Ses histoires se composaient de plusieurs parties. Lesquelles leur avait-il racontées ce printemps-là, tandis que Sarah était ‚gée de trois ans et Hope de dix-huit mois ? Vingt-huit années plus tard, Ursula ne se souvenait plus. Elle ne se rappelait qu'une chose : bien que Hope f˚t vraiment trop petite pour comprendre, elle semblait captivée. Ce quart d'heure d'histoire était le seul moment o˘ la petite fille turbulente se calmait. que se passait-il dans ces histoires ? Ursula en avait très peu de souvenirs. Elle se souvenait juste de l'histoire de ce vieil homme qui, gr‚ce à son pigeon voyageur, envoyait des messages à une petite fille à l'autre bout du pays, et celle de cet enfant qu'un maître très sévère forçait à monter dans les conduits de cheminées, largement inspirée du roman pour enfants Les Bébés d'eau de Charles Kingsley, ainsi que des Chants d'innocence de William Blake, qu'elle n'avait pas encore lus à l'époque.
Rien, dans ces histoires, ne faisait référence à ce " quelqu'un d'autre ". Comment pouvait-il en être autrement?
Comment avait-elle pu imaginer qu'il p˚t en être autrement ?
Gerald lui donnait beaucoup d'argent. Ils avaient un compte commun et jamais il ne lui demandait de justifier ses dépenses.
Remarquait-il seulement ce qu'elle dépensait ? Il ne lui adressa toutefois jamais le moindre reproche. Selon Ursula, l'argent ne l'intéressait pas. Une jolie maison, une belle maison dans un petit coin de paradis, tel était son seul et unique projet financier, ainsi qu'il le déclarait de temps en temps. Les voyages à
l'étranger ne l'attiraient guère. Il n'aimait pas le thé‚tre et détestait l'opéra. Certes, il possédait bon nombre de livres, mais la plupart lui avaient été offerts. Un de ses éditeurs lui avait fait cadeau de l'Encyclopaedia Britannica, un autre du grand ouvrage de référence de langue anglaise en vingt volumes, Oxford Dictionary. Leur voiture était une Morris break, plus pratique pour transporter les enfants et tout leur attirail. Les vêtements servaient uniquement à ne pas avoir froid, et à être présentable. quant à sa montre, il l'avait depuis vingt ans.
Ursula disposait d'autant d'argent qu'elle le désirait, et pouvait le dépenser à sa convenance. Elle décida, ce mois d'avril-là, de louer les services d'un détective privé.
Avant la mort de Gerald, Ursula n'avait jamais pénétré dans sa chambre. Elle trouvait parfois étrange d'avoir dans sa maison, une maison qu'elle habitait depuis vingt-sept ans, une pièce o˘ elle n'était jamais entrée, dont elle connaissait à peine la disposition, et dont elle ignorait totalement l'ameublement.
C'était une sorte de chambre de Barbe-Bleue qui pouvait tout aussi bien ne rien cacher que regorger d'indices sanglants.
Mais contrairement à l'héroÔne du conte, Ursula n'avait jamais cherché à savoir. Une fois seulement, revenant d'une promenade par le sentier de la falaise, elle avait traversé le jardin et s'était approchée de la maison, à l'endroit o˘ était située la chambre de Gerald. Elle avait levé la tête vers ses fenêtres, remarquant pour la première fois - ou l'avait-elle oublié? -
que cette pièce, à l'angle de la maison, possédait une fenêtre orientée au nord et l'autre à l'ouest.
Daphne y faisait le ménage et changeait les draps. Célibataire vivant avec sa sour elle-même célibataire, et leur mère, veuve depuis cinquante ans, Daphne n'avait jamais fait le moindre commentaire sur le fait qu'Ursula et Gerald ne partageaient pas la même chambre. Elle ignorait peut-être les habitudes de la plupart des couples mariés, cette situation ne lui semblait peut-être pas extraordinaire. Daphne changeait les draps, en chantant Dashing Away with thé Smoothing Iron et nettoyait la " pièce de M. Candless ", comme elle disait. En effet, tandis que Mme Candless était devenue Ursula il y avait bien longtemps, M. Candless était resté, quant à lui, encore et toujours M. Candless.
Ursula soupçonnait Mme Batty, en bonne vieille victorienne qui se respecte, de faire la chasse aux courants d'air, et, tout bien considéré, à l'air en général, car Daphne n'ouvrait jamais les fenêtres et, les trouvait-elle ouvertes, elle les refermait aussitôt. Ursula aéra donc la pièce et s'appuya sur le rebord de la fenêtre orientée à l'ouest. La mer, sombre et grise, tel un rouleau de taffetas froncé qu'on aurait déplié, était immobile et semblait à peine clapoter contre le sable p‚le et lisse. Le temps était bruineux mais la brume, arachnéenne, haute dans le ciel, ne masquait que l'île et la pointe au loin.
1. Le jour du repassage : chanson populaire victorienne qui raconte les différentes t‚ches quotidiennes d'une femme au foyer.
Des stores ornaient les fenêtres. Dans la chambre se trouvaient un lit recouvert d'un édredon, lui-même recouvert d'une housse à rayures bleues et blanches, deux oreillers protégés par des taies blanches, plusieurs centaines de livres de poche dans une bibliothèque sans prétention, une commode et une chaise haute. Sans oublier ce placard qu'elle crut reconnaître après trois décennies, mais, étant donné que toutes les chambres possédaient ce genre de placard, elle ne l'avait, après tout, peut-
être jamais vu.
Les deux tableaux, l'un accroché face à la fenêtre orientée au nord, et l'autre sur le mur opposé, déplurent à Ursula. Bien qu'elle e˚t beaucoup évolué depuis ces années o˘, petite fille ingénue et confiante, lui e˚t-on demandé son avis, elle aurait répondu que l'on devait décorer sa chambre avec de jolis tableaux représentant, sinon des petits chats et des chiots, du moins des soleils couchants et des nénuphars à la Monet, elle s'étonnait encore des go˚ts et du caractère de son défunt mari qui avait choisi Les Prisons imaginaires de Piranèse et la représentation d'un phare, au milieu d'une mer déchaînée et d'un ciel assiégé de nuages menaçants.
Et ses vêtements ? réalisa-t-elle. Gerald était mort depuis trois mois et à aucun moment elle n'avait songé à trier ses habits. Ils lui étaient complètement sortis de la tête. Elle ouvrit le placard : pantalons larges, vestes déformées, deux vieux costumes de tweed, et une canadienne épaisse gris foncé. Cela sentait le renfermé, la vieille laine. Jadis, lorsqu'une personne mourait, on donnait ses vêtements à une vente de bienfaisance.
¿ présent, on les portait dans l'une des boutiques du Secours populaire.
Ursula commença à sortir les habits du placard et à les jeter sur le lit. Une fois le placard vidé, elle l'épousseta puis le referma. Elle décrocha les tableaux, inconvenants, selon elle, dans une chambre d'amis, et aperçut au dos du tableau repré-
sentant le phare : Korsô fyr signé August Strindberg. Diplômée en histoire de l'art, elle ignorait cependant que Strindberg avait également fait de la peinture. Elle descendit les tableaux - des copies - au rez-de-chaussée, les posa contre un mur du bureau et les remplaça par une nature morte qui trônait dans sa propre chambre et Lumière du soir, portrait anodin et plutôt charmant signé Robert Duncan d'une jeune fille vêtue de blanc et entourée d'oies au milieu d'un massif de rosiers, que quelqu'un avait offert à Hope à l'occasion de ses douze ans.
Les vêtements étaient lourds, si bien qu'elle dut faire plusieurs voyages. Première étape, la cuisine. Elle les mettrait plus tard dans le coffre de la voiture, et les déposerait à la boutique de collecte Oxfam la prochaine fois qu'elle irait faire les magasins. Avant de se débarrasser des vêtements, il fallait en inspecter toutes les poches. Un sourire désabusé erra sur son visage. Elle se retrouvait dans la position de la femme ou de la veuve qui découvre, ô surprise, la preuve irréfutable que son mari la trompait. Le mot doux de sa maîtresse datant de plusieurs années. Ursula sourit à cette pensée, persuadée qu'elle ne trouverait aucune lettre ni aucune preuve de ce genre.
Décidant de remettre son inspection à plus tard, elle mit les vêtements dans un sac en plastique qu'elle entreposa dans le placard à balais, o˘ les filles n'iraient certainement pas mettre les pieds.
Pauline demanda immédiatement pourquoi elle ne pouvait pas coucher dans la chambre de Sarah, comme la dernière fois, et ne sembla guère heureuse d'apprendre que ses cousines devaient arriver.
" J'ignorais que tu avais une chambre d'amis à l'étage ", dit-elle, se rappelant sans doute toutes ces fois o˘ elle avait dormi en bas, dans la petite chambre, à présent reconvertie en bureau pour Ursula, ou dans la même chambre que Hope ou Sarah.
Ursula sourit sans rien dire, légèrement perturbée de se rendre compte qu'après tout ce temps Pauline avait toujours cru qu'elle et Gerald partageaient la même chambre, le même lit. Pauline promena son regard autour de la pièce, appréciant, de toute évidence, la vue et le tableau Lumière du soir, mais sans manifester d'enthousiasme particulier pour le reste.
" Ces livres doivent demander beaucoup d'entretien, Ursula. "
Elle prononça ce dernier mot avec solennité, marquant une pause d'une ou deux secondes juste avant, afin de montrer qu'elle n'avait pas oublié la consigne de ne pas l'appeler
" tante ". Puis elle regarda Ursula, comme si elle ne l'avait pas vue depuis des années, comme si elles ne s'étaient pas déjà
vues à la gare de Barnstaple, n'avaient pas fait le trajet en voiture côte à côte de la gare à Lundy View House et n'avaient pas franchi ensemble le seuil de la maison.
" Mais tu t'es coupé les cheveux !
- Oui, il y a trois mois ", dit Ursula.
Dans la soirée, après souper, Pauline, évoquant sa précédente visite, revint sur le projet de baby-sitting d'Ursula. Lui avait-elle uniquement confié que Gerald l'avait empêchée de faire du baby-sitting ou qu'elle avait l'intention d'en profiter maintenant qu'il était mort ? Ursula ne savait plus très bien et réalisa, trop tard, que Pauline ignorait tout de son activité avant qu'elle n'y fît elle-même référence.
" Tu as fait ça ! Sérieux ? "
Pauline n'aurait pas paru plus outrée si Ursula lui avait avoué s'être prostituée dans les rues d'Ilfracombe.
" J'y ai beaucoup réfléchi, dit Pauline. Brian dit que je suis très psychologue. En fait, tu n'as jamais été proche de tes filles, je me trompe ? Garder des enfants est peut-être une manière pour toi de te racheter. que penses-tu de cette théorie ? "
quel toupet ! Ursula et Pauline ne tardèrent pas à aller se coucher. Après de telles remarques, tardives et inopportunes, Ursula ne put trouver le sommeil. Elle n'était pas retournée à
l'Hôtel des Dunes depuis son rendez-vous avec Sam Fleming et était bien décidée à ne jamais y remettre les pieds. Malgré
tout, malgré sa résistance ferme et catégorique aux avances de Sam, elle avait espéré un coup de téléphone. Elle pensait qu'il l'appellerait, ne f˚t-ce que pour réitérer ses excuses et se justifier. Elle s'était trompée. Même si les petits-enfants de Sam étaient partis, même s'il était fort probable qu'ils ne reviendraient jamais, elle aurait repris son service à l'hôtel et gardé
d'autres enfants, s'il avait téléphoné. Son comportement était irrationnel, absurde, à la limite, mais son esprit ne fonctionnait pas autrement en ce domaine. La saison touchait à sa fin, et l'hôtel, en partie fermé, devait s'arrêter complètement pour trois mois après la vague de NoÎl.
Ursula savait parfaitement que toute personne à qui l'on fait une remarque pertinente sur l'extravagance de son comportement, toute personne à qui l'on énonce une vérité insoutenable la concernant, nourrit inévitablement un sentiment de haine envers son interlocuteur. ¿ présent, Ursula ressentait une hostilité sans bornes à rencontre de sa nièce, une animosité qui, certes s'estomperait avec le temps, mais qui, comme elle le remarquait, ne la submergeait pas pour la première fois. Pauline avait rarement visé aussi juste. D'habitude, elle se contentait de lancer quelques piques sur le physique ou la manie des gens.
Mais même ses petites réflexions, Ursula s'en souvenait à
présent, avaient eu le don de toucher là o˘ ça faisait mal. Ridicule ! Pauline n'était qu'une gamine à l'époque, et l'on devait se montrer extrêmement indulgent envers les paroles d'une enfant. Selon Gerald, du moins.
La première fois que Pauline était venue séjourner chez eux à Holly Mount remontait à cette funeste année 1969. Funeste, du moins pour Ursula, à cause de leur déménagement à Lundy View House l'année suivante, à cause du divorce de son frère, du nouveau roman Le Messager des dieux, encensé par les éditeurs comme une étape décisive dans la carrière littéraire de Gerald, à cause du détective privé. Pauline était venue chez eux en ao˚t, pendant les vacances scolaires et pendant l'hospi-talisation d'Helen, qui devait subir une hystérectomie. Jeremy pouvait rester avec sa grand-mère paternelle, dont il était le chouchou.
Pauline avait alors dix ans. Elle arrivait à un ‚ge o˘ les filles adorent surveiller, amuser, et promener les enfants en bas ‚ge.
Pauline était une grande fille aux allures d'adolescente, et peut-
être même, à certains égards, au comportement d'adolescente.
Sa mère lui avait permis de devenir une petite femme un peu trop tôt, acceptant qu'elle port‚t un soutien-gorge superflu, qu'elle coup‚t ses cheveux nattés, et qu'elle se fît percer les oreilles. D'après Helen, une fille n'apprenait jamais assez tôt à être féminine.
Ursula n'avait pas revu sa nièce depuis le jour o˘ la petite Pauline lui avait rapporté sa bague de fiançailles accrochée à la tige d'une fleur. Elle ne l'aurait jamais reconnue. Gerald, lui, ne se souvenait plus du tout d'elle et ne tarda pas à s'opposer de façon ferme et catégorique à ce que Pauline emmen‚t Sarah et Hope en promenade. Il n'en était pas question. Trop de routes, trop de circulation à Hampstead, bien s˚r. Personne ne songeait aux exhibitionnistes et aux violeurs, à cette époque.
Gerald semblait cependant apprécier que quelqu'un jou‚t avec les enfants, ayant depuis longtemps écarté l'idée que leur mère p˚t s'en charger elle-même.
Si Pauline n'était pas venue chez eux, aurait-il franchi le pas et commencé à s'absenter de la maison toute une journée, une nuit et une demi-journée ? Aurait-il recommencé, non pas une fois, mais deux fois, si cette enfant enthousiaste, autoritaire, patiente et tyrannique n'avait pas été là pour superviser le bonheur de ses filles ?
Le détective privé pistait Gerald depuis environ un mois.
Ses tarifs étaient élevés et il n'avait pratiquement rien découvert. Ayant imaginé un privé fringant plein de panache, style Philip Marlowe, Ursula se demanda ce qu'elle était venue faire dans cet endroit, tandis qu'elle montait l'escalier de bois dépourvu de tapis qui grimpait au premier étage, au-dessus d'un atelier de costumier situé en marge du quartier de Soho, o˘ elle trouva, dans un bureau enfumé, deux hommes bara-qués, la quarantaine, et une secrétaire vo˚tée, les cheveux blancs, assez vieille pour être leur mère. Ursula découvrit par la suite qu'un des deux hommes était effectivement le fils de la secrétaire.
Dickie Parfitt était poli, courtois et malin. Malin au point de présumer d'emblée qu'il s'agissait là d'une nouvelle affaire de divorce, selon ses propres termes. Lui et son coéquipier Cullen traitaient essentiellement ce genre d'affaires. Non, dut lui expliquer Ursula, elle n'avait pas la moindre intention de mettre un terme à son mariage, tout ce qu'elle voulait c'était savoir o˘ se rendait son mari. Mais un peu plus tard, sur le chemin du retour, marchant vers la station de métro de Tottenham Court Road, elle repensa à M. Parfitt et à ses paroles qui méri-taient selon elle plus amples réflexions.
Elle reçut le premier rapport d'enquête une semaine plus tard. Gerald était devenu " le Sujet ", formule plus efficace que M. X, supposa Ursula. Dickie Parfitt l'avait suivi tout au long de sa promenade avec Sarah et Hope, l'avait traqué dans toutes les rues d'Hampstead : Gerald (à l'instar de Shelley) avait construit des bateaux en papier qu'il avait ensuite fait naviguer sur l'étang de Vale of Health, était allé dire bonjour aux oies et aux paons de Golders Hill Park et avait acheté des glaces dans Finchley Road. Une autre fois, il s'était rendu à Canfield Gardens, à l'ouest de Hampstead, pour ne ressortir de la maison que quatre heures plus tard. Monsieur Parfitt était fier de sa trouvaille mais, comme Ursula le savait, Gerald était simplement allé rendre visite à l'une de ses connaissances, un professeur d'université, doublé d'un poète, du nom de Beattie Paris, qui, avec sa petite amie Maggie, avait deux petites filles du même ‚ge que Sarah et Hope.
Cela se passait avant la venue de Pauline, laquelle s'amusait de voir Gerald promener Hope dans sa poussette.
" Mon père prétend que c'est à la femme de promener les enfants ", dit-elle.
Gerald éclata de rire, apparemment indifférent à cette remarque. Il accueillait d'ailleurs presque toujours les réflexions gnomiques de Pauline comme autant de boutades spirituelles.
quand elle le vit assis avec Sarah sur un genou et Hope sur l'autre, un bras autour de chacune, elle cita de nouveau un de ses parents :
" Ma mère dit que l'on peut surexciter les enfants.
- C'est vrai, c'est autorisé à présent? plaisanta Gerald qui se mit à rire. Et comment s'en aperçoit-on? Est-ce que ces enfants se mettent à tout casser ou à piquer des colères ? que font-ils, ces enfants surexcités ? "
Pauline répondit qu'elle n'en savait rien. Elle les dévisagea, lui et ses filles, avec un air d'envie. Un peu plus tard, elle s'approcha d'eux, s'appuya contre l'oreille du fauteuil, puis changea de position de façon à reposer contre l'épaule de Gerald.
Ce dernier racontait à ses filles l'histoire du fils du ramoneur, le quinzième épisode ou quelque chose dans le genre. Pauline l'écoutait attentivement.
Le fauteuil était grand, Gerald aussi. Ce n'était pas la place qui manquait. Gerald leva les yeux vers le visage mélancolique de Pauline.
" Allez, viens te joindre à tes cousines, laisse-toi aller ", dit-il.
Il hissa Hope sur le bras du fauteuil de telle sorte que sa joue frôla la sienne et dégagea ses genoux pour accueillir Pauline. Il glissa son bras autour des deux filles. Pas vraiment à son aise au début, Pauline finit par se détendre. Ursula les observait.
De nos jours, dans les années quatre-vingt-dix, décennie de l'innocence perdue, peu d'hommes oseraient prendre sur leurs genoux une fillette précoce de dix ans. Pas même Gerald, sans doute. Mais à l'époque, cela ne choquait personne. Excepté
Ursula. Pourquoi les enfants préféraient-ils tous la compagnie de Gerald à la sienne ? se demandait-elle. Pourquoi ne savait-elle pas y faire avec les gosses, même avec ses filles qui la tolé-raient tout juste, qui certes se laissaient parfois embrasser et porter, mais n'auraient jamais réclamé leur mère si elle n'avait plus été là ?
Ces deux jours pendant lesquels Gerald n'était pas rentré, ses filles l'avaient réclamé. " Je veux mon papa ", tel avait été
leur sempiternel refrain. Mais peu de temps avant qu'il ne disparaisse ainsi, Dickie Parfitt avait découvert que Gerald se rendait à une adresse inconnue d'Ursula, dans une maison qui n'appartenait à personne de sa connaissance. Gerald était sorti seul, prétextant des recherches pour un article qu'il avait l'intention d'écrire. Il ne partait jamais sans lui dire o˘ il allait. Ou presque. Il partait faire des recherches. Soit, mais quel genre de recherches ? Il devait aller voir son éditeur ou se rendre à la bibliothèque. Mais pourquoi? De quel ouvrage de référence avait-il besoin ? Jamais il ne précisait.
" Je vais sortir dans à peu près une heure, dit-il. J'ai quelque chose à vérifier. "
Alerté par une Ursula sceptique, au bord de la nausée, Dickie Parfitt le guettait, non loin de la station de métro de Heath Road. Il s'engagea derrière lui dans la bouche de métro et changea, comme lui, à Tottenham Court Road pour prendre la Central Line. Gerald descendit à Leytonstone, longea Fairlop Road en direction de l'ouest, tourna à gauche dans Hainault Road et traversa Leigh Road pour finalement arriver à Leyton. Ces noms n'évoquèrent absolument rien à Ursula lorsqu'elle prit connaissance du compte rendu de Dickie. Elle avait vaguement entendu parler de Leyton et de Leytonstone, en tant que villes démodées de la banlieue est.
La rue vers laquelle Gerald se dirigeait s'appelait Goodwin Road, située non loin de la ligne de chemin de fer reliant Londres aux Midlands et qui passait au-dessus de High Road.
La description était peu séduisante, sordide même, bien que Dickie n'e˚t pas fait le moindre commentaire sur les charmes ou les disgr‚ces du quartier. Après avoir remonté la moitié de la rue, Gerald s'arrêta et se mit à observer une maison située sur le trottoir d'en face. Une camionnette, sans personne à l'in-
térieur, était garée près de l'endroit o˘ il se trouvait. Selon Dickie Parfitt, Gerald se posta près du véhicule de manière à
pouvoir apercevoir cette maison à travers les vitres côté
conducteur et côté passager, sans se faire remarquer.
La journée était belle et se cacher cent mètres plus loin pour épier Gerald Candless, qui lui-même surveillait une maison, ne déplut pas trop à Dickie. Combien de fois avait-il accompli cette t‚che sous une pluie battante ou sous une tempête de neige ! Au bout d'une demi-heure, cependant, il commença à
se demander combien de temps encore " le Sujet " comptait rester planté là. Jusqu'à ce que le conducteur de la camionnette revînt?
C'est alors que la porte d'entrée de la maison s'ouvrit. Une femme sortit. Dickie ne donnait dans son rapport aucune description précise de cette femme, il se contentait de dire qu'elle était plutôt ‚gée et poussait un Caddie. ¿ moins que le vice caché de Gerald ne f˚t la gérontophilie, cette femme ne pouvait être sa maîtresse. Il prit tout de même quelques clichés. Elle longea la rue en direction de la gare de chemin de fer. Lorsqu'elle fut sortie de son champ de vision, Gerald commença à marcher dans la direction opposée, vers Leigh Road.
Il reprenait tout simplement le chemin par lequel il était venu.
Il disparut à nouveau dans le métro et rentra chez lui.
Si le seul but de Gerald Candless était de surveiller cette maison, pourquoi ne s'était-il pas posté dans une voiture?
pensa Dickie. Cela lui aurait certainement facilité la t‚che.
C'était une piste à suivre. Mais pour l'heure, il espérait bien tirer plus d'informations du voyage de recherches de Gerald qui devait durer un jour et demi. Encore une fois, il le suivit dans le métro. Mais cette fois, Gerald changea à King's Cross pour prendre la Circle Line et descendit à Paddington o˘ il acheta un billet aller-retour première classe pour Barnstaple à
la gare des départs grandes lignes. Derrière lui dans la queue, Dickie acheta un billet seconde classe.
S˚r de lui, il s'attendait à voir une " jeune femme " rejoindre Gerald dans le train et avança jusqu'au wagon H pour vérifier.
Gerald était seul, occupé à lire un livre et à manger un Mars.
Ils prirent la correspondance à Exeter, o˘ là non plus aucune jeune femme ne se montra. S'amorça alors (selon la propre formule de Dickie) un long et lent périple jusqu'à Barnstaple.
Arrivé là-bas, inévitablement, Dickie perdit la trace de Gerald qu'un homme attendait dans une voiture, un homme ordinaire conduisant une Volvo verte. Dickie, lui, avait attendu en vain un taxi.
La semaine suivante, lorsque Gerald partit seul au volant de la Morris break, Dickie prit le risque de l'attendre au coin de Goodwin Road, à Leyton. Bingo ! Surveiller la maison d'une voiture était effectivement plus facile. Gerald ne tarda pas à
arriver. Il gara le break et commença son tour de guet. Du moins, c'est ce que Dickie, qui ne pouvait vraiment le voir, supposa. En revanche, il fut aux premières loges et réagit pres-tement lorsque Gerald sortit de la voiture, s'approcha de la maison, frappa à la porte d'entrée et ouvrit lui-même la porte avec sa propre clé.
Dickie Parfitt prit une photo, mais la porte s'était refermée avant qu'il n'ait eu le temps de cadrer correctement.
Sarah et Hope arrivèrent tard dans la soirée de vendredi, avec la voiture de Sarah. …vénement inhabituel, car les filles faisaient rarement le voyage ensemble. Peut-être était-ce là un signe de leur solidarité, de leur rapprochement, face à cette bouleversante expérience que représentent la perte d'un père et celle de son identité. Au cours de ce long trajet, elles n'avaient cessé de parler de Ken Applestone et de leur vaine tentative de retrouver sa trace.
" Ou plus exactement, la vaine tentative de Jason Thague, dit Sarah.
- C'est vrai. Comment s'y est-il pris ?
- Un de ses potes est canadien. Il a persuadé son père qui vit à Toronto de consulter tous les annuaires du pays. L'homme est à la retraite, il a le temps. Et apparemment il a adoré cette mission, il avait pour une fois l'impression d'être utile.
- Je regrette que l'on doive faire appel à ce Thague ", dit Hope d'un ton agité, ôtant son grand chapeau noir qu'elle jeta sur la banquette arrière. " Je ne supporte pas l'idée que des étrangers puissent être au courant pour papa. Tu aurais pu t'en charger toi-même - enfin, je veux dire que tu aurais fait tout cela aussi bien que lui. Parmi tes étudiants, tu en as probablement un ou une originaire du Canada. Tu n'aurais pas eu besoin de lui dire qui était ce Ken Applestone.
- Non, Hope, je n'aurais jamais pu m'en occuper moi-même. J'ai trop de travail. Le trimestre a commencé. Et toi ? Je pourrais te retourner le compliment, dis-moi ?
- C'est ton bouquin, pas le mien, si je ne m'abuse. Tu as pensé aux conséquences si on découvre que papa a commis un crime atroce? Pauvre papa, il n'aurait jamais rien fait de mal intentionnellement, j'en suis persuadée, mais il se peut qu'il ait commis un acte illégal sans le vouloir. Tu imagines si les journaux s'emparent de cette histoire? que feras-tu alors ?
- Aucune idée ", répondit Sarah, qui resta silencieuse quelques instants. Puis, tandis que les lumières de la ville de Bristol commençaient à poindre en contrebas : " Le père du pote en question n'a retrouvé aucun Ken Applestone.
- Tu me l'as déjà dit. Il a en revanche déniché un certain John Applestone, non ?
- Oui, il a trouvé un numéro de téléphone, à Winnipeg.
Mais personne n'a décroché et il n'y avait pas de répondeur. "
Elles s'arrêtèrent à une station-service, achetèrent deux p‚tés en cro˚te, deux paquets de chips au go˚t tandoori et deux canettes de Coca-Cola. Hope relaya Sarah au volant.
" Pourquoi ne t'achètes-tu pas une voiture automatique ? dit-elle. Ce système de boîte de vitesses date de la préhistoire. On aurait d˚ prendre la mienne. Je te l'avais bien dit, mais tu n'en as fait qu'à ta tête.
- Mange ton p‚té ", répliqua Sarah.
Leur conversation cessa, le temps pour elles d'avaler leur dîner. En quittant Tiverton, Hope demanda :
" D'après toi, papa était le fils de quelqu'un qui connaissait la famille Candless à Ipswich, c'est ça ? quelqu'un qui se trouvait probablement dans la maison quand le petit garçon est mort ou à qui on a rapporté ce tragique événement et qui l'a ensuite répété à son propre fils ?
- Oui, un truc dans ce genre-là. En tout cas, la famille de papa n'était certainement pas totalement inconnue à la famille Candless.
- Il pourrait s'agir d'un commerçant, d'un livreur à domicile. L'épicier, par exemple, ou le laitier - eh oui ! pourquoi pas le laitier ? Ou encore le facteur, le boulanger, le rémouleur, une lavandière ?
- Hopie, dit Sarah. Cela ne se passait pas pendant l'ère victorienne, mais dans les années trente. "
Hope mit son clignotant gauche, s'engagea dans une aire de stationnement et se gara. Puis elle se tourna vers sa sour :
" Le médecin, sans doute.
- Tu veux parler de celui venu au chevet du petit garçon ?
- Précisément.
- Oui, tu as raison, il devait certainement y avoir un médecin, dit Sarah, pensive. Ils ne roulaient certes pas sur l'or, mais ils étaient loin d'être pauvres. Se peut-il que l'enfant ait été transporté à l'hôpital, à cette époque ? Pourquoi pas. Un médecin... Il n'y a que Joan Thague qui pourrait nous le dire.
- Tu n'as qu'à demander à son petit-fils.
- Imagine, le médecin rentre chez lui et annonce à sa femme et à ses enfants qu'il vient de perdre un de ses patients, un petit garçon, mort d'une méningite... quel choc pour son fils du même ‚ge que le gamin décédé !
- En effet. Pauvre papa !
- Le taux de mortalité infantile étant assez bas à cette époque, le médecin devait rarement voir un enfant mourir parmi ses patients. Un tel événement n'aurait pas manqué de choquer son fils et de le hanter tout au long de son enfance. Tu imagines l'angoisse de ce petit, se disant que si une telle chose avait pu arriver à ce petit garçon, elle pouvait très bien lui arriver à lui. Il aura sans doute gardé son nom en mémoire.
Gerald Candless. Et dix-neuf ans plus tard... Tu as parfois des idées de génie, Hope, tu sais. "
Elles arrivèrent à Lundy View House après dix heures.
Vêtue d'une robe légère rouge brodée de petites perles, Pauline regarda Hope et dit d'un air enjoué :
" Ton chapeau ressemble au seau à charbon que nous avions à la maison à une certaine époque.
- C'est quoi, un seau à charbon ? " demanda Hope, avec des airs de juge solitaire, du genre de ceux qu'elle était parfois contrainte d'écouter.
Ursula aurait peut-être pu témoigner à sa décharge qu'ils n'avaient jamais fait de feu de cheminée, ni à Hampstead ni ici quand les filles étaient petites. Elle s'abstint. Sarah était déjà en train de verser de larges rasades de whisky pour elle et sa sour.
Hope était entrée dans la pièce à côté pour répondre au téléphone. Elles qui, toutes petites, adoraient Pauline, ne lui accordèrent plus en grandissant qu'une sorte de mépris courtois, qu'elle leur rendait bien. D'après les filles, elle n'avait pas vécu, d'après Pauline, elles n'avaient pas grandi.
" C'était une erreur, dit Hope, rentrant dans la pièce et empoignant son verre de whisky. Un homme réservé au comportement étrange. "
S'agissait-il d'Adam Foley? Le lendemain matin, Sarah se leva la première, comme d'habitude. Elle trouva sa mère dans le jardin, occupée à couper les têtes fanées des dahlias. Ursula lui demanda si elle souhaitait passer en revue un autre épisode de Sa Vie avec le Père - ainsi qu'elle se plaisait à l'appeler, essayant de combiner désinvolture et gaieté - mais Sarah déclina son offre. Pas maintenant, merci, pas ce week-end. Elle désirait aborder un autre sujet. ¿ la stupéfaction d'Ursula, Sarah l'embrassa sur la joue. Elle resta là au beau milieu du jardin, une main sur la joue et l'autre cramponnée au sécateur.
Au bout d'un moment, elle commença à sentir le vent et à
réaliser qu'elle était transie de froid. Elle n'avait pas pris de manteau.
Les filles la traitaient bien plus gentiment ces derniers temps, plus gentiment qu'elles ne l'avaient en réalité jamais fait. Leur attitude envers elle avait commencé à changer ce jour o˘ Ursula avait fondu en larmes dans le taxi juste après la messe du souvenir. Elle ne savait plus pourquoi elle avait pleuré alors, mais elle savait parfaitement que ce n'était pas parce que Gerald était mort. Les filles, elles, avaient pourtant mis les larmes d'Ursula sur le compte de cette tragique disparition. Cela expliquait peut-être leur changement d'attitude.
Le téléphone sonna tandis que Sarah entrait dans la cuisine.
Elle jeta un coup d'oil à la pendule. Il était à peine neuf heures et demie. Drôle d'heure pour téléphoner à quelqu'un. Aussi s'empara-t-elle du combiné de mauvaise gr‚ce. Elle entendit la voix d'un homme, Sam Fleming. Il désirait parler à Ursula.
Pauline entra dans la cuisine au même moment et demanda si elle pouvait prendre une voiture, celle d'Ursula ou celle de Sarah, pour aller faire les magasins à Gaunton. Pas de problème, répondit Sarah, la main sur le micro du combiné.
Puis elle ôta sa main, regardant par la fenêtre vers l'endroit o˘
sa mère aurait d˚ se trouver.
" Je ne sais pas o˘ elle est, dit-elle. Je peux lui dire de vous rappeler, si vous voulez ? "
Le Fleming en question accepta et lui donna son numéro, que Sarah essaya de mémoriser faute de trouver une feuille de papier à portée de main. Pauline sortit au moment o˘ Hope entra. Les deux sours se regardèrent, échangèrent un signe de tête de connivence, et Sarah pointa le pouce en direction du jardin. Sarah déclara qu'elle allait préparer du pain grillé. Hope en voulait-elle? Et tandis qu'elle préparait le petit déjeuner, Ursula apparut.
Elle se lava les mains à l'évier. Elle commençait à se sentir nerveuse. Ses deux filles la dévisageaient en silence, l'air grave. Les cheveux relevés sur la tête et tortillés en un chignon, vêtue d'une vieille veste de Jeanne et d'un pantalon gris, Hope ressemblait beaucoup à son père, assise comme cela. E˚t-elle plissé les yeux, Ursula aurait aperçu Gerald, prêt à lancer une remarque cruelle et accablante.
Finalement, les révélations de Sarah et Hope ne furent pas vraiment désagréables, juste surprenantes. Ursula se prit à
secouer la tête.
" Tu n'en savais rien ? demanda Hope.
- Tu m'avais dit qu'il avait changé de nom, mais ça... "
quel genre de femme était-elle donc pour avoir vécu avec un homme pendant trente-quatre années sans jamais découvrir qui il était vraiment ? " Vous en êtes s˚res et certaines ?
- J'en ai bien peur. "
Soudain, Ursula se rendit compte qu'elle n'avait aucune difficulté à croire cette histoire. Elle y croyait sans aucun problème. Cela expliquait tant de choses. Les descriptions de la vie en famille dans ses livres, ses personnages peu familiers, les histoires de marine, et le thème récurrent de la pauvreté ainsi que ce long cortège de mères dévouées corps et ‚me à leurs enfants. Le monde des enfants, des frères, des sours, grands, petits. Dans cette cuisine, pendant quelques instants, Ursula ne vit plus ses deux filles, étrangement prévenantes, et qui l'observaient, l'air inquiet. Elle revit l'église o˘ elle et Gerald s'étaient mariés, il n'y avait personne de sa famille, et entendit de nouveau son rire ridicule lorsqu'elle avait fait tomber sa bague de fiançailles. Elle revit Mme Eady, son corps décharné, atro-phié, son visage tourmenté. Ursula voulut fuir ce visage. Elle se leva et se recula, les mains tendues devant elle, comme pour repousser quelqu'un.
"M'man, ça va?"
Elle était frigorifiée. Elle se laissa tomber lourdement sur sa chaise. Hope, pour la première fois de sa vie, fit le tour de la table, s'approcha et prit la main d'Ursula dans la sienne.
En voyant l'issue barricadée, Mark fit volte-
face et rebroussa chemin vers l'entrée qu'il venait d'emprunter. Là, pendant le temps qu'il était resté dans ce tunnel, quelqu'un avait condamné cette deuxième issue, l'avait scellée avec des blocs de pierres et du mortier, lequel était aussi dur que s'il avait séché depuis plus d'un siècle. Mark se retrouva pris au piège dans cette galerie de pierre, sachant pertinemment que quelle que f˚t la nature de ce couloir auparavant, ce n'était plus à présent qu'une tombe, enfouie sous la terre, et creusée par les vers.
Une blanche palmature
URSULA PARTIT EN PROMENADE comme d'habitude, entraî-nant sa nièce dans son sillage, bien que le vent souffl‚t très fort et que la mer déchaînée bondît tels des chevaux blancs, selon l'expression de Pauline. Par temps calme, elle comparait la mer à des " eaux dormantes ", jusqu'au jour o˘ Gerald lui avait demandé si elle avait jamais vu des eaux dormir. Sarah profita de leur absence pour téléphoner à Jason Thague et lui soumettre la théorie de Hope concernant le médecin de famille.
Il devait aller dîner chez sa grand-mère, il lui poserait alors la question.
" Merci pour le chèque, dit-il.
- J'ai reçu une lettre, répondit-elle, vous permettez que je vous la lise ?
- Allez-y.
- C'est la veuve de l'ancien rédacteur en chef du Western Morning News qui me l'envoie. quelqu'un lui a fait part de mes recherches. Elle doit être très ‚gée car son écriture est légèrement tremblée. Voici ce qu'elle dit : "Chère mademoiselle Candless...", commence alors une longue explication, puis elle dit : "Je me souviens sans doute de votre père parce qu'il est devenu célèbre par la suite. Mon défunt mari l'avait engagé comme journaliste reporter suite à un entretien au cours de l'été 51 ou 52, enfin, bref, au début des années cinquante."
Je n'arrive pas à lire ce mot, l'écriture est quasi illisible - ah si, ça y est : "Mon mari m'a raconté que le jour de son arrivée, le nouveau avait demandé à lui parler en privé. Il était en train d'écrire un livre qu'il espérait publier sous un pseudonyme, lui confia-t-il, et si mon mari n'y voyait aucun inconvénient, il aimerait désormais adopter ce nom. J'ai oublié le véritable nom de ce journaliste. L'ai-je jamais su ? quoi qu'il en soit, il voulait en changer et adopter celui de Gerald Candless."
- Super, elle a justement oublié le seul détail qui nous intéresse.
- Selon elle, elle ne se serait jamais souvenue de toute cette histoire si le journaliste en question n'était pas devenu célèbre par la suite. Son mari lui en avait parlé à l'époque, intrigué par une telle requête. Mais lisons la suite : "Mon mari n'émit aucune objection, prétextant que ce n'était pas ses affaires mais celles de ce jeune homme que je n'ai d'ailleurs jamais connu autrement que sous le nom de Gerald Candless. Vous devez sans doute déjà être au courant de cet événement, mais, si tel n'était pas le cas, j'ai pensé que ces détails pourraient vous être utiles. Veuillez agréer l'expression de mes sentiments les meilleurs, Diana Birchfield."
- Mais si je ne m'abuse, son premier roman n'est sorti que quatre ans plus tard, remarqua Jason. En 1956. "
Sarah fut à la fois étonnée et flattée qu'il conn˚t pareil détail.
" C'est vrai, mais il en avait peut-être commencé la rédaction bien avant. D'autre part, vous savez pertinemment, comme moi, que cette histoire de pseudonyme n'était qu'un prétexte, n'est-ce pas ? Il voulait changer de nom pour une tout autre raison, que nous ignorons. Peut-être même avait-il déjà
mis son projet à exécution. "
Elle prit congé de Jason au moment o˘ Hope entrait dans la pièce. Elle lui montra la lettre. Sarah ne cachait rien à sa sour, presque rien, mais elle se garda bien de lui dire qu'elle voyait Adam Foley le soir même au pub. Cette histoire, cette
" toquade ", comme elle l'appelait, était vraiment étrange.
Jamais elle n'avait entretenu de telles relations avec un garçon auparavant. …tait-ce lui qui avait donné le ton ou elle ? Difficile à dire. Les deux, probablement, à la suite d'un concours de circonstances et d'un commun accord, complètement tacite.
Les mots n'existaient pratiquement pas dans leur relation.
…tonnant, pour deux individus aussi instruits et cultivés. Dès qu'ils se retrouvaient seuls, ils ne s'adressaient la parole que pour commenter mutuellement leurs apparences et indiquer à
l'autre ce qu'il ou elle avait envie de lui faire. Le matin, elle ou lui se levait et partait sans un mot, laissant l'autre encore endormi. Ils vivaient tous les deux à Londres, tous les deux à
Kentish Town, pourtant ils ne cherchaient jamais à se voir là-bas. Ni lui ni elle n'avait jamais essayé de téléphoner à l'autre.
Sarah savait qu'il serait au pub ce soir-là, Rosie le lui avait dit.
Elle lui avait demandé si cela ne la dérangeait pas.
Hope, elle, avait une réunion d'anciens élèves. Six d'entre eux, en classe de première, avaient décidé de se revoir tous les quatre ans, le troisième samedi du mois d'octobre. Pourquoi en octobre, pourquoi le troisième samedi du mois, pourquoi tous les quatre ans ? Hope avait oublié mais elle honorait tout de même ce rendez-vous, o˘ ils buvaient, mangeaient et buvaient encore. Sarah avait accepté de la conduire en voiture jusqu'à
Barnstaple. Hope rentrerait en taxi.
La mer en furie plissait la surface du sable, soumis au va-et-vient ondulant et ondoyant d'un jusant déchaîné. Dans les petites mares, des couteaux opalins gisaient, retournés, leur coquille vide remplie d'eau salée. Ballottée par le vent, Ursula poursuivit son chemin, bien déterminée à atteindre Franaton Burrows avant de songer à faire demi-tour. Pauline, elle, avait renoncé au bout de quelques mètres.
" La voisine de maman a eu une paralysie faciale afrigore après s'être baladée sous un vent comme celui-là, dit-elle au pied du sentier de la falaise.
- Tu n'as qu'à rentrer, si tu veux, Pauline.
- Son visage n'a jamais retrouvé sa forme initiale. Tout le côté gauche est resté paralysé, définitivement. "
Ursula se tut. ¿ la première bourrasque qui suivit, Pauline décida de rentrer, ajoutant en riant qu'il était fort dommage d'avoir descendu tout ce sentier pour le remonter aussitôt.
Ursula observa un moment Pauline dans son ascension et, lorsque sa nièce tourna la tête dans sa direction, elle lui fit un signe de la main, pour ne pas paraître désagréable. La plage était déserte. Là-haut, à l'hôtel, les volets des étages supérieurs étaient fermés, tandis que sur la pelouse le vent arrachait les feuilles jaunes des érables et des robiniers.
Ainsi, pensa-t-elle, Gerald n'était pas Gerald et elle-même, à la réflexion, ne s'appelait pas Candless. Ursula avait déjà
songé un jour à reprendre son nom de jeune fille ; elle allait désormais mettre son projet à exécution. Là, sur la plage, face au vent fort et salé, elle avait pris sa décision. Elle allait redevenir Ursula Wick et se h‚terait de mettre tous ses biens à ce nom-là. Si Gerald avait pu changer de nom, pourquoi ne pourrait-elle pas changer le sien, ce nom qui ne lui appartenait pas vraiment, et qui ne lui avait jamais véritablement appartenu ?
quelle vilenie avait-il donc commise ? quel délit ou plus probablement quel crime avait-il donc perpétré pour changer d'identité? D'une voix courroucée, et face au vent, elle se mit à crier qu'elle le croyait capable du pire. qu'il était capable du pire. Elle regrettait à présent de lui avoir pardonné, d'avoir autant de fois fermé les yeux pour l'amour de - l'amour de quoi au juste ? Elle avait oublié.
En lui permettant de disposer à sa guise pendant toutes ces années de tout son argent, en lui léguant la maison et tous ses biens hormis l'héritage de Hope et de Sarah, en la faisant bénéficier de ses droits d'auteur, Gerald avait essayé de l'indem-niser de... de quoi, au juste ? De l'avoir négligée, bannie, et pire encore, de l'avoir méprisée, de lui avoir volé ses enfants et plus encore. Il voulait expier à travers Ursula cette infamie dont il avait été responsable et qui l'avait contraint à usurper l'identité
d'un petit garçon décédé.
Elle s'assit sur l'herbe, protégée du vent par les dunes, les genoux relevés et les bras serrés autour de ses jambes. ¿ cinq mètres au loin, elle apercevait la mer, telle une ligne argentée, une ligne de blanche écume. Entre elle et cette lisière maritime s'étendaient les sables lugubres, p‚les et déserts. Mon nom est Ozymandias, roi parmi les rois. Cette main qui les a humiliés, récita-t-elle, et ce cour qui les a nourris. Elle allait déménager, elle allait vendre la maison à présent, sans se soucier des protestations des filles. Je ne veux surtout pas savoir quel crime il a commis, dit-elle à voix haute. Je ne veux plus chercher à
comprendre.
Jadis, elle voulait tout comprendre et se posait maintes questions. Il y a vingt-huit ans, elle désirait encore et toujours obtenir des réponses. Elle était jeune et elle croyait y parvenir.
Mais la révélation de cet adultère l'avait fortement choquée.
Soupçonner son mari d'infidélité est une chose, en avoir les preuves en est une autre. Jeanne avait sans doute traversé la même phase le jour o˘ lan lui avait tout avoué. Gerald ne lui avouerait jamais rien, Ursula le savait pertinemment. Si Dickie Parfitt avait simplement vu Gerald frapper à la porte d'une maison, être invité à entrer et y passer quelques heures, elle ne s'en serait pas souciée outre mesure, mais Gerald avait ouvert avec sa propre clé, la clé d'une maison dans une rue de Leyton, et avait pénétré dans cette maison à la manière du maître des lieux. ¿ la manière d'un amant accrédité.
Elle avait regardé les photographies de Dickie Parfitt. Celle de la vieille femme était assez claire, mais il ne s'agissait, somme toute, que d'une vieille femme avec un chapeau de feutre et un manteau boutonné jusqu'au cou. Sur le deuxième cliché, l'homme aurait très bien pu être Gerald, mais la photo était floue et on ne distinguait pas son visage. La maison lui appartenait peut-être? qu'en savait-elle, après tout? Il y avait peut-être vécu bien avant de la rencontrer, l'avait gardée au moment de déménager à Hampstead dans la maison de Holly Mount, et la louait à présent à cette femme.
Ursula envisagea de se rendre à Leyton pour la voir, lui parler, et découvrir la vérité. Mais c'était une façon de penser, une sorte de rêve éveillé, de fantasme. Ursula n'oserait jamais entreprendre pareille action, elle serait morte de trouille. Serait-elle vraiment si effrayée que cela? qu'avait-elle à craindre?
Pendant le premier séjour de Pauline, la mère d'Ursula avait pris l'habitude de venir chez eux à Holly Mount au moins une fois par semaine, elle qui d'ordinaire ne venait go˚ter avec les enfants et s'extasier sur " l'admirable comportement " de papa Gerald qu'une fois par mois. Elle multipliait ses visites, de façon officielle, pour profiter de Pauline, sa petite-fille qui vivait à Manchester et qu'elle avait par conséquent rarement l'occasion de voir. En fait, elle ne venait que dans le but inavoué de discuter du mariage raté de son fils.
Dans le monde de Betty et Herbert Wick, le divorce n'existait quasiment pas. Selon Betty, le divorce était l'apanage des stars hollywoodiennes, pour lesquelles, pensait-elle ou plutôt clamait-elle, le divorce n'était qu'un stratagème pour se faire de la publicité. Le mariage était une chose sacrée, aussi solide et, en un sens, aussi tangiblement définitif que la naissance ou la mort. Amour, bonne entente et libre arbitre entraient à peine en ligne de compte.
Elle et Herbert se connaissaient depuis l'‚ge de quinze ans, s'étaient mariés à vingt et un ans, et n'avaient ni l'un ni l'autre jamais cherché à regarder ailleurs. Chaque fois qu'on lui opposait le problème de la mésentente conjugale, elle répondait qu'Untel ou Unetelle avait librement choisi son partenaire et que par conséquent il ou elle devrait s'accommoder de ce choix pour le reste de sa vie. On avait le droit de changer d'avis dans presque tous les domaines - Betty répétait d'ailleurs avec emphase que le privilège d'une femme était de souvent changer d'avis -, mais il était interdit de fléchir en matière de mariage, o˘ le cour n'avait d'autre alternative que de rester fidèle.
Voilà pourquoi la désertion de lan avait à la fois consterné et horrifié Betty Wick qui serinait régulièrement à Ursula : " Je ne comprends pas. Est-il seulement conscient de ce qu'il est en train de faire ? Enfin, il l'a choisie, non ? "
Lorsqu'il était présent, Gerald écoutait attentivement Betty.
Il la fixait de ses yeux noirs et brillants, en fronçant légèrement les sourcils, suspendu à ses lèvres. Elle, fière de susciter l'intérêt de son gendre, galvanisée par ses petites phrases d'encouragement, poursuivait de plus belle ses inepties.
" Bien entendu, Jeanne est aussi responsable que lui. Le mariage exige des concessions des deux partenaires. Un mariage, ça se construit et ça se travaille, à deux.
- Le tango se danse à deux ", fit remarquer Gerald.
Betty resta perplexe, c'était la première fois qu'elle entendait cette expression. Ursula aussi d'ailleurs, et pour autant qu'elle le s˚t, Gerald aurait très bien pu l'inventer lui-même.
" Exactement ", approuva sa mère qui n'en apprécia pas moins ce soutien.
Elle adorait Gerald, le seul homme marié de sa connaissance capable de passer toutes ses journées à la maison tout en gagnant l'argent du ménage. Ursula avait cru à l'époque que Gerald écoutait sa belle-mère avec autant d'attention parce que lui-même était infidèle. Il était intéressé au premier chef, comme on disait. Bien entendu, elle découvrit par la suite les vraies raisons de cette application. Il prenait en fait des notes mentalement si bien que chaque phrase de Betty se retrouva cinq ans plus tard dans son roman Clin de vie.
quant à cette fille - Judy, celle qui allait devenir la deuxième épouse de lan -, déclara Betty, Herbert estimait qu'elle méritait le fouet.
" Pourquoi ne pas la vouer aux gémonies ? " proposa Gerald.
Betty ignorait ce dont il s'agissait. Ursula ne le savait pas davantage. ¿ l'époque, les ouvres de Thomas Hardy ne faisaient pas partie de ses lectures. Sérieusement, et avec l'air de souscrire à cette pratique, Gerald expliqua que, dans les campagnes anglaises d'autrefois, on asseyait les femmes pécheresses sur un cheval, à l'envers, face à la croupe, puis on leur faisait faire le tour du bourg au rythme d'une musique tonitruante, sous les sifflets et les huées de la foule. Betty prit cette description très au sérieux et déclara que les temps avaient décidément bien changé.
La semaine suivante, elle hésita à venir leur rendre visite car Ursula lui avait dit que Gerald serait absent, il descendait de nouveau dans le Devon pour y effectuer d'autres recherches.
Ursula elle-même avait peine à croire que Gerald e˚t pu avoir à la fois une maîtresse dans le Devon et une deuxième à
Londres. Aussi accepta-t-elle sans broncher le prétexte des recherches, repensant à cette clé qui ouvrait la porte de cette maison dans Goodwin Road. Elle irait sur place pendant que sa mère garderait les filles, assistée de Pauline. Tout le monde y trouverait ainsi son compte.
Mais son projet l'effrayait. ¿ cette époque, et dans les années qui suivirent, il lui arrivait souvent de repenser à la femme qu'elle avait été, ne serait-ce que quelque six ou sept années auparavant, et de s'étonner : non, ce n'est pas moi, je n'en suis tout de même pas réduite à une telle abjection, à de telles bassesses, dites-moi que je n'en suis pas arrivée là, que personne ne m'a jamais traitée de manière aussi ignoble, que je n'ai jamais été le pantin de quiconque, dites-moi que je rêve.
Elle se regardait alors dans la glace, et se voyait telle qu'elle avait été à vingt-trois ans. Elle n'avait pas changé d'un pouce, elle avait toujours son joli petit minois, placide et posé, ses cheveux lisses, de la couleur du sable, qui lui retombaient sur les épaules, ses yeux bleu-gris. Seule, peut-être, la lueur de contentement qui jadis avait éclairé son regard manquait au tableau.
Elle se disait : je vais me réveiller, chez moi, à Purley, dans mon lit, entourée de ces rideaux blancs et soyeux ceints par cet anneau doré, de ce tableau de Cicely Mary Barker intitulé Ary-mouse, Airymouse accroché au mur, devant ces maisons de la banlieue sud de Londres, au-dehors. Je vais aller travailler pour papa, chercher des livres à la bibliothèque, regarder la télé avec Pam, et inviter Colin Wrightson au nom du comité des lecteurs... Mais à chaque fois Ursula se réveillait dans son lit, à
Holly Mount, et entendait aussitôt les rires et les éclats de voix des filles qui, l'été, venaient rejoindre Gerald dans sa chambre dès les premières lueurs du jour. Une fois cependant, le jour n'était pas encore levé, elle avait entendu Gerald pousser un hurlement atroce. Ursula s'était immédiatement précipitée à
son chevet...
Ursula était allée à Goodwin Road, elle avait vu et écouté
Mme Eady et en avait conclu qu'il lui fallait désormais rester avec Gerald. Bien évidemment, elle n'était obligée de rien du tout, mais à l'époque Ursula avait jugé la situation de façon différente. Selon elle, Gerald n'avait rien à se reprocher, bien au contraire, c'était à lui de bien vouloir lui pardonner tous ses soupçons, tandis qu'elle, Ursula, devait accepter son mari tel qu'il était et continuer à espérer.
…tait-ce le lendemain de son excursion à Leyton que Gerald s'était réveillé en hurlant? Ursula en était persuadée, et savait pourtant que ce n'était pas possible, son mari se trouvait dans le Devon cette nuit-là, il était parti faire les agences immobilières, comme elle devait le découvrir par la suite. Par conséquent, cet incident avait d˚ se produire un ou deux jours plus tard, dès l'aurore pour être plus exact, alors qu'à l'est le ciel commençait tout juste à s'éclairer.
Elle ne comprit jamais pourquoi les filles ne s'étaient pas réveillées, n'avaient pas entendu ce mugissement ô combien sonore. Ce hurlement jailli des profondeurs thoraciques d'un homme sain, robuste et vigoureux, un beuglement de terreur, le genre de hurlement que pourrait pousser un prisonnier emmuré
vivant. C'était justement ce que Gerald avait rêvé. Et ce rêve lui avait paru si réel, si concret, avec cette odeur de moisi et cette sensation de froid, que Gerald avait cru vivre ce cauchemar, le vivre réellement.
quand elle arriva, il était assis sur son lit, la bouche encore ouverte, les bras relevés, ses mains tremblantes posées sur ses tempes. Sans réfléchir, oubliant alors toutes ses brimades et humiliations, Ursula avait accouru à son chevet et s'était glissée entre ses bras. Gerald resta quelques instants complètement immobile, pétrifié, médusé. Puis ses mains se refermèrent sur les épaules d'Ursula. Il la serra contre lui, elle se cramponna à son cou, haletante. Après avoir hésité une ou deux secondes, elle s'installa sous les draps à ses côtés, tenant Gerald dans ses bras tandis qu'il lui racontait son rêve. C'est là
que, deux heures plus tard, les filles, stupéfaites, les trouvèrent, profondément endormis.
Ursula se releva et rebroussa chemin sur le sable ridé. Là-haut sur la falaise, à Lundy View House, quelqu'un avait allumé la lumière dans le salon, bien que la nuit ne f˚t pas encore tout à fait tombée. Ce soir, il faudrait retarder les pendules d'une heure. Le vent avait balayé les feuilles des jardins au sommet de la falaise et les avait déposées sur le sable, en bas, parmi les coquillages, tant et si bien qu'elles paraissaient, elles aussi, avoir été rejetées par la mer.
On ne se souvient jamais des rêves des autres, on ne se souvient généralement que des siens. Ursula, elle, avait toujours gardé en mémoire ce cauchemar, qui, comme elle l'avait appris ce matin-là, venait régulièrement troubler le sommeil de Gerald, parfois à des années d'intervalles.
Les confidences chuchotées de Gerald attendrirent, bouleversèrent, et comblèrent Ursula. Il lui parlait comme le font les gens intimes, lui confiait ce qu'il avait sur le cour, lui racontait ses peurs et ses souffrances. Mais, ainsi qu'elle le comprit plus tard, n'importe qui aurait pu tenir ce rôle de confident, n'importe quelle oreille aurait pu faire l'affaire, peu lui avait importé alors à qui appartenaient ces bras, qui lui offrait ce réconfort, bien qu'il e˚t certainement préféré, et de loin, la présence d'autres personnes. De sublimes créatures surgies de douces rêveries que, pour une raison mystérieuse, il ne pouvait ni rencontrer, ni garder à ses côtés, ni même affronter dans la réalité.
Il se promenait dans une ville, en pleine nuit - quelle ville ?
il n'en savait rien, mais bon, peu importait - et avait emprunté
un tunnel. Ou plus exactement, un souterrain qui reliait deux rues bordées de maisons en pierre, situées dans quelque vieux quartier aux constructions denses. Des rangées de petites maisons en pierre, b‚ties les unes à côté des autres, bien alignées, et adossées les unes aux autres, couraient le long des collines, montant puis redescendant en lignes parallèles. Le souterrain avait des murs en pierre, humides et brillants, ainsi qu'une vo˚te, elle aussi en pierre, d'o˘ l'eau suintait et tombait sur les dalles en un morne goutte-à-goutte.
Assez court, le souterrain aurait d˚ déboucher sur une des rues, derrière, mais lorsqu'il arrivait au niveau du virage, Gerald découvrait que l'issue avait été condamnée par un mur de parpaings, recouvert d'une couche de mortier, bien lisse. Il faisait demi-tour et revenait sur ses pas, vers l'entrée qu'il avait empruntée quelques minutes plus tôt. Là, pendant le temps qu'il était resté dans le souterrain, quelqu'un avait condamné
cette deuxième issue. quelqu'un l'avait scellée avec des blocs de pierre et du mortier aussi dur que s'il avait été enduit des années et des années plus tôt.
Gerald se retrouvait pris au piège de cette galerie de pierre, sachant pertinemment que, quelle que f˚t la nature du souterrain auparavant, ce n'était plus à présent qu'une tombe, enfouie sous la terre, et creusée par les vers. Tout autour de lui, des gouttes d'eau, toujours plus nombreuses et plus grosses, suintaient des parois pierreuses, et formaient des flaques à ses pieds. Il essayait de démolir le mur, courait à l'autre bout de la galerie, tentait de gratter la couche de mortier, dont la surface était couverte d'empreintes de mains ouvertes en éventail, faites de l'intérieur. Il était pourtant seul dans le souterrain emmuré... C'est alors qu'il s'était mis à hurler et qu'il s'était réveillé, en entendant ses propres cris, les bras relevés, dans cette posture du maçon qui n'était autre que lui-même.
Sarah déposa Hope à l'hôtel pour sa réunion d'anciens élèves, et entra dans le pub o˘ elle aperçut Adam Foley assis, tout seul, au bar. Ils échangèrent un regard, apparemment sans se reconnaître. Ursula passa à côté de lui pour se rendre aux toilettes. quand elle réapparut, Alexander et Vicky étaient arrivés.
" Tu connais Adam ? lui demanda Alexander.
- On s'est rencontrés une fois, je crois ", répondit-elle.
Réponse que confirma Adam : " Oui, il y a très longtemps. "
Rosie arriva à son tour, en compagnie d'un homme appelé
Tyger. Tyger, avec un Y, précisa-t-il, comme s'il croyait qu'ils allaient un jour lui écrire. Alexander commanda les boissons, et ils allèrent s'installer à une table. Rosie avait un problème de logique à leur soumettre. Supposons qu'un Anglais émigré en Amérique du Nord sans jamais revenir dans son pays, comme cela doit arriver à des milliers de gens, que deviennent les cinq (sept ou huit) heures de décalage gagnées ? Chacun y alla de sa réponse ; en fait, le temps ne supportait pas ce genre de décou-page, le temps n'était pas un continuum, mais un espace clos, le gain de ces heures n'était qu'illusoire et vain. Adam participa au débat, Sarah aussi, mais aucun ne regarda l'autre.
" Cela voudrait donc dire que l'on risquerait de mourir cinq heures plus tôt que si on n'avait pas bougé ? demanda Vicky.
- Ou cinq heures plus tard ", ajouta Tyger.
Puis ils choisirent leur menu sur l'ardoise et commandèrent.
Adam alla chercher d'autres verres et revint avec une boisson pour tout le monde sauf Sarah, jouant exactement le même scénario que la dernière fois. " Eh, tu as oublié Sarah ! " s'exclama Vicky.
Il haussa les épaules en adressant un regard à Sarah qui le fixa sans rien dire et se demanda quelle serait la prochaine étape de son numéro. Vicky poussa son verre de vin blanc vers Sarah. " Tiens, prends le mien ", dit-elle. Puis : " Adam, tu le fais exprès ou quoi ? "
Bien évidemment, Adam alla chercher un autre verre pour Vicky. Les plats arrivèrent et Rosie déclara : " Adam, Sarah et toi, vous pourriez descendre sur la côte ensemble. Histoire d'économiser un peu d'essence. "
Sarah eut un sourire crispé.
" Ben oui, quoi, vous habitez pratiquement à deux pas l'un de l'autre. Vous ne trouvez pas que c'est une bonne idée ?
- Pas vraiment, répondit Sarah, les yeux rivés sur son assiette.
- Désolée. " Rosie observa la tête penchée de Sarah et le visage sévère d'Adam. " Je crois que j'ai perdu une bonne occasion de me taire. "
Silence. Sarah commençait à jubiler. Finalement, il était extrêmement facile de manipuler les gens, de donner le ton d'une soirée, de retourner une situation. Tout le monde (sauf Adam) était maintenant gêné. Vicky commença à raconter, d'un débit rapide et ininterrompu, l'histoire d'une de ses copines, partie avec une ONG en République centrafricaine pour lutter contre la famine, et qui avait aimé cette expérience au point de s'installer dans le pays.
" quoi ? Elle a aimé la famine ? " s'étonna Tyger.
Tandis que la conversation tournait à présent autour de la question de savoir si oui ou non on devait participer à ce genre de missions, si l'argent versé parvenait bel et bien aux gens nécessiteux, et si tout cela n'était pas, après tout, qu'une énorme mafia mondialement organisée, Sarah mangeait tranquillement sonfish and chips. Il y avait trois bouteilles de vin sur la table, mais elle but modérément, car il lui fallait garder les idées claires. Elle n'arrivait pas à oublier la présence d'Adam, qu'elle trouvait insupportablement attirant. Leurs affinités la troublaient. C'était la première fois qu'elle rencontrait quelqu'un qui répondait aussi précisément à ses penchants
- ses inclinations, qu'elle ignorait encore avoir, ne serait-ce que quelques semaines plus tôt. Une telle concordance mena-
çait sa liberté.
qui allait faire le premier pas ? Dans moins d'une demi-heure, le pub allait fermer, et Alexander proposa de continuer au Greens. " Je vais m'arrêter là, si je continue à boire, je ne pourrai plus prendre le volant ", dit Sarah. " Je veux dire par là
que je ne serai bientôt plus en mesure, physiquement, de conduire ", ajouta-t-elle de peur que ses copains ne s'imagi-nent qu'elle craignait d'enfreindre la loi.
quand elle irait chercher sa voiture sur le parking, Adam la rejoindrait. Mais s'il ne venait pas? Attention, un seul signe explicite, un seul regard éloquent et le charme serait rompu.
Sarah ne voyait plus ni n'entendait plus les gens autour d'elle.
Et si elle se rendait au cottage ? Non, elle savait pertinemment qu'elle ne se résoudrait jamais à pareille entreprise. Les autres se levèrent. Elle entendit Adam prendre congé. Lui aussi avait décidé de boycotter le club. Tous sortirent sur le trottoir. Bon eh bien, bonne nuit, Rosie, bonne nuit Alex, dit-il, bonne nuit Vicky, ravi de t'avoir rencontré Tyger, à la prochaine. " Tu es le pire enfant de salaud du coin ", lança Sarah à Adam. quelqu'un étouffa un cri de stupéfaction.
" Tu n'es pas mal dans le genre non plus, espèce de garce ", rétorqua-t-il.
Sarah tremblait. Bonne nuit, dit-elle, la voix chevrotante, bonne nuit Rosie chérie, bonne nuit Vicky et Alex, ravie de t'avoir rencontré, Tyger. Elle s'éloigna d'un pas précipité, passa derrière le pub, sous l'ancienne porte cochère, et entra dans la cour qui servait de parking. Elle attendit près de la voiture quelques instants, deux longues minutes, dans le froid.
Puis elle monta en voiture, recula et sortit dans une des rues transversales. Elle était ivre d'enthousiasme et d'appréhension, le cour au bord des lèvres.
Adam se tenait sous un porche, appuyé contre le mur, une cigarette à la bouche. Elle freina, et il monta en voiture, en silence. Pas un baiser, pas un geste, pas un mot. Sarah regretta que la vie ne f˚t pas toujours aussi simple. Elle l'était peut-être, après tout. Elle inspira profondément et bruyamment mais Adam ne remarqua rien. Au bout d'une ou deux minutes, comme s'il s'adressait à son chauffeur, il lui'commanda de prendre direction Bishop's Tawton puis, un kilomètre après être sorti de Barnstaple, de tourner à l'hôtel qui se trouvait au bout d'une longue avenue.
Il était onze heures du soir et ils n'avaient pas de bagages, mais la réservation fut confirmée. Pas de commentaire. Une fois dans la chambre, il verrouilla la porte, éteignit toutes les lumières à l'exception d'une petite lampe de chevet. L'un en face de l'autre, de chaque côté de la pièce, ils s'approchèrent.
Lui prenant le visage dans une main, il commença à lui lécher les lèvres, qu'il réussit à passer en force en introduisant sa langue entre ses dents. Vorace, il chercha la langue de Sarah, tout en prenant son temps, go˚tant son plaisir. Les yeux grands ouverts, elle croisa son regard froid et impassible. Puis elle referma les paupières, en même temps que lui. Ils se caressèrent et s'effleurèrent en silence.
Le taxi de Hope la déposa à Lundy View House une demi-heure plus tard. Sa mère et Pauline étaient déjà couchées. Elle se versa un grand verre de whisky, songea à l'allonger d'un peu d'eau, mais se contenta d'y ajouter un glaçon. Elle pensa, sans raison, que la porte du bureau de son père serait peut-être fermée à clé. Elle s'était trompée. La pièce embaumait son odeur, était chargée de sa présence. Une semaine avant sa mort, Hope s'asseyait encore sur ses genoux, au mépris des opinions des autres. Elle s'asseyait sur ses genoux et le prenait par le cou tandis que lui enroulait son bras autour de sa taille et lui tenait la main. Elle était très souvent entrée dans cette pièce, sachant qu'il avait terminé son travail, le trouvant assis là, dans le grand fauteuil, occupé à se relire. Alors, elle l'embrassait sur la joue et s'installait sur ses genoux, parfois sans un mot. Lui e˚t-on demandé une définition de l'amour, Hope aurait répondu que l'amour, c'était le sentiment qu'elle éprouvait à l'égard de son père et réciproquement.
Elle s'installa dans le fauteuil, dans le noir, quitta ses chaussures d'un brusque mouvement du pied, s'emmitoufla sous son manteau, ce manteau chaud qu'elle imagina aussi réconfortant que des bras musclés. Des larmes lui vinrent aux yeux, mais elle but son whisky, plia les jambes, se cala au fond du fauteuil et s'endormit rapidement.
Avoir la foi, c'est croire en ce que l'on sait être faux.
Clin de vie
Ni DISPARU, NI ENVOL… vers un autre pays. Mort. Ken Applestone était mort d'un cancer quatre années plus tôt.
Extrêmement loquace avec Jason Thague, son fils était resté
vingt minutes au bout du fil, lui exposant moult détails importuns, lui décrivant la douloureuse année qu'avait passée son père avant de mourir, les poumons carbonisés, les cigarettes fumées en catimini entre deux gorgées d'oxygène.
Sarah en avait suffisamment entendu. Elle avait beau n'être que rapportée, cette histoire n'en était pas moins bouleversante. " Il avait fait son temps, sans aucun doute. " Contrairement au père de Sarah, guère plus ‚gé que Ken Applestone, qui lui était mort trop jeune...
" Vous avez demandé à votre grand-mère pour le médecin de famille?
- Je lui ai demandé de me parler de tous ceux qui fréquentaient la maison, dit Jason. D'abord le rempailleur, lequel était venu refaire les sièges en rotin des chaises. Un certain M. Smith - on va s'amuser pour le retrouver, celui-là. Puis le vétérinaire. Leur chien avait la maladie de Carré. On n'a pas réussi à le sauver et il a fallu le piquer. Elle ne se souvient plus du nom du vétérinaire. Ni de celui du laitier ni du facteur, si tant est qu'elle l'ait su un jour. Le médecin quant à lui s'appelait Nuttall. Docteur Nuttall.
- Avait-il un fils du même ‚ge que votre grand-oncle ?
- Mon quoi? Ah oui, je vois, c'est vrai, il était, ou plutôt aurait été, mon grand-oncle. Pauvre gosse... Mamie n'en sait rien. Il avait des enfants, ça, c'est s˚r. Maintenant, est-ce qu'il avait des filles, des garçons ? Elle ne se souvient pas. C'est déjà
incroyable qu'elle se souvienne de son nom. Vous ne trouvez pas?
- Si, si. "
Sarah refoula la remarque assez désobligeante qu'elle avait été sur le point de faire, à savoir que Mme Thague serait incapable de se souvenir du nom de quiconque venu chez elle la veille. " Nous allons donc pouvoir retrouver ce docteur Nuttall ?
- Il aurait au moins cent ans aujourd'hui.
- OK, mais nous pouvons essayer de retrouver ses descendants, non ? Et si on vérifiait dans le Crockford, le Bottin des médecins ?
- Ce n'est pas le Bottin des médecins, c'est celui des pasteurs, dit Jason. Je chercherai le Bottin des médecins pour vérifier. "
Elle commençait à douter. Peut-être ne retrouveraient-ils jamais les véritables origines de son père. Elle avait reçu une lettre de Robert Postle, lequel s'enquérait de l'avancement de ses recherches, et lui proposait de la rencontrer pour en discuter. Elle n'avait pas répondu. Elle ne savait pas quoi dire.
La semaine précédente, à la fin d'un cours, un de ses étudiants lui avait demandé si elle était " de la famille " de Gerald Candless. Oui, sa fille. Mais tandis qu'elle prononçait ces mots, elle avait ressenti une gêne à propos du nom de son père, de son nom à elle, de leur droit de le porter. Pourrait-elle jamais se réconcilier avec la mémoire de son père, pas seulement avec son nom ou son mensonge, mais avec l'homme lui-même, si elle ne pouvait découvrir sa véritable identité ? Et dans le cas o˘ elle le découvrirait, serait-elle satisfaite ?
Elle s'était mise à relire tous ses livres. S'ils étaient inspirés d'épisodes bien réels de sa vie, dans quelle mesure ces faits avaient-ils été filtrés, adaptés, transformés, déformés, déna-turés, enjolivés, enrichis ou tronqués avant de finir sur le papier? Comment savoir? Dans Paysage de papier, cette fille artiste et ambitieuse issue d'une grande famille de Liverpool pouvait être calquée sur un fils écrivain et ambitieux issu d'une grande famille d'Ipswich, la taille de la famille et la prétention à la célébrité étant autant d'indices. Dans L'Oil de l'éclipse, Jacob Manley, religieux fanatique, pouvait être la réplique exacte d'un père, d'un beau-père ou d'un oncle.
Mais Gerald pouvait également avoir raconté l'histoire d'une personne de sa connaissance. …tait-il l'un des enfants qui avaient d˚ s'exiler après la mort de leur père ? …tait-ce lui, cet homme qui s'était marié dans le seul but de devenir père un jour? On pouvait tout aussi supposer qu'il avait tué son amant comme dans Une blanche palmature. Ou encore l'imaginer dans le rôle de la victime.
La couverture d'Une blanche palmature était d'ailleurs magnifique. Les jaquettes des bouquins s'étaient nettement améliorées dans les années quatre-vingt, se dit Sarah, et celle-ci, représentant un paysage marécageux bleu argenté et des oiseaux échassiers blancs sous un ciel de nuages duveteux, aux couleurs sourdes, à la surface mate, illustrait parfaitement cette tendance. Mais sur la tranche du livre, en bas, incongr˚ment noir, un papillon - une phalène - contrastait fortement avec tous ces tons pastel. Sarah se demanda o˘ était passé le dessin original - pourquoi son père ne l'avait-il pas gardé, comme il avait gardé les croquis originaux de Hamadryade et Auditoires fantômes ?
Elle poserait la question à Robert Postle, le contacterait d'ici la fin de la semaine, trouverait un prétexte pour retarder le rendez-vous, inventerait quelque excuse, sans dévoiler la vérité. Elle n'allait certainement pas révéler le secret de son père à Postle, du moins pas tant qu'elle n'aurait pas découvert la nature de ce secret. Et si elle était obligée d'abandonner en cours de route... Elle lui téléphonerait tout de même. Elle se rappela alors le coup de fil d'un certain Sam quelque chose dont elle avait oublié d'informer sa mère. Ce ne devait pas être si important, sinon il aurait s˚rement rappelé. Et puis de toute façon elle ne se souvenait plus du numéro qu'il lui avait donné.
Peut-être valait-il mieux envoyer une lettre à Robert Postle, et descendre à Ipswich ce week-end, plutôt que dans le Devon.
Adam Foley l'avait informée, sans en avoir l'air, de façon détournée, qu'il n'allait dans la résidence secondaire de sa famille que certains samedis bien spécifiques. Ils avaient apparemment un agenda, un tableau de service, que chacun devait scrupuleusement respecter. Aucun intérêt pour Sarah donc de descendre dans le Devon.
La femme serait peut-être plus jeune qu'elle, guère plus jeune certainement, plus belle, plus instruite, plus intelligente, plus spirituelle, plus charmante. Ursula n'y pourrait certes rien changer, mais elle ferait tout son possible pour paraître à son avantage. Elle s'habilla avec soin : un manteau vert clair pardessus une robe de chez Cardin, plutôt chic, bien taillée, et finement ouvragée. Sa mère n'aurait pas manqué de lui demander o˘ diable elle comptait se rendre dans cet accoutrement, aurait fait quelques commentaires sur ses ongles peints, ses boucles d'oreilles en jade, mais elle avait fait en sorte de sortir sans que sa mère ne la vît. Pour sa mère, Ursula était sortie habillée d'une large jupe froncée et d'un chemisier de coton.
Une fois dans le train, elle se trouva un peu trop endiman-chée, ayant davantage l'air de se rendre à un mariage. Elle avait l'impression d'attirer tous les regards. Trop tard. Si elle était rentrée pour changer de tenue, elle ne serait jamais ressortie, elle en était persuadée. Il était trois heures de l'après-midi. Elle n'avait rien mangé de la journée, par crainte d'être barbouillée si elle mangeait quoi que ce f˚t. Ce qui ne l'empêcha pas d'être malade.
¿ aucun moment, elle n'avait envisagé que la femme pourrait être absente. Dickie Parfitt ayant vu Gerald pénétrer dans sa maison en fin de matinée, Ursula avait présumé qu'elle ne travaillait pas. Peut-être à tort. Peut-être qu'il n'y aurait personne. Telles furent les pensées qui l'assaillirent tandis qu'elle se trouvait sur la Central Line après un changement à Tottenham Court Road. Si personne ne venait lui ouvrir, serait-elle déçue ou soulagée ?
Son itinéraire, elle l'avait mis au point d'après le guide des rues de la ville que possédait Gerald. Fairlop Road, Hainault Road, Leigh Road. Noms de rues qu'elle avait notés, ne pouvant faire entrer l'épais guide dans son petit sac à main couleur bronze. Ses chaussures, à talons aiguilles, elles aussi couleur bronze, n'étaient pas ce qu'on faisait de plus confortable pour marcher et il lui restait cinq cents mètres à parcourir. Le quartier lui rappela l'arrière-pays des villes de Streatham et de Crystal Palace, mais il y régnait pourtant l'indéfinissable ambiance du nord de Londres. Les immeubles étaient gris, de style victorien avec quelques ajouts typiques de l'architecture des années cinquante remplaçant les b‚timents détruits par les bombardements de la dernière guerre, et bordés de haies de troènes vertes.
Mais tandis que Leyton se rapprochait, le décor se dégradait rapidement. Ici, près des arcades de la ligne de chemin de fer des Midlands, l'atmosphère sentait la misère, la déchéance, et ce depuis toujours. On voyait que les petites maisons marron rouge avaient été chichement construites à l'époque o˘ l'on avait ouvert ces rues, quatre-vingts ans plus tôt.
Jamais Ursula n'avait eu autant envie de rebrousser chemin.
D'abord, en sortant du train parce que ses vêtements étaient trop chics, puis en traversant le pont à Leytonstone et en montant dans le premier métro qui venait, puis dans Fairlop Road, dans Leigh Road. Mais à chaque fois elle avait continué, elle avait poursuivi son chemin, pressentant que si elle abandonnait maintenant elle se haÔrait davantage encore le soir venu, le lendemain. Elle ne pouvait se le permettre. Elle avait déjà presque cessé de se considérer comme une personne digne d'être aimée ou admirée, et nourrissait déjà ce qu'à présent, trente-neuf ans plus tard, on appelait une image négative de soi, mais qui à
l'époque se nommait complexe d'infériorité. Jadis, fière et flattée que Gerald Candless l'e˚t désirée, elle ne se serait jamais sous-estimée au point de penser que toutes les autres femmes qu'il rencontrait devaient être plus belles, plus jolies et plus intelligentes qu'elle.
Goodwin Road formait une double rangée de petites maisons marron rouge, accolées les unes aux autres. Tandis qu'elle tournait dans cette rue, un train passa sur le pont dans un fracas qui fit trembler le sol. La lumière intense du soleil semblait gorgée de poussière br˚lante. Ursula fit une petite pause au coin de la rue, essayant de jauger o˘ pouvait bien se trouver la maison portant le numéro que Dickie Parfitt lui avait signalé.
Une dernière longue hésitation. Elle se remit en route, et parvint à la barrière qui séparait le minable petit carré de jardin du trottoir.
La porte d'entrée ainsi que le cadre des fenêtres étaient peints en vert. Des voilages pendaient aux fenêtres, à mi-hauteur au-dessus de la traverse centrale. En guise de sonnette, il y avait juste un heurtoir, d'un chrome de mauvaise qualité, fixé à la plaque métallique de la boîte aux lettres. Un autre train passa. La rue en ressentit les secousses, mais plus faiblement.
Elle souleva le heurtoir et le laissa retomber, deux fois de suite.
Elle avait la gorge nouée, le cour serré.
Des bruits de pas se firent entendre, comme venus de très loin. Pourtant, le couloir de cette petite maison ne devait pas mesurer plus de trois mètres. Telle fut sa réflexion tandis qu'elle attendait, l'oreille aux aguets. Le soleil s'était caché. Elle avait aussitôt eu froid. quelque affreuse créature semblait s'approcher de la porte, une sorte de monstre qui rampait et se déplaçait lourdement. Ursula crut entendre quelqu'un suffoquer à l'intérieur, un bruit guttural. Elle comprit à ce moment-là qu'elle s'était trompée. Mais dans quelle mesure ? Et à propos de quoi ?
On repoussa un verrou, souleva quelque chose qu'on fit retomber, une chaîne peut-être. Puis la porte s'ouvrit lentement. Ni monstre, ni démon impotent, ni jolie jeune fille, mais une vieille femme, grande, émaciée, la femme de la photographie, qui se tenait là debout devant elle, la porte ouverte, non pas d'un centimètre ou deux mais en grand, l'air patient, gentil et effroyablement calme.
Ursula rencontra de nouveau Mme Eady dans le roman que Gerald publia treize ans plus tard. La Pourpre de Cassius, lequel fut l'avant-dernière histoire qu'elle tapa pour lui à la machine. Tante du personnage principal qu'elle avait recueilli à
la mort de ses parents tués par une bombe, Mme Eady y figurait sous le nom de Chloe Rule. Déchiffrant les méandres de son écriture tremblée, se frayant un passage dans ce lacis de corrections et de ratures, Ursula démasqua Chloe Rule et reconnut son modèle.
En lisant ces pages, elle reconnut avec une absolue certitude Mme Eady, aussi réelle sur le papier que ce jour o˘ elle s'était tenue debout dans l'embrasure de cette grande porte d'entrée.
La description qu'en faisait Gerald était fidèle, jusqu'à ses yeux d'un gris singulièrement lumineux et ses grandes mains parées d'une alliance à chaque annulaire.
¿ cette époque déjà, elle s'était vraiment éloignée de Gerald et le fossé qui les séparait ne devait pas beaucoup se creuser davantage par la suite, mais ils se voyaient encore à l'heure des repas, échangeaient encore quelques remarques au sujet des filles, de la météo, ou des changements à faire dans la maison.Ce soir-là, le premier soir
après qu'elle eut fait cette décou-
verte, elle avait plusieurs fois été sur le point de lui demander, de lui dire : " Je l'ai reconnue. qui était-elle ? Pourquoi allais-tu la voir ? Ne mens pas, je le sais. Pourquoi ? Pourquoi allais-tu voir cette Mme Eady puis, du jour au lendemain, comme si tu avais achevé ou résolu je ne sais quoi, pourquoi as-tu tout quitté et fui Londres à jamais ? "
Le silence de Gerald lui avait intimé le silence. Ce soir-là, à
table, se souvenait-elle, il était assis en face d'elle et lisait sans dire un mot. Elle se souvenait même du titre du livre : The Paston Letters* dans une nouvelle édition envoyée par quelque éditeur. De toute façon, lui e˚t-elle posé la question, il ne lui aurait rien avoué, et le lendemain elle retourna vers ses pages griffonnées pêle-mêle pour y rencontrer un homme à l'opposé
de Gerald, un jeune homme d'un naturel doux répondant au nom de Paul.
Envoyé chez Chloe Rule, la tante de son ami, laquelle tenait une pension, Paul jouissait ainsi dans cette maison d'une
" piaule " à vie, devenant pour Chloe une sorte de fils adoptif, témoin de sa déchéance. qu'il p˚t ainsi décrire cette femme plutôt jeune, ayant à peine quarante ans lorsque Paul la rencontrait pour la première fois, et qu'elle, Ursula, en lectrice avertie, p˚t néanmoins reconnaître dans ce personnage la vieille femme qu'elle n'avait vue qu'une seule fois, était tout à l'honneur de Gerald et de son talent, fut obligée de reconnaître Ursula, à
contrecour. Car lorsqu'elle l'avait vue, Madame Eady atteignait presque quatre-vingts ans. Les cheveux noirs de Chloe Rule avaient blanchi, son visage ferme s'était affaissé et le cancer qui devait bientôt avoir raison d'elle avait rongé cet embonpoint que Paul remarquait la première fois. Mais il s'agissait bel et bien de la même femme. Parcourue par un frisson, Ursula pensa que Gerald avait d˚ un jour l'aimer.
Non pas Leyton, mais Hounslow, non pas une petite maison mitoyenne marron rouge, mais une grande demeure grise, non pas six enfants, mais deux seulement, pas de fils assassiné, ni
*.Recueil de lettres concernant la famille Paston du Norfolk (1425-1495).
de fils disparus, ni de fille dans les ordres, mais un fils et une fille, personnages secondaires sans importance intervenant très peu dans la narration. Ces autres enfants faisaient-ils partie de la famille dépeinte dans Paysage de papier, dans Le Messager des dieux? Peut-être. Les romans de Gerald révélaient toute sa vie, et pourtant on pouvait très bien n'en découvrir qu'une infime partie, voire ne rien découvrir du tout.
Plus Ursula avait cherché, plus Gerald lui avait échappé. Le jour o˘ elle était revenue de Goodwin Road, elle se sentait accablée par un sentiment de culpabilité. Elle s'était trompée à
son sujet, l'avait accusé à tort. Personne n'aurait pu pénétrer dans cette maison excepté une voisine habitant à quelques rues de là, et qui possédait une clé pour venir surveiller la maison tandis que Mme Eady était hospitalisée pour son opération.
Cette voisine avait un break ainsi qu'un mari, grand, brun, lequel avait très bien pu un jour faire la ronde à la place de sa femme.
Ursula avait compris que Dickie Parfitt s'était fourvoyé. Elle n'avait jamais eu grande confiance en sa perspicacité.
Coupable et honteuse, elle avait écrit une lettre à l'agence pour résilier son contrat et demander le montant de ses honoraires.
Comme elle le comprit quelque temps plus tard, sa découverte n'avait absolument rien changé, ni empêché les visites de Gerald à Goodwin Road, ni expliqué pourquoi il la rejetait ainsi.
Le lendemain, de retour du Devon, il lui posa une question.
Il était aimable, presque jovial, quelque peu paternaliste, légèrement taquin, comme au temps o˘ il la surnommait Petite Ourse. Cela lui plairait-il de déménager?
" quitter Londres, dit-il. Aller vivre à la campagne. Ou au bord de la mer.
- Mais n'es-tu pas obligé de vivre à Londres? demanda-t-elle.
- Pourquoi le serais-je ? Je ne travaille pas dans un bureau, que je sache.
- Voilà donc ce à quoi tu passais ton temps, dit-elle. Tu visi-tais des maisons, c'est bien cela ? "
Autrefois, elle n'aurait jamais - " osé " était trop fort -, elle ne se serait jamais permis de lui poser une question de façon aussi abrupte. Elle ne le craignait plus, n'était plus intimidée.
" Voilà donc ce que tu appelais faire des recherches ?
- Oui, mes recherches dans le Devon. Au nord du comté. La plus belle plage d'Angleterre. Une maison sur la falaise avec vue sur Lundy Island. "
Il la regarda.
" J'aurais peut-être d˚ t'en parler plus tôt... J'espère que tu ne vas pas me faire une scène.
- Je ne te fais jamais de scène, répondit-elle comme une femme qui aurait le double de son ‚ge, et non comme la petite fille choyée du couple Wick.
- C'est vrai, jamais. Et je m'en félicite. Allez, Ursula, Petite Ourse, mon étoile, sois gentille, fais-moi plaisir. "
Elle le regarda, les yeux écarquillés. Il avait rougi. Jamais elle n'avait vu Gerald rougir auparavant.
" Allez, dit-il, viens avec moi à Gaunton la semaine prochaine, nous allons tous y aller, et nous irons voir la maison.
«a n'est pas une bonne idée ? "
Si, probablement, pensa-t-elle. Elle était flattée qu'il lui pos‚t la question. Acheter une maison et la forcer à déménager, voilà qui lui aurait davantage ressemblé ! Il disparut la veille de leur départ pour le Devon, mais elle ne lui demanda pas o˘
il était allé, peu lui importait en fait. Dickie Parfitt avait été
indemnisé, un tant soit peu blessé, mais avait tiré sa révérence sans plus de problèmes. C'est alors que le rêve du tunnel se produisit. La nuit précédant leur départ pour le Devon, peut-
être, aux premières heures du jour. Ursula était accourue, l'avait réconforté, et s'était allongée à ses côtés.
¿ partir ainsi visiter Lundy View House avec Gerald, les filles et l'agent immobilier, Ursula avait eu le sentiment d'être une femme et une mère ordinaires. Mariée à un homme qui la chérissait. Avec des enfants affectueux. Un peu comme si son mari venait d'obtenir une promotion et avait désormais les moyens de leur offrir la maison de leurs rêves. C'était par une belle journée ensoleillée de la fin du mois d'ao˚t. Lorsque Gerald était venu la dernière fois, le temps était au beau fixe, ensoleillé. Le couple à qui appartenait la maison, et qui démé-nageait à contrecour pour une maison plus petite afin de se rapprocher de leur fille, dans les Midlands, leur firent visiter ces grandes chambres lumineuses, lesquelles donnaient toutes sur la campagne boisée et verdoyante, et dont trois avaient vue sur la mer.
Le jardin était alors émaillé d'hortensias, d'immortelles et de statices, des fleurs qui restaient épanouies pendant plusieurs mois, bien qu'Ursula n'en conn˚t pas le nom précis à l'époque.
De loin, elles paraissaient fraîches et splendides, de près, légèrement flétries. La pelouse jaunissait sous cette chaleur, la mer, elle, était aussi bleue que pouvait l'être une mer, le ciel si clair qu'on distinguait sur l'île chacun des arbres ainsi que les stries des falaises.
" Je pourrais travailler dans cette pièce ", dit Gerald, hors de portée de voix des propriétaires.
La pièce en question se trouvait au rez-de-chaussée, en saillie par rapport au reste de la maison, telle une petite aile.
Des étagères de livres en bordaient déjà deux murs. Ursula voyait Gerald échafauder des plans pour en installer d'autres.
Hope dans les bras, il était monté au premier puis redescendu, lui chuchotant à l'oreille quelle serait sa chambre et quelle serait celle de Sarah.
L'amertume d'Ursula devant tant d'arbitraire, choisir ainsi un endroit et qui plus est une maison sans la consulter, se dissipait. La maison y avait énormément contribué. D'autre part, ne se faisant plus aucune illusion au sujet de Gerald, Ursula avait été flattée qu'il e˚t tout de même attendu son approbation. Elle fut d'autant plus étonnée que le soir même à l'hôtel de Barnstaple o˘ ils avaient loué une chambre double pour la nuit, Gerald lui demanda s'ils devaient faire une offre pour la maison.
" Alors, on l'achète?
- Allons-y. (Sa réponse avait été spontanée, enthousiaste.) Je l'adore.
- Comme cela, mes filles verront la mer tous les jours ", dit-il.
Trois semaines plus tard, elle crut être enceinte. Espoir ou crainte ? Les deux à la fois, certainement. Un enfant pour l'éloigner davantage de son mari ? Ou un enfant pour lutter et prendre un nouveau départ ? De toute façon, la question ne se posait plus, elle n'était pas enceinte. Et n'aurait plus jamais l'occasion de l'être. Gerald avait été clair à ce sujet en fermant à clé la porte de sa chambre à Holly Mount, de sorte que Sarah, qui venait le rejoindre comme chaque matin, dut secouer la poignée et crier : " Papa ! Papa ! Ouvre-moi. "
La maison de Hampstead fut vendue. Ils déménagèrent en décembre, le lendemain du quatrième anniversaire de Sarah. Il pleuvait et des myriades d'aiguilles scintillantes semblaient piqueter toute la surface gris métallisé de la mer. Les livres de Gerald remplissaient douze cartons et la première chose qu'il fit en arrivant fut de les installer sur leurs rayons. Le lendemain le brouillard arriva, emmitouflant, emmaillotant, maison, jardin et dunes. La mer était invisible. Gerald s'énerva, disant qu'il n'aurait jamais acheté cette maison s'il avait su cela.
que voulait-il dire par là? Ursula n'en avait pas la moindre idée. Pour elle il ne s'agissait que de nuages bas, d'une humi-dité opaline qui laissait de la rosée sur les feuilles et des gouttes d'eau sur les fenêtres. Une voisine, à qui elle avait déjà parlé, lui affirma que la brume de mer durait rarement plus d'une journée, ce qu'elle répéta à Gerald. Il ne répondit rien mais, se retranchant dans son bureau, il tira les rideaux et alluma les lampes.
Elle se trouvait dans la pièce voisine, la chambre que devait occuper Pauline plus tard. Elle la préparait, faisait le lit pour cet homme que Gerald avait invité pour le week-end, le prédé-
cesseur de Robert Postle à Carlyon Brent, Frédéric Cyprian, l'éditeur qui avait " découvert " Gerald, qui avait été le premier à lire Centre d'attraction. Elle aurait préféré que Gerald attendît une semaine ou deux avant de lancer cette invitation, mais elle avait appris et apprenait encore que, lorsque Gerald voulait quelque chose, il l'obtenait toujours.
Il entra dans la pièce, un enfant à chaque main, et dit :
" Je veux qu'on installe des stores dans ma chambre. Des stores noirs. Tu peux t'en charger? Combien de temps penses-tu qu'il faudra?"
5
Rien n'irrite davantage que d'entendre les
tournures de phrases d'une personne que l'on sait intelligente et qui ignore pourtant les règles élémentaires de la grammaire et de l'usage.
Le Messager des dieux
JASON THAGUE …TAIT EXACTEMENT comme Sarah l'avait imaginé. Cette ressemblance était d'autant plus étonnante qu'on ne s'attend jamais à ce que la réalité rejoigne notre imagination, surtout dans ce domaine. La vie ne nous offre jamais ce genre de correspondance, bien au contraire, elle nous contredit, se joue de nous. Sarah avait prédit un garçon dégingandé avec un visage rond et boutonneux, des lunettes et des cheveux longs, bouclés, pas très propres, tant et si bien qu'avant d'arriver à Ipswich elle était persuadée qu'elle allait rencontrer un homme corpulent coiffé en brosse et au visage lisse. Elle obtint, à quelques détails près, le portrait de sa première intuition, ce qui la fit rire.
Sauf qu'il était plus vieux. Sans doute à peu près le même
‚ge qu'elle, les traits fermes et définitifs, et, à la place des anciens boutons, des marques et des cicatrices. Son visage était avide, peut-être au sens propre du terme, avide de nourriture.
Il louait une chambre dans une maison des faubourgs de la ville, complètement à l'opposé de Joan Thague. La demeure était de style victorien, une de ces maisons urbaines typiques du Suffolk, en brique blanche sans pignon ni travée sur la façade, pourtant hautes de quatre étages, et sa chambre se trouvait tout en haut, à l'arrière. Une chambre d'étudiant typique, sale, o˘ s'amoncellent papiers, bouquins, fringues, tasses et verres non lavés, avec un lit défait, une vue sur les toits, les cours sordides et les containers à ordures, avec un poster du groupe Oasis sur un mur et une femme de Modigliani sur l'autre.
Il lui offrit un café, qu'elle accepta pour ne pas paraître bégueule, mais elle fit légèrement la moue quand il prit une tasse sous le lit qu'il passa quelques instants sous l'eau froide.
Les biscuits, il les gardait mystérieusement dans un bocal.
Leurs bords étaient ébréchés telles de vieilles assiettes. Sarah s'empressa de refuser d'un signe de tête, un peu trop rapide-
ment peut-être, car il lui lança un regard perplexe avant de se servir. Sarah comprit seulement plus tard qu'il les avait gardés pour elle.
" Bien, dit-il, je vais vous dire ce que j'ai trouvé.
- Sur le docteur Nuttall?
- Il avait deux fils. Je n'ai eu aucun problème à le retrouver, mais comme c'était à prévoir, il est mort. Ainsi qu'un de ses fils. De mort naturelle, je crois. Il aurait aujourd'hui quatre-vingts ans. Le second fils, lui, né en février 1921, s'appelait Kenneth.
- Encore un Ken, remarqua-t-elle.
- Comme vous dites. Cela devait être un prénom à la mode à l'époque. De nos jours, tous les Ken sont chinois et cuisi-niers. Enfin bref, o˘ qu'il soit aujourd'hui, s'il est en vie, le Ken en question serait un peu vieux pour être votre père. Je veux dire, en 1951, quand il a changé d'identité, votre père aurait eu trente ans et non vingt-cinq. Vous croyez, vous, qu'il aurait pu prendre l'identité de quelqu'un de cinq ans son cadet?
- Pourquoi pas? C'est plus probable que de cinq ans son aîné, non ? Il aura voulu se rajeunir, voilà tout. Tout le monde veut être plus jeune qu'il n'est.
- Ah bon ? dit Jason Thague, apparemment peu convaincu.
Votre père aurait donc eu soixante-seize ans à sa mort. Cela vous semble possible ?
- Je n'en sais rien. Peut-être. Les gens ne vieillissent pas tous de la même façon. Comment le saurais-je ? Je n'ai jamais remis en question l'‚ge qu'il affirmait avoir. " Comme elle n'avait jamais remis en question tous les autres détails qu'il donnait sur sa vie. Comme la plupart d'entre nous ne remettent jamais en question ce genre de choses. " Peut-on retrouver ce KennethNuttall?
- Je ne sais pas. Le retrouver n'est pas vraiment ce qui nous importe, pas vrai? Je peux toujours essayer. D'accord, j'es-saierai. Son père, le docteur, est mort à Ipswich, son frère aussi.
Je peux commencer par regarder dans l'annuaire. Mais il y a quelque chose que j'aimerais vous demander. "
Elle le regarda. Le fait de venir à Ipswich et de parler à Jason Thague lui donna soudain le pressentiment qu'elle ferait mieux de tout laisser tomber. Pressentiment impossible à expliquer, illogique, absurde. Ce garçon se démenait, avait déjà accompli des merveilles. Mais à présent, c'était comme si elle se rendait compte que leur entreprise était pure utopie. Ils avaient échafaudé trop d'hypothèses, et toute leur théorie reposait sur le seul principe, précaire, que l'homme qui avait pris l'identité de Gerald Candless avait connu feu Gerald Candless ou en avait entendu parler.
" Je vous écoute, soupira-t-elle.
- Ces livres que vous m'avez envoyés. Je n'ai pas encore eu le temps de les lire. "
Sarah haussa les épaules, habituée à cet apparent para-doxe. Les étudiants, plus que quiconque confrontés au texte et à l'acquisition des connaissances, faisaient souvent toute une histoire dès qu'il s'agissait de lire un livre.
" Je comprends, vous avez déjà votre travail à la fac. "
Silence.
" Je ne les ai pas lus mais j'y ai jeté un oil. Pourquoi ce papillon en couverture ?
- quel papillon ? Oh, vous voulez parler de cette phalène.
- Ah bon, c'est une phalène? Pourquoi figure-t-elle toujours sur les couvertures ? "
Aucune idée. Sarah ne s'était jamais posé la question, elle n'y avait jamais vraiment réfléchi.
" Il mettait également ce logo sur son papier à lettres, sur ses cartes de visite et bien entendu sur ses livres. Pourquoi ? Je n'en sais rien. C'est important?
- qui sait ? Je suis chargé de trouver des indices, non ?
Comment savez-vous que c'est une phalène et non un autre papillon ? Je me doute bien qu'il y a une raison, mais laquelle ?
Vous le savez peut-être.
- Phalène est le nom qu'il utilisait, dit Sarah. Il parlait de cet emblème comme de sa "phalène noire". Pourquoi ? Je n'en ai pas la moindre idée.
- Pourriez-vous vous renseigner? Demandez à votre mère, on ne sait jamais.
- Elle ne le saura certainement pas. Ma sour peut-être.
Cette histoire a-t-elle un sens, Jason? Ne devrions-nous pas tout simplement abandonner ? "
Il fit la grimace. Certaines femmes, disait-on, trouvaient ce genre de peau à l'aspect grêlé séduisant. quand on considère le nombre de stars du cinéma qui avaient le visage vérolé, c'était peut-être vrai. Oui, mais ces acteurs ne ressemblaient en rien à
Jason Thague.
" C'est pour cela que vous vous êtes déplacée, pour me dire que nous devrions abandonner ? "
Non, cette idée venait juste de lui traverser l'esprit, répondit-elle. La situation lui était soudain apparue bloquée. Sans le moindre indice, ni dans ses livres, ni dans ses papiers, ni dans le souvenir de ses paroles éventuelles, pour fournir une piste, quelle chance avaient-ils de réussir ?
" Vous qui êtes un mec, que feriez-vous? Si vous deviez changer d'identité, j'entends? dit-elle, en réfléchissant à voix haute.
- J'y ai déjà pensé. C'est la première chose que j'ai faite en commençant ce travail. Moi, je suivrais la voie légale. Ce qui signifie que la nouvelle paraîtrait dans les journaux officiels. Votre père avait des raisons pour agir clandestinement.
Maintenant, c'est vrai que je n'aime pas vraiment mon nom.
Jason Thague. "Jasant, gisant, Jason joue du jazz sur le gazon." Je choisirais quelque chose qui me plaise vraiment.
Jonathan, par exemple. Si un jour j'ai un fils, je l'appellerai Jonathan, voilà, je choisirais en fait ce prénom-là. Pour le nom de famille, un monosyllabe pas trop courant. Dean, Bell, ou King. «a y est j'ai trouvé, que pensez-vous de Jonathan King?
- Vous voulez dire que les noms préférés de mon père étaient Gerald et Candless ?
- Peu probable, n'est-ce pas ? Cela dit, Gerald devait certainement plaire à Kathleen et George Candless, sinon ils n'auraient jamais appelé leur fils ainsi.
- Si vous dites vrai, dit Sarah, nous n'aboutirons jamais à
rien, car nous ne pourrons jamais découvrir les raisons de ce changement d'identité. C'est vrai, vous savez pourquoi vous aimeriez vous appeler Jonathan King, vous ?
- «a sonne bien.
- On est bien avancés ", dit Sarah.
Robert Postle reçut une lettre sibylline et circonspecte de Sarah. Dans son bureau de Montague Street, lisant la lettre une première puis une seconde fois, essayant de lire entre les lignes, Robert crut que Sarah lui avouait son désintérêt pour la biographie. " Pour ainsi dire d'insurmontables problèmes "
et " des difficultés à établir l'authentique arbre généalogique de mon père ". quelle autre signification donner à ces deux phrases ?
Il venait de déjeuner en compagnie de la mère de Sarah Candless et de la directrice de publicité de Carlyon Brent. En janvier, ils allaient publier Le Mal pour le bien, dix-neuvième et dernier roman de Gerald Candless, et l'agent de publicité, Elaine Kirkman, souhaitait qu'Ursula particip‚t à la promotion du livre. Cette dernière se trouvait d'ailleurs en ce moment au département de publicité avec elle, pour discuter des interviews qu'il faudrait accorder à certains journaux et magazines, aux déjeuners littéraires auxquels il faudrait assister, aux émissions de télévision o˘ il faudrait faire une apparition. Ursula avait pris un air consterné, manifestement peu enchantée devant cette perspective, indignée qu'on ait osé la solliciter.
Cette pauvre femme avait sans doute pensé qu'on l'avait appelée à Londres pour mettre au point la jaquette du livre ou pour décider si la photo de Gerald y figurerait encore.
Robert avait bien trop de tact pour faire allusion à la biographie ou à la lettre de Sarah. Tact mis à part, il avait toujours eu l'impression que ces deux filles, pourries g‚tées l'une autant que l'autre par Gerald, ne s'entendaient pas vraiment bien avec leur mère. Robert avait sa propre théorie sur les enfants exagérément choyés, et abusivement portés aux nues. Très promet-teurs au début, ils n'accomplissent finalement jamais rien.
Incapables de tenir la distance. D'autre part, si vous ne les trouvez pas géniaux, ils n'ont jamais de temps à vous accorder.
On avait juste à lire cette lettre pour en avoir la preuve.
" Pourquoi mon père avait-il gardé une croix de palme dans son bureau? " que signifiait cette question? Dans sa lettre, Sarah le traitait, lui Robert Postle, de chrétien, ce qu'il détestait. Il avait l'impression qu'on allait bientôt le jeter en p‚ture aux lions. Il était catholique, un point c'est tout. Selon lui, en Occident, tout le monde était chrétien, même si beaucoup étaient apostats ou ne pratiquaient plus. Sarah avait ajouté un post-scriptum, qui lui parut maniéré. Sauriez-vous pourquoi père avait choisi la phalène noire comme emblème pour figurer sur la couverture de ses livres ?
Pas la moindre idée. Il n'était l'éditeur de Gerald Candless que depuis 1981, année du départ en retraite de Freddie Cyprian. En fait Sarah était en train de se dégonfler. Lui qui avait cru pouvoir jeter un oil sur la première ébauche de cette biographie d'ici NoÎl et peut-être en faire coÔncider la parution avec celle de l'édition de poche du Mal pour le bien... quel idiot ! quand on pense à tous ces jeunes espoirs, les pauvres, prêts à sacrifier des années de leur vie juste pour avoir l'occasion de se faire publier ! Il posa la lettre sur la pile et descendit prendre congé d'Ursula, laquelle avait précisé vouloir prendre le train de quinze heures trente au départ de Paddington.
Ursula ne s'était jamais préoccupée des aspects promotionnels des livres de Gerald. Jamais auparavant elle n'était venue dans ces bureaux, dans lesquels, quittant Fitzrovia treize années plus tôt, Carlyon Brent avait choisi de s'installer. ¿ peu près à la même époque, Gerald avait changé d'agent, mais Ursula n'avait rencontré celui-ci qu'une seule fois à l'occasion d'un dîner littéraire. Le directeur de publicité alors en poste chez Carlyon Brent avait signalé à Gerald que, si sa femme ne l'accompagnait jamais nulle part, les échotiers ne tarderaient pas à spéculer sur la précarité de leur mariage.
Cela s'était produit bien entendu au moment o˘ leur mariage, on ne peut plus précaire, avait atteint un point de non-retour. Ursula s'était donc rendue à ce dîner o˘ elle ne se retrouva même pas assise à la table de Gerald. Elle se rendit à
une autre soirée, cette fois-ci organisée par l'ambassadeur des
…tats-Unis. Une soirée somptueuse. Puis le risque de commé-rages se dissipa vraisemblablement car, par la suite, Gerald ne demanda pas à Ursula de le suivre dans sa tournée américaine, ni de l'accompagner au festival d'arts en Australie. Lors de la parution d'un nouveau roman, il voyageait dans tout le pays, principalement les grandes villes, et se rendait dans les librairies pour faire des signatures. Toujours sans Ursula.
Une fois, peu après leur emménagement à Lundy View House, Gerald participant à plusieurs séances de dédicaces dans le Devon, elle l'avait accompagné. Jugé secondaire, surtout pour un romancier, le battage promotionnel était alors limité. Les libraires leur offrirent du Champagne puis les emmenèrent au restaurant, bien que Gerald n'e˚t vendu que vingt exemplaires à Plymouth et dix-sept à Exeter du Messager des dieux, roman encensé par la critique. Il l'avait emmenée avec lui, pensa-t-elle, bien plus tard, pour la dédommager de ne plus coucher avec elle. Les dédommagements, financiers pour la plupart, allaient bon train à cette époque.
Sans abuser, elle pouvait obtenir autant d'argent qu'elle le souhaitait pour embellir Lundy View House, et dépenser sans compter pour la maintenance de la maison et du jardin. Gerald lui suggéra d'inviter pour quelque temps ses parents, sa sour et Pam, sa demoiselle d'honneur, à son tour mariée et mère de plusieurs enfants. Pauline devait venir pendant ses vacances scolaires. ¿ Frédéric Cyprian succédèrent Roger Pallinter, les Arthur, Beattie Paris et Maggie. Ainsi elle ne se sentait plus seule, prétextait toujours Gerald. Ursula ne trouvait rien à
redire à cela, c'est sa sour Helen qui lui fit remarquer l'étran-geté de la situation.
" En général, quand les gens se marient, ils fréquentent surtout les amis de la femme. Chez vous, c'est tout le contraire. "
¿ l'époque, se souciant encore de l'opinion des autres, elle craignait qu'Helen, les Pallinter ou les Arthur découvrent qu'elle et Gerald ne partageaient pas la même chambre. quelle bénédiction d'avoir cette chambre d'amis au rez-de-chaussée !
Durant l'été, leur premier été, Colin et Sally Wrightson vinrent leur rendre visite.
Au début de son mariage, Ursula estimait que Colin Wrightson avait joué un rôle bénéfique, voire magique, dans sa vie. Sans pour autant l'aimer véritablement, elle le considérait comme son ange gardien. S'il n'avait pas glissé sur cette plaque de verglas et ne s'était pas cassé la jambe, elle n'aurait jamais rencontré Gerald. Mais à présent, presque huit ans plus tard, elle commençait à penser qu'il lui avait porté préjudice.
Elle ne pouvait le regarder sans penser à ce jour o˘ Sally avait téléphoné pour raconter à Betty Wick la mésaventure de Colin, sans se remémorer sa contrariété, son exaltation à l'idée que Gerald remplaç‚t Colin.
Colin Wrightson était connu pour ses liaisons amoureuses.
Bien plus que pour ses romans historiques, au dire de certaines mauvaises langues. Pourquoi Sally restait-elle avec lui?
Ursula affirmait ne pas comprendre.
" Pour le gîte et le couvert, dit Gerald.
- Tu veux dire qu'elle reste pour une histoire d'argent?
- La plupart des mariages tiennent pour des raisons financières. Ou en d'autres termes, parce que la femme ne peut subvenir à ses besoins. Cet état de fait changera peut-être dans l'avenir, mais pour le moment, c'est ainsi. "
Il s'adressait à elle - du moins quand il daignait lui adresser la parole - non pas comme à la femme qu'il avait épousée, mais plutôt comme à une copine de passage rencontrée dans un pub. Elle ne lui avait jamais avoué que Colin Wrightson avait flirté avec elle. Elle n'avait trouvé cette histoire ni agréable, ni amusante, ni effrayante, et ne s'en était certainement pas offusquée. Mais outre qu'elle ne l'aimait pas beaucoup, elle ne le trouvait pas séduisant non plus. quelques années à peine de plus que Gerald, quelques années à peine de moins que son propre père, le visage rubicond, des kilos en trop, c'était un homme lourdaud et myope dont les vêtements sentaient la cigarette.
Les Wrightson venus pour le week-end, le samedi après-midi Sally, Colin et Gerald étaient partis se balader avec les enfants, laissant Ursula seule à la maison. Pourquoi était-elle restée seule? ¿ cause d'une migraine sans doute. Elle commençait à souffrir de migraines, à l'époque. L'après-midi en question, la douleur avait d˚ se dissiper très rapidement ou ne jamais avoir été très forte, car Ursula n'était plus malade pour se soumettre aux exigences de Colin rentré à l'improviste.
Pour passer un coup de fil important à Londres, affirma-t-il.
Enfin, tel était le prétexte qu'il avait invoqué auprès de Sally et de Gerald, et qu'il se garda bien de répéter à Ursula. Il lui fit en revanche bon nombre d'aveux qu'elle aurait eu honte d'ex-poser à quiconque, même à présent, à savoir qu'il pensait à elle jour et nuit, qu'il n'était pas de bois, qu'il n'avait eu qu'une seule et unique raison de venir à Lundy View House. Il était installé sur le sofa près d'elle lui déclamant toutes ces choses.
Au bout d'un moment, elle se leva et l'accompagna dans la chambre d'amis.
Moment féerique, électrique, dont, à sa grande surprise, elle mourait d'envie. Avec le premier venu, semblait-il. Jusqu'à ce qu'elle regard‚t son visage, aussi consistant et coloré que de la mousse de cassis, luisant de sueur.
" Du calme, dit-il, du calme. "
Mais impossible de se calmer, cela faisait trop longtemps.
" Hé, quelle nature ! haleta-t-il. Du calme, maintenant. Si tu fais cela, je ne peux pas suivre. Pour l'amour de Dieu... "
Il aimait probablement les femmes dociles et souriantes. En tout cas, il n'était pas revenu à la charge. Sinon elle l'aurait tué, pensa-t-elle, comme folle, elle aurait pris le couteau de cuisine et l'aurait enfoncé dans son gros bide.
Elle avait projeté d'en parler à Gerald. Histoire de voir ses commentaires et sa réaction. " qu'ai-je fait? " lui demanda-t-elle à la place. Bien des années après, le souvenir de cette question ainsi formulée l'irritait. Elle n'avait pas dit " qu'est-ce qui t'arrive ? " ou " Pourquoi tu ne veux plus de moi ? " mais
" qu'ai-je fait? ". Plus tard, lorsque le mouvement féministe commença à prendre son véritable essor et qu'elle se mit à s'y intéresser, elle se rendit compte qu'elle avait reçu une éducation traditionnelle, de même que sa mère et sa sour Helen : on les avait habituées à penser que en cas de problèmes, le tort revenait à la femme.
" Rien ", répondit-il.
Rien, ni plus ni moins.
" Nous ne menons pas une vie de couple normale ", dit-elle ne pouvant se résoudre à utiliser une expression comme " faire l'amour " ou pire encore. " Nous faisons chambre à part. Pour quelle raison ? Voilà pourquoi je te pose cette question. qu'ai-je fait? qu'ai-je fait de mal, devrais-je peut-être ajouter. "
Il répondit alors à cette question, qu'elle regrettait à présent d'avoir posée.
" Tu n'étais pas la femme qu'il me fallait, c'est tout. Et contrairement aux apparences, il n'y a rien de tragique là-dedans. Car aucune femme ne m'aurait convenu, aucune ne me conviendra jamais.
- N'y en a-t-il jamais eu ? lui demanda-t-elle dans un quasi-murmure.
- Non.
- Gerald, qu'attends-tu de moi?
- Rien ", dit-il encore une fois.
Ursula avait beaucoup m˚ri, et ne le craignait plus autant.
" Cette réponse ne me suffit pas. J'ai besoin de plus d'explication. Je mérite mieux que cela. "
Il soupira. Elle se souvint alors - à son grand étonnement à
l'époque - d'un vers de Shakespeare, qu'elle connaissait pour avoir joué Lady Macbeth au club thé‚tre du lycée : " Le cour est douloureusement chargé ". Gerald semblait lui aussi avoir le cour douloureusement chargé.
" quand nous nous sommes mariés j'y ai cru. J'ai pensé
pouvoir y arriver. " Il ne fit pas la moindre allusion aux filles.
Cela se passait quatorze années avant son roman Au jour le jour. " Ni toi ni moi ne sommes responsables. "
- Pourquoi ne peux-tu pas m'expliquer?
- Oh, je peux t'expliquer. Jusqu'à un certain point. " Son cour douloureusement chargé le fit blêmir. " Bien avant de te rencontrer j'ai fait quelque chose. quelque chose somme toute intrépide, et fortuit. Rien de pernicieux, ni de pervers. Mais ma vie entière en a p‚ti. Par la suite, j'ai bien essayé de réparer les dég‚ts, mais il était trop tard. Je suis désolé, mais je suis malade rien que d'en parler. Un jour peut-être, je l'écrirai.
quand je serai vieux. Peut-être.
- Et c'est cette histoire qui... t'éloigne de moi ?
- Nous ne supportons pas les gens que nous avons fait souffrir, dit-il, ignorant la question d'Ursula. Je t'ai fait souffrir, je le sais. C'est aussi simple que cela. Si cela peut te consoler, sache que j'ai toujours été célibataire. Un célibataire endurci. "
Elle n'en douta pas une seconde. Et alors? Loin d'être soulagée, elle n'en jugeait ses filatures que plus stupides. Son frère lan venait d'obtenir le divorce, à temps pour épouser Judy 1. Macbeth, acte V, scène 1, vers 58-59.
et reconnaître l'enfant qu'elle attendait. Cet événement avait prouvé à la famille d'Ursula que le divorce n'était pas nécessairement synonyme de catastrophe, et que les gens pouvaient se remarier. Dans le même temps, l'épouse de Roger Pallinter avait quitté le domicile conjugal.
" Es-tu en train de me demander de rester ? demanda-t-elle, en rassemblant tout son courage.
- Non, répondit-il, non, je ne te le demande pas. Je ne m'y attends même pas. "
qu'il avou‚t que c'était pourtant son souhait le plus cher, voilà ce qu'elle aurait aimé. Au lieu de cela, il ajouta :
" Puisque nous parlons sans détour, que tu partes ou que tu restes m'est complètement égal. ¿ toi de choisir. Tu ne t'es jamais vraiment préoccupée des filles, lesquelles, cela va sans dire, resteront avec leur père. "
Bouleversée, Ursula ne pouvait prononcer un seul mot.
Jamais, au grand jamais, elle n'avait reçu un tel choc. Elle qui pleurait rarement pleura amèrement cette nuit-là. Le lendemain, un dimanche, parurent les premières critiques du nouveau roman de Gerald, Oraisons. Les meilleures de sa carrière.
On y évoquait sa compassion, son fervent humanisme, et son talent à recréer sur le papier la magie qui peut exister entre un homme et une femme.
Il avait pris la voiture pour se rendre à Gaunton et acheter tous les journaux. Seules les bonnes critiques parvenaient à le rendre vraiment heureux, et elles n'avaient jamais été aussi élogieuses. Il fit glisser les journaux de l'autre côté de la table vers Ursula, lut quelques passages d'autres articles tandis qu'elle lisait, il riait aux éclats et alla même jusqu'à faire claquer ses mains dans un moment de triomphe. Il avait d˚
oublier leur conversation de la veille, ou ne lui accorder aucune valeur particulière.
Et aujourd'hui Carlyon Brent voulait en quelque sorte qu'Ursula remplaç‚t Gerald et fît la promotion de son dernier livre. En traversant Russell Square en direction du métro, elle réfléchissait aux propositions que lui avait faites Elaine Kirkman, à savoir passer à la radio à l'émission littéraire Kaléidoscope pour parler des ouvres de Gerald, participer à
une émission de télé, et accorder une interview au Guardian et au Times. Elle n'avait pu se résoudre à avouer à Elaine 218
ou même feuilleté de Gerald Candless avait été publié douze ans plus tôt.
¿ quoi venait s'ajouter cette histoire, dont, de toute évidence, ni Robert ni Elaine n'avaient eu vent, à savoir que Gerald n'était pas celui qu'il avait prétendu être. Impossible par conséquent pour eux de comprendre à quel point elle avait été affectée, combien elle exécrait cette maison ainsi que les affaires appartenant à Gerald. Sa première réaction avait été de vendre la maison et de déménager. Elle avait eu beau laisser la nuit se mêler à son émotion, sa décision était prise. Le soleil s'était couché, puis levé le lendemain matin, mais Ursula était plus que jamais résolue à partir.
En arrivant, elle se remettrait à trier tous ces papiers, et pour-suivrait cette t‚che qu'elle avait commencée puis abandonnée par dégo˚t. La maison devrait d'abord être nettoyée, aseptisée, purgée de toute trace de Gerald, avant d'être mise en vente. Tel était le cours de ses pensées lorsque, levant les yeux, elle aperçut Sam Fleming marchant dans sa direction.
Elle eut d'abord une réaction infantile, un réflexe qu'elle n'avait pas eu depuis son enfance. Elle voulut se cacher. Ne pas être vue. Ou feindre de ne pas l'avoir vu et s'esquiver, les yeux rivés au sol. Mais lui, l'ayant aperçue, lui tendit les bras.
" Ursula ! "
Elle savait qu'elle avait rougi.
" Salut !
- Ne me dites rien. Vous êtes allée voir les éditeurs de votre mari. "
quelle perspicacité... O˘ aurait-elle bien pu aller mis à part chez Carlyon Brent ou à la rigueur au British Muséum ?
" Je suis assez pressée, dit-elle, j'ai un train à prendre.
- ¿ quelle heure ? "
Elle le lui précisa, regrettant immédiatement de ne pas avoir hypocritement avancé le départ d'une demi-heure.
" Vous avez largement le temps, dit-il. Le temps de venir prendre une tasse de thé avec moi, par exemple. "
Elle se trouvait assise en face de lui dans le café près du métro. Autant le lui dire, pensa-t-elle. qu'avait-elle à perdre?
Plus rien, elle avait déjà tout perdu, réfléchit-elle soudain en remuant son thé.
" Pourquoi recherchez-vous ma compagnie ? demanda-t-elle, en le regardant droit dans les yeux. Si vous vouliez vraiment me voir, vous auriez appelé. Cette rencontre fortuite - est-ce par simple politesse? Vous n'avez pas à être poli envers moi, vous savez.
- Mais je vous ai téléphoné, dit-il. Deux fois. La première fois on m'a répondu que j'avais fait un faux numéro, ce que je n'ai pas vraiment cru, et la seconde fois j'ai laissé un message ainsi que mon numéro de téléphone.
- Oh, je vois. " Ce devait être lors d'un week-end o˘ Hope et Sarah, ou l'une des deux, étaient descendues. " Ce sont mes filles qui ont d˚ vous répondre. On ne m'a pas transmis le message.
- Je voulais vous faire comprendre que je ne cherchais pas à vous connaître à cause des livres de votre mari. Pour mettre la main sur je ne sais quelle première édition. C'est ridicule. Je voulais vous connaître -je veux vous connaître - parce que je vous apprécie. Je vous trouve séduisante. Et puis, nous nous entendons assez bien non ?
- Voilà qui a le mérite d'être franc, dit-elle.
- C'est sincère. Plus que jamais. Cette rencontre est un don du ciel, le hasard fait décidément très bien les choses.
- Hasard, hasard, dit-elle. Vous travaillez dans le coin, non ?
Vous traversez ce square tous les jours à la même heure. Il était inévitable qu'un jour ou l'autre je le traverse moi aussi. "
Elle sentit alors vibrer ce puissant désir qui l'avait accablée
- accablée était bel et bien le terme approprié - ce fameux soir d'été à l'hôtel. Son visage, le son de sa voix, son enthousiasme, son empressement à la satisfaire, étaient aux antipodes de ce à
quoi elle avait été habituée.
" Je dois aller prendre mon train, maintenant, dit-elle.
- Je vous accompagne. Je veillerai à ce que vous le preniez sans encombre. N'est-ce pas là la phrase de circonstance que les gens utilisaient jadis ? "
Inutile, lui dit-elle. Elle n'avait qu'une seule station jusqu'à
King's Cross o˘ elle devait prendre la correspondance pour la Circle Line. Merci pour cette information, remarqua-t-il, mais le métro londonien n'avait aucun secret pour lui et de toute façon, il l'accompagnait.
Le métro s'immobilisa dans le tunnel entre King's Cross et Euston Square pendant dix minutes. Elle lui demanda des nouvelles de Molly. Il lui parlait de sa belle-fille - qui devrait selon lui se remarier - et des enfants, quand Ursula se rendit compte qu'elle avait raté l'express pour Exeter. Il lui serait maintenant impossible d'arriver à Paddington à temps et le train suivant était très tard, trop tard pour attraper la correspondance jusqu'à Barnstaple. Le métro redémarra avec une légère secousse. Trop tard. Elle songea à demander à Sarah ou Hope de bien vouloir l'héberger pour la nuit. L'une prétexterait qu'elle n'avait pas la place, désolée mère, tandis que l'autre dirait, d'une voix triste, oui, pas de problème. Ursula ne le supporterait pas.
Ses yeux se remplirent de larmes. Sam la regardait, atterré.
«a y est, je suis en train de faire une dépression, pensa-t-elle, ou quelque chose dans le genre. Voilà ce qui m'attend désormais, je vais déprimer, devenir folle et perdre les pédales, pour ainsi dire.
" qu'est-ce qui vous arrive? demanda-t-il.
- J'ai raté mon train !
- Je sais. Descendons au prochain arrêt. "
Baker Street. Sur l'escalator, il lui dit :
" Nous allons vous trouver un hôtel pour la nuit. Puis je vous emmènerai dîner au restaurant et vous pourrez me dire ce qui vous rend si malheureuse, car je doute fort que ce soit d'avoir raté votre train ou perdu votre mari qui vous mette dans cet état.
- Non, vous avez raison ", dit-elle d'une petite voix.
Elle crut l'entendre dire qu'il aimerait la rendre heureuse, mais elle n'était pas s˚re car il y avait beaucoup de bruit dans le métro. Il avait peut-être dit tout autre chose.
Lorsque nous croyons que notre interlocuteur nous écoute, en fait, il est peut-être tout simplement en train de réfléchir à ce qu'il va dire ensuite.
L'Homme de Thessalie
JASON THAGUE AVAIT RETROUV… ANNE, la veuve de Robert Nuttall. Elle vivait dans la région des Cotswolds. Son mari avait été dentiste à Oxford puis ils s'étaient retirés à Chipping Campden.
" Tiens, c'est vrai, on n'a jamais pensé au dentiste, remarqua Sarah. Au dentiste attitré de la famille Candless, je veux dire.
Ils devaient bien en avoir un.
- Cela m'étonnerait. Les gens n'allaient pas chez le dentiste dans les années trente, enfin, pas régulièrement comme nous.
Non, avant, on allait chez le dentiste en urgence, pour se faire arracher une dent quand la douleur devenait insupportable. De toute façon, j'ai demandé à mamie, son père s'était fait arracher toutes les dents et avait eu un dentier pour son vingt et unième anniversaire.
- Incroyable!
- J'ai eu exactement la même réaction. Mamie a un dentier à présent, elle l'avait déjà avant ma naissance. La première fois de sa vie qu'elle a vu un dentiste, elle avait dix-sept ans, elle habitait alors à Sudbury, et comme je l'ai dit tout à l'heure, elle y était allée pour se faire arracher une dent. "
qu'aurait pensé son père de cette peau tavelée, de cette voix et de cet accent ?
" Bon, j'ai compris, toutes ces recherches ne nous mèneront jamais nulle part, dit Sarah froidement.
- Il ne faut pas être aussi pessimiste. Il reste la piste du rémouleur et du rempailleur de chaises. Vous avez posté mon chèque ? "
Sarah avait quatorze ans lorsque Hamadryade fut sélectionné pour le Booker Prize : elle était assez grande pour en saisir tout le prestige, et trop petite pour s'indigner et crier à
l'injustice devant le choix final. En lisant ce roman, elle avait cru se reconnaître dans le personnage principal de la jeune fille, Delphine. Elle avait alors posé la question à son père : " Oui, il y a effectivement un peu de toi et de Hope dans le personnage de Delphine.