XXXIV

Après dîner, le notaire, l’air calme et dégagé, demanda à Philippe de se rendre au village pour y quérir le courrier au bureau de poste. Il attendait une lettre importante. Qu’il en profite aussi pour faire réparer l’essieu du coach, qui était légèrement fendu et risquait de se briser. Philippe, agréablement surpris de voir son père dans de meilleures dispositions, accepta la course avec reconnaissance. Son fils parti, le notaire profita du fait que Fanette se promenait seule au jardin pour la rejoindre. Le fleuve avait pris une teinte opaline. La jeune femme, debout près du banc de pierre, contemplait l’horizon.

— Le ciel semble plus grand ici qu’ailleurs, dit-il, suivant son regard.

Fanette tourna la tête vers lui, étonnée par la douceur inhabituelle de sa voix.

— Je ne savais pas que vous aimiez la nature.

Le notaire sourit.

— Je vois que vous n’avez pas une très haute opinion de moi.

Elle voulut parler, mais il poursuivit, le ton léger:

— Il est vrai que je passe plus de temps enfermé dans mon bureau à rédiger des contrats qu’à contempler le fleuve. Tant de beauté…

Il fit quelques pas, se pencha, arracha une tige de chiendent qui poussait dans la plate-bande et la jeta au loin.

— Vous croyez que je suis un être sévère au cœur de pierre, n’est-ce pas?

Fanette, d’abord décontenancée par sa question, prit intuitivement le parti de la franchise.

— C’est vrai.

Le notaire approuva de la tête.

— À la bonne heure! J’apprécie les gens qui mettent cartes sur table.

Il s’arrêta près d’un buisson d’aubépines, en respira le parfum suave.

— Quels sont vos sentiments pour mon fils?

Fanette répondit sans hésiter.

— Je l’aime.

Le notaire ne répondit pas. Fanette le regarda, appréhendant un orage.

— Eh bien, sachez que j’ai été jeune moi aussi. Mon cœur de pierre a battu, a aimé, plus que vous ne pouvez l’imaginer.

Il leva les yeux vers elle. Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, elle y vit une émotion sincère.

— J’ai aimé une jeune fille qui vous ressemblait. J’ai dû renoncer à elle pour épouser Marguerite. Au début, j’en ai terriblement voulu à mon père qui avait arrangé ce mariage, je l’ai voué aux gémonies. Mais le temps lui a donné raison. Le devoir d’un père est de faire tout en son pouvoir pour le bien de sa famille.

Fanette resta silencieuse. Elle avait compris maintenant où le notaire voulait en venir.

— Philippe est promis à un bel avenir. Si vos sentiments pour lui sont sincères, et je suis convaincu qu’ils le sont, je vous en supplie, ne ruinez pas ses chances en l’obligeant à épouser quelqu’un sous sa condition. Tôt ou tard, il en sera malheureux.

Fanette accusa le coup sans broncher.

— Je n’oblige pas Philippe à m’épouser, monsieur Grandmont. S’il le fait, ce sera de son plein gré. Et je ne crois pas qu’il considère ma condition comme étant inférieure à la sienne.

— Vous avez mis cartes sur table, mademoiselle O’Brennan, permettez-moi de faire la même chose. Vous êtes orpheline, sans relations, sans fortune, tandis que…

— … Tandis que Simone Sicotte est la fille d’un juge!

— C’est la réalité, qu’elle vous plaise ou non.

— La réalité, c’est que Philippe n’est pas amoureux de mademoiselle Sicotte.

— Mon fils vous aime aujourd’hui, il en aimera une autre demain. Il vous oubliera, Fanette. Croyez-moi, je le sais d’expérience. Les hommes sont ainsi faits.

— Pas Philippe! dit-elle dans un cri du cœur.

Il lui jeta un regard étrange, avec une sorte de pitié mêlée d’admiration.

— Vous êtes jeune, et encore pleine d’illusions. Dans un sens, je vous envie.

Il tendit la main, effleura sa joue.

— Si vous l’aimez, partez. Mettez son amour à l’épreuve.

— Je ne comprends pas.

— Écoutez-moi bien, Fanette. Si mon fils, après quelques mois de séparation, persiste à vouloir vous épouser, alors j’y consentirai.

Fanette lui prit les deux mains d’un mouvement spontané et les embrassa. Le notaire Grandmont se dégagea doucement et s’éloigna. Le gravier crissait sous ses pas.

Fanette était debout devant son lit, sur lequel elle avait déposé ses deux valises. Des larmes silencieuses roulaient sur ses joues tandis qu’elle empilait ses vêtements. Le visage inquiet de Rosalie apparut dans l’interstice de la porte.

— Fanette? Qu’est-ce que tu fais?

Fanette continua à faire ses valises sans se retourner pour que Rosalie ne la voie pas pleurer.

— Je dois partir, Rosalie.

Rosalie entra dans la chambre et s’approcha de Fanette, bouleversée.

— Partir? Mais pourquoi?

— Je t’en prie, ne me demande rien.

— C’est à cause de mon père?

Fanette secoua la tête. Rosalie repoussa une valise et s’assit sur le bord du lit.

— Je vous ai vus discuter dans le jardin, près du banc. Vous aviez l’air si sérieux! Qu’est-ce qu’il t’a dit? Il a été méchant avec toi?

— Non, au contraire.

— Alors?

— Rosalie, fais-moi confiance. Je dois partir. Dis à Philippe… Dis-lui que je l’aime. Je lui écrirai. Je lui expliquerai tout.

Rosalie, que la fébrilité et les larmes de Fanette inquiétaient, mit une main sur son épaule.

— Je le lui dirai. Mais je suis sûre qu’il aimerait mieux que tu lui fasses le message en personne…

Le notaire avait fait atteler la calèche. Joseph, le cocher, déposa les valises de Fanette à l’arrière de la voiture. Il avait reçu pour instruction de la reconduire jusqu’à Québec, rue Sous-le-Cap, et de revenir à La Malbaie le lendemain, ce qui ferait un voyage d’au moins une vingtaine d’heures. Rosalie et son père sortirent de la maison et rejoignirent Fanette, qui les attendait près de la voiture. Le notaire lui fit un baisemain un peu cérémonieux sous les yeux étonnés de Rosalie, qui n’avait pas l’habitude de voir son père se mettre en frais pour Fanette.

— Bon voyage, mademoiselle O’Brennan. Je suis désolé que ma femme ne puisse se joindre à nous, elle est souffrante.

Rosalie prit Fanette dans ses bras.

— Tu vas me manquer. Tu vas m’écrire, à moi aussi?

Les deux amies s’étreignirent en pleurant.

— Allons, allons, les enfants, trêve de larmes, ce n’est qu’un au revoir! dit le notaire presque joyeusement.

Le cocher aida Fanette à monter dans la voiture. La portière se referma avec un claquement sec. Le cocher fouetta les deux chevaux. La calèche se mit en route. Rosalie la regarda s’éloigner, le cœur serré par un sourd pressentiment. Il y avait une quinzaine de minutes que la voiture roulait. Fanette, absorbée par son chagrin, ne vit pas le coach qui croisa la voiture sur le chemin poussiéreux. Philippe reconnut le carrosse de son père, surpris. Il tenta de voir qui se trouvait à l’intérieur, mais le soleil en éclaboussait les glaces et il n’aperçut qu’une ombre rencognée sur la banquette. Père a sans doute voulu faire une promenade en voiture, se dit Philippe. Il poursuivit son chemin, le cœur léger. Son père finirait bien par se résigner à l’idée de ce mariage. En tout cas, lui n’y renoncerait jamais.

En entrant, Philippe trouva la maison étrangement silencieuse, comme si elle avait été désertée. Il monta à l’étage, s’avança dans le couloir et aperçut sa sœur Rosalie assise sur le lit de Fanette, les yeux rouges et les mains serrées sur un mouchoir.

— Rosalie? Que fais-tu toute seule? Où est Fanette?

— Elle est partie, réussit à dire Rosalie, la voix étranglée par l’émotion.

Elle expliqua à son frère les circonstances du départ de Fanette. Le visage de Philippe s’assombrit.

— C’est père. Il l’a obligée à partir. J’en mettrais ma main au feu!

Philippe sortit de la pièce en trombe.

Par la fenêtre de son bureau, le notaire Grandmont avait vu son fils arriver en voiture. Il s’attendait à recevoir sa visite et avait soigneusement préparé ses arguments, comme un procureur préparant son plaidoyer pour faire condamner un prévenu qu’il sait innocent. Il était debout devant la fenêtre lorsqu’on cogna rudement à la porte.

— Entre, Philippe.

La porte s’ouvrit brusquement. Philippe était blême de fureur.

— Pourquoi Fanette est-elle partie? Que lui avez-vous dit?

— Mais rien, mon pauvre Philippe, répondit le notaire d’une voix calme en prenant place dans son fauteuil. Fanette est partie de son propre chef.

— Je ne vous crois pas. Vous m’avez éloigné exprès.

— Puisque tu veux tout savoir, c’est elle qui tenait à me parler seule à seul.

Philippe regarda son père, pris de court.

— Fanette?

Le notaire prit un coupe-papier qui se trouvait sur son pupitre et le tourna distraitement dans sa main.

— Elle m’a dit qu’elle t’aimait trop pour compromettre tes chances de faire un bon mariage avec une personne de ton rang.

— Fanette ne peut pas avoir dit une chose pareille. Ça ne lui ressemble pas!

— Fanette est une jeune femme raisonnable qui connaît sa place dans la société, répliqua sèchement le notaire. Elle souhaite ce qu’il y a de mieux pour toi. Si tu l’aimes un tant soit peu, tu respecteras sa décision.

Philippe secoua la tête et se dirigea vers la porte.

— Où vas-tu?

Philippe se tourna vers son père.

— À Québec. Je veux savoir de la bouche de Fanette si ce que vous prétendez est vrai.

Le notaire déposa le coupe-papier sur la table. Son visage était de glace.

— Mettrais-tu ma parole en doute?

Le notaire ne quittait pas son fils des yeux. Philippe eut l’impression que son regard bleu le transperçait. Il y eut un long silence. Philippe se débattait entre le doute et la loyauté filiale. Le notaire choisit ce moment pour se lever. Il fit quelques pas vers son fils, s’arrêta à sa hauteur. Son visage s’était adouci.

— Philippe, je te conjure d’être raisonnable. La santé de ta mère est fragile. La dernière chose dont elle a besoin en ce moment, c’est d’un fils qui sème le scandale et le désarroi dans sa propre famille.

— Est-ce scandaleux que de vouloir épouser une femme qu’on aime? murmura Philippe, désarçonné par la douceur inhabituelle de son père.

— Si tu aimes Fanette autant que tu le prétends, tu ne voudras pas l’épouser contre l’avis de ton père. Tu as vingt ans, il est plus que temps que tu apprennes à mesurer les conséquences de tes actes. Vous seriez tous les deux mis au ban de la société, montrés du doigt, exclus. Est-ce le genre d’existence que tu veux lui offrir? Que tu voudrais offrir à vos enfants?

Le soir tombait. Philippe marcha jusqu’au faîte du chemin et respira l’air marin à pleins poumons. Le ciel et le fleuve se fondaient en un bleu outremer. La lune, presque pleine, faisait rutiler le fleuve d’un éclat blanc. Il était entré dans le bureau de son père convaincu de son bon droit, et il en sortait l’âme troublée. Il ne craignait pas le scandale pour lui-même, mais pour sa mère et Rosalie. Il n’avait pas peur d’affronter le jugement de la société, mais ne voulait pas entraîner Fanette avec lui dans une existence de parias. Elle ne méritait pas d’être méprisée, montrée du doigt et rejetée à cause de lui.

Il entendit quelqu’un s’approcher. C’était Rosalie. Son cœur se serra de pitié lorsqu’il la vit, marchant avec difficulté, son pied-bot se coinçant entre les pierres. Elle s’arrêta à sa hauteur, mit son bras autour de sa taille.

— Que dois-je faire, Rosalie?

Elle tourna la tête vers lui.

— Attends de recevoir sa lettre. Après, tu décideras.

Il la serra contre lui. Elle avait raison. La lettre de Fanette déciderait de tout.