XXIII

— Pouvez-vous croire que le docteur Philipp Ignatz Semmelweiss a été révoqué de l’hôpital de Vienne pour avoir recommandé aux praticiens de se laver les mains? L’ignorance mène l’Univers! s’exclama le docteur Lanthier en entrant chez Emma et Eugénie, une bouteille de vin à la main.

Une ou deux fois par semaine, le docteur Lanthier passait la soirée chez elles. Il apportait une bouteille d’un bon vin obtenu chez son fournisseur, place Royale, et des nouvelles fraîches d’Europe ou des États-Unis sur les dernières découvertes décrites dans les publications scientifiques auxquelles il était abonné. Lors d’un de ces soupers, il avait brandi un exemplaire de la Revue scientifique.

— Mes chères amies, c’est un grand jour. Le physicien français Armand Fizeau a mesuré la vitesse de la lumière!

Madame Portelance s’était gentiment moquée de lui:

— Elle va sûrement plus vite que mon cheval!

Le docteur était veuf et sans enfants. Sa femme, Léontine, était morte huit ans auparavant, des suites d’une tumeur au sein. Il avait été dévasté. Lui, un médecin, n’avait pas réussi à sauver sa propre femme; il avait tout au plus soulagé ses souffrances. Il avait vécu les premiers mois sans elle comme en état d’hypnose. Léontine était son phare, sa raison d’être. Lorsqu’il rentrait chez lui, après avoir côtoyé la misère, la résignation et parfois, dans la haute ville, l’arrogance de ses patients, et qu’il la voyait, assise dans son fauteuil habituel, un livre ou un nécessaire à broderie sur les genoux, une joie presque douloureuse le saisissait à la gorge. Il se demandait chaque fois comment une femme comme elle avait bien pu vouloir de lui. Il l’avait croisée place du Marché, près de la rue des Jardins, un samedi de juillet. Il terminait alors son apprentissage en médecine, partageant son temps entre le dispensaire de Québec et l’hôpital des Émigrés, et avait profité d’un rare moment de répit pour prendre l’air et trouver quelque chose à se mettre sous la dent. La chaleur était suffocante et le soleil, déjà haut dans le ciel, lui faisait cligner les yeux. Léontine était debout devant un étal de fruits, portant un joli chapeau de paille assorti à une robe blanche au corsage d’organdi bleu pâle. Il se souvenait du moindre détail: les plis de sa robe, son cou gracile légèrement incliné, l’ombre de son chapeau sur sa joue. Elle ne semblait pas le moins du monde incommodée par la chaleur. Si elle tourne la tête vers moi, je l’épouse. Elle tourna la tête vers lui, lui sourit, l’air un peu absent, le visage pailleté par la lumière. Il fut sur le point de l’aborder, mais la pudeur le retint. Elle va me prendre pour un malotru, et je ne la reverrai plus jamais, se dit-il, le cœur déjà rempli d’espoirs fous et de craintes déraisonnables. Et le miracle se produisit. Le talon de l’un de ses escarpins se coinça entre deux planches de bois du trottoir. Elle perdit l’équilibre et tomba à la renverse sans qu’il ait eu le temps de la retenir. Il se précipita vers elle. Un attroupement se forma. Oubliant sa timidité, il chassa les badauds d’un mouvement autoritaire de la main:

— Dégagez! Dégagez! Je suis médecin!

Il avait eu honte, après coup, de s’être fait passer pour un médecin alors qu’il n’avait pas encore obtenu sa licence, mais pour conquérir Léontine, il se serait fait passer pour le roi d’Angleterre s’il l’eut fallu. Heureusement, elle ne s’était que foulé légèrement la cheville, juste assez pour qu’il puisse s’offrir pour l’escorter. Il la soutint par le bras et, une fois sur la rue Sainte-Famille, héla un fiacre. À son grand désarroi, il se rendit compte qu’il n’avait pas assez d’argent pour payer la course, mais elle lui dit gentiment:

— La prochaine fois.

Ces seuls mots lui donnèrent tous les courages. Il lui fallut d’abord affronter le père de Léontine, un petit fonctionnaire nerveux et à la mine perpétuellement tracassée, qui rêvait pour sa cadette d’un mariage dans la haute société. Puis sa mère, une femme plantureuse et autoritaire, qui ne le trouvait pas assez «remplumé» à son goût et qui ne comprenait pas que sa fille ait dédaigné des cavaliers autrement mieux mis et à la mine plus accorte pour s’enticher de ce jeune homme gringalet «habillé comme un pauvre». Mais Henri avait persévéré, et Léontine, avec son assurance tranquille, avait «tenu son bout», comme on dit. Parfois, pris d’une sorte de remords, il lui demandait si elle était aussi heureuse avec lui qu’il l’était avec elle. Connaît-on jamais à fond le cœur d’une autre personne, même si elle partage son intimité, son lit, tous les jours de sa vie? Elle le regardait chaque fois avec son sourire de Mona Lisa: «Qu’est-ce que tu en penses?»

Il ne s’était jamais remarié même si, à trente-sept ans au moment de son veuvage, il était encore considéré comme un bon parti. Huit ans plus tard, il se trouvait trop vieux et surtout, il était trop attaché à ses habitudes pour y songer. Le souvenir de Léontine, même s’il ne le comblait pas, lui suffisait. Il reconnaissait toutefois, dans son for intérieur, que ses nombreuses visites à Emma et Eugénie n’étaient pas seulement inspirées par l’amitié sincère qu’il éprouvait pour ces deux femmes intelligentes et cultivées. Eugénie, sans ressembler physiquement à sa femme, la lui rappelait par ses yeux bruns à la fois songeurs et un brin rieurs, sa voix douce et calme, sa façon de se tenir droite sans paraître hautaine. Il avait parfois songé à se déclarer, mais la crainte de briser le charme de ces soirées passées à discuter à bâtons rompus du dernier roman de George Sand ou d’un discours en Chambre de George-Étienne Cartier l’en avait empêché. Et puis Emma était si profondément attachée à Eugénie! Ne serait-ce pas faire preuve d’égoïsme que de la priver de sa protégée pour un mariage qui n’aurait peut-être pas convenu à Eugénie?

Ce soir-là, il trouva une petite mine à Eugénie. Son teint était plus pâle qu’à l’accoutumée. Il lui en fit la remarque. Eugénie sourit:

— Vous êtes médecin. Pour vous, tout le monde souffre nécessairement d’une maladie.

Lorsqu’elle se leva pour desservir la table, elle avait le souffle court, comme quelqu’un qui a couru.

Un soir de décembre, alors que la neige tombait dru et que le docteur Lanthier rentrait chez lui après une journée particulièrement épuisante, il vit Emma courir vers lui, la tête couverte d’un châle, faisant des efforts pour ne pas glisser sur le trottoir en bois couvert de neige. Il descendit de son boghei, tenant son cheval par la bride.

— Emma? Que se passe-t-il?

Elle tenta de reprendre son souffle, tenant son châle serré autour d’elle.

— C’est Eugénie… Elle est… très malade…

Sans dire un mot, le docteur aida Emma à monter dans sa voiture et fouetta son cheval.

Lorsqu’il entra dans la maison, sa sacoche de médecin sous le bras, il aperçut Fanette debout près de la porte, en larmes. Il lui caressa gentiment la tête, puis franchit l’escalier, précédé par Emma qui tenait une lanterne à bout de bras.

La porte de la chambre d’Eugénie était entrouverte. Le docteur y entra. Eugénie était étendue sur son lit, le visage exsangue et la respiration saccadée. Une lampe à huile posée sur la commode jetait une lueur orangée dans la pièce. Il s’approcha d’elle, déposa sa sacoche de médecin sur une table de chevet à côté du lit. Il lui prit la main. Elle sourit faiblement.

— Cette fois-ci, je suis malade pour vrai, dit-elle avec un filet de voix.

Elle se mit à tousser d’une toux sèche qui lui fit monter des larmes aux yeux. Sa respiration était toujours difficile. Emma se pencha au-dessus d’elle, son visage rond plissé par l’inquiétude. Le docteur déposa délicatement sa main sur le front d’Eugénie: il était brûlant. Il souleva son poignet et prit son pouls en observant sa montre.

— Le pouls est rapide.

Le docteur examina ensuite ses ongles, qui étaient bleuâtres. Puis il ouvrit sa sacoche, en sortit un étrange objet muni de deux branches en caoutchouc et d’une sorte de plaque réceptrice à l’extrémité. Emma regarda l’instrument, interloquée.

— Qu’est-ce que ça mange en hiver?

— Ça s’appelle un stéthoscope. Je l’ai fait venir à grands frais des États-Unis.

Le docteur se mit une branche dans chaque oreille, puis se pencha à nouveau vers Eugénie.

— Vous permettez?

Il posa délicatement la plaque du stéthoscope sur la poitrine de la jeune femme.

— Avez-vous des douleurs thoraciques?

Eugénie acquiesça. Un pli d’anxiété barrait le front du docteur. Emma ne put se contenir plus longtemps.

— Qu’est-ce qu’elle a, Henri?

Le docteur remit le stéthoscope dans sa sacoche.

— D’après les symptômes, c’est une pneumonie. Je crois que les deux poumons sont atteints.

Eugénie le regarda calmement.

— C’est grave?

Il haussa les épaules. Avec Eugénie, il était inutile de tourner autour du pot.

— Ça pourrait le devenir, si vous ne vous soignez pas convenablement.

Il se tourna vers Emma:

— Il lui faut un repos complet. Elle doit garder le lit, boire beaucoup de liquide.

Il prit la main d’Eugénie dans la sienne.

— Aucune visite à votre cher refuge. Promis?

Eugénie acquiesça faiblement. Il lui administra une décoction de saule pour abaisser la fièvre, puis sortit de la chambre, suivi par Emma, pâle d’anxiété. Ils s’arrêtèrent à la hauteur de l’escalier, sans s’apercevoir que la porte de la chambre de Fanette était entrouverte.

— Je sais à quel point Eugénie et vous êtes attachées à Fanette, mais dans les circonstances, il serait préférable de l’éloigner pendant quelque temps.

Emma lui jeta un regard navré.

— Vous en êtes certain ?

Le docteur réfléchit avant de poursuivre. Bien des médecins auraient crié à l’imposture, mais il était convaincu que la plupart des maladies pulmonaires étaient contagieuses. Ce n’était pas tant ses lectures de revues scientifiques qui lui avaient donné cette quasi-certitude, mais l’expérience. Il avait soigné beaucoup de patients atteints de pneumonie, de bronchite ou de phtisie, et avait constaté que ces maladies étaient surtout répandues dans les quartiers ouvriers et démunis, où les conditions d’hygiène et la promiscuité régnaient. Eugénie se rendait presque tous les jours au refuge du Bon-Pasteur; elle avait dû contracter sa pneumonie en soignant des personnes déjà atteintes.

— Je crains la contagion. La santé de Fanette est encore fragile, je préfère ne prendre aucun risque. Je reviendrai demain, à la première heure.

Emma s’assombrit. Déjà, la maladie d’Eugénie la plongeait dans les pires inquiétudes, mais se séparer de Fanette… Elle se demanda comment réagirait la pauvre petite, déjà si éprouvée par la mort de ses parents et sa vie misérable chez les Cloutier. Et surtout, où la placer?