L’EAU DE LA BAIE DE KYRKVIKEN

Il y a quelques siècles de cela vivait dans la paroisse de Jösse, en Värmland, un prêtre d’une fermeté et d’une sévérité rares et qui, de toutes ses forces, s’évertuait à faire de ses ouailles des gens pieux et craignant Dieu. Non seulement il voulait leur enlever l’habitude de boire et de se bagarrer, les faire cesser toute contrebande avec la Norvège et autres iniquités – cela beaucoup d’autres prêtres s’y étaient employés avant lui –, mais il leur interdisait aussi de craindre et d’adorer ceux qui régnaient sur les champs, dans les forêts et les cours d’eau, ce à quoi d’ordinaire les prêtres évitaient de toucher.

Les autres prêtres s’étaient sans doute dit que puisque après tout il semblait fixé une fois pour toutes qu’existaient des génies dans la forêt et dans les rivières et des tomtes dans les fermes, il ne servirait à rien d’interdire aux gens de se protéger contre leurs maléfices en procédant à des sacrifices ou en concluant quelques sortes de pactes avec eux. Le prêtre dont il est ici question, lui, ne voulait pas en entendre parler. Dieu et Sa parole étaient tout ce qui devait compter pour les hommes, et si l’on s’en tenait à ça, point n’était besoin de croire qu’autre chose possédait le pouvoir de vous nuire ou de causer votre perte.

D’emblée, il était clair que, en dépit des immenses dons d’orateur du prêtre, ce discours reniant les êtres souterrains était vain. La plupart de ceux qui l’écoutaient craignaient qu’il ne monte les esprits de la nature contre eux, et une telle hostilité se développa contre lui qu’il n’obtint non plus aucun succès dans ce qui, par ailleurs, lui tenait à cœur. Finalement, les gens se mirent à saluer et à honorer tout ce qu’il tentait de combattre tandis que la cause de Dieu se détériorait un peu plus chaque nouveau jour qu’il demeurait dans la paroisse.

À l’époque où il se trouvait dans le plus profond découragement suite à tous ces échecs rencontrés, il sortit un soir faire une promenade pour se revigorer le moral. Sa maison était située au bord d’un lac et il fit son tour habituel, suivant la route jusqu’à l’église puis rebroussant chemin. Plusieurs fois, il regarda le lac, alors gelé et couvert de neige, et il songea au dur labeur qui attendait le soleil du printemps pour faire fondre la glace. Ce travail-là n’était guère entamé. Le prêtre vit même que quelques traîneaux se lançaient sur le chemin dégagé qui partait du presbytère pour gagner directement par le lac la paroisse voisine.

Mais qu’importait au soleil si son travail de fonte avançait lentement ? De toute façon, il était certain d’y arriver. Si seulement le prêtre, pour sa part, avait été aussi sûr du succès de son entreprise, il ne se soucierait plus de l’adversité ni des souffrances.

Alors, au beau milieu de la route, il joignit ses mains et leva les yeux au ciel.

— Oh, mon Dieu, dit-il, si tu sais que mon travail ne portera jamais aucun fruit, alors fais-moi signe, et je cesserai d’être prêtre ! Je te jure que je serai prêt à devenir journalier et à gagner ma subsistance grâce au travail de mon corps, dès que tu m’auras indiqué que je ne sais pas accomplir ma tâche selon ton désir.

Étrange. À peine avait-il dit cela qu’il remarqua qu’un curieux silence s’installait autour de lui. Ou, plus exactement, il eut l’impression que ses oreilles restaient closes à tout ce que d’ordinaire elles entendaient, et qu’à la place il était doté d’une nouvelle ouïe. Il n’entendait pas ses propres pas, pas le grincement des patins des traîneaux, pas les coups de batte qui cognaient sur les planches des greniers des fermes proches. Au lieu de cela, il arrivait à percevoir des bruits et des voix qui, autrement, ne parviennent pas aux oreilles des hommes. Alors, pourvu de cette nouvelle perception, il entendit que du lac on criait par trois fois :

— L’heure est venue, mais l’homme n’est pas arrivé. L’heure est venue, mais l’homme n’est pas arrivé. L’heure est venue, mais l’homme n’est pas arrivé.

C’était un bruit sourd et retenu qui montait non pas de la couche de glace couvrant le lac, mais des profondeurs en dessous. On aurait dit les hurlements épouvantables que poussent les loups, et qui roulaient sous la glace, sauvages et horribles, comme si là-dessous s’était trouvé un gros animal féroce hurlant son envie d’une proie.

Dès que le troisième cri se fut tu, le prêtre eut l’impression qu’une porte se refermait dans sa tête et, dès lors, il n’entendit plus que le genre de bruits qu’on entend d’habitude. Le vent soufflait tout doucement dans les touffes de jonc dressées au long du lac, la neige crissait sous ses pieds et, sur une charrette qui passait à cet instant, une clochette tintait faiblement.

Mais le souvenir du bruit monté du fond du lac perdurait en lui. Sans cesse il lui semblait entendre encore ce cri sauvage et animal, et toute la terreur qu’il avait ressentie dans son enfance à l’égard du Näcken des rivières et de la Huldra des forêts resurgit en lui et le fit trembler de pied en cap. Ce fut plus fort que lui, il se mit à courir pour rejoindre le presbytère. Pourtant, au bout de quelques pas, il s’arrêta et essaya de maîtriser sa frayeur.

« Tu es un chrétien et un serviteur de Dieu, se dit-il. Les esprits impurs de la forêt, des champs et du lac n’auront pas la joie de découvrir que tu les crains. »

Et il se força à marcher lentement. Pourtant, malgré lui, il rentrait la tête et serrait les épaules, comme on le fait quand on craint une attaque par-derrière. Puis il finit par se détendre. Son cœur maintenant battait régulièrement, et une nouvelle sensation d’espoir le parcourut.

« Tu viens de demander un signe à Dieu, se dit-il. Tu viens de demander un signe à Dieu. »

Quand il arriva au presbytère, il portait haut la tête et marchait de son pas ferme ordinaire.

Avant d’entrer dans son cabinet, il entrouvrit la porte de la cuisine et dit aux domestiques que s’ils apercevaient un voyageur quitter la route pour traverser le lac, ils devaient le retenir et lui dire que le prêtre désirait lui parler.

Un moment plus tard, des pas étrangers résonnaient dans le vestibule. La porte du cabinet du prêtre s’ouvrit et un jeune homme entra. Il était vêtu d’une veste en bure et d’un pantalon en peau de chamois jaune, comme tous les autres valets de la ferme paroissiale mais, à en juger par une certaine allure et une certaine propreté de ses habits, le prêtre crut comprendre qu’il avait devant lui un homme aisé.

Le prêtre scruta longuement le nouveau venu avant de parler. D’emblée, le personnage l’attirait. C’était un homme relativement petit, mais mince et bien bâti, beau avec ses yeux gris scintillant comme le fait au soleil une onde qui miroite, et un sourire si lumineux qu’il inondait l’homme tout entier.

« Si je pouvais empêcher cet homme de s’avancer sur la glace cette nuit et de se noyer, pensa le prêtre, cela serait pour moi un signe indiquant que Dieu me permet de continuer à Le servir. »

*

Le prêtre avait parlé avec l’étranger durant deux heures entières. La conversation s’était interrompue maintenant et le silence régnait dans la pièce. Dehors, la nuit était tombée depuis bien longtemps mais une chandelle de suif brûlait sur la table et, à sa lueur, on distinguait les deux hommes Le pêcheur était assis très avant sur une chaise, toujours lumineux et souriant, tandis que le prêtre, assis à la table, se trouvait de toute évidence dans un sérieux état d’angoisse. Il avait posé les coudes sur la table et se penchait en avant, la tête entre les mains. De temps en temps, un profond soupir agitait tout son corps.

Malgré tous ses discours, il n’avait pas réussi à persuader son interlocuteur d’emprunter la route pour rentrer chez lui. L’homme invoquait sans cesse quelque nouveau prétexte : on l’attendait à une heure précise, ou bien il était trop fatigué pour entreprendre le long détour sur la rive du lac. Le prêtre lui avait alors proposé de l’emmener en traîneau, mais l’homme avait refusé. Il redoutait le traîneau, maintenant que la neige commençait à fondre. Il redoutait tout, sauf marcher sur la glace.

Pour essayer de trouver un moyen d’avoir prise sur cet homme et d’arriver à le sauver, le prêtre repensa à tout ce qu’ils s’étaient dit. Le plus étrange, c’était la manière qu’avait l’homme de s’esquiver continuellement, sans se laisser attraper. C’était comme essayer d’empoigner l’eau d’une rivière.

Le prêtre avait commencé leur conversation en lui demandant d’entrer parce qu’il tenait à lui déconseiller la traversée du lac. Il savait que la glace n’était pas sûre dans cette baie de Kyrkviken. À quoi l’étranger avait répondu que cette glace mesurait une aulne d’épaisseur le matin même quand il était parti de chez lui. Elle n’avait quand même pas pu fondre, même si le soleil avait tapé dur dans la journée. Non, il n’y avait pas de réel danger sur le lac, le prêtre ne l’estimait pas non plus, mais dans la baie, à l’embouchure de la rivière. En entendant cela, l’homme avait eu du mal à garder son sérieux. Il était pêcheur, et avait vécu près de ce lac toute sa vie. Le prêtre devait bien le penser suffisamment sensé pour se méfier de l’embouchure d’une rivière !

Pourtant, il existait une raison bien précise pour qu’il n’entreprit pas la traversée ce soir-là justement. Alors le prêtre lui avait raconté ce qu’il venait d’entendre sur la route. Mais ce fut étrange à quel point l’homme n’accordait aucune importance à cela, pas plus qu’aux paroles des chansons que les gens fredonnaient quotidiennement. S’il fallait se soucier de ce genre de choses, avait-il dit, on n’oserait jamais s’aventurer sur aucun lac.

Le prêtre lui avait demandé s’il mettait ses dires en doute. Non, bien sûr qu’il le croyait. Lui aussi les avait entendus rugir et mugir dans les profondeurs, mais il savait que cela n’était que menaces en l’air. Rien que les petits trolls du lac qui s’amusaient à faire du tapage. Eux aussi habitaient à Jösse, et eux aussi aimaient jouer et chanter.

L’homme souriait sans cesse et ne parvenait pas à prendre l’avertissement au sérieux. Le prêtre commençait à craindre de ne jamais réussir à le persuader que le péril était réel. Normalement, ceci aurait été chose facile, mais quelque chose de très particulier semblait s’interposer. Et le prêtre comprenait qu’il lui fallait trouver de quoi il retournait s’il voulait convaincre l’homme.

Le pêcheur, d’ailleurs, était plutôt bavard et parlait facilement. Le prêtre avait appris qu’il se nommait Gille Folkesson et qu’il habitait de l’autre côté du lac. Il était marié, sa femme était jeune et belle et il était très fier d’elle. Elle n’était pas issue d’une famille de métayers, comme lui-même, mais était fille d’un propriétaire terrien. D’où son aisance, bien qu’il ne fût qu’un pêcheur. Elle n’aurait sûrement pas mieux vécu en étant fermière.

— Elle ne vivra pas bien si tu te noies, avait dit le prêtre, mais Gille avait une nouvelle fois pris cela pour une plaisanterie, dont il aurait ri de bon cœur s’il avait osé.

Il était l’homme le plus satisfait et, il faut l’avouer, plutôt fanfaron aussi. Il avait lui-même construit son bateau, une barque si légère qu’elle volait sur l’eau dès qu’il effleurait les rames. Il ramenait plus de poissons que les autres pêcheurs, ce qui lui permettait de vivre dans l’opulence bien qu’il ne possédât pas de terres. Il lui arrivait fréquemment de remonter tant de poissons en un seul coup de filet qu’il n’y avait plus assez de place dans son bateau.

Ces paroles du pêcheur sur sa bonne fortune avaient éveillé l’attention du prêtre.

— Il me semble que tu es de ceux qui se fient énormément à leur chance ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

— Oh oui, répondit l’homme dont à l’instant les yeux se mirent à briller plus qu’auparavant. Et j’ai mes raisons pour cela.

Il avait mis quelque réticence à expliquer ce qu’il entendait par là, mais le prêtre l’y avait rapidement amené. L’homme avait du mal à se taire. Et le prêtre sentait maintenant qu’il venait de tomber sur ce qui l’intéressait.

Gille raconta alors que, quelques mois avant sa venue au monde, sa mère était allée se promener par une belle nuit d’été. Elle suivait un chemin qui traversait une épaisse forêt, les frondaisons formaient un écran si serré au-dessus d’elle qu’elle marchait presque dans l’obscurité complète, bien que cela se passât juste après la Saint-Jean, quand les nuits sont encore claires. Brusquement, la forêt s’était éclaircie car le chemin commençait à descendre en pente raide vers une grande baie arrondie, aussi belle que la Kyrkviken devant le presbytère. Elle était entourée de prés d’herbe verte, parsemés de grandes et belles fleurs et couverts d’une rosée scintillante. Au milieu, broutait un cheval blanc, le plus bel animal qu’elle eût jamais vu. Sa crinière était si longue qu’elle effleurait ses sabots. Son corps entier, doté d’un large poitrail, était d’un pelage pommelé. Ses pattes étaient minces et aussi souples que des hampes de flèches, la queue épaisse comme une gerbe de seigle, et si longue qu’elle traînait par terre. Sa mère n’avait eu le temps de jouir de ce spectacle qu’un très bref instant. Elle voulait arriver près du cheval en se glissant entre les hautes plantes fleuries sur la rive, mais l’animal la découvrit et s’enfuit. Il courut en bordure de berge, faisant mousser tout autour de lui l’eau peu profonde et, dès qu’il fut plus loin, il plongea sans essayer de nager. Alors, sa mère comprit qu’il ne pouvait s’agir là que du Näcken, qui prend parfois l’apparence d’un cheval lorsqu’il se déplace sur la terre ferme. Sa mère n’avait eu aucune crainte pour elle-même mais elle avait pensé à l’enfant qu’elle portait alors, et s’était demandé si cela ne risquait pas de lui porter préjudice. Elle prit la précaution d’aller voir un « sage » pour lui poser la question, et reçut pour réponse que cela ne nuirait point à l’enfant. Si elle mettait au monde un fils, elle ferait de lui un pêcheur, car le Näcken se chargerait certainement de lui et veillerait à ce que ses pêches fussent bonnes. Mais, si effectivement l’enfant devenait un pêcheur, alors existait une chose à laquelle il devrait prendre garde : c’était de ne jamais boire l’eau du lac où il pêcherait son poisson.

Gille avait de fait soigneusement évité cela, bien que ce ne fût pas chose facile. Il avait du mal à résister à la tentation de boire, ne fût-ce qu’une goutte, quand il était sur le lac par les chaudes journées d’été. Quand il se trouvait chez des gens qu’il connaissait peu, il osait à peine porter un verre d’eau à ses lèvres. Certains se moquaient de lui, et par pure ignorance essayaient de le faire boire l’eau du lac. Ils n’arrivaient pas à croire que cela eût tant d’importance pour lui. Les petits trolls du lac eux-mêmes ne s’étaient pas privés d’essayer de lui faire transgresser l’interdit. Cependant, jusqu’à présent il avait réussi à garder sa vigilance et tout lui avait réussi, comme prédit. Et de nombreuses fois, oui, un nombre incalculable de fois, il avait vu ces petites demoiselles du lac – pas plus grandes que des perches et on ne peut plus gracieuses jusqu’aux hanches où commençaient leur queue de poisson – nager par bancs entiers autour de sa barque quand il avait immobilisé celle-ci pour lancer ses lignes par de belles soirées d’été. C’étaient même elles qui avaient enfilé les poissons un par un sur ses hameçons. Et elles encore qui l’avaient aidé en automne quand la tempête et le mauvais temps avaient emmêlé ses filets.

Le récit que le prêtre entendait de la bouche de Gille ne le révoltait pas autant qu’on aurait pu s’y attendre. Tandis que le pêcheur racontait, le prêtre avait eu en lui la vision très précise des merveilleux petits lacs du Värmland, avec leurs plages où l’on va se baigner et les coins de pêche où il avait vécu les plus beaux moments de son enfance. Il lui semblait voir l’eau briller et miroiter, la voir arriver jusqu’ici dans son cabinet, la voir rouler doucement comme une caresse autour de lui. Il avait eu le sentiment que Gille, ses trolls, la pêche et la vie agréable sur le lac étaient intimement liés ; et il n’avait rien pu trouver de scandaleux à cela. Il avait été comme endormi par le clapotis des vagues. Il n’aurait pas su dire non plus si Gille était vraiment sérieux ou si, l’instant d’après, il n’allait pas lui dire que cela n’était que plaisanterie. Et ce fut la raison pour laquelle le prêtre finit par dire calmement qu’il pouvait être très dangereux d’accepter l’aide de ceux qui n’appartiennent pas à notre monde.

Gille lui avait répondu comme précédemment, qu’il ne courait aucun danger tant qu’il n’insultait pas les créatures du lac en buvant l’eau dans laquelle il pêchait, car sinon il tomberait immédiatement sous leur emprise. Telles que se présentaient les choses actuellement, il ne tirait d’eux qu’aide et profit.

Et, pour prouver cela, il raconta au prêtre un incident de son mariage.

Le jour où Gille devait se marier, il avait failli ne pas pouvoir arriver à temps pour la noce. Un de ses voisins lui avait promis de lui prêter un cheval mais, le jour même, la bête était tombée malade et Gille restait désemparé. Et puis, soudain, il avait aperçu un cheval qui broutait dans un des prés de la rive du lac. C’était un bel animal pommelé, à la crinière si abondante qu’elle touchait par terre dès que le cheval baissait l’encolure, et à la queue épaisse comme une gerbe de seigle. Jamais auparavant Gille n’avait vu ce cheval et il ne connaissait bien évidemment pas son propriétaire, mais il lui parut que la fin justifiait les moyens. Il lui fallait à tout prix un cheval, quel qu’il fût, sans quoi il n’arriverait pas à temps pour le mariage. Il essaya d’attraper ce cheval étranger et réussit sans difficulté. L’animal se laissa aussi atteler et mener jusqu’au but sans rechigner. Gille eut bien l’impression que son allure était étrange et qu’il était mal dressé, de sorte qu’il ne comprenait pas les commandements et les appels, mais Gille, tout entier à la pensée de son mariage, ne prêta guère attention au cheval. Il lui suffisait de voir qu’il avançait. Quand il arriva à la ferme où la noce avait lieu, les gens se précipitèrent dehors pour voir son cheval, et ils en oublièrent autant le marié que la mariée tant ils discutaient du cheval et l’admiraient. Personne n’arrivait à comprendre où Gille avait pu trouver une aussi belle bête qui, pour le moins, avait dû grandir dans les écuries du roi. Gille se hâta de retirer le harnais et mena le cheval parmi les autres. Il lui servit du fourrage, le remercia pour son aide efficace et le quitta, le laissant avec un licol très simplement noué. La cérémonie terminée, les gens ressortirent pour admirer la bête, mais elle était partie. Gille se reprocha de ne pas l’avoir suffisamment bien attaché, et dit que le cheval était probablement retourné chez lui. Devant les invités de la noce, il n’avait pas voulu avouer qu’il sentait que quelque chose clochait, mais en lui-même, il était arrivé à la conclusion qu’il ne s’agissait pas moins que du Näcken, venu l’aider en se transformant en cheval le jour de son mariage.

D’autres événements l’avaient conforté dans son idée, mais celui-là surtout lui avait fait comprendre qu’il disposait d’amis dans le peuple des eaux et qu’il n’avait aucune raison de les craindre.

Le prêtre aimait bien cet homme dont les histoires lui rappelaient sa jeunesse dans la forêt et sur le lac, et c’était cela qui l’avait bercé et empêché d’ordonner à Gille de se taire et de ne pas parler de ce genre de choses en sa présence.

Beaucoup de gens ne croyaient pas à ces êtres que les paysans affirmaient avoir vus dans la nature, mais le prêtre n’était pas des leurs. Néanmoins, c’était une chose de croire qu’ils existaient, et une autre d’accepter leur aide et assistance, comme le faisait ce pêcheur. Ces êtres étaient mauvais de nature et cela se terminait toujours mal pour ceux qui les fréquentaient. L’Église savait cela, et c’était la raison pour laquelle elle interdisait tout contact avec eux. Et ils allaient aussi causer la perte de Gille Folkesson si le prêtre n’était pas capable de le débarrasser des chaînes de la superstition.

Le prêtre avait entendu mille récits sur les exploits de ces êtres. Tous se terminaient de la même manière : quand quelqu’un avait un certain temps joui de leurs faveurs et bénéficié de leurs bienfaits, ils se jetaient dessus au moment où il leur accordait le plus sa confiance, et ils le détruisaient. Tout en eux était ruse, perfidie et malveillance. Ils appartenaient au monde souterrain et leur unique but était d’attirer les hommes dans leur obscurité.

Maintenant, le prêtre se rendait compte que c’était exactement ce qu’ils comptaient faire du pêcheur. Il était bercé par la sécurité, il croyait en leur aimable nature. Aucun avertissement ne l’effrayait plus et, bientôt, il allait tomber dans le filet tendu pour lui dès le jour de sa naissance. Voilà ce qui allait se passer, si le prêtre ne réussissait pas à le sauver.

Le prêtre tournait et retournait le défi dans sa tête. Il y avait une chose à laquelle Gille se fiait aveuglément, et c’était qu’il n’avait jamais bu l’eau du lac dans lequel il plongeait ses hameçons et ses filets. Mais fallait-il se fier à ce credo ? Ce n’était qu’un faux soutien qui allait le trahir cette nuit même, puisque le prêtre avait entendu qu’on attendait Gille dans les profondeurs. C’était une planche pourrie, et qui ne le porterait pas. Qu’il persiste à lui accorder sa confiance, et la mort l’attendait !

Le prêtre comprenait parfaitement qu’il fallait arracher cette planche à Gille Folkesson, et ce avant qu’il ne fût trop tard. S’il ne se fiait plus à elle, il ne placerait plus non plus ses espoirs en les trolls lacustres et en le Näcken, mais en Dieu vivant. S’il ne s’y fiait pas, il serait sauvé de corps et d’esprit, et rentrerait heureux et comblé auprès de sa jeune épouse.

Dans toute la paroisse, le prêtre n’avait trouvé homme aussi plaisant que ce Gille Folkesson. Et il ne pouvait pas le réprimander comme il l’aurait dû pour ses relations avec les esprits impurs, mais il ressentait un profond désir de l’arracher à leur pouvoir. Son cœur brûlait dans sa poitrine quand il contemplait l’homme assis devant lui, jeune et beau et insouciant, et pourtant condamné à mourir cette nuit.

Un moyen de le sauver, le prêtre en voyait un. Il l’avait vu depuis le début, mais il ne savait pas s’il commettait un péché ou une profanation en l’utilisant. Mais existait-il plus grand péché que d’abandonner une âme en proie aux puissances obscures ? Dans un tel cas, peut-être cette issue était-elle autorisée ? C’était tentant, et répugnant à la fois. Très répugnant. Il éprouvait une terrible angoisse. Il avait besoin d’un conseil divin.

Si cet homme pouvait être libéré de sa foi en la planche défectueuse, en être libéré de façon à trouver un nouvel espoir et un nouveau soutien ? S’il pouvait être libéré de manière telle qu’il n’aurait plus à se sentir en danger mais, au contraire, en sécurité et assisté – ne serait-ce pas là le plus grand bienfait qu’on pourrait lui apporter ?

Le prêtre fut d’un coup arraché à ses pensées. Le pêcheur, fatigué d’attendre, s’était levé de sa chaise. À l’instant même, la décision du prêtre fut prise. Il ne pouvait laisser cet homme aller à sa perte. Il devait l’en empêcher, faire ce qui était en son pouvoir pour l’arrêter.

— Je vois que tu veux partir, Gille, dit-il. Il se leva, et Gille fut vite près de la porte, comme pour avoir la possibilité de s’échapper. Ne va pas imaginer, Gille, qu’il soit dans mon intention de te retenir contre ton gré, même si je peux en avoir envie. Tu es libre d’aller où tu veux, et ça sera par le lac, si je comprends bien.

— Ce le sera sans doute. Puisque je rentre chez moi.

— Sache pourtant, Gille, qu’en te laissant partir vers le lac, selon ton désir, c’est pour moi comme si je t’envoyais à la mort. Je suis aussi convaincu, Gille, que tu ne verras pas le jour nouveau si tu t’en vas cette nuit sur la glace. Aussi sûr que si je savais qu’un groupe de féroces assassins t’attendaient devant chez moi. C’est la raison pour laquelle, Gille, je voudrais te préparer à la mort, comme je le ferais si je te trouvais à l’agonie. Je voudrais t’administrer les saints sacrements.

Gille posa résolument sa main sur la poignée de la porte. Il aurait préféré éviter cette scène, mais le prêtre le retint.

— Tu ne peux pas partir, Gille ! s’écria-t-il d’une voix puissante mais brisée par l’émotion. Je suis ton directeur de conscience et je dois accomplir mon devoir envers toi, sans quoi je ne pourrai pas paraître devant notre seigneur à tous deux.

Le pêcheur avait l’air d’un homme brusqué et tiraillé contre son gré, il était cependant si fortement lié par le respect qu’il portait au prêtre qu’il s’arrêta. Et, dès que ce dernier se rendit compte que Gille allait lui obéir, il commença ses préparatifs. Il sortit le calice et la patène qu’il utilisait quand on l’appelait au chevet des mourants, il alluma une autre bougie et revêtit sa robe de prêtre. Il n’y avait pas de vin dans la bouteille qu’il gardait avec le calice, mais il n’envoya pas en chercher à la cave. « Que Dieu me pardonne ! pensa-t-il. Je remplirai ce calice avec le liquide suffisamment sacré pour servir à l’autre sacrement. »

Il fit s’agenouiller Gille devant une chaise, lui donna l’absolution, lut pour lui les sacrements, lui tendit l’hostie et approcha le calice de ses lèvres.

Presque instantanément, le pêcheur bondit, blême de terreur.

— Prêtre, que m’as-tu donné à boire dans le calice ? hurla-t-il en saisissant vivement le prêtre par le bras.

— Je t’ai donné ce que dans ta croyance de païen tu n’as jamais osé goûter, répondit le prêtre. Je t’ai donné de l’eau de Kyrkviken, mais je l’ai bénie et consacrée. Maintenant, elle a coulé sur tes lèvres, non pas comme eau mais en tant que sang du Christ. Qu’elle triomphe du pouvoir de l’eau de nature ! Qu’elle libère ton âme de…

Il ne put en dire davantage. Gille ne l’écoutait pas.

— De l’eau de Kyrkviken, hurla-t-il en se lamentant comme s’il avait été blessé. De l’eau de Kyrkviken !

L’instant d’après, il avait quitté la pièce et se précipitait dans le vestibule puis bondissait dans la cour.

Le prêtre le suivit, mais Gille partait comme un forcené et il était impossible de le rattraper. Tout en courant, il criait d’une voix au timbre aussi horrible que celui de la voix montée des profondeurs du lac que le prêtre avait entendue plus tôt ce jour-là :

— L’heure est venue, et l’homme arrive !

*

Le prêtre avait passé la moitié de la nuit sur la glace avec les valets et les voisins à la recherche de Gille Folkesson, parti du presbytère dans le plus grand désarroi de l’âme. Il venait enfin de découvrir qu’il y avait un trou dans la glace fragile à l’embouchure de la rivière, un homme s’en était approché en rampant prudemment et avait trouvé le chapeau de Gille flottant sur l’eau. Dès lors, il n’était plus nécessaire de chercher, ils pouvaient rentrer chez eux.

Sur le chemin du retour, les hommes parlaient naturellement de Gille. Ils le connaissaient bien et discutaient du pacte qu’il y aurait eu entre lui et le peuple des eaux.

— Il est sûr que ceux qui hantent les profondeurs le servaient, dit un homme en tapant du pied sur la glace, mais ça s’est terminé comme ça se termine toujours. Il a fini quand même par tomber en leur pouvoir.

— Il n’a pas dû faire suffisamment attention, dit un autre. Il a dû boire de l’eau du lac.

À peine ces mots furent-ils prononcés qu’ils entendirent parmi eux une voix qui se mit à parler et à raconter. C’était une voix faible et tremblante, la voix d’un homme vieux et brisé. Les hommes ne comprirent pas tout d’abord à qui elle appartenait et ils s’arrêtèrent, surpris. Aucun homme vieux ou faible n’était parti avec eux sur la glace.

Puis ils se rendirent compte que c’était le prêtre qui parlait, et ils se rassemblèrent tous autour de lui pour entendre ce qu’il disait. Ils ne le distinguaient pas nettement, mais il leur sembla qu’il se tenait courbé et qu’il tremblait et se tenait à peine debout.

Jamais ils n’avaient vu un homme aussi anéanti. La plupart d’entre eux étaient des gars jeunes et insouciants, mais ils entourèrent cet homme brisé en pleurant tandis qu’il leur racontait.

Quand il leur eut dit ce qu’il avait vécu ce soir, il retourna seul sur la terre ferme. Les autres le suivirent, en silence, assez près seulement pour vérifier qu’il avait la force de rentrer chez lui plutôt que de s’affaler sur la route.

— C’en est fini de lui, chuchotaient-ils entre eux. Jamais plus il ne montera dans une chaire.