- quelques semaines avant, en effet. C'est vrai que Leyton ne fait pas à proprement parler partie de Londres, mais on a essuyé de nombreux bombardements. Mes trois frères et ma grande sour ont tous les quatre été évacués - c'est-à-dire qu'on les a emmenés à la campagne avec leurs écoles. Mary, moi, maman et oncle Joseph, n'avons pas bougé. Par la force des choses. Nous n'avions de toute façon nulle part o˘ aller. "
Sarah avait intercepté un nom au passage.
" C'est o˘, Leyton?
- Dans l'est de Londres, E 10. C'est là que se trouvait notre maison : Goodwin Road, Leyton ".
L'expression de son visage avait alors d˚ trahir ce qu'elle n'avait pas voulu dire car Stephen s'empressa d'ajouter :
" C'est l'expression "notre maison" qui vous gêne? Peut-
être estimez-vous qu'elle ne nous appartenait pas vraiment.
Détrompez-vous. Oncle Joseph et ma mère se sont mariés. Plus tard, des années plus tard, après la mort de Joseph, ma sour Margaret m'a confié qu'ils s'étaient mariés parce qu'à l'époque les gens voyaient d'un mauvais oil qu'un homme et une femme vivent sous le même toit sans être mari et femme. Les commé-rages seraient allés bon train.
- Ah, ces victoriens, dit Sarah.
- Comme vous dites. Les mentalités ont commencé vraiment à évoluer au moment de la guerre, pas avant. Ma mère l'aimait-elle? Aimait-il ma mère? Je n'en sais rien. Il avait beau être généreux, il n'était pas très aimable.
- C'était un cousin mais il ne s'appelait ni Ryan ni O'Drida, je me trompe ?
- Il s'appelait Joseph Eady. Anne Eady était ma mère. "
Ils allèrent manger dans un restaurant italien à deux pas de chez lui.
" Nous allons prendre une carafe de votre vin blanc maison, dit Stephen au patron. Nous avons quelque chose à célébrer. "
Apercevant son propre visage dans le miroir derrière Stephen, Sarah remarqua qu'elle ressemblait décidément bel et bien à sa mère. Hope, elle, était le portrait craché de Stephen. La ressemblance était saisissante. Essayant de redessiner mentalement les traits de Hope, Sarah affubla Stephen de longues boucles noires, de rouge à lèvres, de mascara - sans oublier bien s˚r un grand chapeau noir. Son jeu la fit rire. Il leva un des sourcils de Hope, couleur ébène et en forme d'accent circonflexe.
" Ma sour vous ressemble tellement.
- Vous avez donc des frères et sours ?
- Une sour. De deux ans plus jeune. Elle est avocate. "
Il hocha la tête. Un léger sourire aux lèvres, il parut se retrancher dans ses pensées, inspiré par quelque rêverie enchante-resse. Puis il leva les yeux pour regarder Sarah. Une sorte d'émerveillement, un étonnement grandissant brillait dans son regard.
" Vous n'allez peut-être pas me croire, vous allez peut-être penser que je me fais des idées rétrospectivement, mais la plupart des livres écrits par votre père, quand je les lisais, me révélaient des détails familiers, des éléments qui me rappelaient ma famille. Attention, je ne suis pas en train de vous dire que j'avais fait le rapprochement, loin de là, en fait à aucun moment je ne me suis dit que mon frère aurait pu être l'auteur de ces livres. Non, je dirais plutôt que je me sentais en symbiose avec cet écrivain, lequel était d'ailleurs quasiment devenu mon auteur préféré. Il posait le même regard que moi sur la vie, et décrivait le genre de personnes que je fréquentais. Dans La Pourpre de Cassius, par exemple, Chloe Rule, vous vous souvenez, eh bien elle ressemblait trait pour trait à ma mère ; Jacob Manley dans -je ne sais plus dans quel livre...
- C'était dans L'Oil de l'éclipse.
- Exact. L'Oil de l'éclipse. Jacob Manley, disais-je, ressemblait à Joseph. Et puis il y a bien s˚r eu son premier roman, Centre d'attraction. Dans ce livre, le type qui s'engage dans la marine, je ne me souviens plus de son nom...
- Richard Webber.
- Richard Webber, c'est bien cela. Ce Richard a suivi le même chemin que mon frère John - votre père : il a servi en Irlande du Nord, est parti au Philippines, a cru qu'il aurait la vie sauve gr‚ce au largage des premières bombes atomiques avant d'être rongé, taraudé par d'affreux remords.
- John était mon père ?
- Ce n'était pas lui?
- Je n'en ai pas la moindre idée. C'est à vous de me le dire.
Il est venu à Plymouth un jour pour une séance de dédicaces dans une librairie et pour une conférence. Voilà bien douze ou quinze ans de cela.
- Je sais. Je voulais y aller mais j'étais en vacances avec ma famille.
- L'auriez vous reconnu ? "
Stephen haussa les épaules.
" J'avais quatorze ans quand il a... disparu. Nous n'avions aucune photo de lui... peut-être deux ou trois clichés. Un homme change de visage en trente ans, vous savez. De plus, pourquoi aurais-je soupçonné quoi que ce soit? Je me serais sans doute dit qu'il avait un petit air de famille, voilà tout. Et alors ? Ce sont des choses qui arrivent, non ? "
En buvant son verre de vin, Sarah se rappela qu'il lui restait de la route à faire, mais chaque chose en son temps, décida-t-elle. On apporta les plats. Stephen lui remplit de nouveau son verre.
" …tiez-vous - elle était sur le point de lui demander s'il avait aimé son père, mais ne put s'y résoudre - étiez-vous proche de lui?"
Plus téméraire, moins inhibé qu'elle peut-être malgré la différence de générations, Stefan répondit, tout simplement :
" Je l'aimais énormément. Il était comme un père pour moi, ajouta-t-il.
- Vous aviez Joseph, pourtant.
- Non, non, pas moi. Pas vraiment. Joseph se montrait généreux avec nous. Il nous consacrait son argent, s'assurait que nous allions à l'église, que nous étions décemment nourris, habillés, que nous allions à l'école, que nous "prenions bien soin de nos livres", comme il disait. Mais je ne pense pas qu'il appréciait beaucoup la compagnie des enfants, il n'avait jamais rien à nous dire. Il accomplissait son devoir envers nous, rien de plus. "
Stephen sourit. " Comme Jacob Manley.
- Vous voulez dire que mon père, lui, faisait davantage qu'accomplir son devoir? "
Stephen reposa sa fourchette, rompit un morceau de son petit pain qu'il émietta du bout des doigts.
" Il adorait les enfants. Il nous aimait tous sans exception.
Vous savez, dans les familles nombreuses, l'aîné estime parfois que devoir s'occuper de tous ces mioches est un véritable fardeau et honore la t‚che qui lui incombe de bien mauvaise gr‚ce, car ces enfants, il ne les a pas choisis, on les lui a imposés. John - votre père - était différent. Rien à voir avec James, par exemple, son frère cadet, plus proche de lui par son
‚ge. James ne voulait pas s'embarrasser de Mary et de moi, nous étions des bébés. John, lui, ne se lassait jamais de notre compagnie - sans faire de distinction. Il nous racontait des histoires, des histoires merveilleuses... "
Ce même air enchanté brilla dans ses yeux.
" Je m'en rends compte à présent. Vous racontait-il parfois des histoires ?
- Très souvent, répondit Sarah.
- Il nous adorait. C'est pourquoi son départ nous a paru d'autant plus étrange, d'autant plus insupportable.
- Vous ne mangez plus, remarqua-t-elle.
- Non, je suis trop... bouleversé. "
Il but quelques gorgées de vin, mangea un petit bout de pain, secoua la tête et disposa son couteau et sa fourchette côte à côte en travers de son assiette.
" Je me souviens encore quand il nous a... quittés. Cela a beau s'être passé il y a quarante-six ans, j'en ai gardé un souvenir intact. Douloureux. Le seul fait de l'évoquer... Excusez-moi. "
Elle attendit qu'il reprenne ses esprits. Délicatement, il finit son verre de vin comme s'il s'agissait d'un remède soigneusement dosé. Puis il s'ébroua, la tête, le cou, les épaules, à la manière d'un chat retrouvant son équilibre après avoir sauté
d'une certaine hauteur.
" Il ne vivait pourtant plus à la maison, poursuivit-il. Et ce depuis deux ans. Entre 1943 et 1945 non plus, il s'était engagé
dans la marine. Mais cela ne l'empêchait pas de venir nous voir, d'être toujours là pour nous.
- Est-ce qu'il... est-ce qu'il est allé à l'université? "
Stephen parut surpris.
" Pas que je sache. ¿ moins qu'il n'y soit allé après sa disparition. ¿ dix-sept ans, lorsqu'il a quitté l'école, il a trouvé un poste de téléphoniste pour l'agence de presse P.A.
- Téléphoniste, qu'est-ce que c'est?
- Le téléphoniste accompagnait le journaliste dont il com-muniquait les articles par téléphone. Les magnétophones n'existaient pas à l'époque, pas plus que le courrier électronique.
- Et c'est ce qu'il faisait?
- C'était une façon comme une autre de débuter sa carrière dans le journalisme. Il a toutefois démissionné pour s'engager dans la marine. Il nous a manqué mais... bon, nous savions plus ou moins o˘ il se trouvait, et qu'il reviendrait. Ce qu'il a d'ailleurs fait. Il vivait encore à la maison quand il a décroché
un emploi pour un journal local. Ma mère était très fière de lui. En fait, c'était une première dans la famille, personne jusqu'alors n'avait eu - je ne sais pas si on peut appeler cela une profession -, enfin bref tout le monde jusqu'alors avait travaillé manuellement, personne n'avait encore été ce que les Américains appellent un col blanc.
- …tait-ce pour le Walthamstow Herald? "
Stephen fit signe que non.
" Le Walthamstow Herald était leur concurrent. John travaillait pour le Walthamstow Independent. Il était journaliste reporter, chargé de couvrir procès, réunions locales, assemblées régionales, et ce genre de choses. Sa sténographie était irréprochable, extrêmement rapide.
- Vraiment? " dit-elle pensive. Elle n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait être la sténographie. " Je l'ignorais.
- quand il rentrait, il nous racontait ses aventures. Des événements passionnants se produisaient toujours, même à
Leyton et Walthamstow. Puis il a déménagé dans une chambre à Walthamstow.
- Pourquoi est-il parti s'il vous aimait tant?
- Mon frère James s'est marié. Il n'avait que vingt et un ans, mais sa petite amie était enceinte. "
Elle le regarda sans sembler comprendre. Il éclata de rire.
Un rire cathartique. Si bien que, lorsqu'il reprit son sérieux, il semblait soulagé de quelque fardeau. Plus jeune même. Son visage avait pris des couleurs.
" Chère Sarah, le monde a tellement changé depuis. Comment vous expliquer ? Ce genre de situation était scandaleux à
l'époque, même en 1949. Je n'avais que douze ans mais on m'a bien fait sentir la honte, le déshonneur qui pesait sur la famille.
C'est Joseph, et non ma mère, qui m'a expliqué les tenants et les aboutissants de cette situation : James devait épouser cette fille le plus tôt possible. Personne ne l'appréciait beaucoup, James pas plus que les autres, seulement ce genre de considé-
ration ne rentrait pas en ligne de compte. Ils devaient se marier et venir vivre avec nous. Une sérieuse crise du logement sévis-sait alors. Ils n'avaient pas le choix.
" John - Gerald, devrais-je peut-être dire - avait annoncé
qu'il déménagerait. Il était le seul de la famille à ne pas faire une montagne de cette histoire. Il en avait même ri. Tout cela était d'une banalité affligeante, je ne devais pas oublier que ce genre de péché n'avait rien d'exceptionnel, m'avait-il dit.
Aucune personne saine d'esprit ne saurait les condamner.
" Bizarrement, je me souviens encore très clairement de la conversation que nous avions eue alors. Je l'entends encore me dire qu'il existait certains péchés abominables, que l'on ne pourrait jamais pardonner. quoi que Joseph p˚t en dire, cette affaire n'était pas de cette catégorie-là. Le plus important, c'était l'enfant qui allait naître. Un père, une mère, une famille unie, voilà tout ce à quoi avait droit un enfant qui venait au monde, tout ce dont on devrait se soucier. Une famille, c'est sacré, disait-il. Il n'est pire crime que de briser, détruire une famille. Cette phrase ne m'a jamais quitté.
- qu'entendait-il par sacré?
- Je ne sais pas, Sarah. Je n'avais que douze ans. En tout cas, pour moi, le plus important, c'était qu'une inconnue allait venir s'installer chez nous, tandis que mon frère, lequel était plus qu'un père pour moi, allait nous quitter. Et je ne pouvais rien y faire.
- Mais il revenait vous voir régulièrement non ?
- Trois ou quatre fois par semaine. Les week-ends, il lui arrivait de rester dormir sur le canapé en bas. Même sans lui, nous étions à l'étroit. James, Jackie puis le bébé ont pris la chambre donnant sur la rue qu'occupaient jusqu'alors ma mère et Joseph. Ces derniers descendirent leur lit dans ce qui était autrefois une salle à manger, Margaret et Mary étaient installées dans la chambre de derrière et moi dans le minuscule débarras pourvu d'un lit superposé. "
Il leva les yeux pour la regarder.
" Vous voulez autre chose ?
- Juste un café, dit-elle.
- Juste un café. que diriez-vous de commander une autre demi-carafe ?
- Pourquoi pas ? "
Une question peu pertinente la démangeait, question dont elle mourait d'envie de connaître la réponse. Bien s˚r, elle savait que les gens qui avaient eu une enfance heureuse - tout comme bon nombre de ceux qui en avaient été dépourvus -
voyaient en leurs parents des êtres asexués entre lesquels toute union charnelle était inconcevable. Et son père, bien qu'extrê-mement corpulent, paraissait, pour autant qu'elle p˚t en juger, encore plus asexué que la plupart des pères. Elle ne se souvenait pas l'avoir jamais vu embrasser sa mère, ni même lui caresser la main. Un souvenir datant de l'époque o˘ ils habitaient Holly Mount émergea de sa mémoire : pénétrant dans sa chambre comme tous les matins à l'aube, elle avait trouvé son père, non pas seul, mais en compagnie de sa mère, allongés tous les deux dans le lit, enlacés.
" Fréquentait-il des filles ? " demanda-t-elle à br˚le-pourpoint.
Ils revenaient du restaurant et montaient la colline éclairés par la lumière des réverbères. Il fit la moue et haussa les épaules.
" Il y avait une fille, en effet. Elle travaillait également au journal, je crois. Sheila ? Shirley ? J'étais trop jeune pour m'intéresser à ce genre de détails ; quoi qu'il en soit, je dirais qu'elle n'a jamais vraiment compté pour lui. Il ne l'a jamais présentée aux parents. Je ne sais même plus comment j'ai appris son existence. Je les ai sans doute vus ensemble dans la rue.
- Parlez-moi de cette époque o˘ il a disparu. "
Stephen déverrouilla la porte de la maison et ils entrèrent.
Tandis qu'ils pénétraient dans le salon, l'horloge du hall sonna une seule fois : neuf heures et demie.
" Je vous offre quelque chose ? Un verre ?
- Non, ce ne serait pas raisonnable. Je dois prendre le volant. " La tête lui tournait déjà, mais la perspective d'un cognac ne lui déplaisait pas. " Ou alors un doigt de cognac, si vous avez.
- Je dois s˚rement avoir cela en réserve. "
Assise sur le canapé, elle songeait à son père, à sa jeunesse, à cet amour qu'il portait à ses frères et sours. Elle savait qu'elle ne pourrait pas dormir. Inutile de se précipiter à la maison dans les bras de l'insomnie. Autant rester encore un peu pour entendre le reste, il ne faut jamais remettre les choses au lendemain. Il revint avec le cognac, dans un verre ballon contenant bien plus que le doigt qu'elle avait demandé.
" Merci, dit-elle, puis, prise d'une impulsion subite, elle leva son verre : ¿ la famille Ryan ! "
Il sourit.
" Il en reste encore quelques-uns. Mes enfants. Les deux de James et les deux de Margaret.
- Mary n'avait pas d'enfants ?
- Mary était entrée dans les ordres. "
Sarah s'exclama comme elle ne l'avait plus fait depuis vingt années.
" Ouah !
- Comme vous dites. J'ai beau y être habitué, cela me paraît encore un tantinet étrange. Elle avait une véritable vocation, pourrait-on dire. Pourrais-je dire. Aurait pu dire Joseph, ce qu'il ne manqua d'ailleurs pas de faire. Il était ravi. Elle est morte à
présent, elle est morte il y a cinq ans. Nous ne vivons pas vraiment vieux dans notre famille. Mais je m'éloigne du sujet, je devais vous parler de l'époque o˘ John a disparu.
- Je vous écoute. "
Stephen vint s'asseoir en face d'elle. Il s'adossa quelques instants, la tête en arrière, contemplant le plafond, puis se redressa, aussi rigide que s'il rassemblait ses forces pour affronter une épreuve.
" C'était l'été. L'été 1951. Mary fêtait son anniversaire le 2 juillet et John était venu à cette occasion. Pour rien au monde il n'aurait voulu manquer un tel événement. Mary n'a pas vraiment donné de fête, nous n'en faisions jamais, nous n'avions pas les moyens, mais elle avait invité deux de ses copines de classe à manger. Elle avait seize ans. Toute la famille était réunie - sauf James qui travaillait la nuit, mais Jackie était là
ainsi que Peter, leur bébé. John, votre père, est arrivé vers vingt heures, après avoir couvert l'assemblée générale annuelle de je ne sais plus quelle société. Inutile de vous dire que j'ai oublié
les détails.
" Il avait apporté un cadeau à Mary - deux cadeaux, en fait.
Une boîte de chocolats (le chocolat étant encore rationné à cette époque, en recevoir toute une boîte était un véritable luxe), et un livre intitulé Le Jeune Pégase. Un recueil de poèmes qui a traîné à la maison pendant des années. Nous n'avions pas beaucoup de livres, c'est pourquoi je me souviens si bien de celui-là.
" Je me souviens aussi d'un jeu, ce soir-là, auquel nous avions tous participé. quoiqu'un peu ‚gés, Mary et moi ne manquions jamais d'y jouer. Jamais. Et ce depuis très longtemps. En fait, nous voulions le tester sur les amies de lycée de Mary, voir si elles trouveraient le truc. C'était un jeu ridicule, on disait...
- Je vous donne les ciseaux croisés, dit Sarah très doucement.
- Tiens, tiens ? " Il acquiesça, réfléchit, puis acquiesça une seconde fois. " Alors comme cela, il vous l'a appris, à vous aussi ?
- Oui.
- Tout comme je l'ai appris à mes propres enfants et comme Margaret l'a appris aux siens. quant à James, je ne sais pas pourquoi mais je doute fort qu'il l'ait transmis. ¿ propos, Margaret vit toujours, plus en forme que jamais. James, lui, est mort ; il est mort comme votre père, d'une maladie de cour. Il ne reste plus que Margaret et moi. Mais de quoi parlais-je, déjà? Ah oui, l'anniversaire de Mary.
" C'est la dernière fois que je vis votre père. Il nous a souhaité bonne nuit à tous avant de partir prendre le dernier bus en direction de Walthamstow. Il n'y avait pas beaucoup de voitures, à l'époque, vous savez. Nous ne connaissions personne qui en possédait une. Il est donc parti, l'air plutôt enjoué, comme d'habitude. On était lundi. Il précisa à ma mère qu'il passerait le mercredi suivant, qu'il viendrait manger avant d'aller couvrir telle ou telle réunion. Peut-être l'assem-
blée locale de Leyton, je ne sais plus très bien. Ah oui, et puis il a déclaré qu'il avait une nouvelle à nous annoncer mais que cela attendrait, que cela attendrait encore bien deux jours.
- Une nouvelle à vous annoncer ?
- De quoi s'agissait-il? Nous ne l'avons jamais su. Il n'est pas venu ce mercredi-là. John ne manquait jamais à sa parole, il était d'une fiabilité à toute épreuve. On s'inquiète tout de suite quand des gens comme lui, fiables et responsables, déro-gent à la règle... Ma mère s'est immédiatement inquiétée.
Toujours sans nouvelle de lui le lendemain, elle était complètement abattue.
- Pourquoi ne lui a-t-elle pas téléphoné ?
- Nous n'avions pas le téléphone, Sarah. John non plus. Le vendredi, elle persuada James d'aller faire un tour dans les bureaux du journal - bon, il s'agissait davantage d'une imprimerie - o˘ il travaillait, et de demander à le voir. Eux aussi ignoraient o˘ John se trouvait. Il était parti sans prévenir, ce qui ne les avait pas surpris outre mesure. Il avait en fait donné sa démission trois semaines auparavant et il ne lui restait plus que quelques jours à faire. Voilà ce qu'il avait voulu dire, crut comprendre ma mère, quand il nous a déclaré avoir une nouvelle à nous annoncer, il voulait nous dire qu'il partait peut-
être travailler pour un autre journal, loin, très loin.
- Et c'est bel et bien ce qu'il a fait, dit Sarah. quand êtes-vous arrivé à Plymouth, Stefan ?
- Ce devait être en 1971. Pourquoi ?
- Mon père a travaillé à Plymouth pour le Western Morning News de 1951 à 1957.
- Sous le nom de John Ryan ?
- Non, sous celui de Gerald Candless.
- Tiens, tiens ", dit-il de nouveau. Il resta silencieux un moment, puis ajouta : " Joseph a signalé sa disparition à la police, qui ne montra pas un grand intérêt à cet événement.
Vous savez, un jeune homme qui ne vivait pas à la maison, et qui de surcroît ne courait aucun danger...
- Avez-vous - vous ou un autre membre de la famille -
avez-vous essayé de le retrouver ?
- Nous n'avions pas les moyens de retrouver qui que ce f˚t, répondit-il d'un ton plutôt sec. Pas de téléphone, pour commencer. Et puis, comment faire? Joseph -je ne crois pas vous l'avoir dit - Joseph était facteur. James était mécani-cien. Margaret, Mary et moi étions trop jeunes pour pouvoir agir. D'autre part, Margaret se préparait à entrer à l'université
- une autre source d'étonnement pour ma mère et Joseph. Je pense que nous avons tout simplement fini par accepter son départ. Nous étions tristes, nous portions le deuil en quelque sorte, mais il n'y avait rien que nous pussions faire. Je crois
- non, j'en suis s˚r - je sais que par la suite Margaret a contacté plusieurs journaux de province pour leur demander si par hasard il ne travaillait pas pour eux, si John Charles Ryan ne travaillait pas pour eux. Elle n'a reçu que des réponses négatives. Pas étonnant, d'après ce que vous venez de me dire.
" Voilà je ne sais rien de plus. Je vous ai tout raconté au sujet de votre père, tout ce que je sais. Cela s'est passé il y a quarante-six ans, je ne l'ai jamais revu depuis. Personne ne l'a jamais revu.
- Pour autant que vous sachiez. "
Il la regarda, surpris.
" Vous avez raison, pour autant que je sache. "
Il était temps pour elle de partir. Bien entendu, elle reviendrait. Il restait bien des détails à évoquer, à apprendre sur la famille après le départ de son père, mais il leur faudrait beaucoup de temps. Cela faisait six heures qu'elle était en compagnie de Stephen. Il était fatigué, et avait le visage tiré par les efforts, la tension et la douleur des souvenirs. Sarah sentait un léger martèlement aux tempes. Elle avait trop bu et devait maintenant faire tous ces kilomètres en voiture, traverser la lande jusqu'à Tavistock, Okehamton et Bideford. Il restait cependant une question en suspens. Se levant et se faisant aider pour enfiler son manteau :
" Vous avez mentionné tous les membres de la famille, sauf un, le troisième frère, Desmond. Vous n'avez à aucun moment fait allusion à Desmond.
- Non.
- Il est mort, je l'ai bien compris. Vous et Margaret êtes les seuls encore en vie, avez-vous dit. que lui est-il arrivé ? "
Il la raccompagna, ouvrit la porte et lui prit la main. Elle crut qu'il allait la lui baiser, mais il n'en fit rien.
" Je ne peux rien vous dire ce soir, dit-il. Je vous raconterai la prochaine fois. Nous sommes tous les deux trop fatigués pour cela. Bonne nuit.
- Bonne nuit, Stefan ", répondit-elle.
Les couchers de soleil ne sont jamais rouges, dit-elle. Le ciel ne rougeoie qu'une fois le soleil disparu.
L'Homme de Thessalie
IL Y AVAIT DU BROUILLARD sur la lande. Des paquets de brouillard investissaient la moindre dépression de la route étroite, laissant soudain des écharpes cotonneuses sillonner le pare-brise de Sarah. Elle conduisait lentement, maladroitement, ne sachant plus très bien si c'était la boisson qui lui faisait perdre ses moyens, ou la puissance de ses émotions. Elle avait l'impression que, depuis des heures et des heures, un grand nombre de larmes non versées se pressaient derrière ses yeux, qu'elle sentait palpiter et fourmiller. Mais en même temps, elle craignait de plus en plus de s'endormir au volant, de déraper, de laisser involontairement son pied glisser de la pédale des freins, elle craignait de pénétrer dans le brouillard et de là plonger dans quelque ruisseau ou étang, ou encore foncer dans une barrière.
Stephen n'ayant certainement pas d˚ boire plus de vin que ne contenait la petite carafe, Sarah en avait probablement bu environ un litre. Sans compter le cognac. La remarque de Jason Thague à
ce propos lui revint alors en mémoire. Mais si je ne bois pas, comment pourrai-je supporter ma vie? pensa-t-elle. Comment aurais-je pu supporter cette soirée? Oh, papa, tu me manques tellement. Je ne buvais pas autant avant, quand tu étais là.
Le voyage lui parut interminable. Une fois ou deux, elle songea à garer la voiture près d'une haie, à s'allonger sur la banquette arrière et à se couvrir de son manteau et du plaid qui se trouvait dans la voiture. Mais la perspective de s'endormir dans cette contrée déserte et sauvage l'effrayait. Elle qui pourtant n'avait jamais peur du noir, ou des rôdeurs éventuels, ou encore de se faire agresser. Après toutes les révélations qu'elle avait entendues ce soir, elle se sentait vulnérable, comme si on lui avait arraché une pellicule de peau et que les endroits sensibles avaient été mis à nu. Elle poursuivit sa route, heureuse de croiser, comme il arriva plusieurs fois, les phares d'une autre voiture, ou d'apercevoir les lumières des villes désertes qu'elle traversait.
quand elle arriva, Lundy View House se trouvait dans une obscurité totale, la mer ressemblait à un encrier brillant, une étendue scintillante entre deux promontoires invisibles. Un minuscule segment de lune apparaissait entre de gros nuages rebondis aux tons bleutés. Elle entra, monta directement à l'étage dans le noir, dans ce lieu familier, dans la maison de son père, o˘
pour s'orienter elle n'avait besoin d'aucune source lumineuse.
Le matin, Ursula s'approcha pour l'embrasser. Un geste sans précédent. Tout en sachant pertinemment qu'elle aurait d˚ être plus confiante, Sarah se tenait sur ses gardes. Une des citations préférées de son père, tirée de La Mégère apprivoisée, lui revint en mémoire : " Je me demande ce que cela présage ".
" Je crois que je vais vendre la maison, dit sa mère tandis qu'elles finissaient leur petit déjeuner.
- Cette maison? " Sarah se rendit compte de l'absurdité de sa question. Comme si sa mer possédait plusieurs propriétés...
" Je ne veux pas vivre ici toute seule. D'une part, c'est trop grand.
- Et d'autre part?"
Ursula éluda la question.
" De toute façon, maintenant que ton père n'est plus là, cette maison ne t'intéresse plus vraiment.
- Et Hope ? Elle y tient beaucoup.
- Hope n'est descendue qu'une ou deux fois depuis l'enterrement de ton père. "
Sarah, qui avait envisagé de parler à sa mère de ses récentes découvertes, se ravisa. Si celle-ci vendait la maison, elle ne pourrait plus aller à Barnstaple et voir Adam Foley. Bien qu'elle s˚t que ce n'était pas possible, Sarah eut l'impression qu'Ursula lisait dans ses pensées.
" Je sais que les enfants considèrent toujours la maison de leurs parents comme la leur. Même lorsqu'ils l'ont quittée depuis bien des années. Mais je ne veux pas être obligée de vivre seule, au bord d'une falaise, au-dessus du canal de Bristol, pour le restant de mes jours. "
Simplement pour te permettre à toi et à ta sour de descendre de temps en temps, s'apprêtait à ajouter Ursula, et de prendre la maison pour un hôtel. Les quatorze heures d'absence hebdomadaires de Sarah le samedi soir n'avaient pas échappé à sa vigilance, mais elle se garda bien d'en dire davantage. Elle avait du mal à se débarrasser de son habitude de toujours arrondir les angles et de ménager les autres. Une habitude qui n'allait probablement pas la quitter de sitôt.
" Et o˘ vivras-tu ?
- Je ne sais pas. " Ursula disait vrai. Elle n'était pas encore vraiment s˚re.
" Tu l'as déjà mise en vente ?
- Non. Je voulais d'abord t'en parler. Tiens, tant qu'on y est, tu ne voudrais pas faire le tour du propriétaire pour voir s'il n'y a pas des choses que tu voudrais garder ? Des meubles, des bibelots, et, bien s˚r, les affaires de ton père. Tu trouveras des articles concernant ses romans dans le bureau. Il y en a une pleine boîte. "
Vêtue de noir de la tête aux pieds, Sarah se mit une couche de vernis bleu nuit sur les ongles et, lorsque son visage fut maquillé, peint de façon bien plus ostentatoire et élaborée qu'il ne l'avait jamais été à Londres, elle dévissa le bouchon de rouge à lèvres bleu nuit pailleté d'argent et resta là, assise, le b‚ton à la main. Tu vas avoir trente-deux ans la semaine prochaine, se dit-elle. Trente-deux ans, c'était jeune et vieux à la fois. L'espace d'une seconde, elle eut une vision d'horreur, une vision cauchemardesque, floue, imprécise, hantée par une main noueuse et un visage grimaçant. Elle reposa le b‚ton à
lèvres pour en prendre un de couleur rouge.
Hope avait une longue cape noire dans sa chambre. Sarah l'essaya, et l'ôta aussitôt. On aurait dit la femme de Batman.
Elle vit sa mère lorgner ses ongles mais elle savait qu'elle ne ferait aucun commentaire, elle n'en faisait jamais.
" Je pensais mettre la canadienne de papa. Il fait tellement froid. Elle est dans sa chambre ?
- Je vais te la chercher. "
Ce manteau, noir, doublé de laine vierge bouclée et grise comme sa chevelure, que Gerald utilisait comme une veste, arrivait pratiquement aux chevilles de Sarah. Elle s'emmitoufla dans la canadienne, ferma les yeux, et crut un instant être blottie dans les bras de son père. Dans l'entrée, Ursula était au téléphone et parlait d'un ton enjoué. Sarah lui fit un signe de la main, et lui dit en articulant bien mais sans un son qu'elle ne savait pas à quelle heure elle rentrerait.
Une fois Sarah partie et sa conversation avec Sam terminée, Ursula retourna à la cuisine et ouvrit de nouveau le placard à
balais. Elle avait complètement oublié ce sac de vêtements.
C'est Sarah qui lui y avait fait penser en demandant la canadienne de Gerald, qu'elle ferait mieux de garder, d'ailleurs.
quant aux autres vêtements, elle allait immédiatement les mettre dans le coffre de sa voiture.
L'inspection des poches rapporta deux mouchoirs chif-fonnés, un billet de cinq livres, le bout d'un crayon à papier, une facture d'essence, et une clé. On garde tous dans notre mémoire la forme des clés de sa propre maison. Il n'y a qu'à
fermer les yeux pour aussitôt en apercevoir le profil, la silhouette. Ursula ne reconnut pas cette clé. Mais elle comprit d'o˘ elle venait, et quelle porte elle ouvrait : celle de la maison de Goodwin Road.
C'était donc bel et bien Gerald que Dickie Parfitt avait surpris.
Vingt-huit ans plus tôt. Pourquoi se rendait-il à cette adresse ?
Ursula ne le saurait jamais. Mais cela n'avait plus la moindre importance à présent. Sa vision se brouilla, elle vit une petite tache noire flotter devant ses yeux, puis la douleur commença.
Une migraine carabinée s'annonçait d'ici la tombée de la nuit.
Tous s'étaient retrouvés au pub à l'exception d'Adam. Rosie admira les ongles de Sarah et dit qu'elle avait pensé se faire faire une manucure, mettre de faux ongles et les peindre selon un motif, ou un truc dans le genre, mais elle avait vraiment passé l'‚ge. Rosie, ainsi que Sarah le savait, avait trente-trois ans. Un débat s'ensuivit sur ce qu'ils allaient faire, sur l'endroit o˘ poursuivre la soirée.
" Pourquoi ne pas rester ici, tout simplement? dit Sarah, jetant un oil à la pendule.
- Oh, non, c'est mortel ici. Au club aussi, du reste. "
Un copain d'Alexander organisait une soirée pour fêter ses trente ans. Il avait été invité, ils pouvaient donc y aller sans avoir peur de s'imposer. quoi ! Tous les cinq ! s'exclama Rosie.
Ce " tous les cinq " incommoda Sarah. Ses amis devaient certainement commencer à se demander pourquoi elle venait toujours seule, et jamais accompagnée d'un homme, pourquoi elle n'avait manifestement aucun petit ami.
" Je sais. Nous allons d'abord prendre un autre verre ici, dit Vicky, puis nous essaierons ce restaurant qui vient d'ouvrir, The Trawl, ou un nom comme ça. Nous y mangerons un fish and chips et nous irons finir la soirée au club. «a vous va, comme programme ?
- Mais tu crois qu'Adam va savoir o˘ on est? dit Sarah en essayant de paraître aussi désinvolte que possible.
- Adam ? J'ai le plaisir de t'annoncer qu'il ne viendra pas ce soir. Il est resté à Londres. "
Sarah resta médusée, paralysée, comme si elle avait été prise au piège dans les mailles grises d'un filet. Il ne viendra pas ce soir. Il est resté à Londres. Ces deux phrases résonnèrent encore et encore dans sa tête. La soirée se déploya devant elle, longue, interminable, comme certaines soirées de son enfance qui semblaient s'éterniser, notamment lorsque tante Helen ou les grands-parents leur rendaient visite et s'enlisaient dans les bavardages mornes et ennuyeux des adultes. Jusqu'au moment o˘ leur père venait les délivrer. Mais ce soir, il ne viendrait pas.
Personne ne viendrait. Elle contempla ses ongles. Grotesques.
Puis elle baissa les yeux vers ses genoux engoncés dans ce Jean serré de velours noir, qui entravait ses mouvements. Autant elle avait jugé cet accoutrement très sexy quelques heures plus tôt, autant à présent elle le trouvait carrément ridicule.
Elle but son deuxième verre, et accompagna les autres au restaurant, consciente que son silence devait certainement les intriguer. Mais elle ne trouvait rien à dire. Elle avait compris la raison de son absence. Il avait délibérément choisi de ne pas venir au rendez-vous, bien s˚r. Telle était sa dernière trouvaille pour l'exciter, la titiller. Désormais elle ne saurait pas quand il descendrait, et n'avait aucun moyen de le savoir puisque, d'après leurs règles tacites, il leur était interdit de se contacter.
Il cherchait à la narguer, ou peut-être, tout simplement, à voir jusqu'o˘ il pouvait pousser ce petit jeu, voir s'il pouvait l'attirer ici, semaine après semaine, au cas o˘. Elle s'ébroua, ne pouvant rien avaler. Elle avait le cour au bord des lèvres.
" Je ne vais pas au club avec vous, dit-elle. Je crois que je ferais mieux de rentrer. Je ne me sens pas très bien. "
C'était la première fois depuis la mort de son père qu'elle ne se réveillait pas avec une monstrueuse gueule de bois un dimanche matin, et qu'elle n'était pas rentrée à Lundy View House avec la tête résonnant comme un tambour et les mains tremblantes. Elle se leva tôt le matin et composa le numéro de Stephen. Il avait branché son répondeur. Sarah lui laissa un message. S'il n'avait rien prévu cet après-midi, pourrait-elle venir écouter la suite de l'histoire ?
Peut-être était-il temps de mettre sa mère au courant. ¿
moins qu'elle n'attende les autres révélations de Stephen?
Après tout, je redescends le week-end prochain, pensa-t-elle.
que venait-elle de dire ! Aussitôt dit, aussitôt nié. Elle n'allait certainement pas accepter qu'Adam lui dicte ainsi sa conduite !
Elle ne reviendrait pas à Lundy View House avant le quatrième samedi du mois, pas avant NoÎl.
" Papa sortait le samedi soir? demanda-t-elle de but en blanc.
- Possible. " Ursula semblait indifférente. " De temps à
autre, pour apporter un manuscrit à Rosemary, probablement.
Pourquoi cette question ?
- Je crois plutôt qu'il allait à l'église. Je crois qu'il allait -je crois qu'à la fin de sa vie il retournait à l'église. "
Sarah fut choquée de voir Ursula éclater de rire. Repentante, sa mère s'excusa, puis elle ajouta :
" Si vous voulez venir fêter NoÎl ici, toi et ta sour, je veillerai à ce que la soirée se passe au mieux. " Elle hésita.
" Fabian est évidemment le bienvenu lui aussi, et puis il y a une autre personne que j'aimerais bien inviter également, nous pourrions lui demander de se joindre à nous...
- Oh, il ne faut pas compter sur moi. «a me serait trop pénible. ¿ Hope aussi, du reste. Non, ce serait affreux - tu n'es pas d'accord?
- Tu as peut-être raison.
- Mais toi, ça ira, tu en es s˚re? Tu n'as qu'à inviter la personne que tu voulais nous présenter et... qui d'autre te plaira.
- Oui, je pourrai toujours inviter cet ami ", dit Ursula.
Après le déjeuner, Sarah réessaya encore et encore de téléphoner à Stephen mais le répondeur était toujours branché.
Avait-il dit qu'il partait quelque part? Avait-il dit qu'il allait rendre visite à son fils, ce week-end ? Elle ne se souvenait pas.
Elle laissa un deuxième message, précisant qu'elle souhaiterait le rencontrer le vendredi suivant. Ainsi, elle serait obligée de descendre dans le Devon, la semaine suivante...
Elle appela ensuite Hope. qu'est-ce qui avait bien pu la pousser à téléphoner à sa sour? Elle ne l'appelait jamais du Devon. Avant même de composer le numéro, elle savait qu'elle ne révélerait pas à Hope l'intention de sa mère de vendre la maison, par crainte de le lui annoncer au téléphone, par crainte de la réaction explosive de sa sour, de ses jérémiades indignées et désespérées. Mais maintenant qu'elle avait Hope en ligne, il lui fallait bien trouver un sujet de conversation.
" Je vais ramener quelques affaires de papa. D'après toi, pourquoi n'a-t-il gardé aucun article concernant Une blanche palmature ?
- Il détestait ces articles. Les critiques disaient qu'il avait écrit un thriller. C'est normal que tu ne t'en souviennes pas. Tu n'étais pas là à l'époque.
- Tu m'as dit que ce roman était inspiré du meurtre de Highbury.
- C'est ce qu'ils ont dit, de l'affaire Ryan plus précisément.
- quoi ? Tu peux répéter ?
- D'après eux, papa se serait inspiré du meurtre de Desmond Ryan. quant à savoir si c'est vrai... Fab ne l'a pas écrit dans son compte rendu ?
- Si, je suppose. Je ne m'en souvenais pas, voilà tout. "
Ce soir-là, Sarah se rendit directement chez Hope en rentrant du Devon. Fabian n'était pas là et pour une fois elle se retrouvait seule avec sa sour.
" Cet événement s'est produit des années avant notre nais-
sance, dit Hope. 1960, je crois, selon un critique.
- Desmond Ryan était le frère de papa, dit Sarah. L'un de ses frères cadets. " Elle révéla toute l'histoire à sa sour au sujet de Stephen et de la famille Ryan. Hope écouta, sans l'inter-rompre. Le rouge lui monta au visage, embrasa ses joues, et disparut aussi vite qu'il était apparu.
" Tu veux dire qu'après toutes ces années papa s'est inspiré
du meurtre de son frère pour écrire son roman ?
- Cela m'en a tout l'air.
- Si tu dis vrai, cela signifie que papa a quitté la maison et abandonné les siens au moins dix années avant l'assassinat de Desmond.
- Il aura très bien pu apprendre la nouvelle, non ? Les journaux en ont sans doute parlé. Tu connais les circonstances du meurtre ?
- Je ne sais pas grand-chose de cette affaire, dit Hope.
Certes, j'ai lu Une blanche palmature. Comme toi. Mais je doute que ce roman soit un récit très fiable de ce fait divers.
Papa aura certainement passé tous les détails au crible de son talent, ainsi qu'il avait l'habitude de le faire. Il les aura filtrés, transformés, déguisés, de façon à en améliorer l'intrigue. Pourquoi cherches-tu absolument à connaître la vérité ? Tu écris la biographie de papa, si je ne m'abuse, pas celle de sa famille.
- Les deux sont indissociables. Je ne peux pas m'intéresser à l'un sans m'intéresser aux autres.
- Moi, je laisserais tous ces gens là o˘ ils sont. Tu sais qui il était, tu connais son véritable nom, et tu sais qu'il a changé
d'identité en 1951. que te faut-il donc savoir de plus ?
- Pourquoi il a changé de nom, répondit Sarah.
- Eh bien, une chose est s˚re, ce n'est pas parce que son frère s'est fait rouer de coups ou à cause de je ne sais quel autre événement survenu au cours des neuf années suivantes. Je t'ai dit que m'man m'avait appelée cet après-midi ? Non ? Elle va vendre la maison. Cette nouvelle ne m'a guère surprise. Je m'y attendais un peu, en fait.
- Et cela ne te fait rien ?
- C'est drôle, dit Hope, mais j'y ai beaucoup réfléchi. Avant même qu'elle ne m'en parle. J'avais même envisagé de racheter la maison avec toi, on aurait pu se procurer l'argent, obtenir un prêt logement conséquent, ou quelque chose dans le genre. Et puis je me suis dit : à quoi bon? Je n'aurais jamais supporté d'aller là-bas. Je ne supporte pas cet endroit. Je ne supporte pas de me retrouver dans ces pièces, sans papa. "
Elle regarda sa sour. Les larmes ruisselaient le long de son visage. " Je l'aimais trop, vois-tu. Je l'aimais trop pour mon bien. "
Le panneau " ¿ Vendre " était discret, blanc avec des lettres gothiques noires rigoureusement tracées. Ce qui n'empêchait pas les passants de s'arrêter pour le regarder. Certes, les promeneurs n'étaient guère nombreux en cette période de l'année, mais les automobilistes eux-mêmes s'arrêtaient pour y jeter un oil. L'agent immobilier avait suggéré à Ursula de préciser que la maison avait appartenu à Gerald Candless. Faites au mieux, avait-elle répondu avec insouciance.
Dans le bureau, tous les papiers et les journaux de Gerald avaient été débarrassés. Seuls les livres restaient. De sorte qu'on se serait cru, pensa-t-elle, dans la salle de travail de la maison d'un écrivain reconvertie en musée, avec d'un côté les ouvrages de référence, de l'autre, juste en face du bureau, les propres romans de l'écrivain en question, et la machine à
écrire, prête à être utilisée. Ursula était allée jusqu'à poser une feuille de papier format A4 juste à côté de la machine, un stylo plume en travers, puis avait changé d'idée. ¿ quoi bon toute cette mascarade ?
Sarah avait pris la première édition de Au jour le jour. Ursula était bien contente de ne plus voir ce roman, ce papillon noir sur la tranche jaune du livre, ainsi que cette femme sur la couverture. L'artiste avait eu beau la doter d'une chevelure noire et de lèvres pulpeuses, Ursula n'en reconnaissait pas moins son propre visage. Les quelques livres qui restaient, les quatre dont Hope n'avait pas voulu, elle les donnerait à Sam. L'Homme de Thessalie était le deuxième roman de Gerald que la patiente dactylo d'Ilfracombe avait déchiffré. Elle se revoyait encore, sans être fière de son attitude mesquine de l'époque, jubiler intérieurement en regardant Gerald aux prises avec sa liasse de feuilles récalcitrantes, couvertes de gribouillis comme si la machine à écrire s'était soudain sauvagement emballée.
Chaque semaine, il s'emparait de ces feuilles par poignées, les fourrait dans de grandes enveloppes beiges et allait les porter en voiture jusqu'à Ilfracombe.
Il n'avait jamais mis les filles au courant de cette situation.
Elle non plus. Et ni Sarah ni Hope ne s'étaient jamais doutées de rien, ainsi que l'air étonné de Sarah l'avait attesté le jour o˘
elle avait appris que sa mère n'avait pas lu Une blanche palmature. Gerald repartit en tournée aux …tats-Unis pour la promotion du roman L'Homme de Thessalie, mais sans elle, cette fois. Il clamait à qui voulait bien l'entendre que ses éditeurs avaient refusé de lui payer son billet d'avion.
Son angine de poitrine avait commencé l'année suivante. Il n'avait jamais été un grand marcheur, mais là, c'était pire que tout; chaque fois qu'il arrivait en haut d'une côte, il était complètement essoufflé. Un jour, pendant des tests à l'hôpital, un électrocardiogramme en fait, Gerald eut une crise cardiaque.
Rien de bien méchant, mais de quoi s'inquiéter tout de même.
Une fois de plus, les filles ne furent pas mises au courant.
Tandis que la femme indifférente à son sort portait le poids de ses problèmes de santé, celles qui l'aimaient plus que tout au monde ignoraient la vérité. Pour elles, leur père pouvait vivre encore une bonne vingtaine d'années.
Auditoires fantômes fut publié l'année o˘ Gerald reçut le titre d'officier de l'Empire britannique. Ursula accompagna son mari à Buckingham Palace et s'assit dans le public aux côtés de Robert Postle. ¿ la suite de la cérémonie, il révéla à
Robert que la reine lui avait demandé combien de romans il avait écrits et s'il avait actuellement un ouvrage en cours. Ils allèrent déjeuner dans Charlotte Street et Robert voulut savoir quelle réponse Gerald avait donnée à la reine concernant ses projets d'écriture, intéressé au premier chef par le sujet, en tant qu'éditeur de Gerald.
" Je vais peut-être abandonner l'écriture, avait dit Gerald. Je vais prendre ma retraite.
- Les écrivains ne prennent pas de retraite. Et surtout pas à
soixante ans.
- Certains feraient mieux de la prendre à trente ans. "
Robert n'avait pas cru à cette menace. Bien lui en avait pris car une semaine plus tard, Gerald commençait la rédaction d'Une blanche palmature. Ursula ne connaissait pas le titre de ce nouveau roman et ne chercha même pas à le savoir, seulement les filles étaient au courant, elles, et ne cessaient d'en discuter. Malgré tous ses efforts, il lui était quasiment impossible d'ignorer le travail de Gerald.
Il acheta l'appartement à Sarah l'année o˘ elle décrocha son premier poste à Londres, et un an plus tard celui de Hope. Il aurait bien aimé leur offrir les quartiers de South Kensington ou de Bayswater, mais, vu ses moyens, ils durent se rabattre sur Kentish Town et Crouch End. Sarah et Hope n'en furent pas moins ravies, et tendrement reconnaissantes. Elles se rendaient compte de leur chance, gardant à l'esprit que leurs amis, eux, avaient d˚ contracter des prêts. Son roman en cours avançait lentement. Ursula se demanda s'il n'était pas malade et, si au lieu d'écrire, il ne restait pas allongé sur le sofa du bureau, en proie à des douleurs atroces dans la poitrine. Pour une raison inconnue, il travaillait lentement, comme si chaque page qu'il écrivait ne résultait pas d'un savant dosage d'invention et d'imagination, mais d'une lutte à bras-le-corps avec quelque démon qu'il devait terrasser jour après jour. Et quand, enfin, il sortait de son bureau, et venait s'asseoir au salon pour lire ou pour prendre son déjeuner, il paraissait émacié, tourmenté par quelque fantôme, le regard vague, des ombres noires sous les yeux ressemblant à des empreintes de doigts barbouillés d'encre.
Pendant quelques semaines, ils en étaient arrivés à un stade o˘ ils ne s'adressaient même plus la parole. Si de son côté
Gerald trouvait tout à fait acceptable que deux personnes vivant sous le même toit puissent s'ignorer totalement, Ursula ne voyait pas cela du même oil. Petit à petit, ils recommencèrent à échanger quelques remarques concernant leurs enfants, la météo, l'aspect de la mer, et la santé de Gerald.
Un soir, tandis qu'elle sortait d'une violente migraine, elle l'observa, le trouvant encore plus mal en point qu'elle ne pouvait l'être.
" J'ai l'impression que tu ne vas pas bien du tout, remarqua-t-elle.
- C'est dans la tête, dit-il, c'est uniquement dans la tête. "
Apparemment amusé par sa réponse, il se mit à rire.
" Si j'étais toi, je prendrais rendez-vous chez le médecin.
- Et moi, si j'étais toi, dit-il, je souhaiterais ma mort, et le plus tôt serait le mieux. "
Il lui fallut deux ans et demi pour achever ce roman.
quelques mois après que Robert Postle eut reçu le manuscrit, une maquette de la couverture arriva. La brume blanche, sertie d'or, ou plutôt la blancheur éclatante qu'atténuaient à peine des stries safranées et bleutées, rappela à Ursula les tableaux impressionnistes, lui fit penser à un Monet ne représentant rien de précis. Gerald détesta ce dessin. Son aversion pour cette couverture, qu'il exprima violemment, fut à deux doigts de susciter un véritable échange entre Gerald et Ursula. Il renvoya la maquette à Mellie Pearson, l'artiste chargée de créer les couvertures de ses romans, la priant instamment d'opérer quelques changements ici et là. Mais même la version finale, qui représentait des oiseaux et un soleil dans un p‚le décor maritime, devait lui inspirer à jamais un profond dégo˚t, proche de la phobie. Le tableau original, que Mellie Pearson avait mis dans un cadre gris pastel, et qu'elle avait offert à
Gerald au cours de la fête donnée en l'honneur de la parution du bouquin, lui fut aussitôt retourné. Tant et si bien que ce tableau trônait aujourd'hui dans le salon de l'artiste elle-même.
Les critiques qualifièrent Une blanche palmature de thriller.
Tel journal fit paraître sa critique sous la rubrique polar. Tel autre le désigna comme " une histoire de meurtre drapée de prétentions dostoÔevskiennes ". Selon l'Evening Standard, Gerald Candless, dont la puissance créatrice ne lui suffisait désormais plus pour concevoir ses propres intrigues, s'était inspiré, pour son dernier roman, de l'affaire Ryan, un meurtre ignoble et tristement célèbre qui n'avait intéressé la société d'aujourd'hui que dans la mesure o˘ il se plaçait en droite ligne de l'histoire des droits des homosexuels.
Gerald n'avait jamais vraiment reçu de critiques défavo-rables. Même Une demi-heure dans la rue n'avait pas essuyé
pareilles condamnations. Il aurait souhaité que ses filles ne lisent pas les journaux, mais, en l'occurrence, il ne put empêcher Hope de prendre connaissance de ces articles. Sarah, elle, se trouvait à l'étranger. Bien entendu, Hope s'empressa de prendre la défense de son père, et n'aurait pas manqué d'envoyer des lettres incendiaires à plusieurs journaux si Gerald ne l'en avait pas tendrement dissuadée, lui faisant comprendre que son geste risquerait de lui faire plus de tort que de bien.
Son dernier livre, ou plutôt le dernier qui allait paraître avant celui publié à titre posthume, Gerald le rédigea en quatre mois.
Personne ne pourrait qualifier Sourire en coulisses de thriller -, avait déclaré Gerald - et d'ailleurs personne ne le fit. Les critiques lui accordèrent quatre cents mots à la place des huit cents mots habituels et ce roman prit, sans vraiment faire parler de lui, la vingtième place sur certaines listes des meilleures ventes.
Ursula, aussi fermement résolue que neuf ans plus tôt, ne chercha pas à le lire.
" Je ne sais d'ailleurs toujours pas de quoi parle ce livre, avoua-t-elle à Sam, en prenant le livre sur l'étagère et en lui tendant.
- D'un homme qui travaille pour un journal de province et qui se lève à cinq heures pour écrire des pièces de thé‚tre et d'une femme qui refuse d'épouser son fiancé pour se consacrer à ses parents ‚gés.
- Tu peux les emporter à Londres, si tu veux. Moi, je dois rester ici ce week-end, Sarah doit descendre. Je monterai la semaine prochaine et peut-être que...
- Tu ne reviendras plus jamais ici ?
- Il faudra que je prévienne les filles, Sam. Je ne crois pas qu'elles diront grand-chose. Elles se fichent pas mal de ce que je peux faire. Et si nous allions nous balader sur la plage ? "
La mer était d'un sombre bleu ardoise : des nuages noirs s'y reflétaient, séparés ici et là par des trouées de ciel clair. Des coquilles de moules, concassées par les marées, striaient le sable p‚le et lisse tel un tissu à chevrons, tandis que des couteaux gisaient un peu partout, certains craquelés et fracassés, et d'autres aux lames parfaitement ouvertes. Le temps était froid et clair, et entre les nuages bosselés, tout près de la ligne d'horizon, le soleil ressemblait à un étang de lumière jaune.
" As-tu déjà remarqué, dit-elle, que les couchers de soleil ne sont jamais rouges ? Le ciel ne rougeoie qu'une fois le soleil disparu.
- Tiens, ton défunt mari avait fait exactement la même remarque dans un de ses romans.
- Vraiment? Tu connais mieux son ouvre que moi. Cela dit, je ne suis pas surprise qu'il ait fait ce genre de remarque, je crois qu'il a tout passé en revue. Il a même dit quelque part que les gens ne frissonnent jamais de peur ou sous le coup d'une forte émotion, mais uniquement de froid, malgré l'habitude qu'ont les écrivains d'utiliser ce genre de formules toutes faites.
- Donne-moi la main ", dit-il.
Ils marchèrent au bord de l'eau, là o˘ le sable était le plus ferme, dur comme du mortier. Gerald n'avait jamais parlé dans ses romans de cette mer qu'il avait contemplée pendant vingt-sept ans de ses fenêtres. Il ne l'avait jamais appréciée, sauf les jours de grand beau temps. Tandis que les fines vaguelettes venaient effleurer leurs chaussures, tandis qu'Ursula et Sam faisaient des bonds de côté pour les éviter, en riant, Ursula se dit : Il ne faut plus que je pense à Gerald. Il faut que j'essaie d'enterrer mon passé.
Après avoir grimpé puis redescendu les dunes, ils firent demi-tour. Sombre depuis de longues semaines, l'hôtel arbo-rait à présent quantité de fenêtres éclairées, et plus ils l'observaient, plus les lumières s'allumaient. Ils allaient faire leur réveillon là-bas. C'est là que nous nous sommes rencontrés, pensa-t-elle, en tournant son visage souriant vers lui. Sam se pencha pour l'embrasser.
Une question lui br˚lait les lèvres. Ursula se souvenait de ce souhait que Sam avait formulé peu de temps après leur première rencontre, à savoir qu'il avait très envie de tomber amoureux. Elle savait que si elle lui posait la question, il lui répondrait en toute honnêteté. Pourquoi faut-il toujours que je cherche la sanction ? Comme si je n'en avais pas eu déjà suffisamment... Elle y réfléchit et finit par ne rien lui demander. Ils virent le soleil disparaître à l'horizon et le ciel se teinter progressivement de rouge.
Le juge approuva le geste de William, lequel avait frappé Mark au visage. Selon lui, ce jeune homme de dix-sept ans servait d'exemple à tous ces hommes qui se faisaient aborder et draguer par d'autres hommes. Mark avait le nez cassé et avait perdu une dent. Facétieux, le juge déclara qu'il avait subi " un préjudice esthétique ".
Une blanche palmature
SANS qUE RIEN NE JUSTIFI¬T CET ESPOIR, Sarah s'était plus ou moins attendue à trouver, à son retour, une lettre de Jason, une lettre d'excuse, une supplique la priant de le reprendre à
son service. Rien. Elle décida de lui envoyer un chèque d'un montant correspondant à une semaine de travail. Ce jeune homme était certes répugnant et maladroit, mais Sarah repensait encore parfois à son appel de détresse. Elle pensa joindre une lettre d'explication ayant pour objet de s'enquérir de sa santé, mais, incapable de trouver la formule adéquate, elle finit par n'envoyer que le chèque.
Puisqu'il n'était plus là, Sarah devait s'occuper des recherches elle-même. Elle se rendit aux archives nationales de la presse britannique à Colindale. Gr‚ce à Hope, elle savait à
peu près à quelle époque le meurtre avait eu lieu. Ce travail lui prit beaucoup de temps car il lui fallut d'abord retrouver les bons journaux, puis attendre qu'on all‚t les lui chercher. En comparaison, les recherches à Saint Catherine's House semblaient un jeu d'enfant. Au bout de deux heures, elle obtint enfin ce qu'elle était venue chercher.
Le meurtre de Desmond Ryan avait eu lieu à l'automne 1959. En octobre. L'Evening News avait été le premier journal à lui consacrer un article. Le corps d'un homme avait été
retrouvé ce matin-là dans un appartement situé à Highbury Crescent par un habitué des lieux qui était entré avec sa propre clé. Le corps en question était celui de Desmond William Ryan, ‚gé de vingt-huit ans, domicilié à cette même adresse.
La police menait son enquête.
Le lendemain, tous les journaux rapportèrent à peu près les mêmes faits, tous de façon laconique, prudente et, d'une certaine façon, sibylline. Nul besoin d'avoir l'esprit particulièrement soupçonneux pour y déceler l'intention manifeste d'étouffer cette affaire. L'hebdomadaire local, le Walthamstow Independent, se montra plus téméraire. Le vendredi suivant, lorsqu'il parut, ce journal donna un récit bien plus détaillé du meurtre et consacra un long article au sujet de ce qu'il appelait
" le gang des pervers " et " le réseau de la corruption ", adoptant un ton indigné proche de la condamnation morale. Le terme
" homosexuel " n'apparaissait nulle part, ni celui de " gay ".
Sarah se fit la réflexion que ce dernier terme n'était peut-être pas encore entré dans l'usage à cette époque. D'après cet article, la police avait déployé de grands moyens pour mener à
bien cette importante enquête et avait mis au jour un véritable
" réseau de perversion " sans précédent dans l'histoire de la Grande-Bretagne.
" Pervertis " et " invertis " entraient en contact par le biais de codes extrêmement élaborés parus dans les magazines de cinéma et de nus. Le journal donnait des exemples de récentes inculpations, et racontait notamment l'histoire de ce pasteur emprisonné pour avoir commis, ainsi que le président du tribunal de grande instance l'avait qualifié, " un des crimes les plus horribles qui puissent exister ". Les toilettes publiques servaient notoirement de lieu de rencontre à " ces malades " qui en profi-taient pour s'adonner à leurs ignobles et abominables pratiques.
Ce comportement était monnaie courante dans toute la métro-pole, même si, apparemment, le mouvement avait démarré dans le quartier de Soho, pour ensuite déployer ses " monstrueux tentacules " et toucher Finsbury, Islington, Highbury, Lisson Grove, Kilburn ainsi que la respectable banlieue nord.
Sarah ne comprit le lien entre l'affaire Desmond Ryan et tous ces articles qu'en lisant les comptes rendus de la cour d'assises de Londres, les rapports du procès de George Peter Givner, condamné pour le meurtre de Desmond. Encore une fois les journaux nationaux essayèrent de masquer les faits sous un ton prude et quelques euphémismes, mais Sarah saisit tout de même le rôle de Givner et celui de Desmond. Givner avait loué cet appartement à Highbury Crescent pour Desmond, son amant, et venait de temps en temps vivre avec lui.
D'après la police, ce fameux soir, Givner était arrivé à l'appar-
tement, avait ouvert avec sa propre clé et avait découvert Desmond Ryan en compagnie d'un autre homme. Au cours de la violente altercation qui suivit, l'autre homme avait pris la fuite.
Cette dispute dégénéra tant et si bien que Givner frappa une première fois Desmond avec une lampe de chevet, puis le roua de coups à l'aide d'une statuette de marbre haute de quarante-cinq centimètres, représentant un homme nu. Le rapport de police insistait longuement sur cette figurine d'Apollon en bronze.
Le lendemain, le témoin, l'autre homme qui se trouvait dans l'appartement, James Henry Breech, soldat de deuxième classe, confirma l'arrivée de Givner, les insultes proférées contre Ryan, et la dispute. quant au meurtre, il n'y avait pas assisté, mais il avait en revanche vu Givner s'emparer de la statuette et s'en servir pour frapper Ryan. Puis James avait pris la fuite, s'était précipité en bas des escaliers et dans la rue.
L'homme nia avoir eu toutes relations sexuelles avec Ryan.
Selon ses propres termes, ils étaient juste " bons amis ". Mais la police retrouva dans l'appartement des lettres qu'il avait adressées à Ryan, des lettres enflammées bourrées de fautes d'orthographe et ponctuées à la diable, qui parlaient aussi bien d'amour que de compensations financières.
Parmi ces lettres, il s'en trouvait une, extrêmement bien tournée, écrite d'une main tremblée, inclinée, et signée de la seule lettre J. Elle était datée d'une semaine plus tôt mais aucune adresse n'y figurait, aucun indice quant à son expédi-teur. On avait donné lecture de cette lettre lors du procès, ainsi que de celles de Breech, et le Walthamstow Independent les avait toutes publiées sans distinction comme étant l'ouvre du soldat, moins pour montrer aux lecteurs, soupçonna Sarah, la dépravation de cet homme que pour mettre en avant son illet-trisme primaire. La lettre envoyée par ce fameux J se distinguait nettement des autres lettres par son style.
Desmond, Tu devineras aisément qui t'envoie cette lettre. Je n'ai donc nul besoin de te l'expliquer. Il m'aura fallu huit années avant de trouver le courage de l'écrire. ‘ combien je t'ai détesté, combien je t'ai condamné! ¿ cause de toi, j'ai perdu ce que j'avais de plus cher au monde. Après ce qui s'est passé, j'ose espérer que tu comprendras peut-être pourquoi je ne pourrai plus jamais faire marche arrière. Mais je me suis rendu compte que tu n'étais pas plus responsable que moi, que ce n'était la faute de personne, en fait. Et aujourd'hui, j'ai besoin de te rencontrer, de te parler et de voir si nous pouvons nous pardonner l'un l'autre et apprendre à oublier. C'est pourquoi je te demande de bien vouloir accepter de me recevoir. Je te téléphonerai dans une semaine à peu près. J.
La cour sembla considérer cette lettre comme une simple preuve supplémentaire des tendances de Desmond Ryan et on ne lui accorda, à ce titre, que peu de valeur. Le deuxième témoin de l'affaire était l'homme qui avait trouvé le corps le lendemain matin. Il décrivit la pièce saccagée, les meubles fracassés, un tapis presque entièrement teint en rouge et des éclaboussures de sang sur les murs. Après quoi, la cour leva la séance jusqu'au lundi suivant.
Sarah chercha en vain dans le journal du mardi la suite du procès. Elle trouva en revanche dans le numéro suivant un article révélant que George Peter Givner s'était suicidé dans sa cellule. Dans la nuit du dimanche au lundi, il avait ôté sa chemise et ses sous-vêtements, les avait déchirés en autant de ban-delettes qu'il avait ensuite tressées pour en faire une corde et s'était pendu.
Le dossier concernant Gerald Candless, alias John Ryan, était à présent aussi épais qu'un annuaire de téléphone. Sarah y ajouta les photocopies du journal et s'assit pour lire la seconde moitié d'Une blanche palmature. Elle en avait abandonné la lecture un mois plus tôt, car elle n'y avait guère vu de rapport avec l'histoire de son père, et elle devait en outre passer au crible son dernier roman, Le Mal pour le bien. Lorsqu'elle reprit le livre, certaines images la troublèrent et l'effrayèrent comme l'oiseau blanc marcheur, mi-animal, mi-volatile, et ses empreintes palmées dans la neige. Sarah se rendit compte qu'elle avait véritablement et ridiculement peur, qu'elle fris-sonnait comme un enfant qui lit une histoire de fantôme dans une maison désertée. Elle arriva à l'épisode du rêve, de cet homme qui emprunte un couloir et qui, s'apercevant que la sortie devant lui est bloquée, rebrousse chemin et constate qu'à
l'endroit o˘ se trouvait l'entrée quelques minutes plus tôt se dresse à présent un mur de pierre.
La nuit tombait vite à cette époque de l'année. Au bout d'un moment, avant de lire le chapitre du meurtre, Sarah alluma quelques lumières supplémentaires. Puis elle alla se chercher une bouteille de vin et se versa un premier verre qu'elle but d'un seul trait. Elle comprenait à présent ce que les critiques entendaient par thriller. Jamais son père n'avait décrit avec autant de précision picturale une scène aussi violente. Il s'agissait de la lutte entre George Givner et Desmond Ryan, rebaptisés Harry Merchant et Dennis Conlon dans le livre. Le premier était armé d'un objet qu'on aurait pu qualifier d'arme, le second n'avait rien d'autre pour se défendre qu'un c‚ble, le fil d'une lampe, que l'auteur s'était chargé de lui mettre dans la main. Gerald Candless, avec son style imagé bien à lui, comparait ces deux hommes à deux gladiateurs romains, un rétiaire et un mirmillon.
Sarah tressaillit à la lecture de cette scène. C'était la première fois qu'un roman de son père l'affectait à ce point. Arrivant au passage qui décrivait le sang comme un envol d'oiseaux rouges allant s'écraser contre des parois vitrées, Sarah dut détourner son regard. Les détails concernant le beau visage défiguré de Desmond-Dennis la consternèrent, ainsi que ce long passage, insupportablement exalté, insistant sur les dég‚ts de la lutte, la caverne béante et ensanglantée de sa boîte cr‚nienne, ses mains brisées. Elle sauta quelques paragraphes, arriva à la découverte du corps et enfin au suicide pitoyable de Givner-Merchant, à
cette mort solitaire, à ces longues heures qui s'écoulèrent avant que son cadavre ne soit découvert.
Aucune allusion aux lettres. Plus aucune mention de Mark, l'ami d'enfance, que l'on retrouve deux chapitres plus loin en train de lire un article concernant toute cette affaire. Exactement comme Sarah. Le côté thriller du roman s'estompe alors rapidement. Il n'y a plus alors ni suspense ni mystère, et la suite du livre est un long examen de la conscience et du sentiment de culpabilité de Mark qui se croit responsable de la mort de Dennis.
Au fur et à mesure de sa lecture, Sarah s'était régulièrement versé à boire, tant et si bien que lorsqu'elle arriva au dernier chapitre, le vin commençait à lui brouiller l'esprit, et les lettres commencèrent à danser sur le papier. Elle n'avait rien appris de plus, si ce n'était que la mort de son frère avait d˚ être une terrible épreuve pour son père. Elle s'endormit dans le fauteuil.
Le livre tomba sur le sol.
Juste au moment o˘ Ursula était enfin prête à travailler et avait obtenu tous les diplômes requis, on n'embauchait plus.
C'était à la fin des années quatre-vingt. Et si Gerald n'était pas à proprement parler malade, l'état de son cour exigeait qu'il se ménage‚t et que quelqu'un prît soin de lui. Ursula apprit à
cuisiner le genre de petits plats qui lui convenaient et l'encou-ragea à faire une promenade quotidienne autour du jardin, là o˘
le sol était plat. E˚t-il été en mesure de grimper la falaise, il aurait pu la suivre dans ses balades le long de la plage, mais un tel effort l'aurait probablement tué.
Pas un mot aux filles. Il insistait beaucoup là-dessus.
" Elles m'aiment, dit-il. Je suis le plus heureux des hommes, car deux belles et brillantes jeunes femmes m'aiment. qu'ai-je fait pour mériter un tel bonheur ? Et je devrais les remercier en les rendant malheureuses ? "
Ursula pensa qu'il avait beaucoup fait pour mériter leur amour. Il s'était levé en pleine nuit pour elles, les avaient prises dans ses bras, les avait embrassées, leur avait raconté des histoires, avait comblé le moindre de leur désir, avait dépensé de grosses sommes d'argent pour elles, leur avait acheté un appartement, mais elle se garda bien de lui en faire la remarque. Ils se rendaient à l'hôpital pour une de ses visites de contrôle.
Gerald conduisait. Il déposa au passage quelques chapitres de son nouveau roman chez Rosemary. Ursula n'avait pas le droit de prendre le volant quand il était là ; pour lui, les femmes faisaient de piètres conductrices, Sarah et Hope exceptées bien entendu.
Les médecins lui proposèrent une angioplastie. Il s'agissait d'introduire une sorte de ballon dans l'artère bouchée à l'aide d'un cathéter puis de le gonfler. Ce système plut à Gerald parce qu'il ne nécessitait aucune opération chirurgicale. Ce fut un échec. L'artère restait impénétrable.
Ursula prit le volant pour le retour. Gerald ne fit aucun commentaire sur sa façon de conduire. Il était profondément découragé. Toute sa vie, il avait joui d'une excellente santé et voilà qu'à présent ses forces l'abandonnaient, comme Samson.
Toute sa vie d'écrivain, ses livres avaient d'abord reçu un accueil élogieux, puis franchement enthousiaste. Mais les critiques n'avaient pas aimé Une demi-heure dans la rue, s'étaient raillés d'Une blanche palmature, et avaient fait de tièdes éloges à Sourire en coulisses. Pire encore, ils ne lui avaient consacré que quelques entrefilets en bas de page.
De retour à la maison, Gerald ne se mit pas au travail. Le puissant remède qu'on lui avait prescrit avait pour effet secondaire de lui provoquer d'affreux cauchemars. Il s'était contenté
de dire qu'ils étaient affreux, sans préciser en quoi ils consis-taient véritablement. Ursula se demanda s'il rêvait encore régulièrement qu'il se trouvait dans un tunnel de pierre et que quelqu'un en condamnait d'abord la première issue, puis la deuxième. Mais elle se garda bien de lui poser la question.
Ursula ne ressentait rien pour lui. Ni pitié, ni curiosité, ni amour, forcément. Heureusement, pour une raison mystérieuse, elle ne l'avait jamais considéré comme un fardeau ou un boulet. Le destin le lui avait envoyé et elle s'occupait de Gerald avec un souci extrême, veillant à ce qu'il ne prît pas froid, qu'il f˚t bien installé et convenablement nourri, comme s'il s'agissait d'un animal domestique vieillissant qu'elle aurait jadis aimé. En sa compagnie, il était maussade, apathique, récoltant ainsi les fruits d'une situation dont il était responsable. De brimades incessantes en accès de colère épiso-diques, Gerald avait fini par épuiser l'amour, voire la tendresse, que lui avait porté Ursula au début, il l'avait réduite au silence, lui avait appris à rester sur ses gardes. Résultat, il n'avait plus rien à lui dire. Les symptômes de sa maladie, le temps et le niveau des marées étaient leurs rares sujets de conversation.
Parmi ses amis écrivains, Roger Pallinter était mort, ainsi que la femme de Jonathan Arthur qui, remarié, était parti vivre en France. Adela Churchhouse, elle, était folle au point de ne plus pouvoir sortir seule. Frédéric Cyprian, leur avait-on appris, souffrait de la maladie d'Alzheimer, Beattie Paris avait écrit son autobiographie et était morte le jour de la parution du livre. Seuls les Wrightson venaient encore leur rendre visite.
Gerald voyait très peu de monde en dehors de ses fidèles filles.
Elles descendaient tous les week-ends et Robert Postle venait de temps en temps raconter les derniers potins du monde de l'édition à Gerald et se promener sur la plage avec Ursula.
Cette dernière ressentait parfois le besoin de se changer les idées, de sortir, seulement voilà, elle n'était jamais allée de sa vie seule au cinéma et n'allait certainement pas commencer à son ‚ge. Les cours du soir ne l'intéressaient plus.
Gerald ne s'était pas montré à proprement parler impoli avec les voisins - ceux qui vivaient en haut de la route de la falaise, et ceux qui habitaient en contrebas de l'hôtel -, mais il n'avait fait aucun effort pour cacher le fait qu'il se gaussait d'eux ou même qu'il s'ennuyait en leur compagnie, tant et si bien qu'ils avaient fini par en avoir peur. Jamais ils n'accepteraient de revenir chez eux ni ne se résoudraient à inviter Ursula sans son mari.
Bien avant le début de la pleine saison, l'hôtel avait mis des petites annonces pour trouver des baby-sitters. Lorsqu'elle confia à Gerald qu'elle envisageait de garder des enfants une ou deux fois par semaine - pour sortir et se changer les idées -, il entra dans une violente colère. Ce travail était bon pour les paysans, pour les gens comme Daphne Batty. Garder des enfants ne valait guère mieux que faire des ménages. C'était la première fois qu'Ursula l'entendait utiliser ainsi le terme de " paysan ".
Son visage sombre et massif s'était empourpré de sang. Sur son front et sur ses tempes, les veines ressortaient telles des racines violettes. D'accord, puisqu'il le prenait sur ce ton, elle ne ferait pas de baby-sitting. Elle se demanda par la suite ce que cette allusion au " paysan " et aux " ménages " pouvait bien signifier.
Ursula savait très peu de choses sur les parents de Gerald, il n'en parlait jamais. Il lui avait juste dit comment ils s'appelaient, qu'ils étaient morts, que son père avait été maître typographe et qu'ils n'avaient eu qu'un seul enfant. …tait-ce sombrer dans le " psychologisme " que de penser que la mère de Gerald avait peut-être été femme de ménage ? se demanda alors Ursula sans y accorder plus d'attention. Peu lui importait, en fait.
Puis il commença un nouveau roman, qui allait être son dernier : Le Mal pour le bien. Gerald changea alors du tout au tout. Il était jovial, semblait rajeuni, et avait retrouvé un peu de son énergie. Il travailla quotidiennement à la rédaction de son roman, si bien que le manuscrit fut terminé au bout de six mois. Lorsque les éditeurs le prièrent d'accepter l'invitation pour le festival littéraire de Hay-on-Wye, il y consentit avec joie, impatient d'y retrouver quelques connaissances et de faire une lecture publique, chose qu'il appréciait au plus haut point et pour laquelle il avait un certain don.
L'époque o˘ elle aurait pu l'accompagner, o˘ il aurait pu aller jusqu'à le lui proposer, était révolue depuis longtemps.
S'il ne téléphona pas une seule fois à Ursula, les filles, elles, eurent en revanche plusieurs longues conversations téléphoniques avec lui. A son retour, il ne fit aucun commen-
taire sur le festival, Ursula ne sut ni comment cela s'était passé, ni quelles personnes il y avait rencontrées. Et lui qui d'habitude faisait une sieste avant d'entreprendre tout travail de recherches se mit directement à la rédaction d'un autre roman.
Du moins le supposa-t-elle. Gerald resta très discret sur ce dernier projet. Ce qui était d'autant plus étrange que, par le passé, quelles qu'aient été leurs dissensions, y compris après l'esclandre provoqué par le roman Au jour le jour, il n'avait jamais manqué de lui annoncer qu'il entamait un nouvel ouvrage. C'était plus fort que lui, avait-elle souvent pensé, chaque fois qu'il commençait un roman, il était aux anges pendant une semaine. Il débordait d'énergie. Il aurait certainement préféré prendre à témoin toute autre personne qu'Ursula, mais comme il n'y avait qu'elle, il était obligé de partager cette nouvelle avec elle.
" J'ai commencé un nouveau roman, aujourd'hui. "
De son côté, Ursula n'avait jamais eu le cour de lui répondre : " qui crois-tu que cela intéresse? " Ou encore :
" Très bien et alors? " L'enthousiasme de Gerald la touchait malgré tout.
" «a s'annonce bien. J'ai assez bien réussi le début. Je suis assez content. "
Bien évidemment, au fur et à mesure, les angoisses naissaient, puis les doutes et les remises en question. Ursula le voyait à l'expression de son visage, mais il ne les exprimait que très rarement. Depuis le jour o˘ elle avait cessé de taper ses manuscrits à la machine, il ne lui avait plus jamais parlé de son travail d'écriture, sauf pour aborder à l'occasion les détails pratiques. Pour lui dire qu'il était à court de feuilles. qu'il allait apporter son manuscrit à la dactylographe.
Mais après son retour de Hay-on-Wye, bien qu'Ursula se rendît compte qu'il travaillait comme un forcené, Gerald ne fit à aucun moment allusion à ce nouveau roman. Il ne s'agissait peut-être pas d'un roman, pensa Ursula, peut-être était-il en train d'écrire sa biographie, même s'il avait un jour déclaré
qu'il n'en écrirait jamais. Peu de temps après, Gerald lui annonça qu'il avait invité un certain Titus Romney et son épouse pour le week-end. Romney était un écrivain qu'il avait rencontré pendant le festival.
" Un admirateur, dit-il.
- Un de tes admirateurs, tu veux dire ?
- …videmment, un de mes admirateurs. Il est peu probable que ce soit moi qui l'admire, réfléchis un peu. Il y a encore un mois, je ne savais même pas que ce type existait. "
Elle haussa les épaules. Puis se rappela qui était Titus Romney. Robert Postle avait parlé de lui un jour. Ne faisait-il pas partie des auteurs de Carlyon Brent ?
" Ne t'inquiète pas, ils ne sont pas obligés de dormir à la maison. On leur indiquera l'hôtel. On n'a qu'à les inviter à
déjeuner le dimanche midi ? Je proposerai à mes filles de se joindre à moi, histoire de nous amuser un peu à leurs dépens.
- quelle folle journée en perspective !
- Oh, je t'en prie, s'exclama Gerald, ce type est une mauviette. "
Lors de la visite de contrôle suivante, le cardiologue conseilla un pontage coronarien. Voire deux. Si Gerald rejetait cette proposition, ils pouvaient toujours lui renforcer son traitement et prolonger ainsi sa vie indéfiniment. Mais dans ce cas, tout effort physique intense lui serait interdit, sans compter les effets secondaires désagréables. Cauchemars, insomnies.
Tandis qu'avec le pontage...
" D'accord ", dit Gerald. Aucun doute, il pensait aux mauvais rêves qui le hantaient déjà. " quand pouvez-vous opérer? "
Ursula l'avait accompagné. Elle et Gerald devaient donner l'image d'un vieux couple fidèle, uni depuis des années et des années. Elle, celle de l'épouse beaucoup plus jeune que son mari, inquiète mais ayant le sens pratique d'une garde-malade dévouée.
" Vous savez, dit le chirurgien, j'aime beaucoup vos romans.
- Vous m'en voyez très flatté ", répondit Gerald, qui avait été loin de se douter que cet homme l'avait reconnu.
La Sécurité sociale prendrait en charge l'opération. Il pouvait rentrer à l'hôpital dès la semaine suivante. Une infirmière lui expliqua que la cicatrisation de sa jambe sur laquelle ils allaient prélever les veines serait plus problématique que le pontage lui-même.
" Je suis persuadé, dit-il, que tout marchera comme sur des roulettes. Je suis impatient de voir le résultat. " En voiture, sur le chemin du retour, il lui dit : " Attention, pas un mot à mes filles.
- Je ne suis pas d'accord.
- Mais si, tu es d'accord. Et tu as très bien compris pourquoi. "
quelle que f˚t la nature de l'ouvrage qui l'occupait alors, il y travailla régulièrement. Tous les matins, et quelques heures dans l'après-midi. Ursula s'attendait toujours à ce qu'il lui annonç‚t qu'il allait porter le manuscrit à Rosemary, mais il n'en fit rien. Gerald sortait rarement, excepté pour sa promenade autour du jardin et jusqu'au bord de la falaise. Bien entendu, il tapa lui-même le texte à la machine, comme il avait pris l'habitude de le faire depuis ce jour o˘ elle avait refusé de continuer à collaborer, mais sa façon de taper à la machine était loin d'être acceptable. En provenance du bureau, Ursula entendait le cliquetis des touches ainsi que les grommellements de Gerald chaque fois qu'il se trompait et qu'il était obligé de faire une ligne de X.
Il voulait certainement éviter de montrer son manuscrit à
Rosemary. Aurait-il accepté de le lui montrer à elle, Ursula?
Cette préoccupation l'étonna. Elle qui, hier encore, se fichait éperdument de savoir ce qu'il faisait, comment il allait, s'il était mort ou vivant, avait été à deux doigts de lui proposer de taper son manuscrit à la machine, de fermer les yeux sur les humiliations et les brimades qu'il lui avait infligées, et de lui rendre ce service comme si l'épisode d'Au jour le jour n'avait jamais eu lieu. Mais elle s'était finalement abstenue, elle s'était mise à le surveiller et, dans une certaine mesure, à être aux petits soins pour lui comme elle ne l'avait pas été depuis longtemps.
Son opération était prévue le jeudi suivant. Il savait, sans le lui avoir demandé et sans qu'elle le lui propose, qu'elle l'ac-compagnerait à l'hôpital dès le mercredi après-midi. Elle agirait alors comme une épouse aimante et rongée par l'angoisse, appellerait comme il se doit l'hôpital le jeudi soir, pour s'entendre dire qu'il " se portait comme un charme ", téléphonerait à nouveau le lendemain matin, et lui rendrait visite dès que les médecins lui en donneraient l'autorisation.
Ursula avait oublié que les Romney devaient venir. Lui non.
Mais recevoir de tels visiteurs ne lui posait aucun problème.
Tous les dimanches, elle préparait un rôti pour lui et les filles.
Tout ce qu'elle aurait à faire serait d'acheter un morceau de viande plus gros. Gerald était assis, les épreuves de son roman Le Mal pour le bien sur les genoux et l'encyclopédie Britannica à portée de main sur la table. Cet homme au cour malade devait certainement réfléchir de temps à autre au circuit qu'em-pruntait son sang, qui essayait de traverser en force des voies étranglées, parvenait à destination après chaque rotation et repartait à la charge, s'immisçant à nouveau dans des goulets infiniment plus étroits encore.
Jusqu'à ce que le tunnel aux parois épaisses f˚t obstrué des deux côtés.
" Tu crois que la pitié s'apparente à l'amour? demanda-t-elle à Sam tandis qu'ils étaient de retour à Lundy View House. C'est ce qu'on dit, pourtant.
- C'est ce qu'on disait, rectifia-t-il, ce que disaient toutes ces héroÔnes du xviiie : elles prenaient leurs amants en pitié.
C'était juste une façon pour elles de dire qu'elles les aimaient tout en évitant d'utiliser un terme trop explicite qui aurait trahi leur propre faiblesse.
- Tu veux dire par là que lorsqu'on prend quelqu'un en pitié
cela signifie qu'on est plus fort ? Je crois en effet avoir été plus forte que Gerald vers la fin. Je me suis apitoyée sur son sort. Il s'agissait bel et bien de pitié, et non d'amour.
- quel ouvrage était-il en train d'écrire juste avant sa mort ?
Le Mal pour le bien ?
- Non, impossible, dit-elle. Il avait déjà reçu les épreuves mi-juin et avait commencé à les corriger quelques jours avant de mourir. Je ne sais pas sur quoi il travaillait. J'ai cherché ses feuilles manuscrites juste après sa mort, puis lorsque j'ai trié
tous ses manuscrits. " L'air perplexe de Sam la fit sourire. " Tu voudrais bien savoir comment je sais que ce manuscrit ne se trouvait pas dans son bureau, hein ? ¿ sa façon de taper à la machine. Gerald tapait très très mal. Or, je n'ai pas retrouvé un seul manuscrit raturé, tous avaient été tapés soit par Rosemary, soit par moi. "
Ursula décréta qu'il avait d˚ le détruire. quel que f˚t cet ouvrage sur lequel il avait travaillé dans les derniers temps, autobiographie, roman, roman autobiographique, il s'en était débarrassé. Il ne l'avait probablement pas br˚lé, pas en plein été. Il y avait trop de matière. Il avait simplement d˚ jeter les feuilles dactylographiées dans la corbeille à papier, à charge pour Daphne de la vider.
" Je suis contente d'avoir ressenti un tant soit peu d'émotion à son égard vers la fin, dit-elle. Ce n'était pas de l'amour, c'était juste un peu de tendresse, un peu de pitié.
- Avais-tu peur qu'il meure? demanda Sam.
- Oh, je ne songeais pas à ce genre de chose. " Galvanisée par cette conversation sur l'amour et la pitié, Ursula eut soudain le courage et la hardiesse de lui poser la question. Sam la regardait avec une extrême tendresse dépourvue, lui semblait-il, de toute émotivité. " Sam, dit-elle, tu te souviens quand tu m'as dit au début que tu voulais tomber amoureux ? "
Il acquiesça d'un signe de la tête.
" Voilà, aujourd'hui je te demande - eh bien je te demande si ton vou a été exaucé. Avec moi, je veux dire. "
Elle retint sa respiration. Lui hésitait. Son hésitation ne signifiait-elle pas qu'elle était fichue, n'était-ce pas là le signe que leur histoire était terminée ?
" Je ne suis pas amoureux, finit-il par dire. Toi non plus, d'ailleurs, je me trompe ?
- Je n'en sais rien, dit-elle tout doucement.
- Je suis trop vieux, je crois. Ou alors c'est parce que j'ai déjà
été amoureux et que dans la vie on ne peut tomber amoureux qu'une seule fois. Ou quelque chose dans le genre. C'était un vou ridicule. Je t'aime, je t'aime vraiment, je veux que tu vives avec moi, je veux vivre avec toi. Et si nous passions le reste de notre vie ensemble ? «a te convient comme programme ?
- Parfaitement ", dit-elle.
Gommer des lettres sculptées dans la pierre est plus facile que d'effacer des paroles.
Paysage de papier
" Vous n'avez pas lu Une blanchepalmature ?
- Non, dit Stephen. Je ne l'ai pas lu. Pourquoi? Je n'en sais rien. En quelle année a-t-il été publié ?
- 1992.
- Dans ce cas, je sais pourquoi je ne l'ai pas lu. C'était l'année o˘ ma femme est tombée gravement malade. Je ne lisais pas beaucoup. Certainement pas de critiques, voilà pourquoi il m'a échappé. Mais quand est-il sorti en édition de poche ? L'année suivante ? "
Sarah avait vérifié le matin même, avant de partir pour Plymouth.
" L'édition cartonnée est sortie en octobre 92, et l'édition de poche en octobre 93.
- Le mois o˘ elle est morte. " Il resta silencieux, puis lui adressa un sourire. " Vous avez dit qu'il vivait à Gaunton, n'est-ce pas?
- Oui, dans une maison sur la falaise.
- Ma sour Margaret a séjourné à Gaunton cet été avec sa fille et son mari. ¿ l'Hôtel des Dunes. C'est loin de chez lui?
- Tout près. Une centaine de mètres.
- C'était en juillet. Ils se sont peut-être croisés sans se reconnaître.
- Ils se sont peut-être reconnus, au contraire, dit Sarah.
Vous ne connaîtriez pas la date exacte, par hasard?
- Je sais qu'ils ont quitté l'hôtel le 6 juillet parce qu'ils sont venus me voir ici avant de rentrer chez eux. "
Gerald avait été bouleversé. Sarah se souvenait de cette expression sur son visage, cet air abasourdi. On aurait dit un somnambule. Avant de raccompagner les Romney à l'hôtel, tout allait bien, puis il était rentré bouleversé. quelque chose l'avait paralysé. Il avait vu sa sour et l'avait reconnue après quarante-six années. Elle, elle ne l'avait pas reconnu. Sinon, elle l'aurait accompagné à la maison. Ce choc lui était monté
droit au cour. Lui avait brisé le cour ?
" Parlez-moi de votre frère Desmond, dit-elle.
- Soit. Vous voulez une tasse de thé ?
- Je ne veux rien. "
Son père la fixait à travers les yeux de Stephen. Leurs voix, qu'elle avait d'abord confondues, ne se ressemblaient en rien.
Son père avait une voix très grave, ample, avec une pointe d'accent grasseyant légèrement les R, quant à Stephen, ayant bien entendu quitté le Suffolk à l'‚ge de deux ans environ, ‚ge auquel il devait à peine savoir parler, sa voix avait les intonations d'un Londonien cultivé. Il la regarda, détourna son regard, puis l'observa de nouveau, d'un air songeur.
" Desmond, dit-elle, avec douceur.
- Ah oui, Desmond. Vous savez sans doute qu'il a été assassiné.
- Oui.
- Lorsque John a disparu, continua Stephen, Desmond avait vingt ans et vivait à la maison comme nous tous. ¿ savoir, James, sa femme, leur bébé, Margaret, Mary et moi, sans oublier bien s˚r maman et Joseph. Desmond et moi partagions la même chambre. Dans la famille Ryan, nous étions tous très beaux garçons, grands, la peau mate, des traits réguliers
- sauf moi, j'étais le vilain petit canard. Desmond, lui, était le plus beau de tous. Les filles ne manqueraient pas de lui courir après quand il serait grand, si ce n'était déjà fait, répétaient les gens. Grand bien leur fasse ! Desmond n'était pas du tout intéressé.
- Il était homosexuel.
- Oui. " Stephen lui lança un regard interrogateur. " Vous vous êtes renseignée sur le procès ? "
Elle acquiesça.
" Bien entendu, je l'ignorais, à l'époque. Nous l'ignorions tous. Comment Joseph aurait-il réagi s'il l'avait appris ? Difficile d'imaginer. ¿ votre ‚ge, vous ne vous rendez peut-être pas compte des préjugés de la population des années cinquante contre les homosexuels. Moi, rien que d'y penser, j'en ai la chair de poule. J'en garde encore à mon ‚ge un souvenir confus et pénible. Cela se passait il y a de nombreuses années, bien avant la loi autorisant les homosexuels à avoir des rapports en privé entre adultes consentants de plus de vingt et un ans, et les ressentiments étaient aussi puissants qu'à l'époque de l'affaire Oscar Wilde.
- Oui, j'ai appris cela en lisant quelques articles.
- Vous saurez sans doute que les juges et les magistrats décrivaient l'homosexualité comme le pire fléau humain, comme un crime abominable, et par-dessus tout comme une perversion délibérée. Les plus libéraux, les plus éclairés pourrait-on dire, estimaient que l'homosexualité était une forme de démence ou de maladie qui pouvait se guérir. Voilà pourquoi, tout au long des années soixante, des hommes furent internés en hôpital psychiatrique pour y subir des séances de thérapie comportementale censée "guérir" leur maladie.
- Il en est fortement question dans Une blanche palmature.
- Et de nos jours ? Je ne savais rien de l'homosexualité
jusqu'à ce que mon frère Desmond comparaisse au tribunal en 1955. Il a été condamné à six mois de prison ferme pour outrage aux bonnes mours dans les toilettes publiques. "
Sarah voulut lui demander ce que signifiait outrage aux bonnes mours, mais se ravisa aussitôt. ¿ la place, elle dit, non sans hésitation, car elle était perplexe :
" Ce n'était quand même pas avec un enfant ou un mineur?
- Il avait vingt-quatre ans et l'autre homme, si je me souviens bien, plus de trente ans. ¿ cette époque, c'était un crime, Sarah, quel que soit l'‚ge du partenaire. Heureusement pour lui - je crois être en droit de le dire -, Joseph est mort avant l'incident. L'année précédente. Les quotidiens nationaux hési-taient à consacrer des articles à ce genre d'affaires, mais les journaux régionaux, eux, ne s'en privaient pas, et les moindres détails parurent dans le Walthamstow Independent pour lequel mon frère John avait travaillé. Ma mère n'avait plus qu'à
lire.
- Comment gagnait-il sa vie? Je veux parler de Desmond.
- Il avait fait plusieurs boulots par-ci, par-là. Il avait été
coursier et avait travaillé comme vendeur dans un magasin. Une maison de confection pour hommes. Il avait été barman et, à
l'époque de son arrestation, il travaillait en tant que réception-niste dans un hôtel plus ou moins louche à Paddington. Mais il avait toujours de l'argent, bien plus que ses petits boulots n'auraient pu lui en donner. Nous n'avions pas remarqué, ou n'avions jamais fait le rapprochement. Sans doute étions-nous candides.
" ¿ sa sortie de prison, il n'est pas revenu vivre avec nous.
Il a pris un appartement. ¿ Highbury. C'est l'homme qui l'a tué qui le lui a fourni. Non pas que ma mère e˚t renié son fils, ce n'était pas son genre. Aucun d'entre nous ne l'aurait rejeté.
Il n'est jamais revenu vivre avec nous, c'est tout. Je doute qu'il ait repris un boulot régulier par la suite. Il passait de temps en temps la voir, il lui apportait des cadeaux. Il était toujours bien habillé. Et toujours heureux.
- Heureux?
- Vous pensez peut-être qu'il y avait peu de raisons d'être heureux quand on était homosexuel dans les années cinquante, mais lui l'était bel et bien. Le mot "gay" lui convenait parfaitement. En fait, "gay" au sens premier du terme lui allait comme un gant. Il était la gaieté personnifiée. Il était gentil, doux, adorable. Il menait sa vie sans vergogne, je crois. Pourquoi en aurait-il été autrement, me demanderez-vous ? Parce que tout le monde répétait toujours que les homosexuels, les gays, devraient avoir honte. C'étaient des malades, des pervers qui avaient délibérément choisi ce mode de vie, ou souffraient de déséquilibre mental. Voilà pourquoi. "
Sarah réfléchit un instant.
" Vous en parlait-il ?
- On ne se voyait pas beaucoup, vous savez. Je suis parti à l'université en 55, l'année o˘ il est allé en prison, et, à part pour les vacances, je n'étais pas souvent à la maison. Mais il m'en a effectivement parlé à deux ou trois occasions. Voilà
comment je sais qu'il n'éprouvait aucune honte. Les gens n'auraient pas manqué de me dire alors qu'il me racontait toutes ces choses pour essayer de me corrompre. Les pouvoirs en place à l'époque raffolaient d'histoires de corruption. Bien entendu, il n'essayait nullement de me corrompre. Il n'aurait d'ailleurs pas souhaité que je suive son exemple - pourquoi l'aurait-il voulu? Lui avait sa personnalité, j'avais la mienne, nous étions différents. Il avait même admis un jour, je crois, que certains naissaient homosexuels, d'autres hétérosexuels, tout comme certains avaient les yeux bleus et d'autres les yeux marron. Enfin bref, sans jamais faire la moindre allusion au côté charnel de la chose, il me confiait uniquement ses histoires d'amour. Il parlait des clubs qu'il fréquentait, des hammams.
- Vous voulez parler des saunas, des bains turcs ?
- Il adorait cela. Je pense qu'il aimait s'exhiber. Il aimait voir tous ces vieillards le reluquer. Il ne m'a jamais parlé de Givner. Il n'a jamais prononcé son nom devant moi, je veux dire. La situation était relativement simple, et franche, vous savez. Givner l'aimait, lui fournissait l'appartement, dépensait son argent pour lui, tandis que Desmond lui était infidèle.
qu'espérait donc cet homme ? Il n'avait pas les pieds sur terre !
Vous avez dit avoir lu quelques articles au sujet du procès, c'est bien cela? "
Sarah acquiesça.
" Givner s'est pendu dans sa cellule alors qu'il était en détention préventive.
- Oui. Cela fut une terrible épreuve pour ma mère. La mort de Desmond, le procès. Et puis tout le monde était au courant, bien s˚r. Les voisins aussi.
- Si son fils, Desmond, avait été un respectable père de famille, les gens l'auraient soutenue, mais étant donné qu'il était gay et que son style de vie avait été dévoilé au grand jour, ils ne lui accordèrent aucune compassion, n'est-ce pas?
- Exactement. ¿ cette époque, James et Jackie avaient deux enfants et avaient emménagé dans une maison à deux pas de la nôtre. Mary accomplissait son noviciat. Margaret et moi enseignions tous les deux dans la région et vivions à la maison. Mais c'était John que réclamait ma mère. Je vous ai raconté comment on a essayé de le retrouver. On avait publié des annonces.
En vain. Maman disait que nous ne recevrions jamais de réponse, que nous ne le reverrions plus jamais, elle en était persuadée.
- Et puis vous avez fini par descendre vous installer ici ?
- Je ne pensais vraiment pas décrocher ce poste. Cette école était renommée, bien meilleure que tous les établissements auxquels j'aurais pu prétendre à Londres. qui plus est, j'ado-rais l'endroit, pas tant Plymouth que la campagne alentour.
Alors je suis parti et Margaret est restée. Il fallait bien que quelqu'un reste. Elle faisait partie de ces femmes célibataires qui se sacrifiaient pour un parent.
- Sourire en coulisses, dit Sarah.
- Oui, vous avez peut-être raison. Pourtant ma mère s'y opposait, ce n'était pas ce qu'elle souhaitait. Fiancée, Margaret fit attendre son promis sept ans. Jusqu'au jour o˘, ma mère ayant insisté pour qu'elle quitte la maison et parte se marier, Margaret se décida enfin à obéir.
- qu'est devenue votre mère ?
- Elle est morte d'un cancer au printemps 73. Sa maladie a traîné. Maman faisait sans cesse des aller et retour entre l'hôpital et chez elle. On lui avait fait une mastectomie et une hystérectomie. Le cancer a gagné les poumons. Elle a eu une mort atroce.
Si John - Gerald -, s'il l'avait su, il aurait sans doute pu... Mais bon, c'est ainsi, on ne peut changer le passé. Pourquoi vouliez-vous savoir si j'avais lu Une blanche palmature ? "
Elle regrettait à présent de ne pas en avoir apporté un exemplaire. Un homme affirmant admirer Gerald Candless à ce point ne pouvait manquer de posséder l'édition de poche de ce roman dans sa bibliothèque, avait-elle pensé. Il était six heures et demie. Trop tard pour sortir acheter le livre. Les librairies du centre commercial au-dessus du quartier de Hoe devaient certainement avoir Une blanche palmature en rayon. De toute façon, il était trop tard.
" C'est l'histoire de deux garçons qui ont grandi dans les plaines marécageuses du Norfolk, dit-elle. Un jour, à l'école, ils ont une relation sexuelle, en quelque sorte. Cet événement est très discrètement traité, aucun détail. Adultes, l'un devient un homosexuel affiché, libertin et heureux, tandis que l'autre est taraudé par son... ses penchants.
- Ah, dit Stephen. Je commence à comprendre. Pourquoi ce titre?
- Une blanche palmature ? C'est une citation, d'un poème je crois, j'ai oublié lequel. Mark, l'un des protagonistes du roman, a gardé en mémoire l'image obsédante de créatures aux pattes palmées évoluant au milieu d'un marécage. Il rêve également qu'il se trouve dans un couloir en pierre dont une première issue est condamnée, et, quand il fait demi-tour, l'entrée a elle aussi été bloquée. Ce cauchemar est manifestement un rêve d'emprisonnement, exprimant un besoin de prendre la fuite que l'on sait pertinemment voué à l'échec. Mark est marié, il a une femme compatissante et deux garçons. Il voit Dennis, l'observe, mais jamais ils ne se rencontrent. Lorsque Dennis se fait assassiner par son amant, lequel se tue à son tour, Mark s'incrimine. S'il avait avoué la vérité à Dennis des années auparavant, est-il persuadé, à savoir qu'il l'aimait et désirait vivre avec lui, rien ne se serait produit. Le reste du roman parle du sentiment de culpabilité et de prise de conscience. "
Stephen resta silencieux un moment.
" Et vous pensez que ce livre est inspiré de la réalité ?
- Tous ses livres l'étaient. De son propre aveu. Mais la réalité était modifiée, filtrée, transformée. Il changeait les lieux, et les noms, bien entendu, ainsi que les liens entre les personnages. qu'est-ce qui est vrai ? qu'est-ce qui est inventé ? Difficile de trancher, mais une chose est s˚re, les émotions, quant à
elles, reflétaient la stricte réalité. Il les avait lui-même ressenties ou quelqu'un de son entourage les avait vécues. "
Sarah se leva, s'approcha de la bibliothèque, et parcourut du regard la rangée des éditions de poche de son père, cette ligne de phalènes noires, ces fils de ramoneur. Tout à coup, elle se retourna, et observa à nouveau cet homme, son oncle.
" Je crois que c'est mon père qui a écrit la lettre retrouvée par la police.
- La lettre ? quelle lettre ?
- Parmi les lettres de Breech, il y en avait une écrite par un certain J. On l'a lue au tribunal.
- Aucun d'entre nous n'a assisté au procès, durant lequel nous ne voulions aucun journal à la maison, pour épargner ma mère. Puis Givner est mort et tout fut terminé.
- La lettre semblait dire que J voulait se réconcilier avec Desmond. Elle n'est pas très explicite, mais on a l'impression que J voulait renouer avec sa famille après huit ans d'absence et ne pouvait le faire qu'en s'expliquant avec Desmond. Cela vous évoque-t-il quelque chose ?
- Non, rien. Je le regrette.
- Dans cette lettre, il dit qu'il téléphonera à Desmond dans à
peu près une semaine. La lettre était datée d'une semaine avant le meurtre. Peut-être a-t-il réellement téléphoné. Peut-être étaient-ils convenus d'une heure de rendez-vous. Mais Givner a tué Desmond.
- De quoi voulait-il lui parler ?
- Il souhaitait peut-être expliquer à quelqu'un la raison de son départ, o˘ il était allé, et pourquoi il avait changé de nom.
Il voulait peut-être préparer son retour, via un des membres de la famille. Mais il écrit que lui et Desmond s'étaient fait beaucoup de mal, d'une certaine façon.
- Ne saurons-nous donc jamais de quoi il s'agissait, Sarah ?
- Mystère. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai l'impression qu'on ne le saura jamais. "
¿ supposer qu'il e˚t effectivement rencontré Desmond et eu l'occasion de s'expliquer avec lui, réfléchit Sarah, à voix basse, Gerald aurait-il repris l'identité de John Ryan, serait-il rentré à la maison à Goodwin Road, aurait-il rejoint sa famille ?
D'affreuses questions fusèrent. Aurait-il jamais écrit d'autres livres ? Si oui, aurait-il écrit les mêmes romans ?
Aurait-il rencontré sa mère? L'aurait-il épousée? Et elle, Sarah, serait-elle venue au monde ?
La raccompagnant jusqu'au seuil de la porte, Stephen lui souhaita un joyeux NoÎl.
Dans la lumière de ses phares, le panneau " ¿ Vendre "
apparut, d'une blancheur étincelante. qui irait acheter une maison au beau milieu de l'hiver? Il se passerait encore certainement pas mal de temps avant que la maison ne se vendît.
Avant qu'elle ne dispar˚t, avait-elle failli dire. En effet, une fois cédée à d'autres gens, ce serait comme si cette maison n'avait jamais existé. Comme si une puissante marée de syzygie s'était déchaînée et l'avait balayée de la falaise pour la faire tomber dans les profondeurs de la mer. ¿ l'instar d'une seconde Lyonesse *1 ou Dunwich *2, elle reposerait couchée sur son flanc, intacte quoique inaccessible, inabordable.
1. Terre qui selon la légende arthurienne aurait été submergée par les flots.
2. Ville anglaise du bord de mer progressivement conquise par la mer.
Folle chimère ! Sa mère était couchée, mais la lumière de sa chambre était encore allumée. Bon nombre de gens de son ‚ge, peut-être la majorité, auraient dans un tel cas de figure ouvert la porte de la chambre, passé la tête dans l'encadrement, et lancé quelques remarques enjouées, agréables, quelques interrogations, ou encore se seraient approchés de cette femme qui lisait dans son lit, pour l'embrasser. Tentée par ces deux perspectives, Sarah ne put se résoudre à aucune. Elle se campa un moment devant la porte, hésitante, tiraillée par ce dilemme ô
combien banal et absurde, et finit par crier " bonne nuit! "
avant de se précipiter dans sa propre chambre.
Selon les psychologues, il vaut mieux qu'un enfant prenne modèle sur le parent du même sexe. Elle et Hope avaient pris leur père pour modèle et elles ne pouvaient rien y changer, ne voudraient rien y changer. Comme il avait d˚ souffrir, leur pauvre père, pensa-t-elle, allongée dans son lit. De son vivant, elle ne s'était jamais inquiétée de sa joie ou de sa tristesse, il était son père, un point c'est tout, et souvent elle songeait à sa chance d'avoir un tel père, intelligent, talentueux, couronné de succès, admiré de tous, si bon avec elle et Hope, si généreux, si aimant.
Mais un affreux secret l'accompagnait jour après jour. Oh, pourquoi ne m'a-t-il rien dit? quand nous sommes devenues adultes, Hope et moi, pourquoi ne nous a-t-il rien dit ? Nous l'aurions consolé, nous aurions allégé sa peine. Nous l'aimions tant.
Elle n'avait rien de prévu pour le lendemain. Si seulement elle y avait pensé, si seulement elle y avait réfléchi à l'avance, elle ne serait certainement pas descendue avant cet après-midi, et aurait pris une chambre dans un hôtel de Plymouth. ¿ moins d'y être contrainte et forcée, comme elle le serait ce soir, elle se refusait à sortir. Il faisait trop froid. Le bureau de son père avait été dépouillé, vidé. quelle tristesse ! Elle pensa à une phrase qu'il avait citée quelque part : " La chair est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres. " Citation en partie vraie en ce qui concernait les livres, mais sa chair, elle, ne serait pas triste ce soir, malgré le froid, ses pensées, ses interrogations, et ses pleurs.
Les relations qu'elle et Hope avaient semblé établir avec leur mère quelques mois auparavant avaient disparu. Sarah ne l'avait pas embrassée, et ne l'embrasserait certainement jamais plus, pensa-t-elle. quelle que f˚t la nature du fardeau qu'avait porté son père tout au long de sa vie, sa mère aurait d˚ le soulager. Or, elle n'avait rien tenté, Sarah en était persuadée. Elle l'avait laissé se débrouiller tout seul, dans la douleur, tandis qu'elle poursuivait, comme la femme d'Aw jour le jour, ses propres intérêts égoÔstes et insignifiants.
Du jour au lendemain, son cour s'endurcit contre Ursula.
…tonnée et un tantinet dégo˚tée par sa propre idée, Sarah se revoyait la veille au soir, au volant de sa voiture, lorsque, traversant la lande et réfléchissant au célibat de Stephen et de sa mère, elle avait envisagé de les faire se rencontrer. Sa mère et le frère du mari défunt. Jadis, et il n'y avait pas si longtemps que cela, historiquement parlant, tout mariage entre eux aurait été jugé illégal, et aurait bizarrement fait figure d'inceste.
Sarah n'avait rien à dire à Ursula, aussi ne prononça-t-elle pas la moindre parole. Dans l'après-midi, un miracle se produisit.
Vicky téléphona. Elle paraissait gênée et plutôt angoissée.
Adam Foley était descendu pour le week-end et voulait les rejoindre au pub, mais elle s'inquiétait de la réaction de Sarah.
Il lui était si inexplicablement hostile, pouvait se montrer si impoli. Voilà pourquoi, si la présence d'Adam devait g‚cher la soirée de Sarah, elle, Vicky (sa voix s'enhardit et prit un ton indigné), était tout à fait prête à le rappeler pour lui dire de ne pas venir.
" Je n'y vois aucun inconvénient, dit Sarah qui devint tout excitée. Je m'en fous, tu sais. J'espère être au-dessus de ce genre de mec. " Son accoutrement provocant était devenu une sorte de rituel. Elle ne doutait plus autant. Elle se mit du bleu sur les lèvres et les ongles. Elle vida l'armoire de Hope à la recherche de bas noirs, et non de collants, et d'une mini-jupe courte moulante qui révélait le haut de ces bas quand elle se penchait. Les chaussures, talons aiguilles de dix centimètres, lui appartenaient. Elle ne savait plus pourquoi elle les avait achetées, mais s'en félicitait à présent. La panoplie serait parfaite avec des cheveux démesurément longs ou tondus à ras sur son cr‚ne bien proportionné, mais elle n'y pouvait rien pour le moment.
Il n'était que six heures et demie. Elle était assise dans sa chambre, à lire le seul livre de son père que cette maison possédait désormais, l'exemplaire qu'elle avait apporté, La Pourpre de Cassius. La famille de Gerald y figurait, elle le savait maintenant, non seulement Chloe Rule, sa mère, mais Peter, qui devait être Stephen enfant et James adulte, Catherine, mélange de Mary et Margaret, et le rigoureux voisin, religieux fanatique, autre version de Jacob Manley et autre facette de Joseph.
Impossible de se concentrer sur sa lecture. Le désir sexuel fait le vide, pensa-t-elle, il s'impose, investit le corps, évacue l'esprit, transforme le sang en quelque substance érotique, accélère les battements du cour, et br˚le la peau.
Ursula regarda la bouche de Sarah ainsi que ses chaussures, sans rien dire. Elle ne fit aucun commentaire en voyant le haut de ses bas tandis que Sarah se penchait au-dessus du bar. Mais lorsqu'elle se versa une bonne rasade de whisky qu'elle se mit à boire à grosses gorgées, Ursula se décida à parler : " Sarah, ce n'est pas très raisonnable, n'oublie pas que tu as de la route à faire jusqu'à Barnstaple.
- T'inquiète pas pour moi, je suis assez grande pour prendre soin de ma personne. "
Tyger n'était pas là. Rosie avait trouvé le nouvel homme de sa vie, Neil, à moins qu'il ne f˚t qu'un flirt pour la soirée. Dès son arrivée, et même avant, Sarah craignait qu'Adam ne se montr‚t pas. Vicky avait eu beau lui affirmer le contraire, sa crainte subsistait. Après tout, lui poser un lapin, voilà qui constituerait une étape parfaitement plausible dans leur jeu cruel et sadique, composé de déception et d'espérance ravivée.
La dernière donne était difficile à jouer.
Sarah s'en tint au whisky. Sa bouche laissait une marque bleue sur le verre. Au bout d'une demi-heure, elle se rendit aux toilettes des dames. En se regardant dans la glace, elle trouva qu'elle ressemblait à une femme restée trop longtemps dans une piscine à zéro degré avec son visage blafard et ses lèvres bleues. quand elle reviendrait s'asseoir à la table, pensa-t-elle, Adam serait arrivé. Elle s'attarda, fit courir ses doigts dans ses cheveux déjà emmêlés, se repassa une autre couche de bleu sur les lèvres. quand elle reviendrait à la table, il serait arrivé.
Personne. Vicky se demandait déjà o˘ ils pourraient poursuivre cette soirée. Barnstaple était un trou perdu. Pourquoi ne déménageraient-ils pas tous à Londres? S'ils vivaient à
Londres comme ces veinards de Sarah et d'Adam, ils n'auraient que l'embarras du choix. quelqu'un suggéra un bar à
vins qui restait ouvert jusqu'à minuit. quelqu'un d'autre arriva avec cinq boissons fraîches sur un plateau. Pourquoi ne pas manger ici, proposa Alexander, et tout le monde commença à
consulter la carte. La simple idée de manger écourait Sarah.
Les plats, ceux habituellement servis dans un pub, arrivèrent : sandwich au fromage, fish and chips, chicken and chips, tous entassés sur la minuscule table à côté de bouteilles de ketchup et autres sauces, et une corbeille remplie de baguettes coupées en tranches. Sarah picora le pain, se versa du vin encore et encore. Elle commençait à réfléchir à sa tactique si Adam lui faisait faux bond. Il était presque dix heures. Elle n'avait pas ouvert la bouche depuis une heure, se contentant de répondre oui ou non de temps en temps. S'il ne venait pas, elle revivrait le même scénario que la semaine précédente. ¿ la différence près qu'elle ne se sentait à présent pas le courage d'affronter le retour en voiture, seule, la maison sombre, la présence de sa mère, l'absence de son père.
Adam attendait peut-être un geste de sa part. qu'elle se rendît au cottage, sonn‚t à la porte, se laiss‚t insulter, fît demi-tour, puis qu'elle le rejoignît cinq minutes plus tard dehors dans l'obscurité. Ou alors, il voulait peut-être la pousser dans ses retranchements, et l'inciter à s'humilier, à rentrer chez elle à Londres, revenir la semaine suivante, et ainsi de suite jusqu'à
ce qu'elle craqu‚t et lui téléphon‚t chez lui à Londres. Mais combien de temps tiendrait-elle ainsi? D'autre part, une telle soumission à ses désirs ne serait-elle pas contraire à l'objectif de leur relation basée sur l'opposition et l'hostilité si chères à
tous les deux ?
Elle leva les yeux et le vit entrer par la porte latérale. En un instant, en une seconde, sa peur, ses doutes s'envolèrent. La fièvre lui monta à la tête, tant et si bien que son sang lui résonnait aux oreilles comme les vagues de la mer. que la seule vue d'une personne, pas sa voix ni son contact physique, ni même sa présence, non, que la seule vue distante de cet homme ait pu autant l'exciter, voilà qui était un phénomène bien étrange et inexplicable, réfléchit-elle soudain. Son propre corps, hors de contrôle ou presque, la terrifiait à moitié, il s'était emballé trop tôt, comme s'il avait été dans les bras d'Adam, sous l'effet de ses caresses. Pour la première fois, elle s'entendait haleter malgré elle. Alexander la regarda en levant les sourcils.
Dieu merci, ils devaient sans doute imputer cette réaction à
son angoisse de voir arriver Adam, pensa-t-elle en se maîtrisant suffisamment. Il s'approcha, s'arrêta à côté de la table déjà
bondée, et lança un salut à la cantonade. Il n'adressa pas le moindre regard à Sarah, comme prévu. Rosie se poussa vers la gauche, Vicky sur la droite, Adam intercala une chaise au milieu et prit place.
" Je te présente Neil, dit Rosie.
- Salut, Neil.
- Nous étions en train de nous demander o˘ nous pouvions bien continuer la soirée.
- Comme d'habitude, dit-il.
- C'est vrai... Tu as une idée ?
- Il n'y a aucun endroit o˘ aller.
- Si, il y a le club. Et puis ce bar à vins qui vient d'ouvrir.
- De toute façon, vous pouvez aller o˘ vous voulez, dit-il, je ne peux pas rester. Je suis simplement venu boire un petit verre vite fait. "
Il lui lança un regard froid, indifférent, qu'elle lui retourna.
Tremblante de désir, elle se demandait si ses jambes parvien-draient à la soutenir. Une fois qu'il aurait bu son verre, il partirait et elle devrait le suivre. Le patron du pub ferait tinter sa cloche pour annoncer la fermeture du pub. Et si elle ne réussissait pas à se lever, ne réussissait pas à mettre un pied devant l'autre? Son regard glacial croisa à nouveau celui de Sarah.
C'était à elle d'ouvrir les hostilités, de lancer la première réplique de cet échange qui dégénérerait et deviendrait de plus en plus amer, insultant, atrocement excitant.
" Tu as un rencard, Adam ? demanda-t-elle, surprise d'avoir encore une voix.
- quoi ? "
Elle réitéra sa question.
" Je te demande si tu as un rencard. "
Il secoua la tête. Ce geste insinuait qu'il était impossible de la comprendre, que son esprit était un vaste gouffre mystérieux.
Les autres étaient crispés. ¿ sa grande surprise, elle sentit la main de Rosie serrer la sienne sous la table. Contre toute attente, Adam chercha dans l'une des poches de son volumineux pardessus et en sortit un livre, une édition de poche, qu'il lança sur la table. Un verre se renversa. Du vin rouge coula entre les assiettes, dégoulinant sur le sol. Vicky commença à
l'éponger avec plusieurs serviettes en papier.
Le livre en question était un des romans de son père, Auditoires fantômes.
Il était écorné. La couverture représentant des fantômes pelotonnés les uns contre les autres, effrayés par l'aube naissante, se recourbait et s'abîmait. Le vin avait éclaboussé la tranche du livre, laissant des gouttes couleur sang sur la phalène noire. Sarah plaqua sa main sur sa bouche, comme pour parer un coup.
" J'ai déniché ça sur un stand au marché aux puces, dit-il, pour trente pence. Si l'un d'entre vous veut le lire, n'hésitez pas. Cela dit, je vous souhaite bien du plaisir. Moi, il m'est littéralement tombé des mains. "
Il tourna lentement la tête et promena son regard sur le visage de Sarah, qui commençait à s'empourprer, puis sur son corps.
" Toi, bien entendu, tu as déjà d˚ faire ce genre d'expérience douteuse. "
Accablée, Sarah ne savait que répondre. Elle sentit la main de Rosie, indésirée, importune, la serrer de plus belle.
" Ce célèbre romancier était une sorte de vieux con pontifiant, tu ne trouves pas ? Un pauvre mec prétentieux. Cela dit, chapeau, car il a quand même réussi l'exploit d'écrire dix-neuf romans, tous plus chiants les uns que les autres.
- Adam, l'interrompit Alexander.
- …coute, tu gaffes, dit Vicky simultanément. Tu ne sais donc pas que Gerald Candless était le père de Sarah ?
- quel serait l'intérêt de ce petit laÔus s'il ne l'était pas ? Tu peux me le dire ? Elle ne lui ressemble pas beaucoup pourtant.
Lui, on aurait dit un lézard avec des moustaches. qui sait s'il était bel et bien son père ? Il faut être un enfant sagace pour reconnaître son propre père *1.
1. Allusion à un vers de Shakespeare dans Le Marchand de Venise, Il, 2, 69 : " It's a wise father that knows.his own child ".
- Bien s˚r que c'était mon père, espèce de con, dit Sarah.
- N'est-elle pas délicieuse ! Et tu t'en vantes en plus ? ¿ ta place, je me garderais bien de le crier sur tous les toits.
- Adam! Maintenant ça suffit. (Rosie s'était levée.) Tu dépasses les bornes. Nous ne voulons plus de toi dans le groupe. Ton attitude est atroce, incroyable...
- quoi ? Tout cela parce que je dis à une femme ce qu'elle sait déjà, à savoir que le chouchou des cercles littéraires n'était qu'un fantoche qui écrivait de la merde ? qui prétendait faire de l'art et qui était assez malin pour en convaincre les autres ? "
Sarah libéra sa main de celle de Rosie d'un geste brutal. Elle se leva, mit la canadienne de son père sur ses épaules, et sans même y réfléchir, ramassa le livre sur la table. Elle se dirigea vers la porte latérale qui donnait sur le parking. La voix de Vicky criait " Sarah, attends... "
Sarah ne détourna pas la tête.
D'abord au niveau des épaules, la douleur se propagea jusqu'à la tête, et lui enserra le sommet du cr‚ne comme un chapeau trop étroit. Il avait fait extrêmement chaud à l'intérieur et elle tremblait. La nuit était humide et sombre, une nappe de brume noire stagnait au-dessus des voitures, constel-lant leurs surfaces de cloques d'eau scintillantes. Elle ouvrit les portes et s'installa au volant. Les vitres s'embuèrent sous sa respiration, et Sarah se retrouva cernée par des murs opaques.
Elle savait qu'il ne s'écoulerait pas plus de cinq minutes avant qu'Adam vînt ouvrir la portière du côté passager et s'asseoir à côté d'elle. Il lui faudrait cinq minutes. Il lui en fallut en fait trois. La lumière du plafond s'alluma et elle aperçut son visage dans le rétroviseur, ravagé, vieilli, ses lèvres bleues comme par hypothermie.
Il monta en voiture, referma la portière, et lui mit la main sur le genou. La lumière s'éteignit et une profonde obscurité s'installa. Il lui prit la main dont il effleura la paume avec sa langue.
Comme exténuée, malade, Sarah dit d'une voix lasse :
" Tu perds ton temps. "
Elle retira sa main et repoussa celle d'Adam.
" Je ne peux pas. Ni ce soir. Ni jamais.
- qu'est-ce que tu racontes ?
- Tu le sais très bien.
- Non, justement.
- Et toutes ces saloperies que tu as dites sur mon père ? "
Dans le noir, le visage d'Adam était une masse floue, mais Sarah aperçut tout de même le reflet d'un oil.
" C'était pour rire, dit-il. Tu le sais très bien. Cela fait partie de notre jeu. Tu aimes cela, j'aime cela. «a nous excite.
- Tu te trompes.
- qu'est-ce qui t'arrive, tu adorais ce genre de mise en scène, avant. " Il était pressant. Affolé. " Pour l'amour de Dieu.
Je ne pensais pas un seul mot de ce que j'ai dit. J'adore sa façon d'écrire. J'ai adoré ce livre. Je ne pensais pas ce que j'ai dit, je te le jure. "
Elle essaya de rester calme, de bien s'exprimer, et y parvint en partie.
" Oui, mais tu l'as dit. Tu ne le pensais pas? Soit. Mais le résultat est le même. Ce qui est dit est dit, on ne peut pas l'ef-facer. Jamais je n'oublierai ces paroles. Jamais. Je n'y peux rien.
- Je suis désolé, dit-il. Pardonne-moi, je suis sincèrement, profondément désolé. "
Il avait l'air sincère, en effet. Il avait l'air modeste, contrit, inquiet, elle aurait détesté le voir ainsi au début de leur relation.
" S'il te plaît, laisse-moi une chance de les effacer. Je n'ai rien dit, on repart à zéro, tu veux bien ?
- Ce n'est pas si facile. " Le mal est fait, on ne peut pas revenir en arrière, pensa-t-elle.
" Dis-le, au moins. Ce n'est pas compliqué de le dire.
- Non, je ne peux pas. Tu as frappé là o˘ tu n'aurais jamais d˚ frapper. C'est tout.
- Sarah, je ne te comprends pas.
- Je dois rentrer, à présent. Salut. "
Il esquissa une protestation. Elle sortit de la voiture, la contourna, ouvrit la portière du passager et resta là à attendre, immobile. Adam finit par sortir. Elle ne lui accorda pas le moindre regard, bien que la lumière du réverbère l'éclair‚t parfaitement. De nouveau installée au volant, Sarah démarra et appuya sur le bouton de dégivrage. Elle quitta le parking : Adam avait disparu, il n'était plus là.
Elle avait mal derrière les yeux. quelque remède antidouleur aurait été le bienvenu, mais lequel ? ¿ mi-chemin, la pluie se mit à tomber. Les essuie-glaces s'agitaient en cadence, allaient et venaient, de droite à gauche, de gauche à droite. Pour qui?
Pour quoi? Elle emporta le livre à la maison. Il n'y avait que quelques mètres à parcourir à pied mais elle et le livre furent trempés comme des soupes. Sarah pleurait rarement. Elle fondit pourtant en larmes dès que la porte d'entrée se fut refermée. Elle se laissa tomber à terre dans le hall, pleurant dans le noir, le livre de son père, une masse spongieuse de papier détrempé, serré contre son visage.
que fit Schéhérazade après avoir raconté sa mille et unième histoire ? La tranquillité aura-t-elle jugulé son inspiration créatrice ? Bien au contraire. Elle s'est mise à écrire. Un jour on découvrira son recueil d'histoires, bien supé-rieures aux mille premières, car la tranquillité, contrairement à la détresse, favorise davantage le talent.
Hamadryade
UN …PAIS BROUILLARD ENVAHIT le rêve de Sarah. Celle-ci se trouvait quelque part à la campagne, et non sur la plage, et il n'y avait pas la moindre couleur, comme dans un film en noir et blanc. Un film en gris clair et gris foncé. …mergeant du brouillard, elle et Adam Foley marchèrent l'un vers l'autre, se rencontrèrent, puis s'écartèrent.
" Ce n'est pas moi qui ai prononcé ces mots, dit-il. C'était mon double.
- quel double ? " répondit-elle. Adam ne lui inspirait plus la moindre émotion, ni désir, ni agacement. Le brouillard s'était concentré et amoncelé autour des bras et des mains de Sarah. Baissant la tête, elle vit tout son corps scintiller de mille gouttelettes d'eau comme le verre d'un pare-brise ayant volé
en éclats.
" Il n'a pas de double. Il est unique en son genre ", déclara la voix de son père. Puis, à l'endroit o˘ se trouvait Adam, elle l'aperçut. C'était son père. Aucun doute. Il était jeune, ressemblait à Stephen et peut-être également à quelque autre individu qu'elle n'avait jamais connu, quelque autre homme mort dans des circonstances affreuses avant sa naissance. " Je l'ai toujours mis derrière moi, du moins j'ai essayé, dit son père-Stephen-Desmond. Mais il réapparaissait toujours les jours de brume. "
Elle était seule, sans recours. Désirait-elle encore Adam?
Pour être tout à fait honnête, non. Elle ne voulait plus jamais le revoir. La maison allait être vendue, elle ne reviendrait jamais plus dans le coin, ne reverrait plus Rosie, Alexander ni Vicky.
Ni cette brume blanche venue de la mer. Ni ces rhododendrons et ces couteaux opalins, ni ce sable mêlé de coquilles de moules noires, ni cette île encalminée sur cette eau étale et grise.
Avait-elle des amis ? Des relations, certes, elle en avait. En pagaille. Des collègues profs de fac. Une sour, le compagnon de sa sour. Un oncle, qui menait sa propre vie, et avait ses propres enfants. Une tante qu'elle ne rencontrerait jamais, des cousins qu'elle n'avait aucune envie de connaître. Comme d'habitude - et cette fois elle voulut bien l'admettre -, elle avait laissé sa mère de côté, elle l'avait presque oubliée.
Le dossier concernant Gerald Candless était complet. Du moins, aussi complet que possible. Sarah ne pouvait de toute façon faire mieux. Elle feuilleta tous ses documents, les photocopies d'articles de journaux, ses notes, des photos rapportées de Lundy View House, les fiches de lecture qu'elle avait rédigées sur les livres de son père ainsi que les premières ébauches de sa biographie, les comptes rendus de Jason Thague, les recherches de Fabian, ennuyeuses et terre à terre, l'arbre généalogique de la famille Candless, et celui de la famille Ryan.
Pourquoi ? Telle était la seule et unique question qui subsistait.
Sarah connaissait tout de Gerald Candless. Son enfance, ses parents, son beau-père, ses frères, ses sours, ses années d'école, son premier boulot, son départ pour la guerre, son travail après la guerre, son déménagement, et enfin sa disparition.
Mais pourquoi avait-il disparu? Pourquoi avait-il pris une nouvelle identité ?
Sarah devrait faire abstraction de ce détail pour rédiger sa biographie. Une semaine avant le début du nouveau trimestre à l'université, dès le lever du jour, Sarah s'installa devant son ordinateur et commença la rédaction de son livre. Deux mille mots plus tard, elle s'interrompit pour écrire une lettre à Robert Postle. Elle s'excusait pour son retard. Elle avait d˚ entreprendre quelques recherches, mais à présent l'ouvrage était en bonne voie et serait terminé d'ici le mois de mai. Fin mai.
Tandis qu'elle écrivait l'adresse de Carlyon Brent sur l'enveloppe, Ursula téléphona. Sarah lui demanda s'il neigeait, certaine que sa mère se trouvait à Lundy View House. Elle avait lu ou entendu quelque part que la neige tomberait sur le West Country. Non, répondit Ursula, à moins qu'il ne neige‚t également à Kentish Town. Elles levèrent ce malentendu. Sarah était en train d'adresser une lettre à Bloomsbury et sa mère l'appelait précisément de cet endroit. quelle coÔncidence ! Certainement plus intéressante aux yeux de Sarah que la raison de ce coup de fil.
Ursula avait le droit de connaître cette vérité récemment mise au jour, pensa soudain Sarah. Elle avait droit à quelques éclaircissements concernant les nouveaux membres de sa famille. quelqu'un se devait de la prévenir avant que sa mère ne découvrît tout cela par elle-même dans la biographie qu'elle écrivait.
" …coute, puisque tu restes encore quelque temps à Londres, pourquoi ne viendrais-tu pas me voir demain soir? Je vais en parler à Hope. J'ai une nouvelle à vous annoncer. "
Ursula, en mère qui se respecte, ne manquerait pas d'inter-préter cette phrase comme l'annonce de futures fiançailles, voire d'un mariage. Enfin bref, d'une histoire de sexe. Plongée dans ses pensées, dans sa décision de ne plus jamais vivre de liaison purement sexuelle, c'est à peine si Sarah entendit Ursula lui dire qu'elle aussi avait une nouvelle à lui annoncer.
" Tu n'as pas vendu la maison ?
- Pas encore. Elle n'est à vendre que depuis deux semaines. "
Hope arriva, un foulard noué autour de la tête. Fabian lui avait dit qu'avec sa chapka, elle ressemblait à Boris Eltsine.
" Je te parie que m'man croit que je vais lui annoncer mes fiançailles, s'exclama Sarah.
- J'espère qu'elle se trompe, dis-moi.
- Avec qui veux-tu que je me fiance ? "
En déboucha'nt la bouteille qu'elle avait apportée, Hope déclara qu'elle et Fabian envisageaient de se fiancer.
" Encore ! Cela fait dix ans que vous y songez. "
Hope s'assit, contemplant le fond de son verre comme une boule de cristal.
" Nous fiancer nous inciterait à vivre ensemble. Et puis, au bout d'un ou deux ans, si tout va bien, nous pourrons nous marier, pourquoi pas ?
- Décidément, tu tiens vraiment à aller plus vite que la musique. "
Ursula arriva à son tour, parée d'un chapeau de fourrure qui n'aurait sans doute pas fait bonne impression sur la tête de Hope mais qui lui allait à ravir. Ursula portait des vêtements neufs de la tête aux pieds, remarqua Sarah. Elle s'était de nouveau coupé
les cheveux, une coupe bien plus réussie qu'à Barnstaple.
Elle aussi avait apporté une bouteille. Du Champagne.
" Tu as vendu la maison, ou quoi ? demanda Hope.
- On m'a fait une offre. J'ai reçu un coup de téléphone de l'agent immobilier ce matin.
- Je ne sais pas ce que ce Champagne est supposé fêter. "
Sarah avait embrassé sa mère. Comme elle se l'avoua par la suite, plus parce qu'elle embaumait Roma de Laura Biagiotti que pour toute autre raison. " Mais cela te dérange si on le boit à la place de ton vin, Hope ?
- Si tu jetais un oil à ma bouteille, dit Hope, tu verrais que tu l'as déjà vidée. "
Leur père était passé maître dans l'art d'ouvrir les bouteilles de Champagne. Jamais une goutte renversée, jamais un bouchon explosif. Hope ne se débrouilla pas aussi bien, et alla chercher un torchon à la cuisine pour éponger la table.
" Je veux vous révéler ce que j'ai découvert au sujet de papa.
- Rien d'effrayant, j'espère. " Sa sour, pensa Sarah, avait pris exactement ce même air qu'elle avait l'habitude de prendre enfant, lorsque vingt années auparavant, voire plus, l'illustration d'un livre annonçait quelques terribles pièges ou lorsque l'histoire qu'était en train de leur raconter leur père prenait un tournant inquiétant. Rien de mal n'arriverait, promettait-il, il n'y avait aucune raison d'avoir peur. Il respec-tait toujours sa promesse.
" Cela ne va pas me chagriner, au moins ?
- Je ne crois pas. Je suis s˚re que non, en fait. "
Elle ne pouvait bien évidemment pas le lui assurer au nom de son père. Mais elle leur raconta tout. Le visage expressif de Hope traduisait chacune de ses émotions. Tantôt elle se couvrait la bouche de la main, tantôt elle se prenait la tête entre les deux mains. Elle cria légèrement. Douleur? Révolte?
Ursula, elle, restait impassible. Elle n'avait pas touché à son Champagne. Sarah but le sien et s'en servit un autre verre, consciente que sa voix commençait à se voiler.
" Mais pourquoi ? Pourquoi a-t-il fait cela? s'écria Hope.
- Mystère.
- Tu dois bien le savoir, toi. " Hope s'adressait à sa mère comme un policier interrogeant un suspect. " Tu ne vas pas me dire qu'en trente-cinq ans et quelques de mariage, il ne t'en a jamais parlé !
- Non. Oui, devrais-je dire. C'est pourtant ce qui s'est passé. Je n'ai jamais eu le moindre soupçon quant à son identité. Pourquoi en aurais-je eu ?
- La question est, ajouta Sarah, dois-je avertir Robert Postle ou non ?
- Le dire à Postle ? Pourquoi diable le prévenir?
- Je suis en train d'écrire la biographie de papa, tu te souviens ? Robert Postle était l'éditeur de papa et il est aujourd'hui le mien. Voilà pourquoi. Dois-je le prévenir dès maintenant que papa s'appelait en fait John Ryan et tout le reste ? Ou bien dois-je attendre que la biographie soit achevée ? "
Ursula ne prononça pas un seul mot. Elle écoutait, silencieusement. Elle prit son verre et but deux ou trois gorgées de Champagne. Tendant la main pour attraper la bouteille, Hope dit :
" Suppose que tu lui révèles tout maintenant. Cette histoire va s'ébruiter. Il sera très excité, forcément, et en glissera un mot ou deux à quelqu'un, c'est couru d'avance. Ne serait-ce qu'à sa femme. Ou bien une de ses secrétaires s'en apercevra.
N'oublie pas que Le Mal pour le bien doit paraître dans deux semaines. D'une façon ou d'une autre, il y aura des fuites, c'est inévitable dans ce genre d'affaires, un journal en parlera. Les journalistes se presseront à notre porte.
- Je ne trouve pas cela très juste vis-à-vis de Robert, mais je comprends ton point de vue. Dans ce cas, motus et bouche cousue tant qu'il n'a pas le manuscrit en main. D'accord, m'man ?
- D'accord. Si telle est votre décision. Les journalistes rappliqueront néanmoins après sa publication.
- Nous serons alors prêtes à les recevoir ", dit Sarah, sans donner plus d'explications, ignorant elle-même comment elles s'y prépareraient.
Elle soupira. Elle avait cru que révéler cette histoire la soula-gerait, lui ôterait un grand poids. Erreur. Elle prit soudain conscience que sa sour et sa mère n'allaient pas tarder à repartir, la laissant seule. De nouveau, elle allait se retrouver seule.
Jamais auparavant elle n'avait éprouvé pareille angoisse. L'alcool, qui jusqu'à présent l'avait toujours aidée, n'avait aujourd'hui aucun effet. Une fois Hope et sa mère parties, les bouteilles vidées, elle se mettrait en quête des bouteilles qui traînaient dans l'appartement. Elle voulait se faire le grand jeu, cette nuit.
" Sarah, je t'ai dit hier que j'avais une nouvelle à vous annoncer, à toi et à Hope ", dit Ursula.
Ah bon? Sarah ne s'en souvenait pas. Elle devait certainement parler de l'offre pour la maison. Voilà donc pourquoi elle avait apporté du Champagne !
" Tu te souviens quand tu m'as raccompagnée à Londres. Je t'ai dit que j'allais voir une de mes relations ?
- Je m'en souviens très bien. Je t'ai déposée à l'hôtel. Ce même hôtel o˘ tu séjournes en ce moment.
- Non, je ne suis pas à l'hôtel. J'habite chez quelqu'un, chez cet ami en question. quand tu m'as demandé o˘ elle habitait, je t'ai corrigée. Il ne fallait pas dire o˘ habite-t-elle mais o˘
habite-t-il. Tu te souviens ? "
Sarah acquiesça pour éviter les problèmes.
" J'habite chez lui. Je vis avec lui, devrais-je dire. Il s'appelle Sam Fleming et nous allons vivre ensemble. Soit chez lui, soit nous achèterons quelque part ensemble quand la maison aura été vendue. Je ne sais pas encore. Une chose est s˚re, je vis avec lui en ce moment.
- Pourquoi ne nous as-tu rien dit avant ?
- J'ai essayé, Sarah, à plusieurs occasions, mais tu n'écoutais jamais. Vous ne m'écoutez jamais. J'ai essayé de te le dire quand tu m'as déposée à cet hôtel. quand il m'a téléphoné et que c'est toi qui as décroché. J'ai fini par penser que je ferais mieux de venir vous l'annoncer à toutes les deux. Comme cela.
Et voilà, c'est fait. "
Sa mère avait de plus en plus de mal à respirer. Elle était devenue écarlate.
" Je ne le pensais pas vraiment quand j'ai dit que vous ne m'écoutiez jamais. Je sais bien que vous avez d'autres chats à
fouetter que votre pauvre mère. Pourquoi m'écouteriez-vous après tout? Mais puisque vous êtes là toutes les deux et que vous m'écoutez, j'en profite. Je voudrais que vous rencontriez Sam le plus tôt possible. Il souhaitait m'accompagner ce soir, mais je m'y suis opposée. Une autre fois. "
Attentive au visage empourpré de sa mère, à sa maladresse inhabituelle, et surtout à ses paroles, Sarah ne remarqua pas Hope, dont elle avait momentanément oublié la présence.
Lorsque celle-ci se mit à hurler, Sarah sursauta.
" Tu n'as pas le droit ! Tu n'as pas le droit de faire ça ! "
Ursula se recroquevilla légèrement dans son fauteuil, levant une main pour se protéger. Combien de fois, par le passé, avait-elle répété ce geste précis, s'interrogea Sarah pour la première fois. Jadis, elle s'était défendue contre les sarcasmes de leur père, à présent, elle se défendait contre Hope.
" Oh, cela ne va pas beaucoup changer ta vie, Hope. Tu le savais très bien, que j'allais quitter la maison. Et tu t'en réjouissais, d'ailleurs.
- Tu te trompes!
- Disons que cet arrangement n'était pas pour te déplaire. Je vais vivre à Londres avec un homme que j'aime énormément.
Je serai près de vous, nous pourrons nous voir...
- Nous voir? Je ne veux plus jamais te revoir, jamais, tu m'entends ? Tu étais mariée à papa. Tu l'as peut-être oublié?
C'est papa que tu as épousé. Papa ! Papa ! "
Sa maladresse disparue, son agitation dissipée, Ursula déclara d'une voix ferme et amère :
" Tu ne sais même pas de quoi tu parles. que connais-tu, toi, de la vie des gens mariés ? Personne ne peut savoir ce qui se passe dans un couple. Tu ne sais pas de quoi tu parles, tu ne sais rien.
- Je te déteste, ça je le sais. " Les larmes ruisselèrent le long du visage de Hope. " Tu étais la femme de papa et maintenant tu vas vivre avec cet horrible bonhomme qui te désire et veut vivre avec toi. C'est toi qui aurais d˚ mourir. ¿ la place de papa. "
Hope avait de nouveau huit ans. Gonflé, son visage avait un aspect puéril. Sarah était désemparée. que faire? que dire?
Elle se leva et s'approcha de sa sour, les bras tendus. Hope se débattit dans tous les sens.
" Arrête, Sarah ! Arrête ! cria-t-elle. Je te défends d'approcher. Papa te le défend.
- Comme tu l'as dit toi-même tout à l'heure, Hope, ton père est mort ", dit Ursula.
Hope enfila son manteau, trébucha, écarta les cheveux qui lui tombaient dans la figure, et s'essuya les yeux avec ses poings. Sarah ne broncha pas. Pas un mot, pas un geste. Ursula était adossée contre les coussins, livide. Hope ouvrit la porte, la tira violemment pour la refermer derrière elle, et dévala l'escalier. La porte d'entrée claqua, ébranlant toute la maison.
Sarah se frotta le bras à l'endroit o˘ Hope l'avait frappée.
Elle regardait sa mère, souhaitant que celle-ci se redress‚t, lui sourît, et lanç‚t quelques commentaires sur le comportement de Hope. Une vraie gamine ! quelle mouche l'avait piquée?
Elle nous fait encore une crise ? «a lui passera ! Mais Ursula ne dit mot. Elle était p‚le comme la mort. ¿ son arrivée, elle avait eu un air épanoui. Elle rayonnait dans ses nouveaux habits, avec sa nouvelle coiffure, et - pourquoi pas - son nouveau bonheur. Il ne restait plus rien de cet éclat, Ursula paraissait médusée. On aurait dit que la foudre s'était abattue sur elle, l'avait assommée, dépossédée de toute vie.
" M'man ", dit Sarah. Elle se reprit : " Maman. "
Ursula s'agita. Elle leva les épaules, les laissa retomber, et grimaça de douleur. Puis elle s'ébroua ou frissonna.
" Je dois partir.
- …coute. Elle ne... " Sarah était sur le point de dire que Hope ne pensait pas ce qu'elle venait de dire. ¿ quoi bon?
Adam avait eu beau lui répéter exactement la même chose, cela ne l'avait pas consolée pour autant. " Sur le moment, elle devait certainement le penser, mais elle s'en remettra. «a va?
- Non. Mais il faudra bien faire avec. Moi aussi je m'en remettrai un jour. Je dois y aller.
- Tu veux que je t'appelle un taxi ? "
Ursula s'exprima soudain clairement et calmement.
" Je vais essayer d'en attraper un dans la rue, Sarah. Cela ne doit pas être bien compliqué. Oh, je ne suis pas une experte, loin de là. Il faut dire que je ne suis pas venue ici très souvent.
Mais je peux encore prendre un taxi ou marcher jusqu'au métro toute seule. Je veux quitter cet appartement. Je ne veux plus parler, en tout cas pas maintenant. Juste une dernière chose. Je ne t'en ai jamais parlé et peut-être que je ferais mieux de me taire, mais tant pis. Ton père m'a rendue extrêmement malheureuse. Notre mariage n'avait rien d'un vrai mariage, ce n'était rien, en fait. Après la naissance de Hope, il m'a rejetée dans tous les sens du terme, et s'il ne m'a jamais maltraitée physiquement, il... ses paroles me blessaient jour après jour.
Bon, je dois partir à présent. "
Sarah fixait Ursula. Machinalement, elle se leva pour l'aider à mettre son manteau. Ursula se retourna, son visage frôla celui de Sarah, elle avait le regard fatigué, triste. Sarah posa ses lèvres contre une joue froide et crispée. Aucun baiser ne fut donné en retour. Pas une parole ne fut ajoutée. Arrivée en bas, Sarah se rendit compte, trop tard, qu'elle n'avait pas félicité sa mère, ne lui avait pas présenté tous ses voux de bonheur. Il était trop tard à présent.
" …coute m'man, je te ferai signe. Je ne sais même pas o˘ tu habites. Je n'ai même pas ton numéro de téléphone.
- J'avais l'intention de vous donner mes coordonnées à
toutes les deux, dit Ursula. Il n'y a pas urgence, de toute façon.
Tu ne crois pas ? Bonne nuit. "
Une fois remontée à l'appartement, Sarah s'approcha de la fenêtre pour regarder dans la rue, en bas. Il n'était pas tard, neuf heures à peine. Ursula longeait la rue sous les branches dénu-dées des arbres. Les feux arrière d'un taxi débouchant de la rue voisine apparurent alors. Sa mère n'était plus là, elle était trop loin, de sorte que Sarah ne put voir si elle était montée dans le taxi ou non, et lorsque, cinq minutes plus tard, la sonnette retentit, Sarah crut que sa mère avait rebroussé chemin. Elle avait d˚ oublier quelque chose, ou bien regrettait ses paroles.
Sarah décrocha l'interphone.
" Je t'ouvre la ports, maman. "
Silence. Puis des grésillements :
" Ce n'est pas maman, c'est moi, Jason. "
" J'ai pensé que vous refuseriez peut-être de me laisser entrer ", dit-il.
Lui aussi s'était fait couper les cheveux. Il avait meilleure mine, comme s'il avait mangé à sa faim. Ses boutons avaient disparu. Il lui tendit une enveloppe.
" Reprenez votre chèque. Il n'y a aucune raison pour que vous me payiez pour un travail que je n'ai pas fait.
- Vous voulez boire quelque chose ?
- J'ai apporté une bouteille de vin. C'est ce truc qui se trouve dans ma poche. Je n'ai pas grossi comme cela du jour au lendemain, rassurez-vous. J'ai un travail - un mi-temps, vu que j'ai repris les études.
- Vous avez repris les cours à la fac ?
- Je vais les reprendre. quand le trimestre aura commencé.
Mais pas à Ipswich, ici à Londres. Vous voulez du vin ? "
Elle en avait déjà trop bu. Elle refusa d'un signe de la tête.
Jason lui sourit, les sourcils relevés.
" Gardez-le pour demain, dans ce cas. Vous avez découvert pourquoi votre père a changé de nom ? "
Elle lui raconta tout au sujet de Stephen, lui montra le dossier, ainsi que les deux mille mots qu'elle avait écrits.
" Je crains qu'il ne reste pas grand-chose à découvrir, remarqua-t-il.
- Je le crains aussi en effet.
- Vous ne saurez jamais pourquoi. Vous voulez connaître la réaction de ma mamie quand je lui ai raconté ? Elle a dit qu'il avait d˚ faire atrocement souffrir un des membres de sa famille. Ou que l'un d'entre eux avait d˚ le faire atrocement souffrir. "
Sarah acquiesça.
" "Ma mamie". Si on m'avait dit un jour que je serais ravie d'entendre quelqu'un appeler sa grand-mère ainsi, je ne l'aurais jamais cru, dit-elle en réprimant un petit rire.
- Vous êtes snob, Sarah.
- Je sais. "
Il se mit à rire.
" Bon, je ferais mieux de partir. Je ne déménage pas avant une semaine et le dernier train pour Ipswich est à onze heures."
Elle hésita. Soudain elle pensa à tous ces gens, son défunt père, sa mère, Hope, Adam Foley et ses insultes blessantes.
" Vous voulez dormir ici? " demanda-t-elle d'une petite voix, en évitant de le regarder.
Le désespoir conduit au plagiat bien plus
souvent que l'infamie.
Les Portes du jeune marié
Au D…BUT DU MOIS D'AO€T, deux manuscrits arrivèrent en même temps sur le bureau de Robert Postle. Le premier, envoyé par un agent littéraire, il ne l'attendait pas avant le mois de septembre ou d'octobre. quant au deuxième, qui lui était adressé directement, il avait quasiment perdu tout espoir de le recevoir un jour.
Une enfant reconnaissante : mémoires d'un père semblait deux fois plus long que La Forêt décimée. Au grand contentement de Robert. Le manuscrit de Titus Romney correspondait au deuxième et dernier roman du contrat qu'il avait signé. ¿
première vue, l'ouvrage ne ferait pas deux cents pages, mais Robert se réjouissait tout de même de le recevoir si tôt. La dernière fois qu'il avait abordé ce sujet avec Romney, l'auteur avait déclaré manquer d'inspiration, et souffrir de la panne de l'écrivain. Il y avait presque un an de cela, remarqua Robert, non sans amertume. Le temps passait décidément très vite.
Le titre de Sarah ne lui plaisait guère. Certes, elle faisait référence à cette citation de Shakespeare dans Le Roi Lear.
" Combien c'est plus incisif, un enfant ingrat, que la dent du serpent ! " Deux mois auparavant, Sarah lui avait laissé entendre que la biographie ferait sensation. Son père ne s'appelait pas vraiment Gerald Candless, il avait changé de nom et d'identité
à l'‚ge de vingt-cinq ans. Et l'ouvrage renfermait maintes révélations du même genre. Gerald Candless était-il populaire au point d'enflammer la presse à sensation? se demanda de nouveau Robert Postle. qui sait? Tout dépendrait de ce que Sarah avait découvert, de ce qu'elle avait écrit. De toute façon, cette question concernait le département de publicité de Carlyon Brent, et non Robert Postle.
Ursula avait vendu Lundy View House et vivait à présent à
Londres avec un libraire qui se consacrait exclusivement aux premières éditions de romans modernes. Robert pensait rencontrer cet homme au mariage de Hope. Mais il ne vint pas.
Ursula non plus, d'ailleurs. Si certains invités s'étaient enquis des raisons de son absence, Robert s'en était bien gardé. Une certaine Pauline lui confia néanmoins que Hope s'était brouillée avec sa mère et qu'elles n'étaient pas encore réconciliées.
" Personnellement, j'aurais espéré un peu plus de respect de la part de tante Ursula pour la mémoire de mon oncle. "
Sarah lui présenta ensuite un homme appelé Stefan, apparemment trop ‚gé pour elle, mais il fut rassuré quand plus tard, tandis qu'elle lui expliquait pour la énième fois que, tout bien considéré, la biographie ne serait pas achevée avant le mois de mai, un type bien plus jeune, de toute évidence son petit ami, arriva. Il avait un de ces horribles prénoms, Gareth ou Darren...
non, Jason.
Le livre allait faire sensation, lui annonça-t-elle à ce moment précis. Le Jason en question éclata de rire, la prit dans ses bras en déclarant qu'il s'agissait d'un euphémisme. ¿ présent qu'il détenait ce manuscrit, qu'il le voyait, là, devant lui, Robert commençait à avoir quelques appréhensions. Voilà qui, pour le coup, était un euphémisme. Il n'avait pas " quelques appréhensions ", il avait peur. Ce sentiment lui était certes familier, il faisait partie intégrante de son métier. Les éditeurs craignent constamment que leurs auteurs ne commettent quelque impair : calomnie, diffamation, erreurs grotesques, inexactitudes scan-daleuses, impostures. Sans parler du plagiat. Autant de raisons d'avoir peur en l'occurrence puisque le livre pouvait concentrer par sa nature même toutes ces horreurs à la fois. Aussi avait-il peur.
Posé ainsi sur son bureau, à l'intérieur de deux chemises en carton attachées ensemble avec un élastique, le manuscrit semblait parfaitement inoffensif. Il ne s'agissait que de papier, après tout, cinq cents feuilles de papier sur lesquelles des mots avaient été imprimés. Oui, seulement papier et encre ont toujours l'air inoffensif. Il n'existe rien au monde de plus perfide.
Pensez à ce qu'un texte imprimé peut déclencher, et ne manque pas de déclencher, d'ailleurs.
Il partait en vacances le samedi suivant. Avec sa femme et les enfants qui vivaient encore sous son toit. Les éditeurs travail-lant de longue date chez Carlyon Brent étaient censés prendre leurs congés en ao˚t, quelle folie ! Il lirait un des deux manuscrits ce soir et l'autre, il l'emporterait avec lui dans le Lubéron.
Mais lequel ?
Autant lire le plus court en premier, c'était logique. Le moins attrayant. Celui dont on devait se débarrasser. Robert se dit que deux ou trois heures pourraient en venir à bout.
Gardons celui de Sarah pour plus tard. Installé à la terrasse d'un hôtel ou d'un café, à l'ombre... Existait-il une photographie de Gerald en compagnie de ses deux fillettes ? Carlyon Brent en gardait une dans ses archives, sembla-t-il se souvenir.
Voilà qui conviendrait parfaitement pour la couverture.
Il mit le roman de Titus Romney La Forêt décimée dans sa mallette. Après dîner, après le journal télévisé de vingt heures, il sortit le manuscrit de la chemise en carton et en commença la lecture.
LA FOR T …TAIT PEUT- TRE épaisse et verdoyante un peu plus au nord, avec un vrai sous-bois vallonné et herbeux, mais ici, elle était poussiéreuse, clairsemée, et même au printemps, les arbres semblaient las de lutter pour leur survie. Au-delà du sentier qui y pénétrait plus avant, elle devenait plus calme, et prenait quelques airs de forêt campagnarde. Le bruit de la circulation en provenance des routes concourantes s'estompait, la lumière faiblissait. D'un gris éclatant, le ciel, pas tout à fait obscur, n'était qu'un amoncellement de nuages effilo-chés, lumineux, et instables, derrière lequel la lune émergeait, se cachait puis réapparaissait.
John n'était pas très loin de chez lui. Chez lui, la maison o˘
vivaient sa mère, ses frères et ses sours, chez lui, le studio qu'il habitait. La maison était située dans une rue à cinq cents mètres vers l'ouest; le studio un peu plus loin vers le sud. Il décréta s'être suffisamment éloigné. Aucun des siens ne s'aventurerait jamais jusque-là, aucun. Seule une faune bien particulière fréquentait ce bois après la tombée de la nuit, une faune bien spécifique qu'il était venu retrouver.
Cette réflexion claire et sans équivoque le médusa, le frappa d'effroi. Il n'aurait pas d˚ utiliser une formule aussi impu-dente, se dit-il, ne f˚t-elle que pensée. Il était simplement venu jeter un oil, vérifier si ce qu'on lui avait dit était vrai. Au journal, aussi bien dans les bureaux que dans les articles eux-mêmes, les rumeurs allaient bon train. D'o˘ provenaient ces rumeurs ? Il l'ignorait. Le fait est qu'elles existaient, ébruitées par les plus vieux, les hommes d'expérience, ou raillées. Et ce, bien entendu, toujours en l'absence des femmes. Il avait écouté
ces histoires et avait lui aussi ricané ou levé les yeux au ciel d'un air convenu, tout en prenant des notes et en emmagasi-nant ces informations.
Dans la forêt, disaient-ils. Là-haut, près du ch‚teau d'eau.
Un peu plus loin que Forest Road, Grave Hill. C'est là qu'ils officient. quand tu vas là-bas, crois-moi, tu fais bien attention de ne tourner le dos à personne.
Lui ne s'en souciait guère. Bien au contraire. Mais il ne tenait pas à l'avouer. Il était juste venu se rendre compte par lui-même, peser le pour et le contre, et voir si, éventuellement, à l'avenir, ce genre de vie pouvait lui convenir. Il ne pourrait jamais se résoudre aux autres possibilités. Ni les bains turcs
- non, probablement jamais les bains turcs - ni jamais au grand jamais cet autre lieu de rencontre. Du jour o˘ il avait entendu parler de ces endroits souterrains, du jour o˘ ce camarade d'école le lui avait appris, John avait cessé d'utiliser les toilettes publiques. Pas une seule fois depuis il n'y était d'ailleurs retourné.
Dans la marine, cela ne lui avait posé aucun problème
-Dieu sait qu'il avait alors d'autres problèmes, autrement plus importants -, mais depuis qu'il était devenu reporter... Il était tout le temps obligé de rentrer chez lui ou d'utiliser les toilettes du bureau ou bien de rentrer dans un pub, ou bien encore, faute de mieux, d'aller derrière un arbre.
La forêt était sa seule solution de repli. A présent qu'il avait pénétré dans le triangle de cette forêt décimée, et qu'il se trouvait certainement en son milieu, tandis qu'il s'approchait du petit groupe d'étangs, il se demanda quelle serait sa réaction si rien ne se passait. Serait-il soulagé ou déçu ? Fallait-il d'ailleurs absolument que ce f˚t l'un ou l'autre? Une chose était s˚re, il ne se voyait pas continuer à vivre ainsi plus longtemps. Emmener Sheila ici et là, se faire violence et fermer les yeux avant de l'embrasser, s'imaginer toujours dans les bras de quelqu'un d'autre, fantasmer. Observer ses frères, envier le sort de James, sa normalité, sa sexualité épanouie avec sa femme enceinte, -envier Stephen qui avait la chance de n'être encore qu'un enfant. Et Desmond, que lui inspirait-il ? Des doutes, des certitudes. De la réflexion. John se demandait constamment si Desmond, si jeune encore, si beau, avait les mêmes penchants que les siens.
Il se sentait protégé, ici, pourtant l'endroit était ouvert, les arbres disséminés, et les étangs, telles des pupilles chatoyantes, réfléchissaient le regard du ciel. Le banc, tout simple, était placé à découvert, mais en arrière-plan, le bois formait une sorte de rempart. quand tu vas là-bas, crois-moi, tu fais bien attention de ne tourner le dos à personne. Bien que tout f˚t silencieux et immobile, sans le moindre souffle de vent, John devina que quelque chose bougeait quelque part. Non qu'il perç˚t un bruit particulier, mais une sorte de frémissement tellurique, l'intuition de ne pas être seul. Il se faisait peut-
être des idées.
Il prit place sur le banc. Enfin il se mit à observer tout autour de lui, avec attention : au-delà des étangs ; derrière lui, entre les arbres et leurs troncs, dans la pénombre ; devant lui, là-bas, à l'endroit o˘ le sentier croisait à angle droit une allée cavalière. Dévoilée, la lune avait investi un bout de ciel plus clair.
¿ côté de cette allée cavalière, là-bas, se trouvait un autre banc o˘ un homme était assis. Du moins le supposa-t-il. De toute façon, il ne s'agissait certainement pas d'une femme. Non, impossible qu'une femme, seule, la nuit, s'aventur‚t ici.
Après un moment, ou deux, il détourna son regard de cette silhouette. Il alluma une cigarette. Il se donnait dix minutes, le temps pour lui de fumer cette cigarette. Puis il rentrerait. Non pas dans son studio, mais chez lui là-bas, près du viaduc de la ligne des Midlands. Il passerait un moment avec les siens, s'allongerait sur le sofa, et, avant de sombrer dans le sommeil, prendrait une décision. quant à la marche à suivre. Pour commencer, et pour être galant, ne plus jamais sortir avec Sheila. Son attitude envers elle, la façon dont il l'avait traitée, n'avait guère été honnête : jamais, non jamais il ne pourrait de nouveau... Jamais plus. Son séjour aux Philippines lui revint en mémoire et il s'efforça d'en chasser le souvenir en serrant fortement les poings, en les rouvrant, puis en pressant ses doigts contre ses tempes. Il prit une longue et profonde bouffée.
Et puis il irait consulter le médecin. Pas le médecin de famille, attention, pas celui qui soignait sa mère, les garçons, et les enfants. Ces gens avaient beau clamer haut et fort qu'ils respectaient le sacro-saint secret professionnel, lui ne voulait pas risquer de tenter le diable. Si sa mère apprenait un jour la vérité, il se tuerait. Mais il valait mieux, comme tout à l'heure pour les Philippines, refouler cette pensée, l'éliminer, l'ané-antir. Prenant tous les frais à sa charge, il irait voir un médecin non conventionné qui l'enverrait quelque part se faire soigner.
La cigarette était plus qu'à moitié consumée. Il porta son regard en direction de la surface calme des étangs, qui reflétaient une image renversée du ciel. Puis il se rendit compte que l'homme sur l'autre banc avait changé de place.
Comment avait-il pu s'en rendre compte, il ne l'avait même pas regardé! Il avait juste senti un déplacement d'air sur sa gauche, tout comme quelques minutes plus tôt il avait su que quelqu'un était là, gr‚ce à un frémissement du sol. Il se mit alors à le regarder. L'homme venait vers lui. Il ferait peut-
être mieux de partir. Il éteignit sa cigarette, en écrasant le mégot dans la terre argileuse, et regarda ses propres genoux.
L'homme allait s'approcher de lui et lui demander quelque chose, du feu très probablement. Alors, il sortirait son briquet, gratterait la pierre et apercevrait le visage d'un jeune homme...
Mais au lieu de cela, l'homme s'assit sur le banc, à l'autre bout. John lui lança un regard furtif. Les nuages s'étaient amoncelés, assombris, et la lune avait disparu. Il ne distinguait presque rien. L'homme alluma une cigarette, la flamme lui parut très vive. John en alluma une à son tour. Assis de chaque côté du banc, ils fumaient, et John se dit de nouveau, une fois la cigarette terminée, je partirai, je quitterai cet endroit et rentrerai à la maison.
L'homme s'adossa au banc. Il avait gardé sa cigarette à la bouche, coincée entre ses lèvres. Les yeux de John s'étaient accoutumés à cette récente obscurité, aidés par la lueur des deux cigarettes. Il vit que l'homme commençait à se caresser.
Il avait les yeux fermés et ne pouvait donc pas voir qu'il le regardait, mais John était parfaitement conscient du fait que l'inconnu se savait observé. Puis il le vit mettre ses mains dans son pantalon. Ces deux mains bougeaient doucement, des mains expertes, ju'gea-t-il. Il ne savait pas quoi faire, et rester là, sans réagir, était hors de question. Il ne pouvait pas décemment rentrer à la maison. S'il rentrait maintenant, il aurait l'impression de tout désavouer, de renier ses espoirs et son avenir, de mourir au monde. Il devait absolument réagir. Il commença à imiter cet homme.
Il s'était déjà adonné à ce genre de pratique, mais jamais de la sorte. Jamais en compagnie. Jamais, même en rêve, il n'aurait imaginé deux hommes assis de chaque côté d'un banc, leurs cigarettes éteintes, un silence plus profond et plus éloquent que n'importe quel son, leurs mains ouvrant au même rythme. L'homme avait tourné la tête et ouvert les yeux. Ils se regardèrent fixement.
" Allons là-bas. "
John se leva et suivit l'homme au milieu des arbres. Il se laisserait guider, il ne prendrait aucune initiative, il apprendrait. L'homme était jeune, la vingtaine, quelconque, mince, et sentait le savon. Sa voix rauque appartenait à la classe ouvrière. John pensa qu'il allait l'embrasser. Avec les filles, on commençait d'abord par un baiser, on commençait d'abord et toujours par un baiser.
Dans le bois, il faisait noir, plus chaud aussi. Des yeux le regardèrent un bref instant, le peu de lumière qu'il y avait s'accrochait à leur surface convexe et transparente. Puis les paupières se refermèrent, des mains le caressèrent.
Pas de baiser. Il commença à faire avec ses mains ce que l'homme faisait avec les siennes. Les prostituées n'embrassent jamais, à ce qu'on dit, car le baiser est un signe d'intimité, mais d'une certaine façon, il savait que là n'était pas la raison pour laquelle cet homme ne l'embrassait pas, il devait y avoir une autre explication. Telles furent ses pensées tandis qu'il était encore en mesure de réfléchir, juste avant que sa raison ne sombr‚t et s'évanouît dans un grand puits sans fond de plaisir animal.
Le monde avait changé. John était plus vivant que jamais, plus tourmenté aussi. Telle était la conséquence d'une soirée passée dans la forêt décimée. Soirée qui ne serait certainement pas la dernière. Il y retourna une deuxième fois, en quête de cet homme dont il ignorait le nom. Il s'assit sur le banc et contempla l'eau jusqu'au moment o˘ quelqu'un s'approcha.
Ils étaient plusieurs. Deux policiers.
Ces derniers marchaient côte à côte. Ils s'arrêtèrent près du banc. L'un d'eux vint vers lui. " Vous attendez quelqu'un ? "
quand John lui répondit qu'il prenait juste un peu l'air, qu'il était juste venu faire un tour dans la forêt, le policier lui dit : " Rentre chez toi, mon garçon. " Le deuxième ajouta :
" On t'aura prévenu. "
John rentra. Plus tard, il comprit qu'il avait eu de la chance.
Ces policiers l'avaient traité gentiment. La police utilisait des agents provocateurs. S'ils avaient su ce qu'il était venu chercher, ce qu'il attendait, ils auraient pu le piéger très facilement.
Car John savait à présent que s'il avait rencontré un homme et que cet homme l'avait invité chez lui, il l'aurait suivi. Le cour léger, le cour ravi. Mais les deux policiers s'étaient contentés de l'avertir et de lui demander de partir.
Peu de temps après cet épisode, on l'envoya couvrir une affaire au tribunal de grande instance autrefois appelé quarter Sessions. Deux hommes, l'un très jeune, et l'autre la cinquan-taine, étaient accusés d'outrage aux bonnes mours. Dans l'attente de passer au tribunal, le plus ‚gé avait essayé de se suicider dans sa cellule. Tous deux furent condamnés à la prison, bien que le délit ait été commis en privé, dans la maison isolée du vieil homme.
Résultat de cette affaire et d'autres du même genre, son rédacteur en chef le chargea d'enquêter sur les milieux homosexuels. Pourquoi lui ? John était persuadé au début que son supérieur ne l'avait pas choisi par hasard mais à cause de son physique, de sa façon de parler, ou à cause de quelque minau-derie dont il n'avait pas conscience et qui, à son insu, le trahis-sait. Fausse alerte. On l'avait choisi uniquement en raison de son expérience et de ses qualités de reporter. Certains collègues compatirent et on lui répéta encore et encore qu'il lui faudrait bien faire attention de ne tourner le dos à personne.
L'un d'eux avait récemment interrogé un biologiste qui avait réussi à éveiller des tendances homosexuelles chez des rats m‚les en les isolant des femelles. Son expérience prouvait que les hommes ne devenaient " pédés " que lorsqu'ils ne fréquentaient pas de femmes. Tout le monde au bureau, John y compris, éclata de'rire.
John était d'ailleurs peut-être le seul de l'assemblée à se moquer de cette théorie avec sincérité. Il avait bien essayé de fréquenter des femmes, mais il préférait ne plus y penser, il préférait oublier cette expérience. Il commença son enquête dans un café que son rédacteur lui avait indiqué comme étant, disait-on, un repaire àpédés. Le seulpédé à qui il avait jamais adressé la parole était cet homme dans la forêt et encore, la conversation s'était limitée à " oui ", " merci ", " au revoir ".
Allait-il être capable de les repérer? Il n'eut pas le moindre problème. Les deux hommes assis à la table voisine étaient, comme il devait l'apprendre plus tard, des "folles ". On comprenait aisément pourquoi. Ils avaient la voix aiguÎ, un comportement très maniéré et ponctuaient leur discours d'un nombre inconsidéré de mimiques. Les gens le voyaient-ils ainsi ? John résolut de se surveiller davantage, de contrôler ses rires, de parler posément et d'adopter un timbre de voix plus grave.
Chez lui, avec sa mère, son beau-père, et les enfants, il avait l'impression d'évoluer dans un autre univers. Dans cette maison, malgré le peu de place et le nombre de gens, tout était toujours rangé, propre et brillant. La vérité semblait toujours y être clairement énoncée, et dans chacun de leur mot transparaissait une honnêteté absolue. Tous les détracteurs de la famille, qui considéraient par exemple le foyer parental comme un haut lieu de l'hypocrisie et de la tartuferie, auraient d˚ venir faire un petit séjour dans leur famille. Son rêve le plus précieux était de fonder à son tour, un jour, une famille comme celle-là. De posséder, lui aussi, ce sanctuaire, cette paix, cette sécurité absolue.
Sa mère n'avait de fort et de robuste que son physique. Son esprit, lui - autrefois, il aurait parlé de son ‚me -, était doux, aimable, timide et innocent. John aurait presque pu parier qu'elle n'avait jamais entendu parler d'hommes aimant d'autres hommes, et que si quelqu'un le lui apprenait, elle aurait peine à le croire. Les experts - enfin, ceux qui se qualifiaient ainsi, les docteurs, les psychologues - affirmaient que seuls les fils de femmes autoritaires et inflexibles devenaient homosexuels. Et sa mère ? Elle avait beau être humble, calme, dévouée et acquise à l'autorité masculine, elle n'en avait pas moins deux enfants pédés.
John était persuadé que Desmond en était un. Tout comme il savait que le plus ‚gé de ses frères et le benjamin ne l'étaient pas. Stephen, le plus jeune n'avait que quatorze ans, mais John pouvait déjà l'affirmer. Il aurait pu l'affirmer s'il n'avait eu que six ou huit ans. Cela importait-il ? Pas s'il pouvait continuer à cacher sa situation et garder le secret, sinon à jamais, du moins pendant quelques années. De sorte que ni sa mère ni Joseph ne l'apprennent jamais. De toute façon, vu les conditions dans lesquelles ils vivaient tous, taire son homosexualité
devenait une nécessité. Il commençait à se rendre compte qu'avoir la syphilis ou se faire interner vaudrait mieux qu'avouer son homosexualité.
Le spécialiste des maladies infectieuses que John alla interroger dans son hôpital se déclarait libéral. Il s'opposait à
toutes mesures susceptibles de freiner la prostitution, car moins de prostitution pousserait encore plus d'hommes vers l'homosexualité. John lui demanda si selon lui l'homosexualité était une maladie et si oui, traitait-il lui-même ce mal.
" Je suis spécialiste des maladies vénériennes, répondit l'homme, d'un ton revêche. Mais oui, je pense effectivement que les invertis sont des hommes malades. Vous remarquerez que j'utilise le mot "invertis" et non "pervertis". Selon moi, ils sont plus à plaindre qu'à bl‚mer. Notre t‚che est de les soigner, et non de les envoyer en prison.
- Comment pensez-vous y arriver ? "
John était très intéressé par la réponse. Il voulait absolument savoir s'il y avait le moindre espoir de guérison. Curieusement, pour l'avoir bien observé et bien regardé, John était persuadé que Desmond pensait autrement. Mais lui voulait éprouver pour Sheila ou pour toute autre fille, peu importait laquelle, le même désir qu'il avait ressenti pour cet homme dans la forêt.
" Comment, moi, je pense y arriver ? Je suis médecin. Je soigne le corps. Nous devrions nous en remettre aux psychiatres. La thérapie comportementale est très prometteuse. "
Le psychiatre que consulta John à ce sujet était pour sa part convaincu qu'un milieu familial défaillant était déterminant.
Bon nombre d'homosexuels étaient orphelins de père ou avaient une mère sans aucun instinct maternel. Résultat, les garçons se développaient comme des ‚mes féminines dans des corps masculins. John pensa à sa propre famille, à cette mère qu'il jugeait parfaite, à cette femme qui s'était remariée dans le simple et unique but, il en était persuadé, de donner un père à ses enfants.
que dirait le psychiatre s'il lui avouait la vérité ? Encore fallait-il que John p˚t concevoir l'idée même de confier cette vérité à quelqu'un. De toute façon, il connaissait déjà la réponse. On lui dirait qu'il s'était trompé, que sa mère n'était pas vraiment douce et soumise, que Joseph n'était pas vraiment autoritaire et inflexible, et que les membres de sa famille n'étaient heureux qu'en apparence, qu'ils réprimaient leurs vrais sentiments. Tel était le discours des psychiatres qui avaient toujours réponse à tout.
Le lendemain, John repartit dans ce café. Les " folles " ne s'y trouvaient pas mais il y avait d'autres tantouses dans le bar. Il les avait repérées. John aurait d˚ se sentir à l'aise au milieu d'eux. Il n'en était rien. Une femme dévisageait les deux homosexuels assis dans le coin là-bas, elle regardait leurs cheveux longs, leurs pantalons moulants et leurs vestes sport un peu trop brillantes. Imaginons, pensa John, que je sois un nain et que l'on m'envoie sur une île peuplée exclusivement de nains, serais-je alors plus heureux ou plus malheureux ?
Il n'en savait rien. Il savait en revanche qu'il devait exister une solution à cette situation. Il suffirait de pouvoir être nous-mêmes, de mener notre vie à notre guise, il suffirait que les gens nous acceptent, nous aiment, pourquoi pas, et soient contents. Bien entendu, cela était un vou pieu qui ne se réali-
serait jamais.
Anormaux, fous, malades, obscènes, pervers, insoumis à
cette société bienveillante qui ne cherche que notre guérison, voilà ce que nous, homosexuels, sommes et resterons à jamais.
Comment Desmondpouvait-il accepter avec autant de sérénité
une telle infortune ? Comment faisait-il pour être heureux ?
John commanda un café et un roulé au fromage. Lorsqu'il l'avait chargé de cette mission, son rédacteur en chef avait certainement été à mille lieues de s'imaginer que lafréquentation des lieux homosexuels allait l'influencer à ce point. John avait envie d'aller de nouveau faire un tour du côté de la forêt décimée. Il n'était bien évidemment pas question d'y retourner car la police patrouillait. Mais il y avait d'autres lieux de rencontre, les parcs de Londres, Victoria Park, par exemple, lequel se trouvait tout près de chez lui. Il y avait les toilettes publiques. Cette idée lui répugnait car c'était associer ses désirs aux besoins les plus abjects. Les lieux d'aisances ne sauraient être, pour l'amour, un lieu de résidence, ainsi qu'aurait déjà d˚ l'écrire quelque auteur.
Presque machinalement, ou tout au moins sans y prêter vraiment réflexion, John alla s'asseoir à la table vide située juste à côté de ces hommes aux cheveux longs. Ces derniers croi-raient qu'il avait tout simplement changé de place pour être plus près de la vitre. Il commanda un deuxième café.
Craignant que quelqu'un le surprît en train de lorgner ces deux hommes, il se contenta de lancer dans leur direction un regard furtifet néanmoins assez long pour remarquer que l'un d'entre eux s'était épilé les sourcils. que Sheila ait eu cette idée, d'accord, mais un homme... John était tout émoustillé.
Assis tout près d'eux, il entendait leur conversation. L'un était coiffeur, l'autre travaillait dans un magasin de confection pour hommes. Ils parlaient de leur clientèle, d'une manière dont des hétérosexuels n'auraient jamais osé le faire. Une phrase le fit frissonner :
" Tous ces garçons virils que l'on voit là-bas, complètement nus. "
De toute évidence, il avait raté quelques bribes de leur conversation. Comment en étaient-ils venus à cette remarque ?
Ils ne parlaient certainement pas du salon de coiffure ou de la boutique. Puis, surprenant d'autres mots, il ne tarda pas à
comprendre ce dont il s'agissait.
" Mais attention, ils sont stricts, ils n'accepteraient même pas un homme aux cheveux permanentés.
- Je vais devoir me laisser repousser les sourcils.
- Oh oui, très bonne idée. Et après nous irons. D'accord ? "
John ne s'attarda pas davantage. Il avait curieusement besoin de prendre l'air. Il faisait plutôt frais à l'intérieur et il régnait un doux parfum de café et de g‚teaux, pourtant John avait soudain eu l'impression d'étouffer. ¿ présent il était dehors, et prenait de longues respirations. Ce ne fut que bien plus tard, trente longues minutes plus tard, qu'il s'autorisa à
réfléchir, la tête froide, à ce qu'il venait d'entendre, à l'endroit qu'ils avaient nommé, au lieu de rendez-vous qu'ils allaient rejoindre. Et o˘ lui aussi pouvait se rendre, pourquoi pas ? Si eux le pouvaient, pourquoi pas lui ?
C'était l'endroit rêvé. Anonyme, avaient-ils dit. On était invisible ou presque. De plus, le lieu était si beau que l'on pouvait très bien s'y rendre pour des raisons tout à fait avouables. Comme beaucoup. Comme la majorité des gens, sans doute. Non pas un parc, un lieu à découvert o˘ la police faisait des rondes, non pas un sordide lieu d'aisances. Bien au contraire.
Il s'agissait d'un endroit d'une propreté absolue. Un lieu extrêmement pur. Et rien de ce qu'on y faisait n'aurait pu être sale ou honteux puisque là-bas, par définition, toute saleté
était immédiatement nettoyée. Là-bas, perdu dans cette blancheur, on devenait alors plus blanc que la neige.
Trop complaisant, avait dit le rédacteur en chef. Les homosexuels apparaissaient dans son article comme des hommes incompris, des malades, au même titre que ceux qui souffraient de maladies congénitales. John en fut effrayé. Croyant que le rédacteur avait quelques soupçons à son égard, il fit en sorte en réécrivant son article d'insérer de nombreuses statistiques concernant le nombre d'hommes déclarés coupables de crimes homosexuels " graves et dégradants ".
Mais le rédacteur rejeta de nouveau son article.
" Vous ne semblez pas vraiment comprendre, ces ignobles salopards ont des pratiques absolument répugnantes. D'après ce que j'ai entendu, il y en a même qui vont jusqu'à mettre de la sauce tomate sur leurs parties génitales pour ressembler à
une femme en période de menstruations.
- Je ne peux tout de même pas noter ce détail dans mon article! Je croyais que nous étions un journal tout public!
- Je ne vous demande pas d'en parler, monsieur Riley, je veux simplement que vous vous rendiez compte de la situation.
Vous présentez ces salopards comme s'ils étaient des victimes de la tuberculose, pauvres petits bonshommes. "
Assez ! pensa John, plus écouré par sa propre attitude que par celle de son patron. Passé dans le camp ennemi, il était en train de trahir les siens, sa patrie, et il estima avoir entendu le coq chanter une fois de trop. Il déclara qu'il avait fait de son mieux, qu'il ne voyait vraiment pas comment il pourrait améliorer son sujet et qu'il valait mieux confier la rédaction de l'article à quelqu'un d'autre. John se fichait alors pas mal de savoir s'il risquait le renvoi ou non. De toute façon, il songeait à démissionner depuis quelque temps. En fait, il avait deux nouveaux postes en vue.
Le jour même, de son bureau, qui n'était autre qu'un petit espace séparé de l'imprimerie par de minces cloisons, o˘ l'on avait installé un téléphone et une machine à écrire, il passa un coup de fil aux bains turcs de Mile End. La porte du bureau était fermée. Non que cela importait. Si un de ses collègues surprenait sa conversation, il penserait simplement que John continue son enquête pour cette affreuse chronique qu'il était censé écrire, du moins le croyaient-ils encore.
Une voix à l'accent cockney répondit. Sachant qu'il y avait des jours pour les femmes et des jours pour les hommes, il demanda quels jours étaient réservés aux hommes. Mardi, jeudi, vendredi et samedi. Fallait-il apporter une serviette de toilette ? Non, pas de shampooing et pas de savon non plus.
On était lundi, mais y aller dès le lendemain serait un peu précipité. D'autre part, il devait aller faire le compte rendu d'une assemblée municipale. On avait besoin pour cela de quelqu'un maîtrisant très bien la sténographie et John était assez fier de ses compétences en la matière. Jeudi ? Non, il n'irait pas ce jour-là mais profiterait du jeudi soir pour repérer les lieux. Les bains eux-mêmes et le quartier, histoire de voir ce qui l'attendait.
Le mercredi soir suivant, John, comme chaque fois qu'il ne travaillait pas, rentra chez lui. Manger. Le concept du copieux go˚ter dînatoire de cinq heures se perdait, pensait-il parfois, détrôné par une simple tasse de thé et des g‚teaux secs pris en fin d'après-midi puis dans la soirée, par une sorte de repas que l'on appelait au choix dîner ou souper, selon que l'on e˚t des prétentions sociales, ou que l'on appartînt à cette classe que George Orwell avait appelée le gratin de la petite bourgeoisie. John avait d'ailleurs écrit un éditorial sur les nouvelles habitudes alimentaires des Anglais. Article qui avait suscité une vive réaction de la part des lecteurs. Leurs courriers précisaient que chez eux ils continuaient à respecter le sacro-saint go˚ter dînatoire de cinq heures de l'après-midi.
John en avait été très satisfait, lui qui considérait ce repas comme le plus agréable. Des fruits au sirop pour commencer et du lait concentré non sucré, du jambon et du bacon (du poulet pour les grandes occasions), des oufs durs, de la salade et des tomates, du pain de son coupé en tranches fines et du beurre, puis du g‚teau au gingembre ou un g‚teau aux fruits confits appelé Dundee Cake, peut-être même une tarte aux amandes Bakewell, des biscuits et une barre de chocolat pour tout le monde.
Sa mère était un vrai cordon bleu. Il aimait voir son air de contentement chaque fois qu'il le lui répétait. Elle avait tant souffert dans sa vie. Une grande famille, des enfants aimants, telle avait été sa récompense. quantité de femmes, pensait-il, seraient toutes disposées à avoir de nombreux enfants, à
condition toutefois qu'ils fussent grands, raisonnables et indépendants dès le début. Sa mère, elle, avait élevé les siens, six en tout, dans des conditions difficiles, sans beaucoup d'argent, et après la mort de leur père, sans vraiment beaucoup d'amour non plus. Beaucoup d'amour paternel, s'entend. Il n'y avait qu'à regarder Joseph pour comprendre.
Joseph restait tout le temps à la maison, et ne sortait pour ainsi dire jamais. John ne se souvenait pas d'une seule soirée o˘ Joseph avait emmené sa mère quelque part. Ils restaient tous les deux à la maison avec les enfants, qui n'étaient pas ceux de Joseph, mais c'était tout comme. E˚t-il été leur véritable père, ils n'auraient pas été mieux traités. Stephen, Mary, Margaret, Desmond, James et lui. Agés respectivement de quatorze ans, bientôt seize, dix-huit ans, vingt ans, vingt-deux ans, et l'aîné qui était parti sillonner le monde et qui, Dieu soit loué, était revenu.
Joseph disait le bénédicité. Bien que catholique fervent, il se comportait davantage comme un non-conformiste, déclamant
" pour ce repas que vous nous avez donné " et lisant la Bible chaque soir. Desmond était rarement là. Il était à son travail, disait sa mère. Desmond avait un emploi dans un hôtel de Londres. qu'est-ce qu'il y faisait exactement ? John n'en savait rien. Il était peut-être porteur, Desmond restait toujours très vague quand il parlait de ce qu'il y faisait. John regrettait son absence, il aimait que toute la famille f˚t réunie.
L'épouse de James - ils s'étaient mariés un mois plus tôt -
était assise entre lui et Anne. On commençait à voir qu'elle était enceinte. John avait l'impression d'être presque plus impatient que les parents eux-mêmes de voir arriver ce bébé.
James et Jackie avaient été contraints de se marier, ce qu'ils n'auraient vraisemblablement jamais fait si elle n'avait pas été enceinte. Mais il savait que la perspective d'être grand-mère enchantait sa propre mère. quant à Joseph, après être entré dans une colère noire en apprenant la nouvelle, il était à
présent tout aussi content.
On avait laissé à John le soin d'expliquer la situation à
Stephen. Il allait profiter de cette soirée pour le mettre au courant, pour le prendre à part, après manger, et le rassurer.
Joseph avait fait sentir à Stephen toute la honte de cette situation. Il avait certes adopté ce ton doux et posé qui le caracté-risait, mais ses mots, eux, avaient été cinglants. James et Jackie avaient commis un horrible péché, qu'ils devaient immédiatement expier en se mariant, quels que soient les sentiments qu'ils éprouvaient l'un envers l'autre, leur état d'‚me n'avait rien à faire dans cette histoire. Ils devaient se marier et venir habiter chez la mère et le beau-père de James, même si cela devait créer quelques problèmes de confort, même si tous allaient certainement être un peu à l'étroit dans cette maison, car ils n'avaient nulle part ailleurs o˘ aller habiter. Un péché, avait appris Stephen, devait toujours être expié, ce qui ne se faisait que dans la douleur et la souffrance.
Bien entendu, John aborda cette affaire d'un point de vue tout à fait différent. Ils montèrent dans la chambre de Stephen qui était également la chambre de Desmond, officiellement pour aller jeter un oil à la collection de vignettes de Stephen.
Là, John commença par rappeler à Stephen qu'il devait être reconnaissant envers Joseph pour tout ce qu'il avait fait pour eux, qu'il devait toujours l'aimer et le respecter. Mais qu'il n'était pas pour autant obligé de prendre ce qu'il disait au pied de la lettre. La situation de James et Jackie n'était pas aussi tragique que Joseph avait bien voulu le laisser entendre et ils n'avaient certainement pas commis un crime affreux, que tous les gens vertueux condamnaient.
" Oncle Joseph a dit que c'était un péché, dit Stephen.
- Je sais bien. Mais crois-moi, ce genre d'histoire arrive bien plus souvent qu'on ne veut bien le dire. quand on est jeune, on a des sentiments puissants, et parmi ceux-là, le désir amoureux est le plus fort, il est très difficile d'y résister. Oncle Joseph a d˚ oublier ce détail, je crois. James et Jackie n'ont pas pu lutter contre leurs désirs. Résultat, ils vont avoir un bébé. Cela ressemble à un crime, tu crois ?
- Dans ce cas, quand commet-on un péché ? demanda Stephen, pensif.
- quand on blesse une personne, quand on la trahit, quand on ment, quand on est malveillant. Le plus important dans toute cette histoire, c'est le bébé qui va naître, il s'agit de lui donner une famille, et beaucoup d'amour. Nous avons eu la chance d'avoir tout cela, nous, n'est-ce pas ? Tous autant que nous sommes. "
Stephen acquiesça d'un signe de la tête.
" Une famille, Stephen, c'est sacré. Briser une famille, la détruire, voilà qui est pécher. "
John était sincère, il était convaincu que ce qu'il disait était vrai, mais en commençant à parler du désir charnel, il avait senti sa voix chanceler et avait d˚ déployer force concentration pour garder un timbre ferme et assuré. Un peu plus tard dans la soirée, une fois rentré dans son studio, il éprouva pour la première fois toute la puissance du désir charnel. Il se mit à
refaire ce qu'il avait fait dans la forêt, les yeux fermés, imaginant cet homme près de lui dans la pénombre.
Fermerait-il toujours les yeux pendant l'acte sexuel? Bien qu'il s'y adonn‚t la plupart du temps en solitaire, l'acte sexuel était toujours pour John un acte associé aux ténèbres. ¿ vingt-cinq ans, il n'avait eu qu'une seule fois l'occasion d'avoir des rapports sexuels vraiment à sa convenance, avec un homme, mais cette expérience l'avait laissé sur sa faim. Elle lui avait ouvert, l'espace de quelques secondes, une porte vers un autre univers, un univers fabuleux, mais cette porte s'était ensuite refermée.
Son entretien avec le rédacteur du journal susceptible de lui accorder ou de lui refuser un poste était prévu pour le lendemain. Situé dans la banlieue de Londres, le journal en question était très renommé, mais il s'agissait encore d'un hebdomadaire. L'autre, dont il n'avait pas encore de nouvelles, était un prestigieux quotidien. Le problème était qu'il se trouvait très loin de Londres, dans le West Country. John avait suffisamment souffert d'être séparé des siens pendant son service dans la marine. Pourrait-il supporter d'être loin d'eux à nouveau ? Il y avait cinq heures de train pour s'y rendre, ce qui signifiait qu'il serait isolé de la famille pendant plusieurs semaines consécutives, et rentrerait peut-être à la maison un week-end sur quatre...
Et tandis qu'il n'avait toujours pas reçu de réponse de ce second journal, le rédacteur de l'hebdomadaire souhaitait le rencontrer dès aujourd'hui. C'était à quelques stations de bus.
Etait-il en train de compromettre une brillante carrière par amour pour sa famille ? Peut-être. Si tant est qu'il f˚t voué à
devenir un éminent journaliste, si tant est qu'il voul˚t vraiment devenir journaliste. Il pensa à son roman inachevé qui gisait dans un sac de toile sous son lit, et qu'il n'avait jamais le temps de terminer.
Il avait failli arriver en retard, ou presque, à son rendez-vous, car il avait d˚, juste avant de partir, faire des recherches sur un homme originaire de Leyton qui avait le projet de traverser l'Atlantique à la rame, obtenir une photo, et jeter un coup d'oil au bateau. Le rédacteur en chef parut impressionné par son expérience professionnelle et par la rapidité
de sa prise de notes en sténo. Mais ce n'est pas pour autant qu'il lui proposa immédiatement le poste. Il le recontacterait très bientôt, dit-il. John rentra en métro, il descendit à la station Bank, et prit la correspondance pour la Central Line. Il avait une mission à accomplir enfin d'après-midi, rien de plus qu'aller chercher des informations concernant la réunion d'une association de résidents auprès de la secrétaire.
La réunion avait lieu à Leyton, il se dit qu'il pouvait en profiter pour passer d'abord chez sa mère. Desmond serait peut-être à la maison ? Cela faisait deux semaines qu'il ne l'avait pas vu. Mais au lieu d'aller jusqu'à Leyton, il descendit à Mile End.
Toute la journée, il avait lutté pour ne pas penser aux bains et à la conversation de ces deux hommes dans le café. Il avait constamment dévié le cours de ses pensées, sans vraiment trop de difficulté car cette histoire d'emploi était au premier plan de ses préoccupations. Mais dans le métro, son esprit avait de nouveau dérivé vers ces bains publics. Il se dit qu'il allait juste repérer les lieux. Il irait rôder autour du b‚timent, épier les allées et venues des gens, et s'assurer, par exemple, que le jeudi soir était bel et bien réservé aux hommes.
Il trouva les bains turcs sans la moindre difficulté. Ils étaient exactement là o˘ l'homme au téléphone le lui avait indiqué. En face, de l'autre côté du boulevard, il vit un petit café avec une devanture dépourvue de rideau et une porte à carreaux vitrés.
John regarda s'il y avait une table libre près de la fenêtre et entra.
Il fallait bien qu'il se restaur‚t, après tout. Il ne pouvait tout de même pas compter sur les petits plats de sa mère tous les soirs. Il commanda une tasse de thé et prit place à la table située juste au milieu de cette grande devanture, d'o˘ il pouvait clairement apercevoir les bains, long b‚timent de brique marron avec un large escalier en façade qui conduisait à une porte à deux battants. Il commanda un hachis parmen-tier avec des petits pois et des carottes, un apple crumble et de la crème anglaise. qu'un seul homme aux allures de tapette pénétr‚t dans ces bains publics, et John, après avoir terminé
son repas, partirait pour ne plus jamais revenir.
Au bout de cinq minutes à peu près, le premier homme entra.
Il était grand et solidement b‚ti, et portait un vieux costume à
rayures bleues ainsi qu'une chemise sans col. De sa fenêtre, John avait une vue claire et dégagée. Suivit un deuxième homme, cheveux coupés en brosse sur toute la surface de son cr‚ne, comme un G.I. Tous les deux ressemblaient à des hommes ordinaires, à des époux et des pères de famille. John ne put rien avaler. Trop excité, trop énervé.
Trois autres hommes arrivèrent, dont deux plutôt ‚gés. John ne s'attendait pas à voir de tels individus, des sexagénaires chauves et ventrus, l'un avec une moustache blanche, l'autre avec un long pardessus alors qu'on était en juin et qu'il faisait chaud. Leur maturité le rassura pourtant. Ils semblaient conférer à cet établissement un air de respectabilité. Il est vrai qu'il s'agissait de bains municipaux, après tout, les gens fréquentaient cet endroit pour toutes sortes de raisons. …tait-ce vraiment le côté respectable de l'endroit qu'il recherchait?
John savait pertinemment que non, mais il voulait sauver les apparences, donner l'impression que se rendre au hammam était aussi naturel et convenable que d'aller au pub.
Il paya le repas auquel il n'avait pas touché, traversa la rue et s'approcha de l'escalier. Il était presque sept heures et il devait passer prendre l'ordre du jour de cette fameuse réunion associative à huit heures. Trop tard pour essayer les bains à
présent. Du moins voulut-il bien le croire. Il reviendrait un autre jour. quand il aurait plus de temps. Son cour battait contre sa poitrine, d'un rythme lourd, comme lorsqu'il était dans la forêt. John commença à descendre la rue située à
gauche du b‚timent, levant la tête pour regarder les fenêtres, qui étaient bien trop hautes pour que l'on p˚t apercevoir quoi que ce f˚t à travers. Dans la rue derrière, s'élevait un haut mur de brique tout simple, légèrement lugubre en raison de l'absence de toute fenêtre. Il remonta alors la rue située à droite du b‚timent et se retrouva de nouveau sur le boulevard. La semaine prochaine. Mardi ou jeudi prochain. Il repartit en direction du métro.
Le meilleur moyen d'y arriver était de ne pas penser. Ou de penser à autre chose. De se forcer. John pensa à ses deux projets professionnels. Le rédacteur de l'hebdomadaire lui avait répondu, lui proposant le poste, et John l'avait accepté.
Il était prêt à tout pour fuir le Walthamstow Independent, ces ricaneurs, cet enragé de patron, ces rotatives chaudes et nauséabondes, le manque de temps et l'affolement perpétuel.
Certes, les conditions de travail pouvaient très bien se révéler tout aussi mauvaises dans son nouveau poste, mais qu'importe, au moins le cadre serait différent.
Et puis il y avait également la piste du quotidien dans le West Country. Ils lui avaient écrit et lui avaient proposé de venir samedi pour l'entretien. John avait été sensible à leur choix.
Au moins, ils comprenaient qu'il avait des obligations ici, et qu'il ne pouvait pas prendre le train comme cela du jour au lendemain pour faire trois cent cinquante kilomètres. Ils avaient accepté de le voir un week-end. Cela signifiait que sa candidature les intéressait vraiment, non? Et bien qu'il e˚t confirmé à l'hebdomadaire qu'il commencerait chez eux dès juillet, John restait ouvert à toute autre proposition. Il pouvait toujours faire machine arrière après-coup. Ce genre de pratique était monnaie courante, elle permettait de mettre toutes les chances de son côté, de ne négliger aucune proposition. La seule question était maintenant de savoir s'il pouvait envisager de partir à trois cent cinquante kilomètres de sa famille.
De conjectures en hypothèses, John avait réussi à totalement oublier les bains publics. Et voilà qu'il se retrouvait à
présent en train de gravir les marches de l'escalier, vers cette porte à deux battants. Un flot d'émotions le submergea, la peur, et l'intuition presque palpable qu'il entreprenait là
quelque chose qui le conduisait peut-être à sa perte, qu'il risquait de regretter le reste de sa vie. John poussa la porte et pénétra dans le b‚timent.
Il arriva dans une sorte de hall ou de vestibule. Sur la gauche se dressait une caisse au-dessus de laquelle était accroché un panneau indiquant le prix d'entrée pour un bain, pour la piscine, pour le sauna, ainsi que les jours réservés aux femmes et aux hommes. Une femme d'environ soixante ans était assise à l'accueil. John s'attendait à ne voir que des hommes dans un tel endroit, et la voir assise là le rassura quelque peu. Elle n'avait physiquement rien de commun avec sa mère, elle était plus vieille, bien plus petite et bien plus grosse, mais il ne lui trouva pas moins un air maternel, placide, pondéré, calme. Elle portait un pull bleu et une blouse croisée à carreaux.
John paya l'entrée pour le sauna. La femme lui donna un ticket et l'orienta vers deux portes vertes tapissées de caoutchouc vert. Sur la gauche, il y avait une ouverture, une sorte de guichet. Un homme, l'homme aux cheveux coupés en brosse que John avait vu la semaine précédente, y remit son ticket d'entrée. John l'imita. Une fois que l'on était initié, c'était facile. Mais en serait-il de même jusqu'au bout ?
Les portes débouchaient sur une très grande salle. Là, avaient été installées trois longues tringles sur lesquelles se balançaient des cintres pourvus de paniers métalliques. Sur chacun de ces paniers se trouvait un petit disque de métal numéroté. L'homme à la brosse entra dans un vestiaire. John le suivit. Hors de vue, il pressa sa main contre sa poitrine et sentit le martèlement rapide et régulier de son cour. Sans bouger sa main de place, il prit de profondes inspirations et les pulsations commencèrent à ralentir.
Copiant scrupuleusement les gestes de l'autre homme, il ôta ses vêtements, les déposa dans le panier, plaça sa veste sur le cintre, glissa ses cigarettes et ses allumettes dans l'une de ses chaussures, retira les pièces de monnaies de ses poches, les mit dans son mouchoir auquel il fit deux nouds avant de le glisser dans sa deuxième chaussure. Les serviettes qu'il avait prises auparavant, il les disposa de la même manière que l'homme à
la brosse : une autour de sa taille, à la manière d'un sarong, la deuxième autour du cou. Un employé était arrivé, et lorsque John se détourna de son panier, celui-ci l'informa qu'il fallait garder le disque attaché à la lanière de caoutchouc sur lui, soit comme un bracelet soit autour de la cheville. John le mit autour de son poignet gauche.
La salle suivante était aménagée d'une foule de chaises de Bakélite ou de quelque autre nouveau plastique, marron et blanc. Les gens étaient assis et buvaient un thé. Une fois encore, John fut surpris de voir ces hommes d'un certain ‚ge dignement emmaillotés dans leur serviette, installés là à
bavarder et à fumer, à boire du thé dans des tasses de porcelaine blanche et épaisse. Lui s'était imaginé une atmosphère à
mi-chemin entre sortie scolaire et orgie romaine.
L'endroit était éclairé par des néons verts fluorescents ; les murs, revêtus d'un carrelage blanc, avaient pris une teinte gris‚tre, à moins que ce ne soit cet éclairage criard qui ne les ait décolorés. Mais la pièce n'en était pas moins agréablement chaude. Comme l'atmosphère aux Philippines la plupart du temps, chaude, feutrée et humide. Les plus ‚gés avaient des corps monstrueux, tout en renflements et en plis de chair, la peau marbrée et blanche pareille à celle d'un poisson gisant sur un étal, les jambes sillonnées d'un lacis de veines noueuses, sombres et grises. Mais ces nobles vieillards le rassuraient. Ce n'était certainement pas le sexe qui les attirait en ce lieu, de sorte que lorsqu'il surprit l'un d'eux en train de le regarder, John imputa ce regard discret à de la curiosité face à un nouveau venu.
Derrière un deuxième guichet se trouvait une préposée au thé, plus jeune que la femme à l'accueil, la quarantaine, l'air respectable. John aurait été déconcerté d'y voir une jeune blonde écervelée. Outre les tasses de thé, on pouvait acheter des petits pains au lait et des g‚teaux ainsi que du savon et du shampooing.
Il y avait encore deux autres portes, l'une avec un êcriteau au-dessus indiquant " Sauna ", l'autre " Massages, Douche, Bassin d'eau froide ". Lorsque la porte de gauche s'ouvrit, des volutes de vapeur surgirent, un jeune homme apparut escorté
par des nuages vaporeux tandis qu'il se dirigeait vers l'autre porte. John le suivit, circonspect. Il y avait dans cette nouvelle salle d'autres vieillards et quelques jeunes hommes superbes.
Cette impression de respectabilité qu'il avait ressentie jusqu'à
alors s'estompa pour laisser place à un sentiment de danger, de tension.
L'homme qu'il avait suivi, et qui devait avoir à peu près son
‚ge, avait lui aussi une serviette drapée autour de la taille; il se pavanait, le dos bien droit, le pas lent, en direction du bassin d'eau froide. Un groupe de badauds, dont le plus jeune ne pouvait avoir moins de soixante ans, le suivirent du regard. ¿
quoi pensaient-ils ? Croyaient-ils qu'un jeune homme tel que ce fier promeneur pouvait être en quête d'une figure paternelle ? On peut toujours rêver.
Le jeune homme laissa tomber sa serviette à terre et entra dans l'eau glacée. John avait les yeux rivés sur lui. Tout cela était si loin de ce qu'il avait pu imaginer. Sa peau était nacrée, ses cheveux blonds, de la couleur du beurre. Il ressortit de l'eau, ramassa sa serviette, et se dirigea vers la salle des douches, suivi par un autre, plus ‚gé que lui mais encore très jeune. John les suivit. Il lui fallait se donner une contenance, avoir l'air innocent, prendre une douche peut-être.
Le blond était en train de se savonner avec un luffa. Son compagnon - si tant est qu'il f˚t son compagnon - lui dit :
" Tu veux que je te frotte le dos, mec ? "
Ils étendirent une serviette sur un banc. Commença alors une séance de savonnage musclé. Se faisaient-ils du gringue ou était-ce là une attitude naturelle que tous les hommes normaux adoptaient ici ? Peut-être. John prit une douche.
quand il sortit, le massage au luffa n'était toujours pas terminé.
" C'était bien, mec ? demanda le plus ‚gé.
- Super, merci, fut la réponse. Tu veux que je m'occupe de toi ? "
Ils entrèrent tous les deux dans la douche. John s'éloigna.
Ils ne furent pas très longs. L'un dit à l'autre : " «a te dirait un petit moment dans le sauna ? "
John les suivit. En l'espace d'un quart d'heure, il avait l'impression d'en avoir appris autant, sinon plus, que s'il avait consulté un ami ou des ouvrages spécialisés, si tant est que de tels ouvrages eussent existé. La salle du sauna ressemblait à
un amphithé‚tre. Du moins le supposa-t-il, car il ne pouvait distinguer les derniers étages de gradins. La vapeur était trop dense, tout là-haut. Les deux jeunes hommes avaient disparu dans la brume.
Ils semblaient s'être élevés dans un nuage br˚lant. Au sol, la vapeur ressemblait à la p‚le brume d'un matin d'été, là-haut, elle était blanche, cotonneuse, dense, de sorte que l'on ne distinguait plus rien. C'est alors que, sentant de nouveau les battements sourds de son cour, il crut discerner là-haut, sur le cinquième et dernier étage de gradins, dans un coin, quelque voluptueuse ondulation. Rien de plus. Il n'y avait personne sur le niveau quatre, et deux ou trois ombres sur le troisième.
Il sentait confusément qu'il fallait agir vite. Assis au deuxième niveau, deux hommes d'un certain ‚ge le couvaient des yeux, le regard concupiscent, cela ne faisait aucun doute.
Ils espéraient le voir s'approcher et passer près d'eux. John venait de pénétrer dans un nouvel univers, un univers dont il n'avait jamais soupçonné l'existence. Lentement, d'une démarche posée, et commençant à y prendre un certain plaisir, il s'avança en direction de ces vieillards et, gravissant les marches, passa entre les deux. Chaque marche mesurait au moins quatre-vingts centimètres de haut, de sorte que les plus
‚gés ne pouvaient monter au-delà du deuxième niveau. Il sentit leurs regards sur lui, se délectant du plaisir sensuel mêlé
d'amertume que lui procurait la vue de son corps en mouvement tandis qu'il s'élevait et disparaissait progressivement dans ce brouillard blanc et épais.
Rien ne pouvait l'arrêter, maintenant. La vapeur était une sorte de coton br˚lant. Il étendit une de ses serviettes et s'allongea sur le quatrième niveau de cet amphithé‚tre. quelqu'un viendrait-il le rejoindre ? John ne savait plus si tel était son souhait ou non. En un sens, il sentait qu'il en avait suffisamment fait pour aujourd'hui, qu'il avait suffisamment été
initié. Il était couché sur le dos, une jambe tendue qui venait toucher la marche en contrebas, l'autre repliée, le bras droit posé sous la nuque, le gauche négligemment posé sur le ventre.
La deuxième serviette de bain le recouvrait d'une manière décente - d'une manière aguichante ? Il ferma les yeux. Dans cette chaleur et cet épais brouillard cotonneux, les yeux fermés, il pensait combien ce serait merveilleux si quelqu'un s'approchait de lui, le regardait. Le touchait.
Là, tout le temps qu'il resta allongé, il se sentit observé. Et pas seulement par les vieillards sur les niveaux inférieurs, lesquels, ne pouvaient peut-être même pas le voir là o˘ il était.
Non, par ces superbes jeunes hommes, distinguant à peine sa silhouette et sa jeunesse à travers cette blancheur opaque et aguichante. Un voile, un rideau de tulle, un masque protecteur.
Au bout d'une demi-heure, John se releva et descendit les marches. Peut-être parce qu'il avait décidé que rien ne se passerait, aujourd'hui. Il fut surpris et légèrement choqué
lorsqu'un des vieux tendit la main à son passage et lui caressa la jambe. John se pencha et repoussa cette main. Il se doucha à nouveau, jeta ses deux serviettes dans la corbeille, se rhabilla et sortit.
L'air de la rue le saisit, bien que la soirée f˚t douce et qu'elle se rapproch‚t du cour de l'été. Il était également harassé, épuisé autant à cause de cette initiation que de la chaleur. La prochaine fois, il se passerait quelque chose. Si prochaine fois il y avait.
Captivé par le manuscrit de Titus Romney, Robert en avait oublié l'heure. Ce n'est qu'arrivé à la fin du chapitre 6 qu'il s'aperçut qu'il était minuit. Il lui fallait attendre le lendemain pour lire le reste et il pourrait le terminer la veille de son départ en vacances.
En montant se coucher, il se souvint de toutes les réflexions étranges que lui avait inspirées cette lecture. Si ce manuscrit ne lui avait pas été adressé par l'agent littéraire de Titus Romney lui-même, Robert aurait juré qu'il s'agissait là de l'ouvre de feu Gerald Candless. Il n'aurait pas considéré cet ouvrage comme un de ses meilleurs romans, ni même comme un de ses romans accomplis, mais, compte tenu que ce livre se lisait comme un synopsis, il l'aurait considéré plutôt comme une ébauche, voire un essai de roman.
Pour autant qu'il le s˚t, Titus Romney et Gerald Candless ne se connaissaient pas. Ils s'étaient peut-être rencontrés lors d'une soirée organisée par quelque éditeur, ou bien encore au cours d'un festival littéraire, mais leurs relations devaient certainement s'arrêter là. Consciemment ou inconsciemment, Romney singeait-il l'ouvre de Gerald ? La lecture d'Une blanche palmature l'aurait-il si puissamment influencé qu'il se serait mis à en imiter le style ?
Robert s'allongea aux côtés de sa femme endormie mais resta éveillé un long moment ; il pensait à ces deux romanciers et se souvint soudain de la déclaration de Titus Romney lors d'une interview accordée à Radio Times selon laquelle son problème en tant qu'écrivain n'était pas la rédaction du livre mais le choix du sujet.
John fit manifestement bonne impression au rédacteur du quotidien. Il n'aurait pas été surpris qu'il lui propos‚t le poste immédiatement, mais non. Il se contenta du traditionnel " On vous écrira ", et en un sens John en fut soulagé. qu'aurait-il répondu si on lui avait demandé de commencer dans deux semaines ?
Après tout, il avait déjà accepté l'autre poste. Son but était de rejoindre les grandes maisons de presse à Fleet Street, ou de devenir écrivain, un vrai, à plein temps. Peu importait, pour réaliser l'un de ces projets, voire les deux, qu'il travaill‚t alors pour un hebdomadaire dans la banlieue de Londres ou pour un quotidien de province. Mais il ne savait toujours pas quelle décision prendre. Il pensait aux siens.
Il se rappela alors que l'anniversaire de sa sour Mary tombait dans tout juste une semaine, lundi prochain pour être plus précis, le 2 juillet. Elle allait avoir seize ans. Ayant économisé pendant quelque temps ses tickets de rationnement, il s'était déjà procuré une boîte de chocolats pour elle. Bien que la guerre f˚t terminée depuis six ans, le chocolat était encore et toujours rationné, si bien qu'une boîte de Black Magie était un véritable luxe. Mais il fallait lui trouver un autre cadeau.
Avec sept livres par semaine, John vivait correctement et aurait pu lui acheter un pull ou suffisamment de tissu pour se faire une robe, seulement Mary n'aimait pas trop les vêtements. Sur le chemin de la gare et du train pour Londres, il lui acheta un livre de poésie, Le Jeune Pégase, dans une librairie.
Il rêva beaucoup cette nuit-là. Il rêvait en fait chaque nuit maintenant, il s'endormait, bercé par une douce rêverie, au cours de laquelle, partant des visions de ces hommes jeunes et superbes, il se laissait progressivement glisser vers le rêve, de sorte qu'il ne savait jamais o˘ se trouvait la frontière entre ces deux univers. Soit ils étaient dans la menaçante pénombre de la forêt décimée, soit dans des versions diverses et variées de la salle de sauna. Il voyait leurs corps nus étendus sur les différents étages d'une ziggourat, sur les degrés de quelque temple aztèque ; il les voyait descendre fièrement et voluptueusement les marches d'une pyramide, voilés par une brume tour à tour dense et légère, instable, une brume qui se levait momentanément puis retombait dans un tourbillon de cumulus tombés du ciel.
Parfois, la brume descendait si bas que ses yeux, éveillés ou endormis, ne distinguaient plus rien. Aveuglé, il restait en suspens, plongé dans cette blanche obscurité aussi opaque qu'étouffante, dans ce ballot de laine, ce banc de brouillard.
Puis, au moment o˘ il pensait bientôt perdre connaissance et s'asphyxier, la vapeur se dissipait, se levait, dévoilant de nouveau cette beauté et cette jeunesse, plus lumineuse, dévoilant non plus simplement des corps exposés et déambulant, mais enlacés, étreints, et ces derniers temps, passionnément unis.
Il savait que tant qu'il ne se déciderait pas, dans la réalité, à passer à l'acte et à imiter ces jeunes gens, son rôle dans ces rêves fantasmes resterait un rôle de figuration. Mais il était prêt à présent, conscient que le moment était venu. Toutes ses idées selon lesquelles il n'était peut-être pas vraiment homosexuel, qu'il existait une autre issue, un autre chemin qui pourrait le conduire vers l'amour des femmes, avaient complètement disparu. Il se sentait impliqué. Il s'était engagé dans cette voie-là, et non dans l'autre, et désormais il ne pouvait plus faire marche arrière. Dès que l'occasion se présenterait, il retournerait aux bains publics.
Encore fallait-il trouver le temps. En dépit des apparences, il ne s'agissait pas d'une de ces bonnes vieilles excuses auxquelles John avait recours d'ordinaire par peur et par manque de confiance en lui. Il n'avait réellement pas le temps, ils avaient énormément de travail au journal, en ce moment. Il ne lui vint pas à l'idée qu'avec son projet de les quitter, et de bientôt leur présenter sa démission, il aurait pu lever le pied et ne plus se donner autant de peine. Ses sujets, il continua de les traiter avec son zèle habituel. Il aurait pu se rendre à Mile End le mardi suivant, mais un mardi par mois les membres de la commission immobilière se réunissaient, et il ne pouvait en aucun cas rater cette réunion. C'était lui le sténographe le plus rapide.
Le mercredi soir, il alla prendre son repas chez sa mère o˘ il ne fit qu'une courte apparition car il avait un article à écrire sur une pièce de thé‚tre qui se jouait dans une école. Il n'aurait jamais pris la peine d'y aller si cette actrice autrefois célèbre et amie de la directrice n'avait pas décidé d'assister à
la représentation. Desmond était à la maison lui aussi, il était rentré du boulot pour se changer avant de sortir à nouveau. Il était très bien habillé, d'un costume gris clair et d'un fringant chapeau de feutre. Ils marchèrent tous les deux jusqu'à l'arrêt de bus et, prenant congé, Desmond adressa un clin d'oil à
John, lui confiant qu'il avait un rendez-vous. Puis il monta dans un taxi.
Le jeudi, John pensa pouvoir enfin se libérer pour le soir.
Soit il se débrouillait pour y aller aujourd'hui, soit sa visite aux bains était reportée au mardi suivant car vendredi exceptionnellement, dimanche et lundi étaient réservés aux femmes; et samedi, il avait prévu autre chose. Il avait promis à Mary et Stephen de les emmener au zoo. Le journal était imprimé le jeudi, voilà pourquoi le jeudi était une journée chargée au bureau, tous les reporters mettaient la main à la p‚te. Il n'y avait pas de syndiqués, et chaque journaliste travaillait à la composition, disposant titres, articles et clichés dans les planches à caractères. L'une des t‚ches de John consistait à
installer les blocs pour le problème d'échecs hebdomadaire.
Il était occupé à cela lorsque le secrétaire de rédaction vint lui demander s'il pouvait se rendre à Woodford à sept heures pour couvrir une réunion politique. Le journaliste qui se chargeait habituellement de Woodford était en congé maladie.
Sylvia Pankhurst1 devait y faire une allocution. John fit remarquer qu'il croyait qu'elle était morte, mais le secrétaire lui confirma qu'il n'en était rien, qu'il confondait avec sa mère et que malheureusement il ne pouvait rien y changer. Il devrait exécuter les ordres.
Pourquoi ne lui avait-il pas rétorqué, " vous n'avez qu'à y aller vous-même, moi je pars " ? Il aurait pu. Il aurait d˚.
Puisque, de toute façon, il avait décidé d'écrire sa lettre de démission le lendemain. Mais non, au lieu de cela, il haussa les épaules, et accepta. " C'est d'accord ", dit-il.
Un refus lui aurait alors sauvé la vie, mais comment John aurait-il pu le savoir ? La lettre du quotidien du Devon, qui lui proposait le poste et un salaire bien plus intéressant que celui offert par l'hebdomadaire, arriva le vendredi matin. John avait décidé de façon ferme et catégorique, ou presque, de refuser cette offre et de prendre l'autre. Il rédigea sa lettre de démission et la posta le samedi matin, en allant chercher Mary et Stephen chez sa mère.
Cette dernière le prit par le cou et l'embrassa, ce qui ne se produisait bien évidemment pas à chacune de ses visites. Elle lui fit remarquer qu'il semblait fatigué, un peu tendu; avait-il des soucis ? Il fut à deux doigts de lui annoncer qu'il avait l'intention de changer de travail mais il s'abstint, car il ne savait toujours pas avec certitude quel poste il allait accepter.
Tandis qu'ils se dirigeaient vers la station de métro, Mary déclara qu'un jour la mère de sa copine avait fait une balade à dos d'éléphant et de chameau dans Régent's Park le long de BroadWalk. Pourraient-ils en faire autant? Oui, si c'est 1. Politicienne (1882-1960), fille d'une célèbre suffragette anglaise, Emmeline Goulden Pankhurst.
possible, mais, lorsqu'ils arrivèrent au zoo, ils découvrirent que les balades en question n'existaient plus. Les deux enfants eurent néanmoins l'occasion de monter sur un éléphant. Un jeune homme grand et mince était en train de nourrir les lions.
Il avait les cheveux et les yeux couleur d'ambre, et il était taillé
comme le Discobole du sculpteur grec Myron. Cette nuit-là, il fit une apparition dans la rêverie hypnagogique de John, vêtu d'un seul pagne qu'il laissa tomber sur le marbre tandis qu'il descendait les marches qui plongeaient dans un bassin cotonneux et brillant.
Il lui serait aisé de révéler à sa mère, à Joseph et aux enfants qu'il allait désormais travailler pour un journal au nord de Londres car, pour eux, cette nouvelle ne changerait pratiquement rien. John lui-même pourrait garder son studio et passer les voir aussi souvent que maintenant. Arrivé au lundi, John était fermement résolu à respecter sa décision et à accepter le poste de l'hebdomadaire, même s'il n'avait toujours pas donné
de réponse à la lettre du Devon. Mais bon, ils ne s'offusque-raient certainement pas pour deux jours de retard.
Le lundi après-midi, le secrétaire de rédaction entra dans le cagibi qui lui servait de bureau pour lui dire combien il regrettait la démission de John. Le rédacteur en chef aurait inévitablement son mot à dire à ce sujet lorsqu'il rentrerait de vacances.
" Je serai parti, d'ici là, dit John.
- que vous croyez, répondit le secrétaire de rédaction. Je suis persuadé que vous allez revenir sur votre décision.
- ¿ votre place, je ne compterais pas trop là-dessus. "
John termina sa prise de notes et prit le bus jusqu'à Ching-
ford. Là, il entra dans un café, commanda une tasse de thé et un pain au lait avant de se rendre à la réunion de l'association de quartier de Chingford Mount. Réunion qui dura bien plus longtemps que John ne l'avait escompté, et qui ne déboucha sur rien de véritablement concret. John en vint alors à se demander combien de temps encore il supporterait d'assister à ce genre de réunions paroissiales de seconde zone. En revanche, s'il travaillait pour ce quotidien du Devon... Mais il avait opté pour l'hebdomadaire du nord de Londres, le nord de Londres ce serait donc.
Il était presque huit heures quand il arriva chez sa mère pour la fête d'anniversaire de Mary. Celle-ci avait invité deux camarades de classe, l'une jolie, l'autre polie, deux adolescentes
‚gées de seize ans et qui gloussaient constamment. Mary, elle, ne gloussait jamais, elle était posée, calme, tendre et affectueuse. John lui donna ses cadeaux. Elle sourit et roula les yeux en apercevant les chocolats, mais, après avoir déballé et feuilleté le livre de poésie, elle s'approcha de John, le prit par le cou et l'embrassa.
Et les copines de glousser. L'une d'elles feuilleta Le Jeune Pégase en faisant la grimace, et demanda à John, toujours en gloussant, s'il avait lu Ambre. John répondit oui d'un signe de la tête. Ce livre ainsi que quelques autres ouvrages de porno-graphie hétérosexuelle modérée (très modérée) avaient fait partie des livres qu'il s'était imposé de lire, quelques années plus tôt, dans le but si souvent avorté de réorienter ses penchants sexuels. Considérant la jeune fille qui venait de poser cette question, il se dit qu'elle était décidément très gracieuse, une vraie beauté, une vraie Lana Turner1 locale, faisant plus que son ‚ge, au moins dix-neuf ans. Sa beauté le laissait indifférent. Il la trouva foncièrement indésirable.
Toute la famille était présente, Stephen finissait ses devoirs dans un coin, Margaret, elle, en présence de ces adolescentes plus jeunes qu'elle, semblait m˚re et posée, Desmond était penché au-dessus de la radio à écouter Phil Harris qui chantait The Darktown Poker Club2. Joseph, quant à lui, n'avait pas bougé de son siège, il était encore assis à la table, derrière les vestiges du g‚teau d'anniversaire de Mary, ce qui venant de lui était un signe de cordialité. Mary était sa préférée, la seule dont il parlait en disant ma fille, et non ma belle-fille ou mon beau-fils comme pour les autres.
Ce fut Desmond qui suggéra de jouer au Jeu. S'il ne l'avait pas fait quelqu'un d'autre s'en serait inévitablement chargé, 1. Star du cinéma des années trente et quarante.
2. Phil Harris, chanteur qui prêta sa voix à Balloo dans le dessin animé
tiré
du Livre de la jungle.
car ils ne pouvaient concevoir une soirée sans y jouer. Desmond éteignit la radio et s'adressa aux deux filles, la belle et la polie.
" Cela s'appelle "croisés, décroisés". Le but est de découvrir la bonne façon de passer les ciseaux à son voisin.
- On est obligé de jouer ? "
La belle avait les yeux rivés sur Desmond. Ils auraient fait un joli couple tous les deux, pensa John, narquois, mais vraisemblablement Desmond n'était pas plus attiré par elle que John ne l'était. Elle minaudait, le regard plein d'espoir, mais Desmond se contenta de dire : " Oui, tu es obligée. Tu vas adorer, tu verras. "
Margaret alla chercher les ciseaux de couture de sa mère. Ils étaient en acier, le métal était usé et avait pris une teinte vert-de-gris foncé, les anneaux étaient entourés de sparadrap pour éviter que les doigts qui les utilisaient ne s'abîment. Pendant très longtemps, leur mère avait confectionné elle-même les vêtements de ses enfants. Mary, la reine de la soirée, prit les ciseaux, les ouvrit et les donna à sa sour.
" Je te les donne croisés.
- Je les prends croisés et je les donne décroisés, dit Margaret en changeant de position.
- Je les prends décroisés, dit la belle, et je les donne décroisés.
- Faux... "
Robert posa le manuscrit, se leva et traversa la pièce.
Debout, les mains sur le rebord de la fenêtre, il regarda au-dehors dans cette rue londonienne o˘ il ne vit rien. quand avait-il été initié à ce jeu ? O˘, il le savait parfaitement. C'était à Lundy View House, bien s˚r. Hope y avait participé, mais pas sa sour. Sarah était absente, à l'université. Ursula, quant à
elle, avait refusé de jouer. Lui, son épouse, et ses deux aînés, pensa-t-il. Il se rappela combien il avait été consterné par ce jeu. Sa femme, elle, avait été gênée.
C'était en 1981 ou 82. Peu après qu'il ne devint l'éditeur de Gerald, de toute façon, lors de leur première visite à Lundy View House. Le Jeu, comme ils l'appelaient tous, avec un J
majuscule. Deux ans plus tard, lui et sa femme avaient été
contraints d'y rejouer. Sa femme avait pigé le truc. Titus Romney avait vraisemblablement lui aussi fait un petit séjour chez les Candless et avait été initié. Il lui faudrait impérativement s'en assurer.
Sinon, cela signifierait que... Non, il se refusait à envisager cette effrayante éventualité. Le style ressemblait à s'y méprendre à celui de Gerald, et cette histoire de famille...
Robert sauta les paragraphes consacrés au Jeu. Il y en avait des pages et des pages.
" C'est une impression ou vous n'allez pas trouver la solution ? dit Stephen.
- Vous n'avez qu'à nous la donner, la solution.
- Jamais de la vie. Vous retenterez votre chance une autre fois. "
John se souvint alors qu'il n'avait rien mangé. Ou plutôt, sa mère s'en souvint pour lui et lui apporta sa mortadelle, ses oufs brouillés et du thé, plus une part du g‚teau de Mary. La radio était de nouveau allumée, quelqu'un donnait lecture d'un roman, mais Desmond, ne supportant pas ce genre d'émission, commença à tourner les boutons dans tous les sens à la recherche de musique dansante. Les filles avaient offert à
Mary du vernis à ongles - qu'elle n'utiliserait jamais - et un parfum Soir de Paris - qu'elle utiliserait peut-être ; elle avait également eu quinze cartes de collection. Elle disposa ses cartes et ses cadeaux sur la petite table près de la fenêtre. La table était encombrée, étriquée, car il fallait ranger ailleurs les objets qui s'y trouvaient jusqu'à présent. De toute façon, la maison elle-même était étriquée mais personne ne semblait s'en plaindre.
John parla tranquillement avec Joseph de La Poste, du monde qui évoluait, et échangea deux ou trois mots avec Desmond. Il était content que Desmond n'e˚t pas prévu de sortir ce soir-là, de le voir rester à la maison avec la famille; peut-être irait-il se coucher en même temps que Stephen. John avait beau savoir qu'il n'avait pas le droit de condamner ainsi l'attitude de Desmond, ne f˚t-ce que silencieusement, il ne pouvait s'empêcher de se réjouir lorsqu'il voyait que le foyer avait retrouvé ordre et paix. Puis, s'apprêtant à partir, il déclara à sa mère qu'il reviendrait le mercredi suivant, il aurait alors quelque chose à lui dire, une nouvelle à lui annoncer.
Tout le monde br˚lait d'envie de connaître cette nouvelle, mais John refusa d'en dire davantage, non, pas aujourd'hui.
quand un fils dit qu'il a une annonce à faire à sa mère, cette dernière, en mère qui se respecte, ne manque jamais d'imaginer aussitôt qu'il va se marier. John se mit à rire.
" Je ne vais pas me marier, c'est tout ce que je peux vous dire. "
Il embrassa les filles, il embrassa sa mère. Joseph lui serra la main, cela lui arrivait parfois, l'approuvant d'un air grave.
La belle et sa copine étaient rentrées chez elles, il était dix heures et demie passées. Tous s'entassèrent dans la petite entrée pour " le raccompagner hors des lieux ", selon l'expression de Joseph, lequel lui lança, comme à son habitude :
" Dieu te garde. "
John se retourna et leur fit signe de la main. Il se retourna une deuxième fois mais ils étaient tous rentrés et la porte s'était refermée. La nuit était fraîche pour un mois de juillet et il dut attendre son bus un assez long moment.
Ce n'est pas parce que l'on a brisé la glace une fois que la glace est brisée pour toujours. Elle regèle peu à peu, se recompose, colmatant les craquelures. John en fit l'expérience le jeudi soir suivant. Le lieu lui était de nouveau étranger ou presque, et John allait devoir repartir de zéro. Si seulement il avait pu venir la semaine précédente...
Il entra dans le café et commanda une tasse de thé. Il s'était installé près de la vitre et observait le b‚timent des bains publics, remarquant des détails qui lui avaient échappé
jusqu'alors, le portique de béton, les colonnes en retrait de chaque côté de l'entrée principale, une large fissure sur l'une des marches de l'escalier. Au-dessus, le ciel était bleu jonché
de nuages blancs amoncelés. Sept heures trente. Le jour était encore aussi lumineux qu'en milieu de journée.
Un premier homme gravit les marches, puis un deuxième. Ces deux hommes avaient physiquement autant de points communs qu'en aurait eus la jolie copine de Mary avec une adolescente quelconque. Le deuxième ressemblait à cet employé du zoo aux cheveux ambrés, aussi altier, grand et beau, aussi jeune.
Cela aurait d'ailleurs très bien pu être lui. Le soleil jouait avec sa crinière dorée. John en fut effrayé et tout excité en même temps.
Une femme, différente, la quarantaine, vendait les tickets.
John lui demanda une entrée pour le sauna. Cette fois, il savait o˘ se diriger, mais il n'y avait personne pour le précéder. Se sentant presque plus emprunté que la première fois, il ôta ses vêtements, les déposa dans le panier, glissa ses cigarettes et son briquet dans une de ses chaussures et ses pièces de monnaie dans l'autre. Un homme entra, le regarda, et lui adressa un sourire amical et avenant. Légèrement enhardi, il attacha le bracelet de caoutchouc autour de son poignet, prit deux serviettes, une qu'il mettrait à la manière d'un sarong autour de la taille, et l'autre autour du cou.
Sans perdre plus de temps, il se dirigea cette fois directement vers la salle de sauna. Les sexagénaires étaient assis sur l'étage inférieur de l'amphithé‚tre. John leur accorda à peine un regard, il cherchait cet homme à la crinière dorée qu'il avait vu entrer. Il avait gardé en mémoire l'impression d'une blancheur éblouissante. Aujourd'hui, l'endroit lui parut plus sombre, plus terne. La salle semblait imprégnée d'une atmosphère voilée, mystérieuse. Il aperçut le néon qu'il n'avait pas remarqué alors, recouvert d'une serviette.
Sur le quatrième niveau, tout au bout, un homme était assis.
Bien qu'il ne p˚t le voir distinctement, tant tout était flou, indistinct, John l'aperçut suffisamment pour savoir que cet homme était jeune et qu'il était assis dans une posture sans équivoque, penché, les genoux écartés, les coudes délicatement posés sur les cuisses. ¿ supposer que l'homme à la chevelure d'ambre entr‚t maintenant dans le sauna, John ne pourrait le reconnaître. Pas dans cette brume, ce brouillard suave et br˚lant.
…tait-ce à ce voile blanc que les vieux s'en remettaient, pleins d'espoir et de convoitise, tablaient-ils sur le fait qu'au milieu de cette brume, tous les chats étaient gris ?
Cette fois, personne ne chercha à lui caresser la jambe tandis qu'il gravissait les différents niveaux. La brume ellemême lui effleurait la poitrine, les épaules, les cuisses telle une main br˚lante, mais aucun bras de chair et de sang ne se tendait vers lui. Le jeune homme assis disparut dans le brouillard. John tournait le dos à la lumière à présent ; devant lui, et au-dessus, se dressait un rempart de fumée blanche quasiment impénétrable.
John se retrouva tout en haut, sur le cinquième niveau.
Comme la première fois, il y étendit sa serviette. En bas, il entendit la porte s'ouvrir puis se refermer, mais ne put voir personne. John s'allongea près du bord et laissa retomber sa jambe étendue sur le quatrième niveau et replia l'autre jambe le pied à plat sur le sol, un bras posé sur la poitrine, l'autre sous la nuque. Il ferma les yeux.
Tout était silencieux, chaud, immobile. En bas, sur leur premier étage de gradins, les plus ‚gés ne disaient mot. John essaya d'imaginer ce que signifierait pour lui de rencontrer quelqu'un tel que ce jeune homme à la crinière ambrée, se retrouver dans ses bras, sentir ses caresses, et aller jusqu'au bout avec lui. Son corps frémit à ces seules évocations; John se tourna légèrement, pivota, puis se livra de nouveau à cette tiède volupté. C'est alors qu'il sentit la présence de quelqu'un.
Les yeux fermés, sans éprouver le besoin de les rouvrir, il s'abandonna davantage à cette nonchalance. Ses jambes, ses bras, tous ses muscles se rel‚chèrent peu à peu, comme si la tension, à présent fluide, parcourait son corps et s'échappait goutte à goutte au bout de ses doigts.
quelqu'un approchait. quelqu'un déambulait sur le quatrième niveau, dans cette chaleur lactescente et ouatée, puis ralentit et s'arrêta près de lui. Non pour le regarder, devina John, qui avait déjà senti qu'il s'agissait là d'un jeune corps exquis, aussi désirable que le sien. Mais pour s'asseoir juste en dessous de lui. Les jambes croisées - comment pouvait-il connaître ce détail ? Ses yeux étaient fermés comme s'il avait été plongé dans le sommeil et le rêve. Pour s'asseoir et frôler la jambe de John de son épaule. John entendait la respiration de l'homme, lente, régulière.
Pas de précipitation. Ils avaient tout leur temps. La tête et les épaules de l'inconnu vinrent se poser contre le flanc de John, et s'y installèrent. John ouvrit alors les yeux, tourna langou-reusement la tête et vit une nuque brune, des cheveux mouillés et emmêlés, des épaules délicates, soyeuses, superbes, marmoréennes, de la couleur du miel. Ses yeux se refermèrent, il préférait les fermer, maintenant qu'il savait que son compagnon était jeune et agréable à regarder.
Il avait envie de toucher ses cheveux, de les caresser, mais il n'osait pas. Mieux valait se résoudre à la passivité, attendre, et laisser l'autre prendre les initiatives. Une main effleura sa jambe. John retint sa respiration. que devait-il faire pour s'offrir à lui, pour lui signaler qu'il était prêt ?
C'était comme si une petite voix l'avait guidé, mais bien s˚r elle n'existait pas, cette voix. John attrapa la serviette qui le recouvrait, l'ôta, et la fit tomber sur la quatrième marche. Mon amant, pensa-t-il, cet homme sera mon amant. Ils étaient l'un contre l'autre à présent; un autre corps allait bientôt s'unir au sien, il sentait ce corps ferme et doux glisser sur le sien. Une bouche, chaude, puissante, mais aussi veloutée qu'une fleur, se referma sur sa peau.
Il faisait merveilleusement et horriblement chaud. Presque étouffant. John ne pensait à rien, sa raison s'était envolée, il était tout entier abandonné à son corps, à son rêve, à ses sensations. Et à un sentiment qu'il n'avait jamais éprouvé
jusqu'alors mais qui selon lui ressemblait à la passion, une sorte de joie mêlée de souffrance qui s'amplifiait, s'éveillait, s'épanouissait, et exultait. Il embrassa son compagnon, lui rendant ses baisers, en recevant d'autres, savourant avec lui ce plaisir liquide tandis que le brouillard, à mi-chemin entre l'eau et la lumière du soleil, moite et aride, se pressait, dense et caressant, contre sa peau.
Mon amant, pensa-t-il. L'espace d'un instant, John ne fit plus qu'un avec son compagnon, leurs deux identités étroitement confondues, mêlées l'une à l'autre en une communion parfaite. Puis ce fut l'accalmie, la quiétude. Son amant déposa un baiser sur sa joue, un baiser tendre et doux. John attendit un peu avant d'ouvrir les yeux. Son amant s'était éloigné, lui tournait le dos. Il redescendait. A mesure qu'il revenait à la vie ordinaire et à ses usages, John eut bientôt peur de le perdre, peur qu'il ne s'évanouît dans ce brouillard, qu'il pass‚t la porte et ne dispar˚t à jamais.
Il fallait à tout prix éviter cela. John aurait certainement besoin de le revoir. Il sentit une douce ivresse l'envahir. Il n'avait à aucun moment aperçu le visage de cet homme, mais John n'en était pas moins amoureux. Il se précipita derrière lui, descendit vers les niveaux inférieurs, traversant la brume, ignorant les vieillards, la main qui le toucha. John en savait tellement plus à présent, il avait tellement plus d'expérience.
Ayant rattrapé son amant, il posa sa main sur son épaule marmoréenne, ambrée, un geste intime, presque possessif. Il le suivit et passa la porte, quitta la chaleur et le brouillard et cette blancheur opaque. Là, dans la salle voisine, o˘ se trouvaient les tables de Bakélite, d'autres hommes ‚gés et la préposée au thé, il tira sur la serviette de l'inconnu et regarda son amant se retourner.
C'était Desmond, son frère.
John réprima un cri d'horreur. Il traversa la pièce en courant, manquant de déraper sur le sol glissant. Il ne prit pas le temps de se doucher et s'habilla, haletant, sanglotant, cher-
chant ses vêtements à t‚tons comme on le fait parfois en rêve.
Il se précipita hors du b‚timent et s'engouffra dans la nuit chaude et figée; les pièces de monnaie qu'il avait retirées de sa chaussure tintaient encore dans sa main. Une seconde vague de chaleur déferla sur lui, et John fut de nouveau tout en nage. Il s'était arrêté quelques secondes mais il reprit sa course. Il courut, courut.
La voix de Joseph lui parvint : " Dieu te garde. " Cette phrase résonnait à ses oreilles. Les images de la dernière heure qu'il venait de vivre défilèrent sur l'écran de son esprit.
Après une telle expérience, il ne pourrait plus jamais rentrer chez lui, ne pourrait plus jamais affronter le regard d'aucun des siens, non, pas après cela, le péché suprême. Il venait de briser la famille, de la faire voler en éclats comme une galerie de glaces. Dehors, un monde désert, lointain et étranger se dressait et John le rejoignait. Les gens se retournaient pour dévisager cet homme qui courait, qui pleurait en courant, le dévisageaient puis se détournaient, gênés.
Là-bas, dans cette brume, il était mort. Mais ce ne fut que bien des heures plus tard, après une nuit et une demi-journée de terrible souffrance et d'incrédulité, qu'il finit par admettre que cette vie qu'il avait connue jusqu'à présent était terminée et qu'il lui fallait absolument renaître.
Je ne trouverai certainement pas le sommeil cette nuit, pensa Robert. Il se mit tout de même au lit, s'allongea, les yeux fermés jusqu'au moment o˘ les images qui se profilaient dans la pénombre devinssent importunes. Près de la fenêtre, observant l'aube poindre, il commença à réfléchir à la manière la plus appropriée de révéler à Sarah Candless et à Titus Romney ce qu'il venait de découvrir.
FIN