.
Il a même parlé si fort que celle qui vient de passer n’a pu que l’entendre. Elle poursuit cependant sa marche.
Jokinen tient fermement le goulot de la bouteille. Il veut la lever pour boire, mais il la repose.
— Eh ben, Jokinen ! dit Ilonen qui s’apprête à poser sa main sur la bouteille, une main que son camarade repousse.
— Regardez, mademoiselle ! crie-t-il en levant la bouteille. À la santé de Mathilda Wrede ! hurle-t-il d’une voix indescriptible et, au même moment, il renverse la bouteille et en laisse le contenu s’écouler par terre.
Et Ilonen, qui malgré lui a été touché par ce spectacle, regarde toute cette bière s’écouler sans esquisser un seul mouvement.
L’instant d’après, Mathilda Wrede est auprès d’eux.
— Oh, Jokinen, dit-elle, comme vous m’avez fait plaisir ! Vous savez, j’étais très triste, ce soir, justement. J’avais l’impression que tout ce que je fais ne sert à rien. Finalement, je suis sortie, en pensant que l’air frais me redonnerait du courage. Mais quand je vous ai vus assis ici, je me suis sentie encore plus triste. Tout cela ne servait vraiment à rien, pensais-je. Mais maintenant vous m’avez redonné la joie et le bonheur, maintenant la tristesse m’a abandonnée. Et maintenant, vous allez venir tous les deux en ville avec moi prendre un café.
— Mais vous ne pouvez quand même pas marcher avec nous, mademoiselle.
— Oh, si, je le peux.
Et Mathilda Wrede se rend en ville en compagnie de Jokinen et d’Ilonen, les deux hommes les plus fiers de Helsinki.
5
Cela se passe dans une cellule de la prison de Helsinki. Une dame, grande et fine, vêtue d’une robe grise très simple qui suit les lignes de son corps, vient d’être introduite, et la porte s’est refermée derrière elle. Devant elle, par terre, un homme en habit de détenu est allongé. Il n’a pas fait le moindre mouvement quand la porte s’est ouverte, et il reste immobile, le bras droit couvrant ses yeux.
La dame en visite n’entreprend rien pendant un moment, elle se contente de contempler l’homme étendu. Il s’agit d’un homme dont elle a beaucoup entendu parler, pas un simple petit voleur ou faussaire ordinaire, mais un grand criminel, un brigand de la forêt, qui a assassiné une demi-douzaine de personnes, a pillé des voyageurs et écumé plusieurs cantons proches de la frontière russe. Maintenant qu’il a enfin été capturé et condamné aux travaux forcés à perpétuité, il s’est révélé être si fort et si enragé que les gardiens, désemparés, considèrent qu’ils courraient un danger mortel s’ils entraient dans sa cellule. Et celle qui est là devant lui maintenant, seule et vulnérable, a dû mener un long combat contre le directeur de la prison avant d’obtenir de lui l’autorisation de rendre visite à ce prisonnier.
— Halonen ! finit-elle par dire, d’une voix basse mais relativement autoritaire. Je reviens du district de Vasa, et je vous apporte des nouvelles de votre famille.
L’homme étendu par terre ne répond pas. Il dort ou fait semblant de dormir, elle ne saurait le préciser. Elle attend un moment, puis recommence.
— Je vous apporte des nouvelles, Halonen, des nouvelles de votre famille.
L’homme s’obstine à ne pas répondre. Alors elle se penche sur lui et tire légèrement la manche de sa veste.
À l’instant où elle le touche, l’homme, dont les pieds comme les poings sont enchaînés, bondit et se tient debout comme par miracle. Elle est stupéfaite de son extraordinaire souplesse et de sa vivacité, et encore plus stupéfaite de l’allure de l’homme qui lui fait face. Il est l’homme le plus grand qu’elle ait jamais vu, un véritable géant, mais si bien bâti qu’elle le considère comme le modèle parfait de l’être humain. Son visage est aussi beau que tout en lui, et son maintien est celui d’un prince.
La visiteuse a reculé malgré elle d’un pas quand l’homme a bondi si soudainement. À vrai dire, elle a toutes les raisons d’avoir peur, car l’expression du visage du brigand est plus que menaçante. Il ressemble à un homme dont la patience a été mise à rude épreuve et qui maintenant, à la moindre occasion, est prêt à lever ses mains entravées pour assener un coup capable de tuer n’importe qui.
Il a immédiatement compris qu’il l’a effrayée, et il lui adresse un sourire plein de mépris.
— Qui êtes-vous ? dit-il d’un air aussi dédaigneux que s’il s’adressait à une fourmi sur un sentier dans la forêt.
Elle dit son nom, et répète qu’elle est venue lui apporter des nouvelles. Elle s’en veut de sentir qu’elle parle d’une voix inquiète. Néanmoins, elle a déjà vaincu sa première peur. Ce qu’elle ressent plus maintenant, c’est le découragement. Elle a l’impression d’être entrée dans la cage d’un bel animal de la forêt, qu’elle se sent incapable de dompter ou d’apprivoiser.
Le brigand n’accorde toujours aucune attention aux nouvelles qu’elle veut lui transmettre, mais il a remarqué son nom.
— Mathilda Wrede, dit-il. Seriez-vous de la famille du général de Vasa ?
— Mon père était effectivement général et gouverneur de Vasa. L’avez connu, Halonen ? Il est mort maintenant.
Le grand prisonnier imposant la jauge d’un coup d’œil méprisant.
— Le général était bel homme. Dommage que vous ne teniez pas de lui.
À peine a-t-il prononcé ces mots que son corps se ramasse, comme pour bondir, et un scintillement mauvais apparaît dans ses yeux. On dirait qu’il essaie de pousser la visiteuse à lui donner une réponse peu aimable ou un reproche qui lui offrirait une raison d’attaquer. Tandis que Mathilda Wrede hésite encore sur la réponse à apporter à cette dernière remarque, ses yeux rencontrent ceux du prisonnier, et elle perçoit très vite la lueur assassine qui couve au coin de l’œil. Elle comprend que sa vie est menacée, mais cela ranime brusquement ce don particulier qu’elle possède, cette intuition qui lui dicte comment elle doit agir avec les criminels et les réprouvés. Et, du coup, elle retrouve toute son assurance et va jusqu’à se sentir amusée par l’évidente conviction qu’a ce féroce homme des bois de sa supériorité malgré sa situation pitoyable.
— Tout le monde ne peut pas être aussi beau que vous, Halonen, et que mon père, répond-elle hardiment. Mais nous devons bien essayer de vivre quand même.
La tension dans l’attitude du brigand se relâche, et il se redresse. Cette réponse n’est pas une bonne raison de frapper. Elle l’a désarmé.
— Vous m’avez l’air malgré tout d’être une femme sensée, dit-il avec un petit rire. Je pensais que vous n’étiez venue que pour prêcher.
À nouveau, la lueur méchante scintille dans le regard. Il place un piège dans tout ce qu’il dit. Il veut la provoquer à lancer des réponses aigres, qui lui fourniraient un prétexte à se jeter sur elle.
Sa réponse vient, digne et pleine d’une assurance sans faille.
— Si un jour Dieu vous permet de L’approcher, Halonen, je serai heureuse de pouvoir vous indiquer le chemin menant à Son trône. En attendant, il vaudrait mieux que nous parlions d’autre chose.
Le brigand ne semble pas vouloir la comprendre.
— Pourquoi venez-vous ici, si vous ne voulez pas prêcher ? demande-t-il durement.
— Je viens vous voir, Halonen, comme tous les autres ici, dans cette prison, pour vous apporter toute l’aide que je puis fournir. Je peux écrire des lettres pour vous. Je peux vous communiquer des nouvelles de vos proches et, s’il existe là-bas dans la forêt une femme ou des enfants en difficulté maintenant que vous avez été arrêté, je peux leur porter assistance.
— Des prétextes, tout ça ! s’exclame le brigand. Au bout du compte il n’est question que de pénitence et de conversion. Vous êtes venue ici pour me faire regretter. Mais je ne le veux pas. J’ai fait bien trop de mal pour pouvoir regretter.
Il s’emporte lui-même en prononçant ces mots. Il s’empourpre de colère, s’avance tout près d’elle et secoue les poings à hauteur de son visage.
Elle comprend qu’il lui cherche querelle mais, tout en sentant que sa vie est de plus en plus menacée, elle comprend l’état d’excitation de cet être de la nature. Elle comprend combien cet homme, fier de sa force et de sa beauté, qui se sentait seigneur en son domaine, doit souffrir de se retrouver prisonnier méprisé. Ce qu’elle ressent, c’est la compassion instinctive pour l’aigle royal emprisonné.
— Je ne suis pas ici pour vous nuire, Halonen.
Peut-être est-il agréablement touché par ce tremblement de compassion dans sa voix. Aucune chose semblable ne lui est arrivée depuis que son infortune a commencé. Il baisse à nouveau les mains, recule de quelques pas et s’assied sur une étroite banquette, le seul siège de la cellule.
— Oseriez-vous venir vous asseoir ici, à côté de moi ?
C’est évidemment un nouveau piège. Il guette impatiemment un signe d’hésitation chez elle. Il s’est assis exprès de manière à se trouver entre elle et la porte.
Elle comprend immédiatement l’attitude la moins dangereuse possible, et elle va s’asseoir à côté de lui.
— J’aurais aimé raconter quelque chose, dit-il, mais vous allez évidemment le répéter à tous ceux d’ici. Elle a un mouvement de déception.
— Pensez-vous vraiment que j’irai rapporter ce qu’un prisonnier m’a dit en confidence ?
Il se tait un instant puis, à brûle-pourpoint, se met à lui parler de la forêt et des vastes espaces. Il lui décrit des levers de soleil et des nuits de tempête, les grands arbres magnifiques qu’il adore, les lacs mystérieux, de gros animaux rusés dont il semble vouloir imiter le comportement. Il parle de tout ceci bien mieux qu’aucun poète avec, en plus, une connaissance approfondie. Elle l’écoute avec un tel intérêt qu’elle en oublie presque qui elle est en train d’écouter.
Soudain, il se lève si violemment que les chaînes cliquettent, et il dit d’une voix pleine de nostalgie et de passion :
— Pouvez-vous comprendre que qui a vécu là-bas ne peut supporter un trou comme celui-ci ? Il faut s’en échapper, d’une manière ou d’une autre.
— Je comprends parfaitement votre nostalgie, Halonen, dit-elle.
Il est maintenant tout près du mur contre lequel il s’adosse. Son visage est devenu froid et inflexible et, avec un calme de mauvais augure, il lui explique :
— Je voudrais vous dire à quoi j’étais en train de penser tout à l’heure, quand vous êtes entrée. J’étais en train de me jurer à moi-même une promesse solennelle. Je jurais que je tuerais la première personne qui entrerait dans ma cellule.
Il se tait un instant puis, comme elle reste assise immobile et sans répondre, il poursuit.
— Il faut que je m’échappe d’une manière ou d’une autre, vous devez bien le comprendre. Je croyais que j’avais déjà suffisamment tué pour être condamné à mort, mais ce n’était pas suffisant. Voilà pourquoi il me faut encore en tuer deux ou trois, ou autant qu’il en faudra pour en finir. J’ai essayé hier, mais je n’ai pas réussi.
— Ce que vous essayez de me dire, Halonen, dit-elle, toujours sans se lever du banc ni faire le moindre signe au gardien qui probablement se tient derrière la porte et observe le comportement de ce dangereux prisonnier, c’est donc que vous avez l’intention de me tuer ?
— Cela a toujours été mon intention depuis le début, dit-il, mais il me semble maintenant que c’était en fait à un homme que je pensais quand je faisais ce serment. C’est la raison pour laquelle vous pourrez sortir indemne, mais faites-le tout de suite.
— Et si je ne veux pas partir, Halonen ?
— L’heure n’est pas à la plaisanterie, maintenant, mademoiselle. J’ai dit mon dernier mot. Si vous voulez bien vous en aller, vous serez sauvée.
Il attend qu’elle s’en aille, mais elle n’amorce pas un mouvement.
— Partez vite, maintenant, sinon…
Elle pose sur lui un regard calme et interrogateur.
— Vous avez donc l’intention de tuer la première personne qui entrera lorsque je serai partie ?
— C’est ce que je viens de vous dire.
— Alors vous pouvez bien comprendre, Halonen, que je dois rester.
— Vous devez rester ?
— Je ne peux pas sauver ma vie aux dépens de celle d’un autre, Halonen. Si quelqu’un doit mourir, pourquoi ne serait-ce pas moi ?
Elle se détourne un peu de lui, joint les mains pour prier et s’absorbe dans ses prières sans plus regarder de son côté. En même temps, son visage prend une expression d’élan et d’espérance rayonnante. L’instant de la libération est arrivé. Elle en a terminé de cette longue marche au milieu de la méchanceté et de la misère, terminé de toute fatigue, de tous les échecs, terminé de cette lutte qui ne mènera jamais à une victoire définitive. Désormais, seules l’attendent la paix, la liberté et l’absence rédemptrice de mal.
Plusieurs fois, elle entend cliqueter les chaînes de l’homme proche du mur. Elle l’entend respirer profondément. Enfin il s’approche d’elle. Elle entend un cri sauvage et brutal sortir d’un gosier noué par l’angoisse.
Mais ne suit pas le coup assassin sur son crâne auquel elle s’attendait. Le brigand s’effondre tout à coup par terre et gît devant ses pieds. Et il pleure sans retenue, douloureusement, incapable de maîtriser son émotion.
Elle se penche sur lui avec un soupir. Sauvée, donc ! Sauvée pour continuer sa marche harassante sur des sentiers où abondent les buissons couverts d’épines et les serpents venimeux.