V
Ville de Cork
Mi-mai 1847
Les O’Brennan arrivèrent dans la ville de Cork, à l’est de Skibbereen, suivis d’une longue procession de familles qui avaient décidé, elles aussi, de s’embarquer pour l’Amérique. En chemin, ils avaient croisé des villages entiers dévastés par la disette. Des femmes en haillons se jetaient sur la route et leur tendaient de l’argent pour acheter de la nourriture. L’argent ne manquait pas au pays; le problème était qu’il n’y avait plus de nourriture à vendre. Au village de Clonakilty, Fionnualá aperçut les membres d’une famille entière installés sur le balcon d’une coquette maison en bois peinte en jaune clair et dont les volets étaient d’un vert pimpant. Elle leur envoya la main, mais se rendit compte que personne ne bougeait.
— A Mhamaí, an bhfuil siad ina gcodladh? Maman, est-ce qu’ils dorment?
Maureen regarda dans cette direction. Elle mit une main sur sa bouche, les yeux écarquillés d’horreur. Puis elle couvrit les yeux de Fionnualá en murmurant «bien sûr qu’ils dorment». Ils étaient tous morts, du premier au dernier. Un jeune homme de bonne taille, au visage avenant et aux cheveux blonds, gisait parmi eux, les yeux grands ouverts, tournés vers le ciel. Personne n’osait s’approcher des corps pour leur donner une sépulture décente par crainte de la contagion. Dans un autre village, un homme sans âge, tremblant de fièvre et les yeux injectés de sang, se jeta sur leur carriole, les suppliant de lui donner un peu d’eau. Ian ordonna à l’homme de rester où il était, puis lui jeta une gourde à moitié remplie d’eau. Maureen protesta faiblement. L’eau potable était précieuse, et il ne leur en restait presque plus. Ian haussa les épaules: cet homme n’en avait plus pour longtemps, aussi bien adoucir ses derniers moments. En passant devant le cimetière, ils virent des hommes transporter un cercueil, l’ouvrir, décharger un corps dans une fosse commune et remettre le cercueil vide dans une charrette. C’est sûrement en Irlande que les cercueils munis de gonds qui permettent de les réutiliser à volonté furent inventés, se dit Ian, submergé par un sentiment d’horreur et d’impuissance.
La charrette suivit le chemin qui menait vers le port mais dut s’immobiliser derrière une file de voitures. Ian demanda à Amanda de tenir les rênes et se rendit à pied jusqu’au quai pour aller aux nouvelles. Le port grouillait de monde, un va-et-vient continuel de débardeurs, de marins, de filles de joie, de voyageurs. Quelques pêcheurs vendaient des poissons à des prix extravagants. Leurs cris se mêlaient à ceux des ménagères, qui tentaient désespérément de marchander afin de pouvoir offrir un repas décent à leurs enfants affamés. La plupart des denrées comestibles étant vendues et expédiées en Angleterre, il ne restait presque plus rien pour les Irlandais. Ian s’approcha de la rade et constata que le Rodena n’était pas encore arrivé. Il retourna vers la charrette et apprit la mauvaise nouvelle à Maureen, qui s’inquiéta. Pourvu que Thomas Flanagan tienne parole…
Ian fit le tour des auberges à proximité du port ; aucune n’avait de chambres libres. Ils durent improviser un campement de fortune, utilisant une vieille couverture montée sur un balai afin de couvrir la charrette et d’avoir ainsi un peu d’intimité. Amanda réussit à dégoter quelques légumes ramollis par la chaleur et un pain rance, sans dire à ses parents qu’elle les avait volés sur un étal dans le marché public installé non loin de l’église.
Quelques semaines passèrent. Le Rodena n’était toujours pas en rade. Les rumeurs allaient bon train: le Rodena avait sûrement fait naufrage; ou bien le capitaine, alléché par une meilleure offre, avait décidé de remplacer les passagers par des marchandises. En attendant, les O’Brennan avaient été obligés de dépenser une bonne partie de leur pécule pour acheter de la nourriture. Il ne restait presque plus rien de la somme que Manus avait donnée à son fils. Ian se résigna à vendre leur cheval. De toute façon, les chevaux étaient interdits à bord des bateaux; aussi bien s’en séparer maintenant. Il négocia avec un charretier qui refusa de prendre la monture pour plus de quatre shillings et trois pences. C’était une somme dérisoire, mais après avoir fait le tour des aubergistes et marchands locaux, Ian comprit qu’il n’en tirerait pas un penny de plus.
Le lendemain, Maureen perdit ses eaux et sentit ses premières contractions. Ian l’installa au fond de la charrette, sur des sacs en jute qu’il avait trouvés près d’un bateau de marchandises, puis lui caressa le front, masquant son inquiétude:
— Tá mé chun dochtúir a fháil duit. Je vais te chercher un médecin. Beidh gach rud go maith, a stór. Tout ira bien, ma douce.
Ian se mit fébrilement à la recherche d’un médecin. Maureen ne portait l’enfant que depuis huit mois et il se rappelait qu’il y avait quelques années, elle avait accouché d’un enfant prématuré qui était mort à la naissance. Lorsqu’il finit par trouver un médecin, ce dernier exigea huit shillings. Ian lui montra les quelques pièces qui lui restaient, mais le médecin secoua la tête. Ian eut beau le supplier d’avoir pitié de sa femme et de l’enfant à naître, il fut intraitable. Ian revint vers la charrette, le visage contracté par la colère. Il fit un effort sur lui-même pour recouvrer son calme.
Les contractions de sa femme étaient de plus en plus rapprochées. Il prit la main de Maureen, lui murmura des mots doux à l’oreille. Une femme à la mine patibulaire s’approcha d’eux. Elle avait d’énormes mains et une verrue sur l’arête du nez. Elle dit à Ian qu’elle était sage-femme et offrit ses services pour délivrer sa femme. Ian secoua la tête, disant qu’il n’avait pas d’argent pour la payer. Elle eut un petit rire à la fois cynique et bon enfant, et répondit avec l’accent chantant du comté de Cork:
— Níl mé ag lorg airgid. Je ne veux pas d’argent. Is ionann cás dúinn ar fad, nach ionann? On est tous dans le même bateau, pas vrai?
Ian jeta un coup d’œil inquiet à Maureen, qui gémissait sur sa couche improvisée. Puis il se tourna à nouveau vers la femme et accepta son offre. Elle acquiesça, puis lui demanda de trouver de l’eau et des linges propres. Ian, l’air décidé, s’empara d’une bassine qui traînait au fond de la charrette et partit en quête d’eau fraîche, ce qui n’était pas une mince tâche. Quelques âmes charitables en distribuaient une fois par jour dans des tonneaux disposés sur des tréteaux, mais il fallait s’armer de patience. Il joua des coudes, expliquant que sa femme allait accoucher. Il y eut quelques protestations, mais on le laissa passer devant sans faire trop d’histoires.
Lorsque Ian revint avec sa bassine remplie d’eau, Maureen était déjà en plein travail. La sage-femme lui fit signe de déposer la bassine près d’elle, puis lui ordonna de les laisser tranquilles. Ian s’éloigna à contrecœur.
Quelques heures plus tard, des cris stridents s’élevèrent. Ian se précipita vers la charrette. Il vit la sage-femme brandissant un minuscule corps blanc qui vagissait à qui mieux mieux. Elle le regarda, lui fit un sourire édenté:
— Gearrchaile beag álainn! Une belle petite fille!
Ian déposa doucement le bébé sur le flanc de Maureen. Elle était épuisée, mais fit un pâle sourire lorsqu’elle serra son enfant contre elle. Fionnualá, qui avait entendu des cris ressemblant à ceux d’un animal pris au piège, s’approcha de la charrette. Quand elle aperçut sa mère qui gisait sur les sacs en jute ensanglantés et l’eau rougie dans la bassine, elle fut sur le point de pleurer, mais son père lui frotta la tête en riant, ce qui la rassura. Elle jeta un coup d’œil intrigué à la petite chose enveloppée de linge dont les minuscules mains rouges s’agrippaient à sa mère et cherchaient déjà son sein. Maureen lui fit un faible sourire:
— Do dheirfiúirín. Ta petite sœur.
Maureen décida de la nommer Ada en l’honneur de sa mère.
Fionnualá courut rejoindre Amanda, qui s’amusait à faire des ricochets dans l’eau avec des pierres plates. La fillette suivit la trajectoire d’un caillou qui s’enfonça dans l’eau sans rebondir, puis elle regarda la mer, agitée par une légère brise. Elle eut l’impression que des milliers de cristaux brillaient sur les vaguelettes. Un navire de la taille d’un pois apparut à l’horizon. Bientôt, se dit Fionnualá, elle monterait à bord d’un navire et flotterait sur les cristaux de la mer jusqu’à l’autre bout du monde.
Le 15 juin, le bateau de marchandises Rodena fit enfin son entrée dans le port. Il y eut des murmures de soulagement dans la foule qui s’était amassée près du quai d’embarquement.
— The Rodena! It’s the Rodena!
Les trois mâts du voilier se détachaient sur le ciel gris. Des marins allaient et venaient sur le pont. On entendait des ordres lancés par le capitaine à ses hommes. Des passagers munis de sacs en jute, de coffres, de valises en carton bouilli et de provisions entassées dans des caisses en bois se précipitèrent vers la passerelle. Ian s’était glissé parmi eux pour aller aux nouvelles. Des soldats qui surveillaient l’embarquement les empêchèrent de passer. Des cris de protestation s’élevèrent. Un soldat, pour calmer la foule, tira un coup de pistolet en l’air. Robert Erwin, le capitaine du navire, un homme de taille moyenne mais bâti tout en muscles, exhorta les passagers au calme. L’embarquement se ferait plus tard, une fois les marchandises déchargées. Il ne servait à rien d’attendre en queue devant le bateau, chaque passager en règle aurait une bonne place à bord.
Ian rejoignit Maureen pour lui faire part de l’arrivée du Rodena. Même si elle relevait à peine de ses couches, elle avait hâte de s’embarquer enfin. Elle rêvait au confort promis par Thomas Flanagan, à la nourriture en abondance, aux couchettes décentes… Depuis quelques jours, ils ne mangeaient que des galettes de maïs rance distribuées par le gouvernement britannique en quantité insuffisante. Elle avait quelques montées de lait, mais pas assez pour nourrir la petite Ada, qui pleurait beaucoup. La nouveau-née, Dieu merci, avait été baptisée quelques jours plus tôt, en même temps qu’une demi-douzaine de nourrissons. Ian commença à rassembler leurs effets avec l’aide d’Amanda.
Vers la fin de l’après-midi, Arthur et Sean coururent avertir leurs parents que l’embarquement des passagers avait commencé. Il fallait faire vite, dirent-ils, car les gens se bousculaient pour franchir la passerelle. Ian fit signe à ses deux fils de pousser la charrette par derrière tandis qu’il la tirerait par les brancards.
La charrette s’immobilisa à une centaine de pieds du navire. La foule était devenue compacte; il n’y avait plus moyen d’avancer d’un pouce. Arthur, qui ne tenait plus en place, réussit à se faufiler comme une anguille à travers la cohue et parvint jusqu’à la passerelle. Il sortit un mouchoir de sa poche et fit des signes triomphants à son père. Puis il s’engagea sur la passerelle. Ian mit sa main en porte-voix:
— A Artúir, a Artúir, tar ar ais! Arthur! Arthur! Reviens!
Mais le garçon disparut à l’intérieur du navire.
Après des heures d’attente, quelques bousculades entre des passagers et des dockers qui chargeaient des bagages et des provisions à bord, les cris déchirants d’une femme qui avait été refoulée parce que ses billets n’étaient pas valides, la famille O’Brennan réussit finalement à franchir la passerelle du Rodena. Amanda tenait Fionnualá fermement d’une main et Sean, de l’autre. Ce dernier avait le diable au corps et tentait toujours de se dégager. Amanda dut l’agripper à plusieurs reprises par le collet pour éviter qu’il grimpe sur le bastingage ou tente d’escalader le grand mât. Ian, tout en soutenant Maureen qui portait la petite Ada emmitonnée dans un châle, tenait Helena dans ses bras. Il chercha anxieusement Arthur des yeux. Pas de traces du petit chenapan! Où avait-il bien pu passer? Il craignait qu’il soit retourné à terre et que le bateau parte sans lui. Soudain, il l’aperçut en train de courir sur le pont.
— A Artúir! Arthur!
Le second du capitaine Erwin, un petit homme au visage chafouin, se tenait debout en haut de la passerelle. Ses cheveux sales et hirsutes dépassaient d’une casquette usée. Il mâchait sa chique de tabac en laissant entrevoir les quelques dents noirâtres qui lui restaient. Maureen constata avec horreur que des poux se promenaient sur sa barbe. Il s’adressa à Ian avec un accent de Liverpool très prononcé:
— Your tickets, sir.
Il prononçait «sawer». Ian lui tendit les billets. Après les avoir soigneusement examinés, le second leva des yeux méfiants vers lui.
— How many passengers are you? demanda-t-il en écrasant un pou entre ses doigts et en le jetant d’une chiquenaude.
— Seven, I mean… eight.
— Are you seven or eight?
Ian avait de la difficulté à comprendre son accent. Des passagers derrière eux commençaient à s’impatienter. Amanda s’avança. Elle avait appris un anglais passable à l’école de rang.
— We are eight.
Il montra les billets.
— There’s only seven places been payed for.
Il désigna le bébé que Maureen tenait enroulé dans son châle.
— What about the baby?
— The baby was born ashore a few days ago, after the tickets were purchased. Is there a problem? dit-elle, affichant une assurance qu’elle n’éprouvait pas.
Le second la regarda de haut en bas, les yeux soudain brillants de convoitise. Amanda était grande, pour ses quatorze ans, et les privations n’avaient pas altéré sa beauté encore juvénile. Il lui sourit, découvrant ses dents gâtées. Il cracha le morceau de chique qui s’écrasa sur le sol.
— If you’re nice with me, love, there won’t be no problem at all, susurra-t-il.
Ian se tourna vers Amanda, voulant comprendre ce que l’homme lui avait dit. Des passagers se mirent à pousser derrière eux. Amanda les fusilla du regard, puis se tourna à nouveau vers le second.
— I want to see the captain, please.
Le second ravala. Il remit les billets à Ian en maugréant, non sans avoir jeté un regard mauvais à Amanda.
— Go on. Hurry up.
La famille O’Brennan put enfin s’avancer sur le pont. Des marins poussaient les passagers sans ménagement vers les deux escaliers menant aux cales. L’un d’eux bouscula Maureen, qui dut s’agripper à Ian pour ne pas tomber. Ian, furieux, le prit par le col et le souleva de quelques pouces. Il avait beau avoir beaucoup maigri, sa stature était encore impressionnante. Il exigea qu’il fasse des excuses à son épouse. Le matelot protesta en jurant, puis finit par obtempérer. Ian le déposa par terre. Le marin battit en retraite sans demander son reste. Ian aperçut alors Arthur qui galopait près du grand mât. Il le rejoignit en plusieurs longues enjambées, non sans marcher sur quelques pieds au passage, et le saisit par le fond de culotte. Il le gronda en gaélique, l’adjurant de rester tranquille, sinon le diable allait lui tirer les pieds durant la nuit!
La famille O’Brennan emprunta l’une des deux écoutilles qui menaient à la cale. Ian, qui était le premier à descendre, ne vit rien, au début, tellement l’intérieur du bateau était sombre. Il mit un moment avant de s’habituer à l’obscurité, puis distingua peu à peu des formes. Sur chaque côté de la cale, on avait superposé deux rangées de couchettes bâties à la hâte en planches grossières. Un marin poussa les passagers vers le fond du bateau, expliquant que chaque couchette devait accommoder au moins deux personnes. C’était là les fameuses couchettes confortables et spacieuses promises par le sieur Flanagan! Il n’y avait pas de places assignées. Chaque famille dut s’approprier un espace, ce qui ne se fit pas sans quelques cris et grincements de dents. Ian, jouant du coude, dégota un coin près de la deuxième écoutille, à la proue du bateau, le seul endroit où il y avait un peu d’air et de lumière. Il y avait à peine l’espace pour coucher quatre personnes alors qu’ils étaient huit, mais il faudrait s’en contenter. Maureen, sans se plaindre, s’allongea sur la couchette du bas et donna le sein à Ada en lui chantonnant une comptine en gaélique. Ian installa la petite Helena à côté d’elle. Puis il prit Fionnualá par la taille et la souleva dans les airs pour l’aider à s’asseoir sur la couchette du haut, qu’elle partagerait avec Amanda. Arthur et Sean furent obligés de loger avec une autre famille, faute de places. Cela ne les dérangea guère, car ils n’avaient pas l’intention de dormir beaucoup sur le bateau, brûlant plutôt du désir de l’explorer sous toutes les coutures. Fionnualá, assise sur sa couchette, les pieds se balançant dans le vide, tourna la tête en direction de l’écoutille et vit les derniers rayons du soleil qui se glissaient à travers la descente. Un sentiment d’excitation s’empara d’elle. Bientôt, ce navire tout en bois les conduirait de l’autre côté de l’océan, vers leur nouvelle vie.
Il y avait une semaine que le Rodena avait quitté le port de Cork. Aucune des promesses de Thomas Flanagan ne s’était matérialisée. La nourriture consistait en un brouet infect où flottaient parfois de minuscules morceaux de lard grisâtre. Les nuits étaient froides, même en juin. La coque du bateau n’était pas parfaitement étanche et de l’eau finissait par s’infiltrer, mouillant les vêtements et glaçant les os. Des vents plus puissants s’étaient levés depuis deux jours et des vagues frappaient dru la coque. La plupart des passagers avaient le mal de mer et vomissaient dans des écuelles qu’ils n’avaient pas toujours la force de vider.
Ian faisait tout en son pouvoir pour adoucir la traversée à Maureen, Ada et Helena: il avait fabriqué un éventail avec un morceau de toile et l’agitait devant leur visage pour les rafraîchir le jour quand le soleil tapait trop dur et que la chaleur dans la cale devenait intolérable. Le soir, il se couchait près d’elles pour les réchauffer. Maureen continuait de donner le sein à son bébé, mais elle constatait avec inquiétude qu’Ada perdait du poids. Arthur et Sean réussissaient parfois à se glisser jusqu’à la cabine du capitaine et subtilisaient un quignon de pain ou un saucisson sans se faire pincer. Ils émiettaient le pain et tentaient d’en donner à Ada, comme on nourrit un oiseau, mais elle détournait la tête en pleurant.
La huitième nuit, un violent orage éclata. Le navire tanguait d’un côté à l’autre. Fionnualá, étendue sur sa couchette, les yeux grands ouverts, entendait le claquement des voiles, le grincement des palans et les cris des matelots. Le tonnerre éclata. Amanda se réveilla brusquement, tourna instinctivement la tête vers sa petite sœur et vit qu’elle ne dormait pas.
— N’aie pas peur, chuchota-t-elle.
— Je n’ai pas peur, mentit Fionnualá.
Puis, après un court silence, elle lui demanda:
— Raconte-moi l’histoire du roi et des cygnes.
Amanda ne put s’empêcher de sourire. Chaque fois que Fionnualá n’arrivait pas à dormir à cause du ronflement des passagers, des pleurs d’Ada ou des contorsions d’Helena, Amanda lui racontait l’histoire du roi Lir. Fionnualá ne se lassait jamais de l’entendre.
— Il y a bien longtemps vécut un roi appelé Lir. Il vivait avec son épouse et ses quatre enfants, Fhionnuala, Aodh, Fiachra et Conan, dans un château au milieu d’une forêt. Lorsque l’épouse de Lir mourut, ses enfants furent bien tristes. Il se maria alors avec une femme jalouse nommée Aoife. Elle détestait les enfants et était convaincue que Lir aimait les siens davantage qu’il ne l’aimait elle.
À ce moment du récit, Fionnualá poussait toujours un soupir.
— La méchante Aoife entraîna les enfants vers un lac et les transforma en cygnes, avec leurs plumes aussi blanches que la neige. Aoife leur dit en ricanant: «Vous serez des cygnes pendant neuf cents années, jusqu’à ce que vous entendiez le son d’une cloche chrétienne.» Elle retourna au château et dit à Lir que ses enfants s’étaient noyés. Lir se précipita vers le lac et vit quatre beaux cygnes. L’un d’eux s’adressa à lui.
— Fhionnuala! s’exclama la fillette, excitée.
— Chut… Tu vas réveiller tout le monde, murmura Amanda.
Elle poursuivit son récit en chuchotant:
— Fhionnuala apprit à son père le mauvais sort qu’Aoife leur avait jeté. Il fut très fâché et transforma Aoife en mite.
Fionnualá se mit à rire. Son père se réveilla, leva la tête vers elle, les yeux embrouillés par le sommeil. Puis il se tourna sur le côté et se rendormit. À voix basse, Fionnualá supplia Amanda de finir son récit.
— Mais tu connais la fin par cœur, dit Amanda à mi-voix.
— Raconte quand même.
Amanda contint un soupir et continua à voix basse.
— Au bout de neuf cents ans, les quatre frères et sœurs ont atteint Inish Glora. Ils ont alors entendu le son d’une cloche chrétienne et ont retrouvé leur forme humaine. Saint Patrick en personne les a aspergés d’eau bénite et ils sont morts de leur belle mort. On les a enterrés en terre chrétienne. Si tu aperçois quatre cygnes voler dans le ciel, tu sauras que ce sont les enfants de Lir, qui ont rejoint leurs parents au paradis.
Amanda se tourna vers sa petite sœur et vit qu’elle dormait à poings fermés. Elle remarqua qu’elle souriait dans son sommeil, et qu’une petite fossette s’était formée sur sa joue droite.
Un premier cas de fièvre typhoïde se déclara après trois semaines de traversée. Il y avait un médecin à bord, le docteur Philpot, mais il passait plus de temps à la table du capitaine Erwin qu’à soigner les passagers. Il finit par se résigner à descendre dans la cale pour examiner le passager malade, escorté par deux matelots à la mine patibulaire. Le passager en question, un homme d’une soixantaine d’années, était étendu sur une couchette, à quelques pieds des O’Brennan. Une femme portant un fichu sur la tête lui tenait la main, le visage anxieux. Le docteur Philpot lui palpa l’abdomen, anormalement gonflé. L’homme poussa un gémissement de douleur. Sa langue était blanchâtre. La femme leva des yeux angoissés vers le médecin.
— Will he be allright? murmura-t-elle.
Le médecin hocha la tête.
— Your husband is quite sick.
En vérité, le médecin savait que le pauvre homme était atteint de fièvre typhoïde, mais il ne voulait pas effrayer les autres passagers. Il se redressa, prit les deux marins à part, leur parla à mi-voix:
— Bring him up on deck. He’s dying.
L’homme mourut effectivement le lendemain. Son corps fut enveloppé d’une toile attachée sommairement avec de la corde de chanvre et fut jeté à la mer après de vagues prières marmonnées par des marins ivres de fatigue. Sa femme tomba malade quelques jours après. Les rumeurs d’épidémie allaient bon train. Le docteur Philpot commençait à regretter de s’être embarqué sur le Rodena. Huit passagers étaient maintenant atteints de fièvre. Les autres, épuisés par le manque de sommeil et la mauvaise nourriture, ne prenaient même plus la peine de vider les seaux d’aisance. Des déjections étaient répandues partout dans la cale et même sur le pont.
Lorsqu’un marin eut la fièvre à son tour, le capitaine Robert Erwin réunit son équipage dans le carré. Il fallait mettre le matelot malade en quarantaine. Le Rodena se trouvait à environ dix jours de navigation de la Grosse Isle. Pas question de voir les marins tomber malades un à un avant l’arrivée au Canada!
Le lendemain, à l’aube, Maureen s’apprêtait à donner le sein à Ada quand elle se rendit compte que son enfant ne bougeait plus. Son petit visage était pâle et glacé. Elle poussa un cri étouffé. Ian, qui dormait à côté d’elle, se réveilla. Il comprit tout de suite que quelque chose n’allait pas en voyant la lueur de panique dans les yeux de sa femme, qui se mit à frotter le dos du bébé:
— A Ada, múscail mo stór! Ada! Réveille-toi, ma petite fée…
Ian se pencha sur Ada, plaça sa grande main devant sa bouche.
Rien, pas un souffle. Il se mit à pleurer à gros sanglots silencieux. Fionnualá se réveilla à son tour, vit son père secoué de pleurs, sa mère qui murmurait sans cesse le prénom d’Ada en la berçant. Sans réfléchir, Amanda prit Fionnualá dans ses bras et l’entraîna vers l’écoutille. Des vents frisquets venant du nord balayaient le pont et faisaient claquer les voiles. Amanda, tenant sa petite sœur serrée contre elle, ferma les yeux et respira l’air marin à pleins poumons. L’odeur d’iode couvrait les miasmes de maladie et de mort qui avaient envahi tout le navire.
Amanda se rendit à l’arrière du bateau, tenant la petite main de Fionnualá très fort dans la sienne. Sa crinière rousse flottait au vent. La grande cloche de la dunette annonça un changement de quart. Des marins, les yeux ensommeillés et les cheveux hirsutes, sortirent par une écoutille sous les ordres du lieutenant de quart. Un timonier en vareuse, la casquette sur l’oreille, l’œil rivé sur le compas, tenait fermement la barre. Il mit vaguement le doigt sur sa casquette pour saluer Amanda. Le soleil perçait à peine le brouillard qui commençait à s’effilocher. La grand-voile formait un immense carré blanc, découpé par les ombres des cordages. Fionnualá se mit à pleurer.
— Ada…
Amanda lui montra un goéland qui faisait une tache blanche sur le ciel cendré.
—Tá Ada sna flaithis. Ada est au ciel.