Attention
éviter d’en griller une
Le radeau pneumatique gagnait de la vitesse. Au bas de cette gorge, le Doron prenait des allures tumultueuses et les falaises qui l’enserraient semblaient grimper jusqu’en enfer. Seul un ruban d’un bleu paquet de Gitanes rappelait qu’un ciel existait, là-haut.
Engoncés dans leurs gilets orangés, les débutants pagayaient à qui mieux mieux, dans un désordre souligné par l’écume du torrent dont leurs pelles malhabiles renvoyaient les embruns.
Heureusement que Mekèl Belboul, moniteur de rafting diplômé, savait de longue date gérer ce genre de situation.
Le radeau s’enquilla dans un rapide qu’il dévala jusqu’à se retrouver bloqué par un rocher. Il tournoya un instant sur lui-même avant de reprendre sa descente. Quelques centaines de brasses plus loin, un contour de la rivière ralentit sa course.
Pelletant énergiquement suivant le tempo donné par leur coach, les apprentis rafteurs entraînèrent l’embarcation vers la berge marécageuse de la boucle où elle finit par s’échouer.
– Belle manœuvre, les minots ! Vous avez mérité un peu de repos. Est-ce que ça vous dirait, un barbecue de truites sauvages ?
– Ouais !
– Super !
– On a faim ! répliquèrent les gamins avec enthousiasme.
– D’accord, mais vous allez devoir les pêcher, vos truites !
– À la main ? suggéra le rigolo de la troupe.
– Non, vous êtes trop citadins pour ça ! Moi, quand j’étais môme, au Maroc, avec mes frères, on fouinait et farfouillait dans les oueds de l’Atlas, et on chopait les poiscailles par les ouïes.
– Génial !
– Sauf qu’on bouffait pas tous les jours ! rectifia Mekèl. Pas tout le monde, en tout cas. On était quatorze, dans la fratrie. Y en fallait, du fretin, pour nourrir la casbah.
– Alors, on pêche comment ?
– Sous les bancs, vous allez trouver des cannes, des bas de ligne et une bêche pour chercher des vers de vase. Et vous vous démerdez ! Pas de poiscaille, pas de becquetance : compris ?
– On va se débrouiller. Et vous, m’sieur, vous allez faire quoi ?
– Glaner du bois mort pour allumer le feu. Il faut donc tout vous apprendre, bande de nazes ?
Le moniteur s’éloigna dans la forêt de conifères surplombant le torrent. Très vite, il disparut.
Durant son absence, les jeunots prirent la mesure de leur devoir et accomplirent leur tâche avec sérieux. Pas facile, pourtant, d’assembler dans le bon ordre les différentes sections d’une canne à pêche. Coriace, d’y accrocher le fil lesté de plombs, sans se piquer les doigts avec l’hameçon.
Une autre équipe avait été chargée de retourner la vase afin d’y dénicher les vers susceptibles de servir d’appât.
Lorsque le matériel fut enfin agencé et les lignes dûment amorcées d’asticots gigotants, plus d’une heure s’était écoulée et le moniteur n’était pas encore reparu.
Les moins pessimistes présumaient qu’il s’agissait d’un bizutage et que Mekèl devait les observer, à l’abri d’un amas de branchages. Les plus trouillards commençaient à évoquer l’hypothèse d’un accident du prof, certains allant même jusqu’à envisager d’avoir à passer la fin de journée et peut-être même la nuit suivante sur ce lopin limoneux.
Néanmoins, tous pêchaient avec opiniâtreté, histoire de laver leurs idées noires. Deux malheureuses truitelles à peine plus conséquentes que des sardines en boîte avaient été capturées lorsque le bambin de la bande poussa un rugissement :
– Ouaou… J’en tiens une grosse !
– Arrête tes conneries !
– Je vous jure ! Venez m’aider…
Ils finirent par l’épauler. Se relayèrent à grand-peine pour ramener sa prise fabuleuse.
Leur première vision fut celle d’un col bleu auquel était accroché l’hameçon. Puis ils comprirent que ce col entourait un cou, que ce cou annonçait une tête, et que cette tête ressemblait étrangement à celle de leur professeur.
– Putain ! M’dis pas qu’y s’est noyé !
Noyé, non. L’autopsie démentit cette première hypothèse. Les poumons de Mekèl Belboul n’étant pas gorgés d’eau, il était évident qu’il était déjà mort lorsqu’on l’avait jeté à la rivière. Ce que pouvait confirmer l’hématome crânien constaté par le légiste, peut-être dû à un coup de matraque ou à un tir de flash-ball à bout portant.
Le jeune Marocain semblait en délicatesse avec ses parents dans la mesure où il négligeait, voire méprisait ostensiblement les préceptes du Coran, fumant et buvant plus que de raison, même en période de ramadan. L’enquête conclut à un règlement de compte d’ordre familial et religieux.
Gorges du Doron, 23 août.