- Léo, tu as quitté ton travail? Tu ne me l'avais pas dit.
- J'ai donné ma démission dès que j'ai su... Enfin, j'ai donné
ma démission en juin.
- Tu étais sur le point de dire quelque chose. Dès que tu as su quoi ?
Newton prit la bouteille de vin. Il regarda Leonora qui secoua la tête, remplit le verre de Guy, puis le sien. Il but une grande gorgée avant de répondre :
- Dès qu'elle a su que j'allais travailler pour BBC Northwest.
Guy la regarda.
- Je ne comprends pas.
- Je ne vois vraiment pas pourquoi vous devriez comprendre.
Newton pouvait être tout à fait simple et sans malice puis devenir brusquement cassant. Son irritation commençait à se figer en glace.
- J'ai un nouveau travail. A Manchester. Les studios de BBC Northwest se trouvent à Manchester. Il est par conséquent naturel que je m'installe là-bas, vu que je n'éprouverais aucune joie à faire la navette. Cela répond-il à votre question ?
- A la vôtre certainement, mais je ne vois pas pourquoi Leonora devrait abandonner son poste sous prétexte que vous allez vivre à Manchester.
- Ah non? Vous pouvez être vraiment lent, parfois. Je l'avais déjà remarqué. Laissez-moi vous expliquer ça en termes simples. Leonora a quitté son poste dans l'ouest de Londres parce qu'elle compte bien en retrouver un à Manchester. Elle va vivre là-bas avec moi. Dès la fin du mois. Leonora va vivre avec moi parce qu'elle sera ma femme.
- Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé, Leonora?
- Parce qu'elle redoute votre réaction. Elle a peur de ce que vous allez faire. Et qui le lui reprocherait? Maintenant, parlons d'autre chose. Nous pouvons revenir à n'importe quel sujet qui vous fascine, les maisons à vendre ou le climat automnal, n'importe quoi, mais pour l'amour du ciel, ne nous énervons pas davantage.
Il n'employait certainement pas la bonne méthode pour calmer Guy. Celui-ci bondit. Avant qu'il ait pu ouvrir la bouche, Leonora supplia :
- Je vous en prie, cessez de vous quereller, tous les deux.
Cessez immédiatement. J'aurais d˚ t'en parler, Guy, mais William a raison, tu es si violent.
- Tu voudrais que j'encaisse cela sans broncher? quand il s'apprête à t'enlever? A t'emmener dans le nord de l'Angle-terre?
- Et pourquoi pas ? Elle sera ma femme et je serai son mari.
Si elle avait eu un travail à Manchester, je l'aurais suivie. tre marié, c'est certainement partager la vie de l'autre.
- Je veux entendre le point de vue de Leonora, pas le vôtre.
Laissez-la dire ce qu'elle a à dire. Elle en est parfaitement capable, je vous assure. Maintenant, dis-moi, Leonora, tu n'allais pas me quitter, n'est-ce pas? Tu n'envisageais pas sérieusement d'aller vivre à Manchester ?
- qu'entendez-vous par " me quitter " ? demanda Newton d'un ton parfaitement glacial, maintenant. On ne quitte pas quelqu'un avec qui l'on n'est pas. Leonora vous a quitté il y a sept ans.
- C'est un mensonge ! s'écria Guy. Elle m'aime, elle me l'a répété des centaines de fois. Elle ne va pas vous épouser. qu'est-ce qui vous fait croire une chose pareille? Sa famille vous a trouvé et l'a jetée dans vos bras, mais ils n'ont aucun contrôle sur sa pensée, ils n'ont pas accès à son cúur. Elle est à moi et le sera toujours.
- Guy, dit Leonora en contournant la table pour s'approcher de lui. (Newton resta assis, les regardant calmement, froid comme de la glace. Guy, tu dois cesser ceci, il le faut.)
- Dis-lui d'arrêter de me mentir et je m'arrêterai aussi.
- Il ne ment pas. Je vais l'épouser et je vais partir à
Manchester avec lui.
- Je n'en crois rien. Je refuse de le croire. Je préférerais te voir morte plutôt que de te laisser partir avec lui.
- Tu t'étonnes que je ne t'en aie rien dit, alors que tu te mets dans un tel état? Si je ne t'en ai rien dit, c'est que je voulais éviter de te voir dans cet état.
Guy la regarda, sentant une vague de désespoir monter en lui.
Jamais il n'avait autant eu envie de pleurer dans ses bras. Il voulait l'enlacer et la supplier de ne pas partir.
- Tu ne partiras pas, n'est-ce pas, Leonora?
Elle ne répondit rien mais son visage était bouleversé, comme si elle souffrait vraiment.
- C'est pour ça que tu vends ton appartement, hurla-t-il.
C'est pourquoi il vend le sien.
- Ne t'emballe pas ainsi, Guy, je t'en prie. S'il te plaît, arrête de crier.
Peu à peu, tout s'éclaircissait dans son esprit.
- Voilà pourquoi il se débarrasse de... (Il fit un grand geste du bras) toute cette merde. Toute cette saloperie. Ces épées. Il a dit qu'il voulait vendre ses épées.
Guy tremblait. Il avança vers la cheminée et décrocha les épées. Newton resta assis, l'air incrédule. Guy jeta l'épée nue sur la table et dégagea l'autre de son fourreau. Leonora lui saisit le bras. Il repoussa sa main et bondit en arrière en brandissant la lame étincelante.
- Je me battrai pour elle ! Nous nous battrons en duel.
Il ne tremblait plus. L'adrénaline montait, soulageant sa douleur.
- Je vous combattrai jusqu'à la mort !
WILLIAM NEWTON ramassa l'épée sur la table et la considéra comme s'il s'agissait d'un étrange outil dont il aurait entendu parler sans jamais l'avoir vu. Il la reposa en disant à Guy :
- Vous devriez l‚cher ça et rentrer chez vous.
- Il a peur de se battre contre moi, Leonora.
- Cela pourrait s'avérer déraisonnable. (Un léger sourire, probablement nerveux, était apparu sur le visage chevalin de Newton.) Ce sont de vieilles épées de combat, elles n'ont rien de décoratif.
- Espèce de l‚che, s'écria Guy. O˘ est votre sens de l'honneur ? Avouez-le, vous avez la trouille. Voilà l'homme que tes parents t'ont choisi pour mari, Leonora. Pathétique, n'est-ce pas?
Il brandit l'épée. Cela faisait des années que Guy n'avait pas pris de leçon d'escrime mais il était fort et en bonne condition physique. Il tint l'arme inclinée, la pointe à hauteur des yeux de Newton.
Retenant son souffle, Leonora déclara :
- Je vais téléphoner à la police.
- Pourquoi? demanda Guy. Je ne risque rien.
- Je vais les appeler si tu ne poses pas immédiatement cette épée.
- Non, ma chérie, tu n'appelleras pas.
Le téléphone, sur une petite table, était muni d'un très long fil mais il n'appartenait pas à la catégorie que l'on peut brancher ou débrancher à volonté. Guy abattit l'arme dans un ample mouvement qui amena la lame à une dizaine de centimètres de l'endroit o˘ le fil sortait du mur. Le téléphone sursauta sur son support mais le fil ne fut pas entamé. Guy le saisit fermement et tira dessus, l'arrachant à sa prise murale.
- Pour l'amour du ciel ! Es-tu fou ?
- Ne me dis pas ce genre de choses, Léo. Tu n'aurais pas d˚
parler d'appeler la police. Recule, s'il te plaît. Va dans l'autre pièce si tu veux. S'il y en a une, ajouta-t-il, avec mépris.
Il se retourna vers Newton, qui n'avait pas bronché, qui n'avait répondu à aucune de ses insultes mais se contentait de rester là, son éternel sourire au coin des lèvres.
- Espèce de nabot rouquin, misérable avorton. Espèce de foutu prétentiard.
Newton ramassa l'épée d'un air très naturel. La lame, quoique ternie, semblait acérée. Même si elles paraissaient peu rutilantes sur le mur, les armes avaient été bien entretenues. Les deux hommes se firent face, tenant chacun une épée, mais ils ne les croisèrent pas, se passant de tout rituel préliminaire. Ils se dévisagèrent sous les yeux de Leonora, qui avait porté la main à
sa bouche bée.
Guy bougea le premier. Il fit voltiger son épée latéralement, à
gauche puis à droite, avant de porter une botte violente à
Newton, qui esquiva prestement en contournant la table. Guy frappa à nouveau par-dessus la table, renversant la bouteille de vin. Newton se déroba et surgit à l'autre extrémité. Son épée rencontra celle de Guy dans un fracas sonore. Guy tira à
nouveau et les deux armes s'entrechoquèrent. Newton, ayant utilisé sa lame pendant quelques secondes comme un joueur de tennis qui ferait des balles avant un match, lança brusquement une attaque balayante qui coucha l'épée de Guy sur le côté.
- Maquereau! s'écria celui-ci. Nabot rouquin, planqué, lopette, intello...
Newton se mit à rire.
- Je dois vous prévenir que j'ai quelque expérience dans ce domaine. Si vous préférez que nous arrêtions maintenant, cela ne me dérange pas.
- Il essaie de dire qu'il est bon escrimeur, cria Leonora. Il a représenté son université.
- Moi aussi, hurla Guy. L'université de la vie ! Maintenant, faites disparaître ce sourire de votre visage, aboya-t-il à l'intention de Newton en se fendant en avant.
Leonora se prit la tête entre les mains. Les armes se heurtèrent violemment, Guy agitant la sienne en tous sens avec des mouvements désordonnés qui dénotaient une absence totale de finesse et de maîtrise. Il fit un bond en arrière et dirigea son épée vers Newton dans un mouvement tournant qui évoquait plutôt une balle d'échauffement avant un match de tennis. Cette fois, Newton n'esquiva pas latéralement mais détourna la lame d'un seul geste. Guy sentait la présence de Leonora derrière lui.
L'une de ses mains lui agrippa le dos. Il s'en débarrassa et rompit en position de défense. Elle hurla :
- Je t'en supplie, Guy, arrête. Je vais appeler les voisins, je te jure que je vais le faire. Je vais descendre dans la rue et téléphoner à la police. Tu dois arrêter.
- Pour l'amour du ciel, reste en dehors de ça !
Jamais il ne lui avait parlé sur ce ton. Elle hoqueta.
- Je t'aime ! cria-t-il. Je t'aimerai toujours. Je te conquerrai en duel.
Newton attendait, les jambes écartées. Son sourire avait disparu. Il rejeta sa chevelure rousse en arrière. Ils se dévisagèrent pendant quelques secondes, parfaitement immobiles. Guy eut l'impression que Newton aurait aimé arrêter, qu'une trêve ne lui aurait pas déplu. Cela ranima son énergie. Il bondit en avant et imprima à son arme un mouvement tournoyant qui aurait décapité son adversaire si la lame avait été acérée et si le coup avait porté. Leonora poussa un hurlement. Mais le coup ne porta pas. Newton le para. Il le fit avec une aisance qui rendit Guy fou, avec tant de fluidité et de gr‚ce que l'éclat sonore des lames en fut décuplé.
Newton riposta aussitôt, par une feinte en réalité. Il se moquait de Guy. Il dansait avec son épée, effectuant des mouvements couvrants et vifs tandis que l'arme de Guy volti-geait dans toutes les directions sans le moindre contrôle.
Leonora s'efforçait de soulever l'une des fenêtres à guillotine.
Guy oublia tout ce qu'il avait appris en escrime. Ce n'était plus qu'un homme muni d'une arme tranchante. Il faisait tout ce qu'aurait fait un néophyte, portant des coups inconsidérés à
droite, à gauche, en avant, aboyant des insultes à chaque estocade. Il pouvait entendre ses propres grognements.
Leonora, n'ayant pas réussi à soulever le ch‚ssis à coulisse, s'y appuya un instant, la tête posée sur les mains. Guy lança des coups en l'air, heurta la lame de Newton quand elle entra en contact avec la sienne, toucha même l'abat-jour du plafonnier, qui se mit à osciller dangereusement. De voir Leonora s'éloigner de la fenêtre et rester plantée là, à les regarder comme en état d'hypnose, renouvela son élan. Cependant Newton, parfaitement silencieux, ne craignait plus rien de ce que Guy pouvait entreprendre. Il contrôlait parfaitement la situation. Soit son épée glissait le long de celle de Guy, soit elle l'effleurait d'une chiquenaude. La rage de Guy, qui avait déjà atteint le seuil d'ébullition, monta d'un degré et déborda. Il bondit hors de portée de l'épée de Newton et tenta follement de l'atteindre par le flanc.
Si la lame rata Newton, ce n'est pas parce qu'il para le coup mais parce qu'il contracta ses muscles en une fraction de seconde. La pointe de l'arme traversa son chandail à hauteur de la taille et arracha la laine depuis l'ourlet jusqu'au col.
Newton gronda comme un ours. Son sweater s'ouvrit en deux comme une camisole de force non attachée. Il dégagea ses bras des manches et se retrouva, haletant et furieux, en tee-shirt d'un blanc douteux. Guy éclata d'un rire triomphal. Il se débarrassa de son chandail et le lança à l'autre bout de la pièce. Sa réussite lui avait conféré une nouvelle adresse, ou du moins de l'énergie.
Il se mit à frapper à grands coups, pourfendant l'air en tous sens et poussant de ces cris de joie féroces que l'on entend dans les westerns. Leonora, les yeux écarquillés, observait la scène avec horreur et fascination, comme quelqu'un qui assisterait à une course de taureaux pour la première fois.
Guy se mit à orienter la pointe de la lame vers le bas, visant les parties génitales de Newton. Ricanant, il lui faisait dessiner des petits moulinets rapides. Il dansait d'avant en arrière en hurlant des insultes, l'arme jaillissant et sabrant l'air à hauteur de cuisse.
Cette tactique visait à prendre l'amant de Leonora par surprise et, si le coup inattendu qu'il venait de tenter avait atteint son but, Newton serait maintenant un eunuque. Mais ce fut la dernière botte que Guy eut l'occasion de porter. Le dénouement intervint avec une soudaineté terrifiante. Newton para l'attaque d'une rotation précise du poignet, effectuant un mouvement de défense latéral, riposta aussitôt et toucha Guy au bras gauche.
La pointe de l'épée dessina une entaille rectiligne du poignet au coude.
L'arme de Guy lui tomba des mains. Le sang jaillit de sa blessure comme une fontaine et il bascula en avant, saisissant ce qui se trouvait sous sa main pour amortir sa chute. Ce fut le bord de la nappe, qui vint avec les assiettes, les verres, la bouteille de vin, les couteaux et les fourchettes. Il s'effondra par terre, recouvert de débris gluants de porcelaine et de verrerie. Il entendit Leonora hurler, un cri d'animal devenu fou. Elle l‚cha la fenêtre à guillotine et se précipita vers lui. Guy ferma les yeux, les rouvrit et s'assit. Le sang dégoulinait sur son bras.
- Oh, mon Dieu, sanglotait Leonora. Mon Dieu, mon Dieu !
- Tout va bien, lui murmura-t-il. «a va aller.
Il tint sa plaie, mais sa main n'était pas assez grande pour la recouvrir. Leonora entreprit de déchirer la nappe en lanières. Le premier bandage qu'elle appliqua fut aussitôt imprégné de sang.
Elle continuait de sangloter et de haleter.
- Ne t'inquiète pas, ma chérie, lui dit Guy. Ce n'est qu'une éraflure.
Pour une raison inconnue, ce propos arracha à Newton un véritable croassement. Avec une impassibilité grotesque, il essuya la lame souillée et inséra l'arme dans son fourreau sans la laver, puis raccrocha les deux épées au mur.
- Vous voulez toujours me les acheter ? demanda-t-il.
- Oh, William, je t'en prie. Cela ne te suffit pas?
- Je suis désolé. Je n'aurais jamais d˚ me battre contre lui.
- Non, tu n'aurais pas d˚. C'était atroce. Regarde ce que tu as fait. Maintenant, appelle une ambulance, s'il te plaît.
- Je ne peux appeler personne, puisqu'il a arraché le fil du téléphone.
Leonora défit le premier pansement et en appliqua un autre.
Guy était toujours assis par terre. Il se releva. Son bras gauche était engourdi mais ne le faisait pas souffrir. Il n'avait éprouvé
aucune douleur en dehors de la première morsure, telle une piq˚re d'insecte, quand la pointe de l'épée de Newton avait zébré sa chair. Newton soupira et dit :
- Je vais vous conduire à l'hôpital. Je suis désolé, Guy. C'est un vrai g‚chis. Tout ce que nous pouvons faire, maintenant, c'est trouver un service d'urgences.
- Merci bien. Je préférerais mourir plutôt que de vous laisser m'accompagner quelque part.
- D'accord, à votre guise. Il faut quand même que vous fassiez soigner votre bras.
- Je vais le conduire, dit Leonora. C'est moi qui vais t'accompagner, Guy.
Tout ce qui s'était passé valait bien de l'entendre prononcer ces mots. Elle lui appliqua un nouveau pansement fait d'une lanière de nappe qu'elle serra davantage cette fois, et utilisa un de ses foulards pour lui tenir le bras en écharpe.
- Mets ton chandail sur tes épaules. (Elle le ramassa par terre.) Veux-tu un manteau? Je vais bien te trouver une veste.
- Pas l'une des siennes.
- Il préférerait mourir de froid, dit Newton en souriant.
Cela fit bondir Guy, les poings en garde malgré son bras blessé. Leonora l'agrippa et le força à se retourner. C'est là que la blessure commença à le faire souffrir, un début d'élancement intense. Guy grogna. Le visage de Leonora était humide de larmes. Elle les essuya avec un morceau de nappe. Newton lui toucha le bras et elle leva les yeux vers lui, mais Guy ne pouvait lire ce regard. Il aurait aimé s'appuyer sur elle pour descendre l'escalier mais sa fierté l'en empêcha.
Au rez-de-chaussée, une porte s'ouvrit. Un jeune cadre bien propre à petite moustache passa la tête dans l'entreb‚illement.
- Tout va bien ?
- Ce n'était qu'un duel, répondit Leonora, d'une voix au bord de l'hystérie.
L'homme ne parut pas comprendre.
- J'avais cru entendre quelque chose. Ma femme a dit que c'étaient des ouvriers sur un chantier.
Ils trouvèrent un service d'urgences dans un grand hôpital sur la colline. Guy en ignorait le nom. Il ne connaissait pas bien le nord de Londres. Il avait l'impression d'avoir perdu des litres de sang. Sa chemise en était saturée. Elle lui avait co˚té deux cents livres, contrairement aux apparences. Le sang ne partirait jamais. Il y en avait aussi sur le haut de survêtement de Leonora, ainsi que quelques taches sur son pantalon blanc. Tous deux avaient l'air de sortir d'un champ de bataille.
Il était heureux. Bien s˚r, il avait conscience d'avoir fait quelque chose d'horrible. Il allait garder la cicatrice toute sa vie.
Mais elle l'aimait. Il l'avait récupérée. N'avait-elle pas fait des reproches à ce minable de Newton ? Ne s'était-elle pas précipitée vers lui, sacrifiant une nappe en parfait état pour panser sa blessure ?
- Je paierai la note pour le téléphone, murmura-t-il.
Elle se mit à rire. C'était un rire hystérique, sans joie, ponctué
de sanglots.
- Allons, dit-il, tout va très bien se passer, tu verras. Je lui rachèterai un chandail.
C'est alors qu'on appela son nom. Un interne épuisé nettoya la plaie et s'enquit, évidemment, de son origine. Un accident avec un couteau à découper, expliqua Guy. Le médecin n'en crut pas un mot mais n'en demanda pas davantage. Il injecta à
Guy un vaccin antitétanique et appliqua une demi-douzaine de points de suture sur la blessure. Ce n'était en réalité qu'une profonde égratignure.
- Vous savez à quoi cela ressemble, selon moi? Par simple curiosité? On dirait que quelqu'un de très habile à l'épée a voulu marquer un point. Montrer qu'il prenait la chose au sérieux mais que cela suffisait pour l'instant. Je me trompe ?
- Je ne vois pas de quoi vous parlez, répondit Guy.
- Je tire un peu à l'épée, moi aussi, ou du moins je le faisais quand je menais une vie normale et disposais de...
comment dit-on déjà, de loisirs. Vous pouvez y aller, maintenant ? Revenez mercredi prochain, on vous enlèvera les points de suture.
Dans la voiture, Guy demanda :
- Tu es en colère après moi ?
- Je ne sais pas. Je pense que je suis simplement fatiguée, à bout, écúurée par tout ça.
- Je comprends, ma chérie. Je sais ce que tu éprouves.
- Non, Guy, tu n'en sais rien. C'est bien là le problème.
Tu ne sais pas ce que j'éprouve, tu ne l'as jamais su et ne le sauras jamais. Maintenant, je vais te racompagner chez toi. Tu tiendras le coup tout seul ?
- J'espérais que tu allais rester avec moi.
- C'est impossible. A quoi cela servirait-il? Veux-tu que j'appelle Céleste?
Il secoua la tête. Ils attendaient que le feu passe au vert. Il lui prit la main.
- Reste avec moi.
- Guy, je vais entrer avec toi et m'assurer que tout va bien. Je te préparerai une boisson chaude et je t'appellerai demain matin.
Il comprit qu'elle n'allait pas l‚cher Newton comme ça.
Newton, ce fou, ce psychopathe, était capable de venir la chercher chez lui, armé probablement. Et, d'ailleurs, elle avait sans doute envie de se retrouver seule avec Newton pour lui dire en face ce qu'elle pensait de son comportement.
Elle ne discuta pas sa proposition suivante.
- Déjeune avec moi samedi.
- Je déjeune toujours avec toi le samedi.
qu'elle entre chez lui comme elle l'avait promis l'étonna cependant.
- Ta jolie maison, dit-elle. C'est la plus jolie que je connaisse.
- Vraiment ? Ce sera la tienne un jour.
Il attendit qu'elle nie, mais rien ne vint.
- Je ne me rappelle pas o˘ est la cuisine.
- Tu n'as pas besoin de la cuisine. Je n'ai pas envie de boire, pas ce genre de choses en tout cas. Tu vas t'asseoir, ma chérie, et c'est moi qui vais te préparer un verre. Tu as besoin de quelque chose de fort après toutes ces émotions.
- Je dois conduire, n'oublie pas.
- Oh, allons ! Personne ne va te demander de souffler dans un ballon.
Elle lui prit le verre des mains et y ajouta de l'eau gazeuse.
Son bras blessé le rendait maladroit. quelque chose lui revint de la soirée écoulée. Peut-être à cause du poste de télévision, dans l'angle de la pièce, qu'il n'allumait presque jamais. Il remplit généreusement son verre de cognac.
- N'as-tu pas un oncle qui travaille à la télévision ? quelque chose à voir avec la BBC ? Est-ce que je l'ai rencontré ?
Elle hocha la tête.
- Le frère de mon père. Mon oncle Michael. Il est président de TVEA. Pourquoi ?
- J'imagine que c'est gr‚ce à lui que Newton a trouvé ce travail ?
- Bien s˚r que non, Guy. Cela n'a rien à voir. William va travailler pour BBC Northwest, il te l'a dit.
- Enfin, cela revient au même, non ? Un renvoi d'ascenseur.
Comment appelle-t-on ça, déjà ? Cela commence par " n ".
- Du népotisme. Seulement, ce n'en est pas. Guy, tu vas pouvoir t'en sortir tout seul? Il faut que je parte.
- O˘ allons-nous déjeuner samedi ?
- O˘ tu voudras.
- Tu sais quoi? Pendant un instant, dans la voiture, j'ai craint que tu ne refuses de déjeuner avec moi, que tu sois trop f‚chée.
Elle se leva en souriant.
- Eh bien, sois rassuré. Je ne suis pas trop f‚chée.
- On retourne chez Clarke ?
- On ne pourrait pas aller... disons, plus dans le centre?
N'avons-nous pas déjeuné une fois dans un restaurant de poissons agréable à Haymarket ?
- Si, le café Fish, dans Panton Street.
- C'est ça. A 13 heures? Guy... ?
Elle lui prit la main. Ils avancèrent côte à côte vers l'entrée. Il resta devant la porte, la regardant, son bras gauche toujours soutenu par le foulard de soie rouge et noir qu'elle lui avait prêté.
- Guy, je ne sais comment te le dire...
Elle tremblait. La lumière de l'entrée était faible mais il voyait qu'elle était devenue très p‚le et que ses yeux brillaient.
- J'aimerais... Pourrions-nous passer la journée de samedi ensemble? Je veux dire, pourrions-nous déjeuner et rester ensemble le reste de l'après-midi ? Peut-être aller au cinéma ou au thé‚tre et dîner ensuite... Oh, je ne sais pas. J'aimerais bien, mais ton bras ! Peut-être ne seras-tu pas en état...
- Oh, ma chérie ! Il l'enlaça de son bras valide. Elle se blottit contre lui.
- Cela m'aurait été égal qu'il me coupe le bras, si cela est le résultat. Tu ne sais toujours pas qu'il est inutile de demander si nous pouvons passer la journée ensemble ? Ne sais-tu pas que c'est tout ce que j'attends?
- Alors, c'est parfait.
Elle leva le visage vers lui. Il l'embrassa comme il ne l'avait jamais embrassée depuis des années, même le jour o˘ ils se trouvaient à Embankment Gardens. Ses lèvres tièdes, consentantes, s'ouvrirent sous les siennes. Il sentit ses seins se presser contre lui. Son cúur se mit à battre et son bras blessé fut parcouru d'élancements. Le plus étonnant, c'est qu'il fut le premier à s'écarter, à prendre du recul. Il y fut obligé par la douleur, le corps de Leonora appuyant sur sa blessure. Elle ne souriait pas mais le dévisageait avec une drôle d'expression, à
moitié hypnotisée.
- Je dois y aller, dit-elle enfin.
- Tu as dit que tu m'appellerais demain matin.
- Je le ferai, c'est promis.
Il regarda la voiture effectuer un demi-tour sur le gravier. La nuit était froide et très claire. Pour une fois, cela arrivait rarement, les étoiles étaient visibles là-haut, dans la pourpre lumineuse, petites taches flottantes de lumière. Elle agita le bras par la fenêtre ouverte, la remonta et disparut rapidement. Il était presque minuit. Il rentra et but du cognac jusqu'à ce que sa tête tourne légèrement et sa blessure ne le fasse plus souffrir.
IL DORMIT trop longtemps. Il avait rêvé qu'il se mariait. Il allait épouser Leonora à l'église, du moins le croyait-il, il n'était plus très s˚r. Il se rendit en taxi à St. Mary Abbots et entra en h‚te dans l'église, seul. Il était en retard et les invités, des centaines d'invités, étaient déjà sur place. Il arriva hors d'haleine au pied de l'autel et s'aperçut qu'il avait oublié
l'alliance. Il resta là, se demandant que faire, tandis que derrière lui une vague de gloussements gagnait l'assistance. Elle s'ampli-fia, devenant un gigantesque fou rire prolongé. Guy baissa les yeux et constata qu'il était habillé en escrimeur, veste ajustée, gant, culotte au genou et bas blancs. Il s'aperçut alors que son visage était masqué.
La sonnerie du téléphone le tira de son rêve avant que l'humiliation n'empire. Il tendit la main pour prendre le récepteur et, se retournant, sentit une douleur lancinante traverser son bras gauche. Le souvenir des événements de la veille lui revint au moment o˘ il décrochait, accompagné d'un flot de panique. qu'avait-il fait? D'une voix prudente, il dit :
- Allô !
- Comment vas-tu ce matin, Guy?
qu'il entendît réellement la voix de Leonora lui paraissait incroyable. Combien de temps cela faisait-il qu'elle l'avait appelé pour la dernière fois? Des années. Mais il est vrai, la situation avait changé. Il se rappelait mieux ce qui s'était passé la veille. Presque sans y croire, il se souvint de ce qu'elle avait dit.
- Guy ? «a va ?
- Je vais très bien, ma chérie. Je suis tout à fait bien.
- Tu as pu dormir ?
- Comme une b˚che. J'étais assommé. En fait, c'est la sonnerie du téléphone qui m'a réveillé.
- Oh, je suis désolée. J'ai attendu jusqu'à 9 heures. Mais je m'inquiétais pour toi.
Il ferma les yeux, submergé de bonheur, et lui dit d'une voix douce :
- C'est merveilleux d'entendre ta voix.
- Tu ne crois pas que tu devrais consulter ton médecin ?
- Pourquoi ? Tout ce qui pouvait être fait l'a été. C'est juste un peu douloureux.
Il entendit Fatima qui entrait au rez-de-chaussée et refermait la porte.
- Il est vraiment 9 heures. Dis-moi, Léo, ai-je rêvé ou as-tu vraiment dit que tu passerais le samedi avec moi ?
- Tu n'as pas rêvé.
- Dieu merci! J'ai fait des rêves si étranges que je ne distingue plus le rêve de la réalité. Si je prenais des billets pour un spectacle, qu'est-ce qui te ferait plaisir?
Il se rappela trop tard qu'elle n'aimait pas le mot " spectacle ", préférant " pièce ", et attendit qu'elle le corrige. Elle répondit seulement :
- Cela m'est égal. A toi de choisir.
- Je sais que tu n'aimes pas les comédies musicales. Je ne choisirai pas une comédie musicale. Mais, Léo ?
- Oui, Guy?
- Après le spectacle, le soir, est-ce que tu rentreras ici avec moi?
Il savait qu'elle allait répondre non. C'est toujours ce qu'elle faisait. Son hésitation ne signifiait rien, sinon qu'elle cherchait la manière la plus gentille de refuser. Un jour, elle accepterait, mais il n'était pas ridiculement optimiste, il savait que cela prendrait du temps. Il attendit stoÔquement. Le silence se prolongeait. Il l'entendit soupirer.
- Oui, je viendrai. Bien s˚r que je viendrai. Tout ce que tu voudras.
- Léo, tu es s˚re de ce que tu viens de dire ? As-tu vraiment dit que tu rentrerais avec moi ? que tu resterais ici avec moi ?
- C'est ce que j'ai dit.
- Léo, je suis tellement heureux. Je suis si heureux, ma chérie. Je sais que je l'ai déjà dit, mais je n'y peux rien. Je suis tellement heureux. Léo, tu ne pleures pas?
- Guy, dit-elle, pardonne-moi.
Cela le fit rire.
- Il n'y a rien à pardonner. Dis-moi que tu m'aimes. Dis que je suis le seul homme de ta vie.
- Tu es le seul homme de ma vie. Je t'aime. Alors, à
13 heures samedi, d'accord ?
- A treize heures samedi, chérie. Au revoir, en attendant.
Prends soin de toi, ménage-toi pour moi.
C'était arrivé. Elle lui était revenue. Ce n'était pas une promesse pour l'année prochaine, ou dans quelques années, c'était pour maintenant, le surlendemain. Il pouvait se l'avouer maintenant, il en avait douté, il lui était arrivé de perdre espoir, mais sa persévérance, sa lutte avaient porté leur fruit. Il l'avait reconquise. Il s'était battu pour elle et l'avait emporté. Il considérait avec fierté sa cicatrice, gagnée au combat. Même s'il y avait laissé le bras, cela en e˚t valu la peine.
Au moment de prendre un bain (il fallait éviter les douches pour l'instant, vu l'état de son bras), il se demanda s'il serait judicieux de garder l'écharpe. Le sang n'avait pas traversé le pansement. Son bras le faisait souffrir, mais sans plus. Il était assez malin pour percer la véritable raison de son doute concernant l'écharpe. En réalité, il avait envie de continuer à
porter le foulard de Leonora. N'était-ce pas ainsi qu'agissaient les chevaliers d'antan - du moins dans les films ? Ils arboraient une faveur offerte par leur dame. Susannah lui avait dit qu'il était le chevalier de Leonora, que sa fidélité était magnifique.
Le foulard que Leonora lui avait donné était en soie tissée rouge et noir. Il se vêtit avec soin : un blue-jean, une chemise rose, un chandail à côtes qu'il n'avait pour ainsi dire jamais mis mais dont le motif de rayures verticales gris foncé et rouge vénitien s'accordait bien avec le foulard. Guy se surprit à se contempler dans le miroir plus longtemps qu'à l'accoutumée. Il était tellement plus beau que William Newton, d'une supériorité
physique si évidente que c'en était presque une plaisanterie.
Il aurait volontiers passé la matinée au club de tir mais cela ne servirait qu'à aggraver l'état de son bras. Il entreprit de téléphoner aux bureaux de réservation de différents thé‚tres. Il aurait bien aimé voir Aspects of Love d'Andrew Lloyd Weber.
Le prix des places au marché noir devait être astronomique, mais cela ne l'avait jamais arrêté. Seulement, il n'en était pas question, puisque Leonora détestait les comédies musicales.
Céleste lui avait raconté le sujet de Af. Butterfly *1, Elle pensait qu'il aimerait voir la pièce avec elle. Mais ce n'était pas le genre de spectacle o˘ l'on emmène la femme que l'on va épouser. Son choix se porta finalement sur Henceforward d'Ayckbourn. Il réserva deux places au troisième rang d'orchestre, qu'il paya avec sa Gold Card d'American Express.
Le jour suivant, Céleste lui téléphona pour lui rappeler qu'ils dînaient avec Danilo et Tanya, et des amis américains à eux, de passage à Londres. Guy songea à refuser en prétextant l'état de son bras mais il se ravisa. Cela l'aiderait à tuer le temps jusqu'au lendemain. Il était prévu de dîner au Connaught. Logiquement, il aurait d˚ aller chercher Céleste en taxi et, pourtant, il choisit de prendre la Jaguar. L'idée de conduire d'une seule main le séduisait. Il allait raconter la vérité à tout le monde, comment il s'était fait blesser dans un duel.
- Tu plaisantes ! s'exclama Danilo.
Aux yeux de Guy, les Américains avaient l'air de vrais gangsters. Ils étaient tous deux de petite taille, très bruns, genre italien et vêtus de manière voyante. L'un d'eux avait à la joue une cicatrice dont l'empreinte circulaire évoquait une bouteille de vin brisée à la base. Tanya devait une fois de plus avoir oublié
de changer de chaussures car elle portait des sandales blanches avec une élégante minirobe noire et un collant noir. Elle adressa un clin d'oeil à l'un des Américains.
- quelqu'un a manqué de respect à Céleste, c'est ça?
- Cela n'a rien à voir avec Céleste. Une affaire privée.
Guy la vit tressaillir, bien qu'il lui ait tout expliqué en venant dans la Jaguar.
- Sois honnête, dit Danilo, le tempérant. Tu t'es fait ça tout seul après avoir trop bu.
Ce ne fut pas une soirée très réussie. Tanya parla de ses enfants. Les Américains répondirent comme si les enfants étaient une espèce rare de mammifère à laquelle ils ne s'intéres-saient pas. Cela n'empêcha pas Tanya de poursuivre en racontant comment Carlo, ayant versé de la teinture rouge dans la piscine, lui avait dit que le jardinier s'était tranché la gorge avant de basculer dans l'eau. Guy but considérablement. Il passa au 1. Il s'agit d'une liaison entre un diplomate français et une jeune personne
asiatique qui est en réalité un garçon. (N.d.T.) cognac. Il avait promis à Céleste qu'ils partiraient à 22 h 30 au plus tard. Elle devait se trouver à Kensington Gardens avant 8 heures pour une séance de photos. A 11 heures, elle annonça qu'elle devait partir.
- Attends encore une demi-heure et je te raccompagne.
- Non, Guy, ce n'est pas la peine. Je prendrai un taxi.
- Il n'en est pas question. (Il se leva péniblement et réprima un cri de douleur.) Je te raccompagnerai comme je te l'ai promis.
- Tu n'es pas en état de conduire et il faut vraiment que je parte. Je leur ai déjà demandé de m'appeler un taxi.
Il n'avait conscience que d'une chose. Ainsi, il n'aurait pas à la ramener chez lui, elle ne passerait pas la nuit avec lui. Elle lui posa doucement la main sur l'épaule.
- On se voit demain soir.
Ils devaient avoir quelque projet. Il faudrait qu'il l'appelle le lendemain matin pour se décommander. Pas question de le faire devant tout le monde. Se sentant coupable et confusément honteux, il effleura la main attardée sur son épaule. Elle les salua et disparut.
- Joli petit lot, déclara l'un des Américains contre toute attente.
Guy se dit qu'il serait extrêmement gênant de ramener Leonora chez lui et d'y trouver Céleste. Ou que la pauvre Céleste arrive à un moment o˘ il serait là avec Leonora. Il allait devoir réfléchir sérieusement à la façon d'expliquer à Céleste le tour qu'avaient pris les événements.
- Nous allons te raccompagner, proposa Tanya. C'est-à-dire, nous allons conduire ta voiture. Nous sommes venus en taxi, alors c'est facile de te ramener et d'en prendre un ensuite pour rentrer chez nous.
Danilo ne fit aucun commentaire. Son visage de crapaud était figé dans une expression grimaçante. Guy ne se rappelait plus o˘
il avait garé la Jaguar et ils durent parcourir les rues vides de Mayfair à sa recherche.
- Je sens que je vais t'adorer s'ils t'ont mis un sabot, dit Tanya.
Il n'y en avait pas. Guy grimpa à l'arrière. La fraîcheur de l'air automnal lui avait rendu ses esprits. Il était près de minuit, on approchait du jour qui marquerait le début de sa vie commune avec Leonora. quelle serait la réaction de Danilo et Tanya ?
Il aurait très bien pu conduire. Il se sentait en parfaite forme, hormis son bras douloureux. Ils longeaient Knightsbridge quand Rachel Lingard lui revint à l'esprit. Tanya savait tout des activités de Danilo - du moins le croyait-il.
- Peux-tu arrêter Chuck, Dan ?
- Puis-je quoi ?
- Simplement mettre fin à tout ça, d'accord?
Danilo garda le silence. Guy voyait bien qu'il était perturbé.
Il prit une mauvaise direction et ils se retrouvèrent dans Fulham Road. Tanya haussa légèrement les épaules et dit :
- Ne faites pas attention à moi. J'ai appris à fermer les oreilles quand il le fallait.
- Tourne à droite dès que tu pourras, dit Guy. …coute, je suis désolé. Je ne veux pas récupérer les trois briques.
- Il ne manquerait plus que ça, bordel.
- Mais tu peux interrompre le processus ?
- Merde, Guy. Je m'en passerais bien.
- Mais tu peux t'arranger ?
- Honnêtement, je ne sais pas. Je ne sais pas qui Chuck a mis sur le coup et il est parti en Irlande. Il se peut même qu'il y soit encore. Je ne sais même pas si c'est un des types de Chuck qui s'en charge, ou si c'est un type du type de Chuck.
Danilo tourna à gauche dans Old Brompton Road. Guy dit:
- Il te reste une semaine entière. Enfin, une semaine à
partir de demain. Elle sera encore absente pendant huit jours.
Soudain, il prit conscience de l'endroit o˘ ils se trouvaient et de ce qu'ils pouvaient voir.
De très mauvaise humeur, Danilo répondit :
- Ouais, ouais, d'accord. Cela prendra du temps mais peut-être pas tant que ça. Seulement ne t'imagine pas que tu pourras recommencer ce genre de connerie avec moi, compris ? Seigneur, qu'y a-t-il maintenant ?
Guy était en train de lui taper sur l'épaule.
- Arrête-toi, je t'en prie. Juste une minute. Gare-toi ici.
Je n'en aurai pas pour longtemps, c'est promis.
- qu'est-ce que c'est que cette histoire, Guy? (Tanya s'impatientait à son tour.) Il faut que j'aille au magasin demain matin.
- S'il te plaît, Danilo, gare-toi ici.
Ils durent faire quelques mètres à pied. L'homme maigre et élancé était allongé sur le seuil du magasin de produits naturels. Il était vêtu des mêmes haillons mais, cette fois, il était couché sur le dos et la casquette qui la dernière fois servait à
recueillir les aumônes recouvrait maintenant son visage.
- C'est Linus, dit Guy.
- Tu plaisantes.
- Non, j'en suis s˚r. C'est la troisième fois que je le vois. Je sais que c'est Linus. Cela m'a tracassé, ça a pesé sur ma conscience, tu sais. Dan, on ne peut pas le laisser ici comme ça.
Il faut faire quelque chose pour lui.
Danilo traversa le trottoir et souleva la casquette qui recouvrait le visage de l'homme allongé. Cela le réveilla. Il se redressa et se mit à hurler, le visage tordu de rage, dévoilant ses dents blanches, parfaites et éclatantes. Un torrent d'injures obscures sortit de sa bouche.
- Ah, bon Dieu! dit Danilo. Il brandit deux doigts en direction de l'homme qui criait.
Maintenant, Guy voyait bien qu'il ne s'agissait pas de Linus. Il ne lui ressemblait pas davantage qu'à Danilo.
- Donne-lui au moins quelque chose.
- Donne-le-lui toi-même, répondit Danilo en repartant vers la voiture, suivi de Tanya.
Guy se sentit profondément troublé. que se passait-il dans sa tête pour qu'il ait pu confondre ce vagabond avec son vieil ami ?
Il lui donna un billet de dix livres, ce qui eut pour effet de le réduire au silence mais ne suscita aucun remerciement.
L'homme saisit le billet, l'enfonça dans sa poche de pantalon et se recoucha sur le seuil en recouvrant son visage.
- Linus est mort, dit Danilo en parquant la Jaguar dans le garage. Ils l'ont pendu à Kuala Lumpur. Tu n'as jamais songé à
t'inscrire à l'AA ?
- Je suis membre depuis plusieurs années.
- Danny ne parlait pas de l'Automobile Association, dit Tanya, prise d'un fou rire incontrôlable.
Ils partirent à la recherche d'un taxi.
Il boirait moins quand il serait installé avec Leonora. Si elle souhaitait qu'il cesse de fumer, il se soumettrait à cela aussi. Il allait avoir trente ans dans un mois et, d'ici à quelques années, il ne serait plus capable de tenir l'alcool comme maintenant.
quand il serait tout le temps heureux, satisfait de sa vie, il n'aurait plus besoin de l'alcool comme rempart contre les coups, de faire passer sa conscience du malheur aux limbes.
Il ne sentait pas le contrecoup des excès de la veille et son bras allait beaucoup mieux. L'écharpe n'était plus indispensable mais il voulait continuer à la porter parce qu'elle appartenait à
Leonora. D'humeur sentimentale, il envisagea de la porter ce jour-là pour la dernière fois et de la lui rendre cérémonieusement quand elle serait revenue ici avec lui. Elle lui adresserait son sourire à la Vivien Leigh, enfin épanoui et libéré.
Comment s'habiller ce matin-là était un autre problème. Tout en sachant qu'elle n'avait jamais été très éprise de Newton, qu'on le lui avait présenté en la persuadant de l'accepter, il y avait néanmoins quelque chose qui lui plaisait chez cet homme en dehors de sa conversation. Or Newton s'habillait toujours au déballage des petites súurs des pauvres et chez Dirty Dick. Il fallait se rendre à l'évidence : les vêtements élégants ne l'intéres-saient ni pour elle ni pour son homme. Peut-être finirait-il par apprendre, lui aussi, à moins s'en soucier. Fort de cette perspective, il choisit le Jean qu'il portait la veille, une simple chemise en coton bleu et une veste en seersucker à rayures bleues et grises. Cela paraissait encore trop habillé, ou du moins le serait-ce à ses yeux. Troquer la veste contre le chandail de la veille fut pour lui un véritable sacrifice, mais il le consentit. Il renoua soigneusement les extrémités de l'écharpe et le glissa autour de son cou pour soutenir son bras.
Il était sur le point de partir quand il pensa à la bague. Il possédait toujours la bague de fiançailles qu'il avait achetée autrefois pour Leonora. Elle était dans le coffre-fort. Cela faisait quatre ans qu'il ne l'avait ouvert. L'occasion ne s'était pas présentée. La dernière fois, c'était après la visite de Corny Mulvanney. Il remonta dans sa chambre, ouvrit le coffre et prit le petit écrin de cuir bleu à l'intérieur duquel la bague, un saphir taillé en émeraude avec des diamants sertis à la base du chaton, reposait sur un coussinet de velours bleu nuit. Il fourra le tout dans sa poche.
Il était midi quand il partit de chez lui, c'est-à-dire beaucoup trop tôt pour un rendez-vous à 13 heures dans le West End. Mais il n'avait rien d'autre à faire. Il avait déjà fait le tour de la maison, vérifiant consciencieusement que tout était en ordre pour la recevoir. Il avait rempli d'eau les bacs à glace dans la cuisine et le bar du salon, disposé sur la table basse les exemplaires du Guardian, du London Review of Books et de Cosmopolitan que le marchand de journaux avait, ô miracle, pensé à lui livrer, et arrangé dans la salle de bains qui allait être la sienne les divers cosmétiques de Paloma Picasso que Fatima était allée acheter la veille. Il ne restait rien à faire, et s'asseoir pour lire le journal lui semblait une perspective intolérable. Il avait tenté à plusieurs reprises d'appeler Céleste pour lui demander de ne pas venir et avait fini par se souvenir qu'elle se faisait photographier quelque part. Ayant quitté son domicile à
midi pour faire une partie du chemin à pied, il s'arrêta devant la vitrine d'un agent immobilier et m˚ par une impulsion soudaine, poussa la porte.
Ils avaient dans leurs dossiers une superbe maison à Lansdowne Crescent, Notting Hill. Le prix, selon eux, avoisinait le million de livres. Voyant que cela ne l'impressionnait pas, ils le lui annoncèrent avec plus de précision. On sortit des photos de l'intérieur, un grand escalier à rampe en col de cygne, un magnifique salon de douze mètres de long, des salles de bains octogonales dans chacune des tourelles. Guy prit rendez-vous pour visiter le lundi après-midi. Il était maintenant 12 h 40, l'heure idéale pour arriver au rendez-vous en taxi.
La circulation était moins dense que d'habitude et le taxi le déposa devant le café Fish à 12 h 58. Elle était peut-être déjà là, cela s'était vu. Il éprouva les sensations familières, le petit sursaut du cúur, l'intérieur du corps qui se contractait, la pression dans son cr‚ne. Il s'arrêta un instant sur le trottoir, se ressaisit et pénétra dans le restaurant.
Il y avait beaucoup de monde mais elle n'était pas encore arrivée, lui annonça la jeune fille dépêchée pour le conduire à sa table. Fumeur ou non fumeur ? Un jour, il choisirait non fumeur pour plaire à Leonora mais on n'en était pas encore là. Il alluma une cigarette aussitôt assis.
A l'évidence, c'était une erreur d'être venu ici. La cuisine était bonne et le choix varié, mais une centaine d'autres personnes étaient également au courant. Par nécessité, les tables étaient très rapprochées. Ils ne pourraient pas se parler discrètement.
Guy claqua des doigts à l'intention d'un serveur et commanda un grand gin-tonic. Le cognac lui aurait mieux convenu mais il sentait que ce n'était pas forcément indiqué à pareille heure.
Il avait délibérément pris des billets pour le spectacle de matinée. Puisqu'il commençait à 17 h 30, ils pourraient dîner en sortant, à 20 heures. Cela leur laissait beaucoup de temps pour un tas de choses - ce serait décontracté et magnifique. S'il restait un peu de temps libre entre la fin du déjeuner et le thé‚tre, elle accepterait certainement de l'accompagner dans les 227
magasins. Il avait déjà la bague de fiançailles, mais peut-être qu'un bracelet... Cartier? Asprey? Ou bien des boucles d'oreilles. Il imagina des diamants au contact de son visage radieux. quand ils n'étaient encore que des enfants et qu'elle avait fait percer ses oreilles, il avait rêvé du jour o˘ il pourrait lui acheter des boucles d'oreilles en diamants.
Le gin-tonic arriva fort à propos, il en avait grande envie. La première gorgée de la journée était toujours merveilleuse. Elle diffusait la paix dans son corps le long de canaux divergents. Il se laissa aller contre le dossier de sa chaise, contemplant le motif du tissage de l'écharpe de Leonora, puis examina le menu qui était inscrit traditionnellement sur une carte mais aussi à la craie sur des tableaux noirs accrochés aux murs. que prendrait-elle ? Elle mangeait davantage de poisson ces derniers temps, avait-il constaté avec satisfaction. Elle ne consommait pas suffisamment de protéines. En rajustant l'écharpe sous son bras, son regard accrocha le cadran de sa montre. Il était près de 13 h 15.
Voilà ce que c'était que de faire confiance à la Northern Line au lieu de prendre un taxi. L'expérience du Savoy allait se reproduire, mais dans un cadre nettement moins luxueux. Il termina son gin-tonic et en commanda un autre. Il se souvenait qu'elle avait eu plus de vingt minutes de retard pour leur déjeuner au Savoy. Elle était bien capable de marcher depuis la station de métro la plus proche que desservait la Northern Line, Leicester Square probablement.
Les quatre clients de la table voisine riaient de façon immodérée. Non que leur rire f˚t particulièrement grossier ou sonore, mais il l'irritait. Son deuxième gin-tonic disparut très rapidement. Si seulement on pouvait demander la bouteille dans ces endroits-là et se servir tranquillement comme à la maison, mais il n'osait pas le faire. Les remarques de Danilo et Tanya la veille concernant Alcoholics Anonymous lui revinrent désagréablement à l'esprit. Il était maintenant 13 h 25. Un serveur s'approcha de la table et demanda s'il voulait commander. Guy lui répondit non d'un ton sec. Une rafale de rires secoua la table voisine. Ils buvaient du Champagne, célébrant certainement quelque anniversaire. Il avait eu un peu faim dans le taxi en contournant Hyde Park Corner, mais cela lui avait passé. Il avait la bouche sèche malgré le gin. Il commanda un grand verre de vin blanc.
A 13 h 40, il commença à se sentir mal. Elle était en retard de quarante minutes. Il n'avait pas souvenir qu'elle ait jamais eu plus de vingt-cinq minutes de retard. Elle ne viendrait pas. Il ne pouvait plus se leurrer, elle ne viendrait pas. Soit quelque chose de terrible s'était produit et elle avait eu un accident, soit on l'avait empêchée de venir. Un membre de son abominable famille avait découvert ce qu'elle projetait de faire - passer la journée, puis le reste de sa vie avec lui - et s'était mis en travers. Il resta assis encore dix minutes, les yeux rivés sur la porte d'entrée. Ensuite, il se leva.
Il déclara à l'imperturbable serveur au visage maussade que, finalement, il ne mangerait rien, ce qui lui valut pour toute réponse un haussement d'épaules très continental. Il régla les deux gin-tonics et le verre de vin. Par chance, il avait sur lui beaucoup de monnaie, ce qui n'était pas coutume. Il entra dans la première cabine téléphonique venue et composa le numéro de Georgiana Street. Cela faisait des années qu'il ne s'était servi d'un téléphone public. Ils avaient changé entre-temps et il dut lire les instructions attentivement avant de pouvoir l'utiliser. La sonnerie retentit mais personne ne répondit. Il répéta l'opération pour plus de s˚reté. Toujours pas de réponse. Il ferma les yeux et rêva qu'il allait les rouvrir pour la voir descendre la rue en direction du restaurant, courant dans sa panique d'être en retard.
Bien s˚r, elle n'était pas là. Il récupéra la monnaie restituée par la machine et composa le numéro de Lamb's Conduit Street.
Tous ces numéros étaient gravés dans sa mémoire. Il les connaissait mieux que son propre numéro de téléphone ou celui de son compte bancaire. La sonnerie retentit indéfiniment mais, là non plus, personne ne répondit. Pas davantage de réponse au numéro de St. Leonard's Terrace, ni à celui de Portland Road, bien qu'il ait longtemps insisté. Peut-être l'un d'entre eux avait-il réussi à garder Leonora prisonnière dans son ancien appartement. Le dernier numéro qu'il essaya fut le domicile des Mandeville à Sanderstead Lane, mais en vain.
Ils ne pouvaient pas être tous sortis. Ce qui se passait était évident. Ils s'étaient tous alliés pour lui faire obstacle. Ils refusaient tous de répondre au téléphone. Elle leur avait innocemment raconté l'incident de mardi soir, s'imaginant encore qu'elle était libre de choisir son avenir. Elle était prisonnière quelque part. Il ne doutait pas que son père en f˚t le principal responsable. Son père qui, Tessa ayant réussi à
empoisonner l'esprit de Leonora contre son amant, avait sorti un mari de sa poche, un valet soumis, un affreux intello, et qui pour plus de s˚reté s'était arrangé, avec l'aide de son frère, pour lui trouver du travail dans le Nord o˘ sa femme devrait l'accompagner.
Seulement voilà, cela n'allait pas se passer ainsi, décida Guy.
O˘ pouvaient-ils bien la retenir? A Portland Road ou à
Georgiana Street? Il rentra à Scarsdale Mews en taxi. Bien qu'ayant bu pas mal d'alcool sans rien manger, il se sentait l'esprit clair et d'humeur calme.
Une fois chez lui, il essaya à nouveau de téléphoner. Il composa méthodiquement chaque numéro : Lamb's Conduit Street, Sanderstead Lane, St. Leonard's Terrace, Georgiana Street, Portland Road. Et, à nouveau, aucun ne répondit. Il imagina tous les appareils débranchés ou encore ces gens, Anthony et Susannah, Tessa et Magnus, Robin et Maeve, Newton lui-même, assis chez eux et écoutant imperturbablement la sonnerie prolongée. Il était maintenant 14 h 45.
Il essaya encore une fois chacun des numéros pour les exaspérer, leur user les nerfs. Ensuite, il monta à l'étage et sortit de son étui le fusil de calibre 22.
SUR LE CHEMIN de Portland Road, il essaya de trouver une explication. Finalement, il avait l'impression de pouvoir comprendre. C'était son duel contre Newton qui était responsable de tout cela. La goutte d'eau qui fait déborder le vase, pourrait dire sa famille. Il imaginait mal Leonora leur racontant l'épisode, mais Newton s'en était certainement chargé.
Pendant que Leonora l'emmenait à l'hôpital, il avait d˚ raconter au téléphone sa version des faits à son père, puis à sa mère. Il entendait d'ici la voix de Tessa :
- Il est fou, évidemment. C'est un fou dangereux et violent.
Il est prêt à tout pour reconquérir Leonora. La seule chose à
faire est de la tenir éloignée de lui jusqu'au 16, ensuite vous pourrez l'emmener dans le Nord et il ne la reverra jamais.
Et Anthony Chisholm :
- Il vous a attaqué avec une épée ? C'est un peu fort, quand même, vous ne trouvez pas? Non, je suis d'accord, il n'est pas question que Leonora le revoie.
Et Magnus Mandeville :
- Leonora aurait d˚ aller chercher la police. Bien s˚r, vous ne pouviez pas la laisser seule avec lui, je comprends parfaitement. Mais vous auriez d˚ l'y envoyer. C'était une agression, voyez-vous. On pourrait même appeler ça une tentative de meurtre.
Et Susannah :
- Pauvre Guy, il est tellement sensible, tellement violent.
Mais il y a quand même du bon en lui. Il n'est pas du tout bien pour Leonora, c'est la dernière personne qu'il lui faut. S'il n'y a pas d'autre moyen, c'est évidemment fort regrettable, il faudra l'éloigner de lui par la force.
Il gara sa voiture en double file, espérant qu'un samedi après-midi cela se passerait bien. Le fusil était dans le coffre, enfermé
dans un sac de golf en cuir noir. Il commençait à entrevoir qu'il s'agissait d'une drôle d'arme pour remplir une telle mission. La laissant o˘ elle était, il gravit les marches et appuya sur la sonnette o˘ apparaissaient encore les noms : Lingard, Kirkland, Chisholm. Personne ne répondit et cela ne l'étonna pas.
Son bras ne le faisait pas souffrir tant qu'il ne s'en servait pas trop, ce qui était facile avec la boîte à vitesses automatique. Il le posa doucement sur le volant. La circulation s'étant intensifiée depuis le matin, il mit longtemps pour arriver à Camden Town.
Cette fois, il prit le sac de golf contenant le fusil. Comme il attendait, après avoir appuyé sur le bouton de la sonnette, il eut l'impression qu'on le regardait depuis l'étage. C'était une sensation très forte. Il recula, descendit deux marches et leva les yeux. Personne en vue. Toutes les fenêtres étaient fermées malgré
la douceur de l'après-midi.
…tape suivante, Lamb's Conduit Street. Ce n'était pas trop loin. Il y avait une place libre juste devant la maison. Les jardinières de Susannah venaient d'être arrosées. L'eau dégout-tait encore sur le sol pavé. Il en déduisit qu'il devait y avoir quelqu'un à l'intérieur, qu'il y avait forcément quelqu'un.
Personne ne répondit à l'interphone. Il appuya une deuxième fois sur la sonnette et entendit des pas dans l'escalier. Une femme que Guy n'avait jamais vue ouvrit la porte. Il ne la connaissait pas mais, avant même qu'elle ait dit un mot, il sentit qu'elle avait d˚
l'attendre.
- Laura Stow, annonça-t-elle. Je suis la súur de Susannah.
La ressemblance était perceptible. Un peu plus ‚gée, vêtue d'un jean et d'une chemise, elle avait la tête enturbannée d'une serviette éponge. Elle venait de se laver les cheveux. Il ignorait que Susannah e˚t une súur mais cela ne l'étonna pas. Ces gens-là
avaient-ils au moins quelques amis ? Connaissaient-ils quelqu'un qui ne f˚t pas de la famille ? Tous les gens que l'on rencontrait chez eux, à qui ils vous présentaient, étaient des parents.
Sans préliminaires, il annonça :
- Guy Curran.
Elle hocha la tête et regarda le sac de golf qu'il tenait à la main.
N'importe quel individu doté d'un gramme d'intelligence pouvait voir qu'il contenait un fusil ou une carabine.
- Je cherche Leonora. Vous savez de qui je parle ?
- Bien entendu. Elle n'est pas ici. Il n'y a personne d'autre que moi. Je garde la maison pendant qu'ils sont partis.
- Partis?
- En vacances. Ils sont partis en vacances aujourd'hui.
Elle lui répondit avec patience mais ses yeux se posèrent à
nouveau sur le sac de golf.
- Je suis désolée mais je crains de ne pouvoir vous aider.
C'était une mise en scène. quelqu'un l'avait préparée à sa visite, lui avait dicté ce qu'elle devrait lui dire.
- Vous êtes bien s˚re qu'elle n'est pas là ? Vous êtes certaine qu'elle n'est pas quelque part en haut ?
Il crut pendant une seconde qu'il l'avait effrayée. Elle avait reculé d'un pas. Il adopta un ton plus conciliant, s'efforça de sourire.
- Pensez-vous que je pourrais entrer et... enfin, jeter un coup d'oeil ? Je suis un vieil ami de la famille.
- Pour chercher Leonora ? Mais je vous ai dit qu'elle n'était pas là ! Je ne peux évidemment pas vous laisser entrer.
- Je vais épouser Leonora, dit-il en se contenant.
Elle le dévisagea, et un sourire nerveux fit trembler ses lèvres.
Il se mit à crier en direction de l'escalier :
- Leonora ! Léo ! Tu es là ? Leonora ?
La femme émit un bruit incohérent et lui claqua la porte au visage. Sans la voir, il la sentait, le dos appuyé contre la porte, haletante.
Il ne pensait pas vraiment que Leonora f˚t là. Elle serait descendue depuis longtemps. Il n'arrivait pas davantage à croire qu'elle f˚t réellement emprisonnée, attachée et enfermée à clé
dans une chambre. Ils n'allaient pas faire ça... à moins que? Il imagina cette femme, Laura Stow, se précipitant sur le téléphone pour joindre Anthony et Susannah à l'hôtel o˘ ils passaient leurs vacances. Elle allait certainement appeler tout le monde pour raconter sa visite. Peut-être avait-elle commencé
par appeler Robin et Maeve, chez qui Leonora avait le plus de chances de se trouver en ce moment.
Il rentra chez lui, laissa la voiture devant la maison et monta ranger le fusil dans son étui. Cela avait été un mauvais choix de prendre cette arme encombrante. Il était maintenant 17 h 30.
La faim le reprit. Il n'y avait jamais grand-chose à manger dans la maison en dehors des ingrédients de base du petit déjeuner : pain, céréales diverses, úufs, fromage de Hollande, marmelade, jus d'orange. S'étant versé une dose de vodka qu'il compléta avec du jus d'orange, il se demanda s'il saurait cuire un úuf et décida que non. Il mangea du pain et du gouda, vida son verre et composa le numéro de St. Leonard's Terrace.
Ils continuaient à ne pas répondre. Ils laissaient le téléphone sonner indéfiniment. Guy coupa un peu plus de pain, se servit une autre vodka. Il appela en vain Sanderstead Lane, Georgiana Street et, par pure méchanceté, il devait en convenir, Lamb's Conduit Street. Laura Stow répondit. Elle semblait sur les nerfs.
Il ricana sardoniquement et elle raccrocha brutalement. Il se sentit considérablement mieux. Dire qu'il était prêt à combattre, en dépit de son bras, n'aurait pas été exagéré. On lui avait lancé
un défi. Comme s'ils lui avaient jeté un gant à la face, le mettant au défi de les affronter tous.
Il se retrouva soudainement entraîné dans un furieux conte de fées ou une aventure d'espionnage. La belle princesse avait été
enfermée dans un donjon par son odieux père et sa belle-mère.
Tu épouseras le nabot rouquin ou tu finiras tes jours ici ! Mais son sauveur arrivait à la rescousse, vêtu de son armure, brandissant ses armes, et, s'il ne chevauchait pas un destrier blanc, il conduisait une voiture dorée.
Il remonta dans sa chambre et sortit de la garde-robe la superbe veste de chevreau gris acier qu'il avait achetée chez Beltrami, à Florence, le mois de mai dernier. Il troqua ses chaussures contre des bottines de cuir gris. Il détacha l'écharpe à
regret, mais il n'en avait plus vraiment besoin. En revanche, rien ne l'empêchait de la porter autour du cou.
Dans la troisième chambre, l'une des deux pièces du fond qui donnaient sur l'arrière des maisons d'Abingdon Villas, il se dirigea vers le bureau adossé au mur entre les fenêtres. Il prit dans le tiroir supérieur le lourd colt de calibre 45 qui se trouvait en sa possession depuis qu'il avait dix-sept ans mais dont il ne s'était jamais servi.
C'était Danilo qui le lui avait procuré, à l'époque o˘ il
" protégeait " les commerçants de Kensal. Il avait discrètement fait savoir qu'il préférerait posséder un véritable revolver à la place de la copie fort ressemblante qu'il portait toujours sur lui.
Danilo l'avait apporté un soir au pub d'Artesian Road, le lui avait montré dans les toilettes et le temps de tirer la chasse, Guy l'avait payé en liquide, avec les munitions. Leonora l'avait vu et qualifié d' " arme effroyable ". Il comprenait ce qu'elle entendait par là.
Il n'avait pas d'étui pour le colt. A l'époque, cela ne lui avait pas paru nécessaire. Il le posa donc sur le siège du passager, recouvert de sa veste de cuir.
La température fraîchissait avec la tombée de la nuit. On était déjà entre chien et loup. C'était la première fois depuis des mois qu'il mettait le chauffage de la voiture. Il alluma une cigarette. Il ne lui fallut pas plus de dix minutes pour atteindre St. Leonard's Terrace. Guy ne savait plus s'il était déjà venu dans cette rue mais maintenant qu'il s'y trouvait, il était bluffé. De toute évidence, Robin s'en sortait mieux que les autres membres de la famille avec leurs appartements en duplex crapoteux de Bloomsbury ou leurs villas de banlieue. L'appartement était situé dans une maison élégante mais solide, d'architecture classique, avec une porte patricienne de couleur bleu foncé, coiffée d'un portique dont le toit en coupole était soutenu par des colonnes à
chapiteau corynthien. Guy n'aurait vu aucun inconvénient à
vivre là.
Au-dessus de la sonnette, une carte imprimée indiquait : Mlle M. Kirkland, R. H. Chisholm. Très formel. L'appartement qu'il leur attribuait bénéficiait d'une immense baie vitrée. Guy avait enfilé sa veste et glissé le revolver dans la poche droite qui, par chance, était assez grande. Personne ne répondit à l'interphone quand il appuya sur le bouton. Il essaya encore, encore. Il commençait à descendre les marches plates lorsqu'il aperçut Robin et Maeve arrivant du coin de la rue.
Il se donnaient le bras, mieux, ils semblaient emmêlés, la tête de Maeve penchée sur l'épaule de Robin, et ils avaient l'air d'excellente humeur, riant, se serrant l'un contre l'autre. Ce qui parut le plus remarquable à Guy était leur habillement. Disparus, les jeans et les maillots jumelés, envolées, les chaussettes de sport et les chaussures de tennis. Maeve portait un ensemble de soie rose p‚le dont le décolleté en V était très profond, avec des manches bouffantes qui jaillissaient d'épaules rembourrées et une jupe ample, extrêmement courte. Ses longues jambes gainées de dentelle blanche étaient visibles jusqu'à mi-cuisse.
Elle avait des souliers roses à talons hauts et tenait dans sa main gauche un chapeau blanc à larges bords couvert de fleurs roses.
Le costume beige de Robin devait être en soie sauvage. Il venait manifestement d'enlever sa cravate dont l'extrémité, un morceau de soie imprimée bronze et crème, sortait de la poche de sa veste. En voyant Guy, ils s'arrêtèrent, se regardèrent et éclatèrent de rire. Ceux-là aussi avaient répété leur numéro, se dit-il. Ils s'avancèrent vers lui, un large sourire aux lèvres.
- O˘ est-elle ? demanda-t-il.
Cela eut pour effet immédiat de plier Maeve en deux. Elle aboya de rire et se cramponna en hoquetant au bras de Robin.
Tous deux avaient passablement bu. Robin gloussa bêtement.
- Veuillez me dire o˘ elle se trouve, je vous prie.
Guy sentait le revolver dans sa poche, une masse lourde et froide qui pesait du côté droit de sa veste. Il posa sa main dessus, à travers le cuir.
- Je sais que vous l'avez cachée. Vous n'en avez pas le droit.
C'est un pays libre. Vous ne pouvez pas garder quelqu'un enfermé contre sa volonté.
Ils gravirent les marches jusqu'à la porte d'entrée. Robin sortit sa clé. Ils continuaient de rire. Maeve en avait les larmes aux yeux. Guy vit Robin lui sourire avec indulgence, gagné malgré
lui par son amusement, s'efforçant vainement de retrouver son sérieux. Il émit un ultime, apparemment irrésistible, éclat de rire, une sorte de hennissement strident, introduisit la clé dans la serrure et dit à Maeve :
- Entre, entre pour l'amour du ciel. Tu aggraves mon état.
Chaque fois que je te regarde, ça recommence.
Guy sentit le froid l'envahir. L'aventure qu'il vivait depuis une demi-heure commençait à se dissoudre, à fondre et à s'estomper.
Il se trouvait devant des êtres réels dans une rue réelle, et cela était la réalité. Il aurait voulu sortir son revolver et les abattre tous les deux, sur les marches. Il aurait adoré pouvoir faire ça.
Mais s'il le faisait, se dit-il, il ne reverrait jamais Leonora. C'est ce qui le retint.
- O˘ est-elle ? répéta-t-il.
Robin, dont le fou-rire s'était calmé depuis que Maeve était entrée dans la maison, répondit d'une voix de petit garçon :
- Vous devriez demander à maman.
- Je devrais quoi ?
Redevenu soudain adulte, Robin déclara, avec son accent traînant :
- C'est ce que nous avons décidé. Si vous débarquiez, veux-je dire. Nous avons décidé que c'était à ma mère de vous répondre. Compris?
Il entra chez lui et referma la porte.
Le temps pour Guy de franchir la rivière, la nuit était tombée.
Il fuma cigarette sur cigarette en conduisant. Boire un verre était ce dont il aurait eu besoin, mais cela devrait attendre. Il portait toujours sa veste de cuir avec le colt 45 dans la poche et le foulard de Leonora noué autour de son cou. Son odeur y était encore imperceptiblement accrochée.
Il s'arrêta à l'extrémité nord de Sanderstead Lane, gara la voiture et chargea son arme. Les lampadaires étaient allumés dans la rue, globes jaunes à la lumière voilée, à demi-ensevelis, pour certains, sous le feuillage sombre et touffu des arbres qui bordaient cette longue rue. Le revêtement de la chaussée brillait. Aucune voiture n'était garée dehors. Toutes les maisons avaient leurs garages. Personne dans la rue, ni promeneurs de chiens ni jeunes filles se h‚tant anxieusement vers un rendez-vous nocturne. Une voiture passa, suivie d'une autre. Le lieu était silencieux, immobile et plus froid que le centre de Londres.
Il avança jusqu'à la maison des Mandeville. Elle se dressait au fond du grand jardin de façade, généreusement éclairée. Des lampes étaient allumées dans les chambres et au rez-de-chaussée mais Guy n'avait pas l'impression qu'elle f˚t pleine de monde, qu'il y e˚t une soirée en cours par exemple. Cette vision était d'autant plus incongrue que la maison voisine, celle qui lui était accolée et n'avait pas d'occupants, était plongée dans l'obscurité
la plus totale. Il n'y avait pas d'autre voiture que la sienne en vue. Il ne vit aucune ombre se profiler derrière les rideaux qui, pour être tirés, n'en étaient pas moins transparents et pourtant, il eut le sentiment d'être attendu, que l'on était préparé à sa venue.
Robin avait sans aucun doute téléphoné à sa mère, qui se tenait prête. Magnus et elle étaient prêts. Peut-être même avait-elle fait appel à un garde du corps. Il palpa le revolver dans sa poche, le tapota comme les flics, dans les films, qui effectuent une ronde. En se refermant, la grille de fonte produisit un bruit clair et métallique qui résonna dans le silence. La maison illuminée semblait le dévisager.
On ne lui laissa pas l'occasion d'aller jusqu'au bout, de sonner à la porte ou d'utiliser le heurtoir en forme de tête de lion. Il se trouvait à mi-chemin, ayant dépassé le point de non-retour, quand Tessa Mandeville ouvrit la porte d'entrée. Elle resta debout dans l'embrasure, le regardant silencieusement, sans sourire et apparemment sans crainte.
- O˘ est-elle ?
Maeve avait dit que ce serait écrit sur sa tombe. Peut-être.
Peut-être seraient-ce ses derniers mots, juste avant de mourir. Il s'en moquait. C'étaient les seuls qu'il e˚t envie de prononcer. Il les répéta.
- O˘ est-elle ?
- Vous pouvez entrer, dit Tessa. Le ton était distant. Elle utilisait rarement son prénom, en fait cela ne lui était pour ainsi dire jamais arrivé.
- Entrez, je vous prie. Autant en finir tout de suite.
Magnus se tenait derrière elle. Comme Maeve, Tessa était vêtue avec recherche. Une robe moulante couleur cuivre avec un motif de spirale au cou et un ourlet orné de sequins bronze et or.
Son cou ridé aux tendons saillants était dissimulé sous plusieurs rangs de perles d'ambre. Magnus, lui, était en vieux pantalon de serge et chandail gris, apparemment prêt à passer à l'action. Il offrait l'apparence fragile et diaphane d'une sauterelle.
Ils entrèrent dans un salon étouffant qui croulait sous le mobilier. Il y régnait une chaleur intense. Deux énormes vases contenaient des bouquets qui flétrissaient sous l'effet de la chaleur.
- Vous feriez mieux de vous asseoir.
- Je préfère rester debout.
- Comme vous voudrez. Vous avez demandé o˘ était Leonora. (Tessa consulta sa montre d'un geste ample et thé‚tral et leva les yeux vers les siens.) En ce moment même, je crois qu'ils survolent la France à vingt mille pieds d'altitude. Leonora s'est mariée aujourd'hui à 13 heures.
LES FLEURS DISPOS…ES dans deux vases étaient manifestement en train de se faner. Elles étaient p‚les, exotiques, avec d'abondants pétales. Guy voyait bien qu'il s'agissait de fleurs de mariage, d'anciens bouquets ou milieux de table. Il fut pris de vertige et s'assit, malgré son intention de ne pas le faire. Les fleurs dégageaient une odeur douceureuse et croupie, une impression d'obscénité. Comme du parfum sur un corps non lavé.
- Mais vous portez le foulard de ma fille ! s'exclama Tessa.
- Elle me l'a donné.
Il avait conscience de la faiblesse de sa propre voix, a peine contrôlée. Il toussa et répéta : " Elle me l'a donné. "
- J'imagine que vous êtes venu ici pour avoir une explication.
Tessa s'était assise en face de lui sur un canapé recouvert d'un chintz dont le motif ressemblait étrangement aux fleurs disposées dans les vases : des roses ouvertes, de couleur blanch‚tre, lilas anémié, rose passé et pêche. Une femme petite, aux lignes nettes, qui se tenait bien droite, les mains nouées autour de ses genoux. Le brun éclatant de sa robe, les sequins rutilants, ses cheveux soyeux et la teinte noisette de sa peau donnaient l'impression qu'elle était coulée dans le bronze ou sculptée dans du bois. Il y avait dans ses yeux extrêmement brillants une lueur de satisfaction, de triomphe. Le coup que Guy venait d'encaisser était trop violent pour qu'il puisse se dresser face à elle et se battre. Son énergie avait disparu et le sang bourdonnait à ses tempes. Un frisson le traversa malgré la chaleur de la pièce et son corps se couvrit de chair de poule. Magnus, qui rôdait nerveusement dans la pièce comme un esprit malveillant, dut le sentir car il lui demanda :
- Voulez-vous boire quelque chose ?
Guy secoua la tête. Par la suite, il se demanda si ce n'était pas la première fois de sa vie qu'il avait refusé un verre. Il fit appel, quelque part en lui, à une voix capable de ressembler à la sienne.
- C'était donc là que vous étiez tous, à son mariage?
- Exactement, répondit Tessa. Vous avez deviné juste du premier coup. Elle s'est mariée à 13 heures et, ensuite, nous avons déjeuné.
Elle ne parvenait pas à réprimer son sourire, malgré de visibles efforts. Elle était assise très droite sur le canapé et ses lèvres frémissaient.
- Nous n'avons cessé de festoyer depuis lors. C'était un très joli mariage, tout le monde l'a dit. Nous les avons accompagnés au taxi qui devait les conduire à Heathrow et Robin a attaché
une chaussure à l'arrière de la voiture ! Il est incorrigible, rien ne l'arrête. Je suis s˚re que vous aimerez savoir o˘ sont allés Leonora et Newton. Dans les îles grecques, à Samos très précisément.
Il n'en crut rien. C'était à Samos que Leonora aurait d˚
l'accompagner en vacances. Les yeux de Tessa lancèrent des éclairs quand elle proféra son mensonge. Il comprit qu'elle n'oserait pas lui confier leur véritable destination. Il parla d'une voix désespérée, furieux de leur montrer qu'il était terriblement blessé, blessé à mort pour ainsi dire.
- Elle m'a dit qu'elle devait se marier le 16. Elle me l'a répété plusieurs fois. Vous m'avez dit que c'était le 16.
Tout en parlant, il comprit ce qu'était le faire-part de mariage sur la cheminée de Lamb's Conduit Street. C'était effectivement une invitation pour le mariage de Leonora. Janice et son mari étaient nécessairement invités. La véritable date du mariage y était inscrite, le 9, une semaine avant celle qu'ils lui avaient annoncée. Ils s'étaient empressés de la faire disparaître. S'il l'avait lue, leur plan tombait à l'eau.
- Pourquoi m'a-t-elle dit que c'était le 16 ?
Tessa souriait maintenant. D'un sourire diabolique, avec les sourcils arqués. Il ne l'avait jamais vue ainsi.
- Pourquoi m'a-t-elle dit qu'elle me retrouverait pour déjeuner aujourd'hui, comme d'habitude ?
Il était incapable de répéter les autres promesses qu'elle lui avait faites. Le visage de Tessa se détendit légèrement. Il sentit, non sans une sorte de honte, que la faiblesse de sa voix l'avait touchée, que malgré son impitoyable sentiment de triomphe, elle avait commencé à le plaindre.
- Essayez de vous mettre à notre place. Essayez de penser aux autres, pour une fois. Ma fille craignait sérieusement que, connaissant la date de son mariage, vous n'alliez y faire un scandale. Elle vous connaît bien, voyez-vous. Nous vous con-naissons tous. Nous savons ce dont vous êtes capable. Voyez ce qui s'est produit la semaine passée, quand vous étiez ivre. Vous vous êtes battu contre Newton. Avec des épées. Je veux dire, c'est insensé, se battre à l'épée de nos jours. Vous êtes parfaitement capable d'aller à un mariage et de tout casser. Vous auriez pu vous introduire de force et hurler à l'officier public de tout arrêter - n'importe quoi. Vous auriez pu faire n'importe quoi. Il y a plusieurs années que ma fille a peur de vous, littéralement. Elle a vécu un cauchemar, terrifiée à l'idée de ce que vous alliez inventer la fois suivante.
Par quelque modification subtile de l'espoir et de l'inhibition, Leonora était devenue " ma fille ". Guy comprit que, devant lui, Tessa ne l'appellerait plus jamais par son prénom.
De son ton sec et modéré, Magnus dit alors :
- Voilà pourquoi, si l'on avait suivi mon conseil, nous aurions eu recours à la justice pour vous empêcher d'importuner ma belle-fille. Cela aurait été sans doute une mesure désagréable à prendre au départ, mais cela aurait finalement évité beaucoup de complications et de malheurs.
Guy leva les yeux. Il les sentait gonflés, alourdis par des larmes incapables de couler. Il regarda Magnus. A travers le cuir délicat de sa poche, il sentit la masse incontournable de son revolver. Mais il lui paraissait hors d'atteinte, comme la force non seulement de l'utiliser, mais aussi de le sortir de sa cachette, lui faisait défaut. La torpeur qui accompagne un choc ne lui était pas inconnue, mais il y avait longtemps qu'il ne l'avait pas éprouvée. " Pardonne-moi ", lui avait-elle dit au téléphone hier matin. Il comprenait pourquoi, maintenant. " Pardonne-moi. "
Elle avait parlé d'une voix aussi lourde et incertaine que ses yeux chargés de larmes en cet instant. " Pardonne-moi pour les mensonges qu'ils m'ont forcée à te dire, pour t'avoir trompé, pour cet ultime et terrible mensonge, la promesse de te retrouver demain et de rester toujours avec toi. "
Tessa avait continué à parler. Des mots, des phrases, des paragraphes entiers sortirent de sa bouche sans qu'il les entendît.
Il saisit un mot ou deux au passage : " soie crème ", " roses jaunes ", " or blanc ". Il se tourna vers elle, éprouvant un sentiment qui ne lui était pas familier, une douleur profonde à
l'idée que des êtres humains fussent capables d'une cruauté si raffinée, si délibérée.
- Je ne veux rien entendre de tout ça, dit-il, d'une voix plus affirmée. C'était, bizarrement, une voix nouvelle, dure, cas-sante, raide de mépris. Je suis mort, se dit-il, et suis ressuscité
avec une voix nouvelle, un nouvel ordre de valeurs.
- Je ne veux pas entendre parler de ça. (La colère commen-
çait à monter en lui, la même vieille colère que d'habitude.) Cessez de me raconter ces conneries, ce qu'elle portait, vos foutues fleurs, arrêtez avec vos conneries.
- Je vous interdis de parler ainsi à ma femme !
- Vous avez l'intention de m'en empêcher ?
Il palpa le revolver dans sa poche. Magnus émit un son irrité, une sorte de " peuff ", et Guy sut qu'il avait peur. Il aurait volontiers ri s'il en avait été capable, mais il se sentait la tête lourde et les paupières pesantes.
- qui a eu cette idée ? demanda-t-il.
- Je vous demande pardon ?
Le ton de Tessa était très sarcastique, elle jouait maintenant les grandes bourgeoises condescendantes, sa compassion avait été de courte durée.
- J'ai demandé qui avait eu l'idée de me faire croire que Leonora allait se marier une semaine plus tard. Cela n'est pas venu d'elle, n'est-ce pas ? Ce n'est pas elle qui a mis ça au point.
- quelle importance cela a-t-il donc ? Je ne sais plus qui en a eu l'idée. Ce n'est pas moi mais je le regrette. J'aurais aimé
pouvoir penser à quelque chose d'aussi - eh bien, si simple et si efficace. Laissez-moi vous dire que si ma fille n'y a pas pensé
toute seule, elle était absolument ravie de le faire. Elle a sauté
sur l'occasion.
- Elle a été corrompue, affirma-t-il. Vous tous l'avez corrompue.
- Si corrompre un être, c'est l'aider à se débarrasser de quelqu'un qui le terrorise, alors, vive la corruption.
- Leonora n'avait pas peur de moi. Elle m'aimait. Elle m'a demandé de lui pardonner.
Guy se tourna vers Magnus et dit :
- Je prendrais bien un verre, finalement.
Tessa éclata de rire.
- Vous êtes incorrigible, vraiment ! Vous avez un culot du diable. (Elle se mit à l'imiter.) Je prendrais bien un verre, finalement. Vous ne faites pas partie de nos amis, figurez-vous.
Vous n'êtes pas un ami de la famille. Vous vous êtes introduit de force il y a Dieu sait combien d'années et depuis, nous avons essayé de nous débarrasser de vous. Vous n'avez jamais paru comprendre que votre place n'est pas parmi nous, vous n'êtes pas quelqu'un pour nous. Pour être parfaitement franche, peu importe l'argent que vous avez gagné, vous n'êtes pas de notre milieu. Vous restez fondamentalement un voyou irlandais, un petit loubard. Ce serait insulter la classe ouvrière que de dire que vous lui appartenez. Non, vous êtes un minable zonard et l'avez toujours été.
On lui tapa sur l'épaule. Il leva les yeux et vit la tête de mort de Magnus au-dessus de lui, et une main parcheminée, légèrement tremblante, qui lui tendait un verre de quelque chose. On ne lui avait pas demandé ce qu'il voulait. On lui servait quelque chose que Magnus jugeait adapté (ou dont il avait d'amples réserves, ou qu'il n'aimait pas beaucoup personnellement). Un médicament, un remède pour les états de choc. En fait, c'était du whisky à peine coupé d'eau. Le go˚t procura à Guy la légère nausée que lui donnait toujours cet alcool, suivie d'un sursaut d'énergie.
- Le plus absurde, poursuivit Tessa, est que vous ayez été
capable d'imaginer que ma fille pourrait vous épouser, pourrait être autorisée à vous épouser.
- Elle est majeure, Tessa, intervint Magnus, l'homme de loi.
Il est évident qu'elle pouvait choisir elle-même. D'ailleurs, elle avait choisi, c'est un fait.
- Non, elle n'avait pas choisi. D'autres ont choisi à sa place, voilà le fait. Votre femme avait raison en parlant de " ne pas être autorisée ". Vous autres, Chisholm et Cie, vous ne l'avez pas autorisée à faire ce qu'elle voulait.
- quelle absurdité ! Honnêtement, j'aurais d˚ enregistrer tout ce que ma fille a dit. J'aurais vraiment d˚. Le nombre de fois o˘ je lui ai demandé pourquoi elle prenait toute cette peine avec vous et o˘ elle m'a répondu que c'était la seule solution possible.
Elle a continué ce petit jeu pour avoir la paix, pour être libre de faire ce qu'elle voulait le reste de la semaine, voilà ce qu'elle a fait.
- Si seulement elle avait admis la solution très raisonnable qui consistait à porter plainte...
- Eh bien, elle ne l'a pas admis, Magnus. Elle ne voulait pas
- je cite - " lui faire de la peine ". Elle a toujours eu le cúur beaucoup trop sensible. A l'encontre de notre invité ici présent, elle pensait d'abord aux autres. Elle aurait fait n'importe quoi pour éviter de le peiner. Mais peu importe, tout ça est terminé maintenant. Elle est mariée. Et quand elle rentrera de... euh, Samos, ils vont à Samos, avec William, ils fileront directement vers le nord. Ils ne reviendront pas à
Londres. Et si vous vous imaginez que je vais vous communiquer la nouvelle adresse de ma fille, c'est que vous êtes encore plus fou, dérangé, je ne connais pas le terme exact, que je ne le croyais.
Guy chercha ses cigarettes. Elles se trouvaient dans la poche opposée à celle du revolver. Il en porta une à ses lèvres et l'alluma sans cesser de la dévisager. Sa réaction fut conforme à son attente.
- Je n'admets pas que l'on fume chez moi.
- Dommage, dit-il. Si vous voulez que je l'éteigne, il faudra m'y forcer. Vous en voulez une bouffée ? Vous ou lui ?
- C'est scandaleux ! s'exclama-t-elle.
- Vous ne devriez pas imposer ce genre de règlement si vous n'êtes pas capable de le faire appliquer.
- Magnus, demanda-t-elle, fais-lui éteindre cette cigarette.
Pour toute réponse, Magnus posa un cendrier près du coude de Guy, qui reprit :
- Votre ex-mari a procuré cet emploi à Newton par l'inter-médiaire de son frère. Leonora me l'a pratiquement avoué. Il lui a présenté Newton et, ensuite, il a tiré toutes les ficelles possibles pour lui obtenir un travail dans le Nord.
Tessa fit mine de tousser. Elle se couvrit la bouche de la main et frissonna.
- C'est fort possible, j'ignore tout de cette histoire. Cela fait des années que je n'ai pas vu Michael Chisholm. (Elle tendit la main vers son mari.) Je crois que je vais aussi prendre un verre, chéri. J'ai remarqué que tu ne m'en avais pas proposé. Gin et ginger ale. Pourquoi ne bois-tu pas quelque chose également? Puisque nous sommes apparemment embarqués dans une longue discussion sur... euh, comment peut-on appeler ça ? Sa paranoÔa ?
- Honnêtement, Curran, dit Magnus, vous ne trouvez pas que le moment est venu de partir? Ma femme vous en a dit beaucoup plus que vous n'auriez pu espérer, vu les circons-
tances.
- Je ne partirai pas tout de suite. Je veux savoir qui a eu l'idée de me monter.
D'une voix lasse, Tessa demanda :
- Je ne suis pas s˚re de vous suivre. Comment avez-vous été
" monté " ?
- Trompé, si vous voulez. On m'a fait croire que le mariage aurait lieu samedi prochain. (Guy hésita et se reprit.) Non, on m'a fait croire qu'il n'y aurait pas de mariage.
Je t'aime, je viendrai avec toi, tout ce que tu voudras. Se rappelant son baiser le soir o˘ il avait été blessé, il se toucha le bras, effleura l'étoffe soyeuse du foulard. Si j'éclate en sanglots en ouvrant la bouche, se dit-il, je les tue tous les deux.
- qui, demanda-t-il d'une voix plus assurée, l'a incitée à
faire ça ? qui l'a forcée à me dire que le mariage était le 16, puis à me faire croire qu'il n'y avait plus de mariage? qui était-ce ?
- Je vous l'ai dit, je n'en sais rien.
Tessa prit le verre que lui tendait son mari. Elle le leva comme pour porter un toast et sembla sur le point de dire quelque chose, mais elle se ravisa et but.
- Peu importe qui c'était, nous étions tous d'accord.
- Elle n'aurait pas d˚ lui raconter de mensonges, déclara Magnus, d'une manière tout à fait inattendue. Si elle lui a effectivement dit, comme il le prétend, qu'elle n'allait pas épouser William, eh bien, elle n'aurait pas d˚ faire ça.
- quoi ? De quel côté es-tu, au juste ? Je vais te confier une chose, elle était en droit de lui dire n'importe quoi. N'importe quoi. Et si tu prononces encore une fois le mot de " plainte ", je hurle.
Magnus n'y prit pas garde. Les rides de son visages s'estompè-rent légèrement comme du papier froissé en boule que des doigts appliqués s'efforcent de lisser. Il souriait.
- Je me rappelle parfaitement qui en a eu l'idée. J'étais plutôt stupéfait. Cela m'a semblé tellement, eh bien... auda-cieux.
Sa femme eut un geste impatient de la main.
- Savoir qui en a eu l'idée n'a aucune importance. L'important est que cela ait marché, que toute cette misérable affaire du passé soit bien du passé.
Elle se mit à dévisager Guy avec dureté, plongeant au fond de ses deux yeux. Il voyait qu'elle n'avait aucunement peur de lui et cela l'étonnait. Elle l'observait froidement, d'une manière quasi clinique, semblable à un bourreau évaluant les réactions de la victime qu'il torture.
Il crut un instant qu'elle allait lui demander sèchement s'il avait quelque chose à dire avant qu'elle ne commence à lui écraser les pouces, mais elle n'en fit rien.
- Tout est parfaitement clair. Maintenant, je pense que vous devriez partir.
- Oh, je m'en vais. Je n'ai aucune intention de rester ici.
Pourquoi voudrais-je rester ?
Guy écrasa sa cigarette sans l'éteindre complètement et regarda Magnus.
- Bon, qui a eu cette idée?
- Idée? Vous voulez dire, qui a pensé au coup de la fausse date de mariage ? Il devrait exister un mot pour désigner notre lien. J'aimerais pouvoir dire quelque chose comme ma " belle-
épouse " mais cela ferait un peu curieux, vous ne trouvez pas ?
Je suis obligé de l'appeler par son nom, soit Mme Chisholm, Susannah Chisholm.
Guy constata avec dégo˚t que ce type avait l'air ravi de ce qu'il disait, cela lui plaisait de proférer ce genre de tirade prétentieuse. Soudain, il prit conscience de ce qu'il venait d'entendre.
- C'est Susannah qui y a pensé ?
- C'était à une réunion de famille. Très civilisé, tout ça.
Dans ma jeunesse, on n'aurait jamais vu des ex-maris et des ex-femmes entretenir des relations amicales. Cela dit, c'est très agréable, je ne m'en plains pas. Mme Chisholm - c'est-à-dire Susannah - a proposé cette solution. Cela a beaucoup plu à ma femme, n'est-ce pas, chérie ?
- Oui, bien s˚r. J'étais enthousiaste.
Tessa, qui avait affirmé ne se souvenir de rien, semblait avoir brusquement recouvré la mémoire.
- J'étais extrêmement reconnaissante à Susannah. Ce fut une joie de mettre les détails au point. J'ai joué mon rôle, rappelez-vous. Je suis s˚re que vous n'avez pas oublié le jour o˘
je suis venue chez vous pour vous préciser que le mariage aurait bien lieu le 16. Si l'on m'avait écoutée, vous auriez même reçu une invitation officielle pour cette date.
Son mari hocha la tête plusieurs fois de suite comme ces chiens en peluche que l'on voit sur la plage arrière de certaines voitures.
- Cela dit, Leonora n'était pas d'accord. Au début, elle ne voulait pas. Elle a dit que c'était mal mais je lui ai opposé qu'il n'y avait rien d'illégal à dire un pieux mensonge.
- Je ne me souviens pas de ça, Magnus. J'ai l'impression que tu as rêvé.
Elle toussa, tendit la main et écrasa le mégot de Guy en haussant les épaules.
- Ce fut merveilleux pour Leonora. Cela lui a ôté tous ses soucis.
- Il faut employer les grands moyens quand le diable est aux commandes, dit Magnus, les yeux brillants, ne laissant planer aucun doute sur l'identité du diable.
Guy se leva en tapotant la poche qui abritait le revolver. Les yeux de Tessa suivirent son geste. Le téléphone était à côté
d'elle, à portée de main sur une table basse. Il n'avait pas d'épée pour couper le fil et avec son bras blessé, il n'était pas assez fort pour l'arracher du mur. Il n'en avait d'ailleurs pas l'intention. Il plongea la main dans sa poche et palpa le métal froid et lisse.
- O˘ sont-ils allés ?
- O˘ sont allés qui ?
Tessa dut se lever aussi.
- Anthony et Susannah. Ils sont partis en vacances. (A moins que ce ne f˚t aussi un mensonge, avancé par la súur ?) On m'a dit qu'ils étaient partis.
- Pour quelques jours seulement. Je n'envisagerais pas un instant de vous dire o˘. C'était déjà assez pénible de subir votre interrogatoire mais il est vrai que j'étais volontaire. Je leur ai dit de vous envoyer ici, que je vous affronterais. C'était pour sauver les autres. J'ai senti que c'était le moins que je pouvais faire.
Aussi vous pensez bien que je ne vais pas jeter le pauvre Anthony et la pauvre Susannah dans la cage aux lions maintenant. D'ailleurs, ils n'auraient rien de plus à vous dire que ce que je vous ai dit.
Il palpa le revolver et envisagea à nouveau de les tuer. Mais, en agissant ainsi, il g‚cherait toutes ses chances de trouver Anthony et Susannah. Il sortit sa main de sa poche. Mettre la maison à sac, même renverser les vases de fleurs g‚cherait ses chances de trouver Anthony et Susannah. Magnus Mandeville était le genre d'homme qui n'hésiterait pas à appeler la police. Il devait s'adresser à tout instant à elle pour une raison ou une autre. Guy les dévisagea l'un après l'autre et détourna le regard, écúuré.
Elle est mariée, se dit-il. Pendant que je l'attendais au restaurant, au moment prévu pour notre rendez-vous, elle était en train de se marier. J'ai essayé de téléphoner, je suis allé d'une maison à l'autre, je me suis vu en train de la sauver, et, pendant tout ce temps, elle était à une réception, sa propre réception de mariage. Elle buvait du Champagne, riait, se laissait féliciter. Les fleurs qu'il voyait ici avaient été dans la salle du mariage, elle les avait probablement humées, touchées, peut-être même, pour certaines, portées en bouquet.
Il sortit de la pièce, traversa l'entrée, ouvrit la porte, la claqua et descendit le long chemin qui menait à la grille.
Ils le regardaient, il le savait, mais il ne se retourna pas. Ils avaient gagné, eux tous. Tessa et Magnus, Rachel, Maeve et Robin. Le frère d'Anthony et la súur de Susannah, Anthony et Susannah. Ils avaient atteint le but qu'ils s'étaient fixé quatre ans plus tôt. Il leur avait fallu quatre ans pour y arriver, mais c'était fait et les instigateurs, la tête du complot, étaient Anthony et Susannah.
Il s'assit dans la Jaguar, alluma le contact et vit que la montre indiquait 20 h 52. Tout cela était arrivé, sa vie avait changé, lui-même avait changé, et il n'était que neuf heures moins dix. Ne pouvant le croire, il consulta sa montre. 20 h 50. Il conduisit la voiture un peu plus loin et se gara à nouveau, simplement parce qu'il y avait une place libre sans ligne jaune le long du trottoir.
La cigarette qu'il alluma lui apporta un tel réconfort qu'il faillit en pleurer. Comment avait-il pu envisager de cesser de fumer ?
Jamais il ne cesserait.
quand il aurait recouvré ses esprits et serait en mesure de réfléchir, il se rappellerait l'endroit o˘ étaient partis Anthony et Susannah. Susannah lui avait dit o˘ ils allaient. Elle le lui avait dit le jour de sa visite à Lamb's Conduit Street. Il avait oublié
mais cela lui reviendrait. D'un autre côté, il pouvait aussi appeler la súur, comment s'appelait-elle, déjà? Laura Stow. Il pouvait téléphoner à Laura Stow. Il n'était que 20 h 50 - enfin 21 h 5, maintenant. Il serait de retour chez lui à 21 h 45. Ce n'était pas trop tard pour appeler. Il ne se présenterait pas au téléphone, il inventerait une histoire - un message urgent pour Anthony, un paquet devant être livré sans délai...
Ils étaient tous coupables, Magnus et Tessa, Rachel, Robin et Maeve, Laura Stow et Michael Chisholm, et surtout, Anthony et Susannah. Tout avait commencé quand Susannah avait ouvert la lettre de Poppy Vasari. Cela avait été le début de leur vendetta contre lui. Puis Anthony était passé à l'action, interdisant à
Leonora de l'accompagner en vacances, l'empêchant de lui emprunter l'argent pour l'appartement de Portland Road.
Toutes ces actions avaient été négatives, mais pas la suivante.
Car ensuite, il lui avait trouvé un mari, il l'avait présentée à
William Newton. Aux yeux de Guy, c'était aussi mal que les mariages arrangés chez les Indiens.
Une fois le mari assuré, il ne restait plus qu'à lui trouver du travail dans le nord du pays, loin de l'homme qu'elle aimait réellement. Et l'ultime étape fut l'idée de Susannah de célébrer le mariage en cachette, avec une semaine d'avance sur la date qu'on lui avait annoncée. Anthony et Susannah avaient tout dirigé. Ils avaient conçu le plan, procédé à sa réalisation et l'avaient mené à sa triomphale conclusion. Les autres n'avaient guère été que leurs employés, consentants et obéissants, attendant leurs instructions. Et Newton était leur pion, un innocent moins que rien. Combien l'avaient-ils payé pour se mêler à leur complot ?
Guy prit la direction de sa maison. Arrivé sur le pont de Battersea, il s'arrêta, descendit de voiture et alla regarder l'eau sale, d'un brun luisant, de la rivière en contrebas. Il sortit de sa poche l'écrin de cuir bleu qui contenait la bague de fiançailles en saphir, hésita un instant et finit par le jeter dans l'eau. Ses pensées revinrent aussitôt à Anthony et à Susannah Chisholm.
Le monde n'était pas assez grand pour les contenir tous, lui d'une part, les Chisholm de l'autre. Il ne connaîtrait pas de repos tant qu'Anthony et Susannah seraient en vie.
IL …TAIT NORMAL que les lumières fussent allumées. Un programmateur électronique les mettait en route dès la tombée de la nuit. Il gara la voiture dans la rue, s'introduisit dans la maison et se dirigea droit vers le téléphone du salon. Son répertoire mnémonique, qui contenait la liste des numéros de la famille Chisholm, lui livra immédiatement celui de Lamb's Conduit Street.
Un homme répondit. Laura Stow devait avoir un mari. Guy affirma être un employé du service Colissimo de South Audley Street qui détenait un paquet urgent pour M. Chisholm. O˘
pouvait-on le joindre? Si Laura Stow avait répondu au téléphone, il aurait été contraint de modifier sa voix mais ce n'était pas nécessaire avec le mari. L'homme n'eut aucun soupçon. Il donna à Guy le nom d'un hôtel de Lyme Régis.
Guy alla se servir à boire. Un triple cognac. The London Review of Books et le Guardian étaient toujours sur la table basse, là o˘ il les avait posés. Il pensait y avoir également laissé
un numéro de Cosmopolitan, mais c'était impossible, vu qu'il n'y était pas. D'autres choses lui revinrent à l'esprit, le parfum et l'essence pour le bain de Paloma Picasso qu'il avait disposés dans la salle de bains, la maison qu'il devait visiter le lundi. La rage qui s'empara de lui devait autant au chagrin qu'à la colère. Il attrapa les deux journaux et les déchira en morceaux tout en jurant, la tête levée, et insultant le plafond - ou Dieu. Il entendait sa propre voix vociférer comme si elle appartenait à un autre. Il donna des coups de pied dans la table et martela le mur de ses deux poings.
- Guy, dit quelqu'un, Guy, que se passe-t-il?
Il se retourna. Céleste se tenait dans l'embrasure de la porte.
- Guy chéri, que s'est-il passé?
- Oh, mon Dieu ! Seigneur !
Il avait oublié leur rendez-vous, ou plutôt, oublié qu'il n'avait pas réussi à l'annuler. Ils avaient prévu qu'elle vienne chez lui et elle était venue. quand était-elle arrivée? Il était presque 22 heures.
" Céleste. " Il prononça simplement son nom, la voix éraillée et tremblante d'avoir tant crié. " Céleste. "
- J'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose. Je me suis dit, Guy a eu un accident.
Comme s'il ne s'agissait pas de lui mais d'un autre homme, il la regarda avec les yeux de l'autre et la trouva magnifique. Sa longue chevelure brun foncé, retenue sur le front par un bandeau doré de trois centimètres de large, retombait en liberté, portant encore la trace des crans imprimés par les tresses. Elle était vêtue d'une tunique de soie noire et d'une jupe noire richement brodée de turquoise, bleu, rose et rouge. Tout était parfait, les minuscules coquilles d'escargot en or qui ornaient ses oreilles, les fils d'or qui encerclaient ses bras, les ballerines de soie bleu et vert à broderie d'or. Il ferma les yeux et vit Leonora dans son maillot délavé en coton bleu marine et blanc et son pantalon de jogging sale. La douleur le fit tressaillir.
- As-tu mal ? demanda Céleste. Est-ce ton bras ?
- Céleste, je suis désolé de ne pas avoir été là. J'ai oublié que tu venais. Je suis désolé.
S'il lui demandait en autant de mots de lui pardonner (pardonne-moi), il allait se mettre à pleurer.
- Il s'est passé, dit-il avec précaution, des choses terribles.
- quelles choses, Guy?
Il alluma une cigarette et lui en offrit une. Il go˚ta au cognac.
Il le trouva bon mais il frissonna.
- Il faut que je ressorte. Je ne suis rentré que pour passer un coup de téléphone. Mais il faut que je reparte vite. Je dois conduire cette nuit.
- Puis-je t'accompagner ?
- Non, je dois y aller seul. Reste ici et endors-toi. D'accord ?
- J'aimerais venir avec toi. Je pourrais te conduire.
Elle ne dit pas qu'il ne serait bientôt plus en état de conduire, mais c'est ce que cela signifiait. Sans le quitter des yeux, elle s'agenouilla et ramassa les morceaux de journal.
- Oh, laisse donc.
Il porta la main à son front.
- Céleste, elle n'est pas venue aujourd'hui. Elle est mariée.
Elle s'est mariée pendant que je l'attendais au restaurant.
- quoi?
Il répéta. Ce fut plus facile la seconde fois. Elle s'assit à côté
de lui et il lui dit tout ce qui concernait la conspiration de Chisholm. Céleste écouta silencieusement. quand il eut terminé, elle garda le silence un instant, puis dit :
- C'est terrible d'avoir fait ça.
Il hocha la tête. Il avait toujours aimé sa façon de parler, avec une légère pointe de cet accent des CaraÔbes qui appuie sur la dernière syllabe des mots. Il la regarda avec affection. Il sut qu'elle comprenait, qu'elle avait toujours compris.
- Ils se sont ligués contre moi. Ils ont décidé de la dresser contre moi et ils y sont parvenus.
- Je voulais dire que c'était terrible de sa part d'avoir fait ça.
Ce qu'elle a fait. C'était méchant, Guy. quelqu'un de gentil ne ferait pas ça.
Il se leva d'un bond et resta debout à quelques pas d'elle. Tous les sentiments chaleureux qu'elle lui inspirait un instant plus tôt s'étaient évanouis. Elle continua à le regarder.
- Elle a vingt-six ans, dit-elle. Elle sait ce qu'elle fait. Elle fait ce qu'elle veut. Tu dois admettre qu'elle l'a bien voulu.
Personne ne pouvait l'y contraindre, ce n'est ni une enfant ni un animal. Elle est intelligente, elle est beaucoup plus intelligente que moi et je suis plus jeune, mais je ne ferai jamais ce que l'on me dit de faire, jamais. Elle non plus. Elle a fait ce qu'elle voulait. Elle y a pris plaisir, j'en suis même convaincue. Tu m'as dit qu'elle était restée à vous regarder, quand tu te battais contre William. Cela lui a plu que tu te battes pour elle, faisant d'elle une déesse sans rien lui demander en retour.
Le corps de Guy se mit à trembler. Il aurait voulu la tuer. Son bras droit br˚lait de se lever et sa main de lui assener un coup de poing. Pourtant, quelque chose le retint, une vieille tradition de galanterie qui interdit de frapper une femme. Tu peux la tuer mais tu ne la frapperas pas. Il emprisonna son poing dans son autre main, qui effleura le foulard, le foulard de soie de Leonora. Tout ce qu'il aurait jamais d'elle, songea-t-il.
- Tu es jalouse ! Tu l'as toujours été !
Elle secoua la tête. Il ne savait pas si cela signifiait oui ou non.
- Leonora est amoureuse de William, Guy. Ce n'est pas son père qui lui a trouvé un mari, elle l'a trouvé toute seule. Elle l'aime.
- qu'en sais-tu ?
- Elle me l'a dit. L'autre jour au restaurant. Elle a dit :
" J'aimerais tant savoir que Guy aime quelqu'un comme j'aime William, et qu'il est aimé en retour. "
- C'est curieux que tu n'en aies jamais parlé avant.
- J'ai essayé de te le dire. Tu ne m'écoutais pas.
Il alla se resservir un verre. La nuit était devenue très calme, bien que ce f˚t samedi et qu'il f˚t encore assez tôt. Il l'entendit dire :
- O˘ vas-tu ?
- Loin. Dans le Dorset. (Le cognac lui donnait la nausée.
Cela ne lui était jamais arrivé.) Je veux voir Anthony et Susannah.
quelque chose dans son regard dut le trahir.
- J'ai caché les munitions de ton fusil. En ne te voyant pas venir, j'ai eu une prémonition. (Elle parlait de son calibre 22.
Elle ignorait l'existence du colt.) Je ne te dirai jamais o˘ je les ai mises. Il faudra me tuer d'abord.
- Cesse de te mêler de mes affaires, Céleste. Tu n'es pas ma femme. Tu n'es même pas ma maîtresse, tu n'es qu'une petite amie. Ne serait-il pas temps que tu en prennes conscience?
Il voulait la blesser. Il lui était déjà arrivé de la voir tressaillir sous le choc et il avait envie que cela recommence. Mais elle resta impassible, immobile.
- Il ne t'est jamais venu à l'esprit que, pendant que tu poursuivais cette chimère, ce qui te convenait le mieux t'atten-dait ici même, chez toi ? Toi et moi avons tout en commun, Guy.
Nous aimons les mêmes choses. Nous voulons faire les mêmes choses. Nous avons les mêmes go˚ts. Tu n'es pas amoureux de moi mais tu finirais peut-être par m'aimer un jour, si tu t'en donnais l'occasion. Moi, je t'aime. Je n'ai pas besoin de te le dire. Nous avons été de bons amants, n'est-ce pas? Nous nous sommes fait plaisir, non? Pour ma part, je n'ai jamais eu de meilleur amant. Et toi? Sois honnête, Guy. As-tu jamais eu de meilleure maîtresse, et qui t'aime plus que moi?
- Je t'ai dit depuis le début que j'étais amoureux de Leonora.
- Je sais ce que tu m'as dit. Mais ce que tu dis et la réalité, ce sont deux choses différentes. Sais-tu que ta vie est une illusion à
100p. 100?
- Tu parles de choses que tu ne comprends pas. Leonora est le grand amour de ma vie. Elle est ma vie.
Il se rappela cette formule que Leonora avait niée, l'attribuant à un personnage dans un bouquin quelconque.
- Je suis Leonora. Nous ne formions qu'un. (Le cognac l'énervait, son élocution devenait p‚teuse.) Je suis mort sans elle. La vie n'a aucun sens sans elle.
Il crut un instant que Céleste allait se moquer de lui. Elle n'en fit rien et lui dit d'une voix douce :
- Combien de fois as-tu réellement couché avec elle ?
Cette remarque lui parut d'une impertinence monstrueuse.
- Cela n'a rien à voir, répondit-il, avec raideur.
- Depuis la première fois dont tu m'as parlé, sur une tombe ou je ne sais quoi, durant toutes ces années, combien de fois, Guy?
Cela faisait penser à ces plaisanteries anticatholiques, o˘ l'on voit le prêtre dans son confessionnal et la petite Irlandaise agenouillée. "Combien de fois, mon enfant?" Cependant, Céleste le dévisageait avec un sérieux absolu. Elle ne plaisantait pas. Il repensa à ces années d'autrefois mais ne put évoquer que Kensal Green, l'herbe longue de l'été et les papillons.
- Est-ce donc important ?
- Je pense que ça l'est pour toi.
- Cinq ou six fois, murmura-t-il.
- Oh, Guy, dit-elle. Oh, mon cher Guy !
Il haussa les épaules et détourna le regard. Brusquement, il prit conscience de la fatigue, lourde et sombre, qui le recouvrait comme une couverture. Il prit son verre et but tout le cognac. La cigarette qu'il alluma ensuite eut un go˚t de cendre dès la première bouffée.
- Elle y prenait plaisir. Tu avais raison de dire qu'elle voulait te voir le samedi et que tu l'appelles tous les jours. Elle aimait te tenir à sa merci. qu'est-ce que cela lui co˚tait? Rien. C'était flatteur de t'avoir à ses pieds, toi qui es si beau, si riche et si gentil, Guy. Et elle, elle n'en attendait rien, sinon que les gens sachent que tu étais amoureux d'elle. Elle pouvait trouver un autre petit ami et l'épouser, tu serais toujours là, téléphonant chaque jour et l'emmenant déjeuner le samedi. Elle, cela ne lui co˚tait rien, elle n'avait même pas à coucher avec toi.
- Ce n'était pas comme ça, dit-il. (Pourtant, c'était vrai.) Donne-moi un autre verre, veux-tu?
- Tu ne devrais pas conduire cette nuit ?
- Donne-moi un autre verre, s'il te plaît.
Il partirait pour le Dorset dès la première heure le lendemain.
C'était la meilleure solution. Pendant que Céleste dormirait encore. Il se réveillait toujours tôt. En pleine forme, régénéré, il partirait à 8 heures et serait sur place à midi. Il avait conscience de n'avoir rien mangé de la journée en dehors d'un peu de pain et de fromage dans l'après-midi, mais il ne voulait rien. C'était la première fois depuis des années qu'il ne sortait pas dîner au restaurant ou chez quelqu'un.
Il se coucha dans le lit chinois pendant un moment, à l'écart de Céleste. Il pensait au programme du lendemain. Mieux valait commencer par une nuit de repos. En arrivant à Lyme, il irait directement à l'hôtel et les demanderait. Le réceptionniste lui dirait qu'ils étaient sortis et il partirait à leur recherche, le long des falaises, peut-être - y avait-il des falaises à Lyme Régis ?
Certainement. Il les apercevrait de loin, marchant sur la plage, au bord de l'eau. Le colt n'avait pas quitté la poche de sa veste de cuir. qu'il y reste. Au petit matin, il enfilerait sa veste et partirait. qu'éprouveraient-ils, comment réagiraient-ils, en le voyant à distance, marchant dans le sable à leur rencontre ?
La grande plage vide, la mer immense, personne d'autre en vue. Aucun endroit o˘ courir se réfugier, et pourtant ils se mettraient à courir... L'image de Leonora lui apparut, coquette, contrôlée, secrète, affichant le sourire de Vivien Leigh dans Autant en emporte le vent. C'était sa nuit de noces. Non que cela voul˚t dire grand-chose, vu qu'elle vivait plus ou moins avec cet homme depuis des semaines. Comme elle avait été cruelle avec lui ! Il n'avait jamais imaginé qu'il pourrait un jour trouver Leonora cruelle et pourtant c'était maintenant le cas. Il en fut tout étonné et s'attendrit sur lui-même.
Les fines mains de Céleste effleurèrent son visage. Elle attira ses lèvres contre les siennes, si douces et tièdes. Elle pouvait parler tout en vous embrassant, il ne connaissait personne d'autre qui en f˚t capable.
- Guy chéri, je t'aime. J'aimerais que tu fasses l'amour avec moi.
Il le fit. Il croyait indispensable d'évoquer Leonora pour y arriver, ce qui lui était toujours facile, mais cette fois, elle refusa d'apparaître, à moins que la présence de Céleste f˚t trop forte pour admettre l'intrusion de spectres. On aurait cru que Céleste avait décidé d'écarter par la force de son amour toute autre personne que lui et elle. C'était bien Céleste et personne d'autre qui se trouvait dans ses bras, silencieuse, les yeux ouverts et brillants. Une étrange force concentrée se dégageait d'elle et le mot " sorcellerie " lui vint à l'esprit. Dans les profondeurs de son corps, de son être, régnait une magie blanche et secourable.
Il éprouvait une certaine fierté à ne jamais dormir tard le matin. D'ailleurs, il ne s'était pas attendu à dormir du tout, seulement prendre quelque repos. Pourtant, lorsqu'il s'éveilla, les aiguilles du réveil lui indiquèrent qu'il était passé 9 heures et Céleste était toujours profondément endormie, aussi profondément enfouie dans le sommeil que si cela avait été l'aube.
C'était préférable ainsi. Il allait pouvoir s'échapper et partir seul sans qu'elle le sache. Il prit une douche. qu'un homme éprouve le besoin de savonner entièrement son corps, de rester debout sous des cascades énergétiques d'eau chaude avant de se lancer dans une expédition meurtrière, lui parut soudain une idée absurde. Pourquoi se soucier de quoi que ce soit ? quel était l'intérêt de préparer du thé, d'attendre que la bouilloire siffle?
Pourquoi se demandait-il, enveloppé dans son drap de bain, quels vêtements il allait porter ? Rien n'aurait d˚ se dresser entre son objectif et sa réalisation. Il aurait d˚ être déjà en route.
Un léger brouillard nappait le petit jardin. Les rayons du soleil commençaient tout juste à le percer. Pendant tout l'été, les nénuphars avaient fleuri sur le bassin et ils étaient encore en fleur maintenant que l'automne était arrivé. Un désir ridicule et absurde le prit, qu'il réprima aussitôt, de sortir pour caresser la tête de bronze des dauphins. Il n'en ouvrit pas moins les portes-fenêtres et huma le souffle délicat du matin.
Il avait mal à la tête, mais sans plus. Le matin, il avait presque toujours des maux de tête. Cela n'avait rien à voir avec ce déchirement des fibres cervicales qu'il appelait une " gueule de bois ", quand les coups de marteau lancinants sont assortis d'éclatement des os. Il ne faisait jamais rien dans la maison, pas même laver une tasse, et pourtant il s'agenouilla et entreprit de ramasser par terre les morceaux de journaux déchirés et de les emporter dans la cuisine. L'eau avait bouilli, le voyant lumineux de la bouilloire était éteint. Il prépara le thé, un sachet par tasse, et décida qu'il ne réveillerait pas Céleste.
Soucieux de ne pas la déranger, il enfila silencieusement son pantalon, un tee-shirt noir et le chandail le plus sombre de sa garde-robe, un simple col roulé bleu marine. Le fait qu'il se soit habillé ainsi parce que c'était ce qui se rapprochait le plus d'un costume de bourreau ne lui échappa pas. Il passa le foulard de Leonora à son cou, se ravisa et le glissa dans un tiroir. Il se vit dans le miroir tel qu'Anthony et Susannah le verraient quand il s'approcheraient d'eux sur la plage. Il évoqua la veste de cuir, la poche alourdie, et fit mine de porter la main à son revolver. En même temps, se disait-il, tu fais semblant, arrête de faire semblant, tu sais bien que tu n'iras pas à Lyme, tu n'iras nulle part et tu ne tueras personne.
La nuit précédente, si. Br˚lant d'une colère douloureuse, il n'avait songé qu'à sa vengeance, rien d'autre ne comptait. Il n'y avait pas d'avenir. Mais une nuit de repos avait modifié la situation, Céleste l'avait changée. Il serait parti, songea-t-il, si elle n'avait pas été là. Il serait parti dans la nuit.
Anthony et Susannah seraient morts, maintenant, et lui-même arrêté ou mort de sa propre main.
Je ne veux pas mourir, se dit-il. Je ne veux pas aller en prison.
Je veux être libre. Et, de fait, il l'était. En agissant ainsi, Leonora l'avait libéré. Il n'y aurait plus d'asservissement au téléphone, plus de déjeuners du samedi qui procuraient autant de souffrance que de plaisir. L'idée était si neuve qu'il dut s'asseoir pour y réfléchir. Il s'installa dehors dans un des fauteuils blancs, sous les p‚les rayons du soleil.
Il ne cesserait pas de l'aimer, il en était incapable. Il l'aimerait toujours. D'une manière détachée, saine, très adulte, il savait qu'il l'aimerait toute sa vie. C'était ainsi. Cela avait l'air bien mélodramatique, mais il était vrai qu'il avait rencontré son destin le jour o˘ il se trouvait dans la rue avec Danilo et Linus et o˘ elle était arrivée, une toute petite fille, et s'était arrêtée pour les regarder.
Maintenant, elle était partie, il l'avait perdue. Il avait jeté
dans la Tamise la bague qu'il avait achetée pour elle. Elle en avait épousé un autre et, s'ils devaient jamais se revoir, ce serait en compagnie des autres, en présence de tout le monde : Tessa et Magnus, Anthony et Susannah, Robin et Maeve, Rachel Lingard et oncle Michael, peut-être Janice et son mari. Et il serait accompagné de Céleste.
Pourquoi pas Céleste? Elle l'avait sauvé, cette nuit. Elle le sauvait toujours. Ce qu'elle avait dit sur leur façon d'être ensemble était vrai. Ils étaient bien ensemble, ils avaient tout en commun, ils pouvaient parler ensemble, ils pouvaient se taire ensemble, il n'y avait ni honte ni faux-semblants entre eux. Elle l'aimait comme personne ne l'avait jamais aimé et il l'aimait bien. Et lui, aussi endurci f˚t-il, gamin des rues monté en herbe, jadis revendeur de drogues de catégorie A, gangster, intermédiaire et homme d'affaires avisé, il avait quand même besoin d'être aimé.
Pourquoi ne pas essayer, songea-t-il. Pourquoi ne tenterais-je pas ma chance? qu'avons-nous à perdre? Une merveilleuse légèreté de surface s'empara de lui à l'idée qu'il n'y aurait plus d'appels téléphoniques, plus de vagabondages de l'imagination, plus d'attentes malsaines. S'il avait mis son projet de vengeance à exécution, il aurait tout perdu.
" Oh, Leonora ! " s'exclama-t-il à voix haute en rentrant à
l'intérieur. Cela avait été une si longue épreuve, si longue pour quelqu'un de son ‚ge, vingt-neuf années d'existence seulement mais dont quatorze avaient été prises par la passion. " Oh, Leonora! "
En traversant l'entrée, il jeta un coup d'oeil au Kandinsky. Il ne l'avait jamais aimé. Peu importait ce que des gens comme Tessa Mandeville pouvaient en dire, le tableau était hideux. Il ne l'avait mis là que pour la frime. Il allait le vendre. Il sortit le colt de sa poche, s'assit dans un des fauteuils estampillés George Jacob et vida le chargeur.
Il entendit Céleste l'appeler du premier étage.
- Je t'apporte du thé, cria-t-il.
Si c'était Leonora qui était couchée là-haut, dans son merveilleux lit chinois de William Linnel, s'éveillant et lui tendant les bras... Le temps de tels fantasmes était révolu. Il monta la tasse de thé. Elle lui dit :
- Merci, Guy chéri. As-tu bien dormi? Te sens-tu mieux?
Ah, oui, je vois que tu vas bien ce matin.
Il s'assit sur le lit à côté d'elle et lui prit la main comme il l'aurait fait avec un malade à l'hôpital. Céleste n'était pas malade, elle était jeune et en bonne santé, resplendissante de santé et de vitalité. Ses cheveux sombres brillaient comme les pierres précieuses appelées úil-de-tigre. Il envisagea de lui acheter un collier orné de ces pierres. Je vais essayer de l'aimer, oh, oui ! Je vais essayer. S'il suffit de le vouloir pour pouvoir, je l'aimerai.
La sonnette d'entrée retentit.
Malgré lui, il se rappela le jour o˘, quand cela s'était produit, il avait cru fermement que c'était Leonora. Mais là, ce ne pouvait pas être elle. Ce ne pouvait pas davantage être quelqu'un de sa famille. Il l‚cha la main de Céleste et lui dit :
- On fera quelque chose d'agréable tout à l'heure. Nous irons à la campagne. Nous passerons une journée agréable.
La sonnette retentit à nouveau alors qu'il était dans l'escalier.
Un visiteur insistant. Il ouvrit la porte et vit deux hommes dans l'embrasure. Le plus ‚gé, un Blanc en costume, avait l'air d'un comptable. Le Noir, celui qui avait à peu près son ‚ge, portait le même Jean que lui et un chandail à col roulé comparable au sien.
Il ressemblait à un bourreau et son visage lui rappelait quelque chose. L'homme en costume demanda :
- Monsieur Curran ? Monsieur Guy Curran ?
Guy hocha la tête.
- Je suis de la police. Nous sommes tous deux de la police. Je pense que vous voudriez voir nos cartes, pour gagner du temps.
Je suis le détective inspecteur Shaw, de la brigade criminelle, et voici le sergent Pinedo. Pouvons-nous entrer, je vous prie ?
C'était Linus. Il avait s˚rement reconnu Guy, son vieux compagnon des rues, mais il n'en laissa rien paraître. Guy ne dit rien et se contenta de le regarder. Voici donc ce qu'il était advenu de Linus. Ce n'était pas un hors-la-loi ou un criminel exécuté pour trafic de drogue mais un policier. Le visage sombre, aux traits alourdis, moins beaux, avait une expression rigide, fanatique. Ils indiquaient qu'une frontière infime séparait le criminel du policier et qu'il y avait une forte affinité entre les deux. Linus avait choisi de chasser plutôt que d'être chassé.
Guy recula pour laisser entrer les deux hommes, et la lumière de l'extérieur, s'infiltrant par la porte ouverte, tomba sur la petite table o˘ se trouvait encore le colt. Shaw demanda :
- Avez-vous un port d'arme pour ce revolver, monsieur Curran ?
- Oui, bien s˚r.
En réalité, il n'en avait pas, or ils demanderaient à le voir.
- Pour un fusil, oui, un fusil de calibre 22.
- Cela n'est pas un fusil, dit Shaw.
Sans toucher au colt, il traversa l'entrée et pénétra dans le salon, suivi de Linus. Celui-ci avait toujours sa démarche chaloupée de maquereau. Il roulait des épaules en gardant les hanches raides et les cuisses rapprochées. L'homme mince en costume gris prit place sur le canapé du salon de Guy sans avoir regardé à droite ni à gauche. Il n'avait pas vu le Kandinsky.
- que voulez-vous ?
- Nous enquêtons sur la mort de Mme Llewellyn-Gerrard.
- Je ne connais personne de ce nom.
Guy éprouva un immense soulagement. Il devait s'agir d'une voisine. Ils enquêtaient dans chaque maison de la rue. Un de ces cas o˘ l'on retrouve une bonne femme lardée de coups de couteau dans sa salle de bains ou morte d'une overdose. Cela arrivait tout le temps. Shaw le dévisageait avec attention.
- Mme Janice Lewellyn-Gerrard, dit Linus, à Portland Road, Londres W11.
- Janice, murmura Guy, songeur. Oui. Oui, je crois la connaître. Si c'est bien d'elle qu'il s'agit. Mais Portland Road?
Je connais d'autres gens à Portland Road.
Il devait avoir l'air perturbé et à court de souffle, il l'entendait au son de sa voix. Shaw le dévisageait. Linus le dévisageait.
- Elle est morte ? demanda-t-il pour arranger les choses. De quoi est-elle morte ?
- Elle a été assassinée.
La dent d'or de Linus étincela. Guy était en pleine innocence.
Ne comprenant pas, il demanda :
- Comment a-t-elle été assassinée ?
- Il y a eu un faux pas, dit Shaw. L'homme a été repéré.
Maintenant, il est en garde à vue. (Guy eut l'impression qu'il était fier de lui.) Il a été placé en garde à vue une heure après l'incident, hier soir à 20 heures.
- Voulez-vous dire qu'elle a été attaquée ?
- Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Il a sonné à la porte mais l'interphone ne marchait pas, quelque chose dans ce genre, aussi est-elle descendue. Il lui a tiré dessus à bout portant, dans la poitrine et dans la tête. Elle est morte sur le coup, probablement sans savoir ce qui lui arrivait. Mais son mari était descendu derrière elle et il a tout vu. Il a réussi à identifier le meurtrier.
- Nous aimerions que vous nous accompagniez, M. Curran, dit Linus.
Il avait perdu son accent caraÔbe, le même que celui de Céleste. Il parlait comme n'importe quel policier décidé à gravir les échelons. Le premier officier de police de race noire, pensa Guy.
- Allons au commissariat. Nous y serons mieux.
- Moi ? demanda Guy. Pourquoi moi ? Vous tenez le coupable, vous venez de le dire. Vous avez dit qu'il était en garde à
vue.
- Charlie Buck, oui. Aimeriez-vous prendre connaissance de cette carte que nous avons trouvée sur lui ? Votre nom et votre adresse y sont inscrits.
Guy lut la carte, bien que ce f˚t superflu. Il l'avait reconnue.
C'était celle qu'il avait donnée à Danilo au Black Spot, quand ils s'étaient mis d'accord sur l'élimination de Rachel Lingard : Petite, visage rond, grosse, binoclarde, cheveux bruns brossés en arrière, environ vingt-sept ans.
- Je peux vous expliquer ceci, dit-il, s'apercevant aussitôt qu'il ne le pouvait pas.
Il l'avait oublié mais cela lui revenait maintenant... L'un d'eux avait dit que Janice et son mari allaient habiter Portland Road.
Peut-être était-ce Leonora qui l'avait mentionné. Il se rappelait toujours ce que Leonora lui disait, mais en constatant en cet instant qu'il ne le pouvait plus, il fut pris d'amertume.
Les deux policiers l'observaient attentivement.
- Allons, Curran, accompagnez-nous, dit Shaw.
Il ne daignait plus l'appeler " monsieur ". C'était le commencement.
Il cria courageusement à Céleste :
- A tout à l'heure !
- Cela m'étonnerait, dit Linus.
Ils se retrouvèrent dans la rue. L'un des voisins de Guy lui jeta un coup d'oeil indifférent. Il monta dans leur voiture et ils l'emmenèrent.
FIN