Attention
aux méchants coups de tabac
J’ai oublié de te dire : la barmaid à la culotte masquée se prénomme Zorra. Je découvre son blaze alors qu’elle frappe à une porte estampillée « Direction Entrée interdite ».
– M’sieur Pantalonni ? C’est Zorra !
Voix off, étouffée par le molletonnage de la lourde :
« Je t’ai déjà dit de ne jamais abandonner ton poste derrière le zinc ! »
– J’sais bien, mais… y a un monsieur qui veut vous causer.
« Dis-lui d’aller se faire mettre ! »
– On me l’a déjà proposé dans votre lupanar, clamé-je, mais j’ai décliné l’offre.
D’un papillonnage de main, je signifie à la loufiate de regagner son rade.
« Que voulez-vous ? » aboie le big boss.
– Bavarder.
« Qui êtes-vous ? »
– Quelqu’un qui te veut du bien, Battistu !
En deçà de l’huis, Pantalonni observe un silence sans doute induit par l’utilisation inhabituelle de son prénom corsico.
« On se connaît… ? »
– Tu parles, Panta ! C’est moi qui t’ai fait plonger dans l’affaire du clandé de mineures de la rue des Abbesses ! Souviens-toi… Béru et Pinaud t’ont épinglé alors que tu t’engouffrais dans la station de métro…
« San-Antonio ? » hasarde-t-il.
– En personne !
« Ben merde, alors ! »
La porte s’entrebâille sur un zigue d’une petite cinquantaine portant un costard gris trois pièces, un nœud papillon rouge et un œillet assorti à la boutonnière.
Pour te figurer Battistu Pantalonni, imagine Danny De Vito qui se serait laissé pousser la moustache de Jean Benguigui. Un athlète bien découplé, quoi !
– Commissaire ! Ça fait une paye !
– Tu t’exprimes comme un salarié, maintenant ? Avant, tu mesurais le temps en années de placard.
– Les ans passent, on finit par raisonner comme M. Tout-le-Monde.
– Sauf que M. Tout-le-Monde ne dirige pas un bouclard comme le tien.
– Vous auriez voulu que je fasse quoi ? Que je me lance dans la recherche pétrolière ou la haute finance ? J’ai pas la carrure. Moi, quand j’ai fait Centrale, c’était à Melun, avec de simples matons comme maîtres d’étude. Du coup, à ma sortie, j’ai usiné dans ce que je savais faire.
– Le pain de fesse ?
– J’peux pas laisser dire ça, malgré le respect que je vous dois. Toutes les filles que j’emploie possèdent ce que j’appelle leur libre-à-bite !
– Ce qui veut dire ?
– Qu’elles peuvent baiser avec qui elles veulent, mais après leurs heures de service et hors de mon établissement. J’ajoute que je ne touche jamais un centime de royalties sur leurs prestations. Je suis clean, non ? Ni maquereau, ni proxénète hôtelier : on peut pas mieux faire !
– Tu veux peut-être que je te fasse décerner le Mérite agricole et les Palmes académiques ?
– J’en demande pas tant. Juste qu’on me laisse exercer mon bizness tranquille, et reprendre pied honorablement dans la société.
– Arrête ! Tu me ferais presque chialer, si je n’avais pas découvert une jeunette cannée d’overdose dans les latrines de ta casbah.
Le nouveau taulier ancien taulard blêmit. Un instant, je me demande même s’il ne va pas partir dans les quetsches, tant ses guiboles flageolent.
– Vous me balancez des craques, là, commissaire ? bredouille-t-il.
– Parce que tu crois que j’aurais fait le déplacement jusqu’au fin fond de la Maurienne rien que pour taquiner un demi-sel dans ton genre ?
– Vraiment ? C’est pas des charres ?
– Véridique, mon pauvre Battistu !
– Merde ! On va plomber ma turne et je vais me retrouvé bouclarès jusqu’à la Saint-Trouduc !
– À moins que…
– À moins que quoi ? espère-t-il.
– Que tu m’aides à identifier le dealer. C’est vrai… beau et sain comme je te vois, là, j’aurais du chagrin à te renvoyer au mitard.
– C’est bien aimable à vous, commissaire.
– Mais je n’aurai aucun état d’âme si tu me chantes le grand air de la carpe !
– J’ai rien à cacher ! Je suis prêt à tout vous dire…
– C’est pas ce que tu pourrais me dire qui m’intéresse, Battistu, mais ce que tu vas me montrer. Je me suis laissé dire que ton night-club était truffé de caméras.
– Forcément ! J’assure un max la sécurité de mes clients.
– Combien d’objectifs ?
– Je sais pas trop… Vingt ou trente, peut-être plus…
– Dans les toilettes des filles, à l’étage Love ?
Pantalonni joue les pudeurs outragées :
– Bien sûr que non ! C’est interdit par la loi Machin truc et liberté. Je respecte !
– Pas à moi, Panta ! Me dis pas qu’un marlou qui a foutu en boxon des mouflettes de quinze ans, même s’il a payé depuis, je conteste pas, aurait omis de planquer des caméras dans les toilettes dames de son estanco ? Je pourrais pas le croire. Je serais surpris et même un peu déçu !
Je désigne contre le mur de son burlingue un écran plus vaste que la moitié du stade de France.
– Allez ! Allume, ou je me fâche !
D’une touchette sur un clavier, Pantalonni déclenche un quadrillage d’images. Multiplie avec moi : six par six égale trente-six et, si je me goure, va récriminer auprès de mon éditeur, c’est lui qui gère mes comptes.
J’inspecte les écrans un à un. La première rangée de caméras filme l’extérieur du Nirvana. La seconde, l’entrée et le vestiaire. La troisième, l’ensemble de la piste de danse envapée de brumes. La quatrième, le bar et ses abords. La cinquième, le salon Love, sur lequel je ne m’attarde pas. Et la sixième, les chichemanes réservés au beau sexe.
Voilà qui m’intéresse.
La caméra 6/4 nous présente l’image de Justine, vue de haut, affalée sur l’abattant des toilettes.
– Tu vois que je te balançais pas des vannes !
– Putain ! J’ai vraiment pas de bol…
– Elle non plus. Agrandis le plan.
D’un clic, Pantalonni élargit l’image qui envahit l’écran.
– Je suppose que chaque caméra enregistre les séquences qui se déroulent sous son objectif.
– Exact ! Celles des trois heures précédentes.
– Normalement, ça devrait suffire à mon bonheur. On peut remonter le temps ?
– Bien sûr.
Le truand en espérance de repentir jongle avec sa souris. Instantanément, la cabine vide s’encadre.
– Voilà ! On est repartis trois heures en arrière. Si on visionne le tout, ça risque d’être long.
– Ouais ! Il y a sûrement moyen d’accélérer.
– J’ai trois vitesses de défilement à proposer.
– Commençons par la plus véloce, et ouvrons l’œil.
– C’est parti !
La succession de plans flanquerait le vertige et la gerbe à un cosmonaute aguerri. Soudain, pourtant, une silhouette apparaît, cavale, redisparaît aussitôt.
– Stop ! Reviens en arrière… là ! Fais défiler en lecture normale.
Sur le plasma, on distingue une jeunesse qui fait couler son jean, lâche un fil dans la cuvette, se tamponne la tirelire avec trois feuilles de PQ roulées, avant de s’en retourner vers les trépidances techno.
Il faut près d’une demi-heure pour passer en revue l’enregistrement numérique. Je t’épargne la sarabande des pisseuses, des pousseuses et des mauvaises pioches venues renouveler la garde-robe à Mickey, pour en arriver au cœur de cible.
– Là ! m’écrié-je. Retourne… Voilà !
De la fille ayant investi le chiottard, on peut apercevoir l’amorce d’un châle noir et une coiffure châtain ébouriffée. Contrairement aux autres usagères, elle ne pivote pas pour s’asseoir sur le siège, si bien qu’on ne découvre pas son visage. Mais on voit ses mains gantées soulever le couvercle de la chasse d’eau, puis glisser à l’intérieur une bulle de plastique rigide avant de rabattre la céramique. La chevelure crépue s’évapore, se dérobe au contrôle de la caméra.
– Qui c’est, cette salope ? vitupère Battistu. J’ai jamais accepté ce genre de transaction au Nirvana ! Je le jure, commissaire ! Sur la tête de Rinata, ma pauvre mère adorée qui repose au cimetière de Bonifacio et continue néanmoins à voter à chaque élection.
– Je te signerai un mot d’excuse pour ta maman ! En attendant, laisse se dérouler l’enregistrement…
Quelques minutes de patience et nous voyons entrer Justine. À son tour, elle entrouvre la chasse, récupère le conteneur de plastique, l’essuie, l’ouvre comme un Kinder Surprise. À l’intérieur, un minuscule sachet a été roulé. La rouquine en déchire un angle, étale sur l’abattant des WC la poudre blanche qu’il contient en deux lignes plus ou moins régulières. Ensuite elle sort une paille à cocktail écourtée de son suce-en-ville et commence à sniffer le produit de la chasse. Vers la fin du premier rail, elle rejette brusquement la nuque en arrière, sa tête dodeline un instant avant de s’abattre lourdement. La suite, on la connaît.
– Y a quelque chose qui cloche ! marmotte Battistu Pantalonni.
– Oui ! Une overdose à la poudre est rarement aussi fulgurante.
– D’une part ! consent-il. Mais, dans le deal aussi, ça cloche.
– Explique.
– Jamais un fourgue n’aurait lâché la dope sans ramasser la monnaie en contrepartie. La fille à la grosse tignasse aurait dû trouver le fric dans la chasse d’eau avant d’y déposer la came.
– Bien raisonné… Sauf si Justine avait carmé sa fournisseuse auparavant.
– Non, commissaire, vous pouvez me croire. S’il y avait eu contact direct, ç’aurait été bifton contre sachet. Personne ne fait confiance à personne, dans ce monde-là.
– Ce qui confirme mon impression première : il ne s’agit pas d’un deal de came ripouse, mais bien d’un crime prémédité.
– Ce qui m’arrange, en fin de compte… Parce que je voudrais pas que les mauvaises langues viennent faire des commérages comme quoi, au Nirvana, toutes sortes de saloperies circulent à gogo. Les réputations se défont aussi vite qu’elles…
– Ta gueule, Panta ! soufflé-je. Là, t’en fais trop.
– Pardonnez-moi, m’sieur le commissaire, c’est le lyrisme insulaire qui…
– J’ai dit : ta gueule ! Tu vas me sauvegarder toutes ces vidéos en attendant le substitut du procureur. Si tu continues à coopérer, j’essaierai de te tenir le nez au propre.
– Merci, m’sieur le comm…
– Attention ! Ne considère pas que je t’ai donné l’absolution.
Tandis que je regagne le salon Love, je trouve Sa Majesté Gradube en véhémente discussion avec un apollon dû au burin de Praxitèle. À part que le Phébus en question porte une tenue de moniteur, laquelle, sans rien ôter à son pouvoir de séduction, casse un peu le personnage mythologique.
– Content qu’t’arrivasses, San-A ! s’écrie Alexandre en me désignant l’éphèbe. Vise un peu sur qui je tombe, comme ça, à l’impourvu ?
– On est censés se connaître ? renâclé-je.
– Toi non, mais moi, si : c’est Frédo, l’prof de surf à ma Berthe.
Le playboyau me tend une main que je secoue du bout des doigts.
– Votre ami me reproche de ne pas avoir emmené sa femme en boîte, dit-il, narquois. Me coltiner un thon pareil, vous imaginez la honte ?
Je sens que la corrida se profile.
Tu as déjà vu un taureau espingoin fulminer dans l’arène, hésitant entre charger le porteur de banderilles et foncer sur le péon qui secoue un chiffon sous ses cornes ?
Le Béru de combat parvient à contenir sa fureur pour questionner :
– À quelle heure Berthaga s’est barrée ?
– Dès la fin du cours.
– Mais z’encore ?
– Aux alentours de vingt et une heures. Peut-être dix minutes plus tard, rigole Frédo, mais je suis grand seigneur, je ne facture pas les ablutions.
– Elle est pas rentrée à not’ chambre d’hôtel, marmonne le Gravos.
L’athlète des neiges le toise :
– Franchement, ça m’étonne pas !
Le matador matamore s’attendait à tout sauf à ce coup de bélier en plein buffet. Sous l’impact de Béru, Face d’Ange restitue les mojitos sirotés au bar en un geyser agrémenté de zestes de citron et de feuilles de menthe pilées. Il va dinguer sur le cul aux pieds de mon brigadier-chef favori, lequel vient d’investir l’étage, flanqué de deux de ses gendarmes.
Le gradé me salue militairement, l’œil allumé au génépi :
– Un nouveau pataquès, commissaire ?
– Non, non ! Ce moniteur vient juste de trébucher. Vous savez ce que c’est : les jeunots d’aujourd’hui ne tiennent plus le litre !
– À qui le dites-vous ! Paraît qu’y aurait un mort ?
– Une morte. Suivez-moi.
Je l’entraîne jusqu’aux toilettes où je retrouve la légiste, téléphone portable à l’oreille.
– Parfait ! Merci… (Elle raccroche.)
– La fille shootée a été embarquée par les pompiers, résume-t-elle. Et je viens d’avoir le substitut au téléphone. Il s’est paumé, mais arrive dans quelques minutes.
– Bravo. Le brigadier-chef ici présent va prendre les choses en main. On peut lui faire confiance, c’est un homme d’expérience et de devoir. Venez…
Nous abandonnons le pandore nimbé d’une lueur bleue.
Au moment où nous rejoignons Alexandre, Dominique me presse soudain le bras :
– Un truc me revient, commissaire. Pendant que nous papotions au salon Love en vous attendant, Justine m’a dit qu’elle avait hâte de vous revoir, ce qui ne m’a pas surpris ; j’avais compris qu’elle en pinçait pour vous. Mais, si ma mémoire est bonne, elle a ajouté : « J’ai pas tout dit au commissaire… j’ai oublié un détail qui pourrait avoir son importance à propos de la fille en rose fluo. »
– Et vous vous demandez si le « détail » en question ne pourrait pas être cause de son assassinat ? avancé-je à voix feutrée.