Attention
sniffer n’est pas fumer
Le hameau de Saint-Frusquin est dominé par les aiguilles d’Arves, saisissante triplette de sommets dentelés dont deux évoquent des oreilles de chat et le troisième la tête du même matou.
À mon avis, le videur du Nirvana a été sculpté dans une chute de ces amas rocheux : le bébé éprouvette qu’un biologiste halluciné aurait concocté à partir d’Obélix et de son éternel menhir. Le colosse m’applique une pogne statuaire sur le sternum.
– À cette heure, on laisse plus entrer les messieurs seuls ! grommelle-t-il.
– On n’est pas seuls, puisqu’on est deux, objecté-je.
Teigneux, le cerbère me repousse d’une chiquenaude :
– Essaye pas de jouer au plus con avec moi !
Je m’attends à une rébellion musclée d’Alexandre. Que nenni ! Bien au contraire, Béru donne acte d’allégeance.
– C’est bon ! Vous fâchez pas, m’sieur. Mon pote est un peu pété, j’vas l’raccompagner, l’coucher, l’border…
– Tu peux même l’enculer, mais barrez-vous, les guignols ! gronde le défenseur du Styx (et du Nirvana).
Le Gravos paraît bien frêle face à ce monstre. Aussi doit-il se jucher sur la pointe des ribouis pour le saisir par les revers. Le géant bombe le torse.
– Lâche-moi, crevure, ou j’t’explose !
– Fâchez-vous pas ! J’voulais juste m’escuser et vous d’mander un truc.
– Fais vite !
– Vous connaissez l’coup de la Vénusse de Millau ?
– C’est quoi, cette connerie ?
– L’estatue amputée…
D’un geste fulgurant, le Gravos (devenu presque Minos) fait couler le veston du videur le long de ses épaules, le privant ainsi de l’usage de ses bras.
Tête piquée en pleines gencives ! Penalty shooté dans la surface de fornication ! Le mastodonte s’effondre en dégueulant tripes, ratiches et boyaux. Il ressemble à Goliath au sortir de son embrouille avec David.
Je me penche sur sa carcasse, promène ma carte sous son œil vasouillard :
– Police ! dis-je, sourire à fleur de lèvres.
– Vous g’auriez pu l’dire tout de chuite ! bégaie l’hercule déchu dans un flot de bile et de sang.
– Les fonctionnaires ont bien le droit de rigoler un peu de temps en temps !
Impossible à décrire, le décor du Nirvana, tant l’atmosphère y est embrumée. Des canons à vapeur dignes d’une production hollywoodienne dispensent un brouillard tel qu’on se croirait avec Philéas au cœur du fog londonien. Astucieuse technique pour masquer la fumée des contrevenants à la loi antitabagique. Comme les nuées sont agrémentées d’huiles essentielles, les parfums d’autres substances encore moins légales se trouvent elles aussi masquées. En outre, l’opacité des brumes facilite l’envolée des culottes et le déballage de balloches sans risque d’atteinte à la moralité publique.
Des flèches et flashes psychédéliques nous indiquent la direction du bar. Nous nous frayons un chemin parmi les culs frétillants de silhouettes endiablées.
Le rade se trouvant obstrué par une harde de louveteaux aussi décoiffés qu’assoiffés, Béru déploie la méthode qui fit tant de ravages durant la première conflagration mondiale : la guerre chimique.
Ce n’est pas de l’ypérite qu’il nous virgule avec sa « louffe-tant-que-ça », mais la moutarde n’est sûrement pas loin du gaz. Une puanteur extrême se répand alentour, sans doute redevable aux petits os de pigeonneaux croqués crus par le Gros.
Mouvement général de recul.
Quelques lettres et chiffres suffisent à nous plier à genoux : AH1N1. L’horrible mot est finalement lâché :
« La grippe ! »
Espagnole, asiatique, aviaire ou porcine, depuis le temps d’Hippocrate elle terrorise toujours les esprits faibles, même réfugiés dans un corps sain.
« Paraît qu’elle pue le cochon, cette année ! »
C’est aussitôt la panique, la débandade, l’exode. Dans un concert de vociférations, les fêtards refluent vers la piste de danse, provoquant un strike monstrueux.
Derrière son comptoir déserté, la barmaid, Beurette peroxydée, vient d’appliquer son string devant son minois, à titre de masque antiviral.
Je l’apaise en lui montrant mes fafs policiers.
– Bravo ! Vous avez été parfaite ! Il s’agissait d’un simple exercice.
Béru lui rafle la culotte d’un air docte :
– Donnez ! On va quand même vérifier la t’neur en foutrate.
Il flaire le fond de la dentelle. S’insurge :
– Qu’est-ce que j’te disais ? (Il me fourre la lingerie sous le tarbouif.) Juge par toi-même, Antoine ! Honnêtement, ça sent quoi ? Le fion ? La chagatte ? La mouillette ?
– Plutôt le tabac.
– Je te le fais pas dire !
– Évidemment ! proteste la branleuse de cocktails. Avec tous ceux qui clopent en douce et puis qui te lèchent après, ça finit par imprégner le minou. C’est pour ça que j’ai des copines qui se rasent. (Elle redevient pro.) Je vous sers quelque chose ?
– Double triple bourbon, ouizaoute glaçon pour pas l’noyer ! commande l’Altéré Gros en restituant le string à sa légitime proprio.
La blondeur renfile sa culotte avant d’emplir le glass de Béru.
– Et pour vous, ça sera ? me demande-t-elle.
– Une petite info bien fraîche : est-ce que Justine se trouve dans les parages ?
– Laquelle ? Y en a des bottes, de Justine.
– Une petite carotte qui marne dans un hôtel de La Toussuire.
– Ah ! Vous parlez de Justine Troussay, la sœur à Corinne ?
– Possible.
– Je lui ai resservi un tequila sunrise y a moins d’une plombe.
– Elle était seule ?
– Ouais ! Enfin, elle avait pas encore levé de mec. Elle bavardait avec une belle brune aux cheveux courts qui carburait au Coca light.
– Où sont-elles passées ?
– J’en sais rien, moi ! Sur la piste, peut-être ? Justine danse comme Michael Jackson quand il était vivant. À moins qu’elle soit montée au salon Love ? Elle se défend bien aussi à l’horizontale.
– Qu’appelez-vous le salon Love ?
– La mezzanine. C’est plus douillet, plus tamisé, plus cool pour la drague. Mais attention, on tripote mais on fourre pas ! Le patron, M’sieur Pantalonni, veille au grain avec ses caméras de surveillance. Comme il dit toujours : deux doigts, ça va, la bite, bonjour les dégâts !
La pestilence bérurienne dissipée, les noceurs oublient l’alerte grippale et les agapes reprennent. Tandis que je m’esbigne, la meute afflue de nouveau vers le bar, bousculant le Mastard qui s’encolère et menace :
– Attention ! On renverse pas mon godet ! Autrement sinon, va y avoir distribution de cacahouètes géantes !
Je joue des coudes pour parvenir jusqu’à la loggia. Ici les flonflons disco parviennent atténués. Seules les basses « chtoung - chtoung - chtoung - chtoung » continuent à vous marteler les tympans et la sous-ventrière.
Lumières voilées, coussins plus moelleux qu’un monbazillac : un havre pour mastiquer la glotte et astiquer la motte.
Ils sont vautrés sur les canapés, en duo, trio ou quatuor, voir plus si affinités dans l’orchestre d’antichambre.
Mon œil mâle s’accoutumant presto à l’obscurité, je ne tarde pas à repérer Dominique, la légiste déviationniste. Nichée au creux d’un sofa, elle sirote en solitaire son soda à la paille. Elle tressaute, avisant mon élégante et haute stature.
– Commissaire ! Je pensais que vous ne viendriez plus.
– Contrairement aux carabiniers d’Offenbach, j’arrive toujours avant la bataille !
Elle dépose son Cola sur un guéridon à peine plus large qu’un confetti pour réveillons chiches :
– Décidément, vous avez décidé de me pourrir la soirée !
– Déjà en m’empêchant de passer la nuit avec ma compagne Linda, puis en venant ici jouer les chiens dans un jeu de quilles.
– Quelle est la seconde quille ?
– Justine, la rouquine délurée dont vous m’aviez demandé de m’occuper. Certes, elle est plutôt habituée à se faire raccompagner par des bellâtres, mais elle s’apprêtait néanmoins à me faire visiter son studio. Vu le survoltage de son tempérement, et avec mon expérience, faites-moi la grâce de penser que la poulette allait passer à la casserole.
Je m’assieds auprès d’elle :
– Pas question d’enrayer une idylle débutante ni de saper vos talents de prosélyte. Je voulais juste vous demander, dès potron-minet, à moins que vous ne préfériez « minette », de vous atteler à une nouvelle tâche.
– Laquelle ?
– Celle de reprendre les dossiers des quatre sportifs assassinés, Pipo plus les trois autres, et de vérifier s’ils n’étaient pas séropositifs au virus du sida, voire atteints par la maladie.
– Je comprends. Vous pensez que leurs meurtres pourraient être liés à une affaire de contamination et de vengeance subséquente ?
– En vérité, je ne pense pas grand-chose. Tout cela reste flou dans ma tête. Alors il faut procéder par élimination.
– En ce qui concerne le sida, on aura demain matin les résultats de Fellacci. J’ai réclamé au laboratoire principal de Chambéry une analyse biologique exhaustive.
– Bravo. Si elle se révélait concluante, poursuivez les recherches sur les autres victimes.
– Sinon ?
– Sinon, la logique de mon raisonnement sera brisée net et on passera à autre chose.
Le regard de Dominique Patrault pétille dans le mien :
– J’aime comme vous travaillez, commissaire.
– Moi, j’adore votre manière de ne pas aimer les hommes.
– Merci.
– À ce propos… où est passée Justine ?
– Aux toilettes !
– C’est vrai qu’il y a plus d’un quart d’heure ! Je trouve ça bizarre. Elle n’avait pas l’air dérangée ni même indisposée. Elle m’a juste dit qu’elle allait faire pipi.
– On devrait y aller jeter un œil ! décidé-je.
– Vous avez raison.
Je galope derrière elle en direction des cagoinces. Au passage, un vieux tarlo à la dégaine de clerc de notaire mal fardé m’agriffe. Il me demande si un beau gosse dans mon genre prend ou donne. Lui, en tout cas, reçoit mon mocassin dans les joyeuses. Le gay ne trouvant pas la farce rigolote, son grand petit copain, un basketteur black en porte-jarretelles et maillot de la NBA, prétend s’interposer. La légiste l’en dissuade :
– Gaffez-vous, les filles ! C’est un flic ! Et pas du genre accommodant.
Sans déboire, j’investis les lavabos féminins. J’y découvre une bringue avec des pattes de sauterelle et une paille fourrée dans la narine. Elle est en train de sniffer un rail de coke sur le lavabo.
– T’es seule dans les toilettes ? murmuré-je d’une voix si basse que je me demande comment elle est parvenue à se glisser entre les paragraphes de ce roman.
Sans accélérer ni ralentir sa reniflette, la môme me désigne la cabine close d’un geste vague. Je fais signe à la légiste de s’occuper de la junkie, puis m’accroupis sous la porte en question. J’entrevois deux pieds immobiles prolongés de jambes ployées devant la lunette des gogues.
J’échafaude illico des hypothèses : Justine est-elle en train de vomir ? s’est-elle étouffée ? a-t-elle été victime d’un malaise ?
Usant de cette souplesse de buste qui alimente tes fantasmes nocturnes, je m’insinue sous le chambranle, me coule à l’intérieur de la cabine au prix d’une reptation à déprimer un naja.
S’ensuivent trois constatations à la chaîne. Un : la rouquine ne dégobillait pas, l’abattant de la cuvette étant baissé. Deux : elle sniffait elle aussi. Trois : elle a cessé de vivre.
Je soulève la targette pour évacuer la cabine d’aisances. Dans le coin lavabo, Dominique est aux prises avec la camée qui se débat en l’insultant :
– De quel droit tu m’empêches de finir mon rail, pétasse ?
– Police ! tonitrué-je. Votre dope est pourrie ! Vous allez crever d’overdose…
La camée tente de me labourer le visage avec ses ongles peinturlurés en vert métallisé. J’esquive son coup de griffes de panthère furibarde, lui applique une tarte de métacarpes qui l’envoie valdinguer à l’autre bout des toilettes. Profitant de son abasourdissement, je lui crache à bout portant :
– Balance ton fourgue, ou je t’envoie au ballon jusqu’à ta ménopause !
La fille éclate en longs sanglots morveux :
– C’est un copain de lycée qui me fournit !
– Son nom ! beuglé-je.
– Je peux pas… C’est un type bien… Il est premier de la classe !
– Alors n’aie aucun scrupules, il sera sûrement bien noté au centre pénitentiaire d’Aiton !
La gamine croise les bras, butée :
– J’dirai plus rien ! Et j’veux un avocat !
Tu mesures les méfaits des séries amerloques sur nos glandus provinciaux ? Quoi faire ? Je peux tout de même pas lui ravaler le portrait avec une lampe à souder, à cette moujingue ! Je suis pas assez bricoleur.
La légiste vient d’ausculter Justine durant cette brève algarade. Elle s’en revient, porteuse d’un rictus contrarié.
– Overdose ? questionné-je.
– D’une certaine manière. Je ne pense pas que sa coke ait été boostée, mais additionnée d’une autre substance, létale et fulgurante.
Elle s’intéresse à la fille aux doigts verts, laquelle se dandine d’un pied sur l’autre en chantonnant, parfaitement inintéressée par ce qui lui advient. Elle se laisse ausculter les paumes, l’iris et la muqueuse buccale sans rien manifester.
Dom se veut rassurante :
– Je ne pense pas qu’elles aient sniffé la même poudre. On en saura davantage après les analyses. Mais il vaut mieux faire transférer cette petite à l’hôpital.
– C’est plus prudent, en effet.
Le Nokia fleurit entre mes doigts. Je pianote dessus avec la dextérité de Yundi Li interprétant une valse de Chopin.
J’appelle en rafale le SAMU, la gendarmerie et le cabinet du procureur, où un message enregistré me renvoie vers un substitut ensuqué que je finis par sortir du pieu.
Je frôle affectueusement la joue de la légiste :
– Désolé, ma belle ! Depuis que vous avez trahi entre mes bras le serment de Sapho, la scoumoune vous assaille à élytres rabattus. La nuit n’est pas achevée, on va l’un et l’autre avoir du taf. Je vais me mettre à la recherche de Bérurier et l’envoie vous épauler.
– Et vous, commissaire, quel est votre programme ?
– Je vais aller visionner quelques vidéos.
– Pornos, je présume ?
– Vous avez tout compris.