C H A P TROIS
TROIS TROIS ETROIT
- Regardez, on voit encore des morceaux de verre sur le sol.
Je remue, de la pointe du soulier, les débris blancs et rouges. Et me tiens le raisonnement suivant : si Patricia a enfilé des bas, elle a d˚ mettre également un porte-jarre≠telles. De quelle couleur peut bien être ce porte-jarretelles ? Je décide qu'il est blanc. Aussi je tire mon carnet pense-bébête de ma fouille et note, consciencieusement : ´ porte-jarretelles blanc ª.
- Vous avez trouvé un indice ? s'inquiète la jeune fille.
- A vérifier, élude-je. Bien, l'automobile de notre chauffard débouchait d'o˘ ?
Elle pivote au centre de la toile d'araignée constituée par une jonction de petites voies vésimales.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 145
- Il arrivait d'ici, dit-elle avec décision.
- Vous êtes s˚re ?
- Voyez, on aperçoit les traces de son coup de frein. Je lis la plaque bleue : Ímpasse de la Biche ª. Et je biche. Pas à cause de la biche, mais de l'impasse. Tu suis la trajectoire de mon esprit, Lavedu ? Une tomobile qui débouche d'une impasse, arrive fatalement d'une maison située dans ladite impasse, non ? Ce qui revient à dire - ô mon lecteur surmené - que Blumenstein fils (ou le personnage qui lui ressemble) quittait l'une des propriétés que j'aperçois quand il a télescopé Patricia.
- Venez, marchons un brin jusqu'au fond de ce chemin fleuri.
Et te lui chope une aile.
Est-ce un effet de sa bonté ou de mon désir, mais il me semble qu'elle presse avec le bras ma main contre son sein, lequel est ferme, tiède et bien constitué pour son ‚ge. En avançant, je m'efforce de plaquer ma hanche contre la sienne. Bon, tout ça, tu connais. Et t'es au courant de ce qui en découle ? Tu ne seras donc pas trop surpris d'apprendre que j'atteins le fond de l'impasse en marchant au pas de l'oie.
*
* *Cinq propriétés. Deux de chaque côté, une au fond. Celle du bout exceptée, les quatre z'autres sont relative≠ment modestes.
La celle de l'extrémité doit faire un petit hectare en pelouse. La construction s'élève sur une légère éminence du terrain. De forme classique, plutôt sobre. Rectangulaire, perron, terrasse, portes-fenêtres, premier étage mansardé. Le portail à double battant est grand ouvert et une belle allée de ciment rosé monte doucettement jusqu'à la demeure.
146 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
- Chère petite collaboratrice, murmure-je, notre homme roulait vraiment vite ?
- Très vite, assure Patricia.
- A combien, à peu près ?
- Plus de cent, j'en suis convaincue.
Alors, pas de doute, il arrivait de la propriété du fond. S'il était sorti d'une des quatre autres entrées latérales, il n'aurait pas eu le temps de prendre une pareille vitesse sur une si faible distance. Je dirais même qu'il est parti depuis l'esplanade de la maison et a bénéficié de la déclivité de cette large allée pour mettre la gomme.
Elle est tout émoustillée, la chérie. Toute flagoreuse, épanouche, bistaillée. Une pure merveille.
- Ce que c'est excitant ! s'écrie-t-elle. qu'allez-vous faire?
- Téléphoner.
- A qui ?
- Aux occupants de cette masure.
- Pour leur dire quoi ?
- Je ne sais pas encore.
- Et d'o˘ allez-vous téléphoner ?
- D'un bistrot quelconque.
- Vous savez, il n'y en a pas dans le voisinage, venez plutôt à la maison.
La corvée. Présentations à papa-maman ! Baisepogne ! Mes hommages, madame, très honoré, monsieur. Whisky. quel beau temps ! L'année dernière, souvenez-vous, il tombait de la merde !
que de temps perdu, de salive asséchée.
- Oh, non, je ne voudrais pas importuner vos parents.
- Ils ne sont pas là !
Pour le coup, je fais tilt. Et j'accepte. Il est de quelle couleur, le porte-jarretelles à Patricia ? Bleu, sinon blanc. Bleu très p‚le.
Sa crèche est opulente, marmoréenne, pleine de pièces comme un Jean de grand couturier.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 147
Un larbinuche fourbit, sans entrain excessif, les portes vitrées de la réception. Patricia m'entraîne au premier étage, par un large escalier qui se prend pour Chambord. Son appartement à elle se situe au fond d'un large couloir plein de meubles rares et de tableaux chiatoires façon École hollandaise ª sur lesquels des mecs vêtus de noir, avec de grands cols blancs, admirent des faisans morts devant de monumentales cheminées décorées de pots
d'étain.
Son domaine échappe à la solennité de la demeure. C'est moderne, pimpant. Murs tapissés de peau de Suède, meubles en cuir et acier, moquette bouclée, lit circulaire, salle de bains salon, dressinge-roume o˘
tu pourrais loger une famille de Portugais. Au mur, dans des cadres nickelés, des posters représentant des Adonis à poil et bandant mou, aux regards défaillants. Assez impudique. Je déteste les photos d'hommes nus.
Le plus beau garçon du monde, le mieux chibré, le plus harmonieux, a l'air ridicule quand il
est flashé en costar d'Adam.
- «a vous excite ? demande-je à Patricia en désignant sa galerie des pafs.
- Non, c'est pour faire chier maman.
- Vous êtes en suif avec elle ?
- Elle est la fille d'un marchand de meubles, mais comme elle a épousé un type à particule, elle se prend pour la reine d'Angleterre et je tente l'impossible pour l'en dis≠suader. A quatorze ans je me suis fait inscrire aux Jeunesses Communistes, à dix-sept j'ai violé le chauffeur, à dix-huit j'ai posé pour des publicitaires. Mais ce qui la contrarie le mieux, c'est que mon appartement soit moderne au milieu de ses antiquités. Notez que, personnel≠lement, je préfère le Louis XIII au Knoll ; pourtant, tant qu'elle se lamentera sur mes go˚ts dégénérés, je continue≠rai de subir ce décor d'ensemblier.
M'est avis qu'une belle ambiance familiale règne dans cette maison.
148 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
Elle me montre une sorte de banane rouge posée à la verticale sur une pomme verte.
- Si vous voulez téléphoner.
- C'est un appareil, ce machin ?
- Le cadran est sous la pomme. L'avantage est qu'il mobilise les deux mains alors que sur un appareil tradition≠nel, une seule suffit pour composer un numéro. Avez-vous remarqué que, désormais, tout est ainsi ? Voyez les montres digitales par exemple, impossible de leur arracher l'heure sans appuyer sur un bouton. Des chiffres apparais≠sent, qu'il faut lire très vite, car ils ne s'inscrivent qu'une seconde au cadran. Et encore ne peut-on les distinguer que si l'on se trouve à l'ombre...
Elle rit. Pas sotte, cette moukère. Aussi fine que belle.
- Je dois chercher le numéro de ces gens sur l'annuaire.
- Il y en a un dans le petit meuble, sous la télé ; pen≠dant que vous cherchez, je vous sers quelque chose ? que voulez-vous prendre ?
Je m'enhardis vilain. Plaisanterie de carabin. La grosse astuce sauvage :
- Vous, je bredouille.
Elle sourit et s'éclipse.
Le 4 de l'impasse de la Biche est au nom de M. et Mme Hônisoa quimal y Panse. Des étrangers, probable. Avec un blaze de ce calibre, je les vois mal originaires de l'Indre-et-Loire.
Je vais pour composer le bigophe de ces braves gens, lorsqu'une idée m'arrive sans klaxonner dans le parking à astuces.
Pas mauvaise, me semble-t-il, et même, pour peu que tu me pousses dans mes derniers retranchements, je la juge≠rais assez géniale sur les bords.
J'entends chantonner dans les environs.
- C'est vous, Patricia ?
- J'arrive.
Elle revient, en effet. Tu crois qu'elle coltine un plateau CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 149
chargé de boissons alcoolisées ? Des clous. Elle a les mains nues.
Le reste aussi. TOUT le reste.
- Mais vous êtes réellement blonde ! je bégaie. Corps admirable, seins fantastiques, fessier époustou-flant, cuisses phénoménales, triangle de panne en or fin ciselé. Stop. Et pourtant, malgré ma béante admiration, je ressens une confuse nostalgie car j'eusse aimé bénéficier du porte-jarretelles, des bas... Je suis un progressiste, moi, Santonio ! J'aime progresser, mais doucettement, à la va-comme-je-te-brosse. 0 rage, ô
désespoir, ô sole mio ! Pourquoi cette féerie vivante m'a-t-elle privé de la joie lan≠goureuse de la dévêtir de mes propres mains ? quel démon ridicule l'a incitée à br˚ler les plus émouvantes étapes de notre cheminement ? Allons, réponds, je te parle ! Tu ne sais pas ? Moi non plus.
Je déplore. Certes, le lot de conso≠lation n'est pas un lot à réclamer, certes, il va m'emmener haut et loin dans les azurs infinis, mais quand même...
Elle se tient immobile et souriante devant moi. De face. De vraiment face !
De merveilleusement face. Et de fesse aussi, pour peu que je me donne la peine de la contourner.
Son délicat nombril me fait de l'úil. J'avance une main, la retire. Non, pas tout de suite, pas déjà, pas ainsi. Compensons par l'art de l'attente divine cette frustration vestimentaire, comme l'écrirait, j'en suis absolument cer≠tain, M. Georges Druon de la Comédie française. Jugulons nos élans chamaux. Réprimons la bête, la bébête, l'abbé bête. Faisons taire un instant la grande voix orageuse de la viande en transe et en transit temporaire. Oh, certes, oui bien s˚r, réprimons-nous. Immolons-nous dans la patience.
La chaste est ouverte !
- Vous avez téléphoné ? demande-t-elle, espérant qu'oui et qu'ainsi donc on est peinard pour se débigomer le trombone à
coulisse.
150 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
- Non, réflexion faite, ma sublime collaboratrice, c'est vous qui allez appeler.
- Chic ! que faudra-t-il dire ?
- que vous avez eu ce matin un accident. Un chauf≠fard... La voiture avec un chien... Il ne s'est pas arrêté... Mais vous venez de trouver un témoin qui assure que le véhicule sortait du 4 de l'impasse de la Biche... Et que...
Ma voix s'enroue, s'enraye, s'en va.
Plus moyen de parler consciemment. Je me débobine, ma pensée met les bouts.
Je crois que je vais devoir en faire autant.
Poum ! Je suis à quatre pattes. Jeannot Lapin ! Claoup, claoup, claoup ! Je lui écarte les fuseaux horaires. Ma bouche se plaque contre son méridien de Greenwich. Dans ma fureur érotique je la soulève. Telle l'otarie charriant un ballon à la pointe du museau, je promène Patricia dans la pièce à la pointe du mien, me gaffant de pas la blesser avec mes chailles. D'un coup de nuque je la bascule sur le puce-mard, très bas. A moi, le bonheur. Dieu que c'est bon ! J'ai une grande bouffée : Patricia. Ma grande bouffée blonde ! Vraiment blonde et délectable. Je m'engage la tête la pre≠mière.
Elle adore ! Hurle immédiatement sa joie. Se pro≠pose de plus en plus largement, que si ça continue, je vais finir par m'en faire un bonnet.
*
* *Minute de pudeur.
*
* *Ouf!
Y a eu la crouminioune psalmodiée. Le tohu-bohu géant. Et l'enfourchement cosaque par toute la troupe ! Sans autre. Mais alors le grand magistral déploiement. Chaque
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 151
rubrique étant traitée à fond. Du grand art, que dis-je : du grand dard ! Elle reprend ses sens qu'elle avait déposés sur la moquette, me sourit comme si j'étais un vieil ami de la famille qu'elle n'aurait pas vu depuis longtemps. Certaines femmes sont ainsi. Les grandes baiseuses, généralement :
une fois la séance achevée, elles se dédoublent, vous consi≠dèrent autrement. Vous n'êtes plus le julot qui vient de leur court-circuiter les glandes, mais un personnage sans rap≠port sexuel avec le panard qu'elles ont pris. Moins qu'un
complice, pas même un témoin.
- Et si on le donnait, ce coup de fil ? propose-t-elle.
Comme quoi, les coups se suivent mais ne se rassem≠blent pas !
- O.K., mon chou.
Je compose moi-même le numéro. «a se met à grelotter à l'autre bout. quatre sonneries que je juge caverneuses. Et puis on décroche. Une voix de femme, basse, langoureuse, marquée d'un accent étranger que je dirais oriental.
- Allô, j'écoute ?
Je passe la banane à Patricia. La chiotterie, avec ces combinés gadgets, c'est qu'ils ne comportent pas d'écou≠teurs annexes.
Toujours ce beau progrès qui te détricote la vie sous prétexte de l'embellir.
Elle plonge, ma splendeur dénudée. Calmement, à voix réfléchie.
Dit bien tout, comme cela doit l'être. L'accident. Un type au volant d'une grosse Lancia bleu marine, ayant un chien gris et blanc à son côté. Il ne s'est pas arrêté. Alors elle a fait du porte-à-porte pour essayer de découvrir d'o˘ il venait et elle a déniché un témoin qui affirme l'avoir vu sortir du 4 de l'impasse de la Biche. Pourrait-elle avoir
l'identité de l'impudent personnage ?
On l'a écouté sans l'interrompre. Et maintenant on lui parle. Et Patricia fait ´ Hmmm, hmmm, bien, d'accord. Dans dix minutes...
ª.
152 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
Puis raccroche.
- Au rapport ! m'écrié-je.
- La dame en question prétend ne pas être au courant, mais elle dit qu'elle va se renseigner auprès de son mari lequel est présentement entre les mains de son masseur et qu'il faut rappeler dans dix minutes.
Là-dessus, la belle amoureuse sort en emportant le plus beau cul que le Créateur ait jamais accroché au bas du dos d'une enfant d'hommes. Je ferme les yeux. Il est un tanti-soit peu moulu, le Sana. Tu parles d'une amazone, cette gosse. Elle te fourbe un matou en moins de rien. Je devrais êîw jSSŒîsfa!} àÎ sws ssiscès ssorèe ‚e cette inervwSc' au monde, rouler les mécaniques, intérieurement. Les hommes, "" pour leur plupart, une conquête constitue une espèce de capital. Chaque victoire semble les enrichir. Il m'arrive 'ît'^'ÔîîWSîi. <&. ^S SSî^ <^îîîkªîîgîîîfôif& <yt 'îî‚i&. Maî&
<^ît&, fois-ci, rien de tel. Au contraire, je suis en proie à une confuse nostalgie. A vaincre sans péril on triomphe sans gloire. Les femmes faciles ne sont pas satisfaisantes. Il est mieux de grimper une vraie radeuse qu'on paie, ça devient autre chose. Mais ces dames baisi-baisantes finissent par te faire l'effet d'un demi bu sur le zinc d'un troquet un après-midi de grosse chaleur. Tu veux que je t'avoue ? Je deviens sentimental, à force.
La voilà. Elle a changé de toilette. Elle porte une robe de Sonia Rykiel blanche et grise avec des bottes grises. De la voir loquée, l'envie d'elle me reprend. On est franchement bizarres, nous autres, les seigneurs du braque, tu ne trouves pas ?
Elle demande :
- Les dix minutes sont écoulées ?
- Pas encore, vous avez fait vite.
- J'avais h‚te de vous rejoindre.
- Vous avez remis vos bas ?
- A vous de le deviner.
- Je parie pour...
051108
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 153
Elle hausse les épaules.
- J'ai gagné ou perdu ?
- Vous le saurez plus tard.
- Pourquoi ces cachotteries, Patricia ?
- Parce que.
Elle s'assoit en prenant bien garde, la garce, de ne pas croiser trop haut ses jambes.
- Vous devez me prendre pour une salope, non ?
- quelle idée ?
- Je le vois à votre expression, à votre attitude. Vous me prenez pour un paillasson, n'est-ce pas ? Je vous ai Ayu Jfe vcrns sa escamoté lejilaisir de me conquérir.
Elle éclate de'me.
- ConquênÔ \ qwAYî- \çtCTKa^. S\ vwk saviez; à <ycl ooint ie trouve ridicule les niaiseries des garçons, leur soi-disant cour empressée. Le flirt, les madrigaux Je vous ai
^œec^sS^œ-rSi^e^e^
mal! Merveilleusement bien, docteur, vous soignez et guérissez la bandaison avec un art par^^ ^
^Z^^W^^^^^^^ tette' Tp'enTqu'on n'est pas sur la même longueur roª8 n'éprouªel pour m. personne nue ªqu on ressent pZ ªn table.ª. Vo.s m'
admirci ptetiquement.
Ble^e:uî.rppebuecl^l^e>ïd^doÑ.,.,rc.nsªl.e l'avoir réussie et de ne pas en être satisfait.
154 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
- Bonjour, madame, ici mademoiselle de la Grabote, alors?
Elle fronce les sourcils.
- Ah bon, un instant, je vais prendre de quoi noter... Puis, plaçant sa main sur l'émetteur de sa banane :
- Elle reconnaît que mon télescopeur sortait de chez eux et va me donner ses coordonnées. Vite, je tire mon carnet.
- J'écoute, madame !
Il me semble percevoir la voix soyeuse de sa correspon≠dante. Elle s'efforce de parler en articulant bien chaque syl≠labe.
- Philippe Dauphin ; 16 chemin du Roi-Soleil, à Saint-Germain-en-Laye. que fait-il, ce garçon, dans la vie ? Architecte ? Bien, je vous remercie, madame.
Elle abandonne sa banane.
- Et voilà le travail.
- Bravo et merci.
- Le programme, maintenant ?
- Très simple : je vais aller rendre visite à ce mon≠sieur,
- Avec moi ?
- Mon Dieu non, pourquoi vous mobiliserais-je davan≠tage, Patricia ?
Elle a un sourire plein d'amertume et de détresse.
- C'est vrai, pourquoi ? Car en somme vous avez obtenu de moi tout ce que vous souhaitiez.
Je me sens rougir comme un homard qui apercevrait une langouste à poil dans un court-bouillon.
- Ne parlez pas ainsi !
Tu sais, je crois pas me gourer, mais il y a des larmes au fin fond de ses prunelles. D'humiliation. Les pires ! Les plus salées ! Celles qui creusent les sillons les plus pro≠fonds.
- Allons, emmenez-moi avec vous, j'ai mis des bas ! J'éclate de rire car la feinte est chouette.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 155
_ puis-je vous demander la couleur de votre porte-jar≠retelles, chérie ?
Elle secoue la tête, butée. - Vous ne la connaîtrez que si vous m'emmenez avec
vous.
que veux-tu que je fasse devant un tel cas de force majeure, de force motrice ? Je l'emmène. Hélas !
CHAPITEAU qUATRE
J'ai dit hélas et ne m'en dédis point.
Parce qu'alors tu vas voir. Dieu de Dieu ! Si un jour je tombe en arythmie définitive, tu comprendras pourquoi. La tête sous l'oreillette, à force d'à
force de trop tirer sur Lacordaire ! La chandelle par les Dubout ! Pauvre Sana, toujours lancé à cent quatre-vingts à l'heure dans les pires aventures malgré la speed limit. Le jour qu'on lui aura remonté la fermeture Eclair de son suaire, cézig, tu pourras faire cuire des úufs au bacon sur sa tronche, le temps qu'elle refroidisse, tant tellement il l'aura chauffée à blanc au cours de sa cavalcade.
- qu'allez-vous lui dire ? demande ma compagne.
- Je n'ai que l'embarras du choix, ma belle amie. Le chemin du Roi-Soleil se trouve en limite de cette forêt de St-Germain, célèbre par son pendu et sa fête des Loges. quelques voitures occupées par des couples station≠nent dans le chemin ombreux. La plupart du temps, on n'aperçoit que le buste du conducteur et la chevelure de sa compagne exécutant un numéro de yoyo. Les maisons y sont rares. Aussi faut-il parcourir une assez longue distance avant de parvenir au 16. La propriété s'entoure d'un mur assez haut, couronné de tessons de bouteilles, à l'ancienne mode (mon tesson, nos voleurs !). Un portail rouillé est grand ouvert. La demeure est une construction de meulière, assez banale, avec des ornements de faÔence autour des fenêtres. J'avise trois voitures devant la façade : la Lancia bleu foncé à l'aile cabossée, une 504 fatiguée et une Volvo break. Nulle plaque de cuivre. Pas le moindre bruit.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 157
Je range ma tire dans l'alignement des autres et ouvre la portière de ma compagne.
- Si vous voulez bien m'accompagner, belle princesse. Elle descend en tenant le bas de sa robe plaquée contre
ses cuisses, la jolie gueuse.
D'une perfidie, ces gonzesses ! C'est pas encore tout de suite que je la saurai la couleur de son porte-jarretelles. Pourquoi les nanas se montrent-elles si sadiques avec nous autres ? Pour nous aguicher le mental, tu crois ?
Mon index enfonce un bitougnot de sonnette électrique si poussiéreux que je doute de son efficacité. Tu sais, le genre de bouton noir qui est devenu gris‚tre et comme poreux. Aucun son ne se produit et personne ne vient.
Alors je tourne le pommeau de cuivre piqué de vert-de-gris. «a fouette le renfermé, dans cette casemate. Le salpêtre pas dérangé, la pierre humide, le pl‚tre endetté. Effectivement, la maison n'est pas reluisante. Si elle ne comportait pas quelques meubles sans intérêt, elle ferait masure abandon≠née. Une petite réception aux carreaux disjoints. Une ban≠quette au cuir crevé et une méchante glace à trumeau qui a très mauvais tain la parent de leurs atours.
- quelqu'un ? je demande civilement, toujours très poli, toujours comme il faut, tu penses, élevé par ma Félicie, avec des principes de bon aloi, catéchisme, com≠munion privée, costume du dimanche, grande toilette deux fois par semaine, lectures surveillées et tout et tout.
Silence !
Non, pas silence. Faut s'entendre sur la langue française, merde, qu'à
force de tirer sur les mots par paresse d'en inventer d'autres, on finit par les disloquer, les malheureux. Personne ne me répond, voilà ce que j'entends par silence, sinon, on perçoit du bruit. Un bruit fait par plusieurs ani≠maux qui grognent et rognent et chienlitent de concert (faute de conserves).
Je me dirige vers une porte à deux battants disjoints, moulures rapportées mais ça tu t'en branles, et l'ouvre.
158 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
Le spectacle est, deux points : inattendu, stupéfiant, confusionnant, choquant, intéressant, plus tout ce tu vou≠dras et que tu pourras rajouter au crayon dans la marge après que t'auras appris ce dont il s'agit.
Figure-toi une pièce parquetée, qui fut un salon, proba≠blement (d'ailleurs un joli lustre-rouet subsiste au plaftard) et dont les volets sont fermés.
Mais le jour entre abondam≠ment par leurs fentes supérieures, éclairant la scène. Ici, pas de meubles : uniquement des matelas jetés au sol, une demi-douzaine, placés l'un à côté des autres de manière à composer un îlot capitonné. Et sur ce terre-plein moelleux (gr‚ce à la maison Simmons), partouzent cinq personnes en tenue d'Eve ou d'Adam selon la physionomie de leur hémisphère austral.
Je te dis cinq, mais la chose n'apparaît pas au premier coup d'úil, étant donné la manière dont ils sont entrelacés, ces chérubins. De même, pour déterminer les hommes et les femmes, il faut chausser ses besicles et bien avoir en mémoire les planches d'anatomie potassées au cours de ses études.
Si tous les gens du monde voulaient bien se becter le scroumoulard, à
l'instar de ces cinq valeureuses per≠sonnes, tu parles d'une chaîne d'amitié que ça donnerait, mon frère ! Tête-bêche, béchamel, méli-mélo et poils par≠tout ! Vive la mariée ! Trois gonzesses, deux julots. C'étaient ces messieurs-dames qui grognaient comme des ours bruns qu'arriveraient pas à dévisser le couvercle du pot de miel. Et qui poussent des soupirs nasaux étouffés par des pilosités foisonnantes. Et qui aspirent, refoulent, défoulent, s'agitent, claquent, pressent, caressent, fessent, détergent, pompent, grondent, tomadent des pieds, de la bouche et du cul, en grande superbe frénésie. Valeureux occupants de la brave vieille planète harassée.
Gardiens des traditions françaises. Sur l'instant, on voudrait apporter sa contribution, intervenir, aider, pousser, prêter main-forte, bite forte, s'employer, s'abandonner à l'altruisme intégral. En premier de cordée, t'as tu sais qui ? Le fils Michu-CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 159
Blumenstein, à qui une grosse rouquine aux nichons ram≠pants détartre vigoureusement la tubulure. Une autre demoiselle dont je peux pas distinguer le visage puisqu'elle s'est fait un loup avec le sexe de la rouquemoute, fou-gnasse le moulapaf de celle-ci. Elle est elle-même dégustée par un abonné au gaz qui me reste invisible pour la raison invoquée par sa partenaire. La cinquième personne est la seule à se singulariser puisqu'elle s'est placée à califour≠chon sur la partie inférieure du gars, jouant les voltigeuses équestres avec un brio d'écuyère à café. Elle fait du trot assis à l'anglaise, ce qui lui brimbale la laiterie et nous regarde survenir avec l'amabilité d'une commerçante bien disposée envers sa clientèle, ce qui est de plus en plus rare à l'époque de maintenant.
- Dépêchez-vous ! nous presse-t-elle, soucieuse d'en terminer au plus vite avec sa position de fourgon de queue
fourgonnant.
Et elle nous appelle aussi de la main, cette douce cama≠rade.
J'entends un cri, en provenance de derrière moi. Me voilà bousculé.
C'est la belle Patricia qui ne peut résister à l'appel de cette sirène. Les sens en feu, comme on dit dans les foyers catholiques, elle se précipite sur le matelas et se trousse devant la cavalière. Jambes écartées, ce qui ne facilite pas la descente aux enfers de son slip.
L'autre califourcheuse plonge sous la robe plissée de ma camarade, comme un photographe d'autrefois sous le chiftir noir de son appareil à pieds. C'est Patricia qui va prendre le sien, de la manière que ça décarre. Tout ce monde, ça ressemble à une grosse chenille ondulatoire. Au petit train fantôme. «a s'évertue en cadence. Chacun chope son plaisir o˘ il le trouve, en procurant celui de son prochain. Dans un sens, c'est beau. L'oignon fait la force. Maintenant, Patricia a décarré. Elle drive la tronche de la centauresse à travers l'étoffé de sa robe, bien l'axer sur son compucteur.
160 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
Et moi, dans l'affaire ?
Eh ben, moi rien. Je ne me sens pas une ‚me de partici≠pant. Le boulot me reprend, mon fieu. Oui, même au plus fort de la partouzette, j'ai le souci de ma mission !
Je contemple le fils Michu.
Se peut-il que ce soit vraiment là le pensionnaire disparu de Franck Rèche ?
J'ai h‚te de lui parler.
Et cela va être possible car sa biberonneuse vient de lui dégager les cumulus. Il se redresse, légèrement envapé par le dégagement de fumée de son conclave intime.
Titube.
S'approche, avec aux lèvres ce sourire évasif, mi-gêné mi-content du gus qu'on vient à l'instant d'éponger.
- Vous ne participez pas ? me demande-t-il. Il se baisse, ramasse une boutanche de whisky coiffée
d'un verre posé à la renverse sur le goulot. Une rasade tsoin-tsoin. Me tend le verre.
- A la vôtre !
Lui-même, sans attendre que j'écluse, porte la bouteille à sa bouche et se met à tétiner.
Bonne idée, ce coup de picole. «a délie la langue. Favorise les bonnes relations. Je me flanque un cul sec façon Russe blanc en exil. Blaouf !
Et puis voilà.
Voilà, voilà, voilà, voilà.
Voilà, voilà.
Voilaaaaaaaaaaaaaaaa.
CHAPITRE qUI N'EN EST PAS UN, MAIS qUI POURRAIT LE DEVENIR
«a sent les frites. Depuis qu'Antoine a grandi, ça sent toujours les frites à
la maison. On se croirait à la Foire du Trône. Ce petit bougre de bougre raffole des frites à m'man. Faut dire qu'elle les réussit comme pas deux, ma vieille. Son secret, je vais t'y dire : elle les plonge un premier petit coup dans l'huile bouillante. Un simple aller-retour, deux secondes, pas davantage. Ensuite, elle les essore sur un linge (y a des vieux torchons en fin d'activité qui ne servent qu'à ça, chez nous). Cela fait, elle les remet dans la frigousse jusqu'à ce qu'elles soient bellement dorées, ses patates. Dis à ta mégère d'essayer et tu t'en pourlécheras les salsifis. Tu comprendras alors combien c'est utile de bouquiner du Sana. Pas de l'argent perdu, mais du placement solide, à long terme, à long sperme. Reine de la frite, Félochette. On se mettrait à décher, recta je lui ouvre une cabane à
frites dans un quartier estudiantin et on mystifie les Rothschild en moins de deux.
De me voir débouler dans sa cuistance enfumaga, les bras lui en dégringolent, à ma chère femme de mère.
- Antoine, je ne me doutais pas que tu allais rentrer.
- quelle idée ?
- Depuis plusieurs jours que je ne t'ai pas revu.
- Moi ?
Alors là, elle me la coupe au ras du calice, la chérie. Je la défrime d'un úil inquiet. Tu vois pas qu'elle se mette gentiment à faire du home-trainer dans la Blédine,
162 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
maman ? Le machin précoce, là, comment déjà ? Sénilité ! Merde, quel mot !
Ah, non, pas elle ! Je veux pas qu'elle déraille, ma vieille poule, se mette à zonzonner du plaftard. Elle n'a pas l'‚ge, ni le physique. Une femme de cette acti≠vité, avec ce mouflet qu'on élève... Justement il se pointe en courant, l'Antoine bis. Me flanque son train de bois à roulettes dans les moltebocks, bing ! Ouille que ça ça fait mal !
- Bonjour, papa, il gazouille.
La bibise. Je me masse la guibolle endolorie par cet accident de chemin de fer.
- M'man !
- Mon chéri ?
- Pourquoi dis-tu que je ne suis pas rentré depuis plu≠sieurs jours ?
Elle s'arrête de retirer ses french fried potatoes du bac crépitant.
- Mais, Antoine...
- Hein, pourquoi, ma poule ?
- Voyons, Antoine, tu me fais marcher ! Tu sais bien que depuis trois jours tu n'es pas rentré ? Tu m'as télé≠phoné un matin pour m'annoncer que tu partais en Haute-Savoie...
- Moi?
Ses frites commencent à fouetter le cramé. Elle les sort précipitamment.
- Tu mangeras mon bifteck, dit-elle, ça tombe bien, je n'ai pas faim.
- Jamais de la vie !
Dis donc, ça sent mauvais pour le mental de ma dou≠cette, décidément. Via qu'elle achète plus que deux steacks au lieu de trois, à cette heure, alors qu'il était prévu que je rentre dîner ! Non, mais qu'est-ce qui se passe dans sa bonne tête, tout d'un coup ? Je ravale mon angoisse, me promettant bien de tuber à notre médecin de famille après le repas. Dieu de chiotte, pourquoi cette brusque calamité ?
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 163
On vivaitcorrectement, en s'aimant tendre. Et puis Félicie perd la boule !
Confusion mentale, voilà l'expression qui m'échappait. Elle fait de la confusion mentale ! Nous sommes frais. J'ai soudain des larmes dans la gorge.
Impossible de parler. quant à bouffer !...
- M. Bérurier a téléphoné à deux reprises dans l'après-midi pour demander si j'avais de tes nouvelles.
- Mais, maman...
- Mon grand ?
- Je le quitte à l'instant, nous avons passé toute la journée ensemble.
- Vraiment ?
Son regard panique. Sent-elle confusément qu'elle débi-goche ? Paraît qu'au début, les gens atteints d'amnésie ont le sentiment de dérailler et il est déconseillé de les effrayer en leur signalant qu'ils perdent les pédales. Alors, je la
boucle.
- A table ! crie maman.
- Des frites ! Des frites ! glapit Antoine 2.
- Puisque tu es rentré, va chercher du vin à la cave, mon chéri.
Car m'man ne boit un peu de picrate qu'en ma compa≠gnie, sinon elle se fout à l'Evian avec le lardon. Je des≠cends dans notre réserve. Tiens, au fait, je t'en ai jamais parlé de notre cave. Pas grande, mais bien garnie. Tous les bons auteurs : Montaigne sous forme de bordeaux grand cru classé, Rabelais avec les vins de Loire, Colette avec les bourgognes, Frédéric Dard avec les beaujolais, et Rousseau (pratiquement) avec les vins du Jura. Je me décide pour un petit cahors dont j'aime le r‚peux. Remonte, et qui trouve-je installé à notre table, puisant à pleines mains dans le saladier de pommes frites ? Bérurier, en personne.
- qu'est-ce qui l'arrivé, demande-je, tu as paumé les clés de ton logis, Gros ?
Le Mammouth engloutit quatre cent cinquante grammes de frites br˚lantes, ce qui le met en larmes, et les ayant 164 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
poussées dans ses profondeurs gr‚ce au porto blanc que vient de lui servir Félicie, s'écrie :
- C'est à toi dont j'aimerais poser la question. Tu me moules sans cris ni égards et j'ai battu la semelle à l'agence en attendant ton retour au sérail ou du moins un coup de grelot. A'v'c ça une Claudette en rogne qui m'a refusé jus≠qu'à la moind' petite pipe. C'tait gai ! Et pendant c'
temps, monseigneur, naturliche, s'embroquait la merveilleuse créature qui s'est pointée au burlingue, pas vrai ? M'sieur Bigzob y filait extase et reextase à cette poutrône, recon≠nais ? Hôtel des quatre gigots, j'
suppose ? Eau chaude et froide, Champagne cordon rouge et tagada-veux-tu-souf-fler-dans-ma-trompette, boug' de dégueulasse !
- Béru, je t'en prie, ma mère...
- Tu crois qu'elle y sait pas, ta mère, que son fils est un bouc-commissaire ? Un chibre à tête chercheuse qu'arrête pas de trouver ce qui cherche ? Mince, quand j'pense le turf qu'on a sur les brandillons avec c't' affaire Rèche qu'en finit pas ! Et pendant ce temps, m'sieur le dir-luche, le Don Casanova du pauvre, tringle la clientèle de passage. Et mégnace-gommeux je lis quat' fois de suite France-Soir au bureau, en l'attendant, avec une pimbêche de secrétaire qui veut pas sucer pour pas déranger son rouge à lèvres, pas se laisser brosser à cause que le plom≠bier est pas encore venu réparer, ni te faire la moindre pogne sous prétesque qu'elle s'est revenu les ongles. Moi, travailler dans des conditions pareillement semblables, je te le dis, Sana, je préfère carrément rempiler dans la Rousse officielle !
Il m'arrache la bouteille des mains, l'ouvre à l'aide de son couteau suisse multilames, et se sert. Puis il file une tape sur la main d'Antoine, lequel tentait de chiper une frite.
- Touche pas, l'arsouille ! gronde le dog de Bordeaux, c'est pas poli quand est-ce on est mignard d'aller piocher dans le plat avant qu'on vous aye servi.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 165
Ce sermon express terminé, Alexandre-Benoît empare délibérément le plat et bascule la moitié de son contenu dans son assiette, laquelle est inapte à
héberger un pareil
chargement.
- Béru !
- Mouais ?
Il gnafe, gnafe déjà. Et ça dégouline ' Et ça dégouline !
La gueule de Béru sur fond de friteuse, c'est un peu comme le drapeau français sous l'Arc de Triomphe, des Trois étoiles (les deux du Général plus celle d'avant). C'est fait pour, quoi. «a prend sa complète signification.
- Béru, pourquoi prétends-tu que je t'ai laissé poireau≠ter à l'agence toute la journée alors que nous y étions tous les deux ? Il s'écarquille.
- Tu te fous de m..., commence-t-il.
Puis, se ravisant :
- Ah, bon, t'as balancé des vannes à ma‚me ta mère pour des raisons privées et personnelles ? Félicie entre, munie de deux biftecks.
- Mangez, messieurs, fait-elle, il me reste une tranche de jambon au frigo pour le petit.
- Pas faim, m'man, tu peux lui refiler la mienne !
Bérurier cramponne les deux morcifs de barbaque.
- La viande, le soir, c'est trop lourd pour un gamin de quatre z'années, affirme-t-il doctoralement. Déjà, les frites, j'me demande...
Il attaque la bidoche. Je le considère, troublé. Pourquoi joue-t-il cette comédie ?
- Béru, de quelle affaire as-tu parlé, il y a un instant ? Il rote à
travers dix frites placées dans son clapoir comme des chevaux de frise devant une tranchée de qua≠torze-dix-huit.
- Delafrèche ! prononce-t-il.
- De la quoi ?
Déglutition générale. On croirait entendre tomber une 166 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
grosse enveloppe lestée d'échantillons dans la boîte à lettres réservée aux imprimés.
- De l'affaire Rèche !
- C'est quoi, l'affaire Rèche ? Il allait renfoumer des tubercules frits, mais ma question le neutralise.
- T't' fous de moi, mec ?
Le blanc de son úil pèse sur sa paupière inférieure. On y distingue une espèce de toile d'araignée rouge, avec, de-ci, dé-là, des traînées jaunes à
l'arrière-plan de la rétine.
- J'ai plutôt le sentiment que c'est toi qui te paies ma tronche, camarade.
- Pas du tout. T'es là, tu débarques, tu viens prétendre qu'on ne s'est pas vus de la journée alors qu'on ne s'est pas quittés, tu me parles d'une soi-disant affaire Rèche dont je n'ai jamais entendu parler...
Félicie pousse un cri.
- Seigneur ! Antoine, tu parles sérieusement ?
- Mais naturellement, ma vieille chérie. Je t'assure que ce soir, y a du bizarre dans l'air.
Elle s'approche de Béru, pose sa belle main blanche sur l'épaule en arc de futaille du Graves.
- Vous entendez ça, monsieur Bérurier ? Le Mastar se verse à boire.
- Ecoute, Sana, prends pas en mauvaise partie ce que je vais ('demander, tu te serait-il pas camé avec la gonzesse au tailleur orange de midi ? J' sais que c'est pas ton style, mais p't' être que des fois, juste un peu, manière d'essayer.
- quelle gonzesse en tailleur orange, Alexandre-Benoît ?
Son effarement me donne soudain l'impression de me trouver dans le coma sans le savoir.
- Y d'mande quelle gonzesse, ma‚me Félicie, ô mon Dieu, qu'est-ce y est arrivé ? T'as picolé, Tonio ? Hein, dis-moi, soye pas pudique, c' sont des choses qu'arrivent à tout le monde, même à moi. C'est ça, hein ? T'auras forcé sur
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 167
une charognerie quéconque, un alcool blanc, je parie, c'est les plus traites.
- Je n'ai rien bu d'autre qu'une Carisberg en sortant de l'agence. Gros. Et je me sens parfaitement sain d'esprit. S'il ne s'agissait de m'man et de toi, je penserais plutôt que vous me montez un papier carabiné, tous les deux.
Félicie est toute p‚le, avec le nez pincé.
Bérurier s'est remis à bouffer, fataliste, vite résigné à tout, le Dodu. La croque l'entraîne dans son torrent calo≠rique. Tant qu'y a de la mange, y a de la vie, pour lui. C'est l'organique qui le sauve. Ses viscères lui tiennent lieu de
socle.
- Ecoute, Antoine, mon chéri...
- Ma poule ?
- Tu te rappelles que vous arrivez de Haute-Savoie, M. Bérurier et toi, o˘ vous avez démasqué les agissements d'un odieux savant dont les expériences...
- qu'est-ce que tu racontes ? «a fait plus d'un mois que je n'ai pas quitté la région parisienne.
Elle ouvre la bouche, se ravise et sort précipitamment. Béru en profite pour flanquer un coup de manche de couteau sur le poignet d'Antoinet qui avait la prétention de piquer une nouvelle frite. Le mouflet, peu habitué à
ce trai≠tement digne des geôles anglaises de jadis, éclate en san≠glots.
Retour express de Félicie.
- Ou' est-ce que tu as, mon bijou ?
Le bijou désigne le Gros en braillant de plus rechef.
Ainsi mis en accusation, Béru explique :
- J'y ai admonestré quéqu' peu, ma‚me Félicie, rap≠port à un geste inconsidéré qu'il a eu, faut jamais transiger a'v'c les enfants, qu'autrement, sinon, quand on est vieux,
ils vous crachent z'à la figure.
Pélicie opine, malheureuse, tout en calmant subreptice≠ment la victime du Mammouth. Elle me tend un journal.
- Lis, Antoine !
Je déploie l'imprimé. Titre à la une : A Genève : un savant fou dépeçait ses victimes vivantes ! Sous-titre : L'ex-commissaire San-Antonio démasque ses odieuses expériences. Photo d'un mec d'une petite soixantaine d'an≠nées, un certain Klapusky. Photo de votre serviteur. Photo de la victime. Photo de ´ l'antre du monstre ª. Je lis.
Une affaire rocambolesque en plein.
T'as déjà visionné des films d'horreur ? Rien ne manque à ce scénario pour en fournir un gratiné : l'asile de fous, les malades kidnappés, le savant sadique, sa bande de péones dont le principal protagoniste est un Espago du nom de Miguel Sanchez ! Je tombe des nues. Baba, il est, le Sanétonné.
Je regarde la manchette du journal : elle porte la date d'hier.
Toinet ne chiale plus. Béni a achevé les deux steaks et s'octroie le restant des frites. Maman me couve d'un úil éperdu.
Je toussote, leur souris.
- Ecoutez, fais-je, j'ai bien l'impression que mes potes de la presse ont contusionné à la suite d'une erreur et glissé mon nom dans une affaire qui ne me concerne pas...
- Mais, Antoine, bêle ma gentille chérie à cheveux gris. Bérurier brandit la bouteille de cahors pour montrer qu'elle est parfaitement vide. Pélicie s'en empare et dit qu'elle va aller en chercher une autre. Le Gros en profite pour dégager la tranche de jambon sur laquelle pignochait Antoine bis. Ce que voyant, le chiare se refout à bieurler à en devenir noir.
Bérurier se grouille de morfiller le morceau de jambe de porc dont il a détroussé notre protégé et déclare :
- Tu sais combien j' sus pas partant pour les toubibs et toutes leurs conneries, grand ? Pourtant, j' pense que dans ton cas, vaudrait mieux aller consulter un núud-rologue, vu qu' t'as d˚ péter un fusible dans ton caberiot. Pas de panique, slave arrive des fois. Y t'ordonnera des trucs : des granulés, des tisanes de camomille, sais pas, et tu recouvri≠
ras la mémoire. A ton ‚ge, fatal ! Pour commencer, tu devrais faire un effort. Bordel, t'as pas pu oublier tout ce cirque, l'ami Franck Rèche, l'infirmière que t'as limée dans son parc, et le professeur avec ce pauvre fotebaleur qu'il avait desséqué à ne lui laisser que le cúur, le cerveau et le trouduc. Rappelle-toi comme c'était vachement hor≠rible sous c'te cloche de verre. Et les serpents, dis, tu t'en souviens des serpents ? Et puis le restant ? La vieille liqui≠dée dans le vestibule. Et Pinuche qu'a eu un accident. Et les parents au fils Patemouille que t'es allé rendre visite ?
Putain de Dieu, c'est pas possible qu'y n' te reste rien de tout ça ! T'as tout de même pas du roquefort à la place de la manière grise ! Y n' coule pas, ton cerveau !
Je me prends la tronche à deux mains. Je ferme les yeux. Sonde ma mémoire.
Je n'y trouve que la vie étale de ces derniers jours : la Paris Détective Agency, Claudette, toute seule depuis que sa copine nous a quittés pour épouser un représentant en machines comptables. Le train-train... Des gens qui viennent se plaindre qu'on les vole ou qui nous apportent des lettres de menaces. Rien de très intéressant depuis plusieurs semaines, à preuve : le Vieux envisage de nous réintégrer dans la Poule (ce que je refuse énergique-ment) sous prétexte que l'agence n'est pas rentable.
Le gars Alexandre-Benoît file le portrait du savant sadique tout contre la proue aquiline de mon adorable
visage. :
- Mais regarde-le donc, bonté divine ! Et ose pré≠tendre qu'il te rappelle rien.
- Rien, Gros. Je regarde, mais je n'ai jamais vu ce type-là.
- Merdre, ubut-il, on se croirait revenu à l'affaire Kiozett1, la fois que ces canailles te médicamentionnaient au point que tu savais plus o˘ ce que t'en étais. Seulement, 1. Cf : La vie privée de Walter Kiozett. Un chef-d'úuvre du genre. quant à
te dire de quel genre il s'agit, hein ?...
170 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
là ça pareil presque plus pire. Pas savoir ce que t'as fait ces derniers jours, et pas le savoir à ce point, sans vouloir te démoraliser le moral, y a de quoi s'inquiéter. Félicie lui tend une bouteille.
- C'était un repas chétif, mon pauvre monsieur Bérurier, je vais apporter le fromage.
- Tourmentez-vous pas pour ça, y a des snèques plein Paris o˘ je pourrai aller me terminer, ma‚me Félicie. Le cas à l'Antoine est plus épineux, dans un certain sens. J'lu disais justement qu'il doit voir un médecin, un pschitt-ana-lyste de préférence. Selon mon avis, c't' une simple ques≠tion de tuyauteries débranchées. On nous a tellement cogné sur la théière ces jours derniers qu'y doit m'faire une petite connerie de ce côté-là. Enfin, amenez toujours vot' frome-ton ; y a pas de raisons de se laisser abattre, et de tomber en digue-digue n'arrangerait pas les épinards...
Il finit notre plateau de fromages, cependant bien acha≠landé, vide la seconde bouteille ; croque six pommes rei≠nettes, un paquet de petits-beurre, seize morceaux de sucre en buvant son caoua et termine une sucette au caramel arra≠chée de force à Antoine bis.
quelque peu satisfait au plan stomacal, l'Enflure se grat-touille la nuque à l'aide de sa cuiller à café.
- Ma‚me Pélicie, attaque-t-il, vous auriez-t-il un lit de camp ou une chambre d'ami à me disposer ?
- Tu entends dormir ici ?
- Ecoute, gars, aux grands mômes les grands remèdes. Puisque ta gamberge flanche, on va te la réduquer bon gré la grève. Pinuche doit ('arriver à la gare de Lyon demain matin à six plombes et des poussières. On va aller l'attendre, moi et toi, nous deux. Des fois qu'en le vision≠nant descendre du dur ça te créera un choc et que tu recou≠vriras la mémoire.
Je ne réponds rien. Je suis maussade. Inquiet. Je sais bien que c'est eux qui se trompent, mais je n'arrive pas à définir pourquoi, ni comment, voire en quoi ? C'est comme
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 171
une sorte de conjuration obscure dont je serais la victime pour des raisons qui m'échappent. En moi, il y a un doute immense, une suspicion générale qui s'étend même à ma brave Félicie. Mais n'est-elle pas victime d'un sortilège,
elle aussi ?
- Non, Gros, on ne va pas demeurer ici, allons rou≠piller à l'agence, nous serons plus près de la gare de Lyon, puisque tu prétends que Pinuche doit débarquer aux
aurores.
Avant tout, besoin de bouger. Le regard navré et anxieux de ma mère m'accable comme s'il exprimait un reproche muet. Je constate qu'elle adresse des signes à Gradube, dans mon dos. De ces petits gestes peureux comme l'on
s'en permet au chevet des grands malades.
Antoine 2 qui n'a positivement rien briffé, gueule à la faim. M'man lui annonce un úuf coque. Bérurier voudrait attendre dans l'espoir de lui chiper quelques mouillettes,
mais je parviens à l'entraîner.
Une fois au volant de ma tire, je demande :
- A ton avis, Alexandre-Benoît, quel est ce micmac ? Il tire sur une crotte de nez de consistance souple et mal≠léable, en confectionne fort adroitement une sorte de ver de terre stylisé, comme pour ajouter à la répugnerie de l'objet, puis la consomme d'un clapement de clébard happant une
mouche.
- Si j' saurais seulement c' que t'as branlé c't' aprème, je pourrais mieux davantage me faire une idée. C'était quoi, la superbe gonzesse fringuée en orange ?
- Mais je n'ai pas bronché du bureau ! Et je n'y ai vu personne !
- Demain, Claudette te confirmera la visite de c'te morue. Gars. Mince, qu'est-ce tu tiens comme dose d'ou-blille.
Je cloque ma pompe au parking George V et on se rabat sur les Champs-Zé. Y a des queues de toute beauté devant les cinoches qui affichent du cul. Des tomobilistes insou-
172 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
ciants abandonnent leurs véhicules au beau mitan de l'ave≠nue. Des jeunes gens en jeans, coiffure afro, bouilles affreuses, déambulent en bousculant les passantes. «a grouille dans les cafés et les magasins sont éclairés abon≠damment. Je marche, mains aux poches, mélancolique tout plein, avec ce sentiment étrange d'occuper ma peau en squatter. Bérurier parle choucroute.
Moi je ne parle pas. Ne l'entends qu'à peine, à travers des épaisseurs de brumaille.
Tout à coup v'ià ton Santonio qui stoppe devant une petite boutique de frivolités-lingeries féminines.
Le Gros s'arrête aussi.
- quéqu' chose t'intéresse ? Tu veux t'déguiser en tra-velo, mec ?
Mes yeux sont rivés à un porte-jarretelles bleu p‚le, frangé d'une mince dentelle blanche et moucheté de brode≠ries représentant de délicates rosés.
Pourquoi ce sous-vêtement me fascine-t-il, que dis-je : m'hypnotise-t-il de la sorte ? Il m'a causé un choc. Une espèce de déclic interne. Et voilà que je le contemple désespérément comme s'il allait me révéler quelque chose. Je me répète, sur un rythme précipité :
´ Porte-jarretelles, porte-jarretelles, porte-jarre≠telles... ªEt on dirait que je fais s'ébranler un immense et lourd volant de limonaire. Il y a comme des craquements dans ma tête, comme de la musique, comme des bribes de chanson... mais ça n'arrive pas à partir franchement. «a se coince. Le volant se bloque, l'appareillage se paralyse, le silence revient.
Béru s'enrogne :
- Mais qu'est-ce tu maquilles, putain de Dieu ? T'es là devant ces harnais de souris comme un vieux découillé qui n'peut plus que convoquer des souvenirs. C'est pas encore de ton ‚ge, la fanfreluche. Si môssieur se met à frétiller devant une culotte vide, il va bientôt s'enrôler dans le régi≠ment des poches percées pour se pomponner coquette à tra≠vers le futal.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 173
II m'entraîne. Je le suis. Rue de Ponthieu, il connaît un petit estanco cordial o˘ l'on trouve une choucroute cor≠recte. C'est vrai que j'ai faim puisqu'il a nettoyé à lui tout seul la bectance de Félicie, le sagouin. On s'installe à une petite table garnie d'une nappe bonne-femme, sous une applique en bois tourné avec abat-jour de parchemin rouge. Le loufiat est un petit maigrichard à problèmes d'ordre pul≠monaire. Les revers de sa veste blanche ressemblent à la palette de Van Gogh. Je lui souscris une niçoise suivie d'une côte de veau aux nouilles fraîches. Béru prend, pour sa part, une choucroute garnie en guise d'entrée et un cas≠soulet comme plat de résistance. De la résistance, c'est son estom' qui en a.
- T'es vachetement fringant de la menteuse, técolle, r‚loche l'Hénorme ; comme bonnet de noyé, merci bien. Le chevalier Silence, ouais ! Si ce serait que ma compagnie te déplaît, aye le courage d'y dire, je m'éclisperais. Je stoppe sa mauvaise humeur :
- Laisse, je réfléchis.
- Faites t'excuse, docteur, j'avais pas remarqué. Et on peut savoir l'objet de vot' gamberge ?
- Un porte-jarretelles.
- «a, c't' une réponse à cent francs, si tu voudrais bien m'en refiler une à mille, je trouverais peut-être plus vite.
- Porte-jarretelles. Un point, c'est tout. Porte-jarre≠telles.
Il renonce. Son regard s'est de nouveau rempli d'une fraternelle inquiétude.
- J' voulais pas t'contrarier, fils. D'accord, porte-jarre≠telles. Je t'dis pas le contraire : porte-jarretelles y a, porte-jarretelles y reste, et alors, qu'est-ce qu'on en peut ? Vouloir extrapoler, ce serait idiot.
Casse-toi pas la nénette, mon loup. Moi, j'ai rien contre les porte-jarretelles, bien au contraire. Le porte-jarretelles, c'est l'ami de l'homme, et les grognaces d'aujourd'hui sont des belles fumières de se fout' des collants. C'est çui que tu matais dans la boutique 174 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
de t't' à l'heure qui te chancetique le cigare ? Je reconnais qu'il était very well bathouze. Tu voudrais que je t'l'offre ? Si ça peut te faire plaisir, aussi sec, demain, je vais te l'acheter. Le bleu, tu veux, ou bien tu préférerais une autre couleur moins voyante telle que rouge ou noir ?
Tiens, ma Berthe en porte un noir avec des paillettes dorées que tu ne peux pas savoir son effet bandatoire sitôt que tu l'aperçois. Magique. Le tricotin instantané garanti. Tu vas pas te mettre la cervelle en rémoulade pour un simple porte-jarre≠telles, dis, p'tit homme ?
La manière dont il me parle ! Ma parole, il me croit fou complet, le Gros.
- Dis, je ne me liquéfie pas du bulbe, mon père. Seulement, cette histoire de porte-jarretelles remue quelque chose dans mon esprit. Cela est tourmentant comme lors≠qu'on a la certitude d'avoir oublié un rendez-vous impor≠tant sans parvenir à se rappeler ce dont il s'agissait.
- Ah, bon, ben force-toi.
- Je me force.
Venant de la rue, le bruit caractéristique d'une collision d'automobiles.
Des voix s'élèvent, véhémentes. Je recon≠nais le timbre éclatant d'un chauffeur de taxi.
- Non, mais qu'est-ce qui t'a pris, dis. Vérole, de me faire une queue-de-poisson pareille ? T'as appris à conduire dans le Cantal !
Béru soulève un coin du rideau histoire de visualiser le désastre.
Effectivement, le driver d'un G 7 invective un gros bonhomme qui doit être violin lorsque l'émotion ne le bleuté point.
- Pas trop de bobo, estime le Gros : de l'aile en papier chiotte et du phare cassé, seulement.
Phare cassé, porte-jarretelles.
Très loin, dans les abîmes de ma mémoire, il y a des morceaux de phares Marchai sur l'asphalte d'une route. Je regarde ces débris de verre en songeant au porte-jarretelles de... De qui ?
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 175
Une odeur de choucroute.
Béru remet le couvert, à grandes gueulées préhensiles. Sa bouche, à
certains moments, ressemble à un intestin. Il ne mange pas : il absorbe. La nourriture part dans son alambic puissant, pour des transformations formidables.
- Gros !
- Siouplaît ?
- Claudette n'a pas de porte-jarretelles, n'est-ce pas ?
- 'Jord'hui, elle en avait pas. Un slip bleu, ça d'accord, mais pas de porte-jarretelles.
Il continue de choucrouter. Les strasbourgs éclatent dans sa clapeuse comme des ballons rouges au contact d'une flamme. Y a dégoulinances de part et d'autre. Il s'essuie la bouche avec sa cravate, n'ayant pas le temps de ramasser
sa serviette tombée au sol.
- C' d'v't' être 1' g'zesse, abouffe Bérurier. Puis, la choucroute étant chose fermentante, il rote fort dans le restaurant, ce qui nous vaut des regards intéressés
de la clientèle.
- que dis-tu ?
- Là, rien, j'ai juste roté.
- Mais avant ce cri du coyotte pris au piège ?
- Ah oui : je t'disais que ça devait z'être probablement la gonzesse qu'en portait. Encore sa fameuse gonzesse.
- Elle était trop jolie pour se compromettre a'v'c des collants, assure Béru en roulant serré une tranche de lard pour mieux se l'introduire. Un prose comme t'aimes. La forme des cuisses aussi. Vraiment ton genre. J' sus s˚r que t'auras grimpé cette súur, Sana. Il serait été impossible que ça ne se peut-ce. J'en suis à me demander si on te l'aurait pas espédiée pour t'aguicher et te subir un traitement de choc afin que ta mémoire aille à
dame. M'est avis que nos gredins ont pris peur et voulu gagner du temps.
Oui, ça y est, je tiens l'affaire par la crinière. La bioutifoule gueurle est venue à la pêche au Santantonio, se l'est embarqué dans 176 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
un endroit peinard et y aura fait gober de la purée d'ou-blille. Secoue-toi la tronche, bonté de Dieu ! Le porte-jarre≠telles, je te dis que c'était le sien. Remémoire-te-la, sapristi. Y a ben des choses qui te restent d'elle.
Tiens, les poils de son frifri. Blonds comme ses crins, ou noirs ? Ou rouquinos ? T'as oublié son visage, mais t'as pas pu oublier son dargif, tel quej' te connais ! Voyons, une cha-gatte, Sana ? De première qualité.
Rayonnante pour ainsi dire. Le mignon tablier de sapeur, bien frisotté ?
Essaie de te souvenir, mon Loulou. On n'a rien sans peine. Le porte-jarretelles qu'encadre le gentil bijou comme un rideau de thé‚tre ouvert ?
Rien que d' t'en causer, je crois m'en rap≠peler, alors toi qu'as s˚rement vécu la chose, c't' un jeu d'enfant. Un beau minou, ça n'a pas pu te sortir de l'esprit, voyons ! Regarde-moi bien en face, Santa, et t‚che de revoir son cul !
J'ai beau, rien ne s'opère.
- C'est le néant, mon pauvre vieux.
- Sa minouche, Tonio, sa gentille craquette, allons ?
- Le vide, je te dis. C'est toi qui crois que j'ai perdu la mémoire, en fait...
En fait, quoi ? Mon trouble me reprend.
- Ah, on peut dire qu'elle nous aura foutus dans l'im≠passe, cette biche, soupire Big-Pomme. Et il achève sa choucroute.
- Répète ! m'écrie-je soudain.
- R'pter quoi ?
- Tu as dit : elle nous aura foutu dans l'impasse, cette biche ?
- C' possib'. A cause ?
- Je ne sais pas, ces deux mots...
- quels deux mots ?
- Impasse... biche... «a me fait comme le porte-jarre≠telles.
- Tu veux dire, goder ?
- Non, mais une espèce de lointain remue-ménage CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 177
dans mon esprit. Un peu comme si j'allais avoir une révéla≠tion.
- Lourdes ! il jette, sarcastique, et de faire habilement grincer sa chaise pour trouver une rime immédiate au louf qu'il vient de balancetiquer.
Je redis :
- Impasse... Biche... Porte-jarretelles.
Un vrai poème de Prévert. Indiscutablement, j'emmaga≠sine quelque chose. Du matériel. Dans quel but ? Serait-il exact que j'aie eu une rupture de lucidité ? qu'un morceau de ma vie me soit sorti de la gamberge ?
En sortant du restau, au lieu de gagner tout de suite la Paris Détective, je propose au Surgonflé une légère virouze pédestre sur les Champs-Elysées, la prétextant digestive. En fait, je retourne, mine de rien, à ce magasin de frivolités bandoléeuses o˘ s'est produit le choc. Le porte-jarretelles est là. Et aussitôt, ma caberle crépite comme un compteur Geiger.
- «a vient ? questionne Sa Majesté.
- Ta gueule, par pitié, laisse-moi me dépatouiller de mon probloque tout seul, dans le calme et la concentration.
Un cloduche s'arrête, nous tend la main. Je lui attrique un bif et du coup, le traîne-lattes m'appelle camarade. Il m'explique son service dans la marine : Mers El-Kébir, la débectante flotte britiche, la toute belle vérole chopée à Singapour et le coup de ya pris dans le burlingue à Toulon, un soir d'escale... Je lui conseille d'aller arroser son passé, bien le faire mousser au gros rouge. Tiens ! Mais o˘ est donc ni car ? Je veux dire Bérurier-le-Preux. Nobody, Pépère vient de s'éclipser. Je mate alentour, la foule en manque de dis≠tractions qui se balade, d'un cinoche à un demi panaché, arpentant le ruban d'un pas lourd de vie fatigante. Et j'avise le Graves en grande converse animée avec une nana chétivement loquée d'une minijupaille passée de mode qui ne cache rien de ses bas ni des brides mousseuses de son porte-jarretelles. La souris, très évidemment (et treize à la
178 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
douzaine) est une dame-pute, pas mal de son corps, grande, avec des cheveux dorés coupés court, des lunettes d'écaillé qui lui donnent un petit aspect intellectuel et mettent du romantisme dans ses yeux cupides.
- Annonce-toi ! me hèle le Conquérant des trottoirs. Je m'approche.
- La petite coquine que voilà est d'accord pour prêter son con court à une espérience. Elle va viendre à l'agence qu'est à deux pas, tu as deux cents points sur toi, j'espère ? Tu les passeras dans les frais de burlingue.
- qu'est-ce que tu maquilles ? Je n'ai rien contre les aimables personnes qui font commerce de leurs charmes, mais je ne fais généralement pas appel à elles pour mettre mon compteur à zéro.
Béru enfonce son bitos plus bas que ses oreilles, d'un geste rageur, transformant sa bouille en une sorte de tête ailée.
- Chiotte ! a'v'c tes étemelles r‚leries. quand j' pense que c'est pour ton bien que je machine ! Viens, et écrase-toi deux minutes, si tu voulais bien, que je m'écoute un peu penser à tête reposée.
Notre trio fend la foule descendante.
*
11 il!- C'est chouette, comme taule. Vous vous mettez bien, les gars. Bon, alors, par lequel je commence ?
- Tu commences juste par aller dans la pièce d'à côté pour enlever ta jupe et ton corsage, répond Bérurier. Uniquement ta jupe et ton corsage, tu piges ? quand est-ce ce sera fait, reviens.
Le Gros me pousse dans un fauteuil. Il incline le lampa≠daire à 45 degrés, le faisant reposer sur une chaise, en veillant à ce que sa grappe d'ampoules soient dirigées vers la porte par o˘ est sortie la pétasse.
Après quoi il éteint la lumière et reste immobile. La prostituée réapparaît bientôt.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 179
Cueillie par les lumières cr˚ment braquées sur elle, elle met son bras en écran devant ses yeux.
- Hé ! à quoi vous jouez, les gars ? Je vous préviens que si c'est pour tourner un film pomo, faudra réviser mes
honoraires.
- Prends-toi pas pour Lise t'et Laure, ma grande, et tortille un peu du figne, manière de nous montrer qu' t'es pas une potiche chinoise.
En maugréant, la donzelle consent à adopter des poses qu'elle juge hautement suggestives et qui consistent à mettre un pied sur une chaise, puis l'autre, tout en faisant
des signes de dénégation avec son valseur.
- Le porte-jarretelles ! me chuchote Béru. Il est bath, non ? C'est un vrai. Dedieu ! Un des plus beaux que j'eus-saille rencontré. T'as maté ces fleurettes ? Et puis ces den≠telles ? Dis, elle charrie avec sa blondeur casque d'or, la Miss Tatebite, visionne un peu sa cressonnière comme elle est sombre. Une barbe d'Hindou, mon pote ! Lejulot à pas≠sion qui ne peut fader qu'avec une blondinette authentique, y doit être drôlement repassé
quand cette polka dégage son
slip.
La péripatéticienne rétorque vertement que son style, c'est justement cet anachronisme et qu'elle n'est pas montée chez nous pour subir les sarcasmes d'un goujat. Ce qu' entendant, Bérurier se h‚te de la calmer :
- F‚che-toi pas, poulette, je causais pour dire, il est impeccabe, ton crougnou et j'en ferais mon NoÎl tous les matins, espère. T'as la chagatte du siècle, ma gosse. Bien comme j'aime. Dimensionnée de première. Pas pendante, comme ce pourrait t'été son cas, vu le surmenage que tu lui subis. La cramouille de classe, style haute bourgeoisie. Remets voir encore un pinceau sur ce fauteuil, merci. Et sur le dossier, tu pourrais ? Ouais, elle peut, tu penses, souple comme elle est. Une vraie éliane, ce petit cúur ! Mince, t'as vu la manière bien continue que son frisottin communique avec son arrière-cour ? Oh, mais dis, elle me 180 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
p‚me le calbar, mademoiselle. Via que mon copain Popaul se met à
dévergonder. Je vas ressembler à une antenne, d'ici tout de suite, moi !
Est-ce la mémoire te revient, Sana ? Non ? Merde ! Tant pis, si tu permets, je vas m'éclipser avec madame dans mon burioche, que nos deux cents pions soyent pas totalement perdus. Faut l'amortir, Ninette. Finis de te dessaper, Charlotte. Vite.j'urge !
Et il se taille en débouclant son bénouze, raflant au pas≠sage sa conquête d'un bras sans réplique.
Je soupire. Les guignoleries du Gros m'ont agacé. Il est comme l'enfer, ce bon goret : pavé de bonnes intentions.
Je redresse le lampadaire et actionne les autres loupiotes d'ambiance.
ï
Les bas, le soutien loloches et le porte-jarretelles de la prostipute gisent en tas soyeux sur ma moquette. En émane un parfum agressif qui me flanque mal au cúur.
Je considère les hardes sans m'en approcher car elles m'inspirent une vague répugnance.
- Tiens, songe-je, il est blanc.
Et aussitôt, j'ajoute : ćomme, je suppose, celui de Patricia ª.
Alors j'émets un cri de fantôme écossais dont on démo≠lit le ch‚teau pour b
‚tir à la place un magasin à grande sur≠face. C'est terrible ce qui s'opère en moi. D'une violence de locomotive haut le pied qui continuerait sa course chez le chef de gare après que des éléphants aient réquisitionné son butoir afin de s'en faire des tabourets.
Cet impact ! Ce saisissement ! L'avalanche ! Malpasset ! «a manque emporter ma raison, ma santé, mes glandes, tout mon moi premier et tout mon moi second. C'est quasiment dévastateur.
Je me chope la calbombe pour essayer de neutraliser la sirène détraquée qui y lance la plus féroce des clameurs.
Je ne me sens plus la force de rester seul. C'est un incoercible (de plus en plus je vois ce mot employé, alors je vais le mettre un petit coup dans cette úuvre, pas avoir
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 181
l'air locdu) besoin de chaleur humaine, de soutien, de pré≠sence. Je me fais peur, si tu veux tout savoir.
- Béru ! Béru ! Béni !
Il est là, le cher vieux chéri. Admirable de présence. Besognant la brune blonde dans ce qu'elle a de plus brun. Elle se tient accoudée au bureau et lit une bande dessinée qui fait partie de la bibliothèque du Mastar. Lui, debout derrière elle, pistonne énergiquement, en grognant d'aise.
- Béru, ça y est ! «a y est ! lance-je.
- Moi, ça y est presque ! riposte le bouillant person≠nage.
- Tout m'est revenu !
- Moi, c'serait plutôt le contraire : tout va me partir ! Sans égard pour son imminente p‚moison, je continue de lui distribuer mon enthousiasme forcené :
- Le voile s'est déchire.
- Criez pas si fort, proteste la péripatétipute, vous allez me le faire déjanter.
Mais moi, éperdu de moi-même, riche de ma délivrance souveraine :
- Je me rappelle Frank Rèche, le professeur Klapusky, nos mésaventures genevoises, les parents Michu, la fille orange.
- Elle avait un baigneur forn˘de, hein ? r‚le Béru, plus attaché, en ce présent critique à des images érotiques qu'à
des exploits policiers.
- Du tonnerre. Gros.
- La moule fraîche comme chez Prunier ?
- Une merveille.
- Avec de la garniture blonde ?
- De l'or.
- Et le tout très sexy ?
- A ne plus pouvoir se retenir !
- Pas du tout le côté jambon persillé, comme ma Berthy et tant d'autres ?
- Non, du joyau digne de Van Cleef ou Cartier, Gros.
182 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
- Ouai ai ai ais... Je vois ! Maman ! Ah ! Hiiiiii ! Oh bordel de Dieu ! Je décarre... Ben remue un chouÔe, Ninette ! Aide-toi, merde ! J'enfilerais le bourrin de bronze à Jeanne d'Arc, sur la place des Pyramides, y r'muerait davantage mieux que toi, salope ! Tu le sens pas que je vais au panard ! Et ça voudrait la retraite des vieux et les alloca≠tions familiales, cette saleté-là ! Bouge, j' te dis ! Mais bouge donc, vérole ! T'es pas morte, si ?
Il se tait, se calme, court un moment encore sur son erre, puis, gravement, fait le pas en arrière réglementaire qui l'isole de sa partenaire.
Profitant de ce que sa franche connexion conserve encore pour un moment les apparences de la vie ardente, il l'essuie aux fesses de la fille.
Il maugrée, Bérurier. Post coÔtum animale vachement ronchon, je te le dis.
- C'est ben pour dire de gaspiller sa marchandise, dedieu de merde ! La conscience professionneuse est car≠bonisée de nos jours. Tu crois qu'elle aurait seulement levé le petit doigt pour bouger les miches, cette putasse ? Un vrai mannequin. T'entres comme dans une estation de métro. Et encore, une estation de métro vibre quand une rame entre en gare.
Ńon, elle a griffé notre carbure, ensuite, démerdenz'y, elle s'en lave le prose ! Bon, enfin on n'l'avait pas grimpée pour ça. L'essentiel c'est que la mémoire te soye revenue. A présent, raconte... ª
Nous congédions la dame au porte-jarretelles miracle et je fais à mon cher camarade le récit des péripéties qui mar≠quèrent ma journée. Te les épargne, vu que tu les sais déjà.
CHAPITRE D'OCCASION, MAIS EN PARFAIT …TAT. CONVIENDRAIT A PETIT ROMANCIER
D…BUTANT AUX DONS CERTAINS
Le bonheur de l'humanité est un leurre.
Et le leur c 'est le nôtre.
Et Lenôtre a fait de beaux jardins.
Prends-moi pour qui tu voudras. Et même - oui, même -pour ce que tu voudras, mais je compose ce ravissant poème tout en pédalant à fond la caisse en direction du Vésinet.
En banlieue, on dort tôt. A onze plombes tombées, ce sont les fenêtres des premiers étages qui brillent. Les rez-de-chaussée baignent dans l'ombre !
- Tu commences par quoi t'est-ce que ? demande Bérurier d'une voix o˘ rôdent des sommeils.
- Patricia.
- Tu la crois mouillée dans cette béchamel ?
- Faut voir.
C'est le larbin du mominge qui vient voir à la grille si j'y suis. Comme j'y suis, effectivement, il me demande ce que je désire.
- Voir Mlle Patricia d'urgence.
- Mais, Monsieur et Madame reçoivent ! objecte l'homme à tout faire.
- Ravi de l'apprendre, donc nous tombons bien.
- Ils ne peuvent abandonner leurs invités.
- C'est mademoiselle que je souhaite rencontrer. Vous me reconnaissez, je suppose ?
- Vous êtes venu dans la journée, oui.
184 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
Bérurier qui n'aime pas les parlementations prolongées s'arrache à la bagnole.
- Y renaude, ton saint-cyrien ? questionne le Valeu≠reux, faisant implicitement allusion aux gants blancs que porte le valet car tu sais combien les bourgeois sont d'un contact polluant, ainsi que le fait si justement remarquer l'éditorialiste de l'Humanité.
Est-ce l'hirsuterie du Gros qui impressionne notre molosse ? Toujours estil qu'il cède à nos instances, comme Rodrigue à son devoir, et nous guide jusqu'à la demeure.
Des ronrons de conversations, des bruits de verrerie entrechoquée, des rires. La fête bat son plein. Fin de repas mondain. L'heure que les nanas se racontent leurs gynécos et les messieurs leurs clandés.
Un instant s'écoule et un grand gros gonzier folichon comme un cageot de tomates g‚tées nous déboule sur le poil, l'úil mécontent, la lèvre déjà
tortue par des projets de r‚leries.
- Eh bien, messieurs, que signifie ?
- Navré de vous importuner, monsieur de la Grabotte, nous souhaiterions parler à mademoiselle votre fille.
- Elle n'est point t'ici ! «a m'échappe :
- O˘ est-elle ?
- Ah, ça, monsieur, commencez par vous nommer avant que de me poser des questions, dont l'indiscrétion frise l'impudence.
- Commissaire San-Antonio !
«a le calme à peine, un petit peu pourtant à cause de l'effet de surprise.
Il sourcille. Sa bouille éclairée par le repas fin ne me revient pas.
D'ailleurs, si elle me revenait je ne saurais qu'en faire.
- «a ne m'explique pas l'objet de votre visite noc≠turne, monsieur.
Patricia a eu un léger accident, ce matin. L'homme qui CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 185
l'a télescopée est impliqué dans une affaire criminelle et le témoignage de votre fille est essentiel.
- Patricia ! Vous la connaissez donc ?
- J'ai déjà eu le plaisir de lui parler.
- Entr' aut' plaisirs, jette perfidement Bérurier, lequel, oncque ne saura jamais pourquoi, croit le moment opportun pour éplucher et croquer quelques cacahuètes qui garde-mangeaient au fond de sa vague.
- Au diable si je comprends quelque chose à ce que vous me dites, gronde le père de la Grabotte, j'ignore tout
de cette histoire d'accident et je...
Il se tait, comme un qui vient de prendre un coup de corne de taureau dans les bijoux de famille.
- Mon Dieu, mais alors, ce serait peut-être ça !
- «a, quoi. Monseigneur ? s'inquiète Alexandre-Benoît en crachant un bout de coque de cacahuète sur le
gilet de notre hôte.
- Ma fille est actuellement en observation à l'Hôpital Américain. Elle présentait soudain certains troubles...
- Voulez-vous dire qu'elle a perdu la mémoire, mon≠sieur ? demande-je.
- Exactement. Comment le savez-vous ?
- Rassurez-vous, elle va la recouvrer incessamment. . Je m'incline sèchement et quitte le hall avant que le bon≠homme soit revenu de ses émotions.
*
* *Impasse de la Biche.
Nous l'arpentons à pas feutrés.
Ce soir, la grande grille closant la propriété du fond est fermée. Comme elle est haute et garnie de piques, je renonce à l'escalader, préférant faire appel à mon ami
sésame.
Un parc, t'as remarqué combien cela sent bon, la nuit ?
Des odeurs capiteuses de mousse et de branchages...
186 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
- T'es chargé. Gros ?
- A bloc, répond mon pote en pressant sa poitrine comme pour un début de crise cardiaque.
- Je vais m'arranger pour entrer dans cette carrée. Toi, tu attends. Si tu perçois du suif ou si je tarde trop à revenir, tu déclares la guerre à ton tour.
- Banco. Tu penses qu'il peut y avoir du grabuge ? Je m'éloigne sans répondre. ;
Bien s˚r, il y a le perron et sa double porte pontifiante. Seulement moi, pour les visites subreptices, je préfère
les entrées de service. Je suis un modeste de l'effraction, en somme.
Justement, sur la face ouest (ou sud, ou est, voire peut-être même nord, impossible de te certifier, j'ai oublié ma boussole dans le tiroir de ma cravate) de la maison, est une porte de fer, avec des vitres dépolies derrière le motif forgé qui représente des roseaux.
Cric cric-crac crac, te v'ià chez toi, mon biquet. Des relents de cuisine.
De bonne cuisine, façon truc-
muche à l'armoricaine. Il s'agit d'une office. Je trouve la réception sans coup férir. Tout est éteint, désert.
Un escalier garni de moquette. Premier étage. Obscur, à
l'exception d'un rai de lumière au beurre noir sous une porte.
Moi, les raies, tu sais comme j'en raffole ? De l'arrêt d'autobus à la raie culière, en passant par le rai de lumière. Mon vice !
Je fonce vers la clarté. Elle s'étale sur un tapis rouge. J'entends un bruit très faible, comme de source. Me penche afin de zyeuter par ce providentiel trou de serrure sans lequel on ne pourrait garder aucune femme de chambre à son ser≠vice. Ressens un choc. Suis surpris. Indigné, confusément. Bouillonnant d'une colère animale que tu partageras avec moi, je l'espère et y compte bien, quand tu sauras que je CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 187
vois une dame couchée à même le sol, avec un fort coussin oriental sous la nuque et un second sous les reins, en train de se faire pourlécher le trésor par un chien blanc. La pitié prend le pas sur la rage : faut-il que cette pauvre créature (je cause de la dame) soit infiniment veuve ou célibataire, inexpugnablement refoulée pour ainsi confier au lapage d'un canin ce que les canines d'un chaud lapin apprécie≠raient oultrement. La belle est labiale ! Le label de la bête ! L'Abel CaÔn-caha ! La belle jardinée. Faut-il qu'elle soit pleinement organique pour éprouver du bonheur à cette déshonorance animale ? Pour jouir d'une souillure aussi pauvrette. Si encore elle appelait le clébard Alfred, Gaston, Jules ou Manuel, on pourrait la croire aux prises avec de délicieuses réminiscences.
Mais non, elle l'appelle Médor,
simplement, tristement Médor.
Je tourne le pommeau de la porte. Entre. Le chien cesse de déguster sa maîtresse pour me faire front. Et elle, énamourée, le supplie :
- Continue, Médor ! Continue, mon chéri !
Le Médor, chien avant tout, s'avance vers moi. Loulou de Poméranie, ce sagouin, ça ne t'étonne pas, j'espère ?
Les pires viceloques de toute la gent canine. Il me jap-pote contre, sans trop y croire.
La donzelle est une grande merveilleuse brune, très brune entièrement. Pas de la première jeunesse, mais loin de la dernière. De la fraîcheur, si tu vois. Maturité, comes-tibilité, velouté, grain de beauté bien placé, fermeté, sala-cité, amen ! Bref, si j'avais l'habitude de finir l'écuelle des clebs, je lui sauterais dessus à genoux joints (juillet, ao˚t, septembre) ; seulement moi, merci, très peu, il m'arrive d'avoir un comportement de caniche, certes, mais c'est tou≠jours un rôle de composition, jamais un de décomposition. Tu le comprends ? M'approuves ?
Merci, garde la monnaie
pour ta peine.
- Navré d'interrompre les prouesses de votre amant, chère madame...
188 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
Elle se redresse du buste, les bras écartés pour maintenir son équilibre ; et les jambes aussi, par manque de présence d'esprit. Le genre d'étourdie qui laisse le magasin ouvert en allant faire des courses.
Elle paraît étonnée de ma présence, un peu inquiète, mais pas vraiment terrorisée, sans doute parce que, gr‚ce au ciel et à m'man qui m'a d˚ment fignolé, je ne possède pas une bouille qui guérit les hoquets récalcitrants.
Le loulou poméranien frétille de la quouette, en signe de bienvenue.
- Vous avez là un petit compagnon très affectueux.
- Médorrr est un amourrr, me roule-t-elle les ´ r ª d'une voix langoureuse, suave, saupoudrée de loukoum et parfumé de senteurs orientales.
Pas de doute : un tympan aussi exercé que le mien iden≠tifie le timbre de la personne qui a répondu à l'appel de Patricia.
Je constate que la chambre, d'un exquis mauvais go˚t, capiteux, capitonné, froufroutant et tout, est tapissée de photographies de chiens. Une vraie salingue, cette grand-mère : elle baise à courre. Ameute les meutes. La bouillave, pour elle, ça démarre au son du cor : taÔaut, taÔaut... Beaucoup de races sont représentées: basset haount, fox-terrier, dalmachien, saint-bemard, épagneul breton, etc.
- La galerie de vos séducteurs, je suppose, chère madame ?
- J'adorrrre les chiens, avoue-t-elle, Elle ajoute, en appuyant fort avec l'úil :
- Les hommes aussi, d'ailleurrirs. Comblé de l'apprendre. Donc, un garçon en parfait état de fonctionnement a également sa chance avec elle ?
- Et lequel de ces casanovas à quatre pattes a-t-il eu vos préférences ?
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 189
Elle me montre spontanément un poster géant qui occupe un panneau complet de la chambre et déclare :
- Flick !
Rien d'étonnant : c'est un braque !
- Il était étourrrrdissant, s'enthousiasme la dame nue et lui, il me faisait vrrrraiment l'amour.
- Compliment, un sacré bonhomme. Vous avez des enfants ?
- Non.
- Dommage, j'eusse aimé les connaître...
- Vous êtes un cambrioleurrr ? demande-t-elle, sans la plus légère nuance d'angoisse.
- Pas le moins du monde, chère madame, en ai-je l'ap≠parence ?
Elle sourit, fait la moue :
- Existe-t-il encorne des apparrrences, de nos jourrrs, et peut-on s'y fier ? qui êtes-vous ?
- Mon nom est San-Antonio, et je suis policier. Elle referme instinctivement les jambes, transformant sa belle moule angora en triangle de panne.
- Je sais que cerrrtains policiers se perrrmettent bien des choses, mais j'ignorrrrais qu'ils pénétrrrraient de nuit chez les gens, parrr effrrraction.
Elle se relève. Elle a tort car la nouvelle position adop≠tée permet à ses fesses de tomber, et elles tombent dru, comme des poires m˚res par vent d'orage. Décidément, elle bascule dans la vioquerie, la chérie. Avec un je-ne-sais-quoi d'encore très comestible, voire de tentant. Elle doit, en dehors de son chenil, connaître des trucs pas mal pour les longues soirées à la campagne. C'est la damoche idéale quand tu déboules seul‚bre, par une fin d'après-midi d'automne, dans une hostellerie de province dont elle est la patronne. Tu lui offres un glass lorsque la serveuse est allée se torchonner et tu lui places les premières atteintes der≠rière le rade en l'affirmant qu'elle est follement désirable.
190 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
La voici qui cramponne une vague robe de chambre très vague et floue comme la notion de Dieu dans la cervelle d'un premier communiant, la passe négligemment, en pre≠nant soin de laisser le devant largement écarté.
Elle s'assoit sur le lit, me désigne un pouf tendu de soie broutée, tout proche du plumard, et murmure :
- Je vous écoute, car je suppose que si vous êtes ici sans intention de dérrrober quoi que ce soit, c'est pour me dirrre quelque chose ?
- Erreur, douée madame, c'est vous qui allez me dire quelque chose.
- Grand Dieu, qu'aurrrais-je à dirrre à un policier ? Son cador blanc, privé, revient à la charge et lui file son bouchon de radiateur dans l'entrejambe.
Madame lui flatte le couvercle mais refuse la caresse :
- Laisse, Médonrrr-grrrrand fou, plus tarrrrd ! Déçu, l'animal se rabat alors sur ma braguette.
- Ah, non ! exclame-je, secteur réservé aux dames, mon loulou. J'aime bien les truffes, mais pas dans mon slip.
Comprenant que mon calbute est un lieu o˘ la main de l'homme (la mienne exceptée) n'a jamais mis les pieds, le clébard va piquer un roupillon sur la descente d'Ulysse :
qui dort bouffe !
- Vous connaissez, je crois, un certain Philippe Dauphin, chère madame ?
Elle pouffe.
- C'est la deuxième fois qu'on me parrrie de ce garrr-çon aujourrrrrd'hui.
C'est un jeune arrrrchitecte qui trrrrra-vaille pourrrr mon marrrri.
Comme tu le remarqueras en me lisant, elle ajoute davantage de ´ r ª à
certains mots parce que tu penses bien que je vais pas m'amuser à les compter en le retranscrivant. Déjà beau que je me donne cette peine.
- Vous le fréquentez beaucoup ?
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 191
- Moi ? Pas du tout. Je l'ai vu quelques fois ici, il amenait des plans et en discutait avec mon époux.
Elle s'abstient de rouler les ´ r ª dans la phrase ci-dessus, étant donné
que celle-ci n'en comporte pas. Faute de ´ r ª, elle roule un peu les ´ 1
ª, mais je ne vais pas t'entrer dans les menus détails, sinon, à quelle heure tu sor≠tiras de ce polar ?
- quels travaux exécute-t-il ?
- Je n'en sais fichtrrre rien.
- Dans quelle brrrranche travaille votre mari ? Là, c'est moi qu'ai roulé
les ´ r ª par contagion, car rien
ne se contracte plus rapidement qu'un accent, à part la vérole et le rhume de cerveau.
- Les Laborrrratoires Punta...
Je réagis bien. C'est-à-dire que je parviens à ne marquer aucune réaction.
Laboratoire ! Mot magique. Via la connec-tion avec feu le professeur Klapusky.
- Vous êtes espagnole ?
- Mon époux l'est, moi je suis égyptienne de nais≠sance.
Bon : laboratoire et espanche. Le chauffeur du profes≠seur était espago. Je te répète que ça enchaîne, mec. Je sais quand la carburation s'opère harmonieusement. Y a pas de coup à férir. Le moulinet dévide son fil sans heurt. C'est de
la bonne marchandise.
Je pressens des choses qui tourniquent dans mes profon≠deurs mentales. Une tortillance de vers en paquet dans une boîte à idée percée de petits trous.
Un grouillement d'idées inabouties, de pressentiments vagues, de fulgurances pas suffisantes pour éclairer la scène. Tout ça clignote. Mais j'arrive pas à coordonner en plein. C'est comme si t'es≠sayais de lire la bible à la lumière d'un phare tournant d'ambulance. Des bribes, des brimborions. Rien, quoi ou
presque...
- Il y fait quoi, votre bonhomme dans son laboratoire, merveilleuse descendante de Néfertiti ?
192 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
Elle roucoule en trémoussant le fion.
- Oh, comme vous êtes excitant, beau policier. Mon marrri ? Il fait des rrrecherches...
- Et il trouve ?
- Il trrrouve, il exploite, tout ça, ce sont ses prrro-blemes, moi je ne m'occupe de rrrrien.
- O˘ est-il en ce moment ?
- Un dîner d'affairrrre.
- Il va rentrer ?
- Naturrrrellement. Pas encorrrre. Si vous étiez dans la même humeurrre que moi, nous aurions le temps de fairrrre des choses terrribles. Je vois à
votre nrrregaiTrrd que vous aimez les choses terrribles en amourm-r, vm-ai ou faux ?
- Gagné !
- Alors, j'ai drrrroit à un gage ?
Avant que j'eusse eu le temps d'interposer, elle m'est tombée à genoux devant le pouf et, suivant l'exemple de son molosse d'alcôve, me file le pif contre le paf. Pouf !
Je me recule. Trop promptement. Un pied du pouf se prend dans le tapis et je tombe maladroitement à la ren≠verse. La dame d'Egypte (tu parles d'une plaie !) me saute dessus à cheval, tête-bêche. Je découvre un panorama en friche. Pas tentant pour une livre égyptienne. Elle a le Nil marécageux, Mémère. Le delta du Pô, on dirait plutôt. Et puis la chair de ses cuissots trembille comme une voile quand tu vires de bord. Et y a aussi son prosibe en forme de sacs pas remplis, t'imagines ? Bref, je regrette de ne pas être resté devant mon Dubonnet. Vorace comme tu la sais, elle m'inspecte la housse à fl˚te, la mère Moulapine. Ce coup de main pour te décapsuler un futal ! Vzzzzloup ! Servez chauve ! Le goumi farceur ! Elle me virgule son éteignoir sur le cierge magique, pas qu'il dégage trop de fumée. Son arrière-train de marchandise vient, à la recu-lette, solliciter ma bouche de ma haute bienveillance. Je ne la lui accorde pas. Cette personne me colle de l'émoi dans la partie sud, et de l'effroi dans la partie nord, comment
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 193
expliques-tu ça, tézigue-p‚te ? Je fais de louables efforts pour dégager mon buste. Lui refoule inexorablement le popotrain à deux mains. Le côté : ńon madame, pas ce soir, ma maman m'attend ª. Mais elle est obstinée comme toutes les vieilles femelles en rut. Elle veut, et par consé≠quent, elle insiste. ´ Toto, mange ta soupe ! ª Merde, ça va pas aller de la sorte toute la vie, non ? Alors faudra tou≠jours subir ? Du premier biberon à
l'extrême-onction ? Se soumettre par peur ou lassitude ? Bouffer de force des panades, de l'huile de foie de morue, des leçons de gram≠maire, des culs, des cons, des couleuvres, des pages d'his≠toire, de la soupe à la grimace ? Oh, mais c'est que je veux plus, moi ! Je garde la fin de mon appétit pour bouffer, la terre qui blanchira mes os. Marre, à la fin, d'être sans cesse partant, étemel volontaire enrôlé de force dans le régiment des soumis. J'ai des droits à être moi-même, non ? Je les ferai valoir, juré, décidé, obligé. Avant qu'il claque aux vents des épopées, les étendards de la révolte commencent par germer à l'ombre des cúurs meurtris.
Une naissance, c'est tout petit, et ça passe inaperçu. Seulement elle se transforme en présence, la naissance. Alors je réponds pré≠sent, moi, Santonio. C'est mon heure, mon bonheur, ma bonne heure, j'ai l'heur de vous le dire à tous, toi, les autres, monstres empaffés qui allez dans la carrière aux aînés en file indienne achever de vous faire mettre, enquiller profond dans l'oigne le chibre féroce de la tradi≠tion de misère, allez, boum ! je te fous un point à la ligne,
que tu puisses respirer.
La vioque, plus je la pousse, plus elle m'agresse des miches. Veut co˚te que co˚te me l'empl‚trer sa figasse à crinière, sale morue ! J'arc-boute à
l'extrême. Mais c'est lourd une vieille garce apesantie sur ton poitrail.
Et c'est neutralisant, la manière péremptoire qu'elle t'investit Dudule, l'arrache à sa tanière pour lui faire exécuter un gentil numéro de cirque, tout droit sur ses pattes de der≠rière.
Je me mets à gueuler ferme après la dabuche. L'ordonne de filer de moi d'urgence. que j'étouffe et qu'elle va s'étouf≠fer aussi avec mon pilon à
clitos en pleine turgescence. Seulement, ces bougresses flasques, les insultes les survol-tent, pis qu'une vieille tantouze traitée de tantouze par un camionneur dont le tee-shirt chlingue la ménagerie en grève.
«a lui flanque des roucoulances, mes ´ vieille salope, espèce de truie, fumière, charogne vivante, putain faisan≠dée ª et autres trucs de ce genre qui me partent de l'esprit inventif sans que j'aie à les chercher.
Tout à coup, je me mets la bramante en sourdine ; le niveau sonore à zéro.
Tu sais quoi ? Un petit machinchose de rien du tout que je viens d'apercevoir au plafond. Un trou ! Moins grand que celui que la mère Hônisoa quimal y Panse me présente d'autorité. Un trou comme pour fixer la suspension, et puis on n'a pas fixé de suspension et pas rebouché le trou, tu mords ? Et mon extraordinaire instinct m'avertit que quelqu'un regarde par ce trou. Je le sens habité, voilà la vérité. Il constitue une sorte de présence ; le prolongement d'une présence, comme c'est le cas d'un périscope. Et vite, ayant réalisé, je détourne mon regard. Je reviens à mes moutons. A mon chaton, le gros minou de la mère Bouffemi qu'elle voudrait m'en laisser les restes après Médor, l'horreur. que pourquoi je finirais pas l'écuelle à son glouton, du temps qu'elle y est ? Canigou, je préférerais, parole ! D'ailleurs je connais des restaura≠teurs qui ont assis leurs réputations dessus, en le servant à leurs clilles nappé de crème fraîche et de champignons de Pantruche ; dans un plat d'argent, tout passe.
L'Egyptienne m'entonne le Chant des Pyramides. Faut que j'agisse vite. Une idée... Au lieu de tenter en vain de la refouler, je la laisse me bloquer sa poilerie sur le pif. Je coule ma main droite sous ses blagues à fesses, jusqu'à la poche de mon veston. Mon briquet. C'est pas galant, je conviens.
Tu vois, je fais noisette honorable, ne cherche pas à biaiser en levrette. Est-ce qu'on leur cause de Jeanne d'Arc en Egypte, tu crois ? S˚rement. Simplement, ils l'appellent Nasser au lieu de Jeanne. Du pouce j'actionne le cambuteur. «a gaze ! Et ça enflamme ! Je sens la chaleur dans ma main. Je rapproche un peu de son baquet. Elle se rend pas compte tout de suite de l'imminence, ayant par nature le feu au cul. Mais lorsque la flamme lui mord le
prose, elle s'écrie :
- Chérrrrri, mais qu'est-ce que vous me faites de si bon !
- «a, je réponds en déplaçant mon briquet.
Via que son vieux grognard se met à cramer. Un faux mouvement de ma part, je le jure sur l'honneur. «a fouette la barbe en flammes dans la pièce. Le br˚lis agricole. La vieille bondit en hurlant vers sa salle de bains o˘
elle est assurée de trouver une borne d'incendie. Changement de pompier, pour lors.
En ce qui me concerne la part, moi je trace hors de la chambre. J'ai repéré un deuxième escalier au fond du cou≠loir. Il mène au second étage, tu l'auras deviné avec cette sagacité que t'as fini par contracter à ma lecture. Je grimpe quatre à quatre en me renfouillant Coquette qui me bat la
breloque.
J'avise une rangée de portes. Heureusement que j'ai le sens de l'orientation. quel topographe j'eusse fait si je m'étais mis topographe ! Faut dire qu'entre les deux niveaux, t'as pas de mal à
retapisser la carrée située au-dessus de celle que je viens de quitter. J'y cours, en tourne
le loquet. Fermaga. Toc-toc.
- qui est là ? demande une voix masculine.
- Ouvrez !
- Mais...
- Police !
On ouvre. Je me trouve devant un type en pyjama, maigre, un peu vo˚té, il a de longs cheveux noirs qui lui pendent de chaque côté du visage, un nez tout biscornu, l'úil flétri, la bouche en guidon de course.
- qui êtes-vous ? lui demande-je. GaÎtano, le valet de chambre. C'est votre piaule, ici ? Ben, oui, je donnais...
Je considère le plancher recouvert d'une carpette à bon marché. M'accroupis et l'arrache. Le trou est là, bien net dans le méchant parquet.
- C'est pour remplacer la télé ? demande-je au vale-ton. Il se trouble et bredouille.
- Mais, ça y était...
- Vous regardez tous les jours votre patronne assouvir ses passions ?
Il hausse les épaules, détourne son regard de navrance. Tu remarqueras, sur les publicités des montres, les modèles représentés indiquent toujours 10 h 10, parce que c'est la position la plus optimiste des aiguilles, et puis ça compose le ´ V ª de victoire. Jamais tu les verras marquer 8 h 20. La bouille à GaÎtano marque continuellement 8 h 20, et même 7 h 25 quand il est contrit comme en ce moment.
Je lui souris.
- Une vraie salope, hein, la vieille ? Je parie qu'elle vous viole aussi à
l'occasion ? Il se racle la gorge.
- qu'est-ce que vous me voulez ?
- Il y a longtemps que vous travaillez dans cette maison ?
- Oui...
Je voudrais poursuivre, mais une détonation claque dans le parc. Un coup de feu. Il résonne dans le silence nocturne, longuement. Je bondis, pensant à
mon Béru de faction sous les frondaisons.
- Attendez, monsieur, attendez, il faut prendre garde ! s'écrie le domestique.
Tout en parlant, il ouvre une armoire de bois blanc.
^K^^^^^
clou- Eh bon, dites donc, vous êtes paré pour attendre les
"T^efas .murmuretemateur en me braquant.
ESP»CE DE NOUVEAU CHAPITRE
Ce qui suit pourrait faire l'objet d'un livre à part, mais comme je ne chipote pas, je vais l'inclure à celui-ci. T'as des romanciers, d'un sujet de conte ils font un roman-fleuve. Des plumitifs déplumés du cigare qui n'ont que leur vie à raconter et qui, quand ils l'ont finie, la recommen≠cent. C'est fou ce que l'imagination est rarissime à notre époque.
C'est à ce point que j'arrive plus à bouquiner. Lire quoi ? Des branlettes ? Y a que les nubiles qui s'intéressent aux poils de cul. Je suis trop velu pour. Moi, pas pour me vanter, mais je surabonde de la gamberge. Je m'écouterais, n'arrêterais plus. T'en foutrais à t'en coller une indigestion, à t'en faire dégueuler dans mes marges si minces du fait de ma générosité. Elle me terrifie, l'ininvention de mes tem-porains. C'est grave, tu sais, cette sécheresse qui conduit à l'absence. En politique, dans l'art, dans la qualité de la vie comme ils disent dans tous les compartiments, ça sclérose nettement, non ? Y a de plus en plus d'hommes sur mon globe, mais ils sont de plus en plus vides. On dirait des car≠tons à úufs empilés. Creux, je te dis. Légers. Néantesques. Barbe-à-Papa, oui, voilà bien le héros moderne. Du vent malléable, sans densité véritable. Il a doucement balayé d'Artagnan, Ivanhoé, Lemmy Caution. Fini, Zorro, il n'ar≠rivera plus, il est reparti, pour toujours ; et Tarzan, et Maigret, Pardaillan, consorts, consúurs. Marquise des Anges, Caroline Chérie, tout le beau folklore : terminate ! Dorénavant : Barbe-à-Papa ! Barbe-à-papa for ever. Barbe-à-papa, président. Barbe-à-Papa chef de l'Opposition, de l'exposition, des suppositions. Barbe-à-Papa, de l'Acadé-CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 199
nue Barbe-à-Papa, prix Concourt ! Barbe-à-Papa, papa, le pire !
- Ceci pour en venir à quoi ? questionne-je en mon≠trant l'arme, histoire de me donner une contenance.
- A vous prier de ne plus bouger, répond GaÎtano.
Venez vous allonger sur mon lit !
-Je risque de m'y endormir.
- Un lit est fait pour qu'on y dorme. Allons, pressons 1
J'hésite. L'angoisse me mord la tripouiÔle. «a signifiait quoi, ce coup de pétard dans le jardin ? Est-ce le Mastar qui a défouraillé ? Ou bien, au contraire, lui a-t-on balancé
le potage ?
La mitraillette de messire GaÎtano brille comme un vieux meuble encaustiqué à la lumière parcimonieuse de sa lampe de chevet.
En soupirant, je m'approche de son plume, mais tu parles que j'ai ma petite idée de derrière (et même de devant) la tête, moi, l'aminche '. Santonio, c'est pas une cuiller à soupe que tu manipules à ton gré. Regard d'aigle, esprit de décision, réflexes fulgurants, souplesse de billet
de banque, les muses ont pas lésiné.
Le larbin à pétoire n'est pas un novice. Il a pris du champ pendant ma manúuvre, pas risquer un coup fourré du beau flic. Et sa seringue pointe obstinément en direction
de mon nombril, adorable cible.
- Dois-je ôter mes chaussures ? je ricane.
-Inutile, je ferai le ménage.
Je m'allonge donc, ainsi qu'il le souhaite, bras ballants.
Et c'est sur ce détail que j'attire ton attention, au moyen d'une gaffe si besoin est. Bras ballants. C'est t'expliquer que mes deux rames pendent de part et d'autre du pucier. La main droite, dans le mouvement, a cueilli le fil de la lampe de chevet. Je tire dessus un bon coup et l'obscurité se fait. J'attends pas, tu penses, Hortense ! Dans le même temps que la pièce plonge dans le noir, moi je plonge dans la ruelle du lit. Et comme j'ai raison ! Sinon j'aurais orai-
200 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
son (funèbre). Car ce sagouin déguisé en saligaud n'hésite pas. Vraoum !
Tout de suite la fumée ! S'en faut d'un trilliardième de poil que je déguste. Le vent du boulet, tu peux dire qu'il me décoiffe. Heureusement, je suis déjà sous le pieu. Mais j'ai eu la bonne idée de pousser un cri agonique au moment de la rafale. Elle était si parfaitement réussie, ma complainte funèbre, que GaÎtano, le bon apôtre, ne doute pas un instant de m'avoir rectifié. Il grom≠melle des choses en espagnol, genre soliloque du tueur ayant tué. Il veut redonner la luce car il en claque de buter avec une canne blanche, le trésor. Alors il se penche et t‚tonne pour trouver la prise. En fait de prise, c'est à la mienne qu'il a droit. Prompt comme un lézard (que tu peux venir chatouiller si ça te chante, madame), je cramponne sa main p‚le dans la nuit. Et je tire à fond, plus irrésistible≠ment que lorsque j'ai arraché la douille. L'effet escompté se produit. Il cogne du bocal contre le montant du lit. Sans respirer, me v'ià
qui soulève le plumard en m'arc-boutant, comme Jean Valjean soulevait le char embourbé pour dégager ce pauvre charretier à la con et se faire retapisser par l'inf‚me Javert à la rancune si implacable qu'il y a de quoi s'en taper l'Hugo contre la commode. Je déplace le lit, m'affale. Un bruit du genre flasque, comme quand tu roules à vélo dans une bouse de vache. Et puis un r‚le. Je me dégage, me faut un certain lapsus de temps, comme dit Béru, pour piger la résultante de cette action fougueuse. Eh ben, mon pote, c'est du positif. Le pied du lit est retombé juste dans le creux de la nuque à GaÎtano. Et si je ne com≠mets pas d'erreur, au plan estimatif, je suis prêt à te parier un saint-honoré contre les Honoraires de Balzac qu'il est bel et bien décédé. Ce qu'on est peu de chose, t'avoueras ? Un pied de lit et pouf ! bonsoir tout le monde. On ne devrait jamais sortir de chez soi, comme disait un fútus.
Me reste plus qu'à ramasser la mitraillette pour aller voir ailleurs ce qu'il advient.
«a cavale fort dans la maison. Et dès lors, mon ‚me se CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 201
serre, car je suppose que le Gros a subi la loi des surve≠nants, comme on dit dans l'Equipe, le quotidien de
l'élite... cycliste.
Une voix demande en espagnol de la région du sud-est de Madrid :
- qu'est-ce qui se passe, GaÎtano ?
Un gonzier drôlement diabolique, c'est ton Santantonio chéri.
- Ahahaha... fait-il, en imitant le cri de l'apprenti défunt.
Après quoi, il se planque dans le couloir, derrière une grosse commode horriblement Louis XV de l'année der≠nière à Marienbad.
Un murmure au premier. Puis un pas dans l'escadroche.
L'ombre de l'arrivant le devance. Le zig débouche sur le palier du deuxième floor (du côté de Saint-Flour). Un pru≠dent. Il reste plaqué au mur. Il tient un perforateur de bidoche à la main, un bien gros, un énorme, un qui fait mal et que je devine gavé de grosses pralines toutes prêtes à
prendre leur envol.
Il attend, hésite... Je retiens mon souffle. Mais ne vais pas pouvoir le retenir plus d'un quart d'heure, cet impé≠tueux. J' sais pas si t' es comme moi, mais sans oxygène, je suis bon à nib. Y en a d'autres, c'est le café
ou le calvados, mézigue : l'oxygène. Alors, au bout de pas si longtemps que ça, je me paie un bol d'air. Le mec a de l'instinct. Il me devine et, avec une promptitude de n'importe quoi qui est très prompt, s'annonce et appuie sur sa détente.
Il est plus prompt, je te répète, que la langue de camé≠léon la plus prompte, mais hélas pour sa pomme, il l'est moins que Sang en Tonneau.
Lequel fait déjà ronronner sa moulinette farceuse. Si bien que lorsque le gus s'appuie sur la détente de son composteur, il est déjà passablement mort et que ses bastos pratiquent de nouveaux trous dans le plan≠cher.
Rien qui te rende dingue comme la poudre et le fracas 202 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
de la mitraille, mon camarade. N'écoutant que ma courge, pardon, que mon courage, je fonce dans l'escadrin. Un type attend, en bas, revolver au poing. Il est ganté. Il est très p‚le. Je l'arrose. Il échoue aussi sec au concours de longé≠vité organisé par Mathusalem. Se répand. Alors il y a un bruit de fuite dehors. Je me précipite. Une ombre me saute dessus, vlan !
j'y fais sa fête. Attends, il me reste encore des balles ? Non, ce sont les dernières. Tant pis, je finirai à la main. Pas besoin, l'ombre est partie au royaume des ombres : celle de Mme Hônisoa Machin. Merde, une femme. Je me suis trop pressé. Et mon Dieu, qu'y puis-je ? Seul contre tous. Morte !
quatre morts, en pas trois minutes. Le temps de te faire cuire un úuf. A moins que tu l'aimes mollet ?
*
* *Et puis quoi ?
Y a la nuit, le parc... Des rumeurs en provenance du voisinage. Tu te rends compte, au Vésinet, une mitraillade pareille, en pleine noyé, l'effet produit ? Un endroit si rési≠dentiel et tout ! que les promoteurs immobiliers vont en avaler leurs dentiers en lisant ça dans le journal demain. Leur Résidence des Prés Jolis ou de la Biche au Bois, comme ils vont l'avoir dans le sac, surtout avec la crise, ces gentils requins. O˘
assurer la quiétude bourgeoise des nantis si le Vésinet tourne au ouesteme ? A Pigalle ? La Courneuve ? Clichy ?
J'hèle de toutes mes forces :
- Béruuuuu !
Mais le silence seul me répond comme on écrivait jadis, à l'époque o˘ le papier était moins co˚teux, sans compter les encres d'imprimerie et les charges sociales qui nous tuent.
Pas de Béru. Plus de Béru. 0 seigneur !
Je cavale à l'endroit o˘ mon adorable compagnon s'était planqué. Une masse sombre gît sous les branches traînantes
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 203
d'un saule inconsolable. Pas une grosse ombre que. Dieu qui n'est pas à
vendre, soit loué ! Je mate au clair de l'une. Et qui reconnais-je ? Le chauffeur de feu Klapusky. Il a chope une balle dans l'úil droit. Du gauche, il contemple l'infini, et il doit le trouver plaisant, car un léger sourire flotte sur ses lèvres. Près de lui, un massif de zeurk-chmeurtz est saccagé. Le chapeau cabossé du Gros en est
désormais le plus beau fleuron.
Je pense pouvoir définir ce qui s'est produit, mon cher ami. Des hommes de main sont arrivés dans une bagnole. Probablement ont-ils aperçu le Graves à
la lumière de leurs phares. Ils ont essayé de le neutraliser par surprise.
Miguel Sanchez a été chargé de l'opération. Seulement, quand on veut se payer Béru, il convient de mobiliser trois classes et le petit malin n'a pas fait le poids. Priez pour lui. Ensuite, voyant que leur acolyte avait pris, les autres se sont lancés à l'assaut du Gros et sont parvenus à le neutraliser. C'est pas ton sentiment, Burnecreuse ? Ils l'ont estourbi et l'ont chargé dans la bagnole. Le mec demeuré au volant, en entendant la fusillade at home a pris les foies et il est parti sans attendre son reste, ni ses potes.
Je te garantis rien, mais cette première hypothèse pour≠rait bien être la bonne.
J'ai un léger flottement. C'est la rumeur d'alentour qui m'arrache à cette méditance expresse.
Je comprends que si je m'attarde, je vais bientôt avoir une nuée d'anciens collègues plus ou moins mal inten≠tionnés sur le colbak, sans parler des journalistes, des magistrats et toutim. A mon grand regret, me faut filer sans avoir pu explorer la maison ainsi que les poches des gens morts qui la peuplent.
Mais quoi : sécuritas avant tout, non ?
Je cavale en direction de ma pompe. Un vieux semou-leur en robe de chambre veut s'interposer, j'expédie cette patate cuite au four contre un mur, d'un revers de coude, et rallie ma voiture à mon panache blanc.
CHAPITRE MILLE TROIS
II paraît plus petit que lors de notre première rencontre. Et il l'est, effectivement, puisqu'il ne porte plus ses grosses pantoufles fourragas. «a permet une vue imprenable sur ses pinceaux peu rago˚tants. Violacés, cradingues, forte≠ment ongulés de noir. Il est vêtu d'une chemise de nuit blanche qui lui tombe aux chevilles et son regard clignote comme un feu signalant des travaux sur la voie publique.
- Nom d'Dieu, encore vous, à cette heure ? Je considère ses tifs gris ébouriffés.
- Navré de vous réveiller, monsieur Blumenmichu.
- Vous avez du nouveau, pour l'ahuri ?
- Peut-être...
- Merde, c'est vrai ?
- Je pense.
Du coup, il me fait entrer dans son cabinet de travail. Etrange pièce s'il en fut. Un vieux burlingue à cylindre, des classeurs de métal écaillés comme des vestiaires indivi≠duels d'école, une table basse supportant un réchaud de campeur et une cafetière émaillée. Au sol, du papier kraft pour éviter de maculer le tapis chinois. Aux murs de splen-dides toiles de maîtres d'Evariste Dupont, de Jules Durand et de Roger Martin (un peintre du Gard). Ajoute à cela quelques fauteuils comme n'en voudrait pas un arracheur de dents d'Houm-Souk pour son gourbi d'attente et t'as une idée assez précise de ce qu'est l'antre du puissant homme d'affaires, roi de la lessive Patemouille et d'autres sous-marques moins réputées.
- 'seyez-vous !
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 205
II me désigne son siège le moins branlant, mais qui pourtant branle encore sous moi comme tout un dortoir de collégiens et se dépose soi-même sur une chaise qui, moins vermoulue, pourrait servir à allumer du feu dans la chemi≠née.
Le visage anxieux de dame Michu s'insère dans l'ouver≠ture de la porte.
- quelque chose de grave ? demande-t-elle.
- L'autre peau de saucisse qui vient nous faire suer la bite ! hurle le gnome en lançant un coup de saton dans le
panneau.
La vieille dérouille la lourde en pleine poire, pousse un cri de douleur. Rouvre.
- Fumier ! écrie-t-elle, j'ai pourtant le droit de savoir, il s'agit de mon fils.
Blumenstein répond qu'il sodomise ce fils, qu'il le défèque, et l'emmerde, toutes choses procédant d'une volonté nettement axée sur l'excrémentiel, et revêtant un certain aspect pléonasmique. Néanmoins, la dabuche pénètre d'autor dans le burlingue et se drape dans ses bras croisés, comme une religieuse en mission chez Amin Dada attendrait le viol de sa brigade spéciale. Elle aussi porte une chemise ofnight, et c'est strictement la même que celle de son tendre mari. L'on dirait des duettistes burlesques.
Le Michu renonce à chasser sa bonne femme et me fait front.
- En pleine nuit, y a une raison, j' suppose ?
- Il y en a même plusieurs, monsieur Michu.
- Alors commencez donc par la première. Dieu que j'ai sommeil ! Mes paupières me pendent sur la poitrine et j'ai des picotements dans la cervelle. Je vou≠drais m'allonger dans un coin obscur, pioncer une plombe, rien qu'une pour récupérer.
- Etes-vous certain que votre fils souffre d'une mala≠die mentale ?
demande-je au couple.
206 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
Le lessiveur avance sa bouille grotesque sur moi pour me défrimer abondamment.
- C'est pour me poser cette question que vous me réveillez au milieu de la nuit, mon gars ?
- Oui, monsieur.
Je tire de ma pocket la photo publiée dans France-Soir.
- Ce garçon est bien votre fils ?
- Psolument !
- Et il n'a pas de frère jumeau ?
- Non, mon gars, un exemplaire suffit.
- En ce cas, je peux vous dire qu'il est aussi sain d'esprit que vous et moi, qu'il n'a pas besoin de nurse pour se promener et qu'il conduit une automobile, comme un pied, certes, mais vite.
Le père Lessive relève sa chemise de nuit et se gratte le bas-ventre. Puis il se tourne vers son brancard :
- Tu m'entends ça. Sac-à-fesses ? La vioque se prend à chialotter.
- Monsieur, dit-elle, ce n'est pas généreux de jouer avec la détresse d'une mère. Son mironton la rebuffe sec :
- Arrête tes chialeries, vieux tombereau, là n'est pas la question. Mais expliquez-moi un peu, jeune homme, pour≠quoi vous nous disez de telles balourdises ?
- J'ai vu votre fils, cet après-midi, monsieur. Dans une maison près de Saint-Germain-en-Laye. Il se fait appeler Philippe Dauphin. Il partouzait avec une bande de joyeux viceloques et m'a fait prendre une drogue qui endort la mémoire. C'est miracle que j'aie pu la recouvrer aussi rapi≠dement.
Le bonhomme Michu renifle, ce qui, chez certaines gens, est une marque affirmée d'incrédulité.
- Je crois, mon gars, qu' v's' auriez besoin d'aller faire un tour à la clinique de Savorgnaz, vous aussi. En v'ia des salades !
Maman Michu hoquette :
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 207
- Je ne peux pas supporter qu'on joue avec mon cúur de mère ! '
Et de filer hors de notre vue, sous les imprécations de son r‚leur qui lui conseille de se foutre son cúur de mère dans le rectum, ce qui constituerait un exploit dont le père Bamard se remettrait mal.
- Monsieur Michu, mes paroles vous laissent incrédule, et pourtant elles expriment la vérité. J'ai vu ce garçon tantôt et il se portait bien, bandait comme un Turc bourré de can-tharide et m'a semblé
bigrement malin. Ce mystère sera bientôt éclairci, malgré que vous paraissiez ne pas pouvoir me fournir de renseignements. Passons à présent à
la seconde question : connaissez-vous les Laboratoires Punta ?
Il passe son pouce dans sa bouche sans écarter ses m‚choires, gr‚ce à
l'absence de trois canines supérieures et de deux canines inférieures qui à
l'origine se faisaient vis-à-vis.
- 'M' dit quèque chose. Je l'ai pas vu, je l'ai pas lu...
- Mais vous en avez entendu causer ?
- Probab'ment.
- On y fabrique quoi ?
- Attendez...
Il cherche. Véritablement, il cherche. Et plisse tellement son front en cherchant que le volume de sa tête semble
avoir diminué de moitié.
- Je pense, mais y a rien de s˚r, que c'est un bidule qu'a rapport aux animaux. Le surdéveloppement, je crois. Et l'insémination artificielle. Des drogues pour les veaux, les porcs, les poulets. Je garantis rien. Punta, vous dites ? Oui, Punta, c'est ça : les animaux, des saloperies pour les
faire grossir vite. ,
- Vous ne connaissez pas le directeur, Hônisoa quimal y Panse' ?
1. A propos : j'ai connu un Anglais qui s'appelait ainsi, j'ai d˚ t'en causer dans un précédent.
208 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
- Heu non, drôle de nom, pas français naturellement. Ces étrangers nous envahissent progressivement. Vous les connaissez ? La France, miam miam, bon à bouffer ! Des brigands ! Moi j'aurais fait de la politique au lieu de la les≠sive, je lessivais tous ces fumiers. Pas français depuis une quinzaine de générations ? Hop, dehors ! A la niche !
A la niche...
Je lutte contre le sommeil.
Si ce n'était pas de mon Béni qu'il me faut co˚te que co˚te retrouver, comment j'irais me pager, mon neveu ! Les draps sous le menton, l'oreiller en boule, le corps en position plus ou moins foetale...
A la niche.
- Une troisième question, monsieur Michu... Il louche sur un gros réveille-matin de manar qui s'époumone sur le bureau.
- Plus qu'une alors, dit-il. Moi, garçon, j'ai besoin de mon sommeil. Je travaille, moi. Six cents ouvriers sur les côtelettes, avec leurs véroleries de grève, leurs charges sociales, leurs revendications de merde, leurs grossesses, leurs maladies. Pour mener ça, si vous avez pas vos huit heures de sommeil, vaut mieux aller à la pêche aux moules. Surtout pour les questions que vous me posez. Franche≠ment, y a de l'abus. Bon, encore une, la dernière, j'écoute ?
- Votre fils a-t-il un chien, monsieur Michu ? Il croise les jambes, prend son pied (le gauche), ôte les
matériaux séjournant entre deux orteils et en confectionne une imposante boulette.
- Comment qu' savez ça ?
- Donc, il a un chien ?
- Il avait, mais la bête a enfui y a quelques mois, avant qu'on interne le môme.
- quelle race ?
- La race Société Protectrice des Animaux ! C'est là-bas que ma rombière est allée le lui dénicher.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 209
- Un gros chien gris et blanc, n'est-ce pas ?
- Mais nom d'Dieu de foutre, comment le savez-vous ?
- Je le sais parce que cette bête se trouvait en compa≠gnie de votre fils lorsque je l'ai vu, mon bon monsieur. Allez, je vous laisse exécuter vos huit heures de donne, on
se reverra plus tard.
Je peux me gourer, mais j'ai l'impression préoccupante que ce vieux kroumir me prend pour un núud à roulettes, ou bien alors qu'on lui cache des choses.
Pas toi ?
*
* *L'air frais de la haute nuit me revigore un chouillet. Passé le porche de l'immeuble, je respire en profondeur pour me ramoner les soufflets et, ainsi, m'irriguer en grand
les méninges.
Je lève mon regard pétillant d'une rare intelligence vers le ciel. Des étoiles, des vapeurs, du bleu sombre dans lequel se dilue le cloaque des hommes.
O˘ est Béni ? qu'advient-il de ce cher compagnon ? Curieux comme cet individu grossier m'est indispensable. Il traîne tous les défauts du monde, plus une qualité pré≠pondérante : il est dégoulinant d'authenticité. Le vrai, c'est ce qui manque le plus, de nos jours, o˘ les ersatz d'ersatz suppléent les produits de remplacement. Etre vrai, c'est rester vivant. Le mensonge et ses dérivés nous éloignent de l'existence, infléchissent celle-ci, la relèguent dans des confins inaccessibles. Alors on fait sans elle, tu com≠prends ? Peu à peu, on se met à vivre sans la vie. Béru, lui, il vit avec la vie. «a produit de l'énergie ; des calories de toutes sortes.
Je mate la grande ourse droit dans les yeux et la somme :
- Je te donne une heure pour me rendre Béru !
210 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
Le défi à l'immensité. Pourquoi pas ? On ne va pas se laisser intimider par la première grande ourse venue, merde !
La rue est silencieuse. Mais un lourd ronron retentit et un camion d'éboueurs surgit, cubique, luisant à la lune d'un éclat mat.
Il stoppe au niveau du porche voisin. Deux gars frileux sautent du marchepied arrière et vont cramponner des pou≠belles qu'ils basculent dans la grande gueule de l'engin.
Je visionne le cadran lumineux de ma Piaget sport. Trois plombes. Mince, ils s'y prennent tôt les évacueurs de déchets. Faut dire que la société de consommation se met à consommer de bonne heure. Faut lui laisser poubelles nettes à son réveil, qu'elle puisse déjectionner ses résidus à loisir. Très tôt, ça commence la gabegie. A peine éveillé, l'homme se met à jeter. Son vrai corollaire, c'est la boîte à ordures. Il a la vocation du gaspillage, l'homme. Sa notion de la fortune est en porte à faux et c'est pourquoi le capita≠lisme se biscome à tout va. Dans notre univers de ouatinés, être riche ne consiste pas seulement à posséder, mais sur≠tout à posséder trop.
Les deux zigs en blouson ont l'air tout joyces. Bien réveillés, les veinards. Ils s'annoncent, pour choper les poubelles au père Michu et à ses voisins.
Le résiduel d'autrui paraît les mettre en joie. La manière qu'ils patouillent dans les caisses de plastique, sans la moindre répulsion, t'indique qu'à eux non plus la vie ne fait pas peur.
Ils te manipulent la poubelle comme un pongiste sa balle de celluloÔd. La reposent vide sur le bord du trottoir.
Et puis m'empoignent par les pieds et les épaules sans que j'aie le temps de piger, de dire ouf, de faire un geste ! Le vrai numéro de main à main.
Bouglione vous l'offre ! Zou, à la casse ! Me voilà déséquilibré, pris au sol, foutu à l'horizontale, balancé, jeté, meurtri, happé, kidnappé.
J'étouffe, j'ébroue, je roule, tohu-bohute, m'emmêle, m'en CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 211
mêle, m'empêtre ; suis mixé, propulsé, compressé, collecté emporté. OuT: emporté ! Ordure parmi les ordures. Déchet de qualité, certes, mais livré
aux pestilentiels flots du tout-
à-1'égout.
CHAPITRE MOINS UN '
T'as déjà lu Prévert ?
Ben tu devrais. Le temps sépare ceux qui s'aiment... Beau, mais y a pas que ça : le bruit de l'úuf dur sur le comp≠toir de zinc n'est pas dégueu non plus. Je vais te dire : une arête de hareng, trois oranges pourries, un tampax cueilli sur l'arbre, deux collants filés, huit cent quatre-vingt-douze pépins de melon, une tête de lapin, un horaire d'Air France ayant servi de mouchoir, quinze mouchoirs de papier ayant servi de mouchoir, trois pansements express ayant servi de pansements prolongés, un kilo d'épluchures de pommes de terre, un manche de couteau sans lame, une lame de couteau sans manche, un slip d'emmanché non remettable, une table de logarithmes, quatre emballages d'Ariel, un journal sans date, des dates dans du journal daté, des lunettes de soleil brisées, du négatif de polaroÔd, des préservatifs dont le contenu ne fera jamais son service militaire, un ouvrage de Jean Dutour non lu et non repris, trois bouteilles de plastique ayant contenu : de l'eau de Contrexéville, de l'huile de Lesieur, de l'Ajax d'Amsterdam, et de la sciure pour chat riche, des scories dudit chat, voilà dans quoi je voyage et qui voyage dans moi.
Franchement, j'en oublie. Ne peux pas tout dénombrer 1. As-tu enfin compris, parvenu à ce stade, ô mon lecteur trébuchant, que si je déconne dans l'indication des chapitres, c'est seulement pour te prouver qu'un chapitre ne sert de rien, que sa numérotation n'a aucune importance, et que si un auteur en fout plein son book, c'est juste pour dire...
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 213
bien scrupuleusement, nonobstant ma bonne volonté. Il fait si noir.
J'oubliais un disque tordu de Pierre Perret (le disque s'est trop gondolé
de son contenu). «a me rappelle une petite chanteuse sans voix à laquelle j'ai fait enregis≠trer Áh que c'est bon ! ª Chibre et paroles de Santantonio. On était allés faire un petit 45 tours ensemble et j'en ai profité pour lui placer mon 30 centimètres longue durée. Mais quoi, le moment n'est point propice à sem≠blable évocation.
Le voyage me paraît pas terminable.
Il s'achève cependant. Via que le camion-benne fait le beau et que j'avalanche en compagnie de mes saloperies en un lieu lourd d'odeurs chimiques.
Mes ramasseurs me dégagent tant bien que mal. Y a un gros, plein d'ombres sous sa casquette à trapon, qui m'ajuste un crochet du droit au bouc et il me semble qu'on vient de cueillir mon cerveau avec une louche et qu'on va le déposer ailleurs.
Tu vas me dire que ça tombe à pic, vu que j'avais som≠meil, seulement ce genre de somnifère est mauvais pour la migraine. qu'ensuite, au réveil, t'as la tronche comme un ventilateur dont une pale tordue frotte contre la grille pro≠tectrice. Mais quoi, à cheval donné on ne regarde pas la dent, hein ? Et un moment d'oubli véritable est toujours bon à prendre en ces temps troublés.
*
* *Oh, charognerie de vérolerie de bordel de nom de Dieu de foutre de merde !
Rêve-je ?
Seul le magistral Bérurier peut proférer cette profession de foi gras des Landes avec une pareille vigueur, une telle richesse de timbre à quatre-vingts centimes.
- Tu es là. Gros ?
- Appelle-moi pas Gros,j' te prille.
214 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
Pas à prendre avec des pincettes, le Mammouth, bien que ce soit moi qui aie voyagé dans un camion d'ordures.
Je vagis, comme à l'heure de ma naissance, lorsque j'ai jailli, rouge de colère dans ce monde de chiotte. La tronche me fait souffrir, et tout mon corps est meurtri comme si on avait flanqué un coup de b‚ton sur chaque centimètre carré de ma belle carcasse.
- Alors ils t'ont coiffé aussi ? demande Bém.
- Avec un certain retard, mais ils m'ont baisé à la sur≠prise. Et toi ?
- Moi, j'en ai liquidé un qui me pointait avec un ya sur le ventre.
- Je sais, je l'ai vu, je peux même t'apprendre, au cas o˘ le clair-obscur ne t'aurait pas permis de t'en rendre compte, qu'il s'agissait du chauffeur de Klapusky.
- Ah, tiens, fectivement, sa silhouette me disait quéqu' chose, répond placidement Béru qui a de commun avec Bossuet le don des oraisons funèbres.
Et il reprend :
- Comme je le flinguais, un type m'a propulsé un outil contondant dans la tronche, une clé à molette, probab' etj' sus été à dame quèques secondes, ce qui leur a suffi pour m'emparer. Ensuite, y a eu du chambard dans la strasse, de ton fait, j' suppose ? Un julot a décarré avec moi dans le coffre de la chignole. On m'a amené ici.
- O˘?
- Ici, qu'est-ce tu veux qu'je t'dise de mieux ? On était pas à une croisière a'v'c des jumelles de marine pour mater le paysage. D'autres gonziers se sont mis à me trimbaler dans cet endroit qui ressemb' à une salle d'opération. Y m'ont attaché sur la tab' o˘ que je suis. Et puis un lapsus de temps a écoulé, et il est venu, tu devines pas qui ? Le fils Michu. Y portait l'une blouse, d'un blanc immatriculé. Il m'a dit qu'ils en avaient suffisamment assez de nous deux et de nos simagrées, et qu'on allait payer chérot de leur avoir filé la masturbation dans leur entreprise. Y s'est mis à
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 215
discutailler a'v'c d'autres bonshommes qu'ont survenu. M'est avis qu'on vient de filer la panique dans une organi≠sation de grande vergue qu'a d'énormes ramifications, vu que certains mecs causaient français, et d'autres pas. A la fin, sur l'ordre du fils Michu, deux malabars m'ont décu≠lotté, ce qui m'a l'air d'être une manie chez ces gens-là. Et un type à grosses lunettes de caille m'a fait deux piq˚res. Mais alors des piquo˚ses soin soin, mon pote. De chaque côté des claouis, tu juges ? Ils m'ont inculqué de ces doses, si tu saurais... Depuis de lors, je souffre le vrai martyre dans la région zobiale. Des lancées monstres. Il me semble≠rait que tout le bas de mon individu gonfle à éclater. Y a eu qu'un peu de répit, à la suite d'une troisième seringuée, celle-là pour m'envoyer aux questches. Je crois bien que c'était une piq˚re de pain complet destinée à m' faire bavasser. Dans mon sub, y a comme des souvenirs de ques≠tions qu'on m'aurait posées... Hou you youille, ce que j'ai mal ! Ah, mon Dieu ! Via que ça me rebiche, plus fort que jamais. AÔe ! Oie ! lie !
UÔe ! Ah, les charognes ! Ah, ce que je voudrais les tenir ent' quat'
zyeux, tous. Bande de gestapistes ! Au secours ! Maman !
Le Gros qui appelle sa défunte et vénérée mère ! La pre≠mière fois que j'entends une chose pareille, je crois bien. D se tord, il sue, il écume, r
‚le, hurle, agonise... que lui ont-ils fait, ces misérables ?
Je voudrais secourir mon ami. Calmer ses souffrances. Mais je suis moi-même attaché sur une table proche de la sienne. Et quand j'emploie le verbe (du premier groupe, le meilleur) attacher, je veux dire pratiquement soudé à la table recouverte de moleskine blanche. Des sangles me maintiennent, au niveau du cou, de la poitrine, du ventre, des cuisses, des chevilles, et mes bras sont entravés aussi. Mais dans quel affolant guêpier sommes-nous tombés ?
Je tente de mettre de l'ordre dans toute cette confuserie, de chercher des raisons d'espérer, d'envisager des solutions de salut. Bon, la petite Patricia... Son amnésie va bien
216 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
cesser, puisque la mienne a pris fin ? Ensuite, le fort Chabrol de l'impasse des Biches a créé un sacré patacaisse au Vésinet. En ce moment, y a mobilisation générale des archers dans ce coinceteau. La P.J., la presse, la magistra≠ture, toute la lyre, toute la grande sauce Maison. «a va donner des résultats, bordel ! On va enquêter sur les Hônisoa Trucmuche, apprendre qu'ils possèdent un labora≠toire, explorer ce dernier, passer au crible leurs relations...
Oui, certes, mais tout ça va prendre du temps. Et le temps, je présume que nous n'en avons pas lerche devant nous. D'abord o˘ nous a-t-on conduits ?
Pas aux Laboratoires Punta, qui sont menacés. Alors, dans une filière ?
Mon Alexandre-Benoît continue de geindre et de suer. Il convulsé dans ses liens. Il réclame Mme Bérurier mère laquelle, de là-haut, doit ressentir de la peine, toute bien≠heureuse qu'elle p˚t être. Si elle pouvait intercéder en faveur de son rejeton, au moins.
Je tente de regarder autour de moi, je n'aperçois que du blanc et des choses chromées, un peu comme chez Klapusky, à Genève. Pas de doute, cette pièce est réservée à des gestes chirurgicaux.
Un froid prémortel m'envahit. C'est glacial, la terreur. «a te paralyse tout, à l'intérieur comme à l'extérieur. Ta raison elle-même morfle. que faire ? Attendre, certes, puisque pas mèche de comporter autrement. Mais comme c'est loin de mon personnage, la passivité. Attendre, c'est se résigner. Se résigner, c'est de l'autodestruction.
Je me mets à bander tout mon corps pour essayer d'assouplir mes liens : en vain. J'entends grincer les sangles sous mes efforts, mais elles tiennent bon. Alors, quoi, merde, on n'est pas plus avancés qu'au début, quand on considérait les horribles restes du footballeur là-bas, près du Léman, et qu'on ne parvenait pas à admettre qu'ils fussent vivants...
Si je pouvais au moins récupérer un bras, une main, rien qu'une main... Une main ! Tiens, c'est vrai, je suis entravé
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 217
jusqu'au niveau du poignet, mais mes doigts restent mobiles, libres. Tu fais quoi, avec dix doigts qui ne peu≠vent que s'ouvrir et se fermer, toi, malin ?
- Béru, grosse vieille pomme ! appelé-je.
- Hein ? lance-t-il dans un r‚le.
- Moi, je me suis réveillé ici, alors je ne sais rien, mais toi, lorsqu'on t'a amené, toi, tu étais lucide, peux-tu me dire si ces tables sont fixes ou à roulettes ?
- J'sais pas, comment qu' t' veux que je susse ? AÔe ! Oh ! maman, j' t'en prille, j' sus ton fils ! Pais quéque
chose.
- Alexandre-Benoît, mon lapin rosé, mon copain, domine ta souffrance, je t'en conjure...
- J'ai trop mal z'aux couilles, pleure mon ami.
- Il le faut. Es-tu un homme ou une souris ?
- J' sus plus qu'un paf, gars. Un gros paf près d'écla≠ter tellement qu'j'
le sens gonfler, gonfler.
J'essaie de mater sa région sinistrée, mais impossible de bouger suffisamment la tête pour me permettre cette vérifi≠cation.
- Gros, il est rare qu'il y ait deux tables d'opération dans une même salle. Donc, l'une des deux est probable≠ment mobile. Et ce devrait être la mienne puisque je suis
arrivé plusieurs heures après toi.
- Ouais, c'est la tienne, é y était pas quand j' sus venu ; je me rappelle. Mais qu'est-ce ça change ?
- «a peut tout changer si on est démerde, mon grand.
Allons, courage.
- Courage, mes b˚mes ! hurle le Mammouth. J'te dis que j'ai le chibre en compilotade.
- Tu m'as habitué à plus de ressort. Gros, sermonne-Je.
- Ton ressort, tu peux te le foutre au fion, pauvre cloche ! On voye que c'est pas toi qu'on a bricolé les fran≠gines. Pourvu qu'y m'ayent pas estérilisé ou rendu impuis≠sant, ces sauvages. Si ce serait ça, j'me ferais sauter le
218 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
caisson, mec, j'y jure ! Béru fané du braque, c'est impos-sib'.
- Béru, tu peux remuer la tête, n'est-ce pas ?
- Pas chouillet.
- Montre ton maxi !
Il contorsionne sa tronche apoplectique de gauche à droite, puis de bas en haut.
- Via toutes les vacances qu' j' peux me permettre, geint-il en laissant retomber ses vingt-cinq kilogrammes de tronche sur la molesquine.
- Ecoute, tu vas tenter de faire ce que je te dis, comme je te le dis, posément, calmement, en homme déterminé que tu es malgré tes douleurs. Au-dessus de ta tête, il y a une potence de fer terminée par un gros anneau d'acier auquel est fixée une sangle en V renversé munie d'une poi≠gnée.
- J'vois, merci du renseignement, et alors ?
- Outre cet appareil, le fil d'une sonnette passe aussi par l'anneau, exact ?
- «a me fait une belle fl˚te !
- La poire de la sonnette est bloquée contre l'anneau, et son fil décrit une grande boucle au-dessus de ta hure, juste ?
- Je vois que lui, même qu'y m'fait loucher.
- Le creux de la boucle est situé à moins de vingt cen≠timètres de ta figure, camarade. Si tu parviens à choper le fil avec la bouche et à le sectionner avec les dents, le poids de la poire étant supérieur à celui du tronçon de fil auquel elle resterait reliée, cette poire tomberait près de ton visage, ce qui ferait deux poires côte à côte.
- Trop s'aimable, et ensuite, on ferait quoi avec cette poire, une tarte Tatin ?
- Ensuite, tu prendrais l'extrémité du fil sectionné dans tes chailles d'occasion, et tu essaierais de faire décrire des moulinets à la poire jusqu'à ce qu'elle atterrisse près de ma bouche. Je me la calerais dans le clapoir et nous serions
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 219
de la sorte unis par ce morceau de fil électrique, chacun ayant un bout entre ses dents.
- Je vois toujours pas, mec, avoue franchement le mal≠heureux.
- Il te suffirait de serrer fort dans tes dents ton extré≠mité de fil, je me chargerais du reste.
- Et ce serait quoi t'est-ce, le reste ?
- Eh bien je baierais avec ma bouche et si mon plu≠mard est à roulettes, nous pourrons de la sorte nous rappro≠cher l'un de l'autre. Une soixantaine de centimètres seulement nous séparent.
- Bon, on serait plus près, et puis ?
- Et puis, comme je peux remuer les doigts, il n'est pas impossible que je parvienne à dégrafer l'une de tes sangles.
CHAPITRE TROIS FOIS RIEN
Ils sont tellement certains de leurs courroies que la porte n'est seulement pas fermée à clé.
J'entrouvre à peine, tellement surpris de ne pas rencon≠trer de résistance.
Le regard qu'il m'est permis d'insinuer capte un couloir luxueux, garni de tapis, avec des appliques Louis quéquechose sur les murs, plus des tableautins représentant des conneries en costumes d'époque.
Je me retourne vers le Gros.
- Tu viens, l'Enflure ?
Aussitôt je regrette ce qualificatif qui ne se voulait que familier.
L'Enflure !
Tu parles !
Ce qui lui arrive, à Alexandrovitch-Benito ! Son appa≠reil génital ressemble à une pièce à longue portée. Figure-toi des roupettes grosses comme des melons et un chibraque aussi long que mon avant-bras, mais d'un dia≠mètre supérieur.
- Nom de Dieu ! bafouille-je.
- Oui, hein ? soupire le cher camarade de misère. quand j' te disais que ça me tirait à éclater, mec. Tu com≠prends maintenant que je gémissais pas pour du vent. T'as déjà maté un braque de c' calibre ? Et encore, je gode pas. Tu le vois au repos. Adieu, Berthe, et pourtant elle a pas le genre de chagagatte à décapsuler les bouteilles de Perrier. Elle, c'est le format porte de grange. Mais jamais je pour≠rais y rendre visite au trésor avec un outil pareil. Même une
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 221
éléphante se sauverait en l'voyant. Tout ce que je pourrai m'embourber, doré de l'avant, c'est des s'hangars d'avion. En attendant, y a pas mèche d' me reculotter, m' faudrait un brancard à la place de la braguette.
qu'est-ce j' fais ? Cette histoire est un recommencement, décidément. Deux fois, dans le même polar, v'ià que Béru doit s'éva≠der cul nu d'un antre d'alchimiste !
- Noue ta veste autour de ta taille, pour le cas o˘ on croiserait un pensionnat de petites filles en se barrant.
Je me hasarde dans le somptueux couloir. Tout est tran≠quille, les loupiotes brillent et nulle ‚me ne se signale à l'horizon. On se croirait dans un hôtel cinq étoiles.
- Mince, fait le Graves, c'est pas là qu'y m'ont amené
quand on est arrivé.
- Ils t'auront transporté pendant que tu étais dans le coltar...
Je m'approche de la plus voisine porte et j'écoute. Le silence, seul, répond à mon tympan aux aguets, comme l'écrirait M. Maurice Schumann, de l'Académie française par contumace. Je tourne le loquet, pour dire de me rendre un peu mieux compte des choses. Le hic, quand tu te retrouves en terrain absolument inconnu, c'est de se faire une idée ! Un peu comme quand tu rencontres un mon≠sieur, dans le train, et que tu le t
‚tes du bout de l'antenne pour détecter ses opinions avant de lui dire qui tu trouves plus con que les autres dans la politique françouaise.
La porte s'ouvre aussi aisément que celle de notre piaule. Cette seconde pièce est la réplique de l'autre, sauf qu'elle ne comporte qu'une table de supplice au lieu de
deux.
L'homme qui y gît est monstrueux. Lui, c'est pas la bur-nerie qu'on lui a dilatée, mais la tronche. Le plus important hydrocéphale de la planète, à côté de lui, possède une tronche de ouistiti. Son front doit mesurer au moins un mètre de tour de taille, comme dirait toujours M.
Maurice Schumann de l'Académie française par excès. Et ce qui est 222 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
féroce dans le spectacle, c'est que ses yeux et ses dents ont conservé
leurs dimensions originales. Il ressemble à une énorme lune avec de tout petits ch‚sses et une denture de souris blanche.
Je prends sur moi (sur qui veux-tu que je prenne ?) pour lui parler, malgré
ma formidable répulsion.
- Salut, l'ami, vous êtes en état de marcher ? Il balbutie des mots en forme de coqueluche, quand le moufflet a le chant du coq. M'explique qu'il est portugais, qu'on l'a kidnappé alors qu'il passait la frontière en fraude, et qu'il est traité dans cette casa depuis plus de huit jours. Je le délivre, l'aide à se lever. Il titube.
- La tête me tourne, explique l'homme.
- Elle peut ! grommelle Bérurier. Et si elle tournerait autour du soleil, t'aurais qu'à la peindre en bleu pour qu'é ressemble à la Terre. Dedieu, quand je vois le potiron que t'as sur les épaules, je me réjouis presque de la courgette qui me pend sur les cuisses. On est bonnard pour monter la traction du siècle à la Foire du Trône, l'ami. Je te réponds qu'on n'a qu'une photo à espédier chez Bamum pour obte≠nir un engagement à prix d'or.
Je conseille à Grosse-Bouille de reprendre un peu d'aplomb et je passe aux autres pièces. Il y en encore dix. Dans chacune je découvre un ou deux malheureux dont une partie du corps est frappée de ce sauvage éléphantiasisme. Certains ont des pieds d'hippopotame, d'autres un ventre de baleine, certains se trimbalent des roustons plus mons≠trueux encore que ceux de mon compère ou des têtêtes aussi incroyables que celle de notre voisin portugais.
En cinq minutes, tout le monde est délivré et compose dans le couloir la caravane la plus ahurissante qui se puisse concevoir. Moi, normal, au milieu de tout ça, j'ai l'air d'un monstre par opposition, la loi du nombre me jouant contre.
Le silence continue de retentir, comme dirait Maurice Schumann, de l'Académie française par inadvertance.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 223
Epais. Etrange. Nos tourmenteurs auraient-ils déserté les lieux ?
Je fais signe à mon étrange troupe de rester immobile et m'avance vers l'extrémité du couloir. Une porte métallique coulissante est ouverte, au-delà de cette porte on aperçoit un mur, ce qui semble indiquer que notre corridor se jette dans un autre, comme la Saône dans le Rhône (ou inverse≠ment, après tout pourquoi ce serait le Rhône le fleuve et la Saône l'affluent ? Ils sont marrants, les géographes, ils décident comme ça. Moi, je serais au gouvernement, je procéderais à un référendum. Si la Saône était promue fleuve à la place du Rhône, ce fleuve serait entièrement français, alors que le Rhône naît suisse o˘ il passe toute son enfance, et se fait naturaliser français seulement à sa majo≠rité). Soudain, très loin, une sonnerie retentit.
Elle ne me dit rien qui vaille.
D'autant qu'illico, la porte métallique terminant le cou≠loir se ferme silencieusement. Et si rapides que j'arrive trop tard.
Mince, pas d'erreur, l'alerte a été donnée. Doit y avoir des radars ou autres gadgets dans le secteur et ils se sont déclenchés. Le veilleur de noyé a mis sur pied le dispositif d'alarme (à l'úil). P't'être même que ça s'opère tout seul, ce bidule de sécurité, non ? T'en sais rien ? Moi non plus. Tu vois, Landru, on est logés chez le même enseigne, comme disaient des petites pétroleuses de Toulon.
Béru s'avance vers moi, de sa nouvelle démarche dandi≠nante de taureau affligé d'une entrave.
- Y a du pet, hein ?
- Je crois bien.
- Si au moins on aurait une arme. Ce que je voudrais m'en payer deux ou trois. Sainte Vierge !
La caravane des monstres vient à notre rencontre, sinistre troupeau aux difformités hallucinantes (belle
phrase, n'est-ce pas ?).
Un qui fait montre d'un sang-froid souverain, c'est ton 224 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
San-Antonio, camarade. Au lieu de perplexer fébrilement, il croise ses bras et s'adosse au mur afin d'étudier la situa≠tion. Oui, le cr‚ne en marmelade, tombant de fatigue, il est là, impassible, l'Antonio chéri. A la hauteur de sa légende. D'une lucidité qui foutrait la colique à un ordinateur. Il, tu sais quoi ?
Pense !
Et il pense bien, sans h‚te, sans crainte.
Il se dit que le lieu o˘ il est bouclardé n'est pas banal. qu'il est hors de portée des investigations policières. Pourquoi ? Parce que les chambres non fermées prouvent que les maîtres de ce sauvage champ d'expérience n'ont rien à redouter de l'extérieur pas plus que de l'intérieur.
Pas de garde de nuit, ni de garde-chiourme.
Alors, Santonio regarde. Et il voit. Les petits tableaux sont peints sur verre, à l'instar comme dira M. Maurice Schumann de l'Académie française par manque d'effectifs lorsqu'il écrira un livre, à l'instar, reprends-je, de certains vitraux. Mais ces dessins masquent des objectifs de vidéo. Ce qui revient à dire que nous sommes surveillés comme je te vois, et même un peu mieux, tu piges, Naveton ?
Je pénètre dans notre chambre en coup de vent. Deux écrous à ailettes maintiennent la potence de fonte fixée au lit du Gros dans ses deux gorges.
Je dévisse, j'arrache.
Reviens au couloir.
Et tu parles d'une partie d'à-cúur-joie, mon neveu.
Bing ! Et bong ! Et vlang ! Et tong !
Les peintures sur verre volent en éclats. Je ne m'étais pas trompé : les úils cyclopéens, bombés et scintillants des lentilles se brisent aussi.
quatre caméras ! Carbonisées ! Les autres me regardent, terrorisés, les pauvres bougres. Juste Béru, dit Grosse-Biroute, qui pige tout.
Je viens d'anéantir le dernier adjectif, pardon : objectif, lorsqu'il pousse un cri.
Pas de douleur (depuis qu'il s'est levé on dirait qu'il a plutôt moins mal), mais d'avertissement.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 225
Ainsi procède le guetteur Comanche inca de danger pen≠dant que ses potes comptent leurs sioux1.
- quoi ? lui demande-je le plus brièvement que je le puis afin de gagner du temps.
- Vise, mec !
Il me désigne le plafond.
Tu vas comprendre. quand on a prévu une installation électrique destinée à un lustre et qu'on ne pose pas de lustre, on obstrue le petit orifice destiné initialement au passage des fils par des capuchons de plastique blanc qui se perdent dans l'étendue pl‚treuse du plaftard.
O.K. ? Or, dans le couloir, se trouvent deux cache-trous. Et ces cache-trous sont tombés simultanément du plafond. Un chuinte≠ment se fait entendre, comme s'il serait de vapeur.
- Alerte au gaz ! j'égosille. Rentrez dans vos piaules, les gars.
Moi-même je me catapulte dans la mienne en compa≠gnie de mister Super-Zob.
Là, je ne suis pas mieux avan≠tagé car je note que notre carrée, tout comme le couloir, est pourvue d'une arrivée de gaz dont le bouchon de sécurité a voltigé sous l'effet de la pression.
- Ferme la porte, colmate les rainures. Gros ! Je chope ma veste, l'enroule autour de la potence de fonte et plaque le tampon ainsi fait sur le trou d'arrivée. Mais ouate ! Ou watt ! Autant acquérir un Stradivarius pour s'en servir de pissotière. La force irruptive du gaz est telle qu'il se fraie un passage dans l'étoffé. Et il est asphyxiant, le bougre. Je reconnais cette odeur doucereuse et désobligeante pour les narines nationales. Une odeur de CZ20XHBGT4, si tu vois ce que je veux dire ? Foutus, qu'on est. Devant la gravité de la situation, ces charognards
ont décidé de nous exterminer.
Alors, comme je suis un mec de ressources thermales, il 1. Très con, mais je ne guigne pas le fauteuil de M. Maurice Schumann de l'Académie française par désúuvrement.
226 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
me vient une idée. Une de plus. C'est follingue ce que ma matière grise peut fabriquer comme traits de génie dans une journée. Tu vois, même en fin de nuit blanche, il est encore d'équerre du cervelet, Tonio.
Je glisse deux doigts dans la petite poche intérieure de mon veston et y cueille une pochette d'allumettes réclame dont le rabat célèbre les mérites d'un restaurant sans étoile o˘ l'on bouffe de la merde. J'espère que ces alloufs com≠portent plus de phosphore que la raie rance au beurre car≠bonisé que j'y ai dégustée !
- Risqué ! toussote le Gradu.
- T'aimes mieux une fin à la Chessmann ? Je me juche sur la table-lit du Gros en me retenant de respirer et je gratte une allumette. Pourvu que ce gaz soit inflammable. Seigneur Dieu ! H l'est ! Un viouff ! d'une puissance de lance-flammes. On est pris dans un tourbillon acre de fumaga. Un torrent de feu. Et puis le gaz déjà emmagasiné ayant br˚lé, les choses se régularisent et v'ià qu'une espèce de lampe à souder crache de manière conti≠nue une longue langue féroce qui darde presque jusqu'au plancher.
Heureusement, le sol est revêtu de carreaux qui ne font que roussir et se craqueler sous l'effet du chalu≠meau.
- Pas de bobo. Gros ?
Il est plus congestionné que jamais, ses sourcils et ses cils ont roussi, de même que ses tifs, et il ressemble à un goret.
- «a va, t'as eu la riche idée... Regarde un peu si la porte est assez suffisamment étanchée, moi je peux pas me baisser à cause de mes baloches et de mon zizi qui m'en≠combrent tout le devant. J'ai l'impression de coltiner un tambour.
J'examine la porte pour contrôler les émanations du cou≠loir. Fort heureusement, elle joint bien. Pas de souci de ce côté-là.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 227
- Dis donc, je pense aux autres, murmure l'Altruiste à bite surdimensionnée, s˚r qu'ils sont rectifiés. Et moi, sans égard pour son anomalie, en vrai étourdi :
- Dans leur état, c'est mieux ainsi.
- Cinq clous véry moche, mille or ! renfrogne le pauvre chou, lequel se réfugie dans l'anglais chaque fois qu'il veut mettre du sarcastique dans sa pensée. Avec ce dont je me coltine moi-même personnellement, faudrait sans doute mieux que j'allasse renifler l'air pur purin du corridor pour en finir ?
- Remercie le ciel qu'ils t'aient appliqué leur traite≠ment à la zézette plutôt qu'à la tronche, gars. Un gros
goun˘ n'a jamais déshonoré son homme.
- Même quant y t'faut une voiturette de marchande des quat'-saisons pour l'emmener promener en ville ?
- Tu vas guérir, on te soignera.
- Mouais, et puis tu vas me dire qu'il reste toujours Lourdes, pas vrai, Sana ? Comme si je pourrais aller me tremper le braque dans l'eau miraculeuse. La piscine aux
miracles, c'est pas un bidet !
La flamme qui tombe du plafond, se raccourcit et meurt.
L'opération chambre à gaz est terminée.
Et maintenant ? quelqu'un va bien devoir se pointer pour évacuer la viande froide. Et faudra de la main d'úuvre, et pas qu'un peu avec cette colonie d'hydrocé≠phales et d'hydrocaudals morts à manipuler.
Comment vont-ils procéder, les gus, dans cet air mortel ? Des masques ?
La réponse me vient immédiatement. Y a qu'à penser pour être servi dans cette crèche. Un vrombissement reten≠tit et un puissant aérateur à double orifice se met en mou≠vement afin de renouveler l'atmosphère viciée. Un courant puissant toumique dans la pièce. L'aspiration du gaz mortel s'opère par le haut et l'admission de l'oxygène par le bas.
- Vachetement organisé, admire Sa Majesté.
228 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
Le fort courant rotatif soulève sa veste-pagne, ce qui dévoile le mal cruel qui le frappe. Il me semble que son bec verseur a encore augmenté de volume. Je voudrais rester objectif, l'ami. Pas me laisser entraîner dans des complai≠sances métaphoriques, si voisines de la poésie qu'un auteur comme moi y résiste peu. Je connais mes défauts, et sais vers quelles voies sinueuses m'entraîne ma verve. Trop d'abondance nuit. Je ne suis pas un géant, mais un obèse de la littérature. Elle est f‚cheusement excédentaire, ma prose. C'est ce qu'ils me reprochent, beaucoup, qu'aimeraient me voir écrire avec une plume d'oie ou un poil de cul. Bref, pour une fois, je me tiens par la bride. Eh bien, franche≠ment, une main sur le cúur et l'autre sur la braguette, je peux te dire que mon camarade Bérurier possède un paf d'éléphant. T'as déjà vu triquer des pachydermes, au zoo, quand ils godent mélancoliquement devant leurs grilles. «a ! Exactement ça. Pas plus, pas moins. Un ringard de quarante centimètres, possédant le diamètre d'un magnum de champ'.
Il a suivi mon regard.
- Tout de même, soupire-t-il, t'admettras que ça fait un peu désordre !
CHAPITRE qUATRE ¿ qUATRE (dit de l'escalier)
«a pue dans le couloir. Mais enfin on sent à la qualité de sa respiration que ça n'est plus nocif.
Je pénètre dans une chambre. Le Portugais à tête de les≠siveuse est au sol, la gueule grande ouverte. Mort. Donc, il ne s'agissait même pas d'un gaz soporifique. J'avais senti juste. On revient de loin. Si au moins j'avais pensé au feu plus vite, on serait tous restés dans le couloir et...
Mais quoi, le destin n'est pas b‚ti sur des hypothèses. Le con de l'existence, c'est qu'elle se fabrique au présent, rien qu'au présent. La seconde d'avant, la seconde d'après,
n'appartiennent à personne.
- quel g‚chis, soupire-je.
- Alors, qu'est-ce qu'on branle ? s'informe l'Intrépide. Comme je suis un homme de boutades, je lui répondrais bien : n'importe qui, mais pas toi, seulement cela risquerait
de l'affecter.
Je dévisse la potence du Portugais et la tends au Gros (au très Gros).
- Tiens pour toi, mec. Chacun la sienne. On va se poster de part et d'autre de la lourde coulissante et dès qu'ils arriveront on bille ! Pas de quartier, c'est seulement à la surprenette qu'on a des chances de se les faire.
Il renifle gras. Chez mon pote, tu n'en ignores pas, c'est signe d'intense, de féroce détermination.
Blottis sans l'angle du couloir, de chaque côté de la porte d'acier, nous attendons. Nos mains crispées sur la plus longue tige de la potence sont poisseuses de sueur. Chose curieuse, nos cúurs battent au ralenti. Un calme 230 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
immense est en nous. Le calme de la haine chauffée à blanc. Nous ne nous regardons même pas. Non, nous macé≠rons séparément dans la colère la plus polaire. Une colère couleur de glace ! Y a des ours blancs et des pingouins qui se dandinent dans notre colère, si tu veux tout savoir. J'y vois passer des traîneaux silencieux, dans notre colère. Tiens, faudrait être Jack London pour te la décrire au poil !
Un cliquetis. Soudain je pige : cette porte ne donne pas sur un couloir, mais sur un ascenseur.
On perçoit le murmure bien huilé des engrenages. Et puis une courte période de silence. La porte coulisse. Deux gars sortent. Je n'ai pas le temps d'agir. Pourtant je la tenais levée, ma potence de fonte. Celle de Béru s'est abat≠tue plus promptement. Et avec quelle vigueur ! L'un des arrivants s'écroule, la tronche complètement défoncée. L'autre a pris l'extrémité de la potence sur l'épaule et il est tombé à genoux en gémissant. Impitoyable, féroce, souve≠rain dans sa fureur, Béru élève sa potence à la verticale et l'abat bien droit, comme une barre à mine. «a fait comme un séminaire de crapauds-buffles sur lequel passe un rou≠leau compresseur.
Le dos défoncé, crevé jusqu'au plancher, le second tor≠tionnaire court rejoindre son pote à tire-d'aile au pays des diablotins.
J'enjambe ces messieurs.
Un signe de tête à Pépère pour qu'il me rejoigne dans l'ascenseur. La cabine est très allongée pour permettre d'y loger un brancard à roulettes.
Il est essoufflé, mon com≠père. Un côté tranche-montagne l'ennoblit. Il tient sa potence comme saint Christophe son b‚ton, s'y appuyant noblement, comme un homme ayant accompli sa t‚che. L'extrémité de la barre coudée ruisselle de sang. Mais Bérurier s'en tamponne le coquillard. Il est apaisé, serein, et il a oublié qu'il est désormais chibré comme personne d'autre au monde.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 231
*
* *Un simple levier commande l'ascenseur. Je le mets dans la position inverse à celle o˘ il se trouve. Instantanément, la porte se referme et nous descendons.
Le voyage est bref.
Nous accédons à une espèce de grand sas fermé par une grille. Il s'agit d'une pièce meublée d'une table métallique et de deux chaises. Sur la table, des écrans de vidéo et des cadrans mystérieux, plus une armada de boutons. Je pige que c'est depuis ce P.C. qu'on a ordonné les manúuvres gazéifiantes. Je cours à la grille. Elle donne sur un couloir, mais elle est fermée avec une serrure comme ils en ont à la Banque de France pour assurer la chasteté de ses coffres. Mon sésame ne ferait pas plus d'effet à
ce chef-d'úuvre de serrurerie qu'une quéquette de saint-cyrien à une génisse.
Je regarde sur la table : pas de clés.
- Les deux pèlerins de là-haut doivent les avoir ? sug≠gère Bérurier.
Nous remontons, fouillons ses victimes : en vain. Déci≠dément, on fait les choses sérieusement dans cet établisse≠ment.
On redescend donc en se demandant quelle suite va comporter cette affaire, et toi aussi tu te le demandes, pas vrai, Bazu ?
Seulement pour toi ça n'a pas grande impor≠tance.
- Attends ! m'écrie-je.
Simple formule, sans objet, le gars Béru ne me proposait rien de particulier au moment o˘ je l'exclamé.
Ce qui la motive, cette exclamation, cher enfant de Bohème, c'est la vue d'un téléphone inclus dans la table-bloc. Est-il relié à un standard ou bien autonome ?
Je décroche, la tonalité retentit. Ouf. Fissa, je compose le numéro du Vieux. Deux parlementations expresses avec
232 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
des sbires d'interposition, et on me le passe. Lui, il a son ton mi-figue sèche, mi-raisin g‚té.
- Tiens, vous ! que devenez-vous ? Votre commerce marche bien ?
Comme si c'est le moment de chiquer au gland d'Espagne ! Comme si, dans ma position aussi précaire que critique, je suis en mesure de faire du ping-pong-conversa-tion dans les demi-teintes !
- Un pastis inouÔ, patron (je l'appelle patron, manière de l'amadouer) de quoi vous faire dresser les cheveux sur la tête !
Formule inconsidérée, et qui se retourne contre moi, vu que le mamelon du Dabuche ressemble à un coin de Lune qu'on aurait aplani au bulldozer.
- Très drôle, ricane la voix morose. J'enchaîne fissa :
- Il faut immédiatement expédier un dispositif policier à l'endroit o˘ nous nous trouvons, Bérurier et moi, d'abord parce que nous y sommes en danger de mort, ensuite parce que ce qui s'y passe relève pratiquement de la science-fic≠tion. L'affaire du siècle, patron, ma parole !
Cette promesse mirobole sous la calvitie du Vieux comme un grain de diamant dans un pendentif de Morabito.
- O˘ êtes-vous ?
- Je l'ignore. Dans l'agglomération parisienne, ça c'est s˚r, mais nous y f˚mes conduit en état d'incons≠cience. Je reste en ligne, faites opérer des recherches pour savoir à quoi correspond le téléphone dont je me sers actuellement.
- Entendu.
Je l'entends jacter sur une autre ligne. Les secondes sont interminables.
D'un moment à l'autre des zigs vont se pointer et nous n'aurons aucune possibilité de fuite. Si :
emprunter l'ascenseur, mais ça changerait quoi puisqu'il n'existe aucune issue au niveau inférieur ?
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 233
- Allô, San-Antonio ?
- Oui, patron ?
- Surtout ne coupez pas, on s'occupe de chercher. En attendant, si vous me mettiez un peu au courant ?
Bonne idée. J'espère que ce rapport ne sera pas un testa≠ment.
- Branchez sur magnéto, Boss, car c'est long et plein de rebondissements insensés.
- Vous doutez de ma mémoire ?
Faut-il qu'il ait la r‚lerie chevillée au corps, ce vilain déplumé. Prêt à
me faire une scène, alors que je suis assis sur un tonneau de poudre dont la mèche est allumée, comme l'écrirait M. Maurice Schumann de l'Académie française par défaut.
J'y vais donc de mon couplet. Sérénade pour un dirlo ergoteur ! Tout y passe, je commence par le commence≠ment bien qu'il soit déjà au courant des événements de Genève. Toujours partir du noyau initial, laisser germer, pas perdre les racines de vue, never. Comme elles sont enfouies dans la terre nourricière on a tendance à les oublier, et l'on a tort... Par instants, je m'interromps pour prêter l'oreille. Vient-on? Non, pas encore... Alors je repars. Béru s'est assis, les jambes écartées pour laisser de la place à sa formidable bistougne. Un pacsif gros commak, ça lui brimbale. Les caÔds de la Faculté vont se délecter à visionner ce morceau de choix. Y a de la photo à prendre. La couverture de Match, ça mérite. Le plus éton≠nant, c'est qu'il commence à s'y habituer, Béru, à son chibre en forme d'obélisque. Et même, parole, à en être fier, confusément.
La manière qu'il le soupèse à deux mains, comme le pêcheur chanceux évalue le poids du gros brochet qu'il vient de remonter. Il se flatte les rouleaux amoureusement, mon biquet. Suppute les conséquences, le parti (si je puis dire) à en tirer. Sa mise en exploitation, en somme. Il sait qu'il va accéder aux destins exceptionnels avec une queue de ce diamètre, l'Alexandre-Benoît. Entrer
234 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
dans l'histoire humaine dont il défoncera la lourde avec son bélier. Il est marqué des dieux, le Gros. Sacré roi des núuds toute catégorie, pour toujours. Et un confus conten≠tement lui point. Une rassurance de brave homme qui sait s'accommoder des misères de ce monde, les défricher pour pouvoir les cultiver. C'est l'esprit d'investissement.
Depuis un bout de temps, j'ai fini de jacter. Je me suis mis à jour. Vidé à
bloc. J'ai dit les faits et les conclusions que j'en tire. Au moins, si on nous efface, j'aurais la conso≠lation d'avoir démantelé cette monstrueuse organisation.
- Allô, patron ?
- Ne quittez pas, on m'appelle sur la 2, ça doit être à votre sujet.
Un léger temps s'écoule. Puis la voix du Diriuche, grise, humide, en grand deuil :
- Vous êtes toujours là, mon petit vieux ?
- Provisoirement, oui, patron.
- Je suis navré, je ne vais rien pouvoir faire pour vous. Du moins directement.
- Ah ! bon ?
- Vous êtes à l'ambassade de Félonie, donc positive≠ment en territoire étranger. Je vais demander qu'on sur≠veille les abords, c'est la seule mesure qui me soit permise.
- Trop aimable. En ce cas, il ne me reste plus qu'à vous dire adieu.
Je raccroche aussi sec.
Un dicton auvergnat assure que c'est au moment de payer ses impôts qu'on s'aperçoit qu'on n'a pas les moyens de s'offrir l'argent que l'on gagne.
Moi, c'est au moment de la grande détresse que je com≠prends à quel point l'homme est seul quand il est dans la merde.
Pour corser le bonheur, j'entends des bruits de pas.
Nombreux, sonores.
- C'est r‚pé ? interroge l'homme à la zifolette en forme de mortadelle italoche.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 235
- Nous nous trouvons dans l'ambassade de Félonie1, le Vieux déclare forfait.
- On vient !
- Je sais.
Il hausse les épaules et soupire :
- Bon, ben je te prends congé, mec. Ravi de t'avoir connu, tout le plaisir a été pour moi.
- Couchons-nous !
- Hein ?
- Chut, vite ! Raide comme barre ! Ils vont peut-être croire que les deux mecs ont commencé de faire le ménage en haut...
Donnant l'exemple, comme toujours, moi si vaillant, si à
la pointe, je m'allonge au sol, les bras dans le prolonge≠ment du corps, la bouche ouverte comme un asphyxié, les yeux exorbités. Duraille, tu sais, de chiquer à la viande
froide avec les yeux béants.
Faut pas que quelqu'un vienne te faire ciller pendant ton numéro, que sinon c'est mochement r‚pé. Oh ! là là ! Un mort qui agite ses stores, y a que dans les films d'épou≠vanté, et encore, les très vieux...
Les pas sont là. Ils s'arrêtent. Je me demande combien ils sont ? Vais le savoir d'ici peu. Patience. Respire pas, mon loup. Regard fixe, gueule figée. Turlututu.
Ils jactent dans une langue que je pige pas bien. Du félonien ?
Une voix française dit simplement :
- Et les autres ? Pendant qu'une clé à rémoulure extra-porcive coubigne le pêne, la même voix française reprend :
1. Tu penses bien que la Félonie n'existe pas. Pas même dans mon imagination. En realité, il s'agit d'un pseudonyme que j'utilise pour cacher le blaze d'une nation très connue. Pas qu'on m'impute la rupture de relations diplomatiques.
236 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
- Mais, l'ascenseur est en bas, voyez : la porte est ouverte.
- C'est vrai ! s'écrie une autre voix, mais avec l'accent félonien, ce qui ne me dérange pas outre mesure.
- Alors o˘ sont-ils ? redemande le Français. Et tu piges sa réaction ?
Problème du vase clos pas très clos, mec. Les deux gardes du labo n'ont pas la clé et la grille est fermée, donc ils sont laguche, dans le secteur.
Comme ils ne sont pas en haut, ils sont fatalement en bas. Tu suis bien ma lapalissade contrôlée ? S'ils sont en haut, l'ascenseur ne peut se trouver en bas. Or, il est en bas. Donc quelqu'un l'a actionné. Un quelqu'un qui ne peut qu'être ici. Un quelqu'un qui ne peut donc qu'être un de nous deux.
C.q.F.D. !
- Attention, ils feintent ! avertit le Français.
A mon avis, c'est plus la peine de s'attarder, hein ?
Autant agir tout de suite, avant que le gratin soit carbo≠nisé.
Je m'offre un rétablissement acrobatique, de ceux qui, quand ils foirent, te valent six ans dans un corset de fer. Une détente des reins, un élan irrésistible. Boum, me v'ià debout sur les gambettes que m'a tricotées Pélicie.
Et pas essoufflé, mon Luiu !
Oui, ils sont trois.
Dont le fils Blumenstein-Michu.
C'est lui le Français du trio. A tout seigneur tout don≠neur.
Au premier bout de regard, je mate o˘ ils en sont de l'ouverture de la porte. L'un des accompagnants de David a déjà actionné la clé. Il avait commencé d'écarter la forte grille, mais devant ma brutale résurrection, l'a refermée précipitamment. Moi, prompt comme un dard (et pour cause !), j'empoigne un barreau et je tire à fond de force. Le mec qui tirait de son côté vient avec la porte. Tu vas voir l'a quel point que j'ai l'esprit de décision (qui l'em≠porte sur l'esprit de sacrifice, chez mézigue) mais, au tra-CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 237
vers de la grille, je lui administre un coup de genou particu≠lièrement appuyé dans les roustons (tonton tontaine). H rugit et sa prise mollit. Le v'ià qu'entre dans le sas. Bérurier qui s'est remis debout lui aussi, l'accueille d'une ch‚taigne au temporal. Le mec visquose des flubes. Mon ami Bitembeme a un geste que, sur lors, je ne comprends pas, en direction du foie de ce garçon. Il ne s'agit pas d'un direct, comprends-moi. Non : le mouvement est plutôt furtif. Coulé, preste. Geste de pickpocket. Et c'est bien d'une subtilisation qu'il s'agit, puisque l'ami Bigpaf ramène un CoÔt Serpent 9mm à injection sous-cultanné.
Ce qui s'opère alors, même du temps de Buffalo Bill on l'a pas vu. Combien de fois ai-je assisté au défouraillage du Mastar ? Pas totalisable.
Impossible de dire. Tu comptes les étoiles du ciel, en été, toi ? Flinguer à cette cadence, avec une pareille promptitude, c'est la first fois que j'assiste. Une grande première mondiale, laquelle constitue une grande dernière pour les trois ouistitis. La pralinette géné≠rale. Ils n'en reviendraient pas s'ils pouvaient en revenir. Trois compostages, pas un de plus, pas un de moins. Pan ! pan ! pan ! Une valduche à chacun, entre les deux carreaux. Signé Béni ! Les Cyclopes sont de retour ! Poum ! Non, on retrouvera jamais plus jamais une prouesse semblable. C'a été un moment de l'histoire humaine, la résultante d'une conjoncture. Pan ! Pan ! Pan !
(J'avais oublié de foutre un ´ P ª majuscule aux deux derniers pans, ce qui les empê≠chait de faire la roue). Une seconde, tu te souviens combien de temps ça dure ? Eh bien, figure-toi qu'à l'intérieur d'une seconde, le cher Béru, avec ses couilles à longue portée, a eu le temps de chouraver le feu du zouave à sa ceinture et de le capsuler ainsi que ses deux camarades. Une prune de 9 en plein front, même Einstein avec son cigare surdimen-sionné
pourrait pas en surmonter l'outrage. «a t'enraye l'existence comme un bidon de sable enraye le moteur d'une tire quand tu le déverses dans le réservoir d'essence. Ils font plouf, piaf, plof ! nos camarades. Bons pour le tout-
238 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
à-1'égout, le tout à l'oubli. Mortibus vobiscum ! que le Seigneur soit avec eux. Et surtout qu'ils ne le quittent plus, ces traîtres.
Le Graves souffle sur le canon fumant de l'arme.
- Voilà, ça c'est de la mécanique de précision, déclare-t-il ; et maintenant si on s'en irait, gars ? T'as pas envie d'un grand noir avec des croissants chauds, técolle ?
*
* *Au fond du couloir, à gauche, y a la porte des chiche-manes.
A droite est celle qui permet d'accéder au hall de l'ambassade. Une ravissante réceptionnaire, brune comme le boulevard du même nom, se fait les ongles derrière un bureau ministre sans ministre ni encrier.
Elle nous regarde débouler, moi si fringant, impétueux et mal rasé. Béru si pittoresque avec son paf de grand ongulé à trompe qui semble sonner on ne sait quel tocsin silencieux contre ses jambes velues. La réceptionnaire félone ne réceptionne personne étant donné l'heure ultra≠matinale (l'horloge du hall indique cinq plombes du mat'). Tout en passant de la laque sur l'extrémité de ses phalan≠gettes, elle discutait en félon du nord avec un garde de nuit à mine patibulaire. Mais leur converse s'enlise à
notre sur≠venue. .
L'homme porte la main à sa poitrine, non pour compta≠biliser les battements de son cúur, mais pour dégainer quelque chose qui n'ajouterait rien à notre vitalité exem≠plaire.
Bérurier lui dépêche (du moins le noyau) dans la paluche un produit de son CoÔt. La balle traverse la main et la poitrine du veilleur.
Pendant que le Félonien s'écroule. Mister Biterade s'ap≠proche du bureau, le pafouin plus terrifie que déjà vu.
- Mon petit cúur, gazouille-t-il à la donzelle qui CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 239
s'automanucure, serait-il un effectif de votrebontéde.^-phoner à Jussieu 6789 pour nous appeler un taxi^ Comme vous pouvez me le constater, je sus pas dans une tenîTassez d'essence pour regagner mon domicile pédé-rastement.
CHAPITRE CINq A SEPT ET LA SUITE... ET LA FIN
Les Marseillais, tu les connais, je suppose ? Une onoma≠topée, dans leur bouche, ça devient un alexandrin. Un n'importe qui quelconque quand il crie áÔe ª, ne balance qu'une syllabe. Eh bien chez un Marseillais, ça en produit douze, n crie ´ ha ha ha a a a i i i ye e e ª, le Marseillais qui, à l'instant, vient de dérouiller une valise de curé dans les chevilles. Le prêtre (italien puisqu'on soutane) se perd en excuses qu'il prononce excouses. A cet instant, une énorme matrone me bouscule dans la cohue.
quand je te dis qu'elle me bouscule, elle manque carrément de m'en≠voyer sur la voie ferrée vérifier si le rail est bien boulonné jusqu'au butoir terminal.
- Eh bien, madame ! proteste-je.
L'énormité a tout de la marchande de poissons, avec son fichu sur la tête et sa jupe ample comme une montgolfière en dégonflade.
- Tu peux pas tirer ta viandasse, l'ahuri ? me jette la mégère à l'aide d'une voix que je connais bien.
Moi, ensuqué par la nuit blanche, je mets un peu de phosphore dans ma génératrice avant de comprendre.
- Béru ! exhale-je.
La marchande de merlans rigole.
- Textuel, milord. Y avait pas d'aut' solutions pour que je trimbale ce que tu sais sans soutirer l'attention. Désormais faut qu'j' me déguise souate en gonzesse, souate en Ecossais. Et même en Ecossais, faudrait que le ça soye un kilt de soirée, à traîne, tellement qu'il a encore poussé mon missile air-cul !
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 241
´ Y m'arrive aux genoux. J'ai h‚te de montrer c'te pro≠thèse à ma Berthy, voir sa rédaction devant le spectac'. ª
- Elle était absente ?
- Elle a passé la notte chez mon pote Alfred, le coif≠feur qu'a une angine couenneuse. Si on s'aiderait pas l'un l'autre, entre amis, ça servirait à
quoi de vivre ?
Il se tait pour laisser la parole à un haut-parleur qui annonce l'arrivée du train pilnucien. Effectivement, en bout de vue, plus loin que la marquise (sous le ciel de lit à laquelle nous sommes beaucoup plus de quatre-vingts chasseurs), dans des confins improbables et tremblants, cotonneux, ponctués de lumières rouges et vertes, la grosse chenille apparaît.
- «a me fait quéqu' chose de retrouver la vieillasse, assure le Gros travelo d'une voix noyée. quand il est laguche on n'y fait pas attention, mais au bout de plusieurs jours sans lui, y se met à
manquer, comment t'espliques ?
Je n'explique pas. Je tremble de fatigue. Si vers le milieu de ce polar je ne t'avais pas promis de venir attendre le Débris à la gare, comment que je serais allé me zoner ! Mais quoi, un auteur de ma classe se doit à ses engage≠ments, hein ? Et puis j'allais tout de même pas me virguler dans les torchons sans te donner l'explication finale. Ta gueule, devant un pareil forfait, mon neveu !
La grosse loco électrique entre en gare, silencieusement. Les gens venus attendre d'autres gens se reculent. Des voyageurs impatients ont déjà
délourdé et n'attendent pas l'arrêt complet du convoi pour sauter sur le quai.
Nous nous mettons à guetter Bademe-Bademe, le cúur doucement étreint par la roucoulade de l'amitié.
Une voix domine le brusque brouhaha consécutif à
l'arrivée du dur.
- Hoé, Santonioooooo !
Je cherche.
Trouve. Frank Rèche. Il est à demi défenestré dans son comparti-
242 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
ment et agite ses ailerons frénétiquement. Derrière lui, on perçoit la tache p‚le d'un visage ; celui de Pinuche, sur≠montée d'une tache encore plus p‚le : celle de son panse≠ment.
On joue de l'épaule pour se frayer passage. On cueille la valoche de Rèche, Pinuche, si tu te souviens (sinon relis le début) étant parti les mains vides.
Ces messieurs nous descendent dans les bras. Rèche me presse contre soi avec son effusion méditerranéenne coutu-mière. Il ne s'étonne pas de l'accoutrement de Béru, lui lance un distrait : ´ Bonjour, chère madame. ª
Pinuche, amaigri, flottant, plus gris‚tre que jamais, retire son mégot éteint de sa commissure pour me bisouiller. Lui non plus ne réagit pas devant l'accoutrement du Mastar.
- Salut, Alexandre-Benoît, fait-il. Tu as une mine superbe !
Le Dodu pouffe :
- C'est pas la mine qu'est le plus superbe, chez moi, César. J'ai une de ces petites surprises à te montrer qu'au pré à labié tu devras enlever ton r‚telier, pas risquer de l'avaler.
On décide d'aller incontinent au buffet, écluser du café fort. Ces messieurs ont mal roupillé dans le train, et moi pas du tout, tu le sais.
Le matin est tout barbouillé, pisseux, sinistre, plein de contemporains aux gueules impossibles. Le débarquement d'un train de nuit, vois-tu, pour moi, c'est quasiment morbide. Une préfiguration du purgatoire, au cas o˘ il existerait. Ces gens pas réveillés parce qu'ils ne se sont pas endormis, pas propres parce qu'ils ne se sont pas lavés, pas heureux parce que la gare de Lyon à sept plombes, après une nuit blanche, c'est une des plus formi≠dables dégueulasseries de l'univers, ces gens titubants, arri≠vés à
destination, ahuris, gueuledeboisés, sont comme des morts qui ne se seraient pas rendu compte qu'ils avaient passé de vie à trépas.
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 243
Et le buffet, donc ! Dis : le buffet de la gare de Lyon aux aurores, tu connais ?
On est silencieux, tout à coup, devant la fumée de nos caouas. Heureusement, le toubib retrouve l'usage de sa menteuse :
- J'ai raccompagné monsieur Pinaud, c'était la moindre des choses. Et puis il fallait que je vienne à Paris trouver un autre commanditaire. Maintenant que Klapusky... J'ai un énorme scandale à
remonter, moi, mon pauvre commissaire. Tant qu'on aura pas retrouvé le fils Blumenstein... Au fait,
rien de nouveau à son sujet ?
- Un peu, si.
- Dites vite, vieux
- Il est mort.
- Mmmmmmmort ? s'étrangle le docteur Rèche.
- Complètement, renchérit Béru.
- Vous en êtes s˚r ?
- Pour en être tout à fait s˚r, c'est moi que je l'ai plombé, Doc, déclare Bérurier.
- Vous plaisantez, chère madame !
- Jamais avec un CoÔt, répond la fausse marchande de poissons en minaudant, coquette, l'habit parfois contrefai≠sant le moine.
L'instant m'est venu de devoir raconter.
Alors,je.
- Etes-vous abonné à Historia, ou à Miroir de l'Histoire, toubib ?
- Heu, non, pas tout à fait... Pourquoi ?
- Parce que, peut-être, à la faveur des nombreux écrits que ces honorables revues consacrent au nazisme, vous auriez pu connaître de la dynastie des Hatchum, cette vieille famille teutonne célèbre par ses produits chimiques.
Elle finança Hitler, contribuant grandement à son avène≠ment, travailla en partie sur la réalisation des VI, et fui démantelée à la fin de la guerre.
On pendit le viei1
244 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
Hatchum, on fusilla le fils aîné, on viola les filles et la mère mourut de chagrin dans un hospice.
- C'est la vie, assure la Grosse Bérurière en grattant son énormité à
travers sa jupe.
- La fille aînée, Gertrude, se réfugia en Espagne avec le magot des Hatchum déposé dans une banque suisse. C'était une femme combative. Outre la fortune familiale, elle avait emmené en exil une forte documentation concer≠nant les recherches secrètes entreprises par les Laboratoires Hatchum.
Pinaud dodeline déjà. N'a plus la force de me filer le train, une fois descendu du sien, le Fané. Béni le réveille d'un coup de coude.
- Faudra qu'on aille aux chiches, que je te montre un truc peu banal, dit cet impatient.
- quoi ?
Mister Bigzob prend la main de son vieux camarade. La convoie jusqu'à sa jupe.
- Touche !
- Je touche.
- Devine ce dont quoi il s'agite ?
- C'est ta cuisse ? T'as maigri, on dirait ?
- C'est pas ma cuisse !
- Alors qu'est-ce que c'est ?
Le Gros baisse la voix, bat des cils et chuchote, mutin.
- C'est... tu veux dire ?... glapahute Pinaudère. Rèche qui n'a pas suivi et qui m'attend la suite cligne des yeux très vite comme un hibou au saut du nid.
- Et alors ? Et alors ? il grappine.
- C'est... Tu veux dire ?... glapahute Pinaudère, suf≠foqué.
- En personne, épanouit Béru.
La Vieillasse retire vivement sa main orthodoxe :
- C'est vraiment à toi ?
- Tout, roustons compris, jure le Majestueux. Un trai-CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 245
tement miracle de leur saloperie de labo; c'est quand même beau, la science, non ?
- Eh bien, mon cher, vous continuez ? s'impatiente Franck Rèche.
- Force m'est. Gertrude Hatchum se réorganisa en Espagne. Elle recréa des laboratoires, fonda un centre de recherches, seulement les Services secrets israéliens ś'oc≠cupèrent ª d'elle et neutralisèrent ses entreprises. Vous savez combien ces gens ont la rancune tenace.
- Pire que des Arabes, encourage Rèche. Dommage qu'Hitler ait échoué dans sa mission, cela dit je ne suis pas raciste, vous le savez. Moi, les juifs, j'ai rien contre, fonda≠mentalement parlant. Et pourtant je les ai eus en Algérie. Les juifs, les Arabes, les communistes, le Milieu, et main≠tenant les Hauts-Savoyards, tout, comment ai-je fait pour subir toute cette pègre sans devenir raciste, ça, c'est un des mystères de ma nature tolérante.
Mais continuez, je vous en prie. Alors, cette gueuse de fille Hatchum, traquée par
ces misérables Israéliens ?
- Elle finit par comprendre qu'elle n'arriverait à rien au grand jour.
Alors elle prit ses dispositions pour dispa≠raître, c'est-à-dire changer radicalement de personnalité, de vie, d'aspect et d'état civil naturellement. Elle se fait confectionner de faux papiers, au nom de Blumenstein. Pendant la guerre les juifs prenaient des identités aryennes, elle, elle opte pour une identité sémite, parce que cela lui semble être le refuge, le comble de la volupté pour cette
haÔsseuse de juifs...
Rèche ne peut pas se retenir :
- Ecoutez, je ne suis pas raciste, mais je comprends un peu sa haine pour cette race inconcevable. Il y a des moments, quand je prie surtout, car je prie beaucoup, des moments, dis-je, o˘ je me permets d'interroger le Seigneur sur la nécessité de cette tribu d'amaqueurs, de pestilentiels, de Judas honteux. S'agit-il d'une erreur de Sa part ? D'une forme de dégénérescence ? D'une épreuve placée sur la 246 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
route des gens de bien pour les aider à mériter le Ciel ? Je me demande. Je suis perplexe...
- Ecoutez, Rèche, soyez perplexe, mais laissez-moi terminer. J'ai des lecteurs sur le feu, moi, et ils attendent.
- Pardon. Excuse. Je suis un impulsif. Impulsif, mais pas raciste, oh non, surtout pas, ne vous méprenez pas sur≠tout. Vous disiez donc que cette charmante jeune femme nazie a changé d'identité et s'est fait appeler Blumenstein. Sacrée ruse, hé ? Bravo, ma poule. Elle devait avoir du chi≠gnon, la coquine. Mais attendez, Blumenstein, vous dites ? Vous avez bien lancé ce nom ? Blumenstein ? Comme le fils de la lessive Patemouille ?
- Sa mère.
D se masse la nuque comme à la suite d'une gueule de bois lorsque, au réveil, il y a une espèce de matin de p‚ques dans ta tronche.
- Sa mère ? Vous dites sa mère. Vous voulez dire... sa mère ?
- Je veux dire sa mère.
- Mais je la connais, sa mère.
- Je sais.
- Elle n'a rien... Elle n'est pas... Elle est un peu...
- Je sais, je sais. Cela vous prouve à quel point une femme résolue peut modifier sa personnalité pour atteindre son but.
- Mais enfin, Santantatonio... Elle est frappadingue, cette vieille ?
- qu'elle se soit plus ou moins prise à son jeu n'est pas exclu. En tout cas, il lui reste assez de lucidité pour conti≠nuer de driver le plus étonnant réseau qu'il m'ait été donné de démasquer, mon cher. Selon moi, elle a consacré toute son intelligence et toute son énergie à une cause à
laquelle elle a sacrifié sa vie de femme. Son existence n'aura été que l'édification d'un extraordinaire paravent à l'abri duquel elle a accompli son úuvre. Devenue Blumenstein, elle a voulu se mettre complètement à
l'abri en épousant un con
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 247
nommé Michu. Suprême astuce. Pendant plusieurs décades, Gertrude a supporté
la sottise épaisse et les grossièretés d'un faux maquignon déguisé en homme d'affaires, en lui laissant entendre qu'il avait barre sur elle. Et pendant ce temps, dans l'ombre, l'araignée Hatchum tissait sa toile.
Frank Rèche postillonne.
- Fou ! Fou ! Fou ! L'araignée Hatchum. Oh, comme c'est bien trouvé. Oh comme c'est épingle juste ! Bravo, Sanmontonio. Et qui tisse sa toile. Parfait ! Le raccourci est fort. Il est beau, il est fort beau. Et c'était quoi, cette toile ?
- Le consortium occulte de laboratoires de recherches vouées à une certaine forme de mutilation de l'espèce humaine. La doctrine nazie est leur soleil, si vous me per≠mettez cette métaphore un peu littéraire. Ce que veut cette puissante organisation, c'est s'attaquer biologiquement au monde communiste dont elle juge l'emprise désormais irré≠versible par des moyens militaires ou politiques.
Rèche siffle longuement sur sa tasse de café froid.
- Tsssit. Vous savez qu'entre nous, c'est pas con. Mais alors pas con du tout. La lutte biologique pour neutra≠liser ces salauds. Notez, commissaire, que je ne fais pas de politique. Je suis ouvert à toutes les idées, à toutes. Néan≠moins, si l'on anéantissait le monde communiste, il est pro≠bable que l'univers respirerait un peu mieux.
- Donc, cher docteur, un peu partout, dans le monde occidental, ces laboratoires d'honteuses recherches ont vu le jour. Cela s'appelle, en code : ´ l'Opération à vos sou≠haits ª, à cause, je pense, du nom de sa fondatrice,
Gertrude Hatchum.
- Parbleu. Et c'est Mme Blumenstein. Cette chère per≠sonne... Un peu...
Même beaucoup... Dites donc. Et dire qu'il a fallu que son malheureux fils soit fou.
- Il ne l'était pas, mon bon vieux.
- que me chantez-vous là, je l'ai eu comme pension≠naire.
- Un simulateur. Très tôt, dès qu'il a été adolescent, sa 248 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
chère maman lui a inculqué ses idées. Bref, elle l'a initié, et il est devenu l'une des têtes pensantes du réseau. Seulement, comme Gertrude faisait un complexe de persé≠cution depuis la Libération, elle a fabriqué
un paravent à son rejeton, aussi costaud que le sien propre. C'est-à-dire qu'elle l'a fait passer pour fou. Pour cela, on lui a donné des professeurs, des répétiteurs de folie, si j'ose dire, les≠quels furent Klapusky et Catherine Mancini.
- Mon infirmière qui... que... dont... ?
- Oui.
- Klapusky. Moi... Ecoutez, mes idées se brouillent. Je chavire, Santrentetonneaux, mon vieux camarade. Nous qui avons skié ensemble à
Courchevel, et qui y avons baisé les mêmes dames désúuvrées. Ne me laissez pas. Pitié, aidez-moi. Je suis un rapatrié, moi, mon vieux. Je suis rentré
avec pratiquement rien. Je suis reparti de zéro. Il y a du paria en moi.
J'ai eu affaire aux F.L.N., moi, Santropdetonio, aux juifs, aux communistes, aux Hauts-Savoyards, au fisc. Parole, je vous le confie, je ne voulais pas, mais ça y est, c'est l‚ché : au fisc ! Et j'ai surnagé. Parce que je suis un bon quoi ? Oui, un bon con, certes, mais en outre un bon Français. Un excellent Français à qui il n'aura manqué que la France.
Et il pleure.
Inévitable.
Un temps mort... Bérurier a en loucedé commandé du vin blanc. Pinaud en écrase sur sa banquette, tout petit, tout vioque, tout abîmé par sa durée.
Moi, j'évoque ma visite chez les Blumenstein tout à l'heure, en compagnie de mes soi-disant anciens collègues. L'effarement du père Michu et de son cousin valet de chambre. Et puis, l'effondrement de la dame en apprenant la mort de son fils, ce qui a motivé sa confession éperdue. La came, elle m'avait pourtant condamné quand elle m'a fait expédier le service des ´
éboueurs ª pour me cueillir à
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 249
la sortie de son domicile. Mais devant sa détresse je lui ai tout pardonné.
Franck Rèche torche sa peine avec l'envers de sa cra≠vate.
- Ecoutez, Santio, bon, pour Klapusky, vous m'aviez expliqué pourquoi ce bas salopard me finançait, c'était afin d'utiliser ma maison de repos comme vivier pour y puiser ce dont il avait le plus besoin et qui est si difficile à déni≠cher : du bétail humain. Maintenant, vous me dites que son associé David Blumenstein jouait au jobré... Admettons. Mais s'il venait chez moi pour se cacher, pourquoi l'a-t-on kidnappé ?
- On ne l'a pas kidnappé, c'est à son instigation propre qu'il a été emballé.
- Mais...
- Une seconde, j'y arrive. David était donc réputé fou, et même reconnu fou par des spécialistes dont vous. Seulement, être enfermé
ne faisait pas son affaire. Il lui fal≠lait sa totale liberté de mouvement.
Il a profité du précé≠dent créé par la disparition du footballeur pour s'évaporer à son tour. De la sorte, pendant le temps qu'il lui fallait, il pouvait en toute sécurité participer à une mission de vaste envergure dont la vieille s'est encore refusée à nous parler. Ce qui a tout fait craquer, vieux, c'est mon idée de récla≠mer une rançon. Ce con de Michu qui ne pouvait pas souf≠frir son fils dont il savait qu'il n'était pas le père, a vu là une bonne occase de se débarrasser de lui en alertant la presse immédiatement. Il escomptait que les ravisseurs liquideraient David. Il a agi contre le gré de son épouse et a procuré la photographie qui devait être fatale au clan...
- quelle photo fatale ?
Faudrait lui raconter encore ça, mais comme tu le sais déjà, je m'en abstiens.
Je prétexte ma fatigue, lui promets qu'il lira tout dans la spéciale de France-Soir tout à l'heure.
248 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
chère maman lui a inculqué ses idées. Bref, elle l'a initié, et il est devenu l'une des têtes pensantes du réseau. Seulement, comme Gertrude faisait un complexe de persé≠cution depuis la Libération, elle a fabriqué
un paravent à son rejeton, aussi costaud que le sien propre. C'est-à-dire qu'elle l'a fait passer pour fou. Pour cela, on lui a donné des professeurs, des répétiteurs de folie, si j'ose dire, les≠quels furent Klapusky et Catherine Mancini.
- Mon infirmière qui... que... dont... ?
- Oui.
- Klapusky. Moi... Ecoutez, mes idées se brouillent. Je chavire, Santrentetonneaux, mon vieux camarade. Nous qui avons skié ensemble à
Courchevel, et qui y avons baisé les mêmes dames désúuvrées. Ne me laissez pas. Pitié, aidez-moi. Je suis un rapatrié, moi, mon vieux. Je suis rentré
avec pratiquement rien. Je suis reparti de zéro. D y a du paria en moi.
J'ai eu affaire aux F.L.N., moi, Santropdetonio, aux juifs, aux communistes, aux Hauts-Savoyards, au fisc. Parole, je vous le confie, je ne voulais pas, mais ça y est, c'est l‚ché : au fisc ! Et j'ai surnagé. Parce que je suis un bon quoi ? Oui, un bon con, certes, mais en outre un bon Français. Un excellent Français à qui il n'aura manqué que la France.
Et il pleure.
Inévitable.
Un temps mort... Bérurier a en loucedé commandé du vin blanc. Pinaud en écrase sur sa banquette, tout petit, tout vioque, tout abîmé par sa durée.
Moi, j'évoque ma visite chez les Blumenstein tout à l'heure, en compagnie de mes soi-disant anciens collègues. L'effarement du père Michu et de son cousin valet de chambre. Et puis, l'effondrement de la dame en apprenant la mort de son fils, ce qui a motivé sa confession éperdue. La came, elle m'avait pourtant condamné quand elle m'a fait expédier le service des ´
éboueurs ª pour me cueillir à
CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 249
la sortie de son domicile. Mais devant sa détresse je lui ai tout pardonné.
Franck Rèche torche sa peine avec l'envers de sa cra≠vate.
- Ecoutez, Santio, bon, pour Klapusky, vous m'aviez expliqué pourquoi ce bas salopard me finançait, c'était afin d'utiliser ma maison de repos comme vivier pour y puiser ce dont il avait le plus besoin et qui est si difficile à déni≠cher : du bétail humain. Maintenant, vous me dites que son associé David Blumenstein jouait au jobré... Admettons. Mais s'il venait chez moi pour se cacher, pourquoi l'a-t-on kidnappé ?
- On ne l'a pas kidnappé, c'est à son instigation propre qu'il a été emballé.
- Mais...
- Une seconde, j'y arrive. David était donc réputé fou, et même reconnu fou par des spécialistes dont vous. Seulement, être enfermé
ne faisait pas son affaire. Il lui fal≠lait sa totale liberté de mouvement.
Il a profité du précé≠dent créé par la disparition du footballeur pour s'évaporer à son tour. De la sorte, pendant le temps qu'il lui fallait, il pouvait en toute sécurité participer à une mission de vaste envergure dont la vieille s'est encore refusée à nous parler. Ce qui a tout fait craquer, vieux, c'est mon idée de récla≠mer une rançon. Ce con de Michu qui ne pouvait pas souf≠frir son fils dont il savait qu'il n'était pas le père, a vu là une bonne occase de se débarrasser de lui en alertant la presse immédiatement. Il escomptait que les ravisseurs liquideraient David. Il a agi contre le gré de son épouse et a procuré la photographie qui devait être fatale au clan...
- quelle photo fatale ? Faudrait lui raconter encore ça, mais comme tu le sais
déjà, je m'en abstiens.
Je prétexte ma fatigue, lui promets qu'il lira tout dans la spéciale de France-Soir tout à l'heure.
250 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
II se résigne à attendre. Pour meubler le temps il redé-carre dans ses marasmes.
- Franchement, Sana, reconnaissez que pied-noir, de nos jours, c'est pas une sinécure. Tout, on aura tout eu. Moi, du moins ; les Arabes, Mgr.
Renard, De Gaulle, une femme laide, les communistes, les juifs, le fisc, et mainte≠nant les fascistes. Mon Dieu, les fascistes, des gens pour qui je...
Des gens dont je pensais que... Vous savez que je vais finir par devenir raciste ?
POSTFIN
Comme on était vraiment rincés, les trois, fous de som≠meil, nous avons décidé d'aller en écraser quelques heures
au bureau, manière de récupérer.
Je trouve une immense photographie sur mon bureau, le super-poster. «a représente un úil. Une note de Mathias est trombonée après. Je lis : Ć'est là le maximum que j'ai pu obtenir, j'espère que cela pourra vous être utile. ª
Je fais un dernier effort pour examiner l'úil béant comme l'au-delà qui m'est proposé. En vague, en flou, en ténu, en ectoplasmique, on distingue un bout de visage dans l'iris. Un visage qu'il me semble reconnaître. J'ai un coup de chaleur dans le poitrail, au niveau de mister Guignol.
- Pinuche !
La Vieillasse qui déjà roupillait se ranime comme le général Franco pendant sa longue croisière en agonie.
- Moui ?
- Regarde au centre de cet úil, tu reconnais ? Il pousse la conscience jusqu'à chausser ses besicles monobranche dont un verre est remplacé par du scotch,
- On dirait...
- qui donc ?
- Le docteur Franck Rèche ? Mais je peux me trom≠per.
- Oui, fais-je, on dirait le docteur Franck Rèche, mais on peut se tromper. Nous verrons ça quand nous aurons récupéré. H aura vraiment tout eu, ce pauvre toubib : les
252 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES
Arabes, les juifs, les communistes, sa femme, les nazis, le fisc. Il ne lui manquait plus que d'avoir les poulets.
Un immense cri me tait.
Renseignement pris, c'est Claudette qui vient d'arriver au moment o˘
Alexandre-Benoît Bérurier posait sa robe.
FIN
MORCEAUX CHOISIS
Ironiques, insolentes, cinglantes, corrosives, cruelles, paillardes ou hilarantes, les réflexions de San-Antonio vous feront pleurer de rire ou grincer des dents.
Disponibles chez votre libraire :
1. Réflexions énamourées sur les femmes
2. Réflexions pointées sur le sexe
3. Réflexions poivrées sur la jactance
4. Réflexions appuyées sur la connerie
5. Réflexions sur les gens de chez nous
et d'ailleurs
6. Réflexions passionnées sur l'amour
7. Réflexions branlantes sur la philosophie 8. Réflexions croustillantes sur nos semblables 9. Réflexions définitives sur l'au-delà
10. Réflexions jubilatoires sur l'existence San-Antonio :
mode d'emploi
Un guide de lecture inédit élaboré par Raymond Milési REMONTEZ LE FLEUVE AVEC LE COMMISSAIRE SAN-ANTONIO
La première aventure du commissaire San-Antonio est parue en 1949. Peu à
peu, ce personnage au punch et à la sincérité extraordinaires a pris dans le cúur des lec≠teurs de tous ‚ges une place si importante qu'on peut parler à son sujet de véritable phénomène. qu'il s'agisse de son exceptionnel succès dans l'édition ou de l'enthousiasme qu'il provoque, on est en droit de le situer - et de loin - au premier rang des ´ héros lit≠téraires ª de notre pays.
1. Bibliographie des aventures de San-Antonio A) La série
Aujourd'hui, la série est disponible dans une col≠lection appelée Śan-Antonio ª, avec une numérota≠tion qui ne tient pas compte - pour une bonne partie - de l'ordre originel des parutions. C'est également cette numérotation qui est proposée, depuis 1997, dans la liste présente au début de tous les San-