- Il est étonnamment plus facile de devenir un bon fusil que vous ne le croyez. C'est une expérience très satisfaisante que d'abattre son premier oiseau.

- Si vous considérez la situation sous cet angle, oui, j'imagine que oui. Vu la bande irréductible de demeurés qui y excellent, ce doit être vrai. Je n'aimerais pas tirer des oiseaux ou des animaux. Le fait qu'ils aient été élevés dans cette perspective rend la chose pire encore.

- qu'est-ce que vous aimeriez tirer, alors ? Des gens ?

Guy rit plutôt bruyamment de sa propre plaisanterie.

- J'ai réussi à vivre trente ans, et plutôt heureux, sans tirer quoi que ce soit, Guy, et j'espère pouvoir continuer pendant trente ans encore. Faire bang-bang en apportant la mort autour de moi ne me paraît pas attirant.

- Un homme doit être capable de tenir un fusil, dit Guy. Je suis membre d'un club de tir. …videmment, nous tirons sur des cibles.

Newton inclina imperceptiblement la tête, comme le ferait une personne qui s'ennuie et ne veut pas être discourtoise mais n'est pas très concernée. Guy poursuivit :

- Cela fait longtemps que les filles ont disparu.

Nouveau hochement de tête de Newton. Guy ne savait pas pourquoi il y avait pensé, mais, en y réfléchissant, il sentit une vague d'excitation inexplicable l'envahir.

- Vous avez déjà fait de l'escrime ? demanda-t-il.

Newton se tourna alors pour le regarder bien en face. Il fixa sans sourciller les yeux de Guy. Le sourire avait réapparu, imperceptible, quelque chose dans les yeux et à l'intérieur de la tête plutôt que dans le mouvement des lèvres. Guy vit que ces yeux, qu'il aurait crus gris ou brun-gris dans son souvenir, étaient en réalité bleu-gris, de la nuance qui évoque le moins le monde animal.

Il prit son temps pour répondre :

- A l'école.

- A l'école?

- Et encore un peu par la suite. Vous êtes membre d'un club d'escrime, n'est-ce pas?

- Moi? Non, pourquoi? Je devrais?

Guy savait que Newton le cherchait et n'était certainement pas disposé à se laisser faire. Il allait répéter sa question quand Leonora et Céleste réapparurent. Elles avaient toutes les deux l'air enchanté, constata Guy. Leonora demanda de quoi ils avaient parlé et Newton répondit avec un large sourire que leur conversation avait porté sur les arts martiaux.

Ils passèrent leur commande, Leonora et Newton s'en tenant à

leur décision de prendre des p‚tes malgré tous les efforts déployés par Guy pour inciter Leonora à changer d'avis. Ce que Newton mangeait lui était indifférent. Ce n'était pas tout à fait vrai car il aurait vraiment aimé le voir avaler du poison, un aliment saupoudré de cyanure par exemple, ou infecté par l'une de ces bactéries à la mode genre listeria ou salmonelle, et rouler par terre en gémissant aux pieds des femmes, la bave aux lèvres.

Il haÔssait Newton, son sourire, ses yeux froids et intelligents. Il continuait à parler d'escrime, ou plutôt des combats assortis de prix de l'ancien temps, aux xvie et xviie siècles, avant l'époque de la boxe à poings nus, quand les hommes s'affrontaient en public avec des lames émoussées, et parfois acérées. Guy estimait que ce n'était pas un sujet à aborder à table, surtout en présence de dames.

C'était donc un exemple de la fameuse " conversation " de Newton. Apparemment, il possédait une paire de sabres qui, disposés en croix, ornaient un mur de son appartement de Camden Town. Il songeait à les vendre, Leonora n'en voulant pas dans leur futur foyer. Guy aurait bien aimé savoir quel endroit ils avaient en tête mais il n'allait s˚rement pas le demander. Céleste, elle, posa la question.

- Je vends mon appartement. Leonora vend sa part à l'amie qui possède déjà la moitié du leur.

- La grand-mère de Rachel vient de mourir. Elle lui a laissé

un peu d'argent, aussi va-t-elle racheter ma part, dit Leonora.

Nous ne sommes pas pressées, cela dit. J'habiterai chez William en attendant.

Pourquoi est-ce que personne ne lui disait jamais ces choses-là? Pourquoi le maintenait-on dans l'obscurité? C'était stupéfiant que Rachel se donne la peine de travailler, vu la façon dont ses proches mouraient les uns après les autres en lui léguant de gros paquets d'argent. Son steak arriva, un énorme morceau de viande rouge. Il s'imagina que Newton le considérait d'un air narquois mais, en levant les yeux, il vit que l'autre lui tournait le dos et disait quelque chose à Céleste. Guy buvait beaucoup.

Personne ne voulant plus de vin, il termina la deuxième bouteille et se mit à boire des petits dry Martini sans glace, alors qu'il faisait si chaud.

Avant l'arrivée de l'addition, Newton se pencha vers lui et annonça qu'ils allaient partager.

- Absolument pas, dit Guy. Je vous ai invités.

- Je t'en prie, Guy, supplia Leonora, nous préférerions.

- Il n'en est pas question, je ne pourrais nourrir cette idée un seul instant.

- Eh bien, merci de nous avoir nourris, alors, dit Newton, se levant aussitôt pour disparaître en direction des toilettes.

S'agissait-il d'une pique contre lui parce qu'il avait utilisé une expression qu'un génial connard comme Newton pouvait juger incorrecte ou démodée ou stupide ou tout ce que des gens comme lui pouvaient penser? Il eut aussitôt la certitude que Newton, voulant le doubler, s'était faufilé jusqu'au serveur pour payer sa part avant qu'on n'apporte l'addition à Guy. que cela ne f˚t pas le cas, que l'addition f˚t bien pour eux quatre, le surprit énormément. qu'est-ce que ce type était en train de manigancer ? A quel jeu jouait-il ?

Il fallait maintenant trouver un taxi. Leonora semblait épuisée. Elle n'avait pas l'air d'avoir passé une bonne soirée mais plutôt d'avoir traversé une épreuve, Dieu sait pourquoi. …videmment, c'était la première fois qu'elle les voyait ensemble, Newton et lui. Serait-elle en train d'avoir, après ce qu'elle avait vu, une arrière-pensée - quelle idée sublime ! - concernant Newton ? Si elle les avait comparés, Newton n'avait évidemment pas été à la hauteur.

- Si vous allez vers le nord, dit-il à Newton, pourquoi ne prenez-vous pas le premier taxi ? Leonora peut venir avec nous et nous la déposerons sur notre chemin.

- Ce n'est pas possible, Guy, j'habite chez William jusqu'à

vendredi. Et nous ne prendrons pas de taxi, nous irons en métro.

- De Green Park à Warren Street, puis on remonte la Northern Line, dit Newton, d'un ton satisfait et détaché. On ne fait pas plus simple. Bonne nuit. Bonne nuit, Céleste, j'étais ravi de vous rencontrer.

Dans le taxi, Guy dit :

- J'aurais d˚ lui demander son numéro de téléphone. Si elle habite chez lui, je ne vais pas pouvoir lui parler demain.

- Regarde dans l'annuaire, proposa Céleste.

- Oui, il doit être dans l'annuaire. De quoi a-t-elle parlé

pendant ce temps interminable que vous avez passé aux toilettes ?

- De choses et d'autres. Elle a parlé de nous, et de William.

- Il est plutôt antipathique, dit Guy.

- Il m'a bien plu. Je l'ai trouvé charmant.

- Mais tu ne peux pas imaginer une femme tombant amoureuse de lui, n'est-ce pas? C'est une idée ridicule.

- Je vais te raconter ce qu'elle m'a dit, si tu veux. Elle m'a dit qu'elle était vraiment contente de te voir si heureux avec moi.

Elle m'a dit que j'étais magnifique et que tu avais de la chance de m'avoir et qu'elle était s˚re que tu étais conscient de ta chance et qu'elle espérait que nous serions très, très heureux ensemble. Tu veux savoir ce qu'elle m'a dit d'autre ?

- Pas vraiment. Cela ne me semble pas très inspiré. J'imagine que tu ne veux pas rentrer avec moi, n'est-ce pas ? Pas si tu dois te lever aux aurores à cause de cette pub pour l'Oréal?

Veux-tu que je demande au chauffeur de remonter Old Brompton Road? Céleste, tu n'es pas en train de pleurer, j'espère?

Pour l'amour du ciel, quelle raison y aurait-il de pleurer?

Guy sombra très vite dans le sommeil et rêva qu'il combattait William Newton à l'épée. Ils étaient dans Kensington Gardens, sur la pelouse de l'Albert Mémorial, en dessous de Flower Walk.

C'était au petit matin, le soleil n'était pas encore levé et il n'y avait personne en dehors d'eux et de leurs témoins. Son témoin était Linus Pinedo, et celui de Newton, un homme dont Guy ne pouvait pas voir le visage parce qu'il était dissimulé derrière un masque d'escrimeur. Guy avait fait pas mal d'escrime quatre ou cinq ans plus tôt, puis avait abandonné en faveur du squash qui était si rapide et o˘ l'on se dépensait beaucoup plus. Mais dans son rêve, il était excellent, telle une vedette des années trente dans Le Prisonnier de Zenda.

Son propos était seulement de blesser Newton, mais assez gravement si possible, or l'homme était à l'évidence terrifié et quasi incapable de construire sa défense. Guy, avec l'intention de porter une attaque au bras gauche de Newton - celui-ci, du moins dans le rêve, était gaucher - se fendit en avant, exécutant une figure nommée " balestra ", et enchaîna avec une flèche ultrarapide qui transperça d'un seul mouvement fulgurant le cúur de Newton.

Newton n'émit aucun son mais s'affaissa sur ses genoux, laissa choir son arme, ses deux mains cramponnées à la taille de l'épée de Guy. Il tomba sur le flanc dans l'herbe verte, maintenant éclaboussée de sang. Le r‚le de la mort franchit ses lèvres blêmes et il rendit l'‚me dans les bras de l'homme masqué. Guy retira son épée, qui sortit limpide et étincelante.

Linus plongea son regard dans celui de Guy et lui dit : " Cela va te donner de l'air, mon vieux. Tu vas avoir le temps. "

Guy se sentit heureux, il éprouva un immense soulagement.

Newton était mort et Leonora ne pourrait pas l'épouser.

Maintenant, il avait tout loisir de découvrir le calomniateur qui avait empoisonné son esprit en la dressant contre lui. Il se pencha au-dessus du mort, éprouvant de la gratitude pour lui, presque de la sollicitude. L'homme mystérieux enleva son masque d'un geste vif, révélant son identité à Guy qui se mit à

trembler, horrifié. Il s'agissait de Corny Mulvanney.

Le lendemain matin, encore ébranlé par son rêve, Guy chercha le numéro de Newton dans l'annuaire téléphonique, trouva son adresse à Georgiana Street, qu'il localisa dans le répertoire ABC des rues de Londres. La phrase de Linus dans le rêve lui revint à l'esprit : en se débarrassant de Newton, il gagnerait du temps. Newton ne représentait peut-être pas une menace sérieuse en tant qu'homme mais il était là, et Leonora devait l'épouser le 16 septembre, assurément vouée à regretter très vite le pas franchi, mais alors il serait trop tard. La chose dont on pouvait se réjouir, c'est qu'il était relativement facile de divorcer.

Pourquoi Corny Mulvanney lui était-il apparu dans son rêve ?

Si Guy avait hérité peu de chose de sa bonne à rien de mère, et appris moins encore, du moins avait-il porté en lui, au cours de toutes ces années et de tous ces changements, quelques-unes de ses superstitions. Aujourd'hui encore, il ne passait jamais sous une échelle. On avait fait effectuer plus d'un détour protecteur à

sa poussette délabrée, mettant souvent l'enfant au visage bar-bouillé qui l'occupait à la merci des voitures passantes. Il touchait du bois lorsqu'il était inquiet, jetait du sel par-dessus son épaule gauche quand il en avait été renversé. Il faisait confiance aux présages tout en affirmant qu'il n'y croyait pas. Il identifiait les prémonitions dans de vagues et soudaines appré-hensions. L'apparition totalement inattendue de Corny Mulvanney dans son rêve, chose qui ne s'était jamais produite aupara-

vant, jamais il n'avait rêvé de Mulvanney, était un présage évident. que pouvait-ce être d'autre ?

Il commença à se demander si quelqu'un avait pu parler de Corny Mulvanney à Leonora. A première vue, c'était improbable. Très peu de gens étaient au courant. Bien entendu, des centaines, des milliers de gens savaient qui il était et ce qui lui était arrivé, même si la plupart avaient probablement oublié

depuis, mais seulement cette femme et lui connaissaient son lien avec la mort de Mulvanney.

La police savait. Correctif - on l'avait dit à la police. Ce n'était pas pareil. Ils n'avaient rien trouvé, ils avaient probablement fini par ne pas la croire, ou alors ils savaient que c'était impossible à prouver.

Il n'oublierait jamais le nom de cette femme, personne ne pouvait oublier un nom pareil, elle s'appelait Poppy Vasari. Elle avait menacé de le dire à tous les gens qu'elle connaissait. Mais quel intérêt pouvait-il y avoir à le dénoncer comme celui qui fournissait du L.S.D. à Mulvanney, si son nom ne signifiait rien pour personne? A la police, ça, c'était une autre affaire.

Mais admettons qu'elle ait mis sa menace à exécution et qu'elle en ait parlé à des amis et à des connaissances, en donnant sa description ? " Un homme brun, beau, très jeune. " Il n'avait que vingt-cinq ans à l'époque. Ou encore " Très à l'aise financièrement, comme le sont ces gens, habitant l'une de ces jolies maisons dans un mews de South Ken. " De tels détails auraient suffi à éveiller les soupçons de quiconque le connaissait, même très peu. Robin Chisholm par exemple, ou Rachel Lingard. Supposons qu'alors ils aient demandé son nom ? Poppy Vasari le leur aurait dit, bien s˚r qu'elle le leur aurait dit. Elle n'avait rien à perdre.

Ensuite, ils en auraient parlé à Leonora.

On ne pouvait trouver de moyen plus s˚r pour la détourner de lui. Cela faisait quatre ans. Environ l'époque o˘ elle avait commencé à changer radicalement d'attitude à son égard, à

renoncer à leurs vacances, à décliner ses invitations, à se sevrer progressivement de lui, à refuser l'argent qu'il lui proposait pour l'achat de l'appartement. Et, une fois installée dans l'appartement, à cesser complètement de sortir avec lui le soir, à cesser de l'embrasser (sauf de la manière dont elle embrassait Maeve, sur les deux joues), à envoyer les autres décrocher le téléphone quand il l'appelait, à accéder graduellement à la situation actuelle, coup de téléphone quotidien et déjeuner du samedi.

A 10 heures, il composa le numéro de téléphone de Newton.

Leonora répondit. Il y eut un instant de silence quand elle entendit qui c'était, puis elle se mit à parler gaiement, comme si elle était réellement contente, lui demandant comment il allait, disant combien ils avaient apprécié la soirée de la veille et aimé

rencontrer Céleste.

- O˘ aimerais-tu déjeuner samedi prochain ? lui demanda-t-il.

- O˘ tu voudras, Guy. Chez Clarke's, si cela te fait plaisir.

Après tout, il ne nous en reste que quatre.

CERTAINS DE CEUX qui y travaillaient l'appelaient l' " usine ", avait-on raconté à Guy, mais pour lui, c'était toujours l' " atelier ". Il se trouvait à Northolt, dans Yeading Lane. Guy s'y rendait généralement en voiture, toutes les deux semaines, pour voir comment évoluaient les choses. Ses autres affaires, l'agence de voyages et le club de NoÎl Street, marchaient très bien sans lui, et s'il faisait parfois un tour au club, c'était pour le plaisir.

Tessa, la diplômée des beaux-arts, avait qualifié l'atelier de bagne sans l'avoir jamais vu, évidemment. De toute façon, c'était un mensonge manifeste car les gens que Guy appelait sa force de travail peignaient dans des locaux propres, clairs et aérés, très spacieux, n'avaient pas des horaires de travail particulièrement chargés et étaient plutôt bien payés. Il aurait pu leur donner davantage parce que les tableaux se vendaient mieux qu'il ne l'aurait jamais imaginé, mais, quoi qu'il en soit, ils gagnaient plus d'argent que s'ils avaient enseigné, plus que Leonora par exemple. Il envisageait même sérieusement d'ouvrir un deuxième atelier pour répondre à la demande.

Ils ne semblaient pas gênés quand il les regardait travailler par-dessus leur épaule. C'était probablement, comme il le leur avait confié sans détour, parce qu'il n'y entendait rien en peinture mais admirait leur travail. Il s'arrêta pour observer une jeune Indienne très douée qui avait étudié à la Saint Martin's School of Art. Elle était en train de peindre des larmes sur les joues d'un petit garçon éploré. L'habileté dont elle faisait preuve était stupéfiante. Les larmes avaient l'air vraiment humides !

Comme de véritables gouttes d'eau, comme si quelqu'un avait légèrement éclaboussé le visage peint. Et puis elle avait réussi à

donner à l'enfant un air plus doux que d'habitude, plus triste.

Guy se voyait presque à sa place, évoquant le temps o˘ il manquait de tout à Attlee House.

Ce que Tessa, et dans une moindre mesure Leonora, voulaient dire quand elles affirmaient que ce que l'on faisait ici était moralement et - il y avait un autre mot, ah oui, " esthétiquement " - bl‚mable, demeurait un mystère total pour lui.

Effectivement, ses artistes devaient suivre un modèle de base et le procédé offrait des points communs, quoique bien lointains, avec la peinture en série. Mais y avait-il une grande différence -

et d'ailleurs, y en avait-il une ? - avec ce qui se passait dans les ateliers de tous ces vieux maîtres? Guy se souvint de son sentiment de triomphe lorsque, en vacances à Florence, il avait entendu un guide raconter que des gens tels que Michel-Ange avaient un atelier semblable au sien, o˘ de jeunes peintres apprenaient leur métier en copiant les tableaux du maître, en peignant des fonds, avec des horaires imposés, en travaillant à la commande. Leonora avait ri quand il le lui avait répété, affirmant que ce n'était pas la même chose. Mais elle ne lui avait pas expliqué en quoi cela différait.

Et ce n'était pas comme si les úuvres personnelles de ces gens avaient de la valeur. La fille qui mettait sous ses yeux la dernière touche à un tableau intitulé Le Roi et la reine des animaux lui avait un jour montré un de ses tableaux. Il avait dit : " Très joli ", mais c'était épouvantable, juste des lignes de boue avec quelque chose qui aurait pu être des yeux en train de vous regarder. Le Kandinsky qu'il avait dans sa maison de Scarsdale Mews était ce qui s'en rapprochait le plus, à sa connaissance, mais au moins le Kandinsky avait des couleurs vives, il était très grand et très compliqué, ce qui expliquait probablement le prix exorbitant qu'il avait d˚ le payer.

Il prit le café avec ses artistes et l'un d'eux lui demanda s'il y avait des tableaux de l'atelier sur les murs de sa maison. Il répondit oui, bien que ce ne f˚t pas vrai, et se demanda confusément pourquoi il n'y en avait pas. Une vente avait lieu le jour même dans le sud de Londres, à Clapham cette fois, et il envisagea d'y faire un tour pour acheter un tableau, comme n'importe quel client ordinaire.

Guy s'engagea dans la direction sud et traversa le fleuve à Kew Bridge. C'était une erreur car il ne connaissait pas bien cette partie de Londres, et il se perdit. Maintenant, autant renoncer à

son projet d'acheter un tableau, ce serait beaucoup plus facile d'en faire livrer un chez lui, il se demandait même s'il arriverait à

Clapham Common avant la fin de la vente. Comment avait-il réussi à se retrouver, avec la Jaguar, au sud de Wimbledon Park ? Maintenant, il allait falloir remonter vers le nord.

Si on le lui avait demandé, il aurait répondu qu'il n'avait jamais mis les pieds dans ce quartier avant ce jour. On ne s'y reconnaissait pas, entre ces pelouses communales du sud de Londres, il y en avait tellement, mais celle-ci n'était certainement pas Clapham Common, peut-être Tooting ou Tooting Bec.

Une pancarte indiquait la direction de Clapham, Battersea, Londres centre, et il se retrouva sur un grand axe qui lui semblait vaguement familier. C'était Balham, voilà o˘ il se trouvait, là

c'était Bedford Hill et ce pub, cette grande demeure victorienne qui abritait le pub, c'était là que, par une nuit fatale, Corny Mulvanney l'avait abordé.

- Vous n'auriez pas un peu d'herbe ?

La question, incongrue, ridicule, dépourvue de sens pour tous sauf les initiés, lui était restée en mémoire, les mots y vibrant comme autant de cordes pincées, alors que la plus grande partie de ce qui s'était passé ce soir-là lui avait échappé. Il n'avait pas répondu, bien entendu, il avait feint l'ignorance, voire le mépris, il avait tourné les talons. Mais l'homme avait insisté, était revenu à la charge, modifiant sa question, disant simplement :

- Vous n'auriez pas quelque chose ?

Guy remonta jusqu'à Clapham Common, o˘ la vente était organisée au Broxash Hôtel. Il restait juste une place libre dans le parking de l'hôtel. Il déambula, un verre de rioja à la main, observant les tableaux. Il s'était demandé à plusieurs reprises ce qu'il aurait d˚ faire pour échapper à Corny Mulvanney ce soir-là, pour lui fausser compagnie, mais il ne savait pas, à l'époque, qu'il était important de lui fausser compagnie. Il avait seulement compris que Mulvanney ne connaissait pas son nom, or c'était la seule chose qui compt‚t pour lui. A vrai dire, il pensait à lui comme à Corny Mulvanney maintenant, mais lui non plus ne connaissait pas son nom à ce moment-là, il l'avait ignoré jusqu'à

la mort de cet homme ou même, curieusement, jusqu'à un peu plus tard.

La femme qui dirigeait la vente, une brune négligée en robe noire, lui rappelait vaguement Poppy Vasari. Elle ne ressemblait pas vraiment à Poppy Vasari, qui était plus mince, plus sale et d'un aspect plus extravagant. Guy n'était pas habitué aux gens sales, aux hommes et aux femmes qui lavaient rarement leurs vêtements et ne se baignaient presque jamais. Ils le dégo˚taient.

Peut-être cela avait-il un rapport avec le fait qu'il y ait eu tellement de gens comme ça dans son entourage, quand il était petit. La femme qui vendait ses tableaux et prenait les commandes était probablement très propre, la saleté incrustée dans ses doigts devait provenir du jardinage, les pellicules sur son col ch‚le noir étaient dues à la malchance. Il nota que, contrairement à la vente de Coulsden, le tableau du noble lion dressé sur les rochers à côté de sa lionne allongée était celui qui se vendait le mieux, puis il partit.

Ce devait être le chemin qu'avait pris le taxi pour le ramener du pub de Bedford Hill cette nuit-là, en traversant Battersea Bridge et remontant Gunter Grove, Finborough Road, ou peut-

être Beaufort Street, puis les Boitons. Pouvait-on passer par là?

Est-ce que les panneaux de signalisation l'autorisaient ? Il était très tard et la nuit était noire. Trop noire pour voir, ou du moins remarquer, la petite 2 CV rouge foncé qui suivait le taxi.

Guy ne fréquentait pas les pubs. Il était allé dans celui-là parce qu'on y donnait une soirée. D'ailleurs, il ne savait pas que c'était un pub avant d'y arriver. Robert Joseph, l'homme avec qui il allait s'associer pour l'agence de voyages, célébrait son quaran-tième anniversaire. Il lui avait présenté le pub comme un hôtel.

Il avait eu le bon sens d'arriver tard. Le pub avait obtenu une autorisation spéciale pour rester ouvert jusqu'à minuit et demi et il était presque 22 heures à l'arrivée de Guy. Une artiste vieille et monstrueuse, en paillettes noires et plumes jaunes, caracolait sur une scène, interprétant une chanson d'une obscénité tellement incroyable que Guy en croyait à peine ses oreilles. Un homme assez jeune, debout au bar, se risqua à protester vaguement. Il n'avait pas terminé sa phrase que deux videurs l'avaient encadré, traîné vers la sortie et jeté dehors. Les portes furent refermées et verrouillées. Guy décida de boire beaucoup pour rendre les choses supportables.

Bob Joseph était déjà ivre, mais insuffisamment pour ignorer que Guy était là. Lui passant un bras autour des épaules, il proclama qu'il était son meilleur ami. Un groupe entra en scène et se mit à chanter de vieux succès des Beatles. Guy prit une autre vodka Martini, et encore une autre. C'est alors que Corny Mulvanney, dont il ignorait le nom, s'approcha de lui et lui posa la question.

- Vous n'auriez pas un peu d'herbe ?

Il voulait dire du haschich. Guy n'avait jamais vendu de haschich. Pendant un temps, il avait participé à un trafic de joints thaÔlandais mais, ensuite, il s'était concentré sur la cocaÔne et la marijuana de qualité supérieure, généralement la Santa Marta Gold. De toute manière, depuis qu'il était gosse, il n'avait jamais fourni de marchandise personnellement, il n'y touchait pas. Il n'en était plus là. quand Corny Mulvanney était venu lui poser cette question, il ne s'occupait pour ainsi dire plus que de cocaÔne mais il envisageait de s'intéresser à ce nouveau produit appelé " crack ", qui se fumait.

Ce soir-là, en réponse à la question " Vous n'auriez pas quelque chose ? " il avait répondu : " Je ne sais pas de quoi vous parlez. Laissez-moi tranquille, s'il vous plaît. "

- Je sais que vous en avez. On m'a parlé de vous, on m'a dit que vous seriez là ce soir. On m'a donné votre signalement.

Guy s'était senti très bizarre et très vulnérable. Par la suite, il s'étonna de ne pas avoir demandé qui avait dit qu'il serait là, qui l'avait décrit. Mais il n'avait rien demandé. Il avait répondu :

- Vous me prenez pour quelqu'un d'autre.

L'individu qui était Corny Mulvanney n'avait pas insisté. Du moins, pas tout de suite. C'était un homme mince et frêle, ni petit ni grand, avec des épaules étroites, légèrement vo˚té, qui n'avait pas l'air de se sentir bien, qui donnait l'impression d'être une personne en assez mauvaise santé. Il avait un visage p‚le et allongé, avec des lèvres et un menton efféminés, comme si sa barbe ne poussait jamais. Ses cheveux étaient assez longs, très fins et sans couleur, ou couleur de poussière. Ses yeux, d'un brun gris‚tre clair, fuyaient quand Guy essayait de rencontrer son regard.

Guy s'éloigna de lui et entama une conversation avec Bob Joseph puis, quand celui-ci alla se joindre à un autre groupe, avec des voisins à lui, un homme et une femme qui habitaient près de chez lui à Chingford ou Chigwell ou quelque chose dans ce genre. La rencontre avec Corny Mulvanney, dont il ignorait alors le nom, lui donna envie de boire un autre verre. Après deux vodka Martini, il jugea que cela suffisait, les verres, ces gens et cet horrible endroit, et d'ailleurs il était minuit passé. Il n'appela pas de taxi mais sortit dans la rue, o˘ une voiture vint vers lui obligeamment. quand le taxi démarra, une 2 CV rouge foncé s'engagea dans son sillage.

Guy ne revit pas la 2 CV pendant le trajet. Il ne regarda pas par la lunette arrière. En arrivant à Scarsdale Mews, pendant qu'il réglait la course, il vit une petite voiture s'éloigner au bout de la rue. Ou plutôt, il crut par la suite qu'il se souvenait d'avoir vu une petite voiture à cet endroit. Il se souvenait que le lendemain soir, au moment o˘ il sortait pour aller dîner quelque part, Corny Mulvanney était apparu sur le seuil.

La sonnette d'entrée retentit et Guy pensa que c'était le taxi qu'il avait commandé. En le voyant, Corny Mulvanney demanda avec insolence :

- M. X, je présume ?

- Oui, vous présumez. Je n'ai rien pour vous. Voulez-vous partir, je vous prie ?

- …coutez, est-ce que je peux vous expliquer ce que je cherche ?

- C'est déjà fait. Maintenant, partez.

- Je ne vous ai rien expliqué, en fait, dit Corny Mulvanney, qui ajouta : Vous pouvez m'appeler M. Y.

- Ne soyez pas ridicule. S'il vous plaît, partez. Je n'ai rien pour vous. Je suis sur le point de sortir.

Le seuil de la porte et le sol du vestibule étaient de plain-pied et Corny Mulvanney, ou M. Y, un nom absurde mais Guy ne lui en connaissait pas d'autre alors, s'était avancé sur le paillasson et avait posé un pied sur le tapis du vestibule.

- Je ne vous ai pas demandé d'entrer. Je ne veux pas de vous chez moi. Si vous m'y forcez, je vous jetterai dehors.

- Je veux un hallucinogène, dit M. Y en baissant le ton. Ce que vous avez. Je ne connais rien à ces choses. Vous devez savoir. Je paierai le prix du marché. On appelle ça le prix de la rue, non? Je le paierai.

- Je ne possède rien de tel, répondit Guy.

Il commençait à penser que M. Y était un policier. Il ne ressemblait à aucun policier de sa connaissance, mais, bien s˚r, ils n'allaient pas utiliser quelqu'un qui ressemblerait à un policier, ils utiliseraient quelqu'un comme M. Y. La porte d'entrée était restée ouverte et son taxi arrivait. Le chauffeur sortit de la voiture et Guy lui cria d'attendre une minute. Il referma la porte d'entrée. Il dit à M. Y qu'il le rencontrerait plus tard, qu'il le verrait à 22 heures - mais o˘? Aucun endroit n'était s˚r.

Certains étaient seulement un peu plus s˚rs que d'autres. M. Y

dit que, lorsqu'il n'avait pas sa voiture, il prenait la Northern Line. Pourquoi pas la station Embankment? Guy proposa de se retrouver au milieu de Hungerford Bridge à 22 heures.

Il n'y alla pas. …videmment. Il n'avait aucune intention d'y aller. Mais il y pensa pendant tout le dîner, et après. Il s'imagina attendant au milieu de Hungerford Bridge, cette sombre passe-relle exposée au vent froid, o˘ des assassinats avaient été

commis, lui avait raconté quelqu'un. Il se vit rencontrant M. Y

puis, alors qu'il regagnait l'extrémité donnant sur Embankment, deux hommes sortant de l'ombre pour l'aborder. En rentrant chez lui une heure après celle qu'il avait fixée pour le rendez-vous, il n'aurait pas été autrement surpris de trouver M. Y en train de l'attendre, mais il n'y avait personne. M. Y ne réapparut que le lendemain, cette fois dans sa 2 CV rouge foncé.

Guy feignit de ne pas le voir. Il parqua la Jaguar dans le garage et rentra chez lui par l'accès intérieur. La sonnette retentit. Guy laissa sonner. Il avait une petite dose de marijuana dans la maison, quelques capsules de Durophet et un peu de L.S.D. Il pouvait ouvrir la porte à M. Y, lui donner l'herbe, refermer aussitôt et l'oublier. Ce serait peut-être la meilleure solution. La sonnette retentit à nouveau, avec insistance, une sonnerie prolongée. Guy monta au premier et regarda par la fenêtre de sa chambre. De ce côté de la rue, il n'y avait pas d'autre voiture que la 2 CV, personne ne pouvait raisonnablement être en train de surveiller la maison à moins d'être posté chez les gens d'en face, ce qui, à son avis, était fort peu probable. Il ouvrit le coffre-fort o˘ l'écrin contenant la bague en saphir qu'il comptait offrir à

Leonora pour leurs fiançailles côtoyait différentes drogues. Il sortit la marijuana, reverrouilla le coffre et arriva devant la porte au moment o˘ la sonnette retentissait à nouveau.

M. Y lui dit :

- Je ne veux pas de ce que vous m'apportez là. Je veux un hallucinogène.

- Pardon?

- De la mescaline, peut-être, ou de la psilocybine. Ce truc tiré des champignons magiques. En fait, je ne voulais pas de résine de cannabis. Seulement, quelqu'un m'a dit que, si je vous en demandais en appelant ça de l'herbe, vous sauriez que je parlais sérieusement.

Un policier qui serait capable d'être naÔf à ce point-là, qui pourrait parler sur ce ton, serait vraiment un génie. Pour la brigade des stups, un type comme ça vaudrait son pesant d'or

- plus que son pesant d'or colombien de la meilleure qualité. Il était forcément sincère. Guy lui dit :

- D'accord! vous feriez mieux de rentrer. Je ne veux pas savoir votre nom.

- Je ne veux pas savoir le vôtre.

Pourquoi avait-il fait ça? Pourquoi avait-il invité M. Y à

entrer? Parce que M. Y ne connaissait pas son nom, il savait parfaitement qu'il était un dealer et o˘ il habitait, et il pouvait se venger d'avoir été repoussé en vendant la mèche à la brigade des stups. Bien entendu, le temps qu'ils arrivent, Guy se serait arrangé pour que la maison de Scarsdale Mews f˚t impeccable, mais ce n'était pas la question. Il ne voulait pas de la police chez lui. Si la police ne venait qu'une seule fois, il serait obligé

d'arrêter les affaires, il aurait lu l'inscription sur le mur *1.

Jusqu'à ce jour, il avait été un citoyen immaculé, aussi irrépro-chablement respectable que n'importe lequel de ses voisins, et il devait le rester. Une seule tache et tout serait terminé.

Il se souvint de quelque chose qu'il réservait toujours dans un coin, qui avait toujours flotté juste au-dessous de la fine pellicule qui recouvrait sa conscience : la sentence maximale prévue par la loi sur l'usage des stupéfiants pour la détention de drogues de la catégorie A avec intention d'en fournir à autrui était de quatorze ans de prison.

M. Y entra dans la maison mais ne manifesta aucune intention d'aller plus loin que le vestibule. Il s'assit dans un des fauteuils de George Jacob. Il dit :

- Vous n'êtes pas venu hier soir. J'ai attendu longtemps. J'ai fini par partir parce que j'avais peur de rater le dernier métro.

- que voulez-vous exactement ?

Guy n'avait pas envisagé jusqu'alors que M. Y puisse être fou.

Bizarre, naÔf, excentrique, spécial, mijotant quelque coup, peut-

être, mais pas fou. Ce que l'homme dit ensuite modifia radicalement son opinion.

- Je dois vous confier que je suis une réincarnation de saint François d'Assise.

Guy le dévisagea, les yeux ronds. Il ne prononça pas un mot.

- Vous savez qui c'est ? Vous avez entendu parler de saint François d'Assise ?

Guy fit un geste d'impatience. Il répéta :

- Je vous ai demandé ce que vous vouliez.

1. Allusion à la Bible, Livre de Daniel, 5. (N.d.T.)

- La preuve est sur mes mains.

M. Y tendit les deux mains, paumes vers le haut. Elles n'étaient pas très propres.

- Les stigmates sont bien visibles aujourd'hui.

- Les quoi ?

- Saint François - et moi par conséquent - fut le premier homme à voir apparaître sur son corps les blessures infligées au Christ pendant la crucifixion. Il n'y a aucune contestation sur ce point. Les prétentions de saint Paul et de saint Angelo del Paz ne sont aucunement recevables. Dans le cas de saint François et par conséquent de moi-même, toutes les traces sont présentes, les clous dans les mains et les pieds, la blessure de lance au flanc et les marques de la couronne d'épines.

Il avait maintenant un ton pédant, magistral et plutôt perçant.

Guy ne voyait aucune marque sur ses mains, sinon de crasse incrustée, et lorsque M. Y les leva pour rejeter en arrière sa frange filasse, il n'en vit pas davantage sur son front.

- Très bien, mais en quoi cela me concerne-t-il ?

M. Y se lança dans un discours erratique sur la nature qui est le miroir de Dieu et la nouvelle règle de vie franciscaine qu'il allait formuler. Cela avait quelque chose à voir avec le seul espoir de l'humanité résidant dans un retour à la communion avec Dieu à travers un nouveau respect de la nature.

- Mais je ne peux y parvenir tant que je n'aurai pas pénétré

dans mon propre espace intérieur.

C'était quelque chose que Guy comprenait. Des années plus tôt, lorsqu'il était un jeune adolescent, il avait entendu quelqu'un qui avait absorbé une drogue psychédélique dire qu'il s'était perdu dans son propre espace intérieur, phrase qui l'avait perturbé à l'époque.

- Je n'ai pas de mescaline, dit-il. Je n'ai pas de peyotl, ni rien de la sorte.

Mais là-haut, dans le coffre, il avait du diéthylamide de l'acide, lysergique, du L.S.D. 25 dont il serait enchanté de se débarrasser, qu'il aimerait voir sortir de sa maison et de sa vie. Cela se présentait sous forme de comprimés.

En ce temps-là, il voyait beaucoup Leonora. Elle arrivait au bout de son cycle de formation professionnelle dans une fac du sud de Londres. Elle n'avait pas d'autre petit ami, il en était certain, mais ils ne couchaient pas ensemble, cela faisait des années qu'ils n'avaient pas couché ensemble. Il lui disait qu'il avait envie d'elle, qu'il rêvait de les voir redevenir amants. Elle ne lui répondait pas que cela était possible, mais elle ne disait pas non. Une fois, même, il croyait se rappeler qu'elle avait souri en disant " un jour ". …videmment, cela signifiait " une nuit ".

Mis à part leurs premières expériences, ces idylles dans le cimetière, elle ne voulait pas faire l'amour l'après-midi ni à

aucun autre moment que la nuit, c'était ainsi. Cela lui servait d'excuse. Elle était à l'université, elle n'était pas seule dans sa chambre, cela allait créer des difficultés, passer la nuit chez lui était impossible.

C'était à l'époque o˘ elle affirmait n'avoir plus de vrai foyer.

Bien qu'on lui réserv‚t religieusement une chambre chez Tessa, à Sanderstead Lane, et une autre dans l'appartement d'Anthony, Conduit Street, ce n'était pas " la même chose ". De toute manière, il n'était pas question qu'elle l'y emmen‚t. Pas pour la nuit. Ce serait gênant, embarrassant. Mais ils sortaient ensemble. Ils allaient au cinéma, partageaient des repas, se promenaient, se parlaient souvent au téléphone. Même en l'absence de relations sexuelles, il était son petit ami et elle était sa petite amie. Ils avaient prévu de partir en vacances ensemble et alors, se disait-il, ce serait la fin de la longue période de chasteté imposée par Leonora.

Ils avaient connu des séparations prolongées pendant qu'elle était à l'université. Parfois, il ne l'avait pas vue du trimestre. Elle ne lui avait pas demandé comment il gagnait sa vie mais il savait qu'elle le ferait un jour et il fallait s'y préparer. C'était en grande partie à cause de la présence de Leonora dans son existence qu'il avait acquis une part du club, puis en était devenu le seul propriétaire, s'était embarqué dans cette affaire d'agence de voyages, avait lancé l'entreprise des tableaux. Il n'aurait pas pu lui avouer qu'il vivait du trafic de drogue. Il devait lui raconter des mensonges et les transformer en réalités. Plus tard, quand ils seraient à nouveau amants, à l'approche de leur mariage, il serait obligé d'abandonner le trafic de drogue.

quatre ans plus tôt, tout cela avait d˚ se passer exactement quatre ans plus tôt à quelques jours près, M. Y - qui était en réalité Corny Mulvanney - s'était assis dans le fauteuil de George Jacob, dans le vestibule, l'un des derniers jours de juillet, peut-être même le dernier, en tout cas après cette fameuse soirée, et s'était mis à parler de saint François d'Assise et de la manière d'accéder à son espace intérieur. Et lui, Guy, pour le faire taire et s'en débarrasser, lui avait donné l'acide qu'il gardait dans son coffre. Donné, et non vendu, bien qu'il ne p˚t se rappeler maintenant pourquoi il avait manifesté une généro-sité aussi inhabituelle. La panique probablement, une irrésistible envie de voir M. Y sortir de chez lui.

Pour sa part, Guy n'avait jamais pris de L.S.D. Il n'avait jamais essayé autre chose que de la marijuana, assez rarement, et de la cocaÔne, à deux reprises. Comme il avait une grande peur des serpents, la phobie la plus répandue, il n'avait jamais osé

essayer le L.S.D, craignant d'avoir un mauvais " trip " et de

" voir " des serpents. De plus, l'acide qui avait connu une telle vogue à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, avec le phénomène hippie, était passé de mode au moment de son adolescence et commençait tout juste à revenir depuis peu. Il en savait cependant suffisamment à ce sujet pour donner à M. Y un conseil de routine.

- Vous en avez déjà pris ?

M. Y répondit négativement.

- Mais je sais que l'on risque d'être confronté à une réalité

trop forte, et très brusquement.

- Ce n'est pas grave. Veillez simplement à ce que quelqu'un soit là quand vous en prendrez. Ne restez pas seul. Vous voulez revenir de ce voyage dans votre espace intérieur, pas y rester.

Pas un sou ne changea de main. Guy se dit que c'était une bonne chose, tout en sachant que cela ne changeait rien. quand M. Y partit au volant de sa 2 CV rouge foncé, il éprouva un immense soulagement, un véritable sentiment de légèreté. Il remonta au premier avec l'intention d'enfermer la marijuana avec les amphétamines dans le coffre. Pour une raison inconnue, peut-être par simple précaution ou par l'effet d'une de ces superstitions, de ces prémonitions, il ne le fit pas. Ce n'était pas son genre, il pourrait le regretter, mais toujours est-il qu'il emporta les drogues dans la salle de bains des invités, les jeta dans la cuvette des toilettes et actionna la chasse d'eau. Vu ce qui devait se passer ensuite, c'était aussi bien.

Deux soirs plus tard, il sortit avec Leonora. Elle vivait avec son père et sa belle-mère à Bloomsbury.

De tous les êtres proches de Leonora, Anthony Chisholm était celui qui se montrait le plus gentil avec lui. Anthony et Susannah. Elle aussi était gentille. Il est vrai qu'avec huit ans seulement de plus que lui, elle ne donnait pas l'impression de faire partie des parents. Tel un chevalier servant d'autrefois, Guy alla chercher Leonora à Lamb's Conduit Street pour la ramener chez lui.

Il arriva tôt. Il arrivait toujours tôt quand il allait chercher Leonora. Elle était dans son bain. Anthony, qui était architecte, membre d'un cabinet de la City nommé Purdey Chisholm Hall, n'était pas encore rentré de son travail. Susannah s'occupait des relations publiques d'une firme de cosmétiques et d'un fabricant de jouets. Elle rédigeait ses dossiers de presse chez elle. Elle lui prépara un verre et dit qu'elle attendait des gens pour qui elle confectionnait un plat un peu compliqué - voulait-il l'excuser ?

Le journal du soir que Leonora avait rapporté était posé sur l'accoudoir du canapé.

Guy but son verre en regardant la dernière page. Il y avait un article bizarre sur un homme du sud de Londres qui avait été

piqué à mort par des abeilles.

L'homme s'appelait Cornélius " Corny " Mulvanney, ce qui n'évoquait rien pour Guy. Il lut l'article, puis un autre concernant le divorce d'un joueur de tennis, et il venait d'en commencer un sur un incendie à Fulham quand Anthony rentra.

qUAND GUY T…L…PHONA à l'appartement de Leonora le lendemain de leur déjeuner chez Clarke's, ce fut Rachel Lingard qui décrocha.

- Je regrette mais Leonora n'est pas là.

- O˘ est-elle donc ?

- Je ne suis pas la gardienne de ma súur.

- quoi?

- Nous ne savons peut-être pas ce que Dieu a dit à CaÔn après qu'il a prononcé les paroles que je viens de paraphraser, mais je me dissocie énergiquement de ce genre d'engagement.

C'était sa façon de parler. Cela lui arrivait souvent. Il y avait longtemps qu'il avait cessé de demander o˘ elle voulait en venir.

- Elle est partie chez le nabot rouquin, j'imagine. D'accord, inutile de répondre. J'ai son numéro.

On ne répondait pas à Georgiana Street. Il essaya une heure plus tard, et à nouveau une heure plus tard, et ensuite toutes les demi-heures. Il emmena Céleste dîner, puis boire un verre au Greens, dans Green Street. De là, à 22 heures, il composa une nouvelle fois le numéro de William Newton. Toujours pas de réponse. Il n'était pas très tard pour lui, mais il savait qu'il était tard pour la plupart des gens. Soit ils n'étaient pas là, soit Newton avait un téléphone muni d'une prise spéciale qui continuait à sonner pour celui qui appelait même quand il était débranché. Newton avait débranché son téléphone afin que Leonora ne puisse pas lui parler. Très probablement, à peu près s˚rement même, Leonora l'ignorait.

Le lendemain, il essaya chez elle. Il n'y eut pas de réponse de la soirée et pas davantage à Georgiana Street. Juste avant 22 heures, il demanda aux renseignements téléphoniques le numéro d'un M. Mandeville, Sanderstead Lane, South Croydon, l'obtint et appela Tessa.

quand elle sut qui appelait, elle commença par dire qu'elle n'avait aucune idée de l'endroit o˘ se trouvait Leonora. Leonora

- elle l'appelait " ma fille " - avait vingt-six ans et était maîtresse de ses mouvements. Puis elle ajouta :

- Voyez-vous, il faut que je vous dise qu'à mon avis vous êtes quelqu'un de très dérangé. Vous devriez suivre une psychothérapie. quoiqu'il soit probablement trop tard pour que ce genre de choses puisse vous faire du bien. La détérioration mentale permanente remonte à très loin.

- qu'entendez-vous par là, au juste ?

- Je vous ai longtemps pris pour un criminel, mais, maintenant, vous m'inspirez plutôt de la compassion. Sincèrement, j'ai pitié de vous. Toute cette saleté que vous avez introduite dans votre système pendant des années porte aujourd'hui ses fruits.

Vous récoltez après la tempête.

Guy raccrocha, rudement secoué. C'était la première fois qu'il entendait confirmer qu'elle, ou un proche de Leonora, savait ce qu'il avait fait pour gagner sa vie. Y avait-il une chose le concernant qui f˚t ignorée des Mandeville ? Leonora lui avait dit que Magnus était au courant de son racket de protection à

Kensal. Tessa, en revanche, était mal informée. Il ne s'était jamais drogué. Leonora lui avait-elle dit le contraire ? L'idée que Leonora ait pu mal parler de lui à sa mère le blessait profondément.

Mais elle pouvait savoir, ou croire qu'elle savait, d'une autre manière. Tessa habitait dans le sud de Londres. Comme Poppy Vasari, comme Corny Mulvanney naguère. …videmment, il devait y avoir environ cinq millions d'habitants dans ce vaste secteur de Londres qui s'étendait au sud de la rivière, mais Poppy Vasari était une sorte d'assistante sociale. Ainsi que Tessa Mandeville, quoique d'une manière différente. Leonora ne lui avait-elle pas parlé de sa mère travaillant comme bénévole dans un hôpital et ayant une sorte d'emploi au Bureau de conseil aux citoyens ? N'était-il pas tout à fait plausible que Poppy et elle se soient rencontrées ?

Imaginons que Tessa et Poppy se soient rencontrées régulièrement, au BCC ou pendant qu'elles promenaient des vieillards.

Guy n'avait qu'une vague idée de la question mais cela pouvait être quelque chose de ce genre. Poppy, parlant de la mort de Corny Mulvanney, pouvait très bien avoir donné la description de Guy à Tessa et, dans son indignation, lui avoir raconté ce qu'il avait fait. Elle savait son nom, elle l'avait trouvé. Elle aurait pu le dire à Tessa.

Le nom de Poppy Vasari n'était pas mentionné dans le premier article, le compte rendu de la mort de Corny Mulvanney qu'il avait lu dans l'appartement d'Anthony Chisholm. Mais Poppy n'était pas la maîtresse de Corny, elle ne vivait pas avec lui, peut-être n'était-elle même pas une amie tellement intime.

Certaines de ces personnes qui font le bien peuvent s'échauffer considérablement pour ce qu'elles appellent l'injustice sociale ou les infractions scandaleuses à ceci ou cela. quant à lui, il avait lu l'article avec intérêt et avait appris avec une certaine horreur le sort de Corny Mulvanney, un sort atroce quand on y pense. Il semblait que ce type, Mulvanney, ait soulevé le toit ou le couvercle d'une ruche et se soit fait piquer par des abeilles partout sur la tête, le visage et le cou. Pouvait-on en mourir?

Apparemment, oui. Il allait y avoir une enquête. On décrivait Corny Mulvanney comme un homme de trente-six ans, sans emploi, habitant l'appartement donnant sur le jardin d'une maison d'Upper Tooting.

Anthony Chisholm arriva chez lui. Depuis qu'il s'était remarié, il ressemblait plus que jamais à un bel ours en peluche, avec un sourire encore plus enfantin et un regard moins épuisé. Pas étonnant. N'importe quel homme se sentirait transporté au septième ciel après avoir échappé aux griffes de cette salope de Tessa. qu'il soit resté si longtemps avec elle demeurait un mystère pour Guy. Cet été-là, quatre ans plus tôt, Anthony avait été très gentil avec Guy, très aimable.

- Vous avez un verre, Guy? Ah, bon! Susannah s'est occupée de vous. O˘ est ma petite fille ? Non, ne dites rien, je peux deviner. Je croyais que deux salles de bains étaient amplement suffisantes pour un simple duplex - c'est ainsi que les Américains les appellent, vous savez, des duplex -, mais je constate maintenant qu'il en faudrait trois.

Guy demanda si cela le dérangeait qu'il fume. Il n'aurait pas pris cette peine avec Tessa, il aurait simplement sorti une cigarette et l'aurait allumée.

- Vous savez, je crois que je vais en fumer une aussi.

Officiellement, disons matrimonialement, j'ai laissé tomber, mais fumer une des vôtres ne compte pas.

Pouvait-on être plus chaleureux? Plus copain? Le père à

l'aise, cultivé, courtois et affectueux avec son futur gendre. Son futur gendre riche, branché, en pleine réussite. Guy était s˚r qu'Anthony le voyait sous ce jour. Du moins à l'époque.

Anthony n'était pas plus matérialiste ou plus ambitieux que le reste d'entre eux mais c'était un homme réaliste et raisonnable, qui savait repérer une bonne occasion. quoi que Leonora ait pu penser de son attitude, avec ses convictions féministes, Anthony considérait qu'un mari riche et ayant réussi était une affaire pour sa fille. Guy avait une Porsche, à l'époque. Anthony devait l'avoir vue dehors (garée devant une double ligne jaune, on ne posait pas encore de sabots de Denver en ce temps-là, et qui se souciait de l'amende?), il devait avoir entendu parler, par Leonora, de la maison de Guy, il devait être renseigné sur les affaires de Guy depuis cette sinistre soirée d'anniversaire. Il aurait probablement préféré un intellectuel pour Leonora mais les intellectuels sont rarement riches et un " tiens " vaut mieux que deux " tu l'auras ".

Ainsi Guy raisonnait-il à l'époque, se montrant charmant avec Anthony, acceptant un autre verre, lui offrant une deuxième cigarette, parlant de cette histoire affreuse qui était dans le journal. qui e˚t cru qu'un homme pouvait être tué par des piq˚res d'abeilles ?

Guy, qui se rappelait tout ce qui s'était passé en ce temps-là, se souvint que, le matin suivant, il était allé à son club de tir pour la première fois. Il prenait des leçons, c'était la première.

L'instructeur lui dit qu'il avait un bon coup d'oeil et un bon contrôle. Ensuite, il prit un taxi jusqu'au West End et alla chercher les billets d'avion pour les vacances à Samos. L'agence de voyages qu'il était en train de monter avec Bob Joseph en était encore au stade de projet. Guy avait réservé la " paillote lune de miel " de l'hôtel, qui se trouvait juste sur la plage privée.

Ils allaient voler en première classe et il n'était pas s˚r de pouvoir persuader Leonora que ce luxe correspondait à la classe touriste. Elle voulait payer sa part avec ce que lui avait rapporté

un job d'été. Peut-être réussirait-il à lui faire croire que la compagnie aérienne les avait " surclassés " parce qu'il y avait des places vides en première.

Il prévoyait des difficultés avec Leonora pour la question du paiement. Elle allait constater que les tarifs de l'hôtel étaient astronomiquement supérieurs à ses moyens. Peut-être le prix de la " paillote lune de miel " était-il affiché quelque part, à

l'intérieur de la penderie ou derrière une porte. Mais il serait trop tard pour qu'elle puisse y changer quoi que ce soit, il faudrait bien qu'elle fasse contre mauvaise fortune bon cúur et le laisse payer comme il l'entendait et le désirait sincèrement.

Guy déjeuna avec Bob Joseph et un avocat qui devait négocier le bail de leurs nouveaux locaux de Milner Street de la manière la plus avantageuse possible. Il avait l'intention, après le déjeuner, de faire de l'exercice au Gladiators, une bonne excuse pour boire plus que de raison. Il était presque 16 heures quand il rentra chez lui.

Dehors, une femme en voiture était en train de discuter avec un agent de la circulation. Scarsdale Mews était bordé de places de résidents sur presque toute sa longueur et il y avait cinq parcmètres à l'extrémité donnant dans Marloes Road. Guy lui fit signe que quelqu'un venait juste de libérer l'un des parcmètres.

S'il avait pu savoir qu'il s'agissait de Poppy Vasari et la raison qui l'amenait là, il ne l'aurait pas aidée, il aurait été ravi de voir embarquer sa voiture. Elle ne dit pas qui elle était ni qu'elle voulait le voir. Il pénétra dans la maison.

Deux ou trois minutes plus tard, la sonnette d'entrée retentit.

C'était elle. Elle donna son nom et précisa qu'elle était une amie de Corny Mulvanney. Guy, qui avait oublié le nom de l'homme dans l'histoire des piq˚res de guêpes sans pour autant oublier l'histoire, répondit qu'il n'avait jamais entendu parler de Corny Mulvanney.

- Oh si, certainement, M. X, dit-elle.

- Suis-je censé savoir de quoi vous parlez ?

En réalité, il savait, ou du moins il avait une vague idée.

- Vous lui avez donné une drogue hallucinogène, dit-elle.

Elle le dit à voix haute, sa voix normale, peut-être plus fort.

Guy crut qu'il allait s'évanouir, s'affaler par terre. Il répondit :

- Pour l'amour de Dieu ! (Puis, parce que n'importe quoi valait toujours mieux que de la laisser continuer comme ça sur le seuil.) Vous feriez mieux d'entrer.

C'était une grande femme aux allures de gitane, portant d'immenses anneaux dorés aux oreilles, des chaînes en or et des rangs de perles colorées autour du cou. Elle avait un visage de travers, très maquillé, aux traits accusés, mais animé, un nez busqué, des yeux noirs br˚lants. Elle avait une longue chevelure noire, en liberté. Elle portait des vêtements drapés, pour camoufler de l'embonpoint peut-être, à moins que ce ne f˚t simplement pour leur ampleur confortable et mollassonne. Une tunique rouge, une jupe à bandes noires, une longue veste informe en coton gris, un ch‚le bleu et rouge. Jambes nues, pieds nus, sandales.

Il avait d˚ enregistrer tout cela par la suite, il n'en était certes pas capable sur le moment. Car au début, elle était Némésis en personne, venue avec l'intention de le rendre fou et de le détruire. Même son apparence sauvage et ses vêtements s'y prêtaient. Mais il capta son odeur quand elle passa brusquement devant lui. Il émanait d'elle, au lieu des effluves de parfum, d'eau de toilette, d'huile pour le bain et de lotion pour le corps que dégageaient les femmes de sa connaissance, un puissant remugle de sueur. Elle sentait comme un restaurant qui sert des hamburgers à bon marché. Depuis lors, il l'avait toujours associée à l'odeur d'un hamburger en train de frire.

- Vous avez d˚ le lire quelque part, dit-elle, quand ils se trouvèrent dans le salon. Vous connaissez toute l'histoire ou ce que les journaux en savent.

- Je ne savais pas que c'était lui, dit Guy.

Elle le regarda. Elle éclata de rire. C'était le rire le plus désagréable qu'il ait jamais entendu.

- Alors, cela a été un choc?

- Si vous voulez, oui.

- Bien, j'aime l'idée que votre ch‚timent commence.

Elle n'avait absolument pas peur de lui. C'était une femme, plus ‚gée que lui d'une bonne quinzaine d'années et en mauvaise forme, elle se trouvait dans une maison inconnue en compagnie de quelqu'un qu'elle considérait indiscutablement comme un criminel, elle était à sa merci mais elle n'avait pas peur. Elle gardait la tête haute et le fixait d'un regard farouche. Et elle avait raison d'être sans peur. Toute sa force avait déserté Guy.

L'alcool aussi. Il ne restait rien de ses propriétés magiques pour lui apporter un semblant de courage.

- Il m'a supplié de lui donner quelque chose. Il me harcelait, il ne me laissait pas en paix.

Guy savait qu'il aurait d˚ être plus discret, plus prudent, mais il n'y avait pas de témoins.

- Je n'ai pas accepté un sou, dit-il, comme si c'était une excuse. Je l'ai averti de le prendre sous surveillance.

- C'est ce qu'il a fait. Sous ma surveillance.

- La vôtre ?

- J'étais là. J'ai travaillé dans un centre de désintoxication, j'aurais d˚ être au courant.

- Oui, vous auriez d˚. (Guy se cramponna à cette branche.) Une sacrement belle surveillance que la vôtre.

- La ferme, dit-elle. Fermez-la. Ne vous avisez pas de me parler ainsi. Vous voulez savoir ce qui s'est passé ? Je vais vous le dire de toute façon. Tout sortira au cours de l'enquête. Vous voulez savoir ?

- Bien s˚r que je veux savoir.

- Allons-y, alors, Il ne connaissait pas votre nom, seulement votre adresse. Moi, je le connais, j'ai demandé aux voisins avant votre retour. Il m'a dit qu'il allait prendre les comprimés que vous lui aviez donnés afin de pénétrer dans sa conscience intérieure. Une connerie de ce genre. Je lui ai dit de ne pas le faire. J'ai dit qu'il n'en savait pas suffisamment, qu'il ne savait pas depuis combien de temps vous les aviez par exemple, ni d'o˘

ils venaient. J'ai dit que l'usage de ce produit devait être correctement contrôlé. Il a raconté d'autres bêtises. Si je ne voulais pas rester avec lui, il les prendrait tout seul, a-t-il affirmé.

Il était complètement givré, quoi qu'il en soit, avec toutes ces conneries de réincarnation. J'ai été infirmière dans un asile psychiatrique et je peux vous assurer qu'un des premiers signes de psychose, c'est quand les gens affirment qu'ils sont réincarnés.

" Il était la dernière personne à laisser en présence de ce genre de substance. Mais on ne peut pas dire aux gens ce qu'ils doivent faire sans les contraindre. Cette saloperie d'acide - Seigneur !

Moi qui croyais qu'on en était débarrassés quand c'est passé de mode dans les années soixante-dix. Bon, d'accord, le résultat c'est qu'il les a pris et - j'allais dire qu'il a eu un mauvais trip, mais c'est faux, il a eu un bon trip. Il n'arrêtait pas de dire qu'il voyait des choses ravissantes, des couleurs exquises. Il y a un jardin là o˘ il vit - o˘ il vivait. Les fleurs n'avaient rien de merveilleux, enfin, on ne peut pas dire, c'étaient des p‚querettes comme on en trouve sur toutes les pelouses mais il s'est mis à les décrire comme des tournesols, aussi grosses que des assiettes à

soupe, avec un parfum de rose. Les moineaux étaient des martins-pêcheurs, des perroquets, Dieu sait quoi encore. Il s'est mis à parler aux papillons. C'étaient des piérides du chou blanches mais il disait que leurs ailes étaient bleues, pourpres et écarlates.

- Et les abeilles? demanda Guy, la bouche sèche.

Elle avait l'air sinistre. Sa bouche se tordit en un vilain sourire.

- Ah oui, les abeilles. Les abeilles se trouvaient dans une ruche du jardin qui s'étendait au-delà du sien. Certains voisins s'étaient plaints au conseil municipal - je travaille pour le conseil -, mais beaucoup les aimaient parce qu'elles faisaient du bien aux fleurs et fertilisaient leurs arbres fruitiers. Ce qui est s˚r, maintenant, c'est qu'elles vont disparaître.

Ses yeux fixèrent les siens.

- Il a escaladé la clôture.

- Mais pourquoi ?

- Pour parler à ces foutues abeilles. Il était saint François, vous vous rappelez? Frère Papillon et súur Abeille. «a été

comme ça pendant un moment puis il est passé par-dessus la barrière. Elle n'était pas très haute et il y avait une boîte en bois sur laquelle il est monté, sur le côté. Je ne pouvais pas l'arrêter, comment aurais-je pu ? Il faisait ce qu'il voulait, les gens sont comme ça. Les habitants de la maison, les éleveurs d'abeilles, étaient partis au travail. Tout le monde était parti au travail ou ailleurs.

" Il est allé jusqu'à la ruche et a parlé aux abeilles. Il aimait bien les abeilles mais je ne pense pas qu'il leur parlait lorsqu'il était dans son état disons normal. C'est une de ces ruches en bois dont on soulève le couvercle. Il s'est approché tout près et m'a dit que tout irait bien, que les abeilles le reconnaîtraient, qu'elles savaient reconnaître un ami. Je l'ai retenu mais il m'a repoussée.

Il a dit que j'allais perturber les abeilles et peut-être aurais-je pu

- peut-être les ai-je perturbées. N'empêche qu'il a soulevé le couvercle de la ruche.

" Les abeilles sont sorties - je veux dire, des centaines d'abeilles, on avait l'impression qu'il y en avait des centaines. Un énorme essaim d'abeilles en colère. Je savais qu'elles le piquaient parce qu'il criait et battait des bras pour les écarter. Il courut, tomba, et les abeilles fondirent sur lui. Les abeilles ne sont pas comme les guêpes, elles vous poursuivent. Elles vous piquent et laissent le dard à l'intérieur avec la moitié de leur corps. C'est pour cela qu'elles meurent. Seigneur, c'est incroyable, les gens croient en un dieu qui a conçu une créature dont le moyen de défense est sa propre mort.

Des larmes coulèrent sur ses joues. Elle n'eut pas un geste pour les essuyer. Guy, sentant qu'il la dévisageait bouche bée, se détourna.

- Elles m'ont piquée, poursuivit-elle. Elles sont allées dans mes cheveux. Elles m'ont piquée aux mains et dans le cou.

J'étais couverte de dards et de piq˚res d'abeilles.

- Mais vous n'êtes pas morte, dit-il, bêtement.

- Je ne suis pas allergique.

- Il était allergique ? On pourrait croire que cela aurait d˚

l'arrêter. Pourquoi s'est-il approché des abeilles s'il était allergique?

- Il ne le savait pas, dit-elle. Il ne pouvait pas le savoir. On ne le sait pas si l'on a été piqué une seule fois auparavant. La première fois, il ne se passe pas grand-chose, c'est comme ça qu'on devient allergique. Cela provoque une réaction violente aux contacts ultérieurs avec la substance, quelle qu'elle soit.

Piq˚res d'abeilles, crustacés, sumac, tout ça c'est pareil.

- Et c'est ce qu'il avait ?

- Je ne savais pas. J'ai essayé de le traîner vers la maison.

Ces saloperies d'abeilles... Je me suis mise à crier. C'est fou ce qu'il faut crier, à Londres, avant que les gens réagissent. Un homme est arrivé. Je lui ai dit de chercher de l'aide, un médecin, une ambulance, la police, quelque chose. Les abeilles étaient là, partout, en colère, c'était infernal.

- La police, dit-il. La police est venue?

Elle ricana.

- C'est ça qui vous inquiète? Il n'y a que ça qui vous inquiète ? Non, ils ne sont pas venus. Ils ne sont jamais là quand on a besoin d'eux. Autre chose, c'est drôlement difficile de convaincre les gens dans ce genre de situation, ils ne vous croient pas, ils ne croient pas que quelqu'un va mourir de piq˚res d'abeilles. Moi, je voyais bien qu'il faisait une réaction allergique, ils l'auraient constaté à l'hôpital si on avait pu l'y conduire à

temps. Mais il est mort avant, il est mort en moins d'une heure.

Il est mort en s'étranglant. Il a enflé et s'est étranglé à mort.

Guy ne dit rien. Il resta assis et détourna les yeux. Il regarda, derrière la fenêtre, son joli petit jardin citadin avec son bassin et l'île au milieu, pas encore de dauphin de bronze à l'époque, ni de mobilier florentin, les minuscules orangers dans leurs pots chinois, dressés contre le mur devant les genièvres bleu et vert foncé qu'il avait d˚ couper par la suite pour laisser grimper les clématites. Il pleuvait légèrement, les gouttes de pluie crevant la surface du bassin. Un unique nénuphar rose était en fleur. Il se rappelait tout.

- Il était incapable de parler, dit-elle d'une voix neutre et froide.

Cela signifiait-il qu'il n'avait parlé du L.S.D. à personne?

- Je sais à quoi vous pensez. Il n'en a parlé à personne.

- Il vous l'a dit.

Elle rit.

- Oh oui ! la saloperie que vous lui avez donnée apparaîtra peut-être à l'autopsie. Je devrais le savoir, mais ce n'est pas le cas. De toute façon, c'est sans importance.

Ses yeux firent lentement le tour de la pièce. Il savait ce qu'elle avait en tête, comme si elle l'avait exprimé à voix haute.

Il possède tout cela, tout cet argent malhonnêtement gagné, mais pas pour longtemps, oh, non, pas pour longtemps, ce sera balayé, tout disparaîtra. quatorze ans, songea Guy.

- Je l'ai raconté à la police, reprit-elle. Je leur ai dit tout ce que je savais. J'imagine qu'ils vont venir ici. Ils ont dit que je ne devrais pas essayer de vous voir mais il le fallait. Je devais vous affronter. Je vais partir, maintenant.

- Comment étais-je censé savoir qu'il était allergique aux abeilles ? demanda Guy.

Il aurait bien aimé la tuer mais, évidemment, il ne la toucha pas. Elle pleurait en partant. Les larmes semblaient aggraver l'odeur de son corps. Il n'avait pas tellement envie que ses voisins voient une femme en larmes, aux pieds nus sales et vêtue d'oripeaux flottants, quitter sa maison, mais il n'y pouvait rien.

La brigade des stups arriva moins d'une heure plus tard.

qU'EST-CE qUI vous FAIT aimer quelqu'un ? Pourquoi ne peut-on pas choisir, alors que l'on peut choisir presque tout dans la vie? A condition d'être riche, il est vrai.

On peut choisir comment gagner sa vie, le genre de maison, de voiture, de vêtements, de loisirs que l'on veut. Pourquoi la personne aimée n'est-elle pas également une question de choix ?

Guy se posait souvent cette question à propos de Leonora et lui. Pourquoi était-il amoureux de Leonora alors qu'il ne le voulait pas, alors que c'était si peu pratique et si destructeur, que cela faisait perdre tellement de temps ? Il la trouvait magnifique tout en sachant qu'elle n'était pas si jolie que cela, elle s'habillait mal, elle n'aimait aucune des choses qu'il aimait et il détestait la plupart des choses qu'elle appréciait. Ils n'avaient rien en commun. Elle n'aimait ni manger ni boire, ni les vêtements luxueux, veiller tard la nuit, les endroits exotiques, les voitures rapides, les plages ensoleillées, aller aux courses. Le sport ne voulait rien dire pour elle. Elle n'avait jamais skié ni mis les pieds sur un yacht. Les diamants sont peut-être les meilleurs amis des femmes, mais pas pour ce genre de fille, et elle militait contre le commerce de la fourrure.

Elle aimait les livres et les films sérieux, si possible réalisés au Japon ou au Chili et sous-titrés. Elle aimait passer ses vacances avec un sac à dos, dans des campings ou des auberges de jeunesse, les aliments diététiques, le jus de fruits, la Badoit et le Ramlosa, faire du vélo, le thé‚tre marginal, la musique classique et les documentaires écolo sur BBC 2. Il s'efforcerait peut-être d'aimer tout cela s'ils étaient à nouveau ensemble, mais, pour l'instant, il le haÔssait. Il détestait ses vêtements, le fait qu'elle ne fut presque jamais maquillée, encore moins depuis qu'elle fréquentait le nabot rouquin, qu'elle n'e˚t jamais les ongles laqués. Négliger d'épiler ses jambes serait la prochaine étape, se disait-il parfois.

Mais, quand il la vit entrer dans leur restaurant du samedi et venir vers lui, son cúur bougea. Il pivota légèrement sur le côté

et se mit à battre très fort, comme après un choc. Cela se produisait à chaque fois. quelque chose à l'intérieur de sa tête, son cr‚ne peut-être, se répandit avec une sorte de chaleur, et une faible douleur. Mais son corps refroidissait, sans pour autant réellement frissonner, il sentait le froid le saisir, descendre le long de ses bras et de ses flancs, toucher son cúur. Chaque fois.

Et pourquoi ? Cela tenait à elle, c'est tout ce qu'il pouvait dire.

Peut-être était-ce toujours ce qui se passait avec l'amour.

quelque chose au sujet de quelqu'un. Un coup d'úil, un sourire, une façon d'écarquiller les yeux, un gloussement dans le rire, un mouvement des épaules, un détail infime. Cela n'expliquait évidemment pas pourquoi le détail infime avait tant de pouvoir.

Entre Leonora et lui, c'était son sourire, sa manière de sourire, une curieuse fermeté des lèvres qui ne s'étendait jamais aussi loin qu'on l'aurait cru, une sorte de contrôle du sourire. Les dents, bien s˚r, étaient parfaites, petites, blanches et régulières.

Le seul sourire semblable au sien qu'il ait jamais vu était celui de Vivien Leigh dans Autant en emporte le vent.

Est-ce que ce sourire comptait tellement pour lui, le rendait fou, le faisait souffrir et le comblait, l'incitait à espérer quelque chose d'indéfinissable, non parce qu'il était contrôlé mais parce qu'il savait qu'il pouvait briser les limites du contrôle et se réaliser pleinement, mais en aucun cas pour lui?

Trois jours avaient passé sans qu'il lui parl‚t. Le quatrième, elle avait répondu au téléphone à Georgiana Street. Ils étaient beaucoup sortis, lui dit-elle, ils n'avaient pas été souvent chez eux. William avait travaillé. Il avait collaboré à un film sur des hommes qui devaient s'occuper de leurs épouses handicapées à

la maison. quel sujet exaltant! Les résultats de l'audimat allaient être quelque chose ! Comme s'il se souciait de ce qu'avait pu faire ce foutu William ! Il aurait aimé pouvoir le tuer plusieurs fois.

O˘ allons-nous déjeuner, demanda-t-il, et elle répondit :

" Pourquoi ne pas retourner dans cet endroit de Kensington Park Road? " Il y était donc, le premier arrivé cette fois, assis devant le bar o˘ le Français qui faisait office de barman lui préparait une vodka Martini. Il avait ôté ses lunettes de soleil, ne voulant pas qu'on l'accuse de ressembler à un mafioso.

Passer devant le mews o˘ elle avait vécu autrefois lui avait évoqué l'amour et son sourire. C'était le 19 ao˚t, quatre semaines exactement avant son mariage - enfin, avant le jour qu'elle appelait celui de son mariage. Il n'allait pas se laisser prendre aussi facilement. Il n'allait pas se laisser prendre du tout. Il s'était efforcé de ne pas regarder l'escalier en colimaçon et il était justement en train de se dire qu'il fallait se retourner et regarder quand elle lui effleura l'épaule.

- Guy, tu es perdu dans tes rêves.

Le frisson le parcourut et son cúur bougea. Il la regarda. Elle lui sourit et il lui dit ce qu'il venait de penser au sujet de son sourire.

- C'est pourquoi je t'aime. C'est un peu l'essence du pourquoi.

- Imaginons que je subisse une intervention de chirurgie esthétique et que le tracé de ma bouche soit modifié, cesserais-tu de m'aimer ?

- Je ne sais pas. Peut-être. J'ai toujours l'impression que tu ne me souris pas convenablement, que tu ne me souris pas autant que tu pourrais. Tu maîtrises ton sourire quand tu me souris.

- Ne sois pas ridicule, Guy.

- que pense Newton de nos déjeuners du samedi? Est-il furieux ?

- Il comprend, dit-elle.

Ils s'installèrent à leur table. Leonora prit un jus d'orange et lui, un Campari soda. Elle commanda un cocktail d'avocat et de pamplemousse, suivi de courgettes farcies, et lui, des escargots, puis du foie de veau au coulis de framboises. Il réfléchit à la

" compréhension " de Newton. Vraiment chic de sa part, de

" comprendre ", espèce de salaud compatissant.

- quelqu'un a commencé à te dresser contre moi quand tu avais dix-neuf ans, dit-il.

- Oh, c'est absurde. Complètement absurde.

- Tu n'aimais donc pas ma maison ?

- Je l'adorais, c'est une maison superbe.

- Elle est mieux que celle de tes parents, n'est-ce pas ?

- Beaucoup mieux, mais je ne vois pas o˘ cela nous mène.

- Je voudrais que tu me dises quelque chose. Je voudrais que tu me dises s'il y a eu quelqu'un d'autre entre moi et Newton.

(Un peu de modestie serait bienvenue, songea-t-il.) J'imagine que je n'ai pas le droit de poser cette question mais j'espère que tu répondras.

- Il n'y a eu personne de vraiment sérieux.

Il ne s'attendait pas à ça, cela le prit à la gorge.

- Mais il y a eu d'autres hommes entre moi et Newton ?

- Bien s˚r que oui.

- qui était-ce ?

Les yeux de Leonora lancèrent des éclairs. Il n'aurait su dire si elle était enchantée ou furieuse. Elle répondit sèchement :

- Très bien, si tu insistes, il y a eu l'ami de Robin qui était son associé, et deux types à l'université et, oui, maintenant que j'y pense, il y a eu celui que j'ai rencontré à la soirée des vingt-cinq ans de Robin. C'est bien ce que tu voulais savoir?

- Tu as couché avec eux ?

- Cela n'a rien à voir avec toi, Guy, ce ne sont pas tes affaires. Tu as dit que tu n'avais pas le droit de poser la question et c'est vrai.

- Donc, c'est que tu as couché avec eux.

Avoir une crise cardiaque doit ressembler à cela, ce doit être le même genre de douleur, qui vous emprisonne la poitrine, produisant une sorte de paralysie.

- Je me demande simplement ce que ton père en penserait, explosa-t-il.

- Tu te quoi ?

- Je disais que je me demandais ce que ton père en penserait. Il serait horrifié. N'importe quel homme le serait s'il s'agissait de sa fille. Ton père aurait beaucoup aimé que tu m'épouses. Il aurait aimé que je sois le premier et le seul, je le sais, il mourrait s'il savait que tu as couché à droite et à gauche.

- Je n'ai pas couché à droite et à gauche, ne sois pas stupide.

- Un homme après l'autre, c'est quoi, alors? Et pourquoi, d'ailleurs ? qu'est-ce qui n'allait pas avec moi ? Ils étaient plus beaux, plus riches ? qu'avaient-ils que je n'ai pas, moi ? J'étais celui à qui ton père aurait aimé donner sa fille.

Elle se mit à rire, puis secoua la tête.

- qu'y a-t-il de drôle?

- C'est toi qui es drôle. Tu es tellement démodé. Tu te considères comme une sorte de yuppie dans le vent, jeune et branché, mais en réalité tu es complètement démodé, et macho de surcroît. " Je me demande simplement ce que ton père en penserait. " Franchement, Guy, tu parles comme un sexagé-naire. Même mon père ne dirait pas une chose pareille. Et les hommes ne donnent plus leurs filles en mariage, tu n'avais pas remarqué ?

- Tu ne peux pas nier que ton père a une grande influence sur toi, Leonora.

- Cela n'a rien à voir avec la question. Je ne le nie pas. Je veux simplement dire que beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis le temps o˘ les pères choisissaient les maris de leurs filles.

Il détestait l'expression de son visage, son sourire. Il dit d'un ton morose :

- Ton père a changé à mon égard.

Depuis ce soir-là, pensait-il. Ce soir o˘ il était allé chercher Leonora et avait lu l'article sur Corny Mulvanney dans le journal était la dernière fois o˘ Anthony Chisholm lui avait proposé un autre verre, avait fumé ses cigarettes, l'avait traité comme un vieil ami. quand il l'avait revu quelques semaines plus tard, le changement était perceptible. Sur le moment, il avait pensé

qu'Anthony était préoccupé par ses affaires, inquiet au sujet de quelque chose, puis des mois avaient passé avant qu'ils se revoient. La fois suivante, lui, Guy, proposa à Leonora de lui

" prêter " l'argent pour l'appartement et Anthony, qui avait été

en quelque sorte mis dans le coup, se montra sévère et intraitable. Le prêt était inenvisageable, il savait que Leonora l'avait déjà refusé, évidemment Guy devait comprendre que l'on appréciait sa proposition mais qu'elle était parfaitement hors de question.

Guy commanda un autre Campari. Il alluma une cigarette en attendant les plats.

- Tu ne m'as jamais raconté comment tu avais rencontré

Newton.

- Pourquoi l'aurais-je fait? Tu ne me l'as jamais demandé.

- Eh bien, cela s'est passé comment ? O˘ l'as-tu rencontré ?

Elle lui coula un drôle de regard en coin, ce qui n'était pas étonnant, vu ce qui suivait :

- A Lamb's Conduit Street.

- Chez ton père ? Allons, Leonora, précise ta pensée.

- Et toi, la tienne, Guy. Est-ce que je connais quelqu'un d'autre à Lamb's Conduit Street? En fait, c'est mon père qui nous a présentés.

- quoi ? Il a quoi ? Tu vois ! J'avais raison. Je ne suis pas tout ce que tu dis, démodé et macho, et je ne sais quoi. Ton père t'a présenté l'homme qu'il veut que tu épouses.

- C'est moi qui veux l'épouser, Guy. Je vais l'épouser. De toute manière, cela ne s'est pas passé comme ça.

- Cela s'est passé comment, alors ?

- William préparait cette émission sur l'architecture. Cela avait démarré à propos de quelque chose que le prince Charles avait dit. Il est venu voir papa à la maison pour un entretien préliminaire et il s'est trouvé que j'étais là.

- quand était-ce ?

- Guy, cesse de m'interroger, s'il te plaît. Il y a deux ans environ. Bon, c'était en juillet.

- Tu n'habitais pas avec eux à l'époque. Cela faisait plus d'un an que tu étais dans ton appartement.

- Je n'ai pas dit que j'habitais avec eux. J'ai dit que j'ai rencontré William chez eux. C'était l'anniversaire de papa. Je suis allée lui porter son cadeau d'anniversaire et William était là.

- Cela n'explique pas comment tu as commencé à sortir avec lui. Ou bien est-ce ton père qui a tout organisé ? Peut-être a-t-il dit à Newton que tu avais un petit ami indésirable et qu'il accueillerait volontiers quelqu'un de plus convenable. Peut-être lui a-t-il donné ton numéro de téléphone.

- C'est moi qui lui ai donné mon numéro de téléphone, dit-elle. Il me l'a demandé.

Comment pouvait-on être tellement f‚ché contre quelqu'un, détester presque tout dans sa manière de s'habiller et de se comporter, tout en l'aimant quand même ? L'aimer plus que n'importe quoi au monde, plus que soi-même.

- Puisque tu es si..., je crois que le mot est progressiste.

Puisque tu es si progressiste, pourquoi envisages-tu de l'épouser ? Pourquoi ne vas-tu pas simplement vivre avec lui ?

- Je vis déjà avec lui, plus ou moins.

Les plats arrivèrent. Leonora demanda de l'eau, lui une bouteille de graves rouge.

- Pourquoi le mariage ? demanda-t-il, quand le serveur fut reparti.

- S'engager publiquement est la raison habituelle, n'est-ce pas? Oui, j'imagine que c'est ce que nous voulons faire. Nous engager l'un vis-à-vis de l'autre pour la vie.

- Pour la vie. Tu penses que cela va durer une vie?

- Pourquoi pas ? Les gens ont toujours pensé que c'était une chose normale que le mariage dure toute la vie. J'espère que ce sera le cas pour le nôtre. Je ne sais pas, je ne peux pas dire, comment peut-on savoir? Tout ce que nous pouvons faire, c'est essayer.

Elle avait pris un petit pain dans la corbeille mais ne le mangeait pas. Sa main gauche reposait sur la table. Il saisit son poignet, le tint légèrement comme lorsqu'on cherche le pouls de quelqu'un, puis resserra son étreinte.

- Fais quelque chose pour moi.

Il crut l'entendre soupirer :

- que veux-tu, Guy?

- Ne te marie pas. Attends. Attends un an. Tu es jeune, il est jeune. qu'est-ce qu'une année? Vis avec lui. Cela ne me gêne pas - enfin, cela me gêne mais je peux le supporter. Vis avec lui et tu verras.

Elle le regarda en balançant très doucement la tête de droite à

gauche.

- Laisse-moi partir. Tu me fais mal.

Elle retira sa main.

- Fais cela pour moi. Ce n'est pas grand-chose.

- Pas grand-chose ! Remettre mon mariage parce qu'un ami, un ancien petit ami, me le demande !

- Je suis davantage que cela pour toi, Léo. Je suis l'amour de ta vie et tu le sais. Si tu refuses, je t'empêcherai. Je ne te laisserai pas te marier. J'ai le droit d'interdire ton mariage et j'en userai.

- Guy, tu me dis parfois des choses qui me font très sérieusement douter de ta santé mentale. Je parle sérieusement.

Et cela va de mal en pis. Je crois sincèrement que tu devrais faire quelque chose à ce sujet.

- Tu as écouté ta mère.

- Pourquoi pas? Oui, probablement. Il m'arrive d'écouter ma mère. Je crois qu'elle est pleine de bon sens. Mais je ne l'ai pas écoutée au sujet de la santé mentale, je n'en ai jamais parlé

avec elle. Je crois que tu perds la tête, Guy, et tout cela parce que tu es obsédé par cette idée absurde que nous serions heureux ensemble. Ce n'est pas vrai. Tu t'entendrais beaucoup mieux avec Céleste, si seulement tu voulais bien voir les choses raisonnablement. En réalité, cela ira beaucoup mieux quand je serai mariée et hors de ta vue, quand tu ne pourras plus me voir.

Alors, tu t'en remettras.

Ni l'un ni l'autre ne furent capables de manger. Cependant, il but le vin. Boire, il y arrivait toujours. Elle but son eau et transforma le petit pain en un amas de miettes. Elle dit que, ces derniers temps, le rencontrer ne servait qu'à la rendre malheureuse et lui aussi, mais elle promit de déjeuner avec lui le samedi suivant.

Elle lui avait donné ample matière à réflexion. quand avait-il proposé de payer son appartement ? Cela devait être en décem-bre et janvier, trois ans et demi plus tôt. Entre cette date et le mois d'ao˚t dernier, quelqu'un avait parlé à Anthony Chisholm de l'affaire Corny Mulvanney. Peut-être était-ce Leonora. Mais qui le lui avait dit, à elle ? qui était la personne qui lui avait demandé :

- Tu sais avec quel genre de type tu sortais ?

Cela s'était passé longtemps avant qu'il ne propose le " prêt ".

Seulement, il n'avait pas vu Anthony pendant six mois. Anthony l'avait délibérément évité, aucun doute là-dessus. Il avait d˚

savoir quelques jours après que Poppy Vasari l'eut dénoncé à la police. Poppy avait tout de suite commencé à parler autour d'elle, comme elle avait menacé de le faire, et l'une des personnes à qui elle l'avait dit était - pourquoi n'y avait-il pas pensé tout de suite ? - Rachel Lingard.

Les chances de rencontre entre Poppy et Tessa n'étaient pas très grandes. Tessa n'était qu'une bénévole dans un hôpital et au BCC. Tandis que Rachel était assistante sociale dans un quartier de Londres, il ne pouvait se rappeler lequel, à condition de l'avoir jamais su. Si elle travaillait pour les services sociaux dans un quartier du sud de Londres alors que Poppy travaillait avec des drogués, quoi de plus logique si elles se connaissaient ? Elles pouvaient même être amies.

- Il s'appelle Guy Curran, il possède une maison somptueuse dans un mews de la plus belle partie de Kensington.

- Guy Curran ?

- Ne me dis pas que tu le connais !

- Oh si ! je le connais ! Ma meilleure amie songe à l'épouser.

Il était un temps o˘ elle envisageait vraiment de l'épouser. La première fois qu'il l'avait emmenée voir sa maison, au volant de sa voiture - il avait une Mercedes en ce temps-là, il lui avait dit : " Ce sera aussi ta maison ", et elle avait eu ce fameux sourire, à cette différence près que, dans son souvenir à lui, c'était alors un sourire plus libre, plus ouvert, moins contenu.

" quand nous serons mariés ", lui avait-elle répondu.

Elle avait vraiment dit ça ? Il ne l'avait pas imaginé ? Bien s˚r que non. Il n'était pas en train de perdre la tête. Elle l'avait profondément aimé mais les séparations imposées par l'université et le stage de formation les avaient éloignés l'un de l'autre.

C'était naturel, cela serait arrivé à n'importe qui. L'important est qu'elle se rapprochait à nouveau de lui, qu'elle avait accepté

de partir en vacances avec lui, qu'ils sortaient ensemble deux ou trois fois par semaine. Puis Corny Mulvanney était mort.

Il avait l'impression qu'à peine dix minutes s'étaient écoulées depuis le départ de Poppy Vasari quand la brigade des stups arriva. Ils fouillèrent la maison et ne trouvèrent rien. Il n'y avait rien à trouver. Heureusement qu'il avait jeté l'herbe et les amphétamines dans la cuvette des toilettes trois jours plus tôt. Ils étaient connus pour mettre la tuyauterie en morceaux. Mais ils ne le firent pas à Scarsdale Mews. Il voyait bien qu'ils étaient impressionnés par la maison, ils ne pouvaient pas s'en empêcher, et cela devait les influencer, cette élégance, cette tranquillité, ces beaux objets.

Ils l'interrogèrent chez lui et au commissariat de police. L'inter-rogatoire dura quatre heures. Il nia tout. Le club marchait bien, l'agence de voyages avait largement dépassé le stade de projet, l'affaire de peintures à l'huile originales commençait à rapporter des bénéfices. Ils pouvaient voir d'o˘ venait son argent.

Ses deux fusils neufs furent exhibés, chacun dans sa boîte. Il avait un port d'armes en tant que membre d'un club de tir légalement autorisé. Il déclara n'avoir jamais entendu parler de Cornélius Mulvanney, l'homme n'était jamais venu chez lui.

Mais il y avait une chose qu'il souhaitait leur dire, c'est que lors d'une soirée dans un pub de Balham, pendant le week-end, quelqu'un l'avait abordé pour lui demander s'il avait de la résine de cannabis. Dans ces termes? Eh bien, non, pas dans ces termes, il ne voulait pas répéter les mots mais, s'ils insistaient, ce qu'on lui avait demandé était : " Vous n'auriez pas un peu d'herbe ? " Comment savait-il ce que cela signifiait ? Cela l'avait intrigué, il avait demandé à un homme dans le pub qui le lui avait expliqué.

Décrivez l'homme. quel homme ? Celui qui lui avait demandé

de la résine de cannabis. Guy avait dit qu'il ne pouvait pas, qu'il n'arrivait pas à se rappeler. Il finit par produire une vague description d'un homme mince, p‚le, aux longs cheveux assez blonds. Le nom du pub? L'heure? qui donnait la soirée? A quelle heure était-il parti? Et cela continuait, continuait. A minuit, ils le laissèrent rentrer chez lui. Il n'entendit plus jamais parler d'eux.

Poppy Vasari, en revanche, revint quelques jours plus tard.

Elle dit qu'elle ne voulait pas entrer, merci. (Il ne l'en avait pas priée.) Elle préférait rester sur le seuil parce qu'il risquait de lui faire du mal si elle se trouvait seule avec lui à l'intérieur. Cela le fit rire. Comme s'il allait ne serait-ce que toucher quelqu'un d'aussi dégo˚tant! L'odeur était probablement toujours là, incrustée dans les vêtements. Il tint la porte en se moquant d'elle, tout ça était tellement ridicule.

- Vous avez assassiné Corny, dit-elle, alors pourquoi pas moi ? Cela ne changerait rien pour vous. Vous êtes mauvais.

Il se forçait pour continuer à rire, cela ne lui venait pas naturellement. S'il refermait la porte, elle tambourinerait jusqu'à ce qu'il l'ouvrît à nouveau.

- Vous avez échappé à la loi, mais pas à vos pairs.

- qu'est-ce que vous voulez dire, mes pairs? demanda-t-il, ayant une sorte de vision de la Chambre des lords.

- Je parle de vous à tous les gens que je connais, à tout le monde. Et j'en parle à tous les gens que Corny connaissait. Je leur raconte la vérité, que Corny est sans doute mort à cause des piq˚res d'abeilles mais que, s'il s'est fait piquer, c'est à cause de la drogue que vous lui avez donnée. Vous l'avez assassiné en lui donnant une drogue mortelle et c'est cela que je suis décidée à

colporter partout. J'ai commencé chez moi. Maintenant, je vais m'y mettre ici. Je vais trouver vos amis et leur raconter. Je vais frapper à chaque porte de cette rue et raconter aux gens ce que vous avez fait.

Le problème avec cette sorte d'entreprise, du moins en Grande-Bretagne, est que les gens qui entendent ce genre de déclaration, émise de cette façon, pensent que le messager est fou. Il ou elle est une " pauvre créature " que l'on devrait enfermer, qui n'aurait jamais d˚ être laissée en liberté, qui avait besoin d'être soignée, qu'il vaut mieux ignorer, oublier ; quant à

l'information ainsi communiquée, personne ne la croit. Les voisins de Scarsdale Mews ont certainement pris Poppy Vasari pour une folle si elle a mis sa menace à exécution - Guy n'était pas allé vérifier -, et peut-être était-elle momentanément un peu folle. Je veux dire (pensait Guy), imaginez le présentateur de la télévision spécialisé dans les entretiens " Au coin du feu ", qui ouvre sa porte et entend :

- A mon avis, vous devriez savoir que l'homme qui habite au numéro sept a tué mon ami avec des drogues.

Cela ne le dérangeait vraiment pas. Si elle prenait ces gens pour des amis à lui, elle se trompait lourdement. Il n'avait jamais frayé avec ses voisins. Il avait refusé l'invitation de l'un d'eux à

passer prendre un verre pour NoÎl. Les jours suivants, il avait été un peu sur le qui-vive mais tout le monde s'était comporté comme d'habitude, disant "Bonjour!" ou

" Salut ! " ou rien du tout. Comme il s'y attendait, ils n'avaient rien écouté. Mais c'était différent de Poppy Vasari parlant à quelqu'un de sa connaissance, quelqu'un avec qui elle travaillait, surtout quand elle se serait un peu calmée.

C'était autre chose que Poppy racontant tout à quelqu'un qui le connaissait, qui reconnaissait son nom.

Rachel Lingard.

Il devait partir en vacances avec Leonora dans la quinzaine suivant l'enquête sur la mort de Corny Mulvanney. L'enquête ne révéla rien d'important. Son nom, Dieu merci, ne fut pas mentionné. Poppy Vasari se fit réprimander par le coroner pour être restée assise sans intervenir pendant que Corny Mulvanney prenait une substance interdite, un dangereux hallucinogène. Elle était particulièrement bl‚mable à la lumière de la formation qu'elle avait reçue et de l'emploi qu'elle avait occupé mais dont - le coroner était heureux de pouvoir en informer le tribunal - elle avait démissionné. On conclut à

la mort accidentelle. Mais Rachel avait d˚ s'activer car au milieu de la semaine suivante, quand ils retrouvèrent, Leonora et lui, à Cambridge Circus - il l'emmenait voir Les Misérables au thé‚tre -, elle lui annonça qu'elle n'irait pas en Grèce.

Cela n'avait pas eu l'air de la gêner. Elle ne prit pas la peine de lui dire que c'était affreux, qu'elle en était malade.

Elle déclara sans détour :

- Je ne peux pas venir. Je suis désolée.

Il était effondré, il protesta. …tait-ce le prix qui l'embarras-sait ? …tait-ce parce qu'il allait payer pour eux deux ?

Le choc le rendit négligent, il prononça la phrase qu'elle détestait et qu'il s'était juré de ne plus employer.

- Une somme comme ça, je ne verrai même pas la différence.

Cela la faisait toujours tressaillir.

- Il y a ça et d'autres raisons. Je ne peux pas. Ne me demande pas de t'expliquer, cela serait trop douloureux.

Oublions tout simplement, e'st-ce possible ?

Il fut un temps o˘ il croyait que c'était à cause de l'argent et peut-être - sentiment peu agréable - parce qu'elle se sentirait obligée de coucher avec lui s'il payait, aussi valait-il mieux ne pas y aller. Maintenant, il savait que c'était autre chose. Rachel lui avait dit pour Corny Mulvanney.

Elle habitait avec Rachel. Rachel était toujours là, empoisonnant son esprit, l'influençant contre lui. Il aurait aimé tuer Rachel.

CHEZ DANILO, le barbecue était préparé par des cuisiniers en tablier rayé et toque blanche, et la nourriture servie par des jeunes personnes habillées comme des fermières du xviiie siècle. Les hommes et les femmes qui tenaient le bar portaient des costumes de danseurs hawaiiens. Par chance, la soirée était chaude. Le jardin de la maison néo-géorgienne de Danilo à Weybridge était immense, parsemé de palmiers d'importation qui avaient presque atteint leur taille adulte et tenaient très bien le coup cet été mais risquaient d'avoir moins belle allure au printemps suivant. Sa dernière nouveauté était une fontaine installée dans un bassin ornemental sur la pelouse, en dessous de la terrasse. La fontaine était illuminée ce soir-là, des rosiers roses plantés dans des pots roses bordaient la margelle de marbre de même couleur et de la teinture rose avait été versée dans l'eau. Danilo expliquait aux gens qui admiraient l'effet produit que les rochers d'apparence si naturelle étaient en véritable quartz rose.

Il était venu une centaine de personnes. Guy en connaissait vaguement quelques-uns. Bob Joseph était là avec sa petite amie et l'ancienne femme de Bob était accompagnée de son nouveau mari, ainsi que le père de Danilo, cette vieille canaille, avec sa troisième épouse et le frère de Danilo, qui avait repris la charge de bookmaker et possédait maintenant une chaîne d'officines de paris. Il y avait beaucoup d'amis de Tanya qui étaient dans la fripe et un tas de filles qui avaient l'air de mannequins mais ne l'étaient probablement pas. Danilo et Tanya, qui parlaient toujours de se marier " un jour " ne l'avaient pas encore fait, malgré leurs quatre enfants.

Le quatuor en question, abominablement g‚té selon Guy, au lieu d'être au lit ou surveillé par les deux nurses dans un endroit adéquat à l'écart, courait entre les invités en hurlant, jetant de la nourriture en tous sens, éclaboussant avec l'eau rose de la fontaine quiconque se trouvait dans leur ligne de tir. Ils étaient endimanchés, les deux garçons en pantalon rayé, spencer et núud papillon, les filles en organza blanc soutenu par plusieurs épaisseurs de jupons, comme si leurs parents étaient des paysans italiens enrichis et non des cockneys parvenus. Le plus ‚gé des garçons, Charles surnommé Carlo, avait pris un Bellini qui, parce que la fête était donnée en l'honneur de Tanya, comportait du cognac en plus du Champagne et du jus de pêche ; entouré de filles en jupette à mi-cuisse, il l'avala d'un trait et se pourlécha les lèvres.

Des lumières féeriques étaient accrochées dans les palmiers avec des spirales destinées à repousser les moustiques. Une bande magnétique jouait de la musique style " là-bas au bout du Rio Grande ", aidant Danilo et Tanya à entretenir l'illusion qu'ils étaient vraiment d'origine latino. Le jardin sentait l'huile chaude et la viande grillée malgré les bougies parfumées au patchouli. Guy se dit qu'il n'aurait jamais pu emmener Leonora dans cet endroit. Elle aurait trouvé cela vulgaire ou pis encore, elle aurait ri. L'idée qu'elle se faisait d'une soirée était quinze personnes dans un appartement de Camden Town, buvant du vin blanc et du Perrier en parlant d'environnement. Mais laisser tomber Danilo et Tanya pour Leonora serait un sacrifice insupportable.

Cette nuit-là, le ciel était pourpre et sans étoiles, avec un croissant de lune jaune citron qui devait être réel mais donnait l'impression d'avoir été accroché par Danilo au moment o˘ il colorait la fontaine. Une brise légère agita les frondaisons des palmiers. Guy avait d'abord bu un Bellini pour la forme avant de passer à la vodka. Il vit que Céleste s'amusait, dansant avec le plus proche voisin de Danilo, un millionnaire qui avait appartenu dans les années soixante à un groupe de rock extrêmement en vogue. Elle portait une jupe rouge vif qui lui arrivait aux chevilles, et un bustier noir et or qui laissait entrevoir quelques centimètres d'une peau dorée à la hauteur de la taille. Sa chevelure, formée de plusieurs dizaines de tresses aux extrémités dorées, évoquait la crête d'un somptueux animal tropical. La dernière-née de Danilo, une petite fille en tutu blanc rebondis-sant, courut vers elle et Céleste l'entraîna dans la danse, tous les trois se tenant par la main. Céleste adorait les enfants, il l'avait déjà vu à plusieurs signes.

Il se dirigeait vers le bar pour reprendre de la vodka lorsqu'un éclaboussement particulièrement sonore et un cri provenant de la fontaine l'incitèrent à regarder sur sa gauche. Là, au milieu d'un groupe d'invités essuyant les gouttes d'eau projetées sur leurs vêtements - Carlo s'en était donné à cúur joie au bord du bassin -, se tenait Robin Chisholm.

Guy fit remplir son verre et s'avança jusqu'à un poste d'observation ombragé o˘ n'arrivait que l'odeur de la bougie parfumée. Robin parlait avec Tanya, un homme que Guy ne connaissait pas et deux femmes maigres comme des coucous, bizarrement vêtues et dont les cheveux évoquaient d'énormes nuages de barbe à papa, l'un au citron, l'autre à la framboise.

Les cheveux de Tanya n'étaient pas le contraire, à cette différence qu'il n'existe pas de barbe à papa parfumée à l'encre.

Tanya portait une espèce de camisole en lamé doré avec un pantalon froncé à rayures noires et or et des souliers verts à hauts talons qu'elle avait probablement d˚ chausser par erreur et oublié ensuite de changer. Il n'y avait aucun signe de la présence de Maeve.

Robin avait l'air de sortir directement d'une comédie musicale de l'époque édouardienne. Il ne lui manquait que le canotier en paille. Il coiffait maintenant ses cheveux blonds ondulés avec une raie au milieu. Le résultat était bizarre. Son visage paraissait plus juvénile que jamais, pas seulement jeune comme peut l'être un homme de vingt-sept ans, mais comme un garçon qui aurait dix ans de moins. Ses joues étaient roses et ses lèvres rouges comme celles d'une fille. Il portait un pantalon de flanelle blanche et un blazer rayé, semblait prospère et infiniment content de lui.

Guy dit à Danilo :

- Je ne savais pas que tu le connaissais.

- Je le connaissais autant que toi. Pas aussi bien, peut-être, mais mieux par la suite. Il a échangé quelques pesetas pour moi.

J'ai vendu ma villa et il fallait trouver une solution pour sortir les fonds. J'aurais d˚ demander à la petite miss Léo, hein ? Est-ce donc à cela que tu penses ? La petite miss Léo et son fiancé ?

- Pas du tout, répondit Guy avec raideur. Comment l'as-tu rencontré à nouveau ?

- Je me demande pourquoi tu poses la question. Enfin, ma vie est un livre ouvert pour mes amis. Je l'ai rencontré par hasard. La súur de Tanya avait un appartement dans le même immeuble que lui sur Clapham Common. C'est celle qui lui parle en ce moment, la blonde cuivrée.

- A Clapham ? Mais il vit à Chelsea.

- Cela s'est passé il y a trois ou quatre ans. Pourquoi t'intéresses-tu tellement à ça, tout d'un coup ? Oh, je crois que je commence à voir. Tu n'as pas l'intention de le faire éliminer, j'espère. Ce garçon a de la valeur à mes yeux. O˘ pourrais-je trouver un autre blanchisseur de devises qui ait un visage de bébé mais aucun scrupule? Regarde-le, il a l'air d'avoir douze ans.

Guy alla se resservir à boire. Il aurait bien aimé s'approcher de Robin Chisholm et lui jeter son verre à la face, pour voir le résultat. Il n'avait jamais jeté son verre au visage de personne mais l'idée lui paraissait soudain très séduisante. Comme l'une de ces choses que l'on doit avoir faites avant de mourir. La soirée n'était plus si chaude. Pour la première fois de sa vie, Guy se dit que les nuits n'étaient jamais chaudes dans ce pays - excepté

une dans l'année, peut-être. Puis il s'avança vers Robin qui parlait toujours à la belle-súur blonde cuivrée de Danilo et, maintenant, à un homme plus ‚gé dont quelqu'un avait dit qu'il était créateur de mode.

- Bonsoir, comment allez-vous ?

Il le dit de cette manière britannique o˘ l'on porte tout l'accent sur le " vous " et débite les mots en une séquence dépourvue de sens. Délibérément, sans le moindre sourire.

Robin décida de répondre littéralement à cette question rhétorique, ce qui fit rire la blonde cuivrée.

- Oh, je vais merveilleusement bien, je ne me suis jamais senti mieux !

Il adressa à Guy un sourire intentionnellement dénué

d'expression.

- Maeve n'est pas là ?

Cela provoqua une pantomime offensante. Robin regarda à

gauche, à droite, tordant le cou et scrutant l'horizon dans le dos du créateur de mode. Il haussa les sourcils, puis fit le myope et, intrigué, scruta le sol et émit un sifflement silencieux.

- Elle n'a pas l'air d'être là, finit-il par dire. Non, j'ai l'impression qu'elle n'est pas là.

Il avait adopté, à l'occasion de cette soirée ou peut-être pour Guy seulement, une attitude chaleureuse et ingénue.

- Dites-moi, cette fille absolument ravissante est avec vous ?

C'était une erreur de demander laquelle et pourtant Guy la commit.

- La Noire avec une coiffure rasta.

Guy jeta le contenu de son verre au visage de Robin.

La belle-súur de Danilo hurla. Le créateur de mode s'écria :

" Pour l'amour du ciel ! " Robin s'ébroua, cracha, rejeta ses cheveux en arrière et bondit sur Guy les bras en avant comme dans un combat de chats. L'assistance était muette et immobile, les yeux rivés sur la scène. L'adrénaline montait. Le poing de Guy se détendit et toucha Robin, non à la m‚choire comme c'était voulu, mais à la clavicule droite. Presque aussitôt, les mains voletantes de Robin assaillirent le visage de Guy, ses ongles longs aussi menaçants que les griffes d'un tigre. Guy frappa encore et les gens intervinrent. quelqu'un l'immobilisa par-derrière tandis qu'un autre saisissait Robin par les épaules, mais il avait eu le temps d'écraser son poing sur l'úil gauche de celui-ci.

Tous deux haletaient, éternuaient littéralement.

- Arrêtez, ça suffit, dit quelqu'un.

- Vous êtes fous ou quoi ?

- C'est mon anniversaire.

- Au nom du ciel, que se passe-t-il par ici ?

- Je ne pouvais pas en croire mes yeux.

- Oui, il lui a jeté son verre en plein visage.

- C'est un salaud, dit Guy. Le plus grand salaud de Londres.

- Et vous, vous êtes un criminel psychopathe et un meurtrier, répondit Robin, cachant son úil d'une main. Pourquoi, diable, ne retournez-vous pas dans le foutu taudis dont vous êtes sorti ?

Céleste conduisit la voiture jusqu'à la maison. Guy était assis à

côté d'elle, cajolant son visage sanguinolent. Il avait été griffé à la joue droite, sur le côté droit de la lèvre supérieure, à gauche du menton et au cou.

- Je vais avoir un empoisonnement du sang. Dieu sait de quelle saleté de bactérie un tel salaud peut être porteur, listeria, hépatite B, n'importe quoi.

- Espèce d'idiot, dit Céleste. Tu es tellement bête. Tu iras voir un médecin demain. Il ne croira jamais que c'est un homme qui a fait ça - tu peux dire que c'est moi, d'accord?

Il n'était pas amoureux d'elle mais il aimait sa façon de parler, son accent. Rasta, dirait ce salaud. Avec sa foutue prononciation héritée des public schools.

- Céleste, je voudrais te dire quelque chose.

Il faisait sombre à l'intérieur de la Jaguar. Une obscurité

complice. Il alluma une cigarette. Il aurait préféré mourir que parler de Corny Mulvanney à Leonora, mais il allait tout dire à

Céleste, lui dire sans beaucoup de scrupules, pour ainsi dire sans gêne. …tait-ce parce qu'il ne se souciait pas vraiment de ce qu'elle pensait de lui alors que l'opinion de Leonora était si importante? …tait-ce parce que, si elle disait après l'avoir entendu qu'elle ne voulait plus le voir, cela lui serait indifférent ?

Ou était-ce tout autre chose - parce que Céleste le connaissait et l'aimait tel qu'il était et qu'il n'avait pas besoin de feindre avec elle. Leonora en revanche, malgré leur longue et intime relation, ne le connaissait pas et il ne voulait pas qu'elle le conn˚t, il fallait qu'elle garde ses illusions à son sujet.

- Eh bien, vas-y.

Il lui raconta, il ne cacha rien. Tout y passa, ses doutes, son émoi, sa couardise, sa prise de conscience tardive que quelqu'un avait tout raconté à Leonora. Ce devait être Rachel Lingard, avait-il pensé, mais à la soirée il avait compris que ce n'était pas elle. C'était Robin Chisholm. A l'époque, Robin vivait à

Clapham, à quelques centaines de mètres seulement de Poppy Vasari.

- Et c'est pour ça que tu lui as jeté ton verre à la figure ?

La véritable raison était la remarque raciste de Robin concernant Céleste, mais il n'allait pas le lui dire. Cela risquait de la blesser, en dehors de le placer, lui, sous un angle ridicule, chevaleresque.

- Plus ou moins, oui.

- Guy, mon chéri, tu es un peu fou, sais-tu? Tu te laisses obnubiler par cette histoire vis-à-vis de Leonora. Sais-tu même si quelqu'un le lui a dit ? Lui as-tu demandé ? Non, parce que cela lui révélerait la vérité au cas o˘ elle l'ignorerait encore. Ne vois-

tu pas que tout se passe dans ta tête, et ta tête est très bizarre ces derniers temps, Guy, je peux te l'affirmer.

- Elle a changé à mon égard. Elle a changé dans les deux semaines qui ont suivi l'accident de Corny Mulvanney. Elle ne voulait plus partir en vacances avec moi.

- Elle ne voulait pas que tu paies. Elle ne voulait pas y aller à

cause des chaînes que cela créait, c'est ça ? C'est seulement sur ce point qu'elle a changé. D'accord, je ne suis pas comme ça. Si un homme veut payer pour moi, il peut, il est le bienvenu, je suis ravie. S'il a envie que je fasse certaines choses et moi pas, s'il veut m'y forcer, eh bien je le balance par la fenêtre. Je n'ai pas pratiqué le tai-chi-chuan pendant cinq ans pour rien, tu peux me croire.

Guy rit malgré lui. Il regarda par la fenêtre de la voiture mais il n'avait pas besoin de voir pour savoir o˘ ils étaient. C'était Balham Hill et là-bas sur la gauche, c'était Clapham Common, le territoire de Corny Mulvanney. Il sentit qu'il était traversé par un million de fils électriques invisibles, un réseau de transmission dont chaque maillon transmettait des murmures concernant ses crimes et sa culpabilité. La voix de Robin Chisholm lui revint : criminel psychopathe et assassin. Comment le frère de Leonora pouvait-il savoir que c'était justement les mots à employer si on ne lui avait pas raconté les faits ?

Céleste leur fit traverser la rivière par le pont de Battersea.

- Guy chéri, dit-elle, je ne veux pas te blesser.

Il sourit intérieurement. Ils étaient donc deux à ne pas vouloir blesser l'autre.

- Mais Guy, n'est-il pas plus probable qu'elle a changé en comprenant que vous n'aviez plus rien à partager? Vous n'appartenez pas à la même sorte de gens. Même moi, je peux le dire, et pourtant je ne l'ai vue qu'une fois. D'accord, j'ai un préjugé, je suis jalouse, c'est vrai, je le suis. Mais cela ne signifie pas que c'est faux. Elle s'est réveillée, elle a commencé à

comprendre.

- A ce moment précis? Cela serait bien la plus grande coÔncidence de tous les temps.

- Eh bien, ce le serait peut-être si vous étiez encore amants à

ce moment-là, si vous viviez ensemble ou presque ensemble comme nous, je veux dire, si vous vous étiez promis quelque chose et aviez l'intention de donner suite de façon permanente.

Là, ce serait vraiment bizarre. Si c'était moi, ce serait vraiment bizarre. Mais était-ce ainsi, Guy?

Il ne répondit pas et haussa les épaules. C'était elle qui ne comprenait pas. Dans l'obscurité des rues, l'éclairage cuivré des réverbères projetait une lumière jaun‚tre. C'était une fraîche nuit d'été, les premières heures fraîches d'un matin d'été. Les égratignures de son visage lui faisaient mal. Il lui demanda de laisser la voiture dans la rue, de ne pas la garer. Un chat accroupi sur le mur d'en face lui décocha un long regard insondable de ses yeux jaunes chargés de lumière qui n'avaient pratiquement pas de pupilles. Peut-être s'y connaissait-il en égratignures. Si les gens lui posaient des questions, il leur dirait qu'il avait été griffé

par le chat du voisin.

Cette nuit-là, il aurait préféré se passer de la compagnie de Céleste. Mais il serait inconcevable de la renvoyer chez elle.

Pauvre petite, se dit-il, pauvre compagne de souffrance. Alors, la colère s'empara de lui, une colère dirigée contre Rachel Lingard et ces Chisholm, tous les Chisholm. Il serra les poings.

Céleste le précéda dans l'escalier d'un pas dépourvu d'assurance et de gaieté, sans avoir le moins du monde l'air de posséder partiellement la maison, comme si elle s'attendait plutôt à ce qu'il lui demande de redescendre ou même la renvoie.

Elle s'assit sur le lit de Linnell et récupéra les pointes dorées au bout de ses tresses.

- Guy, dit-elle, Guy chéri, était-ce seulement de la marijuana que tu vendais, ou bien un peu d'acide aussi?

Comme il aurait saisi cette occasion si Leonora le lui avait demandé ! Mais c'était inutile de mentir avec Céleste. Il n'avait pas besoin de l'impressionner. On ne pouvait dire que son opinion le laissait indifférent mais plutôt qu'il avait foi en son infinie aptitude au pardon.

- Les drogues dures aussi. Tout.

- De l'opium ?

- De l'héroÔne aussi, oui. L'héroÔne est bien de l'opium, n'est-ce pas ?

Comme c'était absurde, après toutes ces années et la fortune qu'il avait accumulée, de ne toujours pas savoir exactement.

Peut-être n'avait-il jamais voulu savoir. Elle hocha la tête en l'observant.

- Les gens ne souffrent pas de la substance elle-même. C'est tout l'environnement, les aiguilles sales, l'infection, l'usage immodéré. Et ce n'est pas pire que de s'adonner à la boisson, sinon que l'alcool est accepté socialement. quant aux dealers, autant condamner un marchand de vin.

- J'ai une amie dont le grand-père était kurde, dit-elle.

C'était un aga. (Elle le vit certainement ébaucher un sourire incrédule.) Non, ce n'est pas seulement une marque de four-neaux suédois, c'est aussi une sorte de seigneur féodal dans certaines parties de la Turquie. Ils cultivent tous le pavot là-bas, ils fabriquent de la morphine base. Voilà leur activité, dans cette partie de l'Asie. C'est curieux, ce que tu m'as raconté au sujet de cet homme et des abeilles, parce que c'est ce qu'ils faisaient autrefois, élever des abeilles, mais aujourd'hui les trafiquants remplissent les ruches de drogue.

" La famille de sa mère est très puissante. Ils possèdent quatre laboratoires o˘ l'on transforme la morphine dans des villages près de Van. Son grand-père a envoyé les garçons étudier la chimie à l'étranger et deux de ses oncles se sont fait prendre en Iran et ont été exécutés. Des milliers de passeurs et de chimistes sont exécutés en Iran, de nos jours.

- Pourquoi font-ils ce travail, alors? dit-il d'une voix ca-verneuse.

- Parce qu'ils sont pauvres.

Le mot résonna lugubrement. La pauvreté était une condition qu'il avait bien connue autrefois mais le mot " pauvre "

était rarement prononcé dans cette maison.

- On peut opposer que ce n'est pas entièrement nocif, alors, puisque cela crée des emplois.

Elle poursuivit comme s'il n'avait rien dit.

- Ils n'en prennent jamais, eux. Pas question. Et il n'y a pas d'autre travail possible, pas même dans les champs. Ils n'ont pas le choix. On peut gagner six mille livres sterling en transportant un kilo d'héroÔne à Istanbul, et beaucoup plus par kilo si l'on est chimiste.

Il ne l'avait jamais entendue parler ainsi, ce ton sérieux, cette élocution articulée, presque autoritaire, qui avait remplacé son discours habituel, simple et dolent. Cela ressemblait plus à la façon de parler de Leonora et ses amis.

- J'imagine que c'est la même chose en Amérique latine, poursuivit-elle. On ne meurt pas forcément si l'on en prend, quoique cela arrive, des milliers de gens en meurent, mais on est s˚r de mourir en la fournissant aux drogués.

Elle dit cela d'une voix qu'il ne lui connaissait pas, dure et claire, visant directement sa culpabilité, ses sentiments fragiles.

- Honte à toi, Guy, honte à toi.

Il n'était pas en colère, il se sentait plutôt malade. Il se souvint qu'il avait beaucoup bu mais les effets ne se faisaient sentir que maintenant. Incapable de voir les choses très nettement, avec une vision légèrement dédoublée, il examina les coupures de son visage dans le miroir de la salle de bains, l'entaille profonde qui barrait sa lèvre supérieure et laisserait probablement une cicatrice, l'estafilade sur sa gorge. quel genre d'homme pouvait griffer son prochain ? Maintenant qu'il y pensait, Guy se souvenait que Robin avait toujours eu des ongles assez longs, encore une habitude déplaisante.

Céleste s'était couchée. Elle était allongée le visage enfoui dans l'oreiller, les bras repliés sur la tête. Il s'allongea à côté

d'elle, tendit la main vers l'interrupteur, éteignit la lumière.

L'obscurité soudaine stimula sa mémoire. La dernière fois qu'il avait déjeuné avec Leonora, samedi dernier, elle lui avait avoué

qu'elle était sortie avec un ami de Robin. Un ancien associé de Robin était l'un des hommes qu'il y avait eu entre lui, Guy, et William Newton. Et il y en avait eu un autre, rencontré lors d'une soirée chez Robin. Ce n'était pas excessif de penser que Robin le haÔssait tellement qu'il avait jeté des hommes, l'un après l'autre, dans les bras de sa súur. Il s'était presque comporté comme un maquereau. Guy s'entendit émettre un son, une sorte de grognement.

Céleste l'entendit aussi. Elle l'enlaça et le serra contre elle.

IL Y AVAIT UNE CHOSE à laquelle Guy n'avait pas pensé ce soir-là : Leonora risquait de lui en vouloir à cause de l'úil au beurre noir de son frère. qu'il l'e˚t fait était indiscutable, mais Robin Chisholm aurait à s'expliquer davantage que lui. Le médecin de Guy, ayant examiné ses plaies, n'avait pas cru à

l'histoire du chat. Il avait tout juste accepté la véritable

explication - un combat entre hommes - et injecté à Guy un vaccin antitétanique.

Leonora était à Georgiana Street. Il la joignit dans l'après-midi. Oui, elle était au courant, Robin avait tout raconté le matin même à Maeve au téléphone, qui le lui avait répété et ensuite, Robin lui-même le lui avait dit. Guy n'en fut pas autrement surpris. Cela confirmait ce qu'il savait déjà des liens étroits qui unissaient cette famille et de l'influence que chaque membre exerçait sur les autres. Robin racontait à tout le monde comment Guy s'était jeté sur lui " comme un fou ", sans raison apparente, mais il savait bien que la raison était sa passion obsessionnelle pour sa propre súur.

- Pas du tout, répondit froidement Guy. Il a insulté Céleste.

Voilà qui retint son attention.

- Vraiment? qu'a-t-il dit?

Guy le lui répéta, nullement gêné à l'idée de paraître héroÔque et chevaleresque.

- Tu m'en veux ?

- Pas plus que d'habitude. J'imagine que chacun avait une bonne raison d'agir ainsi.

- Robin t'a-t-il raconté des horreurs sur mon compte ?

Elle hésita un instant.

- quand ? Tu veux dire récemment ?

Il ne pouvait espérer une confirmation plus nette.

- Peu importe. O˘ allons-nous déjeuner, samedi prochain?

Et si elle refusait parce qu'il avait donné un coup de poing à

Robin? Le silence dura une quinzaine de secondes qui lui parurent une heure.

- A toi de choisir. C'est toujours moi qui décide, à ton tour maintenant. Surtout qu'il n'y en aura plus beaucoup.

Il tressaillit.

- Il nous en reste encore trois, dit-il.

Mais, dans son esprit, il y en avait des centaines. Ce mariage est un rêve, pensait-il résolument, il n'aura jamais lieu. D'un ton délibérément léger et taquin, il ajouta :

- Allons, ma chérie, tu sais bien que tu ne vas pas vraiment te marier.

Encore un silence. Cette fois, il dura réellement près d'une minute. Un déclic sur la ligne lui fit redouter, pendant une horrible fraction de seconde, qu'elle ait raccroché.

- Léo, tu es là ?

- Je me demande, répondit-elle d'une voix distante, ce que je dois dire. Je ne sais que te dire quand tu parles ainsi. Je suppose que si tu souhaites vivre dans un monde d'illusions, je ne dois pas t'en empêcher.

Il ignora sa remarque, il réussit même à rire, d'un rire entendu et sophistiqué.

- Eh bien, o˘ allons-nous nous retrouver?

- Viens déjeuner avec moi à Portland Road.

- Nous ne serons pas seuls.

- Nous ne sommes pas précisément seuls quand nous allons au restaurant. Rachel n'est presque jamais là le samedi et Maeve sortira avec Robin. C'est leur habitude.

- Cela me ferait un grand plaisir, dit-il.

Il avait mis fin à son trafic de drogue après l'intervention de la brigade des stups. Disons qu'il l'avait suspendu. Et cela n'avait pas été facile, il avait réellement été en danger. L'un de ses fournisseurs l'avait menacé, sinon de mort, du moins de quelque agression, d'abîmer " son beau visage ". Il était absurde de croire que seules les femmes se soucient de leur apparence, il n'avait pas plus envie d'une cicatrice que s'il était une fille. Il avait vécu avec la peur pendant plusieurs semaines, portant toujours une arme sur lui. En fait, rien n'était arrivé et, en six mois, il avait cessé tout trafic. Il n'avait plus jamais eu de nouvelles de la police ni de Poppy Vasari. Ni Poppy ni personne d'autre ne lui avait prouvé qu'elle avait mis sa menace à

exécution et chuchoté à l'oreille de tout le monde son rôle dans la mort de Corny Mulvanney.

Mais l'attitude des Chisholm à son égard évolua au cours des mois suivants. Leonora changea. Il ne se souciait pas des autres mais Leonora, elle, était sa vie. Pour commencer, elle refusa de l'accompagner à Samos. Les autres refus suivirent. Elle acceptait de moins en moins de sortir le soir avec lui. Anthony devint froid et distant. Maintenant qu'il y repensait, il se souvenait qu'Anthony avait repoussé quasiment avec violence l'argent qu'il voulait " prêter " à Leonora pour l'appartement.

- Vous comprenez que c'est hors de question.

- Ce serait un prêt, avait-il dit. Il faut bien qu'elle emprunte de l'argent quelque part. Pourquoi pas à moi ?

- Vous êtes sérieux ?

- Bien s˚r, pourquoi ne lui proposerais-je pas un prêt sans intérêt ?

- Parce que vous êtes un homme et qu'elle est une femme, avait brutalement répondu Anthony. Bon Dieu, mon vieux, vous n'êtes pas de la famille, vous n'êtes ni son frère ni même son cousin. quel genre d'obligation aurait-elle envers vous?

Et que faisait Robin à cette époque, pendant tous ces mois?

La difficulté est que Guy n'avait aucun souvenir de Robin cet automne et cet hiver-là, en dehors de cette réflexion sur la façon de mettre une dame à sa botte en une leçon facile. Mais il n'avait aucune peine à imaginer les conversations entre Robin et Poppy Vasari, sa voisine de l'immeuble donnant sur Clapham Common.

- Votre súur envisage de l'épouser ?

Robin inclinant la tête sur le côté, ses boucles blondes ébouriffées, son visage triomphant comme celui d'un gamin de dix ans.

- Ce n'est pas une bonne idée ?

- Vous ne vous poserez plus la question quand je vous aurai dit comment il gagne sa vie. Je vais commencer par vous raconter ce qu'il a fait à mon ami.

Cependant, même s'il donnait trois mille livres à Danilo pour le débarrasser de Robin Chisholm - il s'imaginait très bien en train de le faire, et sans embarras particulier du moment que l'opération ne le touchait pas de trop près -, cela n'effacerait pas le passé. Du moins cela n'effacerait pas ce que Robin avait raconté à Leonora en ce fatal mois d'ao˚t, quatre ans plus tôt. Effectivement, mais cela empêcherait Robin de continuer à la dresser contre lui, et c'était assurément ce qui se passait en ce moment, sans arrêt. Combien d'ignobles commérages avaient pu être répétés, par exemple, lors de la conversation téléphonique au sujet de l'úil au beurre noir de Robin ?

Et il y avait un autre aspect. Si tout le reste échouait, il était clair que Leonora ne pourrait pas se marier le 16 septembre, son frère ayant été tué deux semaines plus tôt.

L'admettre était fort désagréable, mais il ne parlait plus à

Leonora tous les jours. Il n'y avait plus moyen de la joindre quotidiennement. Maintenant qu'elle vivait à Georgiana Street trois ou quatre jours par semaine, elle ne répondait plus au téléphone pendant la journée. Lorsqu'il lui en demandait la raison, elle répondait qu'il n'y avait pas eu de sonnerie, ou qu'elle était sortie.

Il entendait d'ici Robin disant :

- Ne réponds pas, c'est la seule solution. Rien ne t'arri-vera si tu ne réponds pas au téléphone, tu sais. Il n'y a pas de sanction pour cela. Aucun procureur ne va te forcer à comparaître devant le tribunal et te faire dire pourquoi tu n'as pas répondu au téléphone. Laisse-moi t'offrir deux petits badges aimantés que tu colleras sur le réfrigérateur : LAISSE

SONNER.

Elle pouvait très bien le faire. Personne d'important ne téléphonerait à Newton pendant la journée. On le savait au travail et la plupart des gens ignoraient qu'elle f˚t là. Si la sonnerie retentissait, ce serait lui, et même si elle avait une grande envie de lui parler, on avait pu la persuader que c'était plus sage de s'abstenir. Sa famille l'aurait fait passer par le chas d'une aiguille, et pas seulement sa famille puisqu'il y avait Rachel Lingard, et il fallait compter avec elle tant elles étaient proches l'une de l'autre, comme des súurs.

Il appela Danilo le vendredi.

- Pas besoin de t'excuser, lui dit Danilo. Ces choses arrivent en amour et à la guerre.

Guy n'avait nullement l'intention de s'excuser. Il savait parfaitement que leur lutte avait ranimé une soirée qui battait de l'aile et procuré aux invités un sujet de conversation qui durerait plusieurs mois.

- Tanya était bouleversée mais elle te pardonnera. (Danilo rit tellement fort que la vibration, dans le téléphone, déchira l'oreille de Guy.) Alors, quel est ton problème ?

- Dan, c'est lui.

Il se sentit incapable de prononcer le nom, physiquement retenu par une contraction de la gorge, une imperceptible nausée. Danilo resta silencieux mais on pouvait entendre son souffle, quelques inspirations haletantes d'un homme sur le point d'éternuer. Il n'y eut pas d'éternuement mais un ricanement feutré.

- qu'adviendra-t-il de mes transactions financières ?

- Il n'est pas le seul blanchisseur de la place.

Danilo n'eut pas l'air d'entendre. Il poursuivit :

- Ce fut une belle soirée, n'est-ce pas? Nous avons eu de la chance avec le temps.

- Je me fous du temps. Tu veux l'argent maintenant ?

- …videmment. J'ai confiance en toi, mais il y a des limites.

Il n'était allé que deux fois à Portland Road. La première, c'était peu après leur installation, quand il avait été invité et que Rachel l'avait traité de victorien. La deuxième, c'était pour la soirée de pendaison de crémaillère organisée par Leonora, Rachel et Maeve. Elles habitaient là depuis deux ou trois mois.

A cette époque, il avait déjà perdu la place particulière qu'il occupait dans la vie de Leonora. Personne, et surtout pas elle, ne l'aurait présenté comme son petit ami. Personne n'aurait parlé

de lui aux Chisholm comme de l'homme que " votre súur " ou

" votre fille " va épouser. Il lui arrivait encore de sortir avec lui.

Elle lui avait dit qu'ils devraient se voir moins souvent, qu'il fallait attendre.

Un peu plus d'une année s'était écoulée avant l'apparition de William Newton. Peut-être était-ce pour cela, même s'il le détestait, qu'il ne reprochait pas à Newton l'éloignement de Leonora. Cela faisait déjà longtemps qu'elle s'était laissé persuader par sa famille qu'ils - elle et lui - étaient mal assortis. A cette soirée, il n'y avait pas d'autre cavalier que lui pour Leonora, alors que Maeve avait quelqu'un, le prédécesseur de Robin Chisholm, et que même Rachel avait déniché une sorte de hibou portant lunettes. Il essaya de se souvenir si, à cette occasion, Robin ou Rachel s'étaient montrés particulièrement agressifs, mais il ne pouvait se rappeler que l'amabilité douce-reuse et hypocrite de Tessa, qui, le revoyant pour la première fois depuis l'épisode du prêt pour l'appartement, exprima sa surprise qu'il f˚t toujours célibataire.

- J'étais persuadée que vous arriveriez accompagné d'une somptueuse créature. Je l'ai même dit à Magnus, n'est-ce pas, Magnus? Guy Curran va débarquer avec quelque splendeur sortie d'une publicité télévisée, lui ai-je dit.

La rue n'avait pas changé. Le Prince of Wales avait toujours l'air d'un pub sympathique o˘ l'on peut emmener sa petite amie boire un verre avant le dîner. Il pourrait vivre là - si au moins on lui donnait la moitié d'une chance ! Il détestait ces idées folles qui le traversaient spontanément et, pourtant, il ne parvenait pas toujours à les contrôler. Malgré lui, il se prit à imaginer qu'il achetait une de ces maisons, la maison entière bien entendu, parce qu'un miracle s'était produit, Leonora disait qu'elle n'avait jamais cessé de l'aimer. Le quartier lui plaisait, elle trouverait agréable d'y vivre. Dîner chez Leith's après un verre au Prince of Wales, imaginait-il, elle et lui dînant en tête à tête au restaurant dans la semaine suivant leur retour de voyage de noces. Il l'avait emmenée en Inde : le Cachemire, Jaipur, Agra et une semaine aux Maldives. Main dans la main au clair de lune, ils s'étaient approchés avec effroi du resplendissant palais du Taj Mahal, s'étaient tournés l'un vers l'autre et avaient échangé un baiser à

l'ombre de ses murailles étincelantes.

Les trois noms étaient inscrits sur une seule carte au-dessus de la sonnette supérieure. La voix de Leonora retentit dans l'interphone, polie, civile, exprimant son plaisir de le voir arriver si tôt. Le tapis de l'escalier était déjà usé, les murs couverts de graffiti. C'était une longue ascension, quarante-deux marches. Il les compta. quand il pensait à ce qu'il aurait pu lui offrir ! Elle n'aurait plus jamais à gravir d'escalier de sa vie.

Elle portait un survêtement. …quipement parfait pour une journée à la maison, aucun doute. Il était bleu foncé et avait d˚

rester correct jusqu'au premier lavage. Depuis lors, il avait d˚

passer à peu près cinq cents fois à la machine. Il se souvint qu'elle ne s'habillait pas avec recherche pour Newton. C'était un signe favorable, cet ensemble bleu foncé, les pieds nus et les sandales du Dr Scholl. Elle pouvait être décontractée avec lui, elle n'avait pas besoin de faire attention.

- Tes boucles d'oreilles sont fantastiques, lui dit-il.

Elle sourit comme cela ne lui était presque jamais arrivé.

C'était une bricole indienne à bon marché, il l'avait repéré tout de suite, mais jolie : des marguerites en émail blanc avec un cúur jaune. Ainsi lovées contre ses lobes rose pêche et son cou mordoré, elles avaient l'air de fleurs véritables plantées dans ses oreilles.

Il ne savait pas exactement ce qu'il attendait de l'appartement, peut-être en avaient-elles fait quelque chose de sensationnel.

Mais comment s'en sortir avec trois chambres, une cuisine et une salle de bains minuscule ? Des affiches et des plantes vertes, des objets achetés chez le brocanteur et d'autres à la boutique indienne. Un peu dégo˚té, il remarqua que ce n'était pas vraiment propre, rien à voir avec sa maison dont Fatima s'occupait quatre jours par semaine. Il resta debout dans la cuisine pendant qu'elle ouvrait des paquets de chez Marks & Spencers et coupait des tranches de pain de mie industriel. Au bout de quelques minutes, il alluma une cigarette.

- Excuse-moi, Guy, mais cet appartement est une zone non fumeurs.

- Je n'en crois rien.

- Aucune de nous ne fume et nous n'aimons pas l'odeur du tabac, aussi avons-nous décidé qu'il était logique de décréter l'interdiction absolue.

- Je peux avoir un verre ?

- Oh, mon Dieu! Je suis désolée. J'avais oublié. Tu aurais d˚ me le demander plus tôt. Il y a du sherry ici, sur l'étagère, et du vin blanc au réfrigérateur. Il est conditionné dans un de ces cartons, tu sais, il suffit de tourner le robinet.

Ils vivaient dans des mondes différents. A son avis, elle ne préférait pas vraiment le sien, cela ne viendrait à l'idée de personne, mais c'était tout ce qu'elle pouvait s'offrir et elle était orgueilleuse. Le " carton " était entièrement recouvert d'un motif imprimé de raisins et de feuilles de vigne. Il tourna le robinet de plastique et un filet de liquide jaune p‚le en sortit. Il détestait le sherry, aussi n'avait-il pas le choix.

- Si tu as vraiment envie de fumer, tu peux toujours sortir sur le balcon pendant que je prépare le déjeuner.

Le balcon donnait sur sa chambre. Le lit était fait, comme le sont les lits qui ne comportent qu'une couette et deux oreillers. Il ne pouvait s'empêcher de supputer combien de fois William Newton l'avait partagé avec elle, ne serait-ce que la nuit précédente. La pièce semblait avoir été rangée en h‚te. L'un des tiroirs de la commode, surchargé, n'était pas correctement fermé. Le pied d'un collant vert dépassait. Des livres gisaient par terre d'un côté du lit, l'un d'eux était encore ouvert en deux, les pages à même le sol. Il franchit les baies vitrées du balcon, s'appuya contre la balustrade de fer et alluma une cigarette.

Les toits et les flèches de Notting Hill s'étendaient à ses pieds, ainsi que les boucles et le grand arc de Ladbroke Grove. Des arbres poussiéreux dessinaient des îlots de verdure sombre devant les terrasses victoriennes couleur crème, les nouveaux immeubles rouges, le ciment gris tourterelle et la pierre gris foncé. Oui, ils devraient vivre dans ce voisinage, là o˘ ils étaient nés, o˘ ils s'étaient rencontrés la première fois, o˘ leurs vies s'étaient entrelacées.

Il éprouva un violent sentiment de nostalgie pour tout cela, comme s'il ne pouvait supporter d'en rester éloigné un instant de plus. Retourner à South Kensington serait l'équivalent de l'exil.

Pourquoi n'était-il pas venu vivre à sa porte, pourquoi n'avait-il pas vendu sa maison et acheté une autre ici même, afin qu'ils puissent se voir tous les jours ?

Il allait trouver une jolie maison. Il y en avait plein la ville, les vitrines des agents immobiliers en regorgeaient. Avec la chute des prix, un million de livres suffirait pour acheter une petite merveille dans la partie agréable du quartier. Lansdowne Crescent, peut-être, ou une autre rue située dans ces cercles concentriques d'une élégance légèrement décrépite. Il imagina Leonora en train de l'installer. Il rentrerait pour déjeuner et la trouverait assise par terre au milieu d'échantillons de moquette, de catalogues de tissus et de papiers peints, en compagnie d'un décorateur d'intérieurs complètement pédé qui hocherait la tête, sourirait, suggérerait ceci ou cela, tandis qu'elle réfléchirait, fronçant les sourcils d'un air grave.

- Le déjeuner est prêt, Guy, dit-elle, dans son dos.

Il refit surface. C'était comme émerger d'un bain chaud et parfumé o˘ l'on s'est à moitié assoupi. Il sortait toujours

profondément malheureux de ces rêveries, mais il ne pouvait s'empêcher d'y sombrer, il n'était même pas capable de les contrôler. Il lui emboîta le pas, son verre vide dans une main et sa cigarette éteinte dans l'autre.

Elle avait mis le couvert sur la petite table de la cuisine. Il se retrouva coincé contre le réfrigérateur. Le carton à vin était posé

sur la table à côté d'un carton de jus d'orange, flanqué de deux assiettes, pastrami et salade pour lui, fromage et salade pour elle. Il avait une grande envie de fumer une cigarette. Malgré le bonheur de se trouver seul avec elle en ce lieu, d'avoir accédé, même momentanément, à ce qu'il souhaitait le plus, il sentit la colère monter en lui. C'était son orgueil qu'il combattait, songea-t-il, l'arrogance avec laquelle elle supportait résolument cette minuscule cuisine crasseuse, cette nourriture à peine décente, et ne s'autorisait pas le moindre vêtement convenable.

- Te souviens-tu d'avoir dit que tu habiterais chez moi quand nous serions mariés ? demanda-t-il.

- Non, je ne m'en souviens pas.

- Il y a longtemps de cela. Neuf ans. quand tu es venue à la maison pour la première fois.

- Oui, je me souviens, mais je ne crois pas avoir dit ça.

- D'accord. Te souviens-tu d'avoir dit : " Je suis Guy et tu es Leonora? "

- Oh, Guy, probablement. J'étais une gamine à l'époque. Je préparais Les Hauts de Hurlevent pour mon bac.

- quel est le rapport ?

Elle était en train de manger du pain et du fromage, faisant tout un cinéma pour donner l'impression qu'elle trouvait cela meilleur que les mets exquis qu'il lui offrait d'habitude.

- C'est un livre, expliqua-t-elle gentiment. L'héroÔne parle ainsi, enfin, elle dit : " Je suis Heathcliff. "

Il secoua la tête avec impatience.

- Je ne comprends pas pourquoi les gens veulent toujours citer des phrases sorties de livres. La vie est quand même plus importante.

- Parfois, les choses qui sont dans les livres s'appliquent à la vie.

Il ne comprenait pas et son rire l'agaça, aggrava sa colère. Il changea brusquement de sujet :

- Trouves-tu que la manière dont ton frère gagne sa vie corresponde vraiment à tes critères de pureté et de morale ?

- quoi?

- Faire du trafic de devises. Il doit être sans arrêt en train d'enfreindre la réglementation sur les changes.

Elle se leva pour débarrasser leurs assiettes, sortit du yaourt grec et une jatte de compote de fruits secs du réfrigérateur.

- Je ne suis pas responsable de la manière dont Robin gagne sa vie, ni qui que ce soit d'autre. Cela ne me regarde pas. Je ne suis responsable que de ce que je fais - oh, et sans doute de ce que fait William.

Pris d'audace, il demanda :

- Est-ce que cela est aussi valable pour moi ?

- Je ne suis responsable ni de toi ni de ce que tu fais, Guy. Je te l'ai déjà dit, je sais de quoi tu vis et cela ne me convient pas, mais ce ne sont pas mes affaires. Sinon que...

Il vit son visage changer. Elle posa sa cuillère.

- J'imagine que je ne devrais pas te laisser m'inviter à

déjeuner, sachant que je désapprouve l'origine de tes revenus.

- Oh, pour l'amour du ciel !

Il repoussa le yaourt qui se trouvait devant lui.

- Je ne peux pas avaler cette saleté, Leonora. J'ai l'impression d'être à ce foutu salon de l'Intelligence, du Corps et de l'Esprit. Je ne peux pas manger du lait de brebis fermenté.

Il sortit une cigarette sans y prendre garde. Ayant surpris le regard de Leonora, il l'écrasa dans la paume de sa main et explosa de colère.

- Pour qui se prend ce connard de Robin, à colporter des histoires sur mon compte ? Comme s'il avait les mains parfaitement propres ! Il a de la veine de ne pas se retrouver en prison.

- Guy, je ne sais vraiment pas de quoi tu parles et je pense que tu n'en as pas idée toi-même.

Elle était en train de remplir la bouilloire, s'apprêtant à

préparer un immonde café instantané, se dit-il.

- Y connais-tu quelque chose en matière de dépressions nerveuses? demanda-t-elle.

- De quoi ?

- De dépressions nerveuses - craquer mentalement. Cela arrive, tu sais. Les gens ont ça quand la pression est trop forte pour eux, qu'ils perdent leur emprise sur la réalité et ne peuvent plus faire face à la situation, ce genre de choses. Vois-tu, Guy, j'ai l'impression que c'est ce que tu as. Enfin, disons que tu risques d'en avoir une si tu ne fais pas attention.

C'était la deuxième femme, dans la semaine, qui lui disait qu'il devenait cinglé. Il espérait que le regard qu'il lui adressait maintenant, patient, contrôlé, ennuyé quoique chargé de courants souterrains, allait la réduire au silence, peut-être l'inciter à

s'excuser.

Il n'en crut pas ses oreilles quand elle poursuivit :

- Guy, William a un copain d'université qui exerce comme psychothérapeute jungien. Il est excellent.

Dieu merci, elle fut interrompue avant d'avoir pu dire autre chose que : " Tu devrais envisager... "

La porte de la cuisine s'ouvrit et une grande blonde mince, quasi méconnaissable, apparut. Elle était livide et avait l'air hagard. Elle s'arrêta dans l'embrasure de la porte, la main sur la poignée, titubant légèrement et les dévisagea sans les voir. Guy la crut ivre et maudit cette interruption inopinée.

Affolée, Leonora se leva d'un bond.

- Maeve, que se passe-t-il ?

- Robin... C'est Robin. Il a eu un accident.

ROBIN CHISHOLM n'était pas mort - pas même gravement blessé. Guy en voulut à Maeve d'avoir inutilement inquiété Leonora. Cette fille dramatisait pour rien.

Apparemment, monter avec lui dans l'ambulance et apprendre, à l'hôpital, qu'on allait lui faire un scanner du cerveau l'avait rendue hystérique. D'après ce que Guy avait compris, cependant, Robin ne souffrait que d'une légère commotion, de quelques coupures et d'hématomes. En plus de l'úil au beurre noir, songea-t-il.

Elle avait raconté son histoire après que Leonora lui eut administré un cachet d'aspirine et un verre du liquide sorti du carton auquel il refusait d'accorder le nom de vin.

- Nous sortions du parc, tu sais, à l'endroit o˘ les chemins se rencontrent, en quelque sorte, pour déboucher sur Bayswater Road, là o˘ il y a plein de lumières et le Royal Lancaster. Je ne sais pas comment cela s'appelle.

- La Victoria G‚te, souffla Guy.

Elle fit comme s'il n'existait pas. Elle avait ignoré sa présence depuis le début. Il aurait aussi bien pu ne pas être là, à cela près qu'il n'était pas très naturel de parler en évitant de regarder du côté droit de la pièce. Elle se forçait à tourner la tête dans l'autre direction, comme si quelqu'un avait vomi par terre.

- Bon, nous arrivions par le côté Kensington Gardens, avec l'intention d'aller boire un verre au Swan. Tu sais comme c'est dangereux de traverser à cet endroit, avec le flot de voitures qui se fragmente en contournant le... c'est bien le Ring? Aussi faisions-nous extrêmement attention, mais, en regardant à

droite, naturellement, tu comprends ce que je veux dire. Nous ne pensions pas que la gauche avait de l'importance puisque le feu était au rouge et qu'il n'y avait pas de voitures, de toute manière. Et puis c'est arrivé. Cette voiture a débouché en trombe de cette rue dont j'ignore le nom, qui donne sur Hyde Park Gardens...

- Brook Street, hasarda Guy, sans s'attendre à être pris en compte, et ce fut le cas.

- Robin m'avait devancée parce que mon lacet était défait.

J'étais courbée en deux, renouant le lacet. Il n'a pas eu le temps de réaliser ce qui se passait, la voiture l'a renversé comme ça.

Elle a surgi de nulle part - enfin... (Là, elle lui accorda quand même un regard) de Brook Street, j'imagine, en br˚lant carrément le feu rouge. Il n'y aurait pas eu de feu, c'aurait été la même chose. Dieu merci, Robin a de bons réflexes. J'ai vu ce qui se passait et j'ai hurlé : " Robin, attention ! " La voiture l'a heurté, mais très légèrement. Ce n'est pas elle qui l'a touché à la tête, c'est sa tête qui a heurté le réverbère.

- La police n'est jamais là quand on a besoin d'elle, tu sais.

Une foule considérable s'est amassée autour de nous - ça, on peut toujours compter dessus. Je n'étais pas en état de choc sur le moment, cela ne m'a rattrapée qu'une heure plus tard -

enfin, c'est souvent comme ça, non ? La plupart des gens se sont approchés juste pour regarder bêtement et s'offrir un grand frisson - tu connais le genre -, mais il y a quand même eu un homme raisonnable pour appeler une ambulance. L'ambulancier m'a demandé si j'avais relevé le numéro de la plaque minéralogi-que, ce que je n'avais évidemment pas fait, on a autre chose en tête dans ces cas-là.

L'homme de main de Danilo avait certainement utilisé de fausses plaques, et pourtant, Guy se sentit vaguement soulagé.