Hope revint munie d'un tire-bouchon et d'une bouteille qu'elle posa brutalement sur la table.
" Je n'ai pas assez de force pour l'ouvrir. Je me sens flagada.
- Laisse, je vais le faire, dit Sarah.
- Tu devrais laisser tomber cette biographie. J'y ai réfléchi pendant que j'étais dans la cuisine. Papa ne voudrait pas que tu découvres le pot aux roses, nous le savons pertinemment.
Sinon, pour commencer, pourquoi aurait-il changé de nom?
Non, je te conseille d'abandonner cette idée. Téléphone à
Postle et dis-lui que ce travail te perturbe trop. Laisse-le en l'état et peut-être qu'un jour... eh bien peut-être qu'avec le temps nous pourrons oublier.
- Tu crois vraiment que tu pourrais oublier une telle histoire ? "
Hope ne répondit pas. Elle saisit le verre de vin que Sarah venait de lui verser.
" J'ai autre chose à vous dire, reprit Sarah, l'air presque penaud. J'ai fait quelques vérifications. Papa n'a jamais mis les pieds à Trinity Collège. Ou s'il y est allé, c'est sous Dieu sait quel nom, le nom qu'il avait avant de devenir Gerald Candless.
Vous avez lu la lettre envoyée au Times ? Cet homme du magazine de philatélie, Droridge? Au début, quand j'ai lu cette lettre, j'ai refusé d'y croire. Eh bien, cet homme avait pourtant raison. Papa n'a jamais travaillé pour le Walthamstow Herald.
- qu'est-ce que cela prouve? Ce n'est qu'une feuille de chou. Il a travaillé pour le Western Morning News. "
Sarah acquiesça.
" Peut-être. Probablement. Je leur ai d'ailleurs envoyé une lettre pour savoir s'ils ont un dossier sur lui là-bas. quarante-cinq années ont passé depuis, ce n'est pas rien. Tout ce que je sais, c'est qu'on a l'impression que papa n'a rien fait, et n'est allé nulle part avant l'‚ge de vingt-cinq ans.
- Est-ce que cela ne signifie pas au contraire qu'il a tout vu, tout fait ? dit Fabian, pensif.
- quoi?
- qu'il en avait trop fait. "
Peu de gens rechignent à déclarer qu'ils ont une mauvaise mémoire, mais personne ne voudra jamais admettre qu'il a mauvais go˚t.
La Pourpre de Cassius
C'…TAIT MOT POUR MOT la formule qu'avait utilisée Gerald des années auparavant, la même tournure.
" J'aimerais que vous acceptiez de dîner avec moi. "
S'il avait choisi une autre syntaxe pour faire sa demande,
" Vous voulez bien dîner avec moi ? " ou encore " Voulez-vous dîner avec moi ? ", Ursula lui aurait peut-être présenté une autre réponse. Elle aurait peut-être accepté sans hésiter. Mais ces mots la troublèrent. Si sa voix n'était pas sans similitude avec celle de Gerald, physiquement, il ne lui ressemblait guère.
Là, dans la brume, le temps d'un éclair, Ursula venait de vivre un épouvantable et angoissant retour en arrière. Au fil des années, des hommes lui avaient fait maintes propositions mais aucun ne lui avait jamais demandé de dîner avec lui en ces termes. Elle était persuadée que son trouble se voyait sur son visage malgré la blanche pénombre.
" Je vais remonter le sentier avec vous quelques pas, si vous le permettez ", dit-il.
Elle retrouva ses esprits. Elle était frigorifiée. Le désir physique que cet homme avait suscité en elle avait complètement disparu. Machinalement, elle le précéda. Le sentier sinueux, avec ses marches espacées, était trop étroit pour que deux personnes pussent s'y promener côte à côte.
" Je repars vendredi, dit-il, et j'aimerais vraiment que vous acceptiez de dîner avec moi demain soir ou jeudi. "
Elle se surprit à bouger la tête de haut en bas, mais ce geste ne signifiait aucunement qu'elle acceptait.
" On n'est pas obligés de dîner à l'hôtel. Vous connaissez certainement de bons restaurants dans le coin. ¿ vous de choisir. "
Impossible pour Ursula d'expliquer par la suite sa réponse.
Elle ignorait tout bonnement pourquoi elle avait prononcé ces mots-là.
" Je ne dînerai pas avec vous. Je passerai prendre un verre après le repas. "
Ils approchaient du sommet de la falaise. ¿ un endroit o˘ le sentier était quasiment plat, juste avant la dernière côte escarpée et l'embranchement, elle se retourna pour le regarder.
Ils s'arrêtèrent tous les deux, les yeux dans les yeux.
" Vous aimeriez que Molly se joigne à nous, c'est ça? Je vous conseille de renoncer à cette idée. Elle restera dans la chambre avec les enfants. Elle refuse de les laisser seuls et ne peut se résoudre à embaucher une autre baby-sitter que vous.
Non, je vous en supplie, ne dites rien, surtout pas que vous voulez bien garder les enfants à sa place. "
Ursula acquiesça de nouveau.
" Nos routes se séparent ici. Je viendrai à l'hôtel jeudi vers huit heures et demie, si cela vous convient. "
Il sourit.
" Je n'ai pas vraiment le choix. "
En rentrant, Ursula se dirigea directement vers son bureau o˘ elle avait déposé les trois manuscrits avant de sortir. Elle voulait éviter de réfléchir à ce qui venait de se passer. Par peur de se trouver stupide, sans compter que d'autres émotions indésirables pourraient très bien ressurgir. Au fil des ans, elle avait appris à contrôler ses pensées, elle savait comment juguler certaines réflexions tout en permettant à d'autres de s'imposer. Sans plus attendre, elle considéra les manuscrits.
Ces derniers devaient partir pour l'université qui les avait réclamés. Elle en avait tapé deux elle-même, pour le troisième, c'est Rosemary qui avait fait le travail. Gerald y avait reporté
corrections et rectifications lui-même, au stylo plume noir.
…trangement, alors que son écriture était quasiment illisible, ses corrections étaient claires et nettes. Elle ouvrit un tiroir du bureau, à la recherche de papier d'emballage, d'enveloppes matelassées et de ruban adhésif.
Le téléphone se mit à sonner, la détournant ainsi de Sam Fleming, vers lequel ses pensées avaient de nouveau commencé à dériver. Cette interruption était une bénédiction. Du moins le crut-elle au début. C'est à peine si elle reconnut la voix de sa fille, plus hésitante que la dernière fois, presque tremblante. Si elle avait été la confidente de ses enfants, pensat-elle l'espace d'une seconde, elle ne tarderait certainement pas à recevoir un aveu troublant. Mais elle n'était pas ce genre de mère-là, et ses filles ne se confieraient certainement jamais à
elle, pas plus qu'elle ne pouvait, de par la nature de leur relation, avouer à ses filles, la bouche en cour ou le sourire aux lèvres, qu'un homme venait juste de l'inviter à dîner.
" qu'est-ce qui t'arrive, Sarah? "
Le silence qui suivit fut si long, si étrangement et confusément pénétrant qu'Ursula crut un instant qu'elles avaient été coupées.
" Sarah ? dit-elle.
- J'ai une question à te poser.
- Je t'écoute.
- Je ne sais pas quels mots utiliser. " Ursula entendit Sarah prendre une profonde inspiration. Puis :
" Maman, dit-elle, maman, papa s'est-il toujours appelé
Candless ? "
Jamais auparavant, du plus loin qu'elle se souvînt, sa fille ne l'avait appelée " maman ", jamais.
" qu'est-ce que tu veux dire par-là ? répondit Ursula, le cour frémissant, déstabilisée par cette façon de s'adresser à elle.
- N'a-t-il jamais eu un autre nom de famille ? A-t-il changé
de nom ?
- Pas que je sache. Non. O˘ es-tu allée pêcher une idée pareille ? "
Sarah ne répondit pas.
" Je songeais à descendre ce week-end. J'aimerais jeter un oil à son bureau, dans ses papiers. «a ne te dérange pas au moins ? "
que Sarah ait pu lui demander son avis étonna fortement Ursula.
" Bien s˚r que non. Bien au contraire, répondit-elle, avec trop d'empressement.
- Je pourrais même essayer de t'aider un peu. Classer des papiers pour toi. Cela t'aiderait-il ?
- qu'est-ce que tu voulais dire par un "autre nom" ? "
demanda Ursula.
Nouveau silence. Puis :
" C'est trop compliqué pour que je te l'explique au téléphone. Nous en reparlerons ce week-end. "
Ursula s'installa dans le salon, le regard perdu vers la mer.
La brume s'était dissipée et, à l'ouest, le soleil sombrait dans un flamboiement d'ambre foncé contre lequel l'île de Lundy se détachait, tel un rhombe élancé et obscur. Elle se remémora les paroles de Sarah, sans les comprendre. Tandis que le soleil disparaissait et que l'obscurité descendait, elle s'imagina que, si elle se retournait rapidement, elle le verrait peut-être, assis dans " le fauteuil de papa ". Son nom le définissait tout autant que sa carrure imposante, ses cheveux broussailleux, cette voix profondément autoritaire ou laconique. Gerald Candless. Ce n'était pas un nom connu de tous, que l'on retrouvait sur toutes les lèvres, loin de là, mais un nom que l'on ne diffusait pas, que l'on n'entendait pas sans réfléchir quelques secondes, sans lancer un " Bon sang, mais c'est bien s˚r ".
Elle se retourna. S'il était là dans le fauteuil, elle serait en pleine hallucination. S'il était là, cela signifierait qu'elle devenait folle. Bien entendu, le fauteuil était vide. La maison était vide. Elle se souvint alors, un mois après la mort de Gerald, qu'elle n'avait pas prévenu l'hôpital que Gerald Candless ne subirait pas son opération. Ils devaient bien le savoir, à présent.
Son mariage ressemblait peut-être à celui des autres. La vie de couple se résumait peut-être à cela, après tout. Comment savoir? Bien qu'Ursula ne s'intéress‚t guère aux vêtements, aux salons de coiffure, ni à tous ces auxiliaires de beauté, comme les appelait sa mère, elle partait en courses chaque matin, faire du lèche-vitrines principalement. que faire d'autre ? Elle se rendit au cimetière de Saint John voir la tombe de Constable, comme le lui avait conseillé Sally Wrightson.
Les jours de beau temps, elle partait se promener sur la lande de Hampstead *1. Une femme venait faire le ménage. Gerald ne 1. Hampstead Heath : Site naturel boisé de cent soixante dix hectares très fréquenté par les Londoniens.
déjeunait jamais le midi, refusant d'interrompre son travail pour si peu. Ursula lui apportait du café ainsi qu'une tranche de pain et un morceau de fromage. Il lui souriait et la remer-ciait. L'après-midi, elle décryptait ses pages manuscrites et tapait un nouveau chapitre de ce roman dont le titre serait Le Sacrifice du Triton.
Le protagoniste - il l'avait reprise un jour o˘ elle avait utilisé
le mot héros pour désigner le personnage principal - était officier de marine. Lors de ses expéditions en mer, son épouse retournait vivre chez ses parents, jusqu'au jour o˘ elle lui préférait le cousin avec lequel elle avait grandi. Le livre parlait très peu de la vie maritale, mais ne tarissait pas, en revanche, sur les relations familiales. Si Ursula espérait comprendre à
travers ces pages la conception qu'avait Gerald du mariage, ses espoirs furent déçus. Enfant unique, comment pouvait-il décrire aussi justement les rapports entre frères et sours ? se demanda-t-elle à cette occasion.
Comme Gerald possédait des milliers de livres, elle avait cessé de fréquenter la bibliothèque. C'est à cette époque qu'elle commença à lire autre chose que des ouvrages de fiction. Alors peu encline à l'introspection, elle s'imaginait encore vivre comme Jane Eyre et M. Rochester. Les rares fois o˘ elle méditait sur son mariage, Ursula parvenait à la conclusion que Jane, après avoir épousé M. Rochester, avait sans doute mené le même genre de vie qu'elle. La machine à écrire en moins, bien entendu. Mais que Gerald ait pu, comme M. Rochester, détenir un lourd secret, ne lui traversa jamais l'esprit.
Le soir, ils prenaient un verre ensemble et partageaient le repas qu'elle avait préparé. Ou sortaient au restaurant. Ou bien encore les amis de Gerald venaient leur rendre visite ou ils allaient chez eux. Les Wrightson, les Arthur, Adela Churchhouse, Roger et Celia Pallinter. La conversation tournait autour de la littérature, leurs romans, les romans des autres, les derniers potins littéraires, les anecdotes concernant d'autres écrivains, les scandales. Ils abordaient des sujets de la plus haute importance tels que leurs sentiments, leurs croyances et leurs préceptes.
Jonathan Arthur et sa femme Syria participaient activement au mouvement pacifiste et antinucléaire du CND. Craignant quelque catastrophe nucléaire, que la fin du monde n'arriv‚t, la propre sour de Syria avait choisi de ne pas avoir d'enfants. Pas un jour ne s'écoulait, déclarait Syria, sans qu'elle ne pens‚t à
la menace d'une éventuelle guerre nucléaire. Ce que son père appelait encore la bombe atomique n'avait jamais vraiment préoccupé Ursula, mais elle ne se rallia pas moins à la cause antinucléaire, assistant aux meetings.
Par souci d'occuper ses journées, en fait, et de ressembler davantage aux gens que Gerald fréquentait. Si elle s'instruisait et s'impliquait davantage, Gerald ne se contenterait peut-être plus de lui poser des questions sur sa santé, sur les progrès de son travail de dactylographie ou encore sur ses projets pour la journée. Peut-être lui parlerait-il. La considérerait-il comme son égale. Adela Churchhouse tenta de la sensibiliser à la cause antiapartheid et au mouvement pour la réforme de la loi concernant le statut des homosexuels, tant et si bien qu'Ursula cessa d'acheter des pommes en provenance d'Afrique du Sud et tenta d'en savoir davantage sur les homosexuels. Entreprise d'autant plus difficile pour elle qu'à la maison son frère faisait habituellement des plaisanteries sur les " tantouses " et que son père avait un jour jeté au feu un livre intitulé Le Puits de solitude.
La plus grande partie du roman Centre d'attraction était consacrée aux affres et aux remords d'un jeune marin au sujet de Nagasaki et d'Hiroshima, mais lorsqu'elle avoua à Gerald ses nouvelles activités au sein du CND, celui-ci sembla tout bonnement ennuyé. Il paraissait trouver tout aussi assommante la lutte contre l'apartheid. Il se montra en revanche ferme et catégorique au sujet de la cause homosexuelle. Sa réaction fut quasi aussi violente que celle de son père. que savait-elle de ce projet de loi ? De toute façon, ce n'étaient pas ses oignons. Les lois changeraient à leur rythme, en temps voulu, sans qu'elle ne vienne s'en mêler. Pourquoi diable obéissait-elle à cette vieille lesbienne d'Adela Churchhouse?
La nuit, deux fois par semaine, ils faisaient l'amour. Ursula avait lu que les jeunes mariés ou les jeunes amants - ce qui revenait au même, n'est-ce pas - faisaient l'amour tous les soirs. Non pas qu'elle cr˚t tout ce qu'elle lisait dans les livres, 1. The Well ofLoneliness : roman lesbien de Radclyffe Hall (1886-1943).
surtout maintenant qu'elle était mariée à un écrivain, mais Syria Arthur lui avait confié, d'un air désinvolte, qu'elle et Jonathan avaient des rapports quotidiens, comme s'il s'agissait d'un fait tout à fait banal.
Les mariages ressemblaient-ils à celui de Syria? Ou au sien? Comment savoir? Un soir qu'ils étaient restés à la maison, tous les deux, ils étaient alors mariés depuis dix-huit mois, Gerald, inquiet qu'elle ne tomb‚t pas enceinte, lui avait suggéré de consulter un médecin.
Ursula avait éclaté de rire.
" Ce n'est pas que je n'arrive pas à tomber enceinte, mon chéri. " Elle l'appelait souvent mon chéri à l'époque. Comme sa mère et son père. " J'ai pris mes précautions, voilà tout. "
Il n'était pas au courant. C'est vrai, ils n'avaient jamais abordé ce sujet. Ce n'était peut-être pas normal. Mais comment l'aurait-elle su ? Elle n'avait aucun point de comparaison. Elle ignorait qu'elle était censée demander l'avis de Gerald. Un mois avant leur mariage, elle était allée voir son médecin, fière de son courage et de sa sagacité. Le médecin lui avait recommandé une clinique o˘ on lui donna un diaphragme. Les manuels sur la sexualité déconseillaient de laisser le mari prendre ce genre de décision, voilà pourquoi Ursula l'avait exclu de toute cette affaire. Et ne lui en avait pas soufflé un seul mot. Elle pensait qu'il le savait, qu'il s'en rendrait compte.
Jamais auparavant elle ne l'avait vu entrer dans une telle colère. En fait, elle ne l'avait jamais vu vraiment s'énerver. Sa réaction, quand elle lui avait proposé de se rallier à la loi de réforme homosexuelle, avait été modérée en comparaison. Le sang lui monta au visage, d'un rouge sombre, et les veines sur son front se gonflèrent. La colère le vieillissait. On aurait dit un homme s'adonnant à la boisson, ce qu'il n'était pas.
" Tu m'as trahi, hurla-t-il.
- Je n'ai pas fait exprès. Je croyais que tu t'en doutais.
- Comment aurais-je pu m'en douter ? qu'est-ce que je sais de ces choses-là, moi ?
- Je pensais que tu le savais, dit-elle presque en bégayant.
Je pensais que tous les hommes étaient au courant.
- Tu ne veux pas d'enfants? J'espère que tu n'es pas comme la sour de Syria, qui ne veut pas d'enfants sous prétexte qu'ils risqueraient de finir sous une bombe ?
- Bien s˚r que je veux des enfants. Mais pas maintenant. Je n'ai que vingt-quatre ans. Je veux attendre encore un peu. Un ou deux ans.
- Tu as déjà eu ton quota, il me semble. "
Le ton menaçant de Gerald l'effraya. Pour la première fois, elle eut peur de lui. Elle n'était pas inquiète, ni sur ses gardes.
Elle était terrifiée. Loin d'être une petite femme frêle, Ursula était robuste, plutôt grande, au-dessus de la moyenne, et bien charpentée. Mais il lui parut soudain gigantesque, cet homme imposant, lourd, menaçant, avec sa crinière et ses yeux noirs courroucés.
" Je suis désolée ", dit-elle doucement, presque timidement.
Elle commençait à comprendre pourquoi elle avait eu tort, en quoi son attitude ressemblait à une trahison. " Je suis désolée.
Je n'avais pas l'intention d'agir derrière ton dos.
- Tu n'es pas celle que je croyais. "
Il lui avait déjà fait cette remarque au cours de leur lune de miel. Et si à l'époque il s'agissait d'un compliment, aujourd'hui, ces mots semblaient menaçants.
" Gerald, je t'en prie ", dit-elle et tandis qu'il se levait, elle s'approcha de lui et lui mit les mains sur les épaules. " Je t'en supplie, pardonne-moi. Ne sois pas f‚ché contre moi. "
Cette nuit-là, Gerald lui tourna le dos, mais la nuit suivante
- ne F e˚t-elle pas désiré autant, elle aurait pu croire à un viol.
Son assaut fut d'une telle violence qu'elle en trembla de plaisir.
Ursula interpréta ce geste comme une preuve d'amour et de pardon.
Neuf mois plus tard, au mois de décembre suivant, Sarah venait au monde.
¿ son ‚ge, se pomponner pour un homme serait humiliant.
Ursula avait aperçu bon nombre de ces femmes à l'hôtel, de vieux visages peinturlurés, des cheveux colorés, bichonnés, des jupes au ras du genou portées par des femmes dont les filles elles-mêmes avaient passé l'‚ge de s'habiller ainsi. Elle mit un pantalon de velours noir, un pull noir et une veste couleur sable.
Le maquillage ne lui allait pas, soit il ne changeait rien à son visage, soit il faisait complètement artificiel et lui donnait des allures de poupée Barbie. Voilà pourquoi elle y avait renoncé, depuis vingt ans. Son visage, pensa-t-elle, en se regardant dans la glace, pourrait ressembler à celui de Sarah sur une photo floue.
Ursula pensait retrouver Sam Fleming au bar de l'Hôtel des Dunes, mais il l'attendait à la réception. Elle apprécia vivement cette initiative qui témoignait de son égard pour elle. Elle détesta, en revanche, pour autant qu'elle s'en rendît compte, le frémissement de son corps et l'emballement de son cour au moment même o˘ elle l'aperçut. Ursula fut prise au dépourvu par cette émotion qu'elle croyait appartenir au passé et à
jamais disparue.
Il la conduisit au salon, vers un endroit calme, une sorte d'alcôve. ¿ côté d'elle, la grande fenêtre offrait une vue panora-mique sur la mer et le ciel. Cette baie, constituée d'une seule grande vitre transparente, avait été construite près du sol dans ce but précis. Le soleil avait disparu, mais le ciel rougeoyait encore, d'un rouge plus intense que la couleur du coucher lui-même, avec de longues stries de nuages parallèles les unes aux autres, au-dessus de la mer noire et chatoyante. Ursula contem-
pla ce paysage pour apaiser son trouble. Il lui demanda ce qu'elle désirait boire, passa la commande, et commença, non sans qu'elle s'y attendît, à parler de Gerald le romancier, de Gerald et de ses romans.
Il avait lu bon nombre de ses romans, les connaissait sur le bout des doigts, mais Ursula l'écoutait d'une oreille distraite.
Depuis plus de trente années, les gens ne cessaient de lui parler des ouvrages de Gerald. ¿ croire qu'ils pensaient lui faire plaisir. Sa grande joie aurait été de pouvoir avouer la vérité à
quelqu'un, une personne intime, de confiance, avouer qu'elle se passerait volontiers de repenser à tous ces ouvrages ; qu'ils ne représentaient pour elle qu'une source de revenus et que plus ils se vendaient, plus elle était ravie. Elle coupa court au monologue de Sam Fleming en lui présentant une version édul-corée de ces pensées. Celui-ci parut interloqué.
" En effet, les ventes de ses livres augmentent. J'espère qu'elles ne vont pas baisser. ¿ cause de sa mort, je veux dire.
- C'est possible ? dit-il stupéfait.
- On ne peut pas savoir. quand un écrivain meurt, de deux choses l'une, ou les ventes baissent, ou elles augmentent.
- Y avait-il... Y a-t-il... Existe-t-il un nouveau roman?
bredouilla-t-il.
- Oui, il s'intitule Le Mal pour le bien. Gerald était en train de relire les épreuves quand il est mort. "
Elle but une gorgée, et changea brusquement de sujet.
" que faites-vous ? Dans la vie, je veux dire. quel est votre métier?
- Je vous suis reconnaissant de ne pas m'avoir mis d'office à la retraite, dit-il.
- Cette idée ne m'a pas effleurée un seul instant.
- Mon métier ne vous intéresse pas vraiment, pas vrai?
C'était une pure question de courtoisie, je me trompe? "
Ursula lui lança alors un regard qu'elle avait jusqu'à présent essayé d'éviter. Droit dans les yeux. quelle erreur ! Elle en tremblait presque. Elle affecta un léger rire.
" Allez, dites-le moi, quel est votre métier?
- D'accord, d'accord. Je suis libraire à Bloomsbury. Attention, pas un libraire spécialisé dans le livre ancien, un libraire d'occasions comme on dit vulgairement. Je ne vends que des premières éditions d'auteurs contemporains. "
Son visage avait d˚ trahir ses pensées. Toutes? Non, pas toutes, Dieu merci. Pas son envie qu'il la touch‚t, cette envie de sentir le contact de sa main. Pas cette émotion-là, qui s'était amplifiée au fil de la conversation. Mais plutôt son trouble en apprenant le métier de Sam. Cette nouvelle lui avait fait l'effet d'une douche glacée. Monté aux joues, le sang ne tarda pas à
lui laisser une sensation de froid cuisant.
Si je réponds, " Je vois ", réfléchit-elle, il va essayer de s'expliquer, je dirai alors que ce n'est pas grave, qu'il vaut mieux oublier cet incident, et nous pourrons alors dire adieu à toute autre conversation. Ursula changea donc pour la deuxième fois de sujet, et parla anodinement des enfants, des petits-enfants de Sam et par extension de ses propres filles - sujet difficile pour elle s'il en fut -, et de fil en aiguille ils en vinrent bien s˚r à
évoquer le fils de Sam. Son fils décédé.
Ursula n'écoutait pas la moitié de ce qu'il disait, bien que ce f˚t elle qui l'avait encouragé à parler, et feint quelque intérêt.
Tandis que la honte et l'indignation montaient en elle, elle affecta un attendrissement quasi exubérant à son égard, prononçant ces mots qui ne signifiaient rien pour elle.
" Je suis désolée, je suis vraiment désolée. "
Sam avança la main pour la poser sur celle d'Ursula. Dix minutes plus tôt, ce geste l'aurait comblée. Tout au moins pour commencer. Mais en l'occurrence il réfréna ses ardeurs, la rebuta. Ursula ne bougea pas. Elle sentait la main de Sam Fleming sur la sienne, une main importune, gênante, lourde, et fiévreuse. On était loin du contact entre deux chairs vibrant à
l'unisson. Le serveur que Sam avait appelé approcha, et Ursula profita de son arrivée pour retirer sa main.
Ce fut un soulagement pour lui autant que pour elle, pensat-elle. Sur ces entrefaites, elle se leva pour prendre congé. Il était à peine neuf heures et demie. Sam lui proposa de la raccompagner chez elle. Elle s'y opposa quelques secondes, puis accepta. L'idée qu'il p˚t vouloir entrer pour jeter un oil sur les premières éditions de Gerald l'irritait. Mais il n'alla pas plus loin que la barrière du jardin. Barrière que moins de deux heures auparavant elle avait franchie pour se rendre au rendez-vous, en s'imaginant qu'au retour il l'embrasserait peut-être.
Scène qu'elle avait imaginée, fantasmée, mais dont le scénario continuait à se dérouler dans son esprit.
" Bonne nuit ", dit-elle.
Il était sur le point de dire quelque chose. quoi ? Elle n'en avait aucune idée. Puis il se ravisa. Il se retint et à son tour lui souhaita une bonne nuit.
Il est impossible, d'après le physique d'une femme, de prévoir si elle mettra facilement ou non des enfants au monde.
quoiqu'elle le s˚t pertinemment, Ursula soupçonnait Gerald de l'avoir choisie pour cette unique raison. Peut-être pensait-il être en mesure de faire un tel pronostic, après tout, peut-être l'a-t-il cru en apercevant pour la première fois ses hanches généreuses, sa poitrine opulente, sa jeunesse, sa candeur et son innocence. Il n'avait pas tort. Deux heures seulement après le début du travail, Sarah naissait. Si elle avait accouché quelques années plus tard, l'hôpital l'aurait renvoyée chez elle l'après-midi même. Ils la gardèrent en fait trois jours.
Dans ces années-là, que l'on p˚t préférer un garçon plutôt qu'une fille révoltait peu de femmes. On était fier d'avoir un garçon, et pas seulement chez les musulmans. Ursula commen-
çait à avoir peur de Gerald. Tout au long de sa grossesse, elle avait été inquiète, sur ses gardes, craignant que la naissance d'une fille ne le contrari‚t. Comme tous les hommes, il bl‚me-rait sa femme pour avoir mis une fille au monde. Mais, à sa grande surprise, Gerald exprima pour la première fois une allé-gresse et un enthousiasme qu'elle n'aurait jamais soupçonnés en lui.
" Certes, je voyais qu'il désirait passionnément un enfant, déclara-t-elle dans le magnétophone de Sarah, mais je craignais qu'il ne déchant‚t une fois son rêve devenu réalité. Je pensais qu'il ignorait ce qu'impliquait avoir un bébé à la maison. Moi-même, je n'en savais rien. Mais je croyais vraiment être plus réaliste que lui.
- Tu avais tort, dit Sarah, d'un ton satisfait qu'Ursula préféra ignorer.
- Comme tu dis, répondit Ursula gardant son sang-froid, j'avais tort. " Et comment! pensa-t-elle. " Il t'a tout de suite adorée. Il t'appelait son trésor. Personne ne prenait le travail d'un écrivain au sérieux, se plaignait-il avant. Dans le sens o˘
les gens considéraient la t‚che d'un écrivain davantage comme un passe-temps que comme un travail, une t‚che qu'il pouvait abandonner ou interrompre au profit d'une autre à tout moment.
Puisqu'il restait constamment à la maison, rien n'empêchait un écrivain de se charger de quelques travaux ménagers, d'aller ouvrir la porte, de répondre au téléphone ou de faire la conversation aux visiteurs. Je pensais, à tort, qu'il refuserait de m'aider, qu'il insisterait pour ne jamais être dérangé par tes pleurs et ne jamais, au grand jamais, devoir s'occuper de toi.
Mais avec toi, son trésor, il oublia tous ses principes. "
Ursula s'efforça de répondre au sourire de Sarah.
" Il te promenait dans ta poussette. Pourtant, à l'époque, on ne voyait pas beaucoup d'hommes promener leur enfant. Il changeait tes couches. Il aurait même accepté de te donner la tétée, mais la nature est ainsi faite que cette t‚che me revenait.
Le pédiatre était toujours chez nous. En 1966, les médecins consultaient encore à domicile sans trop de problèmes. Chaque fois que tu n'étais pas au sommet de ta forme, le pauvre pédiatre arrivait.
- Tu devais te dire que tu avais vraiment beaucoup de chance, dit Sarah.
- D'avoir un mari comme lui, tu veux dire ? La perle rare ? "
Ursula parvint à éluder la question. " Ma mère déplorait cette situation. Ainsi que ta tante Helen. Pour elles, je n'étais pas à
la hauteur. Mon père se demandait pourquoi nous n'avions pas une nourrice ou tout au moins une fille au pair. Nous avions largement les moyens. Ton père s'y refusait, prétextant qu'il n'existait aucune t‚che au monde qu'une nourrice p˚t accomplir et pas lui, et que de surcroît il accomplissait tout cela avec un amour tel qu'une simple nourrice n'aurait jamais su l'offrir.
Bien entendu, pour Hope, nous avons fait appel à une nourrice.
Nous étions obligés. " Ursula s'arrêta. " C'est bien ce genre de détails que tu veux ?
- Tu n'aurais pas des anecdotes ? quelque chose d'un peu plus... personnel, disons.
- Non, je ne vois pas.
- Très bien, on va s'arrêter là pour aujourd'hui. "
Sarah éteignit le magnétophone. Tant mieux, pensa Ursula, je ne sais pas combien de temps encore je vais pouvoir tenir.
Des anecdotes, rien que ça ! Sarah ne se rendait pas compte de ce qu'elle lui demandait. Et pour cause. Elles abordaient un terrain miné et, si elle avait d˚ poursuivre son histoire, Ursula aurait été contrainte de mentir.
" Papa a changé de nom à l'‚ge de vingt-cinq ans, dit Sarah.
Pour quelle raison ? Tu en as une idée ?
- Tu en es s˚re ? dit Ursula, incrédule.
- Certaine, mais je n'en sais pas plus. Tu ne t'es jamais doutée de quoi que ce soit ?
- ¿ propos de son nom ? Jamais. Pourquoi aurais-je eu des soupçons ?
- Tu ne t'es jamais posé de questions? Sur le fait qu'il n'avait ni tante, ni oncle, ni cousin ? Tu m'as dit qu'il n'y avait personne de sa famille à votre mariage.
- Si, je trouvais parfois étrange qu'il n'ait aucune famille.
Non, en fait, ce qui m'étonnait, c'était qu'il p˚t décrire dans ses romans, avec autant de talent, les relations au sein d'une même famille alors que lui-même n'en avait pas.
- Tu ne lui as jamais posé la question ?
- Non.
- Et si nous allions jeter un oil à la pièce de papa ? "
Ce " nous " de complicité alla droit au cour d'Ursula, laquelle était toujours émue lorsque dans le discours de Sarah ou de Hope elle pouvait déceler quelque allusion à un éventuel lien ou attachement entre elles. Elle suivit Sarah jusqu'à la porte du bureau. Sarah hésita et tourna la tête vers Ursula. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'elle remarqua le visage mortifié de sa fille. quelle égoÔste je fais, se dit-elle, je ne pense qu'à mes propres soucis ; quel aveuglement ! Pour Sarah, pénétrer dans cette pièce serait une véritable épreuve, elle en était consciente.
Sa fille en aurait le cour brisé. Ni elle ni Hope n'était entrée dans le bureau de Gerald depuis sa mort.
" Tu préfères qu'on remette cette inspection à un autre jour ? "
Sarah fit signe que non.
" «a va aller. "
Jamais Ursula n'avait fait l'affront à ses filles de croire que leur affection pour leur père n'était pas totalement sincère. Il ne s'agissait ni d'affectation ni de simulation. Elles l'ado-raient. Moi aussi, je l'aurais adoré, pensa Ursula, s'il s'était comporté envers moi comme envers elles, si j'avais été son trésor. Soudain, sans prévenir, sans y être invitée, la question brutale et arrogante de Hope alors ‚gée de douze ans lui revint en mémoire : " Tu ne pourrais pas te montrer un peu plus gentille avec papa ? "
Elle ouvrit la porte du bureau de Gerald et se recula pour laisser Sarah entrer la première. Il n'y avait pas de brume aujourd'hui. La fenêtre dévoilait un ciel radieux, marmoréen, avec ses nuages voguant à toute allure, une mer agitée, et l'île de Lundy, sombre, que l'on distinguait nettement. Sarah promena son regard autour de la pièce avec angoisse. Elle s'approcha du bureau, hésita, puis s'installa dans le fauteuil de son père. Nulle part, on ne pouvait apercevoir l'écriture de Gerald, Ursula y avait veillé. Elle avait pris les manuscrits sélectionnés et les avait envoyés à Boston, à Bond Street, à l'anthologiste de Cumbria. Sarah caressa la housse sur sa machine à écrire et ouvrit un tiroir qu'elle referma aussitôt.
" Reste-t-il des papiers officiels ? demanda-t-elle.
- Tu veux parler d'extraits de naissance, d'actes de mariage et de décès ? Ils sont tous à l'étage. Tu veux que j'aille les chercher ?
- Tu n'as qu'à m'expliquer o˘ ils sont, je vais y aller. "
Oui, mais tu devras alors revenir dans le bureau, pensa Ursula. Tu ferais mieux de rester pour t'y habituer. Ursula se rendit donc elle-même à l'étage, trouva le dossier qui contenait tous les documents concernant la famille, les actes de décès de ses propres parents, son acte de mariage, son propre extrait de naissance, ceux des filles, et à présent l'acte de décès de Gerald. quand elle redescendit, Sarah n'était plus assise près du bureau. Elle se tenait debout devant le placard grand ouvert, à contempler tous les manuscrits empilés les uns sur les autres, le visage blême.
" Je te rendrai son extrait de naissance ", dit-elle d'une voix neutre, puis, montrant vaguement les manuscrits : " Il faudra tous les lire, n'est-ce pas ?
- Tu crois ? Je n'en sais rien. "
Seul l'acte de mariage semblait l'intéresser.
" Papa tenait-il un journal?
- Pas que je sache. En fait, non, je sais qu'il n'en tenait pas.
- Il consignait toute sa vie dans ses livres, c'est cela? Tout ce qui lui était arrivé, tout ce que les gens lui avaient dit, les choses qu'il avait vues et entendues. "
Il était connu pour cela. Au cours de conférences, d'inter-views, à la radio et à la télévision, il se vantait d'écrire une autobiographie permanente.
"Il te l'avait dit?
- Il n'y a pas si longtemps, en fait. Cela remonte à trois ou quatre ans, pas plus. Hope et moi étions toutes les deux à
la maison. Lui relisait un passage qu'il avait écrit, puis il a commencé à nous expliquer qu'il mettait dans ses livres tout ce qui lui était arrivé dans sa vie. Enfin, presque tout. Mais son but était de tout faire paraître un jour. " Sarah s'interrompit, puis d'une voix pas très assurée : " Je ne sais pas si cela est vrai.
J'en doute. "
Ursula resta silencieuse.
" Bien s˚r, avant de devenir fiction, sa vie passait par tout un ensemble de transformations artistiques propre à l'auteur et changeait donc de nature, comme il nous l'a expliqué. De toute façon, je le savais déjà, c'est exactement ce que je m'efforce de faire comprendre à mes étudiants qui veulent à tout prix que les romans de Charlotte BrontÎ, par exemple, soient directement autobiographiques. Mais lui récupérait tout. Sa vie, dans ses moindres détails, lui servait de matière première, ce que je trouve étrange. Inutile par conséquent d'espérer trouver un carnet de bord en prime. "
Parler avait soulagé Sarah. L'universitaire qui était en elle était venue à la rescousse de la fille. Ursula vit son visage reprendre des couleurs.
" Est-ce que des lettres t'intéresseraient? demanda-t-elle.
- Pas particulièrement. " Outre les couleurs, Sarah avait également repris son ton cinglant habituel. " Ce sera mon livre à moi, en d'autres termes, mes mémoires. Je veux peut-être connaître les ancêtres de papa, mais je ne veux surtout pas savoir ce qu'il racontait aux gens, et encore moins ce que les gens lui racontaient. Je jetterai peut-être un oil à ses agendas et à ses dernières épreuves.
- Et les photos?
- Nous en avons une pleine boîte quelque part, non ? Pourquoi n'avons-nous jamais eu d'album?
- C'est vrai, nous n'avons jamais eu d'album, répondit Ursula. Je te laisserai la boîte. "
Il consignait sa vie entière dans ses livres... Pendant très longtemps, Ursula n'avait rien remarqué. Le roman Paysage de papier, paru un an après la naissance de Hope, racontait encore l'histoire d'une famille, une pauvre famille irlandaise de Liverpool, cette fois, dont la fille aînée se bat pour devenir peintre.
Dans le roman qui suivit, Le Messager des dieux, une veuve, dont le mari est mort assez jeune, se retrouve seule pour nourrir ses deux enfants en bas ‚ge et sa mère. Un tournant s'amorce avec Oraisons, écrit après le déménagement à Lundy View House. Premier roman qu'elle n'apprécia pas. Au contraire. Au fur et à mesure qu'elle en décryptait les chapitres, ses pressentiments augmentaient.
Pendant très longtemps, pourtant, elle avait tenté de résister, se disant qu'elle avait trop d'imagination. Le personnage ne pouvait pas avoir été inspiré de sa sour Helen et de son mari.
Elle s'écoutait trop, était trop sensible, peut-être même paranoÔaque. Seule la vanité pouvait inciter quelqu'un à se voir dans certains personnages de fiction. Selon Adela Churchhouse, ou était-ce Roger Pallinter, lorsque eux-mêmes s'inspiraient de quelqu'un pour créer un personnage, la personne en question ne s'en doutait jamais, alors que les gens s'imagi-naient constamment être à l'origine de personnages inspirés d'autres personnes qu'eux.
Mais lorsque, en 1984, elle vint à taper Au jour le jour, Ursula ne put se cacher la vérité plus longtemps.
L'hippocampe est un animal unique en son
genre dans le sens o˘ c'est le m‚le qui porte les petits et les met au monde.
Hamadryade
UNE ACTRICE TR»S C…L»BRE, laquelle était-en outre une relation de Gerald Candless, déclama la seconde moitié
d'Ulysse, le poème de Tennyson. Un acteur, bien moins renommé, mais ayant séjourné à plusieurs reprises à Lundy View House, donna pour sa part lecture de Jordan de Herbert.
Assise au premier rang, entre ses filles, dont la cadette portait un énorme chapeau noir et pleurait à chaudes larmes, Ursula jugea Jordan impropre à célébrer la mémoire d'un athée aussi vindicatif que Gerald, au sujet duquel on n'aurait jamais pu affirmer que, fort de son Dieu, peu lui importaient le rossignol ou le printemps des hommes.
Elle ne connaissait, ni n'avait jamais entendu parler, de la soprano qui interpréta une chanson du répertoire de Hugo Wolf. C'est Hope qui avait sélectionné tous ces morceaux.
Ursula la soupçonnait d'avoir fait son choix en fonction d'elle-même, de ce qu'elle aimerait voir constituer sa propre messe du souvenir, si tant est que Hope e˚t été en mesure d'envi-sager cette éventualité. Roger Pallinter, deve'nu maigre avec l'‚ge, arthritique et soutenu par deux cannes, récita un des poèmes qu'il avait lui-même composés. Ursula fut étonnée qu'il en e˚t jamais écrit. Colin Wrightson, aussi vieux et chancelant, fit une allocution. Un panégyrique, selon Ursula.
quelle étrange expérience, pensa-t-elle, écouter et observer ainsi un homme qui avait jadis été son amant sans ressentir la moindre émotion pour lui, excepté de l'intolérance et un léger dégo˚t.
Elle aurait aimé serrer la main de cette pauvre Hope, mais elle osait à peine imaginer sa réaction si elle s'aventurait à la lui prendre. Derrière elle, Robert Postle avait la gorge prise, le souffle rauque, caractéristique de ces rhumes qui propagent leurs virus dans un rayon de un mètre. Sentant une petite goutte humide atterrir sur sa nuque, Ursula frissonna. Pendant que Wrightson poursuivait son adresse d'une voix monotone, sa femme, de l'autre côté de l'église, ayant chaussé ses lunettes, lisait le petit livret à tranche noire sur lequel Hope avait fait imprimer les chansons et les poèmes et, en tête de chapitre, en caractères Times Roman, " Gerald Candless 1926-1997 ".
Comme Ursula, Mme Wrightson avait sans doute été déconcertée de lire cette épitaphe en latin : vixit, scripsit, tnortuus est.
" Il a vécu, il a écrit, il est mort ", murmura Tessa Postle d'une voix gutturale.
Ursula frissonna de nouveau. Elle devait prendre le train de trois heures et demie, train qui la ferait arriver à sept heures à
Exeter, o˘ elle prendrait la correspondance jusqu'à Barnstaple, pour arriver à destination un peu avant neuf heures. Ses deux filles lui avaient proposé de rester pour la nuit, ce qui la surprit et la toucha tout à la fois, même si Hope avait lancé son invitation à contrecour. Helen lui avait fait la même suggestion et peut-être Ursula aurait-elle accepté si la perspective de retourner de Carshalton jusqu'à Paddington le lendemain matin ne l'avait pas autant rebutée. ¿ présent la messe était terminée et l'organiste jouait un morceau d'orgue qu'Adela Churchhouse fredonnait tout en exécutant, semblait-il, quelques petits pas de danse dans l'allée centrale. Tout le gratin littéraire de Londres sortait nonchalamment de l'église, envahissant la cour, et Picadilly.
Ursula reçut les condoléances de personnes qu'elle ne se souvenait pas avoir vues auparavant. S'épongeant le visage avec des mouchoirs en papier qu'il prenait dans une boîte tendue par Tessa, Robert Postle déclara qu'ils devaient se rencontrer et avoir une petite discussion au sujet du nouveau roman... quand pensait-elle revenir à Londres ? quand déjeu-nerait-elle avec lui ? Vous vous passerez de moi, répondit-elle.
Un petit groupe de gens s'était rassemblé autour d'elle, mais personne ne fut choqué, ni même surpris. Sa réponse était inspirée par son chagrin, son deuil, cette souffrance à fendre l'‚me que la perte d'un homme tel que Gerald Candless ne manquerait pas de provoquer chez n'importe quelle épouse. ¿
son grand étonnement, Sarah s'approcha d'elle, lui prit le bras et vint à sa rescousse. Un taxi attendait, elle et Hope allaient l'accompagner jusqu'à la gare de Paddington.
Un jour à marquer d'une pierre blanche, sans conteste, pensa Ursula, qui n'en crut pas ses yeux ni ses oreilles. Pour la deuxième fois de la journée, dans le taxi, Ursula se retrouva assise entre ses deux filles, bouleversée par leur présence qui la touchait bien plus que n'aurait su le faire toute référence directe ou indirecte à Gerald. Lui était parti, mais elle, Ursula, demeurait, unique parent survivant - était-ce bien là la clé de l'énigme? …tait-ce l'explication de leur attitude? Il se passa alors un événement extraordinaire, quelque chose qui ne s'était pas produit depuis des années et des années. Des larmes lui vinrent aux yeux. Pas des larmes qui s'arrêtent au bord de l'oil, que l'on refoule et réprime d'un battement de paupières, non, de vraies larmes, abondantes, jaillissantes, qui débordaient et ruisselaient le long de ses joues.
" Oh m'man, dit Sarah, je suis désolée, je suis désolée. "
Ursula n'avait pas été aussi heureuse depuis des années. Elle ne l'avait d'ailleurs jamais été, mais, aujourd'hui, c'était diffé-
rent. Sarah et Hope étaient prévenantes et voilà à présent qu'elles l'embrassaient toutes les deux pour prendre congé. De mémoire d'Ursula, Hope ne l'avait pas embrassée depuis qu'elle était toute petite. Elles formaient un trio enlacé, étreintes par un amour intense, puis les filles s'en allèrent et Ursula, aux anges, vérifiant qu'elles étaient bel et bien parties, s'acheta un sandwich au saumon et au cresson ainsi qu'une bouteille de jus d'orange pour manger et boire un peu plus tard dans le train, dans le compartiment première classe.
Sarah avait fini par admettre le comportement de son père, sa décision d'acquérir, pour une raison ou pour une autre, une nouvelle identité. Du moins elle s'était habituée à cette idée.
Elle l'acceptait. Mais malheureusement sa découverte l'avait stoppée net dans son élan, elle était bloquée, un peu comme un écrivain face à sa feuille blanche. Son père aurait pu lui apprendre que, lorsque les premiers chapitres sont poussifs ou morcelés, il est extrêmement difficile de poursuivre la rédaction de l'ouvrage avec entrain tant que cette première partie n'a pas été remaniée de façon satisfaisante. Dans le cas o˘ ces remaniements se révèlent impossibles à effectuer, l'ouvre entière devra alors être abandonnée.
Sarah ne pouvait rectifier son chapitre et combler les vides sans connaître tous les éléments nécessaires. Elle ren‚cla soudain devant la t‚che à accomplir. Comment pouvait-elle écrire un livre sur un homme qui semblait être né à vingt-cinq ans ? Un homme qui avait eu son premier travail au même ‚ge ?
Le journal Western Morning News avait répondu à sa lettre. Ils possédaient en effet un dossier au nom de Gerald Candless, lequel avait travaillé chez eux à Plymouth en tant que journaliste reporter de l'été 1951 jusqu'à la fin de l'année 1957. Sarah avait même lu un article écrit de sa main au sujet de la crise du canal de Suez de 1956 et sur les soldats qui s'embarquaient pour l'Egypte au large de Plymouth. Mais concernant sa vie avant 1951, aucune archive ne semblait exister.
Sa prospection dans le bureau de son père fut décevante.
Loin d'être un homme particulièrement méticuleux, il n'était pas non plus outrageusement désordonné. Gerald n'avait aucune logique de classement, mais, d'un autre côté, pas un tiroir n'était encombré de broutilles. Il avait gardé quelques lettres reçues dans leurs enveloppes. Mais attention, il avait fait le tri. Contrairement à ce qu'elle avait dit à sa mère, Sarah les lut et s'interrogea sur son choix de garder telle ou telle lettre, jusqu'à ce qu'elle se rendît compte - sa conclusion était embar-rassante, et donnait froid dans le dos - qu'il avait conservé les lettres envoyées par des personnes riches et célèbres, par des stars et des écrivains renommés. Les lettres adressées par ses amis, quant à elles, avaient été mises au rebut. Impossible dès lors d'échapper à cette conclusion : il avait soigné sa gloire posthume, en vue de ce jour o˘ quelqu'un écrirait sa biogra-
phie, et y intégrerait ces fameuses lettres.
Et son enfance et sa jeunesse éclipsées ? quelle attitude avait-il imaginé que le biographe adopterait ? qu'il ne tenterait aucune recherche, sans doute. qu'il se contenterait de présumer, de fermer les yeux, et de passer à autre chose. Pourquoi, dans ce cas, n'avait-il jamais tenu de journal intime ? Pas entièrement convaincue par la réponse de sa mère, Sarah s'était mise en quête de quelque journal de bord, mais ne trouva que des calepins dont le contenu concernait les intrigues, les thèmes et les personnages de ses romans.
Elle avait travaillé dans le bureau tout le samedi après-midi.
Le soir, elle s'était rendue au pub de Barnstaple puis dans un bar-club avec une bande de copains. Bizarrement - en effet, ils n'étaient convenus de rien à l'avance -, Adam Foley les rejoignit encore une fois. C'était un ami d'Alexander, ou l'ex-petit ami de la sour de Rosie, Sarah ne savait plus vraiment. Ses parents avaient une maison de campagne, un cottage, dans un village non loin de là.
Il n'y eut pas la moindre allusion à ce coup de fil froidement reçu et froidement écourté, mais Adam était contrarié, c'était une évidence. Il adressa la parole à tout le monde sauf à Sarah.
Il n'avait pas digéré sa réponse, sans doute : " Non merci, je ne peux pas, je suis débordée. " Tant pis pour lui. Elle non plus ne lui adresserait pas la parole, et puis c'est tout. Dommage qu'il f˚t si séduisant, infiniment, étrangement séduisant. Ses cheveux étaient noirs, sa peau sombre et veloutée. Il était mince.
Sarah aimait les hommes minces, et cette gr‚ce particulière avec laquelle il bougeait : naturel, décontracté, insouciant.
Mais elle l'avait évincé.
Au bout d'un moment, elle s'aperçut, d'abord gênée, puis de plus en plus émoustillée, qu'il ne la quittait pas des yeux. Il ne regardait pas son visage, il ne cherchait pas son regard, mais son corps. Ce n'était pas à proprement parler un regard bala-deur, pourtant ses yeux se promenaient bel et bien. Un peu plus tard, il alla chercher des boissons et revint avec un verre pour chacun, sauf Sarah.
" Et Sarah, la pauvre, elle est punie ? " remarqua Rosie.
Il la regarda alors dans les yeux.
" Oh, je ne t'avais pas vue. "
Il avait prononcé cette phrase sur un ton neutre, comme si elle était trop insignifiante pour qu'on la remarqu‚t. Il devait être paranoÔaque pour se montrer aussi rustre avec une femme qui avait refusé de sortir avec lui. Elle aussi pouvait se montrer impolie. Et y prendre plaisir, d'ailleurs.
" C'est la chaise que tu matais dans ce cas, dis-moi ! "
Elle se leva, s'approcha du comptoir et se paya un verre ellemême. L'endroit était si fréquenté qu'elle dut le bousculer pour regagner son siège. Adam en profita pour lui toucher la cuisse avec son bras, la lui serrer. Pour quelque raison, elle n'envoya pas tout balader. Elle resta avec ses amis, qu'elle accompagna ensuite au bar-club. Celui-ci se trouvait au-dessous d'une épicerie et s'appelait, bien évidemment, Greens. Adam avança à grands pas devant elle, et laissa la porte se refermer sur elle.
Sur une petite estrade se trouvait une piste de danse de la taille d'une salle de bains. Il dansa avec Vicky et Rosie. Il dansait avec elles, tout en regardant Sarah.
Celle-ci était subjuguée. Elle commença à avoir mal au cour. Elle avait trop bu, voilà tout. Il devait être un peu plus d'une heure du matin quand tous se décidèrent à partir. Rosie proposa à Adam de le ramener en voiture. Il pointa le pouce en direction de Sarah et dit, comme s'il avait parlé d'un taxi :
" C'est elle qui me ramène. "
Ce qu'elle fit. Ou plus exactement, c'est lui qui la ramena. Il lui prit les clés des mains sans un mot, trouva sa voiture, ouvrit la portière du passager pour elle et conduisit pendant deux ou trois kilomètres. Elle était ivre, mais pas au point de ne pas se rendre compte qu'il avait garé la voiture sur le bas-côté et ouvert la portière. Il fit le tour, extirpa Sarah de son siège, l'ins-talla à l'arrière et lui fit l'amour sur la banquette.
Elle ignorait comment, mais ils étaient rentrés tous les deux au cottage. Sarah y avait passé la nuit, aux côtés d'Adam, dans son lit, tandis que les autres membres de sa famille occupaient les chambres voisines. Monter les escaliers sur la pointe des pieds, ses chaussures à la main, en évitant de faire du bruit pour ne pas réveiller la tante d'Adam, sa grand-mère ou je ne sais qui encore endormi de l'autre côté de la cloison, Sarah avait trouvé cela très excitant, elle avait eu l'impression de redevenir adolescente. Ils s'étaient à peine adressé la parole. Au petit matin, pendant que la vieille femme assistait à la sainte communion, Sarah s'était levée et était rentrée en voiture avec une atroce gueule de bois.
Sa mère ne fit aucun commentaire sur son retour à dix heures du matin et se contenta de lui demander si elle avait passé une bonne soirée. Sarah but beaucoup d'eau pétillante, pas mal de café noir et retourna dans le bureau de son père o˘ elle s'attendait à ne rien trouver et o˘ elle fit pourtant la seule et vraie découverte du week-end.
Dans le dernier tiroir inspecté, sur la pile de feuilles de machine à écrire. Elle ignorait ce dont il s'agissait et ne savait pas à ce moment-là qu'elle venait de faire une découverte.
Tout ce qu'elle savait c'était qu'elle tenait dans sa main une chose étrange qu'elle était incapable d'identifier et dont la place ne semblait surtout pas être la salle de travail d'un écrivain. qui plus est, d'un écrivain athée. Mais ces réflexions, elle se les fit plus tard, après la messe du souvenir, en fait, de retour dans son appartement o˘ elle montra sa trouvaille à
Hope et Fabian.
Non seulement leur père ne croyait pas en Dieu, mais il était farouchement anticlérical. (quant à l'attitude de leur mère vis-
à-vis de la religion, elles ne s'en étaient jamais préoccupées ni ne l'avaient jamais jugée digne d'intérêt.) Gerald les avait élevées dans l'impiété, sans aller toutefois jusqu'à demander qu'elles n'assistent pas aux prières du matin à l'école. Les rites religieux, selon lui, ne les influenceraient d'aucune manière. Il avait vu juste. Ni l'une ni l'autre n'avait jamais lu une seule ligne de la Bible ni appris une seule citation religieuse. Les seules occasions de se rendre à l'église avaient été le mariage de leur cousine Pauline et l'enterrement de leur père.
Voilà pourquoi Hope, pas plus que sa sour, ne put identifier l'objet trouvé dans le tiroir à papiers. On aurait dit un mélange de matière fibreuse végétale, des feuilles ou des tiges peut-être.
On avait pris un morceau de cette matière, on l'avait plié deux fois et, aux deux tiers en partant du bas, on lui avait apposé
perpendiculairement un autre morceau, lui aussi préalablement plié deux fois. Ces deux morceaux étaient impeccablement reliés, avec une jointure invisible.
" C'est une croix de palme, dit Fabian.
- Une quoi ?
- Athéisme ne veut pas dire ignorance, déclara-t-il, et toutes les deux, vous n'êtes que deux ignares. Il n'est pas nécessaire de croire en Dieu pour connaître certains éléments religieux. Enfin, le minimum. Si je vous demandais primo ce qu'est un ciboire, deuzio ce qu'est un credo, et tertio ce qu'est la Pentecôte, vous seriez bien en peine de me répondre, je me trompe ?
- Je sais ce qu'est un credo, dit Hope avec exaspération.
Mais revenons à nos moutons, c'est quoi ce truc au juste?
C'est quoi, une croix de palme ?
- C'est une feuille de palmier, un roseau ou encore la branche d'un sapin à laquelle on donne la forme d'une croix et que l'on offre aux fidèles qui assistent aux matines ou à la messe, je crois, le jour des Rameaux, qui tombe le dimanche précédant le jour de P‚ques.
- Je croyais que tu étais juif, dit Sarah.
- Tu dois te tromper, Fab, dit Hope. Papa n'aurait jamais toléré ce genre d'objet chez lui. Il abhorrait purement et simplement la religion. Il ne rejoignait la théorie marxiste que sur un seul point, qui était que la religion était l'opium du peuple. Il ne ratait jamais une occasion de railler la religion, je veux dire par là qu'il avait toujours une plaisanterie à faire à ce sujet. Un jour, tandis que Jonathan Arthur, qui croit en Dieu, séjournait à la maison et parlait de résurrection, Papa l'of-fusqua effroyablement en disant que tout ce qui monte doit un jour redescendre.
- Je n'y peux rien, moi. Je vous dis que c'est une croix de palme. Va demander à d'autres, si tu ne me crois pas. Demande donc à ce Postle, celui qui a le nez qui ruisselle, il est catholique.
- Si je lui pose la question, il voudra savoir si j'ai avancé
dans la rédaction du bouquin, dit Sarah, et j'en suis quasiment au point de départ. Je suis totalement bloquée.
- Votre père avait un accent londonien. Vous avez devant vous le professeur Higgins *1 nouvelle génération. Non, sans blague, je m'y connais en accents. Le sien venait de Londres, avec une légère intonation de l'East Anglia. Imaginez : vivant seul à Londres, votre père travaille pour ce journal, jusqu'au jour o˘ un terrible événement se produit. Bon, on laisse tomber la thèse criminelle, votre père n'aurait jamais pu commettre un crime, du moins vous en êtes persuadées. Il nous reste donc l'hypothèse que quelque chose lui est arrivé. La mort de sa femme ou de sa maîtresse ? La mort d'un de ses enfants ? A-t-il 1. Personnage de Pygmalion de George Bernard Shaw.
fait une découverte capitale au sujet de sa famille - sa vraie famille, s'entend ? Une maladie héréditaire, un père meurtrier?
Alors, les filles, qu'est-ce que vous en pensez?
- Je ne vois pas en quoi la mort d'une maîtresse ou d'un amant est une catastrophe, dit Hope.
- Je te remercie, c'est gentil pour moi.
- Ce n'est pas ce que je veux dire, Fab, tu le sais très bien.
Mais enfin, on ne change pas d'identité parce que la personne qu'on aime est morte. Parce qu'on a un père meurtrier, à la rigueur.
- «a me rappelle quelque chose qui s'est passé il y a très longtemps, dit Sarah. J'ai entendu un jour cette drôle de vieille femme, Adela Churchhouse, adresser une remarque de ce genre à papa. Non sur le fait d'avoir un père meurtrier, je ne crois pas, mais au sujet de son accent. Elle lui a dit : "Savez-vous, Gerald, que parfois quand vous vous emportez, comme vous venez de le faire à l'instant, il me semble perce voir dans votre voix des intonations de cet accent du Suffolk." Papa lui avait alors rétorqué qu'il n'y avait rien de plus probable car il avait vécu à
Ipswich jusqu'à l'‚ge de dix ans. "
Depuis les révélations de Joan Thague, chaque fois qu'elle repensait à cet échange entre Adela Churchhouse et son père, Sarah en venait à la conclusion qu'il avait menti, tout comme elle était persuadée que toutes ses allusions à ses origines n'avaient été que tromperies. Mais supposons que tout soit vrai ? pensa-t-elle alors. Bien qu'il ne f˚t pas le Gerald Candless né de George et Kathleen Candless à Waterloo Road, supposons un instant que lui aussi f˚t originaire d'Ipswich et qu'il y ait vécu assez longtemps pendant son enfance pour acquérir un accent tenace ?
La croix de palme se trouvait sur la table à l'endroit o˘
Fabian l'avait posée, sur un numéro du Spectator *1. Il y avait quelque chose dans toute cette histoire que Sarah n'aimait pas du tout et qu'elle trouvait extrêmement déconcertant. Elle ne voulait pas trop réfléchir à cette croix, elle voulait éviter d'affronter les conclusions qui s'imposaient. Elle ne pouvait pour autant se résoudre à la jeter, la mettre à la poubelle pour que les éboueurs de Camden la ramassent au petit matin. Ce geste lui 1. Hebdomadaire politique et culturel conservateu r.
paraissait exagéré, sans compter qu'elle pourrait le regretter par la suite.
Une fois Hope et Fabian partis, elle sortit de la bibliothèque son ouvrage de référence anglais, le Shorter Oxford Dictionary, glissa la croix entre deux pages et remit le dictionnaire à
sa place.
Les temps changent et les mentalités se transforment radicalement. Le grand-père d'Oliver aurait jugé honteux que sa femme all‚t travailler.
Mark, lui, se désolait de voir la sienne rester au foyer.
Au jour le jour
Mr et Mme JOHN GEORGE, une fois au courant de la situation, devinrent plutôt soupçonneux. John traversa trois différentes phases de doute : tout d'abord sceptique, il se mit ensuite à échafauder des hypothèses pour enfin adopter une attitude extrêmement circonspecte. Ne t'occupe plus de cette histoire, garde tes distances, ne réponds pas à la lettre de cette fille, ou alors renvoie-lui une lettre de refus bien sentie. Oui mais, objecta Maureen, imagine qu'elle décide d'en parler à la presse ou dans ce livre qu'elle est en train d'écrire. Mieux vaudrait veiller au grain et découvrir ce qu'elle manigance.
D'accord, dit John George, dis-lui que je vais consulter mon avocat, si tu veux.
Ni lui ni elle n'avait jamais entendu dire que tante Joan avait eu un petit frère qui était décédé. Un petit frère appelé Gerald Candless. Pourquoi l'auraient-ils su? Tante Joan n'était pas vraiment la tante de John George mais sa cousine au deuxième degré, ou quelque chose dans le genre, et cet événement remontait à bien des années.
" Cette histoire a terriblement bouleversé tante Joan, avait dit Maureen. C'est la première fois que je la vois pleurer.
Et voilà maintenant que cette fille lui écrit et demande à la revoir.
- Je suis s˚r qu'elle a quelque chose derrière la tête. Elle en veut peut-être à son argent.
- Elle n'en a pas, John.
- ¿ t'entendre, personne n'a d'argent. Lorsque par hasard tu daignes admettre que quelqu'un en a, c'est qu'il roule sur l'or. "
Comme Joan ne se sentait pas d'humeur à écrire et ne savait pas quoi dire, Maureen téléphona à Sarah Candless, s'efforçant d'adopter un ton naturel. Elle pouvait venir si elle le souhaitait mais M. et Mme John George lui seraient reconnaissants de ne pas oublier que Joan était une très vieille dame et qu'il lui fallait éviter toute contrariété. Elle, Maureen, aimerait bien assister à
leur entretien, histoire de veiller à ce que tout se passe bien.
Sarah eut l'impression qu'ils la soupçonnaient de vouloir lui voler son argenterie. Elle n'avait qu'une très vague idée des questions qu'elle allait poser à Joan Thague. Si elle l'interro-geait au sujet de leurs amis et voisins à l'époque de la mort du petit garçon, cela la contrarierait-elle ? Toute allusion à cette période de sa vie allait-elle la bouleverser ? Et si elle demandait à voir une photo de l'enfant? Elle ne serait pas plus avancée. Elle revoyait les épais albums de photos qui avaient attendu d'être minutieusement consultés. En vain. Prenait-on des photos de groupe à cette époque ? Oui, des photos de classe, ou d'équipes sportives, mais prenait-on des élèves d'une école primaire à Ipswich... ?
Sarah se rendit à Ipswich en voiture le jour convenu mais se trompa de chemin et se retrouva en plein centre-ville : il y avait énormément d'églises et le nom des rues correspondait également à des noms d'églises, tant et si bien qu'elle pensa de nouveau à la croix de palme. Elle aurait bien aimé imaginer son père, enfant, marchant dans les rues de cette ville et donnant la main à sa mère, mais cela était impossible. Tant de choses avaient d˚ changer ! Les petites boutiques de l'époque avaient cédé la place à des zones commerciales et à des supermarchés.
quoi qu'il en f˚t, son père avait vécu ici, elle en était persuadée, elle se raccrochait à cette hypothèse. Adela Churchhouse et Fabian n'avaient-ils pas décelé les traces d'un léger accent du Suffolk dans sa voix ?
Lorsque enfin Sarah arriva à Rushmere St Andrew, la porte du pavillon s'ouvrit sur Maureen Candless, laquelle se présenta de manière lapidaire en tant que " Madame Candless ".
C'était une grande et lourde femme, presque effrayante tant elle manquait de charme. Au repos, son visage avait un air renfrogné. Animé, il était le champ de bataille de gros traits incompatibles, lèvres épaisses, dents démesurément larges, et un nez pointu dont le bout se convulsait indépendamment du reste.
" Elle ne vous apprendra rien de plus, dit-elle. Je crains bien que vous n'ayez fait tout ce voyage pour rien. "
Cette fois-ci, devina Sarah, ni thé, ni g‚teaux disposés sur un plateau napperonné ne l'attendraient. Joan Thague était assise, très droite, mais sur le bord d'un fauteuil, de façon à prendre un air plus détendu. Elle semblait mal à l'aise. Elle était mal à l'aise. Et ce depuis la précédente visite de Sarah. Pour la première fois depuis bien des années, des cauchemars venaient régulièrement la hanter dans son sommeil. La journée, même quand elle semblait absorbée par quelque occupation sans lien avec son passé et sa famille, elle entendait, comme si un enfant se trouvait dans la maison, dans un coin, harassé de douleur, un petit filet de voix fatiguée qui criait : " J'ai mal à la tête, j'ai mal à la tête. " Une fois, tandis qu'elle préparait le repas pour son petit-fils Jason, debout devant le fourneau, elle entendit l'enfant l'appeler, elle n'était pas sourde à cette voix-là.
Bien s˚r, les John George ignoraient ce triste événement. Ils n'avaient pas eu connaissance des détails, seulement des grandes lignes de l'histoire de la famille. Joan s'étonna qu'ils n'en sachent pas davantage, et s'offusqua, ou plutôt se sentit blessée, que la mère de John George n'ait jamais parlé à son fils de Gerald et de sa mort, qu'elle ait oublié, ou ignoré cet enfant comme s'il n'avait jamais existé. C'est vrai que Maureen lui était sympathique, qu'elle l'emmenait volontiers au supermarché de Martlesham, mais Joan aurait préféré
qu'elle ne se trouv‚t pas ici à cette minute. Ni Sarah Candless d'ailleurs. Ni personne.
Sarah ne savait pas comment briser la glace. Les deux femmes l'observaient comme si elle était une assistante sociale venue les accuser de maltraiter leur enfant. Joan Thague s'éclaircit la voix, joignit les mains et contempla son alliance.
Pour la première fois Sarah prit conscience de l'odeur de la maison, un parfum chimique cherchant à imiter la senteur des jonquilles et des jacinthes. Mieux vaudrait, en guise de prologue aux questions, pensa-t-elle, essayer de faire l'apo-logie de son père, qu'elle avait répétée dans la voiture en venant, mais qui de fil en aiguille s'était transformée en une apologie d'elle-même, elle qui se souciait d'un homme manifestement fourbe et perfide. De sorte qu'elle abandonna son idée d'apologie et se contenta de dire : " J'ai l'intime conviction que mon père connaissait votre famille. Enfant, il a d˚
vivre près d'ici, jusqu'à l'‚ge de dix ans, car il avait un accent du Suffolk.
- Personne n'a jamais eu cet accent-là dans la famille, s'indigna Maureen Candless dans un accent d'Ipswich à couper au couteau.
- Cet accent était à peine perceptible. Et c'est un détail auquel je veux me raccrocher. " Sarah promena son regard d'un visage implacable à l'autre, des yeux timorés de Joan au bout du nez agité de Maureen. " Je suis s˚re que vous pouvez comprendre. " Pourquoi cette manie de toujours prétendre que nous sommes s˚rs au moment même o˘ nous doutons le plus ?
" Je me demandais, un de vos voisins n'avait-il pas un petit garçon de l'‚ge de votre frère, madame Thague ? Ou un ami de la famille. Votre frère n'avait-il pas des camarades de classe ? "
Joan consulta du regard la femme de son " cousin ". Pour se rassurer ? Chercher du réconfort ? Demander la permission ?
Non, certainement pas cette dernière hypothèse. Joan Thague était, selon l'expression courante, son propre maître. " quand on vieillit, on se souvient mieux de son enfance que de ce qu'on a fait la veille. Vous le saviez ? " dit-elle.
Sarah acquiesça d'un signe de tête.
" Gerald n'a pas fréquenté l'école très longtemps. L'école élémentaire, s'entend. On n'appelait pas cela encore l'école primaire. Il était le seul petit garçon de notre rue à aller dans cette école, je le sais car maman déplorait toujours qu'il n'y e˚t personne pour jouer avec lui.
- Il n'avait personne avec qui jouer?
- Si, moi, répondit Joan Thague.
- D'accord, mais aucun enfant de son ‚ge ?
- Il y avait ses cousins, les enfants de la sour de ma mère.
Deux garçons et une fille. Donald, Kenneth et Doreen. " Joan y avait réfléchi, faisant appel à ses plus vieux souvenirs. " Ils venaient à la maison. Ma tante les amenait pour le go˚ter une fois par semaine. Elle allait chercher les garçons à l'école puis les amenait à la maison. Gerald jouait avec Don et Ken. Doreen, elle, était encore très petite, trop jeune pour aller en classe. Nous avions un go˚ter de fête quand ils venaient. Maman préparait une génoise avec un glaçage au beurre et au chocolat. "
Ce tableau plutôt bourgeois était loin de correspondre à
l'image que s'était faite Sarah de la famille. Celle-ci articula soigneusement, pour que Joan p˚t lire sur ses lèvres.
" Votre mère était infirmière. Lui arrivait-il de partir en consultation? Je veux dire, se déplaçait-elle chez les gens?
Elle a peut-être soigné quelqu'un qui avait un petit garçon ou, pourquoi pas, ce petit garçon lui-même.
- Mon père n'aurait jamais toléré que ma mère travaille. "
Mme Thague était outrée, scandalisée. Son visage s'em-pourpra, s'embrasa. " Il était maître typographe. Si ma mère avait travaillé, les gens auraient cru qu'il ne gagnait pas assez bien sa vie pour subvenir aux besoins de sa famille. "
Dans ce cas, pourquoi l'extrait de naissance de Gerald précisait-il qu'elle était " infirmière " ? Kathleen Candless avait-elle tenté, dans un dernier sursaut, de résister et de s'affirmer en tant que personne à part entière, refusant de n'être que l'ombre de son mari? Telle était, du moins, l'interprétation de Sarah.
Appréhendant de regarder Mme Thague dans les yeux, mais sachant qu'elle le devait si elle voulait se faire comprendre, Sarah lui posa des questions au sujet de Don et Ken, les cousins. quel ‚ge avaient-ils ? qu'étaient-ils devenus ?
" Vous ne vous imaginez tout de même pas qu'elle sait tout cela ", dit Maureen Candless.
Ne regardant pas dans sa direction, Joan n'avait pas saisi.
Tandis que le feu de son visage s'estompait, et que son indignation s'apaisait, elle dit :
" Ils étaient tous les deux plus jeunes que moi, mais plus
‚gés que Gerald. Don devait avoir dix ans et Ken sept lorsque...
lorsque mon frère est mort. Il a été tué à la guerre, je veux parler de Don, dans le désert d'El Alamein. "
Au grand étonnement de Sarah, Joan rapprocha et tira tout doucement vers elle le fauteuil dont les pieds reposaient à
présent sur le tapis. Elle dévisagea Sarah d'un air interrogateur.
On aurait dit que son emportement de tout à l'heure, provoqué
par ce qu'elle avait pris pour une allusion à l'éventuelle pauvreté de sa famille, avait déverrouillé une partie de sa mémoire. La vague de colère avait terrassé quelque blocage.
Elle se pencha en avant, oubliant la femme de son " cousin ".
" Ils ne s'appelaient pas Candless. Ma mère était une Mitchell. Elle et sa sour s'appelaient Kathleen et Dorothy Mitchell. Ma tante Dorothy, elle, était une Applestone. Ils s'appelaient donc tous Applestone, Don, Ken et Doreen Applestone. Et non Candless. Vous comprenez, n'est-ce pas ?
- Mon père n'était pas un Candless, Mme Thague. Je suis s˚re qu'il n'en était pas un. Il a simplement emprunté ce nom.
- Voilà qui change tout ", dit Maureen, comprenant enfin la situation. Son ton se fit plus dégagé, avec quelques inflexions de soulagement. Elle secoua lentement la tête, comme si l'usurpation du père de Sarah était un crime que ses principes ne lui avaient jamais permis de concevoir.
" quant à mon cousin Ken, dit Joan Thague, Ken Applestone, j'ignore ce qu'il est devenu. quand j'ai quitté la maison, voyez-vous, j'avais quinze ans. En fait, je ne supportais plus d'y vivre après la mort de Gerald, je ne pouvais plus souffrir cet endroit. " Elle glissa un coup d'oeil vers Maureen, peut-être pour vérifier sa réaction face à une telle confession de sentiments. " J'ai pris une chambre meublée à Sudbury et j'ai travaillé à la fabrique de soieries. Puis j'ai rencontré mon mari et je me suis mariée -je suis revenue à Ipswich pour me marier -
et nous nous sommes installés ici, au-dessus de la boutique sur la route de Melford. Puis il est parti à l'armée, et de fil en aiguille, j'ai perdu contact avec la famille. Avec les Applestone, s'entend, pas ma famille à moi. Ma mère et moi, on s'écrivait régulièrement. C'est ma mère qui m'a appris la nouvelle pour Don.
- Et personne n'a jamais parlé de Ken ?
- Je sais qu'il était dans la Royal Air Force. Il s'était engagé
à dix-huit ans, en 1943. " Elle avait baissé la tête, le regard fixé
sur ses genoux comme il lui arrivait parfois de le faire quand elle avait la parole, et cela contrastait avec son habitude de scruter le visage de son interlocuteur quand elle écoutait. Elle releva les yeux.
" Ma mère est morte en 51, mais elle me l'aurait dit si Ken avait été tué pendant la guerre. Je pense qu'il était toujours en vie : quand elle est morte, il habitait - o˘ habitait-il déjà ? Enfin bref, le jour de l'enterrement de maman, j'ai vu tante Dorothy, et je n'ai plus jamais eu de nouvelles par la suite, je crois.
- Vous ne vous souvenez pas o˘ Ken habitait, madame Thague?
- Laissez-moi réfléchir. Dans le comté d'Essex, je crois.
Chelmsford. Oui, c'est ça, à Chelmsford. Vous savez, tout cela remonte à quarante-six ans. C'est long, quarante-six ans, dans une vie. "
Le ton confidentiel de Joan encouragea Sarah à lui demander si elle pouvait jeter un oil aux albums photos qui se trouvaient sur la table la dernière fois et qui avaient aujourd'hui disparu.
Joan acquiesça d'un signe de tête et partit les chercher. Maureen se leva, et s'approcha de la fenêtre d'un pas lourd, s'éti-rant et faisant rouler ses épaules engourdies. Puis elle se tourna vers Sarah :
" Vous tenez absolument à déterrer le passé, dit-elle sèchement.
- Je vous demande pardon ?
- S'il s'agissait de mon père, ce que franchement j'ai du mal à imaginer, je ne chercherais certainement pas à élucider cette affaire plus avant. qui sait ce que l'on peut trouver en fouillant sous les vieilles pierres ? "
Joan Thague revint avec trois albums. Le même genre d'albums que possédaient la plupart des familles, Sarah le savait bien, mais qui, chez elle, brillaient par leur absence. Un jour, fourrageant dans la boîte à chaussures remplie de photographies que sa mère gardait dans sa chambre, Sarah avait été étonnée par la pauvreté de cette collection de clichés. Elle venait juste de découvrir la croix de palme et tenait cet étrange objet de culte dans la main gauche. Puis elle s'était mise à regarder les photographies en question, le seul et unique cliché de ses parents le jour de leur mariage, des photos de Hope et d'elle-même bébés, pour enfin découvrir la seule et unique photo vraiment intéressante. Une photo du jeune Gerald, bien avant le jour de son mariage, mince, brun, et extraordinairement beau. Il était debout contre une digue quelque part et, au dernier plan, on apercevait une île ainsi qu'un escarpement boisé.
" Il me l'avait donnée après nos fiançailles ", avait dit sa mère d'un ton indifférent.
Sarah avait reconnu l'endroit. La photo avait été prise à
Plymouth Hoe avec, pour décor, Drake's Island et la réserve de Mount Edgecumbe. Gerald Candless, lequel avait eu le temps de s'approprier pleinement son nom, avait alors vingt-sept ou vingt-huit ans, et travaillait pour le Western Morning News. ¿
présent, Sarah regardait les pages que Joan Thague tournait.
Des photographies tirées en sépia, puis en noir et blanc. Joan dut expliquer que ce cliché format carte postale d'un homme et d'une femme déambulant le long d'une esplanade avec leurs deux enfants avait été pris par des photographes de la plage, profession dont Sarah ignorait l'existence, en dépit de son enfance passée au bord de la mer. Elle examina attentivement une photo de George et Kathleen Candless en compagnie de Joan et du petit Gerald à Felixstowe et comprit en voyant cette image ce qu'aucun mot, aucun texte n'aurait réussi à lui faire comprendre : que ces personnes ne pouvaient pas être ses grands-parents, ni cet enfant son père. Ce qui prouve bien que la recherche d'ADN n'est pas la seule et unique méthode valable.
George était petit et chétif, peut-être avait-il manqué d'argent dans sa jeunesse ? Sa femme était plus grande que lui, et large dans cette robe de soie Macclesfield à rayures, ses chaussures à lanières et son petit chapeau de saison. Ils avaient tous deux le visage emp‚té, de petits yeux, et un nez camus. Lui, un long menton; elle, des joues bouffies. Et les mèches de cheveux qui dépassaient de leur chapeau étaient apparemment ch‚tain clair. Jamais ce petit garçon, réalisa Sarah, n'aurait pu devenir son père. La chirurgie esthétique elle-même aurait été
bien incapable de transformer ce visage rondouillard aux yeux rapprochés ainsi que le menton de George Candless en ce qu'elle estimait être et ce que Hope avait un jour désigné, misérieuse, mi-ironique, mais totalement admirative, le noble port de leur père.
" Oh, je suis désolée, je suis désolée ! " s'écria Sarah en tournant son regard vers Joan Thague. Celle-ci pleurait, comme Ursula dans le taxi qui les avait conduites à la gare de Paddington. Sauf que Joan, d'une certaine manière, semblait verser des larmes bien plus douloureuses et bien plus désespérées.
La naissance de Hope avait été très difficile. Ursula ignorait qu'une femme p˚t accoucher une première fois sans aucun problème, par voies naturelles, et subir une césarienne la deuxième fois. Telle avait pourtant été son expérience, une expérience sans lait et sans joie.
Ursula réalisa qu'elle n'éprouvait pas le moindre sentiment à l'égard du nouveau-né. Gerald choisit le prénom, non sans la consulter au préalable, mais elle s'en moquait. Elle aurait tout aussi bien appelé cet enfant Désespoir. Appelle-la comme tu voudras, lui avait-elle répondu, puis elle s'était endormie.
Dormir était la seule chose qui l'intéressait. Physiquement, tout allait bien. Au bout d'une semaine, elle s'était remise de sa césarienne, et sa cicatrice s'estompait rapidement. ¿ l'époque, ils ne connaissaient pas, ni n'avaient de nom pour désigner la dépression postnatale. Sa mère vint à Hampstead. Elle lui confia qu'elle aussi avait traversé ce genre de crise après la naissance d'Helen et qu'il était inutile de s'apitoyer sur son sort, qu'il fallait se ressaisir et reprendre son petit monde en charge. Personne n'allait le faire à sa place.
Erreur ! Gerald allait se charger de tout, bien que lui aussi e˚t du mal à s'occuper d'un nourrisson et d'un enfant de moins de deux ans tout seul. Il engagea une nourrice dont Ursula connaissait certainement le nom à l'époque, mais que Gerald, comme s'il était issu de la haute bourgeoisie, continuait d'ap-
peler " Nanny ". quel que f˚t le nom de cette nourrice, Ursula l'avait oublié à présent, l'ayant toujours considérée et toujours désignée comme La Femme.
La Femme en question avait de très bonnes références, était compétente, rapide et efficace. Elle connaissait très bien son métier. Elle méprisait ouvertement Ursula, mais celle-ci, avec le recul, après trente années, après n'importe quel nombre d'années, d'ailleurs, n'aurait jamais pu l'accuser de lui voler l'amour de ses enfants. Gerald s'en était déjà chargé. C'est en lisant Au jour le jour qu'elle comprit que cette situation n'était pas arrivée par hasard ou par accident mais que Gerald l'avait provoquée en connaissance de cause. Il l'écrivait lui-même dans son roman.
Sa vie aurait-elle pris une tout autre direction, se demandait parfois Ursula, si, comme le lui avait conseillé Betty, elle s'était ressaisie ? Si elle s'était affirmée ? Mais elle avait été la proie d'une sombre dépression qui, telle une couverture jetée sur elle, l'avait enveloppée. Tant et si bien qu'elle avait fini par se recroqueviller dans ses replis, et fermer les yeux.
La Femme ne dormait pas à Hampstead. Elle retournait chez elle à Edgware. Elle aurait pu rester si Gerald avait partagé la même chambre qu'Ursula mais il avait décidé de faire chambre à part pour éviter de la déranger, selon lui, quand une des filles se réveillait en pleine nuit. Il avait installé le berceau de Hope près de son lit. Tous les matins, il amenait Hope dans la chambre d'Ursula, mais il sentait bien que l'enfant la laissait indifférente. quelques années plus tard, en y repensant, elle crut se souvenir qu'il avait alors la mine réjouie, qu'il jubilait.
Elle s'était complètement fourvoyée. Mais Ursula n'avait jamais pensé pour autant qu'elle avait fait les mauvais choix, comme pour un examen universitaire. Sa dépression l'avait complètement désarçonnée. Elle avait perdu tout centre d'intérêt, toute envie de bouger, ou de garder les yeux ouverts. Elle n'eut même pas honte de son état pendant quelque temps. Elle n'était plus capable de sentiment, plus capable de honte, d'amour, de culpabilité ou d'espoir. Si sa mère ne l'avait pas forcée à prendre des bains, elle ne se serait jamais lavée. Ursula perdit du poids et s'étiola.
Puis la dépression se dissipa. Alors qu'elle était plongée dans le désespoir et les ténèbres, soudain, du jour au lendemain, Ursula revint à la vie, à la lumière. Son état s'améliora, son optimisme réapparut, sa force rejaillit. Mais jamais elle ne fut en mesure d'expliquer la raison de cette métamorphose.
Elle put de nouveau se lever et descendre l'escalier, et, au fur et à mesure de sa guérison, elle essaya d'aimer Hope autant qu'elle aimait Sarah. Seulement Hope pleurait beaucoup, était un bébé sujet aux coliques qui régurgitait une partie de son lait à moitié digéré à chaque biberon. Ursula commit alors l'erreur, une de ses erreurs, mais pas la première, de confier à Gerald ses sentiments.
" Je l'aime, moi, dit-il. Ce n'est pas grave.
- Oui, mais enfin, ce n'est tout de même pas naturel de ne pas aimer son enfant. Son petit bébé, Gerald. qu'est-ce qui ne va pas chez moi ?
- Bizarre ", dit-il, en l'examinant comme il lui arrivait parfois de le faire, à la manière d'un scientifique scrutant un cobaye. " Je n'irais pas jusqu'à dire que tu es masculine, pourtant, ce sont les hommes, d'habitude, qui traversent ce genre de crise. Beaucoup d'hommes ressentent la même chose à la naissance de leurs propres enfants.
- Pas toi.
- Non, moi non. " Il n'aurait jamais daigné répondre " pas moi ". " Heureusement, tu ne trouves pas ? "
Elle avait demandé un peu d'amour et de réconfort. Elle voulait que quelqu'un - lui en l'occurrence - lui dise : ne t'en fais pas, tu apprendras à l'aimer très bientôt. Prends-la dans tes bras tous les jours, mets son petit lit dans ta chambre, occupe-toi d'elle un peu plus, cajole-la, embrasse-la. Et lui s'était contenté de lui déclarer qu'elle était bizarre. que son comportement était contre nature. Elle aurait souhaité qu'ils s'ins-tallent tous sur le grand sofa du salon par exemple, Sarah sur ses genoux et Hope dans les bras de Gerald, qu'ils restent assis tous les quatre, quasi enlacés, comme une famille unie. Alors les choses auraient commencé à s'améliorer, elle aurait appris à aimer son enfant, elle aurait été heureuse. Si seulement Gerald voulait bien lui accorder un peu de son amour, elle se mettrait alors à les aimer en retour, tous sans exception.
Parties toutes les deux en promenade, Sarah trébucha. Lorsqu'Ursula voulut la relever, la fillette se débattit en hurlant :
" Je veux mon papa ! "
Ursula prit son courage à deux mains et demanda à Gerald quand il comptait revenir dans leur chambre. Il fallut beaucoup de volonté à Ursula, laquelle se rendait bien compte de l'absurdité de la situation. Mariée, elle dut s'entraîner des jours et des jours, répétant encore et encore les mots qu'elle allait prononcer, avant de prier son mari de réintégrer le lit conjugal.
qu'aurait fait sa mère à sa place ? Et Helen ? Et Syria Arthur ?
L'idée saugrenue que la vie de couple avec Gerald nécessitait de la pratique l'effleurait parfois. Elle aurait peut-être d˚ faire l'expérience du mariage avant d'épouser Gerald, elle aurait d˚
s'entraîner à être la femme d'un autre homme avant. Elle aurait ainsi su comment réagir avec Gerald.
Voici les mots qu'elle finit par lui adresser. Le ton fut désinvolte et amical. Après avoir hésité à jouer les timides effarouchées, et la carte du flirt, elle avait finalement opté pour cette question courtoise et naturelle :
" Tu comptes revenir bientôt dans notre chambre ?
- Je dois me lever pour Hope presque toutes les nuits, répondit-il.
- Nous pourrions très bien l'entendre de notre chambre, "
Il ne répondit pas. Peut-être réapparaîtra-t-il sans crier gare en pleine nuit, pensa-t-elle. Peut-être qu'il frappera à la porte, entrera, et s'approchera de son lit, comme dans les romans, mais pas ceux de Gerald. quand elle lisait ses descriptions érotiques et qu'elle les relisait en secret, elle se sentait défaillir et son cour battait à tout rompre. Avait-il vécu ce qu'il écrivait ? Elle ne pourrait jamais lui poser la question. Sa marge de liberté était bien trop limitée.
Après la naissance de Hope, pendant très longtemps, Ursula n'éprouva plus aucun désir érotique. Peut-être n'en aurait-elle plus jamais ? ¿ qui aurait-elle pu poser la question ? Elle imagina d'en parler à son médecin, à Helen, à Syria, mais certainement pas à sa mère. quand elle était jeune, - Ursula avait beau n'avoir que vingt-sept ans, elle utilisait souvent cette expression -, elle ne s'était jamais penchée sur ses motivations profondes, ni n'avait analysé sa façon de penser, ses peurs, et ses espoirs, mais à présent elle était acquise aux vertus de l'introspection. Il est vrai qu'elle n'avait rien d'autre à faire.
Bien qu'ayant mauvaise conscience, Ursula se détourna de la cause antinucléaire et n'assista à aucune réunion après la naissance de Hope. De toute façon, si les Américains déci-daient de bombarder les Russes et si les Russes ripostaient, elle n'était guère de taille à les en empêcher. Trois mois avant son accouchement, le projet de loi autorisant l'homosexualité
pratiquée en privé entre adultes consentants avait été voté au Parlement. Gerald avait encore vu juste. Les choses évoluaient sans son intervention. Elle acheta pommes et oranges sans se soucier de leur provenance et ne se rallia plus à aucune cause.
Lorsque La Femme partait, une autre arrivait pour faire le ménage, et Gerald vaquait encore et toujours à ses affaires, continuellement occupé : à écrire, bien qu'il ne consacr‚t quotidiennement guère plus de trois heures à l'écriture, à s'occuper des enfants, à les emmener en promenade, jouer avec elles, leur lire des histoires, les baigner. Déjà considéré par les critiques comme un romancier remarquable, à la fois littéraire et de plus en plus populaire, Gerald était également une des figures du quartier de Hampstead, l'homme à la poussette de Heath Street, un bébé d'un côté et un enfant en bas ‚ge de l'autre. Il n'avait pas vraiment le physique de l'emploi : grand, de plus en plus replet, avec cette épaisse tignasse bouclée, longue et noire, ce visage massivement sensuel, ces lèvres charnues, ce nez crochu, et ces yeux vifs bordés de cils exagérément fournis.
Parfois, en l'observant, et Ursula l'observait continuellement, elle trouvait que son visage n'avait rien de très anglais pour un homme né à Ipswich. Il ressemblait davantage à un Espagnol ou un Portugais, à quelqu'un d'origine mauresque.
Ou encore à un Irlandais. Il ne se souciait nullement de son allure vestimentaire, privilégiant son confort avant tout. Si les hommes de son ‚ge avaient alors porté des jeans, il n'aurait pas hésité à en porter lui aussi. Voilà pourquoi on le voyait déambuler avec ses filles dans l'immense parc de Hampstead Heath ou en direction de l'étang de Whitestone, vêtu d'un vieux pantalon de flanelle et d'une veste sport, une écharpe un peu sale nouée autour du cou en guise de cravate.
Restée seule à la maison, Ursula lisait et réfléchissait. Un jour, Hope lui sourit, et lui tendit les bras. Ursula se mit à l'aimer; ce qu'elle estimait ne jamais devoir arriver s'était tout de même produit. Pourtant, aimer sans être payé de retour est pire que de ne pas aimer. Hope ne la détestait pas, et se laissait c‚liner, cajoler et embrasser, mais elle préférait, et de très loin, son père.
Tout comme Sarah, laquelle, plus grande que sa sour, colérique, et parlant plutôt bien pour une enfant de deux ans et demi, n'hésitait pas à exprimer ses sentiments chaque fois qu'elle était contrariée, et surtout lorsqu'elle se faisait réprimander.
" Va-t-en, c'est mon papa que je veux ! "
C'étaient de beaux enfants, avec de grands yeux bordés de longs cils et une peau veloutée, sans aucun défaut. Hope avait de longues boucles noires qui s'enroulaient naturellement sur elles-mêmes, comme les vrilles de la vigne, et des lèvres charnues et bien dessinées, ainsi que le grand front de Gerald.
Les fillettes avaient le petit nez droit d'Ursula. Sarah avait également son teint, ce teint couleur sable taché de son, et ses cheveux fauves. Toutes les deux s'agrippaient à Gerald, tels des chatons à leur mère, frottant leur petit museau contre sa peau, un bras autour de son cou, joue contre joue. Lui, de son côté, avec sa crinière bouclée et son grand sourire félin, ressemblait à un matou.
Ursula était en proie à d'étranges soupçons. Une nuit, dans son rêve, Gerald apparut, flanqué d'une nuée de bambins. Il avait en fait eu un nombre indéterminé d'enfants avec une première épouse. Ce rêve la hanta, comme s'il s'agissait de faits concrets, tant et si bien qu'elle finit par se résoudre à lui demander, en prenant soin, cette fois encore, de bien s'entraîner au préalable, comment se faisait-il qu'il s˚t si bien s'y prendre avec les enfants.
" Leur compagnie me plaît, dit-il.
- Tu n'as pourtant ni sours ni frères.
- Je n'ai pas eu cette chance ", répondit-il de ce ton froid et obséquieux qu'il adoptait depuis peu chaque fois qu'il s'adressait à elle. Il ne l'appela plus jamais Petite Ourse.
Et il ne revint plus jamais partager son lit. Tout le monde, même ceux qui exprimaient rarement leur opinion à ce sujet, sa mère elle-même, s'accordait à dire que les hommes avaient des besoins sexuels bien plus exigeants que les femmes. qu'avait-il fait de ses pulsions? Pouponner suffisait-il à les sublimer?
Elle commença à lire des manuels de sexologie et des essais vulgarisés de psychologie. Sa libido la taquinait de nouveau, de plus en plus pressante.
¿ l'époque, Ursula était en train de taper à la machine Le Messager des dieux. Le personnage principal, la veuve Annie Raleigh, était en proie à un dévorant appétit sexuel, qu'elle avait pendant très longtemps jugulé, étant donné l'époque et la société dans lesquelles elle vivait. Ursula s'étonna, s'indigna, de découvrir à quel point Gerald était averti du désir féminin et des besoins sexuels des femmes. Cette histoire faisait mystérieusement et fidèlement écho à ses propres sentiments et à sa propre situation. Pourquoi, s'il comprenait si bien, ne répondait-il pas à ses ardeurs ? se demanda-t-elle. Il lui fallut deux ans et deux relectures du roman pour comprendre qu'Annie Raleigh n'était autre qu'elle-même.
Dans une encyclopédie illustrée pour enfants datant des années trente, Sarah trouva des photos et des dessins de garçons de cette époque. Cet ouvrage en douze volumes avait été offert à la grand-mère de Fabian Lerner pour son dixième anniversaire. Les garçons portaient des culottes courtes en flanelle qui leur arrivaient aux genoux, des blazers à rayures et des cravates assorties. Contrairement au William Brown de Richmal Crompton *1 (que Hope connaissait étonnamment bien), tous quittaient leur casquette rayée sitôt le seuil de la maison franchi.
C'est à ce genre de garçons que devaient ressembler les petits Applestone, ou même son père. Elle imagina Don et Ken allant prendre leur go˚ter dans la maison de Waterloo Road, une maison qui n'avait ni chauffage central, ni frigo, ni machine à
laver le linge, ni lave-vaisselle, ni télévision (la TSF, à la rigueur), ni moquette, mais des petits tapis sur du linoléum, des cheminées et peut-être un appareil de chauffage au gaz, des bourrelets de fenêtres contre les courants d'air et o˘ l'on prenait des bains hebdomadaires. Sarah avait mené son enquête, en collaboration avec la grand-mère de Fabian. Elle avait également cherché, en vain, un certain K. Applestone dans l'annuaire autour de Chelmsford.
Il n'existait aucun Applestone. Applestone se révéla en fait un nom de famille très peu répandu, contrairement aux Appleton et Appleby. Kenneth Applestone figurait par contre dans les registres de Saint Catherine's House. Né en 1925 : Kenneth George Applestone, second fils de Charles et Dorothy Applestone, née Mitchell. Sarah se mit en quête d'un extrait de mariage à partir de 1943, mais elle ne trouva rien, puis d'un acte de décès, pour lequel elle n'eut pas plus de chance. Joan Thague ne possédait pas de photo des fils Applestone et seule l'imagination de Sarah avait brossé un portrait de Ken, sous les traits d'un garçon grand, au teint mat, avec des yeux marron et des cheveux noirs bouclés.
C'est alors qu'elle comprit. C'était clair comme de l'eau de roche ! Un enfant de deux ans s'en serait tout de suite aperçu.
Si et seulement si on ne retrouvait pas la moindre trace de Ken Applestone, elle pourrait alors sérieusement commencer à envisager qu'il f˚t son père. Plus on aurait de mal à le retrouver, plus la certitude qu'il était son père s'imposerait.
1. Richmal Crompton (1890-1969). Femme écrivain, auteur d'une série de petites histoires pour enfants dont le héros s'appelle William Brown.
Ce soir-là, elle téléphona à tous les Applestone figurant dans l'annuaire de Londres. Ils étaient peu nombreux. L'un d'eux, la dernière personne qu'elle contacta, lui dit que son père avait en effet déjà parlé de cousins appelés Donald et Kenneth, qu'il fallait, pour en savoir plus, contacter une autre cousine, Victoria Anderson, avec une adresse à Exeter. Ayant obtenu le numéro de cette femme au service des renseignements, Sarah l'appela et tomba sur un répondeur. Elle laissa son nom, son numéro de téléphone et un bref résumé de la situation. Une demi-heure plus tard, le téléphone se mit à
sonner.
" Mademoiselle Sarah Candless ? " demanda une voix.
Bien que la voix n'e˚t rien de féminin, Sarah hasarda :
" Victoria Anderson ?
- Non, pourquoi? Cela dit, j'aimerais autant m'appeler Victoria Anderson. Je m'appelle en fait Jason Thague, et on aurait du mal à trouver un nom plus idiot. Je suis le petit-fils de Joan. "
Cela faisait trois jours qu'elle était allée à Ipswich et Sarah était convaincue qu'il allait la fustiger. Comment osez-vous venir importuner et chagriner ma grand-mère de la sorte ? C'est une femme ‚gée, très affaiblie, pour qui vous prenez-vous donc...
" que puis-je pour vous, monsieur Thague ?
- Appelez-moi Jason, je vous en prie. C'est bien la première fois que quelqu'un m'appelle monsieur Thague. Ouais, la première. " Il n'avait pas l'intonation des gens du Suffolk, mais plutôt l'accent caractéristique de ce parler que l'on avait baptisé, dans les années quatre-vingt, anglais de l'estuaire de la Tamise. " Ce serait plutôt à moi de vous poser cette question ", ajouta-t-il.
Elle hésita.
" Vous croyez pouvoir m'aider?
- Je ne sais pas. J'espère. Mamie m'a raconté votre histoire et m'a parlé de vos recherches. J'ignorais qu'elle avait un petit frère qui était décédé. Mon père aussi, d'ailleurs. " Il s'interrompit puis reprit d'une voix enhardie. " Le fait est que je suis constamment à court de thune. Je suis étudiant, si vous voyez ce que je veux dire.
- Je crois, répondit-elle, je leur enseigne la littérature.
- Bien. J'ai pensé - j'aimerais vraiment - vous donner un coup de main pour retrouver votre père. Enfin, pour retrouver qui il était, plutôt. Je pense que je ferais un assez bon détective.
Pour commencer, je suis exactement au bon endroit. Je connais parfaitement la région. Hélas. Mais le fait est que je la connais comme ma poche. S'il est originaire du coin, je crois que je pourrais retrouver sa trace, et s'il faut demander des précisions à Joan, je suis l'homme de la situation.
- En échange, bien s˚r, d'une petite rémunération, je suppose ?
- Je fais cela pour l'argent ", dit-il simplement.
Elle comprit alors, un peu tard, que ses efforts pour retrouver les origines de son père la mortifiaient. Toutes ces recherches, ces appels téléphoniques, ces visites à domicile, ces registres à
consulter l'horripilaient. Ce projet ne l'émoustillait plus. Parce que son père, qu'elle avait tant adoré, tant adulé, commençait-elle à soupçonner depuis quelque temps, ne méritait peut-être même pas qu'on le respect‚t.
" Entendu, dit-elle. On peut toujours essayer. Vous voulez un contrat ou un truc dans le genre ?
- Oui, je préférerais. Je suis tout disposé à vous faire confiance, mais les affaires sont les affaires, vous ne croyez pas ? Envoyez-moi un contrat ainsi que toutes les informations dont vous disposez au sujet de votre père. "
Le lendemain, Sarah empaqueta tout son dossier : les photocopies de l'extrait de naissance de son père, les documents provenant du Walthamstow Herald et du Western Morning News ainsi que les archives de Trinity Collège. Dans sa lettre explicative, Sarah résuma les conclusions auxquelles elle était
- à contrecour - parvenue : un homme, dont on ignore le nom, probablement ‚gé de vingt-cinq ans, journaliste qualifié, né à
Ipswich o˘ il a probablement habité jusqu'à l'‚ge de dix ans, avait usurpé, au cours de l'été 1951, l'identité de Gerald Candless.
Il avait peut-être fréquenté une université, mais certainement pas Trinity Collège à Dublin. Il avait sans doute servi dans une des armées de l'époque pendant la Seconde Guerre mondiale. Il avait exactement l'‚ge requis. Jeune, il avait les cheveux noirs. Les yeux marron. Il ne présentait aucune cicatrice ni aucun " signe particulier ", comme il est formulé sur les passeports. Elle tressaillit à l'idée de révéler toutes ces choses à un jeune étranger impudent à l'accent vulgaire. Elle l'imaginait petit, gringalet, avec ce visage emp‚té hérité des gènes Candless (les vrais Candless) dominant sur ceux de la famille Thague, une peau boutonneuse, des lunettes rondes, des cheveux hirsutes ch‚tain foncé lui retombant sur les épaules.
Voici ce qu'elle écrivit :
Mon père se targuait de mettre sa vie dans ses romans.
Chaque événement qui lui était arrivé se retrouvait un jour dans ses ouvrages, après avoir subi, bien entendu, moult expurgations et subtiles transformations propres à tout romancier qui s'inspire de détails autobiographiques. Je ne vous apprends sans doute rien. [Il fallait le dire vite. quand elle pensait à ses étudiants...] Il serait peut-être néanmoins utile d'examiner certains passages de ses romans, comme d'éventuelles pistes vers sa véritable identité. Laissez-moi vous conseiller à ce propos Paysage de papier, dans lequel il décrit la vie d'une grande famille d'immigrés irlandais de façon très convain-cante. Je veux dire par là que le lecteur pourrait facilement prendre ce roman pour un essai autobiographique.
Il serait peut-être tout aussi fructueux de jeter un oil à son premier roman, Centre d'attraction, dont les premiers chapitres parlent de la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle un jeune homme ‚gé de dix-huit ans, enrôlé dans la Royal Navy, part en Irlande du Nord puis en Extrême-Orient. Peut-être êtes-vous un fan de mon père, et ces livres figurent déjà dans votre bibliothèque. Si tel n'est pas le cas, je vous ferai parvenir bien entendu les exemplaires en question.
En rentrant de la poste, elle entendit le téléphone sonner.
Victoria Anderson. Anderson était son nom d'épouse. Elle était née sous le nom d'Applestone, fille du jeune frère de Charles Applestone, Thomas. Donald, Kenneth et Doreen Applestone étaient par conséquent ses cousins germains, malgré leur très grande différence d'‚ge. Doreen, le bébé de la famille selon Joan Thague, avait vingt et un ans lorsqu'elle était née.
Sarah ne mit pas longtemps à comprendre qu'elle avait affaire à une de ces mordues de généalogies, aussi passionnée par les différents embranchements de leurs arbres familiaux que Sarah y avait été indifférente. Victoria Anderson devait certainement avoir fait ses propres recherches, du côté maternel et du côté paternel. Et elle aurait bien évidemment été à
jamais contrariée de ne pouvoir, disons, remonter au moins jusqu'à 1795. Elle serait verte de rage à l'idée d'être incapable de retrouver le prénom d'une femme qui s'était mariée dans les années 1820 ou celui d'un enfant né en 1834 et voué à mourir deux jours plus tard.
Sarah songeait à tout cela pendant que Victoria Anderson énumérait les aÔeux de la famille Mitchell et de la famille Thague, et s'égarait du côté des huit enfants nés de sa cousine Doreen de deux lits différents.
" Et Ken Applestone ? demanda Sarah pour la remettre sur les rails.
- Il a émigré au Canada.
- quand?
- Ken? Je croyais que c'était Don Applestone qui vous intéressait, d'après votre message. Bon, l'une de nous a d˚ se tromper. Don s'est marié en 41, voyez-vous. Il n'avait que dix-neuf ans. Il s'est marié et a eu un fils appelé Tony, puis il est mort en Egypte. Bien qu'il soit bien plus ‚gé que moi, je suis restée en contact avec Tony...
- quand Ken a-t-il émigré au Canada?
- En 1951. " Elle devait certainement avoir toutes ces données sous les yeux, peut-être enregistrées sur son ordinateur, sous le fichier FAM. doc. " Il est parti au Canada en 51.
L'année de ma naissance.
- C'est donc quelqu'un qui vous a raconté l'histoire de Ken?
- Naturellement. Ma mère, bien qu'elle ne l'ait jamais rencontré. Par contre, mon père le connaissait, mais il est mort il y a dix ans maintenant. J'ai essayé de retrouver la piste de Ken. "
Tu m'étonnes, Simone, pensa Sarah.
" Comment vous y êtes-vous prise ?
- J'avais une amie à Montréal. Elle a consulté les annuaires pour moi. " Le ton de Victoria Anderson retomba puis elle reprit, d'une voix véhémente. " N'allez pas croire que je fus chagrinée d'aboutir à une impasse. Il se sera certainement marié et aura eu des enfants, j'en mettrais ma main au feu.
Mais je dois avouer que ma fierté en prend un coup lorsque je vois des branches incomplètes sur mes arbres généalogiques. "
Pas autant que moi, pensa Sarah.
" Bon, résumons, dit Sarah avec impatience, on n'a plus de nouvelles de Ken Applestone depuis 1951, c'est bien cela?
- Non, en effet. "
Ne sachant trop comment rédiger un contrat en bonne et due forme pour Jason Thague, elle téléphona à Hope pour avoir quelques conseils.
" Je le ferai, si tu veux, dit Hope.
- Vraiment? Oh, merci. Je sais combien tu désapprouves ma démarche.
- Peut-être, mais si tu dois aller jusqu'au bout, autant le faire correctement.
- Hopie, tu te souviens si papa a déjà mentionné un livre qu'il aurait écrit à partir d'un événement réel? Je sais, il affirmait que tous ses romans s'inspiraient de son expérience ou de ses observations, mais n'a-t-il jamais utilisé un événement historique ou un fait divers? Comme ces romanciers qui situent leurs ouvrages pendant la guerre de Crimée ou le naufrage du Titanic ? "
- Centre d'attraction évoque le largage des bombes atomiques sur le Japon. Tu te souviens, comment s'appelait-il déjà? Richard culpabilise parce que les bombes en question lui ont probablement sauvé la vie, et lui ont évité de prendre part à l'invasion du Japon. Il y a aussi Une blanche palmature. Les critiques avaient soutenu que ce roman était inspiré d'un fait divers, ce que papa a toujours nié, d'ailleurs.
- Je n'étais pas là lorsque le livre est sorti. J'étais aux …tats-Unis. Mais je l'ai lu, bien s˚r.
- Les critiques l'avaient qualifié de thriller et prétendaient qu'il traitait du meurtre de Highbury survenu, si ma mémoire est bonne, en 60, ou 61, je crois.
- Cela ne correspond pas. Cet événement arrive trop tard.
Dix ans trop tard. Et puis ce livre ne raconte pas du tout l'histoire d'un homme qui change d'identité, n'est-ce pas ?
- Non, absolument pas ", répondit Hope.
Loin d'être un homme indulgent, Jacob
Manley ne prétendait pas moins, à chaque fois qu'une personne mourait, qu'elle était partie rejoindre la cité céleste, et non le royaume des ombres.
L'Oil de l'éclipse
TRENTE ANN…ES S'…TAIENT …COUL…ES sans qu'Ursula ne revît Jeanne, la première épouse de son frère à qui elle n'avait jamais, sauf une fois, accordé la moindre pensée. Elle avait quasiment oublié l'existence de cette femme, qui était progressivement sortie de sa vie. Beaux-frères et belles-sours ne comptaient plus en cas de décès du partenaire ou de divorce.
Jeanne, elle, c'était le divorce qui l'avait éloignée de la famille.
Et maintenant elle était morte.
Prématurément? Peut-être pas. Plus ‚gée que lan de quelques années, elle devait avoir dépassé les soixante-dix ans.
Ursula fut surprise de recevoir une lettre de son frère, dont elle n'avait tout d'abord pas reconnu l'écriture sur l'enveloppe. Ils s'appelaient de temps en temps, et s'envoyaient des cartes de voux pour NoÎl, écrites par sa seconde épouse, la mère de ses enfants. lan avait téléphoné à la mort de Gerald mais n'avait assisté ni aux funérailles ni à la messe du souvenir. Et à présent, une lettre lui parvenait. Cela devait être grave.
D'après le ton de sa lettre, lan se sentait responsable, mais n'éprouvait pas le moindre regret. Jeanne ne s'était jamais remariée, et avait vécu pendant des années avec sa sour, qui elle-même avait perdu son mari. La mort de Jeanne remontait à trois semaines, l'enterrement avait eu lieu depuis longtemps.
lan n'y était pas allé et avait supposé que ni Ursula ni Helen n'aurait souhaité y assister. Assise à la table de sa cuisine, la lettre à la main, Ursula tenta d'évoquer le souvenir de Jeanne, d'apercevoir son visage, d'en distinguer précisément les traits et le teint. En vain. Elle n'aperçut qu'une image floue et p‚le, une image bizarrement vive et crispée, un visage torturé, des cheveux noirs entremêlés de filaments gris, des mains qui s'agitaient puis se nouaient. Par contre, elle se souvenait parfaitement de la raison qui avait poussé Jeanne, qui ne lui donnait alors que très rarement de ses nouvelles, et dont elle pouvait affirmer qu'elle la connaissait à peine, à venir à Holly Mount et à se décharger de cette angoisse qui la tenaillait.
Trois ans plus tard, Jeanne et lan étaient divorcés, et lan épousait cette femme au sujet de laquelle Jeanne était venue confier ses appréhensions à Ursula. Pourquoi Jeanne l'avait-elle choisie, elle? Ursula ne le sut jamais. Peut-être parce que la famille de Jeanne et ses amis étaient étroitement liés. Ou encore, parce que en vertu de son mariage avec un romancier (un écrivain, un artiste, bref, une personne appartenant à un univers différent), en vertu de son privilège de fréquenter le beau monde et de côtoyer des personnes raffinées, en vertu de sa maison située dans la plus élégante et la moins ban-lieusarde des banlieues, Jeanne, à l'instar d'Helen et, d'une certaine manière, de Betty Wick, considérait Ursula comme une femme d'expérience susceptible de pouvoir apporter réponses et solutions à des situations incongrues et littéralement inconcevables.
Oui, l'infidélité était inconcevable chez les Wick et leurs connaissances. La libération des mours qui avait débuté dans les années soixante ne les avait pas effleurés. Savaient-ils seulement qu'elle était en marche? quoi qu'il en f˚t, lan y avait été sensible, et avait pour une raison ou une autre pris la voie de l'adultère. Telle avait été, selon ses propres termes, la nouvelle que Jeanne était venue annoncer à Ursula. lan était tombé amoureux d'une jeune employée de banque avec qui il avait passé plusieurs nuits, plusieurs week-ends, et il souhaitait maintenant l'épouser.
Bien entendu, Ursula ne put lui offrir aucune solution. La confession de Jeanne, à savoir que lan évitait toute relation sexuelle, résonna douloureusement dans la conscience d'Ursula. Jeanne lui confia tout, ne lui épargnant aucun détail : le refus de lan de partager le même lit, ses absences injustifiées, son air satisfait comme s'il avait trouvé une autre source de bonheur. Comme si... Comme si... Tandis qu'elle l'écoutait, incapable de la réconforter, Ursula ne cessait de penser à ces analogies. Après le départ de Jeanne - bien résolue à prendre un taxi jusqu'à Sydenham aux frais de lan -, Ursula s'étonna de ne rien avoir remarqué plus tôt.
Gerald la rejetait parce qu'il avait rencontré " quelqu'un d'autre ", selon l'expression qu'avait utilisée Jeanne pour parler de la maîtresse de lan. Inspirée par sa manie récente d'analyser expressions et mots, Ursula jugea cette formule absurde, à la limite du ridicule. Un pronom indéfini associé à un épithète joint par une préposition ne pouvait décemment faire référence qu'à un homme, à un amant. Il aurait été tout aussi stupide de dire " une autre femme ", bien qu'en effet une femme, une fille, une maîtresse, quelque part, " quelqu'un d'autre " se dress‚t entre elle et Gerald. Tous les signes de la trahison de lan correspondaient à Gerald, excepté les absences régulières.
Lorsqu'il sortait, Sarah et Hope l'accompagnaient presque toujours. Jamais, pour autant qu'elle s˚t, il ne les avait emmenées chez ses éditeurs, mais il est vrai qu'il leur rendait alors rarement visite. Emmenait-il ses filles chez ses maîtresses ?
Paysage de papier parut en 1968. Gerald avait alors déjà
commencé la rédaction de son prochain roman. Cette même année, il devint également le rédacteur en chef adjoint de la rubrique littéraire d'un journal paraissant le dimanche. Son statut exigeait la lecture de bon nombre de livres chaque semaine et Ursula n'avait que l'embarras du choix. Elle lut tant et tant de romans qu'elle suggéra à Gerald - pour plaisanter bien entendu, tout en essayant de lui parler d'un sujet qu'il connaissait et appréciait - de la faire participer à la sélection de ce nouveau prix littéraire qu'on appelait le Booker Prize.
" Je doute que les autres membres du jury apprécient beaucoup une telle initiative ", répondit-il.
Elle n'avait pas compris ce qu'il avait voulu dire, n'avait pas voulu comprendre.
" Pourquoi? Parce que je suis ta femme?
- Parce que tu es loin d'être compétente en la matière.
Non?"
Un autre jour, la voyant occupée à lire un roman sur lequel il avait fait paraître un article la semaine précédente, il lui demanda si elle comprenait vraiment ce qu'elle lisait.
" Je crois que oui ", dit-elle, crispée, préparée à cette remarque désobligeante.
Il la regarda de la tête aux pieds, ainsi qu'il le faisait depuis peu, tel un styliste inspectant un mannequin vêtu de sa toute dernière création. Pourtant, cela faisait bien longtemps qu'il ne se souciait plus de son apparence. Non, il cherchait autre chose, mais quoi ?
" Tu crois que je devrais, se risqua-t-elle, tu crois que je devrais lire tes exégèses ? "
Son visage se rembrunit de colère. " Mes quoi ? Pour qui te prends-tu? Tu n'essaierais pas de m'impressionner, par hasard ? On appelle cela un compte rendu ou une critique. Tu crois que tu pourras te fourrer cela dans le cr‚ne ? "
Il avait déjà choisi le titre de son roman en cours. Après en avoir rédigé deux chapitres, il lui demanda si elle voulait bien les lui taper à la machine. Ne considérait-il plus le travail d'Ursula comme allant de soi ? Pourquoi ? Essayait-il pour quelque mystérieuse raison de l'amadouer?
¿ Holly Mount, Ursula n'avait aucune pièce o˘ elle p˚t s'isoler. La maison était bien trop petite pour eux quatre, et lui, bien entendu, s'était réservé la pièce susceptible de servir de salle à manger pour s'en faire un bureau. Elle était assise dans le salon, occupée à lire. Les filles étaient endormies. Gerald les avait fait manger, les avait baignées, puis les avait mises au lit.
Bien souvent elle avait songé à s'affirmer davantage dans son rôle de mère, mais il aurait fallu pour cela arracher littéralement ses filles à leur père.
Cette seule perspective lui fendait le cour, et chaque fois elle se résignait. Il leur donnait à manger, les baignait, leur racontait des histoires avant de les coucher, et se mettait à écrire à sept heures et demie. Juste avant dix heures, il apparut, avec un tas de papiers dans les mains, non pas une pile de papiers soigneusement mis en ordre mais une liasse de feuilles désordonnées qu'il lui tendit.
" Tape cela pour moi, comme tu l'as si gentiment fait la dernière fois. " Ursula était abasourdie.
" Le roman s'appellera Le Messager des dieux, poursuivit-il. Tu veux bien y mettre un peu d'ordre, Ursula ? Tu veux bien décoder mes gribouillis ? "
Pour la première fois depuis des mois, il l'avait appelée par son prénom. Elle le fixa du regard, sans sourire, mais tendit la main pour saisir les feuilles. Le visage de Gerald reflétait une exaltation, un enthousiasme qui le rajeunissaient. Ursula comprit qu'il était content, qu'il était heureux car il avait trouvé un titre, et terminé deux chapitres dont il était satisfait. L'écriture prenait tant d'importance dans sa vie, cette vie qu'il ne consacrait d'ailleurs qu'à cette écriture, et à ses filles. Il était venu vers elle faute de pouvoir parler à " quelqu'un d'autre ". Il aurait sans aucun doute préféré partager ce moment avec cette femme, sa maîtresse, mais elle n'était pas là.
" Je m'y mettrai dès demain ", dit-elle.
Au fur et à mesure que les chapitres lui parvenaient, elle cherchait dans le texte, ainsi que dans l'histoire, des preuves de son adultère. Elle savait déjà, pour avoir entendu Gerald déclarer, ou plus exactement pour l'avoir lu dans une interview accordée à un magazine, qu'il consignait dans ses livres tout ce qui lui arrivait. Elle chercha, en vain. C'est alors qu'elle prit conscience d'un fait : aucune de ses histoires ne concernait l'infidélité conjugale. Gerald évoquait en outre très rarement le mariage, ou alors de façon détournée. Bien qu'Ursula ne p˚t le savoir alors, cette tendance, ou cette inhibition, allait se retrouver dans toute son ouvre. Très peu de livres par la suite allaient s'intéresser au mariage ou à la vie de couple, hormis ce roman funeste intitulé Au jour le jour qui parut en 1984, dans lequel par ailleurs, même si le chagrin, les conflits et la mésentente prédominaient, même si le sexe y jouait un rôle important et les actes sexuels y étaient fréquents, à aucun moment il n'était question d'infidélité.
Mais, en ce début du printemps 1969, bon nombre d'années séparaient encore Ursula de cette crise qu'elle allait vivre par la suite. Pour l'heure, déchiffrant le nouveau roman de Gerald, elle fit la connaissance du personnage d'Annie Raleigh, frémissant, vibrant au rythme de ses envies et de ses désirs, cherchant vainement, au fil de l'histoire, les symptômes de quelque adultère. Si rien ne transparaissait, cela signifiait peut-être tout simplement que Gerald avait décidé d'exploiter cette expérience singulière, et sans doute récente, à un autre moment, à
l'occasion d'un autre roman. Elle tapa le livre à la machine, observa Gerald. quelle étrange coÔncidence ! remarqua-t-elle.
Alors même que de violentes pulsions l'assaillaient, il avait créé le personnage de cette femme tourmentée par les mêmes désirs.
Ursula n'en repoussa pas moins les avances d'un jeune poète que Gerald avait invité à dîner et qui l'avait suivie dans la cuisine tandis que son mari, Colin Wrightson et Beattie Paris débattaient des éventuels lauréats du Booker Prize. Elle l'embrassa en retour, rien de plus, répétant que non, il était hors de question qu'elle sortît prendre un verre avec lui, ou qu'elle le revît, non, certainement pas. Cette nuit-là, pour la première fois et sans vraiment savoir comment s'y prendre, elle se masturba pour trouver le sommeil.
Elle observait son mari, elle l'écoutait. Cette fascination qui devait plus tard supplanter son amour pour lui commençait à
poindre. Gerald l'obsédait. S'il emmenait les filles voir " une dame ", le trahiraient-elles ? Tout en se maudissant, elle posa un jour la question à Sarah.
" Papa nous emmène voir Mlle Churchhouse, imbécile ", dit Sarah.
Non ! Pas Adela, qui, au dire de tous, préférait les femmes.
Pas Adela, qui avait menacé de s'enchaîner à la grille du ministère de l'Intérieur pour la cause des homosexuels. Ursula avait beau être jalouse, jalouse au point d'en perdre la raison, et en être consciente, elle ne pouvait se résoudre à croire que Gerald couchait avec cette hallucinée quinquagénaire, cette femme qui portait vêtements diaphanes et colliers de perles, et qui, invitée à passer la nuit chez eux, n'hésitait pas à enlever son " r‚telier "
et à le laisser sourire sur l'émail du lavabo de la salle de bains.
En fait, il ne s'agissait pas d'Adela. Elle observait Gerald et l'écoutait. Notamment le soir, dans la chambre des filles lorsqu'il leur racontait une histoire, espérant ainsi glaner quelque indice. Si sa présence les irritait, Sarah et Hope n'en soufflèrent jamais mot. Elles la prièrent seulement de rester tranquille et de ne pas les déranger en essayant de mettre de l'ordre dans la pièce.