L’ESPRIT-SERVITEUR

Krus Erik Ersson, le cordonnier de la paroisse, et son apprenti, Konstantin Karlsson, avaient passé toute la semaine au presbytère à confectionner des chaussures et maintenant, vers les neuf heures du samedi soir, ils s’en retournaient dans leurs foyers respectifs aux confins de la paroisse.

C’était en automne, et le soleil était couché depuis bien longtemps, mais ils ne marchaient pas pour autant dans le noir car l’air était limpide et la lune à son plein. Tout était beauté. Le lac, en bas du presbytère, était lisse comme un miroir et traversé par un chemin d’argent, et sur les champs chaque brin était orné d’une goutte de rosée, véritable perle blanche au clair de lune. L’obscurité ne se refermait sur eux que quand leur route traversait des bosquets. L’automne n’étant pas très avancé, les feuilles demeuraient sur les arbres et les frondaisons s’incurvaient au-dessus de leurs têtes telles des voûtes noires et profondes.

Ils se sentaient un peu gauches, de marcher comme ça après être restés assis durant six jours devant l’établi de cordonnier. Ils soufflaient sous le poids de leurs sacs à dos et ni l’un ni l’autre ne parlait.

Mais la route du presbytère passait devant le cimetière et, quand Krus Erik Ersson aperçut par-dessus le mur les vieilles croix sur les tombes, ses pensées se mirent en branle.

— Eh oui, Konstantin, dit-il et sa voix prit aussitôt un ton d’inquiétude et d’envie à la fois, comme quand on passe la nuit devant un verger et qu’on se dit qu’il serait bon de pouvoir emporter quelques pommes. Que ce serait merveilleux si je pouvais emporter un peu de terre de sépulture !

— De la terre de sépulture ! s’exclama l’apprenti, si étonné qu’il s’arrêta sur place. Il ne doit pas être trop difficile de s’en procurer, et autant que vous en voudrez. Mais que comptez-vous en faire ?

Krus Erik Ersson s’était arrêté lui aussi et il était si enthousiasmé par son sujet que sa voix avait du mal à sortir et qu’il dut chuchoter.

— C’est de cette manière qu’on obtient un “spirrtus”. Et celui qui possède un spirrtus obtiendra ce qu’il voudra. Alors plus jamais je n’aurai besoin de fabriquer des chaussures. Je pourrai construire une ferme aussi haute que le clocher, et m’acheter une voiture et des chevaux, et plus jamais je n’aurai besoin de marcher à pied.

L’apprenti venait d’une famille où l’on pratiquait la piété et la crainte de Dieu et d’où toute superstition était bannie. Il fut abasourdi par ce discours et n’arriva pas à croire que Krus Erik parlait sérieusement.

— Vous ne croyez quand même pas à ce genre d’histoires, maître Erik, dit-il.

— Bien sûr que j’y crois, répondit l’autre et, là devant le cimetière, il entreprit de parler d’Untel et d’Untel qui s’étaient procuré un spirrtus et s’en étaient servi.

Mais il ne réussit pas pour autant à convaincre son apprenti. Il s’agissait là d’un beau et grand jeune homme de dix-sept ans, d’allure docile, vaguement endormie même, et qui demanda avec plein de naïveté :

— Si vous y croyez si fort, pourquoi est-ce que vous ne vous vous procurez pas un assistant de ce genre ?

Krus Erik répondit alors tristement :

— Jamais je ne pourrai en avoir. Cela dépasse mes forces.

Sur ces mots, il soupira, hissa son sac plus haut sur ses épaules et reprit sa marche.

Konstantin restait planté là. Un vague intérêt pour la chose avait apparemment commencé à s’éveiller en lui.

Lorsque Krus Erik eut fait quelques pas, il s’arrêta et se retourna vers son apprenti.

— Tu ne veux tout de même pas dire, Konstantin – et sa voix tremblait rien que d’imaginer une chose aussi invraisemblable –, tu ne veux pas dire que je dois entrer dans le cimetière pour ramasser de la terre ?

— Non, dit l’apprenti d’un ton hésitant. Puisque vous y croyez, je comprends parfaitement que vous ne puissiez pas le faire.

— Jamais je ne passe la nuit devant un cimetière sans souhaiter ardemment un spirrtus, dit Krus Erik, mais je reste incapable de m’en procurer un. Alors rien ne sert de rester planté ici, Konstantin.

Il se remit en marche, mais lentement, comme avec l’espoir qu’on l’arrêterait.

L’apprenti, cette fois encore, ne lui emboîta pas le pas. S’il y avait assurément quelqu’un au monde à qui il tenait vraiment, c’était à Krus Erik. Ses propres parents étaient si sévères qu’ils ne supportaient pas le rire, et encore moins les jeux. Le cordonnier, par contre, avait toujours quelque histoire ou plaisanterie à raconter et il était aussi simple à côtoyer que s’il avait eu lui aussi dix-sept ans. Et là, quand Konstantin le vit ainsi planté sur la route, vieux et fatigué, il eut envie de lui faire plaisir.

Du pied, il cogna dans une touffe d’herbe et fit voler en l’air les perles de rosée.

— Voyez-vous, maître Erik, je ne crains pas plus une motte de terre qu’une autre, et si vous voulez bien m’attendre un instant, vous aurez ce que vous souhaitez.

Tout en parlant, il avait quitté son sac à dos et l’avait posé sur la route. Il enjamba ensuite le fossé et se retrouva dans le cimetière avant que Krus Erik ait eu le temps de lui ordonner de renoncer à cette entreprise.

Il fallait effectivement que le maître n’ait pas le temps de réagir, car Krus Erik se préoccupait autant de ses apprentis que de lui-même. Et, si la question lui avait été posée, jamais il n’aurait permis à Konstantin d’entrer de nuit dans un cimetière.

Konstantin aurait très bien pu ramasser une poignée de terre d’une tombe proche du mur du cimetière, mais il ne voulait pas de cette facilité. Rares étaient les occasions où il lui était donné de se singulariser d’une manière ou d’une autre, mais il avait du courage, et que Krus Erik le remarquât ne lui déplaisait pas.

Il s’arrêta finalement devant la butte d’une tombe au milieu du cimetière, repoussa une motte du pied puis ramassa quelques poignées dont il remplit les poches de sa veste. Il n’avait aucune idée de la quantité nécessaire pour obtenir un spirrtus convenable, mais il se dit que deux poches pleines devaient suffire.

Depuis le début, l’entreprise l’amusait et il ne ressentait aucune peur. Ses pensées allaient vers son maître. Que ferait Krus Erik quand il pourrait commander un spirrtus ?

Tout était calme et immobile autour de lui. Il se sentait presque vexé de ne rien voir ni entendre de ce que les gens voyaient et entendaient d’habitude dans les cimetières. Il aurait aimé pouvoir se vanter d’une ou deux péripéties une fois retourné devant son maître.

Il reboucha le trou avec la terre qui était tout autour et replaça la motte herbeuse. Il fit cela lentement, pour perdre du temps. Krus Erik ne devait pas penser qu’il s’était hâté.

Alors qu’il s’appliquait à cela, il s’arrêta et s’immobilisa. Aucun fantôme n’était apparu pour l’effrayer, mais une petite idée venait de germer dans son esprit.

Il lui apparaissait tout à coup qu’il était bien bête de se donner tant de mal pour procurer un spirrtus à Krus Erik. Pourquoi ne pas le garder pour lui ? Il en avait autant besoin que son maître.

L’espace d’un éclair, il vit devant lui la petite maison grise d’une seule pièce qui lui servait de foyer, avec un grand homme triste et malade qui était son père, et une femme usée et maigre qui était sa mère. Oui, décidément il avait bien plus besoin d’un spirrtus que n’importe qui d’autre.

Alors que ses pensées divaguaient ainsi, une feuille tomba d’un arbre, frémissant au passage devant sa tête. Il se redressa d’un bond.

Il regarda autour de lui, l’air affolé. Quelque chose s’était-il passé tandis qu’il restait penché au-dessus de la tombe ? Les morts étaient-ils en train de s’éveiller ? On entendait assurément un chuchotement passant de tombe en tombe. Il distingua quelque chose de blanc dans l’ombre sous les arbres. Les morts étaient là, rassemblés en un groupe important. Ils n’avaient jamais cessé d’être là. D’ici une seconde, il allait les voir.

Il eut peur, mais ne courut pas et resta immobile. Il maîtrisa son regard. Pas question de le laisser filer de tous les côtés pour y apercevoir des fantômes. Il refusait de s’affoler. Il ne voulait pas revenir auprès de Krus Erik tremblant et hors d’haleine.

Alors, sous son regard apaisé, tout disparut. L’air fut comme nettoyé de fantômes et de diableries, et Konstantin fut en mesure d’entamer le retour avec calme.

Il ne songeait plus à garder la terre de sépulture pour lui-même.

À quoi bon ? Ce n’était que de la terre.

Étrange, tout de même, qu’un homme aussi avisé que Krus Erik ait pu toute sa vie durant désirer des choses aussi puériles.

Ça ne valait strictement rien ! Et Konstantin enfonça les mains dans ses poches bien remplies. Rien qu’un peu de terre.

Mais à l’instant même, Konstantin poussa un hurlement, aussi affolé et terrorisé que si un fantôme venait de lui apparaître.

En enfonçant les mains dans ses poches, il avait senti que ce n’était pas de terre qu’elles étaient pleines, mais de restes de morts. Il s’agissait de doigts, d’orteils, de globes oculaires tout lisses, de peau ratatinée, de cheveux embroussaillés, de chair, d’éclats d’os et de tendons.

Et tout ceci était collant, froid, mou, en décomposition. Il ressortit ses mains et s’enfuit paniqué vers le mur et la route, tout en essayant de retourner ses poches pour se débarrasser de cet amas épouvantable. Et sans arrêt il hurlait, mais plus de dégoût que de peur.

Quand il fut à nouveau sur la route et chercha Krus Erik, il vit celui-ci qui courait loin au-delà de l’église.

Konstantin attrapa vivement son sac et le jeta sur son dos. Il aurait surtout voulu courir le plus vite possible, mais il ne voulait pas se rendre ridicule. Il serra donc les dents et adopta sa démarche habituelle, jusqu’à ce qu’il rattrape le maître qui l’attendait au coin du foyer paroissial.

— Comment vas-tu ? demanda Krus Erik et, comme Konstantin lui répondit qu’il se portait bien, il ne posa pas plus de questions. Krus Erik savait que lorsque l’on suppose que quelqu’un a vu des choses bizarres, mieux vaut attendre un certain temps pour en parler.

À voir les poches retournées de la veste de Konstantin, il comprit comment s’était terminé le ramassage de terre de sépulture.

*

Tout l’été, et aussi longtemps que possible durant l’automne, Konstantin dormait au grenier où, à l’aide de quelques planches, il s’était aménagé un coin qu’il appelait sa chambre. Une bien petite chambre, dont un lit étroit et court occupait pratiquement tout l’espace, mais qui présentait l’avantage de lui permettre de dormir à satiété le dimanche matin. Dormir en bas dans la pièce avec ses parents l’aurait en effet obligé à se lever suffisamment tôt pour que sa mère pût faire son lit avant de se rendre à l’église.

Depuis qu’il travaillait chez Krus Erik, il lui arrivait fréquemment le dimanche de dormir jusqu’à ce que l’horloge de la maison sonne douze coups. Cela, néanmoins, ne lui arriva pas le lendemain de l’aventure du cimetière. Il se réveilla avant dix heures et se souvint immédiatement de tout. Un certain écœurement subsistait même sur ses doigts. Il y sentait des fourmillements rien qu’à l’idée de cette chose dans laquelle ils avaient trempé.

Tout ceci n’était bien sûr que le fruit de son imagination, invention due à sa peur. Il savait bien qu’il n’avait mis que de la terre dans ses poches.

Mais Krus Erik, lui, avait eu raison. Ce n’était pas si simple que ça d’entrer dans un cimetière la nuit pour y prendre de la terre de sépulture.

Brusquement, il sortit de son lit. Et si sa mère rencontrait Krus en chemin ! Et si Krus lui racontait qu’hier soir Konstantin était entré dans le cimetière pour ramasser un spirrtus ! Il fallait qu’il cause sans tarder au cordonnier et lui demande de garder le silence. Sans quoi mère serait complètement affolée.

Pourtant, malgré sa hâte, il n’arrivait pas à se résoudre à enfiler ses chaussures, sales et couvertes de poussière. Il sortit la graisse à reluire et la brosse de son sac et enfila la chaussure sur sa main. À l’instant, un gros paquet de terre en sortit.

Konstantin inspira longuement puis laissa filer l’air avec un long sifflement. Il comprenait la raison de cette terre dans ses chaussures. Elle était probablement tombée dedans quand il avait vidé ses poches au cimetière. Ses chaussures étaient si évasées du haut. Ça n’avait pu se passer qu’ainsi.

Il contempla les grains de terre de sépulture. Ça ressemblait à n’importe quelle terre. Oui, tout le reste n’avait été que le fruit de son imagination.

Il vida les deux chaussures et rassembla la terre avec son pied.

Ce n’était pas énorme mais… peut-être cela suffisait-il pour faire un spirrtus ?

De nouveau il ouvrit son sac, en sortit une petite boîte en fer-blanc, dans laquelle il rangeait d’ordinaire les pointes et les rivets, la vida de son contenu, puis l’emplit de la terre de sépulture.

Krus Erik allait avoir son spirrtus. Il allait voir que Konstantin avait eu le cran de le ramener.

Bien que Konstantin se fût à peine donné le temps de goûter au pain et au lait que sa mère lui avait servis, il n’arriva pas à temps chez Krus Erik. Son maître était déjà parti pour l’église. Konstantin se mit à courir pour essayer de le rattraper en route, et il y serait probablement arrivé s’il n’y avait pas eu ses chaussures.

Il ne comprenait pas ce qu’il leur arrivait. Elles remuaient à chacun de ses pas, comme jamais auparavant, et frottaient ses pieds, dont la peau se mit même à brûler si fort qu’il fut obligé de s’arrêter.

Il retira ses chaussures et s’assit sur le bord de la route. Il n’osait pas marcher pieds nus, et pas question de bouger avec ses chaussures. Ses pieds étaient déjà couverts d’ampoules. Alors qu’il restait là, désemparé, une charrette arriva, menée par Öst Samuel Andersson, en compagnie d’un étranger à l’air distingué. Ils avançaient très lentement, chose étrange car Öst Samuel était marchand de chevaux et menait d’ordinaire ses bêtes si vite qu’on les aurait crues étendues au-dessus de la route.

Öst Samuel était un vieil ami des parents de Konstantin. Leur maisonnette était bâtie sur un terrain appartenant à la ferme d’Öst et, plus d’une fois, il leur était venu en aide, autant par des paroles que par des actes, et surtout depuis que père avait attrapé cette grave maladie qui le clouait presque constamment au lit.

Quand Öst Samuel arriva à la hauteur de Konstantin, il retint son attelage et lui demanda où il se rendait.

Eh bien, il allait à l’église, mais il souffrait de telles ampoules aux pieds qu’il allait sans doute être obligé de rebrousser chemin.

Öst Samuel lui proposa alors de monter dans sa charrette. Il ne se rendait pas à l’église mais allait voir le marguillier d’Aspnäs, ce qui permettrait tout de même à Konstantin de faire ainsi la moitié du chemin.

Konstantin grimpa à l’arrière de la charrette, content de voir cette chance pointer son nez.

À l’avant de la charrette, les deux hommes parlaient de lui. L’étranger commença par dire quelque chose, mais d’une voix si basse que Konstantin ne put comprendre. Öst Samuel, par contre, était doté d’une voix sonore et qu’il ne savait pas assourdir. Konstantin l’entendit ainsi admettre que le garçon avait belle allure et semblait brave, même s’il manquait de l’entrain qu’on lui aurait volontiers attribué. Le père était malade, la mère se tuait à la tâche, mais le garçon traînassait trop souvent. Récemment, ils l’avaient placé comme apprenti chez le cordonnier et son maître le trouvait gentil et bien intentionné même s’il ne voyait pas en lui un véritable cordonnier. Le jeune était trop lent et n’avait pas la dextérité requise.

L’étranger dit encore quelque chose de sa voix basse. Sans doute pour faire remarquer que Konstantin entendait peut-être ce qu’ils disaient.

Öst Samuel répondit avec désinvolture que ce garçon-là n’entendait rien. Il se comportait toujours comme s’il dormait.

Pourtant, quelle qu’en fût la raison, Konstantin ne dormait pas ce jour-là. Il avait entendu cette conversation et continua d’entendre ce que se racontaient les deux voyageurs.

Öst Samuel retint son cheval à l’embranchement qui menait à Aspnäs. Konstantin descendit et les deux autres s’en allèrent vers la ferme.

— Dépêche-toi si tu comptes arriver à l’église avant que le prêtre ait quitté la chaire, cria Öst Samuel derrière lui.

Mais Konstantin eut du mal à se dépêcher. Les ampoules le torturaient à chaque pas. Il n’avançait pas plus vite qu’un escargot. Peut-être le spirrtus refusait-il d’être abandonné ?

En conséquence, l’office arriva à son terme et les fidèles commencèrent à rentrer chez eux avant même que Konstantin ne fût arrivé à l’église.

L’un des premiers qu’il rencontra fut le marguillier d’Aspnäs, ce grand et gros gaillard qui marchait au milieu de la route à croire qu’il voulait l’occuper à lui seul.

L’apprenti, que son travail avait mené dans toutes les fermes de la paroisse, reconnut immédiatement le marguillier. Il se planta en face de lui, tendit la main et salua.

Le marguillier, lui, tendit sa main droite, celle qui tenait la canne au gros pommeau en argent. Il ne changea pas sa canne de main et laissa Konstantin se débrouiller comme il pouvait pour serrer la main fermée sur la poignée de cette canne.

Le garçon, cependant, ne se laissa pas impressionner et il dit sans tarder :

— Je crois de mon devoir de vous dire que vous êtes attendu chez vous. C’est Öst Samuel, accompagné d’un monsieur de la ville. Je le sais parce que j’ai eu l’occasion de voyager à l’arrière de leur charrette.

— Tiens, tiens, en voilà une nouvelle ! Sont-ils arrivés depuis longtemps ?

— Cela doit faire une heure. Mais ils attendront certainement votre retour, puisqu’ils comptent acheter votre jument grise.

Chose étrange, Konstantin ne ressentait aujourd’hui aucun respect particulier pour le marguillier, aucune timidité. Il osa même plaisanter un peu avec lui.

— Je les ai aussi entendus raconter comment ils vous ont roulé l’an passé quand ils vous ont acheté un cheval, et je sais combien vaut la jument et combien vous en obtiendrez si vous tenez ferme.

Disant cela, il partit vers l’église. Il marchait vite, sans se préoccuper de ses ampoules aux pieds.

Le marguillier le héla, mais Konstantin fit semblant de ne pas entendre et poursuivit son chemin. Alors le gros homme se lança au pas de course derrière lui.

Konstantin accéléra l’allure. Autant enseigner les bonnes manières à ce marguillier pour que la prochaine fois il ne s’avise pas de le saluer avec le pommeau de sa canne.

Un moment plus tard, il estima raisonnable de s’arrêter. Le marguillier le rattrapa, essoufflé et transpirant.

Konstantin pouvait-il réellement être sûr de ce qu’il avançait ? Ou avait-il seulement éprouvé un malin plaisir à faire courir un vieil homme prêt à se damner pour le rattraper ?

Konstantin prit un air offensé. Inutile de raconter ce qu’il savait si monsieur le marguillier le considérait comme un menteur.

Le marguillier le jaugea d’un rapide coup d’œil. Puis il fourra la main dans la poche de son gilet, sortit son portefeuille et lui présenta un billet de cinq couronnes.

— Je ne pense pas que tu mentes, dit-il. Raconte-moi ce que tu as entendu et il est à toi.

L’apprenti, qui travaillait encore sans salaire, se sentit brûlant d’ardeur à la vue d’un aussi gros billet. Öst Samuel aurait dû voir ça, lui qui pensait Konstantin aveugle et sourd, endormi qu’il était en permanence.

Il raconta bien sûr ce qu’il savait et obtint ainsi la récompense promise.

En poursuivant sa route, le billet en poche, il finit par rencontrer Krus Erik.

Immédiatement, il pensa au spirrtus. L’occasion était parfaite pour l’offrir à son maître. Ils étaient seuls sur la route et personne ne pouvait ni les voir ni les entendre.

Mais Konstantin croisa Krus Erik sans s’arrêter. Ce fut tout juste s’il le salua et lui dit qu’il descendait au lac pour pêcher la perche. Il était convenu de cela la veille avec les garçons du presbytère.

Le spirrtus reposait dans sa poche, comme cloué au fond. Et Konstantin se disait qu’avant de s’en séparer, autant valait essayer de voir s’il servait à quelque chose.

*

Le lundi matin, lorsque Konstantin fut à nouveau assis devant l’étroite table basse de cordonnier face à Krus Erik, il se sentit plus misérable que jamais auparavant dans sa vie.

Il était absolument certain maintenant qu’il allait céder le spirrtus à Krus Erik. Il ne voulait plus avoir rien à faire avec lui.

Durant toute sa matinée de pêche le dimanche, il avait eu une chance extraordinaire. L’une après l’autre, il avait sorti des perches énormes, tandis que les autres garçons montés dans la même barque que lui n’en prenaient aucune.

La raison n’en était pas si compliquée. Il savait qu’il avait constamment fait preuve d’attention et de vivacité, alors que les autres n’avaient cessé de bavarder en laissant divaguer leurs pensées ailleurs.

Pour finir, cela les avait si fort agacés qu’ils étaient rentrés au beau milieu de sa pêche miraculeuse. Et, considérant que les cannes à pêche et la barque leur appartenaient, ils avaient aussi gardé toutes les perches. S’ils n’avaient pas été fâchés de le voir seul à prendre des poissons, ils lui en auraient peut-être laissé quelques-uns. Mais cette fois, il dut rentrer les mains vides.

C’était bien ennuyeux, mais pire encore l’attendait au retour chez lui. Öst Samuel était passé voir ses parents pour se plaindre de lui. Il avait voulu aider un ami à acheter un cheval ressemblant à un précédent qu’il avait possédé. Mais ils avaient été obligé de débourser beaucoup trop pour la jument grise du marguillier. Et cela par la faute de Konstantin.

Le marguillier n’avait pas su tenir sa langue et, une fois l’affaire conclue, il avait raconté à Öst Samuel de quelle manière il avait appris jusqu’à combien les acheteurs étaient prêts à monter. Et maintenant ses parents savaient aussi tout sur les cinq couronnes.

Ils avaient peur, parce que leur fils avait fâché Öst Samuel. Qu’adviendrait-il si ce dernier leur retirait sa protection ?

Mère n’arrivait pas à comprendre quelle mouche l’avait piqué. Jamais auparavant il n’avait agi ainsi. Comment avait-il pu avoir l’idée de trahir les secrets d’autrui et de se faire payer pour cela ? Un véritable Judas, voilà ce qu’il était !

Mère lui avait confisqué le billet de cinq couronnes pour le rendre au marguillier. Il ne pouvait pas garder ce prix de la trahison.

Konstantin fit encore semblant de croire que cette terre de sépulture n’était dotée d’aucun pouvoir. Mais en lui-même il était néanmoins persuadé qu’elle était à l’origine de tout cela.

Ce matin, en sortant de chez lui, il avait pris la ferme décision de se débarrasser de cette diablerie dès qu’il rencontrerait Krus Erik. Mais, fait étrange, il n’avait pu s’y résoudre. À plusieurs reprises déjà, il avait plongé sa main dans sa poche et saisi la boîte pour l’offrir, mais il avait changé d’avis. Posséder une telle affaire était quand même merveilleux. De même que réfléchir pour savoir si elle était dotée d’un pouvoir. Jusqu’à présent, elle ne lui avait apporté que des misères et pourtant il lui était quand même pratiquement impossible de s’en séparer.

Ces pensées l’occupaient à tel point qu’il travaillait plus mal que d’habitude, et Krus Erik s’en rendait compte. Mais Krus Erik faisait preuve d’une telle gentillesse avec ses apprentis. Jamais il ne les grondait et, au contraire, il savait utiliser divers petits subterfuges pour les amener à travailler.

— Dis-moi, Konstantin, je viens de tracer deux paires de chaussures qu’il nous faut terminer pour aujourd’hui. Que dirais-tu d’une petite compétition ? Tu fais une paire, je fais l’autre, et nous essayons chacun d’être le plus rapide.

Le spirrtus retourna au fond de la poche. Konstantin accepta ravi la proposition. Il avait là un bon moyen de voir si la diablerie était utile à quelque chose.

Ils sortirent les couteaux, les marteaux, les pinces, les formes, le cuir, le fil, les pointes, tout le nécessaire de cordonnerie, et disposèrent cela devant eux. Puis le maître compta solennellement : un, deux, trois, et le concours fut lancé.

Ils coupèrent le cuir du dessus, collèrent la doublure avec de la bouillie de farine de seigle et, tandis que celle-ci séchait au-dessus du fourneau, ils tressèrent le fil pour le rendre résistant et placèrent au bout des soies de cochon.

Ils terminèrent ceci à peu près au même moment tous les deux, mais Krus Erik fut assez étonné lorsqu’il vit avec quelle dextérité Konstantin tressait le fil et fixait les soies. Il n’employait pas la technique habituelle.

Puis il fallut tailler la semelle et la mettre à tremper, pour pouvoir la manier plus facilement.

C’était étonnant de voir avec quelle aisance le couteau de Konstantin parcourait le cuir.

Au début, Krus Erik avait travaillé un peu plus lentement que d’habitude, afin que Konstantin ne perde pas courage et l’espoir de gagner. Mais il se rendit compte qu’il devait accélérer la cadence s’il ne voulait pas lui-même être en retard.

Ils saisirent les alènes et le fil pour coudre le cuir du dessus. Les mains de l’apprenti remuaient aussi vite que des ailes d’oiseau. Krus Erik dut demander à voir son travail. Il craignait que Konstantin ne bâclât l’ouvrage en se précipitant trop.

Konstantin lui présenta une couture aussi droite que régulière, un véritable travail de brodeur de perles.

Pas un seul instant Krus Erik n’avait envisagé de perdre cette compétition. Mais, dès lors, il commença à se poser des questions.

Konstantin avait déjà pris de l’avance. Et ses doigts bougeaient aussi vite que ceux de ces bateleurs qui sur les marchés opèrent des tours de magie.

Lorsque sonna midi et la pause, Konstantin avait déjà enfilé sa première chaussure sur la forme et martelait la semelle pour la rendre dure et régulière. Krus Erik, lui, n’était pas arrivé aussi loin. Ni l’un ni l’autre, bien que fût venue l’heure du repos, ne quittait son travail des yeux.

Konstantin pensa fugacement à la joie qu’il ressentait d’habitude à l’idée de pouvoir se reposer, mais aujourd’hui tout était différent, aujourd’hui le travail se faisait tout seul. Il ne se fatiguait pas et rien ne lui paraissait difficile. Jamais auparavant il n’avait compris que ce pouvait être amusant de travailler.

On les appela dans la cuisine pour le repas. Quand ils eurent avalé quelque nourriture, ils firent la course pour regagner la cabane des domestiques, où se trouvait l’atelier.

Les autres habitants de la ferme avaient compris de quoi il retournait et, plutôt que de faire la sieste, les hommes s’assemblèrent pour regarder les deux cordonniers.

Au début, il était évident pour tous que Krus Erik terminerait le premier. Mais lorsqu’ils eurent regardé un moment, ils changèrent d’avis. L’un après l’autre, ils dirent à Krus Erik que jamais il n’avait eu un apprenti aussi doué que celui-ci.

Krus Erik en était alors à enfoncer une pointe dans la semelle. Il frappait irrégulièrement et violemment et tout le monde trouva qu’il ne faisait pas un aussi bon travail que d’habitude.

Pour Konstantin, par contre, tout se mettait en place. Tout s’ajustait, comme ce devait. Chaque coup de marteau atteignait son but.

— Ça va faire une belle paire de chaussures, ça, dirent les gens. Tu seras bientôt capable de t’en tirer tout seul.

Les ouvriers s’en allèrent et les cordonniers tapèrent et posèrent leurs pointes sans rien dire. Puis Krus Erik poussa un petit cri. Il avait raté son coup, et s’était écrasé l’ongle du pouce sous le marteau.

Konstantin jeta un bref coup d’œil à son maître. Personne n’avait fait preuve d’autant de gentillesse et de patience à son égard que Krus Erik. L’idée lui venait maintenant que le maître aurait peut-être du mal à supporter que son apprenti sache faire des chaussures mieux et plus vite que lui-même.

Le vieil homme avait l’air vraiment misérable, ainsi penché sur son ouvrage.

La compétition n’était peut-être pas vraiment honnête non plus. Konstantin se devait de reconnaître que, un autre jour, quand il n’avait pas le spirrtus en poche, jamais il n’aurait pu travailler ainsi. Il remarqua que Krus Erik ne prenait même pas le temps de plonger son pouce dans l’eau. Il avait sans doute peur que Konstantin ne prît trop d’avance.

L’apprenti sentit qu’il devait ménager son maître et travailler un peu plus lentement, mais il n’arrivait pas à ralentir. Il ressentait une telle envie de travailler !

Quand cinq heures sonnèrent, les deux chaussures étaient posées devant lui. Il les poussa vers Krus Erik.

Le maître posa la chaussure qu’il tenait à la main et sur laquelle il n’avait pas encore fixé la semelle. Minutieusement, il examina le travail de son apprenti.

— Tu peux t’arrêter de travailler pour aujourd’hui, dit-il calmement. Tu peux rentrer chez toi.

— Nous retrouvons-nous ici demain pour travailler ?

— Oui, moi je vais travailler ici, dit Krus Erik et, quand il leva la tête, ce fut un regard acéré et plein de haine qu’il porta sur Konstantin. Mais pas toi. Je ne vais quand même pas me trouver avec un apprenti qui travaille mieux que moi-même.

Konstantin ne répondit pas. Il prit son bonnet et se dirigea vers la porte. Sur le seuil, il se retourna. Sa main plongea sans hésitation dans sa poche, mais elle y resta et n’en ressortit pas.

— Alors, merci pour tout, et au revoir ! dit-il en refermant doucement la porte derrière lui.

*

Konstantin se trouvait dans la cour de chez lui, au clair de lune et, un arc à la main, visait une cible.

Il se l’était fabriqué il y avait de cela longtemps, cet arc, quand il avait douze ou treize ans, mais à cette époque le tir ne lui réussissait guère. Jamais il n’était arrivé à atteindre ce qu’il avait visé.

Maintenant, par contre, il touchait continuellement le rond au centre de la petite cible qu’il avait dessinée sur le mur de la grange.

Il avait belle allure ainsi avec son arc, et l’une de ses sœurs était sortie pour le regarder. Il se vantait et faisait le fanfaron sur ses dons d’archer, attitude qu’il n’avait jamais eue auparavant.

Il ressentait un énorme besoin de se distinguer, de montrer à quel point il était habile, fort et doué. Il espérait que sa mère viendrait à la fenêtre pour le regarder.

Mais en son âme et son cœur il avait peur. Cette histoire de tir à l’arc, il ne l’avait trouvée que pour éviter de penser à Krus Erik, au spirrtus et à tous les malheurs.

Dans son infortune, il sentait qu’il aimait le spirrtus plus que tout. Il avait à son égard l’attitude des buveurs envers l’eau-de-vie. Ils savaient que cela les détruisait mais ils ne pouvaient s’en abstenir.

Le spirrtus ne lui avait amené que des malheurs, et pourtant il se sentait fier et fort et capable de n’importe quoi, tant qu’il le détenait en poche.

Quand les gens avaient bu aussi, ils se sentaient hardis et heureux, tout comme lui maintenant. Mais aux yeux des autres, ils n’étaient que repoussants.

Il aurait voulu pouvoir demander à quelqu’un s’il avait tort de garder le spirrtus. Mais il n’osait pas demander cela à mère, et Krus Erik était furieux contre lui.

Il cessa brusquement de tirer et se tourna vers sa sœur qui l’observait. Alors, à toute vitesse, il lui raconta la suite d’étranges aventures qui lui était arrivée.

Elle garda le silence tant qu’il parla. Elle ressemblait tellement à mère quand elle écoutait avec le reproche dans le regard.

Quand il en eut terminé, elle insista pour qu’il raconte tout cela à mère.

— As-tu l’intention de tout lui dire ?

— Non, mais je vais demander à mère de venir ici pour que tu puisses lui parler.

Il le lui interdit, très inquiet, mais elle resta ferme et se leva pour entrer.

— Ne fais pas ça, où je te tire dessus ! cria-t-il en levant son arc.

Le cri la fit se retourner. Il avait déjà placé sa flèche sur l’arc. Elle se moqua de lui. Ce petit arc n’avait aucune puissance et la flèche n’était qu’une branchette dépourvue de pointe. Il ne pourrait même pas tuer un moineau avec cette arme.

À l’instant même, la flèche arriva et se ficha droit dans son œil.

Elle resta blessée longtemps, dut passer plusieurs mois à l’hôpital. Quand elle rentra à la maison, elle n’avait plus qu’un œil.

Durant son absence, Konstantin était redevenu lui-même. Il était à nouveau en apprentissage chez Krus Erik. Il était gentil et brave, légèrement distrait et maladroit comme autrefois.

— Ne pense jamais que j’ai visé ton œil, lui dit-il. J’ai tiré vers le toit, mais au moment même où la flèche est partie, ce fut comme si une main la frappait pour qu’elle se dirige droit sur toi.

— J’ai vu que tu ne me visais pas, dit-elle.

— Je l’ai rapporté au cimetière le soir même. J’étais tellement terrorisé.

Elle réfléchit. Depuis l’accident, elle était devenue comme une personne vieille et sage.

— Je me demande ce que c’était, dit-elle.

— Ce n’était sans doute rien. Mais il me manque, parfois. Oh oui, comme il me manque !

— Je pense… dit-elle hésitante, que si seulement tu croyais, si tu t’imaginais que tu l’avais encore… Alors tu pourrais tirer à l’arc et fabriquer des chaussures aussi parfaitement que quand tu l’avais dans ta poche.

— Non, dit-il. J’ai essayé, mais ça ne marche pas. C’est comme si quelqu’un te disait que pourvu que tu t’imagines que tu as encore ton œil, tu verrais aussi bien qu’avant. Ce sont des choses sur lesquelles on n’a aucun pouvoir.