FAUSSE
ROUTE
roman
Traduit de l'anglais
par Marie-Caroline Aubert
CALMANN-LEVY
Titre original
GOING WRONG
(HUTCHINSON, LONDON)
ISBN 2-7021-2174-8
KINGSMARKHAM ENTERPRISES LTD., 1990
(c) CALMANN-L…VY, 1993
A Fredrik
et Lilian
ELLE D…JEUNAIT toujours avec lui le samedi. Cela arrivait infailliblement, à moins que l'un d'eux ne f˚t en voyage.
Il ne pouvait en être autrement. Tout comme le soleil se lève le matin, les étincelles jaillissent et l'eau trouve son lit. Il y puisait réconfort et confiance quand les choses allaient mal pour lui. Même s'il avait d'autres raisons de douter ou d'avoir peur, il savait avec certitude qu'elle déjeunerait avec lui le samedi suivant.
Lorsqu'il allait la retrouver à 13 heures, le samedi, il était généralement d'humeur optimiste. Cette fois-ci, peut-être accepterait-elle enfin de dîner avec lui un soir dans la semaine, ou de l'accompagner au thé‚tre ? Peut-être accepterait-elle de le revoir avant le samedi suivant? Cela se produirait certainement un jour. Il le fallait, ce n'était qu'une question de temps. Elle l'aimait. Il n'y avait jamais eu personne d'autre, ni pour elle ni pour lui.
Alors qu'il marchait vers leur rendez-vous en ressassant ces mots, un frisson d'inquiétude le traversa. Son cúur flancha. Il se souvint de ce qu'il avait vu. Et il se répéta, pour la centième fois, que tout allait bien, qu'il se tracassait inutilement. Il releva la tête et se ressaisit.
Il se dirigeait vers un bar à vins proche de l'endroit o˘ il l'avait rencontrée pour la première fois. C'est elle qui l'avait sélec-tionné, sachant qu'il aurait choisi un endroit luxueux. quand il arrivait en taxi, elle faisait toujours une réflexion sur son argent, aussi était-il descendu de voiture en haut de Kensington Church Street pour parcourir les derniers mètres à pied. Il était riche selon les critères de tout le monde, sauf des vraiment riches, et passait pour un millionnaire aux yeux de la plupart des gens qu'elle connaissait. Des gauchistes, des écolos pétris de bonnes intentions, qui trouvaient une justification morale dans le fait de ne posséder ni congélateur ni four à micro-ondes, de camper pendant les vacances ou de se déplacer à bicyclette. Il aurait pu lui donner tout ce dont elle rêvait. Avec lui, elle aurait mené une existence de rêve.
Elle viendrait à leur rendez-vous en descendant Portobello Road à pied. Elle trouvait cela pittoresque, les étals du samedi, la rumeur confuse, la foule. Tout ce qu'il détestait, justement.
Cela lui rappelait trop les mauvais côtés de son enfance et de sa jeunesse, ce qu'il avait laissé derrière lui. Il s'engagea plutôt dans cette longue avenue austère qu'est Kensington Park Road, l'artère vaste et impersonnelle qui va vers le nord. Les arbres empoussiérés par le plein été étaient d'une teinte vert sombre. Il faisait chaud. Le soleil était blanc sur les trottoirs, l'air se transformait au-dessus du macadam en volutes de chaleur ondulantes et vitreuses. Elle n'aimait pas ses lunettes de soleil, trouvant qu'elles lui donnaient un air de mafioso, aussi allait-il les ôter en pénétrant dans la pénombre du restaurant. Il espérait qu'ils se rencontreraient de ce côté-ci, quand elle arriverait de l'ouest, o˘ elle vivait, au-delà de Ladbroke Grove. Ainsi, elle pourrait constater qu'il n'était pas venu en taxi.
Il jeta un coup d'úil sur la gauche, vers les mews *1 en contrebas. Il ne put s'en empêcher, bien que cela f˚t plutôt douloureux et porteur d'une nostalgie douce amère. Elle avait vécu avec ses parents dans une de ces maisons de poupée peintes en rose, avec des jardinières sur le rebord des fenêtres, celle qui avait un balcon semblable à la grille de l'‚tre et une porte aussi blanche que de la crème fouettée. On aurait dit qu'elle avait choisi cet endroit pour déjeuner avec lui aujourd'hui dans la seule intention de le tourmenter. Pourtant, ce n'était pas son genre. En vérité, elle ne pouvait pas imaginer que cela le tourmenterait, elle n'avait plus aucune idée de ce qu'il éprouvait et il fallait le lui faire comprendre. Il devait obtenir qu'elle ressentît la même chose qu'à l'époque o˘ elle passait devant l'immeuble de H.L.M. o˘ il avait grandi, à quelques rues de là, dans Westbourne Park. L'espace d'un instant, il se demanda 1. Anciennes écuries transformées en maisons. Typiquement londonien.
(N.d.T.)
comment ce serait de savoir qu'elle le désirait autant qu'il la désirait, que la simple vue d'un lieu o˘ il avait vécu pouvait faire surgir en elle un îlot de souvenirs, de tendresse et de nostalgie pour la douceur du passé. Je peux lui faire éprouver tout cela à
nouveau, se dit-il résolument.
Ils avaient déambulé au hasard de ces rues lorsqu'il avait quatorze ans et elle, onze. Sa bande. Ils n'avaient rien de gosses innocents, certes pas. Des petits durs, les Blancs comme les Noirs, drôlement grands pour leur ‚ge, dans l'ensemble, chapar-deurs habiles et fumeurs invétérés de marijuana. C'étaient les débuts de ses activités de revendeur et il s'en était bien tiré, amassant une petite fortune en faisant plonger les écoliers dans la drogue. Certains d'entre eux étaient vraiment riches, leurs parents habitaient le " bon " côté de Holland Park Avenue. Sa mère ne savait jamais o˘ il était et ne s'en souciait guère tant qu'il ne la dérangeait pas. Et pourquoi l'aurait-il dérangée ? Il mesurait un mètre soixante-quinze et se rasait tous les matins, sortait avec une fille de dix-huit ans et allait encore à l'école la plupart du temps, mais il était déjà assez riche pour ne plus avoir à s'inquiéter de ça. quand il ne conduisait pas la voiture de sa petite amie, il se déplaçait en taxi.
Mais elle... Il l'avait aimée au premier regard, au moment précis o˘ elle avait descendu Talbot Road et s'était arrêtée au carrefour pour les regarder, la bande des quatre assis sur le rebord du mur, se passant le premier joint de la soirée. Elle était de petite taille et très jeune, avec un visage grave, avide d'expérience. Les autres n'y prêtèrent pas attention mais lui, il ne la quittait pas des yeux, et elle ne le quittait pas des yeux. Ce fut le coup de foudre pour tous les deux et quand vint son tour de prendre le joint, il le planta sur une épingle et le lui tendit en disant : " Vas-y, ne sois pas timide. "
Voilà les premiers mots qu'il lui avait dits : " Vas-y, ne sois pas timide. " Il les avait prononcés si gentiment que Linus lui avait lancé son regard à la Mohamed Ali et avait craché dans le caniveau. Elle prit le joint et le porta à ses lèvres, en le mouillant, évidemment, c'était toujours comme ça la première fois. Mais cela ne la rendit pas malade, elle n'eut pas la moindre réaction stupide, elle se contenta de lui sourire, son sourire à
vous briser le cúur qui se terminait par un léger gloussement.
Ses parents y mirent le holà un mois plus tard. Ils mirent fin à
ce qu'ils appelaient " jouer dans les rues ". C'était dangereux, n'importe quoi pouvait lui arriver. Bien entendu, ils continué-rent à se rencontrer, tous les deux, en dehors de l'école, sur le chemin de l'aller et celui du retour. Depuis lors, ils n'avaient pas cessé de se fréquenter, avec des interruptions bien s˚r, trois ou quatre mois quand elle était en fac, mais jamais de véritable séparation. Rien ne pouvait les séparer, se dit-il en pénétrant dans le bar à vins et en descendant l'escalier en colimaçon.
Il s'arrêta pour enlever ses lunettes de soleil. Le décor évoquait les années trente et l'on passait une sélection de mélodies des films d'Astaire et Rogers. Les murs étaient couverts de photos d'anciennes vedettes de cinéma comme Clark Gable et Loretta Young, des gens oubliés depuis longtemps qui ne lui disaient rien. Elle était déjà là, assise au bar devant un jus d'orange, bavardant avec le jeune Français qui faisait office de barman. Il n'était pas jaloux. Il aimait bien la regarder quand elle n'en avait pas conscience.
Elle était très brune, comme les Celtes peuvent l'être, ce qui n'a rien à voir avec les Indiens ou les gens du Moyen-Orient, même pas les Espagnols. Son teint était h‚lé en toutes saisons mais là, en plein été, elle était vraiment très bronzée. En dehors de ses yeux bleu foncé, ses traits n'avaient rien de particulièrement remarquable mais il se dégageait de l'ensemble une impression de beauté, quelque chose de parfaitement agréable et satisfaisant. Et l'on se disait en la voyant, voici à quoi devrait ressembler une femme de vingt-six ans jolie, sympathique, intelligente et intéressante. Il la voyait maintenant de profil, un petit nez droit, un menton légèrement trop charnu, un double pétale de rose rouge en guise de lèvres, des sourcils qui
jaillissaient vers la racine de ses cheveux. Elle avait une
chevelure de page dans un tableau de Rossetti. C'est ce que sa mère avait dit un jour, sa mère. Du brun le plus foncé qu'on puisse trouver sans être vraiment noirs, retombant en cloche au-dessous des oreilles, avec une frange barrant le front. Elle était vêtue de blanc, un short blanc s'arrêtant aux genoux, une chemise blanche à manches longues retroussées, une ceinture rouge, blanche et bleue mollement drapée autour de sa taille étroite. Ses jambes bronzées étaient vraiment longues, suffisamment longues et joliment galbées pour rester belles malgré les grosses soquettes blanches et les chaussures de jogging. Et ces boucles d'oreilles grotesques! Des vases noirs munis de deux anses, qui semblaient sortir tout droit du tombeau d'une momie.
Ces boucles d'oreilles provoquaient en lui une tendresse quasi intolérable.
Le barman dut lui chuchoter quelque chose car elle se retourna. Il aurait donné n'importe quoi pour voir le ravissement éclairer son visage, pour y lire ce qui apparaissait sur le sien quand il la voyait. Si seulement il avait pu se leurrer, croire que son visage reflétait autre chose que de la consternation. Disparue aussitôt, balayée par le sens du devoir, la politesse, la bonté
fondamentale de son caractère. Mais c'était la consternation qui était apparue en premier. La déception de le voir déjà là, qu'il n'ait pas eu de retard, qu'il n'ait pas envoyé à la dernière minute un message pour s'excuser de ne pouvoir venir. Il eut l'impression qu'une longue aiguille effilée s'enfonçait dans son cúur.
Puis il se leurra. Il était en train d'imaginer n'importe quoi. Elle était contente de le voir. Sinon, pourquoi maintenir la tradition de ces rencontres rituelles du samedi ? Regardez ce sourire ! Son visage lui parut soudainement radieux.
- Bonjour, Guy, dit-elle.
En la voyant, même après qu'elle lui eut adressé la parole, il eut du mal à parler. Pendant un instant, il prit la main qu'elle lui tendait et l'embrassa sur la joue gauche, puis sur la droite.
Comme il aurait embrassé n'importe quelle amie. Et il sentit ses lèvres à elle se poser de la manière convenue sur sa joue gauche, puis sa droite.
- Comment vas-tu ?
Il y était arrivé. La glace qui retenait sa langue prisonnière avait fondu.
- Je vais bien.
- Tu prendras bien un vrai verre, maintenant?
Elle secoua la tête. Parfois, elle buvait du vin, mais de l'alcool, jamais. Généralement, elle s'en tenait aux jus de fruits et à l'eau gazeuse. Comme il était loin le temps o˘ ils s'asseyaient après l'école sur une pierre tombale, au cimetière de Kensal Green, et buvaient le cognac dont Linus affirmait qu'il était tombé de l'arrière d'un camion. On peut boire beaucoup de cognac, quand on a dix-huit et quinze ans. On a la tête solide et un estomac d'acier.
Il commanda au barman un autre jus d'orange et une vodka-tonic. Il devait exister quelque part au monde des oranges parfaites, m˚ries au soleil, sans pépins, grosses comme des pamplemousses et sucrées comme du miel de bruyère. C'était ce genre d'oranges qu'ils auraient d˚ avoir ici, ce genre d'oranges qu'ils auraient d˚ presser pour elle dans un grand verre de cristal aux parois préalablement givrées dans le congélateur, un verre de Waterford *1, à motif de feuilles et de fleurs délicatement gravé, qui irait s'écraser au sol quand elle en aurait bu le contenu. Cette idée le fit sourire. Elle lui demanda ce qui l'amusait et fronça les sourcils quand il commença à le lui expliquer.
- Guy, je voudrais que tu cesses de penser à moi comme ça.
- Comment?
- Illusion romanesque. Cela n'a rien à voir avec le monde dans lequel nous vivons. C'est du conte de fées.
- Je ne pense pas à toi seulement comme ça.
Il la dévisageait avec intensité, parlant d'une voix lente, mesurée, raisonnable.
- Je crois que je pense à toi de toutes les manières possibles de la part d'un homme qui aime une femme. Je pense à toi comme à la fille la plus merveilleuse que je connaisse, et la plus belle. Je pense à toi comme à une créature unique, intelligente et douée, tout ce qu'une fille devrait être. Je pense à toi comme à ma femme et à la mère de mes enfants, partageant tout ce que je possède et vieillissant à mes côtés, et à moi t'aimant autant dans cinquante ans que maintenant. Voilà comment je pense à toi, Leonora, et si tu peux me citer d'autres manières, pour un homme, de penser à l'étoile la plus brillante qu'il ait dans son ciel, eh bien, je les suivrai aussi. Est-ce que cela te satisfait ?
- Me satisfaire ! Il ne s'agit pas de me satisfaire.
Il savait qu'elle avait déjà entendu ce discours, ou un autre très voisin. Cela faisait longtemps qu'il l'avait composé et appris par cúur. Il n'en était pas moins sincère et qu'aurait-il pu dire, sinon la vérité?
- Te plaire, alors. Je veux te plaire. Mais je n'ai pas besoin de le répéter, tu le sais bien.
- Je sais que je ne serai pas ta femme, ni la mère de tes enfants.
Elle leva les yeux quand le jus d'orange arriva devant elle et accorda au barman le sourire qu'elle aurait d˚ lui destiner, à
lui.
- Je te l'ai assez répété, Guy. J'ai essayé de te le dire gentiment. Je me suis efforcée d'être honnête et d'adopter une attitude correcte à ce sujet. Pourquoi ne pas me croire ?
1. L'industrie verrière de Waterford, en Irlande, est réputée pour sa finesse. (N.d.T.)
Il ne répondit pas. Il leva les yeux et la considéra d'un air sombre. Peut-être prit-elle ce regard intense pour un reproche car elle demanda d'un ton impatient :
- qu'est-ce qu'il y a, maintenant ?
Cela lui était pénible mais il devait poser la question. S'il ne le faisait pas tout de suite, il finirait par le faire plus tard. Si ce n'était pas aujourd'hui, ce serait demain au téléphone. Mieux valait demander et savoir à quoi s'en tenir. Il fallait qu'il sache ce qu'il devait combattre, s'il avait un adversaire. Il se sentit la gorge sèche. Il voulait tellement ne pas parler d'une voix rauque.
- qui est-ce ?
Mais sa voix était rauque. On aurait dit que quelqu'un l'avait saisi à la gorge. Elle eut l'air surpris. Il l'avait prise au dépourvu.
- Comment?
- Je t'ai vue avec lui. Marchant dans Ken High Street.
C'était mardi ou mercredi dernier.
Retenant son souffle, il affichait une désinvolture qu'il n'éprouvait pas. Il connaissait non seulement le jour, et ne l'oublierait jamais, mais aussi l'heure, l'heure précise, à la minute près, l'endroit exact. Il pourrait le retrouver en y allant maintenant, comme si les traces de leurs pas étaient gravées dans le trottoir. Il se savait capable de le retrouver les yeux bandés, ou pendant son sommeil. Et il les voyait encore ensemble, deux images pétrifiées dans sa mémoire, deux visages heureux - non, pas ça, ça il l'avait inventé - devant Kensington Market.
- Une petite crevure, dit-il avec une soudaine violence. Des cheveux roux. qui est-ce ?
Elle aurait voulu qu'il l'ignore. Cela le réconforta un peu. Elle piqua un fard.
- Il s'appelle William Newton.
- Et qu'est-il pour toi ?
- Tu n'as pas le droit de me poser ce genre de questions, Guy.
- J'en ai le droit. Je suis la seule personne au monde qui en ait le droit.
Il craignit qu'elle le mit en doute mais elle se contenta de dire, d'un ton boudeur :
- D'accord, mais n'en fais pas toute une histoire. N'oublie pas que c'est toi qui as posé la question, donc tu dois accepter la réponse.
Pouvait-elle deviner que cela lui avait donné la nausée ? Il la regarda, retenant son souffle.
- En réalité, je le connais depuis près de deux ans. Cela fait un an que nous sortons ensemble. Je l'aime énormément.
- qu'est-ce que cela signifie au juste ?
- Ce que je dis. Je l'aime énormément.
- C'est tout?
- Guy, il m'est très difficile de parler de cela quand tu me regardes ainsi. William est en train de devenir quelqu'un de très important pour moi, et réciproquement. Voilà, maintenant tu es au courant.
- Est-il ton amant?
- quelle importance? Oui. Oui, bien entendu.
- Je n'en crois rien !
Elle essaya de prendre un ton léger.
- Pourquoi pas ? Je ne suis pas assez séduisante pour avoir un amant? Je n'ai que vingt-six ans et ne suis pas trop laide.
- Tu es magnifique, ce n'est pas ce que je veux dire. Je parle de lui. Tu l'as regardé? Un mètre soixante-cinq, une tête de zèbre sans les rayures - et qu'est-ce qu'un zèbre sans ses rayures, je te le demande? que fait-il? A-t-il au moins de l'argent ? Non, ne réponds pas à ça. J'ai pu voir qu'il n'en avait pas. Un nabot, rouquin, un sans-le-sou. Je ne peux pas y croire.
qu'est-ce que tu lui trouves ? Pour l'amour du ciel, qu'est-ce que tu lui trouves ?
Elle répondit d'un ton égal, tout en consultant le menu et sans même lever les yeux :
- Tu tiens vraiment à le savoir ?
- Bien s˚r que je veux le savoir. Je te le demande.
- Sa conversation.
Elle releva les yeux. Il crut l'entendre soupirer légèrement.
- S'il devait me parler tout au long de la journée et que je ne devais entendre personne d'autre jusqu'à la fin de mes jours, je ne m'ennuierais pas un seul instant. C'est l'homme le plus intéressant que j'aie jamais rencontré. Voilà, Guy. Tu m'avais demandé.
- Et moi, je suis ennuyeux?
- Je n'ai pas dit ça. J'ai dit que, de mon point de vue, tu n'es pas aussi intéressant que William. Il ne s'agit pas seulement de toi, c'est valable pour tout le monde. Tu m'as demandé pourquoi je sortais avec lui et je t'ai répondu. Je suis tombée amoureuse de William à cause de ce qu'il dit et, bon, disons pour son esprit.
C'est aussi simple que cela.
- Tu es tombée amoureuse ?
Oh, quelle abomination, d'avoir à prononcer ces mots! Il aurait voulu mourir avant de les proférer, ou du moins que le fait de les dire suffise à le tuer. Il se sentit faible et perdit le contrôle de ses mains.
- Tu es amoureuse de lui ?
- Je le suis, déclara-t-elle, d'un ton officiel.
- Oh, Leonora ! Comment peux-tu me dire cela, à moi?
- Tu me l'as demandé. que suis-je censée faire ? Te dire des mensonges ?
Oh oui! des mensonges! Des mensonges plutôt que cette horrible vérité.
- Et tu couches avec lui à cause de sa conversation ?
- Tu fais ton possible pour que cela ait l'air ridicule, je sais bien. Mais oui, aussi curieux que cela puisse paraître, d'une certaine façon, c'est vrai.
Elle commanda du melon au jambon de Parme sans le jambon, puis des p‚tes. Il choisit des gambas et un tournedos Rossini. Il fit un effort pour parler, pour dire n'importe quoi, et ne réussit qu'à prendre un ton de chaperon sentencieux.
- J'aimerais bien que tu te nourrisses convenablement, pour une fois. Je voudrais que tu prennes quelque chose de cher.
Il voyait bien qu'elle était soulagée de l'entendre changer de sujet - du moins, le croyait-elle. De fait, il ne pouvait pas supporter de continuer à parler de ça. Les mots le blessaient. Les mots qu'elle avait prononcés persistaient dans ses oreilles, les martelaient : " Je suis tombée amoureuse de lui. "
- A dire vrai, je n'aime pas que ce soit toi qui paies. Je n'appartiens pas à un monde o˘ les hommes paient la nourriture des femmes comme si c'était une chose normale.
- Ne sois pas ridicule. Cela n'a rien à voir avec le sexe, c'est simplement parce que je gagne cinquante fois plus d'argent que toi.
Il sut aussitôt qu'il n'aurait pas d˚ dire ça. Son grand défaut, il en avait pleinement conscience, était de se vanter d'avoir réussi tout seul. Elle avait recouvré son expression renfrognée et ses sourcils ailés se rejoignaient à nouveau. Dépité, il sentit la colère monter en lui. C'était bien le problème. Dans les rares occasions o˘ ils se rencontraient, toujours dans la pleine lumière du jour et toujours en public, il était incapable de se dominer.
- Je sais que tu méprises la façon dont je gagne ma vie, dit-il en scrutant les deux sourcils froncés et les yeux bleus imperturbables. C'est parce que tu n'y comprends rien. Tu ne connais pas le monde o˘ nous vivons. Tu es une intellectuelle et tu crois que tous ceux qui partagent tes go˚ts savent ce qui est bien et ce qui ne l'est pas. C'est une chose que tu ne peux pas comprendre, que les gens ordinaires veulent seulement avoir de jolies choses chez eux, des choses qu'ils peuvent contempler et auxquelles ils peuvent s'identifier, si tu veux, des choses qui ne sont ni prétentieuses ni bidon.
- " L'attitude envers la religion dont il se faisait le défenseur était la même que celle du fermier à l'égard de la charogne dont il nourrit sa volaille : la charogne est abominable mais la volaille l'aime et la mange, par conséquent il est bon de nourrir la volaille avec de la charogne. "
Guy sentit son visage s'empourprer jusqu'aux yeux.
- J'imagine que ce n'est quand même pas de toi.
- Non, c'est de TolstoÔ.
- Je te félicite pour ton excellente mémoire. L'as-tu appris délibérément pour me le ressortir aujourd'hui? Ou est-ce une des choses qu'il dit au cours de sa merveilleuse conversation ?
- C'est un propos qui me plaît, dit-elle. Cela convient à un tas de choses affreuses que les gens font aux autres de nos jours.
Je n'aime rien de ce que tu fais pour gagner ta vie, Guy, mais ce n'est qu'un des aspects de l'ensemble.
- Vas-tu me dire le reste ?
Le melon de Leonora arriva, puis ses crevettes. Il commanda une bouteille de m‚con-lugny. Sans être le moins du monde alcoolique, il s'était mis à boire tous les jours, et en quantité. Un apéritif et du vin au déjeuner, deux ou trois gins avant le dîner suivis d'une bouteille de vin pendant le repas. Si la personne qui l'accompagnait voulait encore partager une bouteille ou deux pendant la soirée, il n'y voyait aucun inconvénient. Même pour Leonora, il n'allait pas feindre de ne vouloir rien boire ni se priver de la cigarette qu'il fumerait après son steak.
- Tu ne m'as jamais vraiment tout dit, tu sais. Tu m'as dit pourquoi ce nabot rouquin te plaisait mais tu ne m'as pas dit pourquoi je ne te plais pas. Ou plutôt, pourquoi je ne te plais plus. Parce que je t'ai plu, autrefois, en tout cas.
- J'avais quinze ans, Guy. Il y a onze ans de cela.
- N'empêche, j'ai été le premier, et les femmes gardent toujours une préférence pour le premier.
- Du radotage sexiste et archaÔque, voilà ce que c'est. Et je te préviens, si tu traites encore William de nabot rouquin, je me lève et je pars.
Il se mit à ricaner et à parler d'une voix de femme de ménage cockney :
- Je n'admettrai pas de rester ici à me faire insulter.
- Parfaitement. Je suis contente que cela vienne de toi. Cela m'a évité de le dire.
Il resta silencieux, trop en colère pour parler. Comme cela arrivait fréquemment lors de leurs rencontres, la colère ou le dépit lui coupaient l'appétit, alors qu'il avait tellement faim quelques minutes plus tôt. Si bien qu'il se mettait à boire et ressortait en tanguant, le visage empourpré. Mais il n'était pas encore rouge. Il pouvait se voir dans le miroir noir du mur d'en face, à côté de la photo de Cary Grant dans Les Enchaînés, un très bel homme aux traits fermes et classiques, avec un front noble, de beaux yeux bruns, une mèche de cheveux retombant négligemment sur son front bronzé. Il mit Cary Grant à l'écart.
Curieusement, son physique avantageux alimentait sa colère.
C'était comme s'il avait déjà tout, le physique, l'argent, la réussite, le charme, la jeunesse. que lui restait-il à acquérir, que pouvait-il donc trouver pour l'attirer, quand rien ne faisait l'affaire ?
- Je ne veux pas de dessert, dit-elle, juste un café.
- J'en prendrai un aussi. «a te gêne si je fume ?
- Tu fumes toujours.
- Je ne le ferais pas si ça te dérangeait.
- Mais non, ça ne me gêne pas. Ce n'est pas la peine de me demander. Tu ne crois pas que je te connais bien, maintenant ?
- Je prendrai un cognac.
- Vas-y, Guy. J'aimerais tant que nous ne nous soyons pas querellés. Nous sommes amis, n'est-ce pas ? J'aimerais que nous soyons toujours amis, si c'est possible.
Ils étaient déjà passés par là. " Je suis tombée amoureuse de lui. " Les mots résonnèrent désagréablement dans sa tête. Il demanda :
- Comment va Maeve ? Comment vont Maeve et Rachel, et Robin, et maman et papa ?
Il savait qu'il aurait d˚ dire " ta mère et ton père ". Et il n'aurait pas d˚ éprouver de malin plaisir en la voyant tressaillir légèrement quand il appelait ses parents ainsi. Mais il insista, il en rajouta, il ne pouvait pas s'en empêcher.
- Et leurs greffons, belle-maman et beau-papa, comment vont-ils? Toujours amoureux? Toujours en train de vivre un deuxième mariage m˚r et réfléchi, maintenant qu'ils sont assez vieux pour savoir ce qu'ils veulent ?
Elle se leva. Il la prit par le poignet.
- Ne pars pas, je t'en prie, ne pars pas, Leonora. Je suis désolé. Je suis terriblement désolé, s'il te plaît, pardonne-moi. Je perds la tête, tu sais. quand on est aussi malheureux que moi, on perd la tête, on ne fait plus attention à ce que l'on dit, on est capable de dire n'importe quoi.
Elle écarta ses doigts de son poignet, très doucement.
- Pourquoi fais-tu l'imbécile, Guy Curran?
- Rassieds-toi. Bois ton café. Je t'aime.
- «a, je le sais. Tu peux me croire, je n'en doute aucunement. Jamais tu ne m'entendras dire que je ne pense pas que tu m'aimes. Je sais que c'est vrai. J'aimerais que ce ne soit pas le cas. Seigneur, comme j'aimerais que tu ne m'aimes pas. Si tu comprenais quel harassement c'est pour moi, combien cela me g‚che l'existence, ta façon d'insister, de ne jamais me laisser en paix... Je me demande si tu..., enfin, si tu renonceras jamais, Guy.
- Jamais je ne renoncerai.
- Il faudra bien, un jour.
- Non. Vois-tu, je sais que ce n'est pas vrai, tout ça. Tu dis que tu es tombée amoureuse de ce je-ne-sais-qui, mais tu t'en es entichée, ce n'est qu'une passade. Je sais qu'en réalité tu m'aimes. Tu me haÔrais si je te laissais tranquille. Tu m'aimes.
- C'est vrai. D'une certaine manière. Seulement...
- Déjeune avec moi samedi prochain.
- Je déjeune toujours avec toi le samedi.
- Et je te téléphonerai demain.
- Je sais, dit-elle. Je sais que tu le feras. Je sais que tu m'appelleras tous les jours et que tu déjeuneras avec moi tous les samedis. C'est aussi inéluctable que l'arrivée de NoÎl en fin d'année.
- Absolument, dit-il en levant son verre de cognac à sa santé. (Il but d'abord une gorgée puis le vida comme si c'était du vin.) Je suis aussi fiable que NoÎl et aussi - quel est le mot, déjà? - inexorable..Et je vais ajouter quelque chose, tu ne viendrais pas si tu ne m'aimais pas, au fond. Le rouquin, ce William, tu ne l'aimes pas. Tu t'en es entichée. Celui que tu aimes, c'est moi.
- Je t'aime bien.
- Pourquoi continues-tu à me voir, alors ?
- Sois raisonnable, Guy. Si je le fais maintenant, c'est que...
Bon, inutile de commencer avec ça.
- Si, justement. Il faut commencer avec ça. Pour quelle raison est-ce que tu " le fais maintenant ? "
- Très bien, tu l'auras voulu. Parce que je sais ce que tu éprouves, du moins j'essaie de comprendre ce que tu éprouves.
Je veux être gentille, je ne veux pas être vache. Je t'ai fait un tas de promesses quand nous étions gosses. Aucun individu sain d'esprit n'irait qualifier ces promesses de valables, mais peu importe. Oh, Seigneur, Guy ! Tu pèses sur ma conscience, n'as-tu donc pas compris ? C'est pour cette raison que je déjeune avec toi le samedi. C'est pour cela que j'écoute tes histoires et que je te laisse insulter mon père, ma mère, mes amis... et William. Il y a aussi une autre raison... C'est parce que j'espère, disons j'espérais, te faire entendre raison. J'espérais te convaincre que c'était sans espoir - pardon pour tous ces espoirs - et que tu finirais par comprendre qu'il n'y avait pas d'avenir pour nous deux. Je pensais pouvoir te convaincre de rester amis. C'est comme ça que cela devait se passer cette fois, tu devais accepter d'être mon ami - enfin, notre ami, à William et moi -, est-ce assez clair?
- quelle tirade !
- C'était ce que je pouvais faire de plus court pour exprimer ce que j'avais à dire.
- Leonora, demanda-t-il, qui t'a montée contre moi ?
C'était une nouvelle idée. Elle lui vint comme une révélation, comme la lumière se fait dans l'esprit de celui qui a la foi.
L'expression de Leonora, coupable, méfiante, sur ses gardes, lui prouva qu'il avait raison.
- Je comprends tout maintenant. C'est l'un d'eux, n'est-ce pas ? L'un d'eux t'a montée contre moi. Je ne suis pas assez bien pour eux, je ne correspond pas à leur idée de ce qui est bon pour toi. C'est bien ça, n'est-ce pas ?
- Je suis une adulte, Guy. Je juge par moi-même.
- Tu ne peux nier que vous formez une famille très soudée.
Tu ne peux nier qu'ils ont beaucoup d'influence sur toi. (Elle ne pouvait le nier, aussi ne répondit-elle pas.) Je parie qu'ils sont fous de ce William, je parie qu'il a la cote avec eux tous.
Elle répondit avec mesure.
- Ils l'aiment bien, oui.
Elle se leva, effleura sa main et lui accorda un regard qu'il ne comprit pas.
- Je te verrai samedi prochain.
- Nous devons parler d'abord. Je t'appellerai demain.
Elle répondit d'une voix égale, gaiement :
- Oui, tu m'appelleras, n'est-ce pas?
Il partit d'un côté et elle de l'autre. Dès qu'elle fut hors de vue, il héla un taxi. Il envisagea de demander au chauffeur du taxi d'aller à l'immeuble de Portland Road o˘ elle avait son appartement. D'entrer et de régler toute l'affaire au cours d'une immense scène, en présence de William probablement. Il était s˚r que William était là, à l'attendre, qu'il allait l'écouter avec compassion se plaindre du déjeuner, de lui, comme tout ça était embêtant, et qu'ensuite il la ferait profiter de sa brillante conversation.
Mais elle n'allait pas dire ça. Elle n'allait pas se plaindre de lui ou dire qu'il était casse-pieds. Il était même s˚r qu'elle ne parlerait de leur rencontre à personne. Parce qu'à la vérité elle l'aimait vraiment. Le retrouverait-elle ainsi s'il en était autrement ? qui allait croire toutes ces ‚neries concernant sa conscience et la nécessité de le convaincre qu'ils pouvaient être amis ? Si une femme parle à un homme tous les jours au téléphone et le rencontre une fois par semaine, c'est qu'elle l'aime.
Guy régla la course du taxi à l'entrée de Scarsdale Mews. Il avait acheté la maison dix ans plus tôt, quand il avait dix-neuf ans. Avait-on jamais entendu une chose pareille ? Mais il avait l'argent. C'était juste avant le grand boom de l'immobilier, et le prix de la maison avait triplé en dix ans. Le deuxième meilleur quartier de Londres, comme il l'appelait. Il l'avait achetée parce que c'était une petite maison dans un mews, comme celle o˘
vivaient alors les parents de Leonora. A ceci près que la sienne était plus grande, dans un quartier beaucoup plus prestigieux.
Un pair du royaume, un romancier célèbre et la vedette d'un show télévisé comptaient parmi ses voisins. La première fois qu'il l'avait demandée en mariage, il avait vingt ans et elle dix-sept. Il l'avait emmenée chez lui, ici même, et lui avait montré le jardin clos de murs avec des orangers plantés dans des vasques romaines, le salon aux murs carrelés d'azulejos et au sol recouvert d'un tapis Gendje. Il possédait le premier jacusi qu'on ait installé à Londres. Dans la chambre, il y avait un lit à
baldaquin du xviiie siècle et un tapis Joshagan. C'était mieux que tout ce que ses parents à elle avaient jamais pu posséder. Il l'emmena dîner à l'…cu de France, o˘ les serveurs vous apportent la nourriture dans de grands plats d'argent en exécutant une sorte de ballet, puis la ramena chez lui o˘ il y avait des fraises sauvages et une bouteille de Piper Heidsieck en attente sur un lit de glace.
- Gatsby le Magnifique, avait-elle dit.
C'était le titre d'un livre. Elle parlait toujours de livres. La bague qu'il lui avait achetée était un gros saphir, aussi gros que l'un de ses iris. Il avait dépensé pour elle la fortune qu'il avait accumulée dans son adolescence.
- Non, je ne peux pas, je n'ai que dix-sept ans, lui avait-elle répondu quand il l'avait demandée en mariage.
- D'accord, plus tard, alors. J'attendrai.
Il avait toujours la bague. Elle était dans le coffre au premier étage, en compagnie de quelques breloques de moindre valeur.
Il ne désespérait pas de la lui passer au doigt un jour ou l'autre.
Elle l'aimait forcément. Si elle ne l'aimait pas, elle refuserait tout simplement de le revoir. C'est ce que faisaient les gens, c'est ce qu'il faisait avec les filles qui lui couraient après. Il pénétra dans la maison, se dirigea droit vers la pièce dont elle disait qu'il ne devait pas l'appeler le grand salon, mais qu'il appelait quand même ainsi (comment, sinon ?), et se servit un cognac. Cela lui rappela, comme le bon cognac n'y manquait jamais, celui de Linus Pinedo qu'ils avaient bu à Kensal Green. La tête tournée par l'amour et l'alcool, ils s'étaient allongés, enlacés, sur l'herbe entre les tombes tandis que les papillons flottaient au-dessus d'eux dans l'air torride de l'été.
- Je t'aimerai toute ma vie, avait-elle dit. Il ne peut y avoir personne d'autre pour nous, Guy, jamais. Tu éprouves la même chose que moi ?
- Tu sais bien que oui.
Elle l'aimait, elle l'avait toujours aimé. quelqu'un d'autre l'avait dressée contre lui. L'un d'entre eux. Une personne ou plusieurs l'avait influencée en sa défaveur : William ou Maeve ou Rachel ou Robin ou les parents : Anthony, son père, et Tessa, sa mère. Et ils s'étaient remariés, l'un et l'autre, raison pour laquelle ni l'un ni l'autre ne pouvaient plus s'offrir de petite maison dans un mews du deuxième (dans leur cas, le troisième ou le quatrième) meilleur quartier de Londres. Guy sourit.
Maintenant, il y avait Anthony et Susannah, Tessa et Magnus.
Ils l'avaient montée contre lui, délibérément. Cela faisait partie d'un plan calculé pour la forcer à se conformer à leur moule et la séparer des éléments indésirables. Anthony, son père architecte, et Tessa, sa mère aux ongles métalliques et à la voix haut perchée de madame-je-sais-tout. La douce et jolie Susannah, sa belle-mère psychothérapeute amateur, et Magnus, son beau-père avocat, au faciès et aux manières de juge qui envoie les gens à la potence.
Et les autres, à la périphérie : Robin et Rachel et Maeve. Ils étaient ligués contre lui, tous les huit contre Guy Curran.
LORSqU'ELLE CHANGEA d'établissement scolaire, ce fut à son C.E.S. qu'elle alla, l'établissement de quartier de Rol-land Park. Sa mère n'aimait pas qu'elle rentre seule à
pied en hiver, quand l'obscurité tombait dès 16 heures, aussi pour l'empêcher de venir la chercher en voiture, Leonora déclara que des " amis plus ‚gés " la raccompagneraient. Les amis plus ‚gés étaient lui-même, Linus et Danilo, que l'on commençait à connaître dans le milieu local sous le nom de
" marchands de rêve ".
S'ils avaient été au courant, ses parents n'en auraient pas seulement fait une maladie, ils auraient probablement déménagé. Le temps avait passé, cela dit, et il était seul à la raccompagner maintenant. Linus avait réussi à décrocher la moyenne au brevet et s'était inscrit dans un établissement qui avait des classes de terminale, et Danilo était occupé à faire des casses dans des appartements. Les " marchands de rêve " se résumaient à une personne, mais de plus en plus performante.
Par un après-midi d'automne, il était assis avec elle sur le seuil d'une porte de Prince's Square, sans fumer ni rien, juste à se partager une canette de Coca et à manger des chips, quand sa mère passa devant eux au volant de sa voiture. Elle rentrait chez elle par Hereford Road. Il croyait qu'elle allait s'arrêter mais elle se contenta de faire un signe de la main à Leonora et poursuivit son chemin.
- Tu peux croiser les doigts en pensant à moi quand je rentrerai à la maison, lui dit Leonora.
- Pourquoi ? qu'est-ce qui va se passer ?
- Je ne sais pas au juste. Peut-être une affreuse scène. Peut-
être va-t-on m'accompagner à l'école le matin et venir me rechercher le soir pendant quelques semaines. Seigneur, j'espère que non, ce serait vraiment la barbe.
- Tu crois ? Moi, je parie qu'elle fera ce qu'ils disent dans le magazine féminin que lit ma grand-mère. Il claironna d'une voix de fausset : " N'interdisez pas à vos enfants de voir leurs amis.
Mieux encore, encouragez-les à les inviter à la maison. Ainsi, vous les connaîtrez. N'oubliez pas que la plupart des sujets réagissent bien à une bonne atmosphère familiale. "
Cela la fit rire. Il se rappelait chaque mot de cette conversation, chaque détail du lieu, de l'heure et, évidemment, d'elle.
Elle portait un blue-jean avec une chemise blanche et un sweat-shirt bleu foncé orné d'un ours sur la poitrine, une jolie veste en denim fourrée de mouton qui avait l'air vraiment moelleuse, des bottines en cuir brun et une longue écharpe à rayures roses, bleues et jaunes. Ses cheveux étaient longs, à l'époque. Vraiment longs, presque jusqu'à la taille. Elle ne portait pas de chapeau, il ne faisait pas assez froid pour ça, on était seulement en octobre. Elle avait treize ans.
C'était quand elle s'était fait percer les oreilles. Il l'avait accompagnée. Les choses que les filles se faisaient et qui différaient de ce que faisaient les garçons, voilà ce qu'il aimait. Il aimait le contraste. Déjà alors, il imaginait un avenir o˘ il pourrait lui acheter des boucles d'oreilles en diamants. Sa mère avait été furieuse, elle avait dit que c'était " commun " de les faire percer si jeune. Leonora avait commencé à porter ces boucles d'oreilles fantastiques qu'elle affectionnait encore aujourd'hui. Celles qu'elle portait le jour o˘ ils s'étaient assis sur les marches étaient des postes de téléphone avec le récepteur pendant au bout d'un fil.
Il se souvenait de tout parce que c'était la première fois o˘ elle avait dit qu'elle l'aimait. Personne ne le lui avait dit avant cela, pas même la fille de dix-huit ans (maintenant vingt) dont il partageait quelquefois le divan-lit dans un minuscule studio et dont il conduisait la voiture. Pourquoi le lui aurait-on dit ? Et qui aurait pu le lui dire? Pas sa mère en tout cas. Pas même sa grand-mère, qui avait convaincu sa mère de le nommer Guy parce que, selon elle, Guy Fawkes était le premier catholique à
avoir essayé de faire exploser le Parlement britannique.
Mais quand, d'une voix criarde, il parla d'être invité chez elle et de la bonne atmosphère familiale, Leonora se mit à rire. Elle rit, rit à n'en plus finir, elle pencha la tête sur ses genoux et secoua ses longs cheveux bruns, secoua les téléphones d'oreilles, leva les yeux et dit :
- Oh, Guy ! Je t'aime, je t'aime vraiment.
Et elle lui passa les bras autour du cou et le serra contre elle.
Elle aimait l'entendre dire des choses drôles ou intelligentes, aussi s'efforçait-il d'en dire le plus souvent possible. Cela ne venait pas facilement mais il essayait. Il essayait encore, à ce jour. Et elle riait encore, quoiqu'il y e˚t une résonance troublante dans son rire. C'était l'étonnement.
Le plus intéressant, c'est que la mère de Leonora réagit exactement comme il l'avait prédit et lui demanda de l'inviter à
la maison. C'était sa première rencontre avec l'un d'eux, l'un de ceux qui l'entouraient. Robin, son frère, n'était pas là. Il était en pension, dans une espèce d'école privée, puante de prétention, qu'il fréquentait.
En ce temps-là, sa mère devait avoir dans les trente-huit ans.
Elle ressemblait précisément à une version plus ‚gée et plus dure de Leonora : la même peau oliv‚tre et le même visage de page, les cheveux très bruns, à ceci près que les siens étaient ramassés en une sorte de núud sur la nuque, les mêmes yeux bleu foncé, mais calculateurs et alertes. Guy remarqua ses ongles. Ils étaient laqués d'argent, extrêmement longs, recourbés au milieu comme des griffes mais effilés à l'extrémité. Ils ressemblaient à de petits couteaux métalliques. Chaque fois qu'il la revit, par la suite, ses ongles étaient peints d'un métal différent, or, bronze, cuivre, ou cet argent. Leonora ne lui présenta pas sa mère. A quoi bon ?
Chacun savait qui était l'autre, ce ne pouvait être personne d'autre. Il n'empêche, la phrase à laquelle il ne pouvait répondre fut prononcée :
- Alors, voici Guy ?
Il pleuvait. La petite maison dans le mews était plutôt sombre, les rares lampes allumées dessinaient des mares de lumière ambrée dans des angles faiblement éclairés. Une chaleur intense émanait de gros radiateurs peints en doré. On sentait une odeur de cire à base de citron et de lavande chimiques. Chez Guy, c'était sinistre, à peine meublé. Le mobilier se composait de caisses ayant contenu du thé et de matelas jetés par terre, d'un gros poste de télévision et d'une chaîne stéréo, et de dessus-de-lit indiens pour occulter les fenêtres. Mais il savait ce qui était bien, ce qu'il aurait un jour. Il regarda autour de lui les objets divers de la fin du règne de Victoria, la chaise longue rose, les fauteuils Parker-Knoll et la table de salle à manger de style géorgien. La mère de Leonora demanda :
- O˘ habitez-vous, Guy? Pas très loin, je suppose.
Il le lui dit hardiment, sachant qu'elle comprendrait immédiatement. Elle saurait tout de suite qu'Attlee House n'était manifestement pas le nom d'un hôtel particulier. Il voyait son cerveau s'activer, les engrenages tourner, distribuant les choses en fonction de leur emplacement, concoctant des plans au cas o˘... Leonora ne tenait pas en place, tout cela l'ennuyait.
- Allons Guy, on va dans ma chambre.
Une main jaillit et vint se poser sur le bras de Leonora, o˘ elle demeura, une longue main d'un brun p‚le munie, lui sembla-t-il, de doigts d'une minceur et d'une longueur démesurées, et d'ongles scintillant comme des ustensiles, des objets conçus pour aller chercher des morceaux meurtris ou abîmés dans la nourriture.
- Non, Leonora, je ne pense pas.
- Et pourquoi pas ?
- Nous allons dîner dès que papa arrivera.
Ils regardèrent la télévision côte à côte sur la chaise longue rose. Elle lui aurait bien pris la main, il pouvait sentir qu'elle en avait envie, mais il secoua imperceptiblement la tête et s'écarta d'elle de quelques centimètres. Papa fit son entrée. Guy n'avait jamais vu d'homme qui ressembl‚t autant à un bel ours en peluche humain. Blond, avec des traits camus, massif mais sans graisse. Il appelait la mère de Leonora Tessa, aussi Guy en fit-il autant quand il dut la nommer. Il n'y avait personne qu'il appel‚t monsieur ou madame, cela ne lui était jamais arrivé et il n'avait pas l'intention de commencer. Il avait eu des ennuis à l'infini à
cause de ça, à l'école. " Tessa ", dit-il et elle le regarda comme s'il l'avait traitée de garce ou de putain ou quelque chose de ce genre. Ces sourcils qu'elle avait, les mêmes que ceux de Leonora mais entourés d'une peau vieille, marron et tachetée, se hérissè-rent et se fondirent dans ses cheveux.
- Vous me flattez, Guy, dit-elle, d'un ton sarcastique. Je ne savais pas que nous avions déjà atteint un tel degré d'intimité.
- Oh, maman, tais-toi, s'il te plaît, dit Leonora.
Elle ignora la remarque. Guy aurait pu jurer que le vieil homme - enfin, il devait avoir une quarantaine d'années - lui adressait un fantôme de clin d'oeil. Tessa reprit :
- Je suis contente de voir que vous avez un caractère chaleureux et démonstratif, mais si cela ne vous contrarie pas trop, je préférerais que vous vous en teniez à Mme Chisholm pour l'instant.
Il eut envie de répondre que, dans ce cas, elle pouvait l'appeler M. Curran. Bien s˚r, il ne le fit pas. Il ne dit rien, ne la nomma pas, il ne voulait pas que Leonora f˚t tenue à l'écart de lui. Ils parlèrent de drogue pendant tout le repas, du moins les parents en parlèrent. Cela donnait l'impression d'avoir été
répété à l'avance. Ils ne pouvaient savoir ce qu'il faisait, mais ils devinèrent intelligemment. Le père déclara que vendre de la drogue était un crime plus grave que de tuer ou de molester des enfants, et la mère ajouta qu'à son avis bien qu'elle détest‚t l'idée de tuer qui que ce soit, la peine capitale devrait être prévue pour les pourvoyeurs de drogue.
Il ne fut jamais réinvité mais on n'interdit pas à Leonora de le voir. Ils savaient manifestement que c'était impossible de l'en empêcher, à moins de déménager. Parfois, il apercevait Tessa en train de faire ses courses. Une fois, il la vit sortir du cinéma The G‚te. Il devait admettre qu'elle était remarquablement bien habillée et qu'elle avait une silhouette sensationnelle. Elle avait des chevilles remarquablement fines, de celles qui rendent les jambes des autres femmes comparables à celles d'un percheron.
Mais les rides se creusaient déjà sur son visage. Il y en avait une nouvelle, et drôlement profonde, chaque fois qu'il la voyait.
quand il commença à sortir avec Leonora d'une façon plus ou moins officielle, le petit ami en titre, il allait parfois chez eux sans être invité. Tessa le traitait alors avec la plus grande froideur, enfonçant ses petites banderilles dans ses points les plus sensibles. C'était comme si elle lui plantait dans les orbites les dagues d'argent, de cuivre ou d'étain qui prolongeaient ses doigts. Il devait fermer les yeux et encaisser.
Ainsi, il n'apprenait aucun métier ? Comment allait son père ?
O˘ était son père, d'ailleurs? Pensait-il que sa mère pourrait sacrifier quelques minutes pour rendre visite aux Chisholm ? Il avait bien compris, n'est-ce pas, que du jour o˘ Leonora partirait pour l'université, il risquait de ne pas la voir pendant trois ans ?
Mais peu après, Tessa et Anthony Chisholm se séparèrent. La petite maison du mews fut vendue et Leonora resta quelque temps effarée, détruite par un divorce qu'elle n'avait jamais envisagé. Son père avait trouvé une autre femme, sa mère un autre homme. Leonora lui confia qu'elle les détestait tous, qu'elle ne voulait jamais revoir ses parents, et il s'en réjouit en son for intérieur. A l'époque, malgré son jeune ‚ge, il compre-
nait déjà l'influence qu'ils exerçaient sur elle. Maintenant qu'elle ne leur parlait plus mais ne pensait qu'à partir, trouver un endroit o˘ habiter seule, secouer la poussière de leur paillasson qui s'était accumulée sur ses chaussures, il savait qu'elle allait venir à lui. Il n'avait qu'à chercher une maison pour l'accueillir et ils se marieraient. Elle trouverait en lui une mère et un père autant qu'un mari et un amant.
Elle fit volte-face. La séparation des parents ne dura pas plus de quelques semaines et, soudain, ils furent tous à nouveau amis, les deux couples se fréquentant, dînant dehors en quatuor.
Leonora se remit à parler de ce que maman disait et de ce que papa faisait mais, encore plus incroyable, de ce Susannah pensait et de ce que Magnus conseillait. Elle appelait cela avoir un comportement civilisé.
Guy l'accepta, il n'avait pas le choix. D'ailleurs, il avait d'autres soucis en tête et il se dit que, de toute manière, il était s˚r de Leonora. Un matin, il s'aperçut qu'il était vraiment riche.
A dix-huit ans, il était beaucoup plus riche que ne le seraient jamais les Chisholm.
Il lui avait téléphoné tous les jours pendant plusieurs années.
Ce genre d'affirmation n'est jamais tout à fait vraie. Comment serait-ce possible ? Il avait essayé de lui téléphoner tous les jours.
La plupart du temps, il la joignait. C'était une sorte de défi pour lui, ou une quête, une épreuve d'amour.
quand elle était à l'université, elle lui dit qu'elle n'aimait pas ses appels quotidiens, que cela la gênait. Il ne prit jamais ses remarques très au sérieux. Pendant les vacances, il l'appelait chez Tessa ou chez Anthony, cela dépendait de l'endroit o˘ elle descendait. Elle suivit des cours à l'école normale et il essaya de l'appeler tous les jours au bureau de la résidence universitaire.
La plupart du temps, il n'arrivait pas à la joindre, mais il persévéra. Il l'appela quand elle alla habiter chez Anthony et Susannah, puis quand elle partagea le studio avec Rachel Lingard, puis quand elle prit un appartement avec Rachel et Maeve Kirkland.
En général, quelqu'un d'autre répondait au téléphone. Il ne savait pas pourquoi il en était ainsi. quand elle habitait chez son père, c'était Anthony ou Susannah qui décrochait et maintenant, à l'appartement, c'était plutôt Rachel ou Maeve. Cela faisait pas mal d'années qu'elle n'avait pas vécu avec sa mère et il n'avait pas entendu la voix de Tessa depuis la pendaison de la crémaillère à Portland Road. Mais il la reconnut instantanément, au premier son. Car c'est Tessa qui répondit au téléphone lorsqu'il appela à l'appartement après le déjeuner au bar à vins.
Un " Allô ! " langoureux. Tessa était langoureuse ou acide, alternativement.
Il demanda sèchement :
- Leonora, s'il vous plaît.
- De la part de qui ?
Comme si elle ne le savait pas.
- Ici Guy Curran, Tessa. (Il inspira à fond.) Comment allez-vous, après tout ce temps?
C'était comme si sa tête abritait deux robinets. De l'un coulait un filet ralenti et traînassant, de l'autre un jet vif et éclaboussant.
Elle tourna le deuxième.
- Je suis contente de pouvoir vous parler. Leonora est simplement trop gentille et trop douce pour oser dire ce qui doit être dit. N'importe quelle autre fille vous aurait l‚ché les flics aux trousses. Au minimum. Vous rendez-vous compte qu'elle pourrait très bien aller trouver un juge et obtenir un référé vous interdisant de la harceler ?
Il ne répondit rien. Il éloigna le récepteur de son oreille et chercha une cigarette. La voix poursuivait son discours colérique dans l'appareil. Il le nicha dans le creux de son épaule et alluma la cigarette.
- Je sais que vous êtes encore là, entendit-il. J'entends votre respiration. Vous faites partie de ces gens qui ont le souffle haletant, et vous êtes aussi sinistre qu'eux. C'est cela le plus horrible, vous êtes sinistre, vous êtes une sorte de gangster. C'est abominable que ma fille puisse être associée à quelqu'un comme vous - ces horribles coups de fil, jour après jour, cette histoire de déjeuner du samedi, comme une épreuve d'endurance. Je n'y comprends rien, cela me dépasse, à moins que vous ne l'ayez hypnotisée de quelque manière.
La seule solution était de raccrocher le récepteur et de rappeler plus tard. Au moment o˘ il l'envisageait, il entendit Leonora dire : " Allons, mère, passe-le-moi. " Elle avait cessé
d'appeler cette bonne femme " maman ", en tout cas.
- Je suis désolée de tout ça, Guy, dit-elle. Ma mère est allée rejoindre Maeve dans la cuisine. Ne vas pas croire que je me suis plainte de toi. Cela se passe entièrement dans sa tête. Je crains qu'elle n'ait une attitude complètement négative à ton égard, elle l'a toujours eue.
- Tant que tu n'y prends pas garde, ma chérie, dit-il.
Elle ne lui demanda pas de cesser de l'appeler ainsi.
- C'est difficile de ne pas prendre garde à ce que dit sa propre mère, surtout si l'on est proches comme nous le sommes.
Le frisson glacé réapparut aussitôt dans sa nuque. Ainsi, cette bonne femme avait réellement de l'influence. Leonora l'écou-tait. Pourquoi voulait-elle être proche d'un être pareil? Parce que c'était sa mère ? Il n'avait pas vu la sienne depuis sept ans.
quant à être proche d'elle... C'était une chose qu'il n'arrivait pas à comprendre, cette cohésion familiale, mais le résultat, il le comprenait.
Il écouta la voix de Leonora, ce qui était en soi un plaisir aussi grand que de capter le sens de ses paroles. Ils bavardèrent quelques minutes. Elle devait aller déjeuner quelque part au bord de la rivière avec sa mère, son beau-père, son frère et, pour je ne sais quelle raison, Maeve, et retrouver le nabot rouquin après cela. Demain commençait sa dernière semaine à l'école primaire, et ensuite ce seraient les grandes vacances d'été.
- Je te téléphonerai demain, annonça-t-il.
Son ton avait été très doux et affectueux pendant toute la conversation. Si la ou les mauvaises influences qui la dressaient contre lui disparaissaient, l'amour qu'elle avait autrefois éprouvé
pour lui reviendrait. Il se corrigea. " …prouvé pour lui " et non
" Autrefois éprouvé pour lui ". Il ne pouvait s'éteindre, seulement être submergé. quelqu'un lui avait dit, ne cessait probablement de lui dire, que le nabot rouquin était un choix beaucoup plus s˚r que lui, un partenaire plus convenable, apportant la sécurité. La même personne lui versait du poison dans la tête, l'attaquant personnellement en le traitant de gangster.
Il était intéressant, ou du moins cela le serait si son bonheur n'était en jeu, d'envisager la situation en gommant simplement Tessa Chisholm - comment s'appelait-elle donc maintenant, Mandeville? - de la scène. Il se servit un Campari au jus d'orange avec beaucoup de glaçons et sortit dans le jardin clos de murs. Ils avaient un été magnifique, pas une seule journée qui ne f˚t chaude et ensoleillée. Ses orangers, dans leurs pots chinois bleu et blanc, portaient des fruits, encore verts mais presque parvenus à maturité, une touche ocre réchauffant leurs joues.
Le mobilier de jardin venait de Florence, du fer forgé de couleur bronze, et il y avait un dauphin de bronze sur l'îlot de la pièce d'eau circulaire. Des clématites grimpaient au mur, Nelly Moser et Ville de Lyon, rose p‚le et rose soutenu, sur un fond sombre de lierre brillant. Leonora n'était pas venue chez lui depuis des siècles. Elle devait venir, il se le rappelait maintenant, l'été précédent, mais elle avait téléphoné pour dire que ce n'était pas possible parce que sa mère était malade. Encore Tessa. Pas un instant, il n'avait cru à cette maladie. La bonne femme était solide comme un cheval. Elle mangeait aussi comme un cheval, ce qui ne l'empêchait pas d'être si mince. Il l'imagina dans le jardin d'un quelconque hôtel de Richmond, attablée sous un parasol rayé et se gavant d'avocats, de canard rôti et Dieu sait quoi encore, ses longs doigts aux extrémités dorées s'activant avec son couteau et sa fourchette.
Il était plus que probable qu'elle avait présenté Leonora à ce William Newton. C'était bien le genre de femme à trouver un prétendant pour sa fille et à les mettre en présence l'un de l'autre. Mais il ne devait pas penser ainsi. Son esprit ne devait même pas concevoir les mots qui énonçaient la possibilité que Leonora épouse un autre que lui. Tessa y pensait, elle y pensait tout le temps.
Cela faisait longtemps qu'il avait perdu tout contact avec Linus mais il voyait encore Danilo. Danilo n'hésiterait pas. Cela co˚terait tout au plus deux briques et Tessa Mandeville disparaî-trait tranquillement de ce monde sans que Danilo soit impliqué, gardant les mains propres, ignorant l'heure et le lieu de sa mort.
Allons, Guy, tu n'y pensais pas sérieusement, bien s˚r. Mais pourquoi ne pas penser sérieusement ? Pourquoi tout prendre à
la légère, tout tourner en plaisanterie en effleurant la surface des choses? Pourquoi ne pas affronter la situation, bien campé sur ses jambes, faire face à l'inéluctable évidence ? Tessa Mandeville se dressait entre lui et le bonheur de sa vie, le tenait à distance de son amour.
Perdu dans la contemplation du contenu de son verre, qu'il avait toujours en main, la plus belle boisson du monde, d'une couleur rose orangé absolument divine, Guy s'allongea dans le fauteuil bronze et laissa affluer les souvenirs. Cela faisait longtemps, neuf ans, qu'il était venu ici pour la première fois. Ils s'étaient tenus ici même, dans son jardin, et elle avait dit en plongeant son regard dans le sien :
- Je suis toi, Guy. De même que je suis Leonora, je suis toi.
Elle voulait dire qu'ils étaient si proches l'un de l'autre qu'ils étaient fondus en une seule personne. Ensuite, très vite, bien trop vite, Tessa Mandeville s'était interposée entre eux. Tuer Tessa serait encore un ch‚timent trop doux.
Elle avait épousé un homme répondant au nom de Magnus Mandeville. Un nom absurde, mais de ceux que l'on ne risque pas d'oublier. Il était avocat. En fait, c'était l'avocat qu'elle était allée consulter lorsque Anthony et elle avaient décidé de divorcer. Pas étonnant qu'elle f˚t tellement calée en matière de saisine de tribunaux et de procédures de référé.
Les Mandeville étaient allés s'établir dans quelque banlieue de la périphérie du sud de Londres, à moins que Magnus n'y ait déjà été installé. Tessa n'avait jamais travaillé, du moins depuis la naissance de Robin, qui était de deux ans l'aîné de Leonora.
Du reste, il se rappelait avoir entendu Leonora dire que sa mère s'était mariée dès sa sortie de l'université, quand elle avait vingt et un ans. Elle avait étudié l'histoire de l'art et était censée tout connaître sur la peinture. Cela avait été déterminant dans ses propres relations avec Leonora ou, du moins, déterminant dans l'altération de ses relations avec Leonora.
En y réfléchissant bien, il pouvait voir qu'il y avait eu un moment précis, bien défini, o˘ Leonora avait changé d'attitude à
son égard. Ou plutôt, quand elle avait cessé de lui manifester un amour absolu, à l'abri de la moindre critique. quelqu'un l'avait détachée de lui, il le savait avec certitude. Cela s'était produit quand il avait vingt-deux ans, et elle, dix-neuf. C'était à ce moment-là, quand elle était rentrée de la fac pour les grandes vacances, qu'elle n'avait plus voulu le toucher. En ce mois d'ao˚t qu'il attendait en br˚lant d'impatience depuis le début de l'été, elle n'avait cessé de trouver des excuses pour ne pas se retrouver seule avec lui, elle avait commencé, très doucement, à se détacher de son étreinte.
L'explication la plus évidente était que Tessa, ayant découvert qu'il avait couché avec sa fille, avait violemment exprimé sa désapprobation. Cela ne lui était jamais venu à l'esprit. Cette petite escarmouche avec Tessa au téléphone lui avait remarquablement éclairci les idées. Plus il y pensait, plus il devenait évident que c'était Tessa qui avait été son premier adversaire.
Il appela Leonora à l'heure o˘, selon ses calculs, elle devait être rentrée de l'école. Cette fois, ce fut Rachel qui décrocha.
Leonora avait rencontré Rachel à la fac et, depuis, elles ne s'étaient plus quittées. Guy n'aimait pas ce genre de filles trop grosses et hyperintellectuelles qui portaient des lunettes à
monture d'acier, ne se souciaient aucunement de leur apparence et n'aspiraient qu'à devenir présidente des Amis de la Terre.
- Encore en congé de maladie, c'est ça? lui demanda-t-il.
Vous n'arriverez jamais à faire carrière, avec ce système.
- Je suis avec un client, dit-elle. Il se trouve que c'était plus pratique ainsi.
Il savait très bien ce qu'elle entendait par " client ".
- Encore un type qui a violé une mineure, j'imagine ?
- Comment avez-vous deviné? Leonora n'est pas encore rentrée. Je ne serai pas là pour lui annoncer que vous avez téléphoné, mais elle le saura. Le jour o˘ elle sera bien étonnée, c'est celui o˘ vous n'appellerez pas.
Leonora arriva avant qu'elle n'ait eu le temps de raccrocher.
- qu'est-ce qu'elle me reproche ? demanda-t-il.
que lui ai-je donc fait, à cette pisse-vinaigre ?
- Peut-être n'es-tu pas très gentil avec elle, toi non plus.
- Est-ce que tu as passé une bonne journée ? demanda-t-il.
Tu es très fatiguée ? Veux-tu dîner avec moi ?
- Certainement pas. Je ne dîne jamais avec toi. Je déjeune avec toi le samedi.
- Léo, dit-il. (Parfois, il l'appelait Léo, du même ton qu'il l'appelait quelquefois ma chérie). Léo, ta mère ne travaille jamais à l'extérieur, n'est-ce pas?
Il sentit qu'elle était tellement surprise de l'entendre poser une question normale au lieu de l'enjoindre de l'aimer qu'elle répondait sans réfléchir, avec reconnaissance.
- Non, jamais. Cela ne lui arrive jamais, je croyais que tu le savais. Elle fait du bénévolat dans un hôpital de son quartier. Je me demande si ce n'est pas le Mayday Hospital. Le mardi et le jeudi, je crois. Oh, c'est vrai, quelquefois elle va au BCC le mercredi matin.
- Le quoi ?
- Le Bureau de Conseil aux Citoyens. Je crois qu'elle a eu ça par Magnus. Et ils travaillent tous les deux pour les Verts.
Soudain, elle comprit que c'était une drôle de question, venant de lui.
- Mais en quoi diable cela t'intéresse-t-il ?
- L'une de mes collaboratrices m'a dit l'avoir connue à
l'Institut d'art. Elle m'a demandé si elle travaillait et je lui ai répondu que je me renseignerais.
Cette explication plutôt tirée par les cheveux passa néanmoins. Leonora avait tendance à croire ce qu'on lui disait. C'est généralement le cas des gens qui ne mentent pas. Cela incita Guy à pousser son avantage.
- Ils habitent bien au 15 Sanderstead Way, n'est-ce pas?
- C'est au 17, et Sanderstead Lane.
- O˘ allons-nous déjeuner samedi? Laisse-moi t'emmener chez Clarke.
- Un bar à vins me fait autant plaisir, Guy. Ou un MacDo tout aussi bien. La nourriture ne me procure aucun plaisir quand je sais qu'avec ce que tu dépenses, au Bangladesh, on pourrait nourrir une famille entière pendant un mois.
- Cela te ferait plaisir si j'envoyais au Bangladesh le montant d'un déjeuner chez Clark ?
- Oui, réellement. Mais je n'aurais pas envie d'y aller pour autant.
- Je t'appellerai demain, conclut-il.
Lorsqu'elle avait quinze ans et lui dix-huit, ils avaient fait l'amour ensemble pour la première fois dans le cimetière de Kensal Green. Si vous alliez raconter une chose pareille - mais il s'en gardait bien - les gens s'exclamaient : " quelle horreur ! " ou " Mais c'est affreusement macabre ! " Pourtant, ce n'était ni horrible ni macabre. Ceux qui réagissaient ainsi ne connaissaient pas vraiment le cimetière, qui était plutôt un vaste jardin sauvage envahi par la végétation, o˘ surgissaient, parmi les herbes hautes, des pierres grises érodées par les intempéries et d'admirables tombes ressemblant à des petites maisons. Il y avait de gros arbres sombres et des fleurs sauvages, et, en plein été, des bouquets se desséchant sur les nouvelles tombes. Le cimetière était rempli de papillons, les uns petits et bleus, d'autres gros et marron ou orange, parce qu'il n'y avait dans le cimetière ni pollution ni poisons susceptibles de les tuer.
L'endroit o˘ ils se trouvaient était si calme, si sauvage et si beau, avec les herbes hautes qui ondoyaient et les digitales poussant au milieu d'elles, de grandes fleurs roses dont il ignorait le nom et la mousse envahissant une dalle affaissée, la mousse qui avait ses propres fleurs, minuscules et jaunes, que c'était comme un paradis perdu. Il y avait des buissons aux feuilles effilées, de couleur argentée, et de petits sapins semblables à des arbres de NoÎl bleuissants et un grand conifère dont les branches se déployaient au-dessus de leurs têtes, couvert de fruits coniques verts. L'odeur de Londres n'arrivait pas jusque-là. Cela sentait plutôt le parfum qui se dégage des pots d'herbes séchées chez le marchand de produits naturels.
Elle portait une robe très légère et douce au toucher, bleu cendré et mauve, décolletée, aux manches bouffantes et sans taille. Elle ne portait que ça, la robe, une petite culotte et des espadrilles bleues. quand elle était étendue sur le dos, ses seins moelleux s'étalaient comme deux petits coussins de soie. Il l'allongea sur un matelas d'herbe et de pétales de fleurs de sureau éparpillés. Il souleva la robe et la remonta jusqu'à son cou, l'enveloppant comme une écharpe. Elle n'avait pas peur, au contraire, elle était très excitée et, quand il la pénétra, cela ne lui fit aucun mal. Il lui dit ensuite que c'était parce qu'elle l'aimait et le désirait.
Il ne sut jamais ce qu'avait dit Tessa en voyant la robe froissée et couverte de taches vertes. Peut-être Leonora s'était-elle arrangée pour que sa mère ne vît rien. C'est quand Tessa s'en aperçut que les choses se mirent à mal tourner. quand on était capable d'aimer quelqu'un comme cela à quinze ans, de l'aimer tellement que l'acte d'amour ne vous faisait pas souffrir, même en étant vierge, et que vous ne saigniez pas, alors cet amour ne devait pas changer. Il durait tout simplement, il faisait autant partie de vous que l'amour que vous éprouviez pour vos parents ou votre frère, ou pour vous-même.
- Je suis toi. Je suis Guy et il est moi.
Si Tessa disparaissait, cet amour reviendrait. Sans entraves, il redeviendrait ce qu'il avait été. S'il n'y avait personne pour raconter de sales histoires sur son compte, le traiter de plouc et de criminel, mettre son intelligence en cause, Leonora serait à
lui, et lui à elle. Néanmoins, l'idée de blesser Tessa paraissait grotesque. Dans toute sa carrière, il n'avait jamais vraiment blessé quiconque. quand Danilo était sorti de l'institution pour jeunes délinquants o˘ il avait effectué un petit séjour, ils avaient monté un racket de protection des plus lucratifs à Kensal. Un jour, ils avaient d˚ rudoyer quelque peu un tenancier de pub pour lui faire comprendre qu'ils parlaient sérieusement, mais le type s'en était sorti avec quelques contusions et un úil au beurre noir. Bien s˚r, il y avait eu le baisser de rideau des " marchands de rêve " puis la mort de Corny Mulvanney. Mais ce n'était la faute de personne, en tout cas pas la sienne, c'était ce qu'on pourrait appeler les risques du métier.
Il refusait de penser à Corny désormais. La seule pensée qu'il s'autoris‚t à cet égard était que cela avait marqué la fin de son activité de dealer. Il avait connu une bonne période et gagné une fortune, avait définitivement échappé à Attlee House et tout ce que cela impliquait. Ses mains étaient propres et son casier vierge.
Cela n'engageait à rien d'inviter Danilo à dîner et de le sonder sur la question des hommes de main, de la procédure à suivre et du co˚t à envisager. Même si le co˚t était le cadet de ses soucis.
LORSqUE UNE VENTE de ses tableaux était organisée dans un pub à la campagne ou tout autre cadre approprié, Guy allait quelquefois voir sur place comment les choses se passaient. Dans ce cas, il veillait à ne pas révéler sa véritable identité. Il aimait observer la réaction des clients et se fiait rarement à la parole de ses employés ou aux chiffres de ventes. Il préférait constater personnellement que le tableau le plus demandé était Le Meilleur Ami de l'homme, par exemple, ou Allons, les chatons, ou encore La Dame de ThaÔlande.
Cette semaine-là, la vente avait lieu dans un pub de Coulsden voisin d'un club sportif. Il faisait un temps magnifique et l'on roulait bien, comme toujours au mois d'ao˚t. Tout le monde était parti en vacances. Guy s'y rendit dans sa Jaguar couleur Champagne (quoique baptisée " Satin beige ") aux sièges recouverts de cuir crème. La climatisation était tellement au point que, certains jours de canicule à Londres, il était tenté de descendre au garage pour s'installer à l'intérieur, moteur allumé, et profiter de sa brise légère. " Tu vas te tuer si tu fais ça ", lui avait dit Céleste quand il le lui avait raconté. En un sens, elle n'avait pas tort.
Le pub s'appelait The Horseless Carriage * - un nom bricolé
s'il en était. Il y avait davantage de jardinières fleuries aux fenêtres que dans tout le Chelsea Show *2. Dehors, deux grandes affiches jaunes annonçaient la vente de " peintures à l'huile 1. " Le Carrosse sans attelage. " (N.d.T.) 2. Le Chelsea Flower Show, organisé à Londres chaque été, est une des expositions florales les plus importantes d'Angleterre. (N.d.T.) originales à tous les prix, de sept à soixante-dix livres sterling, chacune est une úuvre unique, peinte à la main ". Pour sa part, cela ne le dérangeait pas, mais il tressaillit en imaginant la réaction de Tessa Mandeville. Il continuait à penser à elle. Il n'arrivait pas à se débarrasser de cette satanée bonne femme.
La vente se tenait dans une vaste salle du fond, avec des portes-fenêtres s'ouvrant sur une terrasse ou plutôt un jardin assez négligé dont la pelouse était devenue un terrain vague et o˘ personne n'avait coupé les têtes des roses fanées. Beaucoup de gens étaient déjà rassemblés dans la salle ou dehors, sur l'herbe mitée. Chaque nouvel arrivant avait gratuitement droit à
un verre de vin rouge ou blanc. Ensuite, il fallait payer. Deux hôtesses prenaient les commandes de tableaux. Il ne les connaissait pas, même de vue, mais la liste de noms qui s'allongeait sur leur bloc à pince indiquait nettement que les affaires marchaient fort.
Et pourquoi pas? Il s'agissait effectivement de peintures originales et chaque tableau était peint par un artiste travaillant seul. Le résultat était bien plus agréable à regarder que 95 p. 100
de ce que l'on voit le long de Bayswater Road le dimanche matin. C'étaient de jolis tableaux qui ne faisaient de mal à
personne, avec des sujets innocents, enfants et jeunes animaux, petites filles, chaumières à la campagne ou paysages marins. Il pensa à certains tableaux de sa connaissance dont la réputation était si grande, des tableaux de guerre, avec des hommes et des chevaux massacrés, par exemple, qu'il avait vus un jour avec Leonora lors d'une excursion à Bleinhem Palace, des vases de travers et des pommes déformées, et les tableaux de cet endroit Guggenheim à Venise, montrant des femmes nues parées de fourrures et de plumes d'oiseaux. Dieu sait pourtant s'il était large d'esprit, mais il les avait trouvés écúurants. quelle folie, de la part de Tessa Mandeville, de qualifier ses tableaux de
" cro˚tes ". Et quel autre mot employait-elle, déjà? " Obscènes. " C'étaient les autres qui étaient réellement obscènes.
Il fit le tour de la salle, étudiant les tableaux un par un. Même à ce stade avancé, il aimait s'assurer qu'il existait d'infimes différences entre chaque version du même tableau, de légères variantes dans les boucles de cheveux du petit garçon en pleurs, par exemple. Des larmes luisaient sur les petites joues roses, mais, dans certaines versions, il y avait trois larmes sur la joue gauche et dans d'autres, on pouvait en compter quatre. Une fois de plus, La Dame de ThaÔlande était celui qui se vendait le mieux. Ses employés avaient l'habitude de coller une pastille rouge sur le cadre des tableaux vendus - " comme dans un authentique vernissage ", pour reprendre le commentaire de Tessa Mandeville qu'on lui avait rapporté. Ce qu'il y avait d'inauthentique dans ses ventes, personne n'avait su le lui dire.
Les quatre versions de La Dame de ThaÔlande furent vendues, atteignant la barre des soixante-dix livres. Il demanda à l'une des hôtesses si elle avait beaucoup de commandes pour ce tableau-là
et elle répondit que oui, elle en avait déjà noté douze, c'était celui qui avait le plus de succès. Guy comprenait très bien pourquoi. Le personnage du tableau, une adolescente de quinze ou seize ans, paraissait très jeune et très innocente. Mais, en même temps, elle était sexy avec ses lèvres pleines et luisantes, ses grands yeux brillants de biche et le corset brodé d'or qu'elle portait à moitié lacé de sorte à dégager le haut de ses seins soyeux, balayés par des chaînes et des colliers dorés. Elle semblait plonger dans les yeux du spectateur un regard tout à la fois conquérant et suppliant, timide et provocant.
L'original de cette jeune fille devait exister quelque part, car tous les tableaux étaient peints à partir d'une photographie.
Littéralement et réellement à partir des quantités de photographies - des tirages p‚les, surexposés, sur des planches de contreplaqué - que Guy faisait venir de ThaÔlande. Ensuite, ses ouvriers de l'usine d'Isleworth peignaient par-dessus selon une méthode bien précise. Lorsque Guy, expliquant sa nouvelle activité à la famille de Leonora, avait précisé que plusieurs de ses employés seraient des diplômés des beaux-arts, Tessa Mandeville avait carrément haussé les épaules en disant que c'était encore pire.
- Ils sont enchantés de leur travail, je vous assure, avait-il dit.
- Ils feraient mieux d'aller dans la rue, de jouer de la musique à la sortie de King's Cross Station.
qu'en savait-elle? Elle avait toujours eu quelqu'un pour l'entretenir, lui donner un toit, de l'argent pour soutenir les baleines en voie de disparition et empêcher les pluies polluées, et un atelier o˘ elle pouvait peinturlurer à loisir. Elle n'avait pas la moindre idée de ce que c'était que d'avoir besoin d'un emploi. Il aurait bien aimé le dire mais ce n'était pas possible parce qu'il devait continuer à faire bonne figure devant ces gens, se présenter comme un individu digne de courtiser Leonora. Le plus drôle - comme si ce genre de choses pouvaient être drôles
-- c'est qu'il s'était rendu là-bas, dans je ne sais quel hôtel o˘ ils fêtaient l'anniversaire de Leonora et la fin de son stage de formation d'enseignante, avec l'intention de se mettre bien avec eux en annonçant qu'il abandonnait une existence louche pour se lancer dans une carrière d'honorable homme d'affaires.
Tout en regardant les tableaux, la jeune ThaÔlandaise et le petit garçon en larmes, Le Vieux Moulin et les chats siamois, il songea que ce soir-là avait marqué une autre frontière dans le déclin de ses relations avec Leonora. Il était vrai qu'à cette époque elle avait déjà cessé de coucher avec lui et pourtant, bien que cela l'ait naturellement tracassé, ce n'était pas son souci majeur. Une fois, elle lui avait confié qu'à son avis ce n'était pas bon pour une femme de prendre la pilule pendant plus de quatre ans d'affilée. Elle redoutait particulièrement de se retrouver enceinte pendant qu'elle préparait son diplôme. Bien entendu, il l'aurait épousée sur-le-champ si elle l'avait souhaité, cela aurait été merveilleux, mais il comprenait qu'elle voul˚t terminer ses études. Ensuite, elle avait été absente si longtemps et ils ne s'étaient pas vus pendant plusieurs mois, même s'il lui avait téléphoné tous les jours. C'est normal qu'il y ait des complications, des gênes, un refroidissement, dans ce genre de circonstances.
Mais elle l'aimait encore, en ce temps-là. Elle l'aimait encore ouvertement, publiquement. N'avait-elle pas tenu à ce qu'il f˚t assis à côté d'elle, en ce soir de juillet, quatre ans plus tôt, lui d'un côté et son père de l'autre ? Robin était au bout de la table, collé à son abominable Rachel. Plus tard dans la soirée, Leonora avait dansé avec lui. Elle lui avait dit de ne pas prêter attention à
ce que racontait Tessa. Mais elle, Leonora, y avait prêté
attention le lendemain, ou le jour suivant. " Philistin " était un des mots préférés de Tessa mais ce n'était rien à côté de ce dont elle pouvait l'accabler. Escroc, tueur, gangster - ce n'était pas difficile à imaginer. Leonora écoutait Tessa, elle était " proche "
de Tessa.
Guy prit sur le plateau le verre de vin auquel il avait droit.
C'était du rioja, rouge et rugueux. Il éprouva soudain le besoin de voir Tessa, comme il arrive parfois que l'on souhaite voir un ennemi, pour voir peut-être sans être vu. Ce que l'on souhaite, c'est voir l'ennemi dans le malheur, en position d'infériorité.
Avait-elle changé? Ses cheveux étaient-ils gris? Elle avait cinquante ans maintenant, était mariée à un avocat, habitait la banlieue et s'occupait apparemment de bonnes úuvres. Elle habitait, cela lui apparut soudain, dans une banlieue très proche de l'endroit o˘ il se trouvait en ce moment.
Il s'avança vers le bar. Une fille d'environ vingt-cinq ans, assise seule sur un tabouret, le dévisagea. Guy était habitué à ces regards féminins qui lui procuraient une certaine satisfaction, quoiqu'il y répondît rarement. Il commanda un dry Martini et se demanda ce qu'ils allaient bien pouvoir lui servir, probablement un verre de Vermouth tiède. Or c'était relativement buvable, du moins y avait-il du gin dedans, avec un glaçon. L'espace d'un instant, il se laissa aller à imaginer que la fille était Leonora et qu'elle l'accompagnait. Dans quelques minutes, ils allaient déjeuner ensemble, et ensuite ils resteraient longtemps à table en buvant un verre, et bavardant du passé et de l'avenir de leur amour. Ensuite, ils pourraient descendre jusqu'à la mer en voiture et se promener sur la plage dans la fraîcheur nocturne. Ils s'installeraient dans le meilleur hôtel et dormiraient dans la suite nuptiale. Curieusement, ce n'était pas la perspective de faire l'amour avec elle qui comptait le plus. Bien entendu, il le souhaitait ardemment, il la désirait, mais ce n'était pas le plus important, ce n'était qu'une partie de l'ensemble. qu'est-ce qui était le plus important ? tre avec elle, être elle, et qu'elle f˚t lui.
" Je suis Guy... " Ah, l'entendre à nouveau prononcer ces mots !
Il but un autre verre et avala un sandwich au saumon fumé
racorni puis regagna la Jaguar et conduisit jusqu'à Sanderstead Lane. Le numéro 17 n'était pas du tout ce qu'il s'était imaginé.
La moitié d'une vieille maison jumelée et biscornue, s'élevant sur trois étages, avec d'imposantes fenêtres à embrasures de pierre et un portique à colonnes, qui devait dater d'une centaine d'années ou davantage, bien avant la construction du reste du quartier. Devant, le jardin était aussi grand que ceux qui s'étendaient à l'arrière des autres maisons. Du mobilier peint en blanc était rassemblé sous un vaste cèdre.
Guy avait dépassé depuis longtemps le stade o˘ il espérait impressionner Tessa Mandeville avec sa fortune et sa réussite -
cela ne l'avait jamais impressionnée ou du moins le prétendait-elle - aussi tenait-il à ne pas se faire repérer au volant de la Jaguar dorée. Mais il n'y avait personne pour le repérer, pas l'ombre d'une Tessa se penchant avec obligeance à la fenêtre pour lui laisser voir ses cheveux striés de gris ou sa dernière ride, pas trace de Magnus Mandeville se soustrayant pour un jour à sa charge pour bricoler dans le jardin, espèce de squelette aux orbites creuses qu'il était.
Comme un avocat dans une série télévisée adaptée de Dickens. C'était l'image qu'il avait évoquée pour Guy, quand ils s'étaient rencontrés à cette fête. Il s'était demandé ce qui pouvait bien attirer une femme chez cet homme dégingandé et décharné, dont le cr‚ne parcheminé était couronné d'une petite touffe de cheveux gris. Son argent, peut-être. Telle qu'il connaissait Tessa, ce devait être ça. Le cou de Magnus faisait penser au gésier que l'on trouve enveloppé dans un sachet en plastique à
l'intérieur des poulets surgelés. Il avait une voix haut perchée, glaçante et un incroyable accent d'Eton, à la fois artificiel et imposant. On l'imaginait en juge, coiffé d'une perruque blanche, envoyant un pauvre diable se faire pendre jusqu'à ce que mort s'ensuive.
Guy longea Sanderstead Lane jusqu'à la moitié puis fit demi-tour. Il tourna dans une rue transversale et vit qu'un chemin bordé de hautes haies longeait l'arrière des maisons. Les jardins étaient fermés par des portails. Il revint à la rue principale. Le numéro 15, accolé à la maison de Tessa, semblait inoccupé. Il n'y avait pas de rideaux aux fenêtres et une pancarte d'agence immobilière portant la mention " A vendre " était plantée dans le jardin de devant envahi par les herbes folles.
Naguère, si cela avait été son secteur de Kensal et que Tessa Mandeville, tenant un commerce, avait omis de lui payer ce qu'elle lui devait pour garder les lieux intacts et en bon état, il se serait introduit chez elle (ou quelqu'un travaillant pour lui l'aurait fait) et l'aurait un peu malmenée. Ou bien il se serait arrangé pour que le mobilier e˚t un peu moins l'air de sortir d'un catalogue de Maisons et Jardins. Midi aurait été l'heure rêvée, quand la plupart des voisins étaient absents, mais ni un mardi, ni un mercredi, ni un jeudi. En arrivant par cette allée de derrière, il y avait des chances pour que la porte ne soit jamais fermée, même si c'était possible, et il suffisait d'essayer la porte de service. Si elle n'ouvrait pas, il aurait frappé et, quand elle se serait montrée, pas de chichis. Inutile de se faire passer pour un représentant ou un type qui effectue une étude de marché, quelque chose dans ce genre. Juste la b‚illonner d'une main rapide, lui immobiliser les bras dans le dos et la faire avancer prestement au milieu de la maison, la réduire au silence pendant que ce qui devait être fait était fait.
Des fantasmes - n'était-ce vraiment que cela? Il reprit le chemin de sa maison. Ce soir même, il avait invité Danilo à
dîner. Soudainement, dans la partie de son esprit qui fabriquait des images et passait des bandes vidéo, surgit une vision de Magnus Mandeville l'observant lors de cette fête d'anniversaire.
Le dévisageant en regardant par-dessus le bord rectiligne de ses demi-foyers comme un juge pourrait toiser des malfrats au banc des accusés, perplexe, curieux, rusé, surpris, impitoyable. Il n'était pas impossible que Magnus exerç‚t une influence sur Leonora. C'était un avocat, nom de Dieu ! Admettons qu'il ait eu vent des activités de Guy, qui était alors à la limite, ou au-delà
de la limite de la légalité, en aurait-il informé Leonora?
Guy se rabattit sur le côté de la route et gara la voiture. Toutes ces petites scènes s'associaient dans son esprit pour former un tableau, un panorama ou une photographie de groupe, de la table d'anniversaire en ce soir du 25 juillet. Il était incapable de se concentrer sur la route. Il fallait s'arrêter. O˘ avait-il eu lieu, ce dîner? Pas dans un endroit extraordinaire, ni un grand restaurant ni un hôtel réputé, pas dans le genre de lieu o˘ il aurait voulu fêter un événement important de la vie de sa fille.
Mais Guy ne pouvait même pas envisager d'avoir une fille ou un fils. C'était trop douloureux. Il avait nourri ce genre de pensées autrefois et cela avait ouvert en lui une blessure béante, cela l'avait fait saigner. S'il pouvait être s˚r, être vraiment s˚r, qu'un jour Leonora et lui pourraient avoir des enfants ensemble, il avait l'impression qu'il en mourrait de bonheur.
Le panorama se déploya dans sa mémoire. Onze personnes étaient attablées : Leonora présidait entre Anthony Chisholm à
sa gauche et lui-même, Guy, à sa droite. Elle était vêtue d'une robe bleu foncé, toute simple, taillée dans une espèce de soie, austère, beaucoup trop ‚gée pour elle. Elle était superbe, évidemment, cela allait sans dire. Elle arborait le collier que son père lui avait offert, du lapis-lazuli dans une monture d'argent de Georg Jensen, un joli bijou mais pas très cher selon les critères de Guy. Anthony était un bel homme avec un visage de jeune garçon qui lui donnerait toujours une sorte d'expression enfantine. A côté d'Anthony se trouvait sa propre mère, une vieille sorcière aujourd'hui morte, la grand-mère de Leonora.
A sa pfopre droite se trouvait une cousine de Leonora nommée Janice, qui s'était mariée par la suite et était partie en Australie, puis Robin Chisholm suivi de Rachel Lingard. Maeve n'était dans le tableau ni au propre ni au figuré, Leonora ne l'ayant pas encore rencontrée. La vieille Mme Chisholm était assise à côté de Magnus Mandeville, dont l'autre voisine était Susannah, l'épouse d'Anthony, Susannah était une jolie femme très mince, aux cheveux bruns et soyeux, qui n'avait pas plus de trente-trois ou trente-quatre ans à l'époque et dont Leonora disait qu'elle ne portait pour ainsi dire jamais de jupes ni de robes. Effectivement, ce soir-là, elle était en veste et pantalon de soie noire. Le fiancé de Janice, dont le nom échappait à Guy, se trouvait entre Susannah et Tessa.
Il laissa l'úil de sa mémoire parcourir la table, passant d'un invité à l'autre. Les costumes masculins n'avaient rien qui p˚t retenir l'attention - tous vaguement gris -, mais il pensait que Robin arborait une cravate rose. Robin, beaucoup plus blond que Leonora, préférait son père dont il avait hérité l'expression enfantine, et paraissait ridiculement plus jeune que ses vingt-quatre ans. Il était courtier en devises - du moins l'était-il devenu par la suite. Il échangeait des sommes d'argent pour des emprunteurs potentiels, mettant des dollars rapidement à la disposition de clients se trouvant, disons en Allemagne, et fournissant des deutschmarks à des clients brésiliens. Guy le soupçonnait d'être, d'une manière respectable, aussi malhonnête et ambitieux qu'il l'avait lui-même été autrefois.
- Normalement, je devrais lui plaire, avait-il dit un jour à
Leonora. Je ne comprends pas pourquoi il ne m'aime pas. Nous sommes pourtant de la même race, non?
- Il est snob.
- qu'est-ce que ça veut dire? Mon accent ne lui convient pas?
- Espérons que ça lui passera. Il en est encore à faire des remarques méprisantes sur les gens qui n'ont pas fréquenté une public school. Je suis désolée, Guy. J'aime beaucoup Rob et l'aimerai toujours mais il est le seul membre réactionnaire de la famille. C'est vraiment un Tory de la vieille école.
- Je ne peux pas le croire, dit-il, bien que la politique lui parut sans intérêt. Lui aussi était un Tory de la vieille école, s'il était quelque chose.
Tessa le détestait parce qu'il était un supposé philistin, son mari parce qu'il était ou avait été un escroc - Robin aurait-il dressé Leonora contre lui parce qu'il n'avait pas reçu une éducation convenable et ne parlait pas comme il fallait? Guy ferma les yeux et passa en revue les dix convives, neuf sans compter Leonora. Tessa dans sa robe mordorée, taillée dans une espèce de soie plissée, une mince chaîne en or autour du cou, sa nouvelle alliance rutilante au doigt et ses ongles assortis; Susannah avec son pantalon noir et sa veste coordonnée, un chemisier de soie blanche à col ouvert et un rang de grosses perles de jais et d'ambre ; la vieille Mme Chisholm en dentelle marron et collier de perles ; Rachel, la vilaine binoclarde, avec une jupe en cotonnade fleurie dont l'ourlet pendait, affligée d'une blouse rose qui devait provenir des British Home Stores *1.
Les hommes. Janice, aussi dodue que Rachel, les hanches bien enrobées, avec ses lunettes à monture fantaisie en plastique rose.
Lui-même et Leonora.
Ils mangèrent des avocats aux crevettes. Pour une surprise, c'était une surprise. Voire un événement. Suivait un poulet sans intérêt. Guy avait lu quelque part que le poulet était la protéine animale la plus consommée dans le monde, à défaut d'être la plus appréciée. Au moment o˘ les profiteroles avaient fait leur apparition, Anthony lui avait dit, en passant devant Leonora :
- Alors, o˘ en est votre carrière ces derniers temps, Guy?
Ils savaient qu'il était riche. Personne d'autre ne portait un costume de chez Armani, des boutons de manchette en jade impérial serti dans de l'or à vingt-deux carats. Et il n'avait pas la moitié de l'‚ge d'Anthony Chisholm. Il répondit à la question, parla des tableaux sans mentionner, évidemment, ses autres branches d'activité. Elles allaient finir par disparaître, de toute manière. Avec la mort de Corny Mulvanney, de façon immi-nente, les vestiges de " marchands de rêve " devaient être dissous, comme s'ils appartenaient à l'inconnu, non susceptibles d'être repérés dans l'avenir. Ce commerce auquel Tessa et Anthony avaient fait allusion avec un tel opprobre, une telle violence, la première fois qu'ils s'étaient rencontrés, était pour ainsi dire éteint.
Tessa s'était comportée comme un vautour à ce dîner, regardant les autres le tuer puis fondant sur lui pour ramasser ses restes. D'abord cette invite à aller faire de la musique dans la rue à King's Cross, puis cet encerclement sauvage, ce discours aux convives assemblés sur l'effondrement de l'art et de la culture en Occident (qu'est-ce que cela voulait dire?). Leonora avait écouté, et par la suite, on lui en avait sans aucun doute dit davantage,- bien davantage...
Il mit le moteur en route et rentra chez lui.
1. Magasins créés pendant la guerre o˘ l'on trouvait des denrées ménagères de base : savon, couvertures, conserves et vêtements qui tenaient chaud.
(N.d.T.)
Leonora avait cessé d'habiter chez sa mère au moment des vacances et s'était installée avec son père et sa belle-mère.
C'était afin de vivre au centre de Londres. Et se rapprocher de Rachel Lingard. Pour être honnête avec lui-même, il fallait qu'il l'admette. La mère de Rachel avait un appartement dans Cromer Street, o˘ Rachel vivait parce que la vieille était en train de mourir d'un cancer. Il avait su dès le début que Rachel était une menace, le genre de personne qu'il ne voulait pas que sa petite amie fréquente. Les filles doivent être frivoles et de temps en temps un peu sottes, adorer traîner dans les boutiques, se passionner pour les vêtements et les parfums, guetter leur reflet dans les miroirs, aimer qu'on les regarde et qu'on les siffle. Elles doivent être vaniteuses et capricieuses, avoir tendance à être chipies avec les autres femmes. Rachel était féministe. Elle ne se maquillait jamais, mangeait ce qu'elle aimait et grossissait. Par principe, elle affirmait préférer la compagnie des autres femmes à celle des hommes. Sa conversation était brillante et, pour lui, souvent incompréhensible. La moitié du temps, il ne savait vraiment pas de quoi elle parlait.
Maintenant, il se demandait si c'était par son intermédiaire que Leonora avait rencontré ce William Newton. Tout à fait le genre de types qu'elle devait connaître. Et lui aussi possédait cette qualité que Leonora semblait tant apprécier, le don de l'échange verbal. Personnellement, il n'avait jamais perçu l'intérêt de tout ça, ces discussions, ces débats, toute cette intelligence, cet esprit. Pourquoi prendre cette peine ? Cela avait d˚
avoir son intérêt autrefois, quand il n'y avait rien d'autre à faire, pas de magazines, ni de quotidiens, de bandes vidéo, de musique, de télévision, pas d'endroits o˘ aller, ni de lumière électrique. L'art de la conversation n'était pas plus utile, maintenant, que celui d'écrire des lettres. C'est ainsi qu'il voyait les choses.
Le fossé était apparu quand Leonora avait changé d'avis au sujet de leurs vacances communes. Il n'avait jamais su pourquoi.
Il ne savait pas pourquoi elle avait eu l'air presque choquée quand il lui avait suggéré de s'installer avec lui. Elle avait plutôt réagi comme sa mère aurait pu le faire, pas comme une fille de vingt-deux ans. Après tout, cela faisait plusieurs années qu'ils sortaient ensemble. Il l'aimait et elle l'aimait et ils savaient l'un comme l'autre qu'ils se marieraient un jour.
- Tu ne parles pas sérieusement, Guy?
- N'est-ce pas ce que font les gens comme nous ? J'ai une maison tout installée pour toi. C'est dans un endroit qui te plaît.
Je présume que je te plais - enfin, que tu m'aimes. Et je t'aime.
- qui sont ces gens comme nous ?
C'était une de ces remarques " intelligentes " qu'elle faisait de plus en plus souvent. Le coincer sur des vieilles formules qu'il utilisait, des expressions que tout le monde employait mais qu'elle qualifiait de clichés. Elle n'avait jamais fait cela avant.
Elle avait attrapé ça au contact de Rachel. Et voilà qu'elle allait partager un studio avec elle.
- Nous avons pensé à Fulham parce que c'est là que j'enseigne. Une grande pièce avec une cuisine, en attendant de trouver un appartement.
La mère de Rachel était pour de bon à l'hôpital, maintenant, elle n'en sortirait plus. Leonora montra le studio à Guy, qui le trouva aussi horrible qu'Attlee House mais beaucoup plus petit.
La grosse Rachel, ses yeux ronds décuplés par ses lunettes, remarqua son expression et murmura quelque chose à Leonora avant de déclamer, comme si elle jouait sur scène :
- La cause de cette p‚leur, je te prie ? quoi, si ta belle mine ne peut l'émouvoir, un aspect pitoyable saurait donc la convaincre ?
Les deux filles furent secouées par une rafale de rires, gloussant comme il aimait voir les filles glousser, mais pas quand il était visé. Il comprit la remarque, de la poésie, une citation, quelque chose dans ce genre, même si Rachel ne l'en croyait pas capable. Cela signifiait qu'elle n'aimerait pas avoir un soupirant pitoyable et malheureux, aussi s'efforça-t-il de ne pas avoir l'air vexé et de prendre la chose sur le ton de la plaisanterie. La mère de Rachel mourut peu après, ce qui effaça quelque temps tout sourire sur son visage. Elle était probablement enchantée d'avoir quelque bien à vendre, cependant, elle était forcément aussi
‚pre au gain que ses pareilles, malgré tous les airs qu'elle se donnait. Elle se mit en quête d'un appartement avec Leonora.
Dès qu'il apprit qu'elles voulaient solliciter un emprunt - et un gros emprunt -, il proposa à Leonora de lui prêter l'argent.
Bien entendu, ce ne serait pas un véritable prêt. Ce serait purement et simplement un cadeau. Dans son for intérieur, il envisagea la chose ainsi dès le début, mais, évidemment, il lui laisserait croire qu'il s'agissait d'un prêt sans intérêts.
quel besoin avait-elle de mettre sa famille et ses amis au courant de tout ? Elle avait près de vingt-trois ans, pour l'amour du ciel ! Pourquoi ne pouvait-elle pas rompre avec cette famille ?
Parce qu'ils ne la laisseraient pas faire. Ils se cramponnaient à
elle, se cramponnaient les uns aux autres comme des sangsues.
Ses parents qui n'étaient même plus mariés ensemble, qui avaient maintenant d'autres conjoints, continuaient néanmoins à
se rencontrer, se voyaient presque plus, lui semblait-il, que lorsqu'ils partageaient un foyer.
Le soir o˘ il lui fit cette proposition, elle était descendue chez Anthony et Susannah à Lamb's Conduit Street. Descendue chez eux, s'il vous plaît, alors qu'elle avait un logement à elle à moins de dix kilomètres de là. Rachel était en voyage dans le Nord, pour une réunion de gens qu'elle appelait des " alumnae " et qui évoquaient, à ses propres oreilles, des bactéries, ce genre de choses qu'on attrape en mangeant du p‚té acheté au super-marché. Bien entendu, il n'avait pas fait sa proposition en présence d'un tiers. Il était seul avec Leonora, en train de prendre tranquillement un verre après le cinéma.
- C'est très généreux de ta part, Guy, avait-elle répondu.
Elle était émue, c'était évident, il avait même cru qu'elle allait pleurer.
- Je ne le sentirai même pas, avait-il ajouté, ce qu'il n'aurait pas d˚ faire, il le sut au moment o˘ il le disait.
- Si seulement c'était possible, lui avait-elle dit en lui prenant la main.
Ils rentrèrent chez le père de Leonora. Anthony et Susannah étaient là, ainsi que l'oncle de celle-ci, le frère d'Anthony, Michael, qui occupait un poste important à la télévision -
président d'une chaîne - et le frère de Leonora, Robin, celui au visage poupin et aux boucles blondes. Et au cúur noir, pensa Guy.
Il fut gêné quand elle annonça la nouvelle. Mais fier en même temps. Après tout, il était parti de rien, de moins que rien, alors qu'ils étaient tous allés à l'université, avaient grandi dans une atmosphère de famille heureuse et connu des gens influents.
- J'espère que tu as bien dit à Guy que toute chose de ce genre était hors de question, déclara Anthony.
On ne pouvait pas être plus condescendant. Condescendant et quel était cet autre mot que Rachel utilisait tout le temps?
Paternaliste.
Anthony avait l'air d'un gentil ours en peluche. Un visage poupin, des yeux rieurs. Jamais, à ce jour, Guy ne l'avait vu avec une expression pareille. Offensé. Choqué, vraiment. On e˚t dit que Guy venait de l'insulter au lieu de proposer un prêt de quarante mille livres à sa fille.
L'oncle, qui était une version plus massive, plus ‚gée et en quelque sorte plus pelucheuse d'Anthony, fit la moue et émit un léger sifflement. Robin déclara :
- Comment avoir une dame à sa botte en une leçon facile.
Le salaud. Guy l'avait toujours détesté.
- Je voulais simplement que vous soyez tous au courant, dit Leonora, parce que c'était tellement gentil de la part de Guy.
" …tait " ? qu'entendait-elle par " était " ? Il était quasi certain, jusqu'à maintenant, qu'elle allait accepter en dépit d'eux tous. Mais leur influence était trop forte pour elle.
- C'était une offre magnifique, poursuivit-elle, mais évidemment, je ne peux pas envisager de l'accepter.
Elle avait l'air tellement triste qu'il eut envie de la prendre dans ses bras et de l'embrasser.
Il n'avait pas l‚ché prise. Il l'avait pressée d'accepter l'argent au cours des semaines suivantes. C'est environ à cette époque qu'elle commença à trouver des excuses pour ne pas sortir avec lui, elle sortait de moins en moins avec lui. Pendant des années, il lui avait parlé quotidiennement, même si ce n'était pas facile de la joindre à Fulham o˘ le téléphone était au rez-de-chaussée et partagé par environ huit personnes.
Une sorte de panique glacée l'envahit lorsqu'il la sentit se séparer de lui, plus encore qu'à l'époque o˘ elle était partie à
l'université. La vie ne serait pas possible sans elle. Parfois, un vide froid s'ouvrait devant ses yeux, un désert gris qu'elle avait quitté et o˘ il restait seul.
- que nous est-il arrivé ? lui demanda-t-il un jour, quand il fut plus endurci. Il redoutait tant sa réponse. Supposons qu'elle dise : " Je ne t'aime plus " ?
Elle ne le dit pas.
- Il n'est rien arrivé. Nous sommes toujours amis.
- Leonora, nous étions plus que des amis. Je t'aime. Tu m'aimes. Tu es ma vie.
- Je pense que nous devrions moins nous voir. Nous devrions davantage voir d'autres gens. Cette sorte de monoga-mie que nous vivons n'est pas très saine pour des jeunes.
Une expression de Rachel. Il croyait l'entendre.
- J'ai besoin de te voir.
C'était un samedi. Ils déjeunaient ensemble dans un restaurant français de Charlotte Street. Elle ne s'était pas encore entichée de ces idioties de régime végétarien, à l'époque.
C'…TAIT UNE PLAISANTERIE. Du moins est-ce ainsi qu'il le prit au début. Elle ne pouvait pas avoir sérieusement pensé ça. Jamais il n'avait été autre chose que l'homme avec qui elle sortait et elle, la femme avec qui il sortait. La fille avec une chambre meublée et une voiture qu'il fréquentait avant de la rencontrer n'était qu'un souvenir confus, un fantôme.
Leonora ne pouvait pas penser sérieusement qu'ils se verraient seulement comme des gens qui se retrouvent régulièrement pour un déjeuner d'affaires.
C'était très difficile de lui téléphoner, parfois personne ne répondait, d'autres fois c'était un des occupants de la maison qui décrochait et promettait de transmettre le message, mais oubliait ensuite. Deux jours passèrent sans qu'il lui parle et l'annonce qu'elle avait faite, sa déclaration d'intention, perdit de sa réalité.
Il comprit qu'elle l'avait taquiné. Comment avait-il pu être assez bête pour se laisser bouleverser ainsi ?
quand il parvint à la joindre, il lui demanda de l'accompagner au cinéma le lendemain.
- Tu as oublié notre arrangement ? demanda-t-elle.
Il sentit le froid l'envahir.
- quel arrangement ?
- J'ai dit que je déjeunerais avec toi les samedis.
- Tu ne parles pas sérieusement, Leonora.
Elle était tout à fait sérieuse. Elle le verrait le samedi suivant.
O˘ aimerait-il déjeuner?
Cela se passait bien avant qu'il commence à se demander la raison de ce changement. Il n'avait même pas envisagé que ce p˚t avoir quelque chose à voir avec son offre de prêt ou la façon dont il gagnait sa vie, encore moins avec Corny Mulvanney.
L'affaire Corny Mulvanney était alors vieille de six ou sept mois.
Il se dit qu'elle était perturbée par le déménagement, les difficultés qu'elles avaient rencontrées, Rachel et elle, pour faire signer et transmettre les contrats, pour décider d'une date d'exécution. Dans un mois ou deux, lorsqu'elles seraient installées dans l'appartement de Portland Road, les choses seraient différentes. Elle lui reviendrait.
Certains diraient qu'elle n'était jamais partie. Il commença à
se dire que c'était le cas. Il la voyait régulièrement, elle n'avait personne d'autre et lui, personne de sérieux, personne qui compt‚t. Il lui téléphonait tous les jours, beaucoup plus facile maintenant qu'elle avait un appartement et un téléphone bien à
elle. Ils déjeunaient ensemble le samedi. Il entendait sa voix chaque jour et la voyait une fois par semaine. Il connaissait certains couples qui ne se voyaient pas si souvent que cela. Si vous allez raconter à quelqu'un que vous voyez votre petite amie une fois par semaine et lui téléphonez tous les jours, il vous répondra que c'est une affaire qui marche. Guy se rassurait ainsi, ce discours le réconfortait.
Mais un homme ne peut pas rester éternellement célibataire et il y avait d'autres filles. Naturellement. Il n'y en aurait pas eu si elle ne s'était refusée à lui. qu'elle lui donne sa chance et il serait le plus constant des amants, le plus fidèle des maris. Il ne lui disait jamais pour les autres filles, elle ne cherchait pas à savoir et il ne lui demandait pas s'il y avait d'autres hommes dans sa vie.
Mais il tenait pour acquis que, s'il devait nécessairement avoir une maîtresse parce qu'il était un homme, elle n'avait pas besoin de petit ami, elle pouvait se passer de vie sexuelle.
- Un excellent exemple du deux poids, deux mesures, disait Rachel au sujet d'un autre couple de leur connaissance.
Ce n'était pas exactement ça. Il avait recours à ce compromis parce qu'il ne pouvait affronter une réalité plus brutale. Il se persuadait qu'il n'existait pas de réalité plus brutale. Cela était la réalité : elle n'était pas très portée sur le sexe et, pour ce qui était de la compagnie, elle préférait celle des femmes. Mais elle l'aimait - pourquoi lui parlerait-elle tous les jours et déjeunerait-elle avec lui tous les samedis s'il en était autrement ?
Un jour, les choses changeront, pensait-il. Elle profite de sa liberté, elle aime s'assumer toute seule, faire son travail, joindre la corde par les deux bouts, appliquer ses principes absurdes. Et puis, un jour, la nouveauté de tout cela sera passée. Elle voudra se marier, toutes les femmes le désirent, et c'est lui qu'elle épousera. D'une certaine manière, c'était comme s'ils étaient fiancés, promis l'un à l'autre depuis l'enfance, ainsi que cela se pratique chez certains peuples d'Asie. De nos jours, les filles veulent faire leurs preuves, montrer qu'elles peuvent s'en sortir par elles-mêmes, comme les hommes. Il alla jusqu'à le dire un samedi o˘, après le déjeuner, il raccompagna Leonora dans son nouvel appartement.
L'escalier qu'ils durent gravir était inimaginable. Il n'aurait pas cru qu'il exist‚t à Londres autant d'immeubles sans ascenseur. Rachel était là, vêtue d'un de ses attirails typiques, une vieille jupe provenant des soldes de Monsoon *1 (probablement les premiers soldes que Monsoon ait jamais organisés) et d'un chandail gris portant le sigle Oxfam (Oxford Committee for Famine Relief *2). Il regarda leurs plantes en pot et leurs affiches, leur vaisselle provenant des puces et le canapé acheté sur le trottoir dans Sheperds Bush Road et, un instant plus tard, fit cette réflexion concernant les femmes qui veulent s'en sortir par elles-mêmes.
- Tu es un victorien, Guy, sais-tu, dit Rachel. Le dernier victorien. On devrait te mettre dans un musée. Au muséum d'Histoire naturelle, tu ne trouves pas, Leonora?
- Non, vous ne m'avez pas compris, se défendit-il en essayant de garder son calme, apercevant son reflet dans un miroir piqué - un beau visage jeune, une silhouette élancée et athlétique. Un victorien, non mais, vraiment !
- Vous avez mal compris. Je pense que les femmes sont égales aux hommes. Je sais qu'elles ont besoin d'avoir une carrière, leur propre argent et un emploi qu'elles peuvent retrouver après leur mariage. Je sais ce que veulent les femmes.
Elles hurlèrent de rire. Elles se cramponnèrent l'une à l'autre en se tenant les côtes. Rachel sortit quelque chose au sujet de Freud. Il ne savait toujours pas ce qu'il pouvait y avoir de faux ou de stupide dans ses propos. Après un certain temps, cela ne le touchait plus beaucoup parce que c'était Rachel qui avait fait la remarque, pas Leonora. Et il se moqua de Leonora le samedi 1. Chaîne de magasins de vêtements bon marché. (N.d.T.) 2. La lutte du comité contre la faim dans le tiers-monde est financée notamment par les ventes de vêtements d'occasion dans les magasins Oxfam.
(N.d.T.)
suivant quand elle lui reprocha d'avoir dit que le problème de Rachel, c'était d'être envieuse.
Il traversait alors une période de certitude : elle finirait par l'épouser un jour. qu'elle p˚t rencontrer quelqu'un d'autre ne l'effleurait jamais. Ou plutôt, quand cette possibilité l'effleurait avec un frisson semblable à la première gelée de l'automne, il lui téléphonait pour se rassurer. Non pour expliquer ses pressentiments, car ce n'étaient que des pressentiments, beaucoup moins solides que des soupçons, mais pour écouter sa voix et tenter d'y détecter quelque changement. Et les samedis, il l'observait et guettait les inflexions de sa voix, à l'aff˚t de quelque infime altération. Elle était toujours la même, n'est-ce pas?
Elle parlait, comme d'habitude, du bon vieux temps, de leur jeunesse, de sa famille et de ses amies, ce qu'elles avaient dit et fait. Rien de tout cela ne l'intéressait mais il aimait l'entendre parler. C'était curieux, vraiment, ce qu'elle disait de la conversation de ce William Newton alors qu'elle-même en avait si peu.
Jamais un mot sur la télévision ou la musique, la dernière pièce à
succès du West End, la mode ou le sport. Il essaya d'imaginer ce que contenaient ces fabuleuses conversations avec Newton, mais son imagination lui fit défaut.
Cela faisait maintenant une semaine qu'il l'avait vue avec Newton. Il se trouvait d'un côté de Kensington High Street, cette artère bourrée de passants et de voitures, se dirigeant à
pied vers Church Street, et ils étaient sur le trottoir d'en face, main dans la main. Sa Leonora et un rouquin maigrichon, à
peine plus grand qu'elle.
Main dans la main. Il avait senti le sang affluer à sa tête, son visage s'empourprer comme s'il était gêné, comme s'il avait honte. Il avait désespérément voulu qu'ils ne le voient pas et ils ne l'avaient pas vu. Plus tard, en prenant un verre chez lui, il y avait repensé. C'était un des chocs les pires qu'il ait connus dans sa vie, comparable à celui qu'il avait reçu le jour o˘ cette femme était venue chez lui pour lui parler de Corny Mulvanney.
- Tu n'as pas l'air très en forme, dit Danilo.
- Je vais parfaitement bien.
D'abord, Guy se sentit offensé. Avec sa nouvelle veste de chez Ungaro et son chandail fin de Perry Ellis, il était plutôt content de son apparence. Il n'était pas dans ses habitudes de rester longtemps devant le miroir, un coup d'úil rapide suffisait pour capter l'image souhaitée-bronzage prononcé, une ombre sépia balayant la m‚choire énergique, les dents blanches, une touche de cheveux noirs. Et la silhouette, dure et musclée tout en restant mince. Mais le dernier coup d'úil, en quittant la maison dix minutes plus tôt, lui avait renvoyé quelque chose de différent, quelque chose de fatigué et d'usé peut-être, quelque chose de hagard.
- J'ai été un peu sous pression, admit-il. La migraine me reprend.
- Tu as besoin d'un fébrifuge.
- qu'est-ce que c'est qu'un fébrifuge ?
- Dieu seul le sait. J'ai lu quelque chose là-dessus dans un article de Tanya. Elle est branchée sur tous ces trucs écolo.
N'empêche, franchement tu n'as pas très bonne mine.
Ils s'étaient retrouvés dans un restaurant de cette zone luxueuse qui s'étend derrière Sloane Square. Danilo était un homme maigre, de petite taille, au faciès léonin, avec une grosse tête et des yeux brun jaun‚tre comme ceux d'un animal, un petit carnivore féroce. Bien qu'il mesur‚t seulement un mètre soixante, soit quelques centimètres de moins que William Newton, Guy ne l'aurait jamais traité de nabot rouquin. Danilo portait un costume décontracté mais fort cher en seersucker quasiment noir, dont les manches roulées laissaient à dessein apparaître une doublure de soie bleue. Il avait une chemise bleue à fines rayures vert foncé mais pas de cravate. Ses deux bagues étaient en or blanc, l'une sertie d'un cabochon rond en lapis-lazuli, l'autre d'un bloc de jade carré. quelques années auparavant, lorsque c'était encore possible, Danilo avait dirigé
une affaire très rentable d'importation de jade impérial de Chine. C'était l'origine des boutons de manchette de Guy.
Danilo n'était ni espagnol ni latino-américain. Son véritable prénom était Daniel, mais comme il n'y avait pas moins de cinq Daniel dans sa classe à l'école primaire, il s'était rebaptisé. Non content d'importer diverses substances illégales, Danilo était aussi un tueur à gages. Ou du moins Guy le croyait-il.
Le seul domaine dans lequel Danilo ne fut pas macho était l'alcool. Il prit un spritzer (vin blanc et eau gazeuse) dans un grand verre. Selon son habitude, Guy but plus qu'il ne mangea mais il mangea quand même, une belle tranche épaisse de filet de búuf écossais très grillée à l'extérieur et bleue à l'intérieur qui leur fut présentée entière puis découpée avec maestria.
Danilo parla de la villa qu'il avait vendue à Grenade et de la maison qu'il avait achetée à Wye Valley, un ch‚teau gallois entouré d'une dizaine d'hectares qu'il avait l'intention de meubler avec le contenu d'un manoir suédois baroque. La législation suédoise interdisait l'exportation à l'étranger de ces tables, chaises et tableaux, mais Danilo était en train de prendre des mesures pour la contourner. Ce n'était pas un homme particulièrement égocentrique et, s'il manquait de sensibilité, il n'était pas méchant avec ses amis. On ne l'avait pag invité pour parler de lui.
- Eh bien, comment va Céleste ? «a marche toujours ?
Guy haussa les épaules. Toute allusion à Céleste le plongeait dans l'embarras.
- Et les úuvres d'art ? Cela te permet de garder le train de vie auquel tu es habitué ?
- Je n'ai aucun problème d'argent, Dan. Ce n'est pas un problème. Ce ne sera jamais un problème pour toi et moi, d'accord ?
Des années plus tôt, ils s'étaient confié mutuellement qu'un homme n'était que la moitié d'un homme s'il n'était pas capable de faire fortune.
- Alors, il s'agit de la petite miss Léo.
Guy n'aurait autorisé personne d'autre au monde à appeler Leonora " la petite miss Léo ", mais cela ne le dérangeait pas trop de la part de Danilo. Celui-ci l'aimait également, d'une manière plus fraternelle évidemment, et s'il ne l'avait pas vue depuis des années, il conservait à son égard cette tendre considération qui est liée à la nostalgie du bon vieux temps. Elle s'était montrée plus habile à piquer des trucs sur les présentoirs des magasins Boots *1 qu'aucun des garçons de la bande. Une fois, en un seul raid, elle avait raflé une brosse à dents électrique, un séchoir à cheveux et une pochette de bigoudis chauffants. Cette évocation rappela à Guy le souvenir d'un autre vieil ami et l'aida à penser à autre chose.
- Tu as parfois des nouvelles de Linus ?
Danilo rit.
- Celui-là, il a mal terminé. Enfin, c'est ce que j'imagine car en fait, je n'en sais rien. quelqu'un m'a dit qu'il était parti en Malaisie et qu'ils l'avaient pendu parce qu'il avait un peu d'herbe sur lui.
1. …quivalent de Monoprix. (N.d.T.)
- Tu crois ça ?
- Non, je ne crois pas la plupart des choses qu'on me raconte. qu'est-ce qui se passe avec Leonora, alors? Allons, raconte-moi, tu ferais mieux de parler franchement. Elle va se marier, c'est ça ?
C'était déplaisant et obscène. Il répondit résolument :
- Elle ne ferait pas ça. Enfin, pas avec quelqu'un d'autre que moi. Je voulais te demander, Dan, je veux dire, si j'avais l'intention de...
Guy regarda autour de lui. Personne ne pouvait les entendre mais il baissa néanmoins la voix.
- Si je voulais me débarrasser de quelqu'un, pourrais-tu, euh, arranger le coup?
Les iris jaunes ne bougèrent pas, les pupilles, si. Elles semblèrent s'allonger, un tiret noir à la place d'un point noir.
Danilo passa sa langue rouge sur sa fine lèvre inférieure.
- Le petit ami ? demanda-t-il.
Guy en resta interloqué.
- Comment sais-tu qu'il y a un petit ami ?
- Il y a toujours un petit ami. Tu veux qu'on l'élimine?
Une fois encore, Guy haussa les épaules d'un geste impatient.
- Je ne crois pas, je ne sais pas.
Il revit cette table au restaurant, remplaça la vieille Mme Chisholm par Maeve, Janice et son fiancé par William Newton.
- Il y a quelqu'un qui la dresse contre moi en lui versant du poison dans la tête, Dan, mais je ne sais pas qui. Je ne sais pas lequel d'entre eux. Je croyais savoir. Si je le savais, je...
Seulement, je ne sais pas.
- C'est faisable, répondit calmement Danilo. Pour un ami, je pourrais obtenir un joli travail sans bavure moyennant trois mille livres.
- Et dix jolis travaux sans bavure pour trente mille livres ? Je ne vais quand même pas m'offrir un massacre, n'est-ce pas? Je ne peux pas les rayer tous de la carte. Dan, je sais seulement qu'il y en a un qui la dresse contre moi, un ou deux tout au plus, un ou deux à qui elle veut plaire, avec qui elle veut être en accord. Ils lui ont raconté tous les mensonges qu'ils ont pu trouver sur mon compte.
- Ce doit être le fiancé.
- Je ne crois pas. Je ne sais pas. Seigneur, si je pouvais savoir ! Je suis vraiment stupide, Dan. Je t'ai fait venir pour rien.
Je ne sais pas qui te désigner. Je t'ai fait venir pour rien.
- Le steak était magique, répondit Danilo. Je vais faire une entorse à mon règlement et prendre un petit Chivas Régal.
- Dan, pourquoi as-tu dit ça? Pourquoi as-tu dit ça au sujet de Newton ?
- qu'ai-je dit ?
- Tu l'as appelé " le fiancé ".
- Ce doit être toi qui as dit ça.
- Ce n'est pas moi. J'ai dit qu'elle n'était pas fiancée, qu'elle ne ferait pas ça. Je veux dire, ce Newton, il existe, bien s˚r qu'il existe, mais c'est simplement Un type qui sort avec elle, il ne représente pas plus pour elle que Céleste pour moi.
Danilo lui lança un regard sévère et pénétrant mais non dénué
de gentillesse.
- Ah ! oui, je me souviens maintenant. C'est Tanya qui me l'a dit. Elle l'a vu dans un journal. Hier ou la veille. Elle m'a dit d'y jeter un coup d'úil, qu'il s'agissait peut-être de la Leonora Chisholm que je connaissais. Cela racontait les trucs habituels, annonce des fiançailles et mariage pour bientôt. Leonora Chisholm et William Newton. C'est comme cela que je connais le nom du type, ce doit être ça puisque tu ne me l'as jamais dit.
Voilà pourquoi je pensais que c'était lui que tu voulais éliminer.
LE LIT ¿ COLONNADES de Guy, laqué et surmonté d'un baldaquin de style chinois, avait été exécuté par la maison William Linné *1 en 1753. On pouvait croire que les dragons volants, recouverts d'une pellicule d'or, venaient juste de se poser sur les cornes écarlates et incurvées de son ciel en forme de pagode. Les rideaux étaient en soie jaune. Il y avait un lit quasi identique au Victoria & Albert Muséum. Les murs de la chambre étaient tapissés de papier de soie Shiki. Il n'y avait pas de moquette sur le parquet de marqueterie mais des tapis chinois à motifs de dragons, de masque d'animaux et de nuages.
C'était un samedi matin à huit heures et demie et Guy se trouvait dans le lit à baldaquin en compagnie de Céleste Seton.
Elle dormait encore mais il était éveillé et projetait de préparer du café, de manger quelque chose de léger, il ne savait pas encore quoi, avant d'aller passer une heure ou deux à son club de gymnastique. Guy regarda l'exquis visage de Céleste sur l'oreiller, un bronze précieux et délicat. Il s'avoua qu'elle était vraiment belle mais se refusa à penser davantage à elle. Dès qu'il pensait à elle, la culpabilité l'envahissait. L'idée d'aimer une femme et d'utiliser une autre à des fins uniquement sexuelles lui paraissait honteuse et répugnante.
Bien s˚r, ce n'était pas exactement ça, la réalité était différente. Il avait toujours été honnête avec Céleste. Elle savait qu'il était amoureux de Leonora, ou il le lui avait dit, il n'avait rien caché. Ce n'était pas sa faute si elle l'avait mal compris.
- Cela ne me dérange pas, Guy chéri, pourquoi cela me dérangerait-il ? Je sais que je ne suis pas la première, ce serait de la folie de s'y attendre. Tu ne m'appartiens pas, c'est vrai?
Il ne pouvait pas laisser passer cela.
- J'aime Leonora, j'en suis amoureux. Je ne peux pas envisager la vie sans elle. Je l'épouserais demain si je pouvais.
Elle lui avait souri.
-l Mais oui, bien s˚r. Tu déjeunes avec elle le samedi, tu passes une heure et demie en sa compagnie. Je crois que je peux le supporter. Si c'est cela, la concurrence, j'accepte.
Son père venait de la Trinité o˘ les gens ont du sang indien. Sa mère était de Gibraltar. Son visage alliait des traits parfaitement européens et une couleur de bois de teck, et son corps était celui d'une …gyptienne peinte sur un vase. Elle était mannequin. La masse considérable de ses cheveux auburn foncé déferlait en longues vagues épaisses comme Dorothy Lamour dans un de ces films des mers du Sud tournés vers les années trente.
quand Guy sortait avec elle, les hommes se retournaient sur son passage. Il pouvait jurer qu'une fois o˘ il descendait l'escalier de Blake's derrière elle, il avait entendu un homme grogner comme un sanglier à sa vue. Alors que, s'il se promenait dans la rue avec Leonora - ou plutôt, à l'époque o˘ il se promenait avec elle, ce qui n'arrivait presque plus jamais -, personne ne la regardait. Bien s˚r, les ouvriers sur des échafau-dages et ceux qui étaient en contrebas, affairés dans un regard, sifflaient sur son passage, elle était jeune et séduisante et avait de jolies jambes. Mais la circulation ne s'immobiliserait pas pour elle, personne ne s'arrêterait pour la regarder. Curieusement, cela ne faisait aucune différence. L'admiration frémissante, positivement palpitante, que suscitait Céleste et l'indifférence qui accompagnait l'apparition de Leonora n'exerçaient pas le moindre effet sur lui. quelquefois, il pensait qu'il serait plutôt soulagé si Céleste lui disait : " Au revoir, tout cela fut très agréable mais j'ai rencontré quelqu'un d'autre. "
Il s'en voulait, c'était épouvantable, ce n'était pas juste. Mais qu'y pouvait-il ? Il n'avait pas demandé à Céleste de le poursui-
vre, il ne l'avait pas invitée à attendre son retour à la maison. Il ne lui avait même pas confié de clé. Elle avait subtilisé sa clé de secours pour en faire un double. Elle était amoureuse de lui, il était amoureux de Leonora et cela, de son propre aveu, le perturbait. Mais ce n'était pas aussi pénible pour elle que pour lui. Du moins ne la repoussait-il pas. Il ne la mettait pas à la porte, ne faisait pas changer la serrure, ne lui disait pas d'aller au diable, ne limitait pas leurs rencontres au déjeuner du samedi. Il était gentil avec elle, couchait avec elle, même s'il s'avouait parfois avec une certaine tristesse qu'il aurait pu s'en passer et pensait qu'il aurait d˚ ignorer son corps, obéir à son esprit et à
son cúur, rester chaste comme un chevalier attendant sa dame.
Elle ne buvait pas de café. Il prépara du thé, posa une tasse sur la table de chevet à côté d'elle, lui effleura l'épaule et dit :
- Du thé, chérie.
Les yeux à demi ouverts, elle dit ce qu'elle disait toujours à
son réveil.
- Bonjour, Guy chéri, je t'aime.
Elle mettait longtemps à s'éveiller, surtout si c'était un samedi, si elle était arrivée le vendredi soir et avait passé la nuit là. Guy se demandait parfois, sondant sa propre plaie, si elle répugnait à s'éveiller ces matins-là parce que le samedi était le jour-de-son-déjeuner-avec-Leonora, si elle avait besoin de remettre au plus tard possible le moment o˘ elle prendrait conscience avec certitude de ce que la journée réservait. Peut-
être n'en était-il pas ainsi, après tout, peut-être était-il seulement en train de projeter ses propres sentiments sur elle, de la juger par rapport à lui. Il n'y a rien de plus vil que d'essayer de jauger les émotions de quelqu'un qui vous aime lorsqu'on est soi-même fort peu épris, et cela, Guy le savait.
Il marcha jusqu'au Gladiators, le club de sport macho de Gloucester Road dont il était membre. quarante-cinq minutes avec les haltères, puis le bain de vapeur, la douche froide, trente longueurs de piscine. Il décida de sauter le petit déjeuner, pourtant fort sain, du bar " jus de fruits et céréales ". La balance lui indiqua qu'il avait pris un kilo. Autant pour le commentaire de Danilo sur son état de santé.
Il n'était que 11 heures. S'il y avait pensé avant, il aurait pu aller au stand de tir de King's Road et s'entraîner pendant une heure mais il n'y avait pas pensé et il n'aimait utiliser que ses armes personnelles. Soudain, il n'eut pas du tout envie de rentrer à Scarsdale Mews. Céleste serait encore là. Et probablement au lit, les bras tendus vers lui. Il arrivait à supporter, quoique en grinçant, la plupart des choses inhérentes à sa situation entre Céleste et Leonora, mais pas de passer directement de l'une à l'autre, même si Céleste était au courant et que Leonora n'y verrait pas d'inconvénient.
Oh, mais était-ce bien s˚r? L'idée lui vint qu'il n'avait jamais vraiment dit à Leonora, en autant de mots, que Céleste était sa maîtresse, qu'elle passait souvent avec lui la nuit précédant leur rendez-vous du samedi, qu'elle l'aimait et jurait souvent qu'elle l'aimerait toute sa vie. Peut-être devrait-il essayer de le lui dire.
L'idée que Leonora p˚t être jalouse lui donna le vertige. Il dut s'asseoir sur un banc dans le parc.
Aujourd'hui, ils avaient rendez-vous chez Cranks, l'établissement d'origine, dans Soho. Seul l'amour pouvait pousser Guy à
mettre les pieds là-bas. Bien s˚r, il n'était jamais allé chez Cranks mais il savait que c'était un restaurant végétarien et, à sa connaissance, on n'y buvait pas d'alcool. Ayant décidé de ne pas rentrer entre-temps et de laisser Céleste quitter la maison toute seule (elle lui téléphonerait sans doute plus tard, ce ne serait certainement pas la première fois), il se mit à marcher d'un pas incertain vers Hyde Park Corner. Peut-être arrêterait-il un taxi à
Park Lane, à moins qu'il ne fît tout le trajet à pied.
Le ciel était d'une nuance de bleu délicate, parsemé d'un fin réseau de minuscules nuages qui ne parvenaient pas à arrêter les rayons du soleil. Celui-ci était tiède, délicieux, pas trop chaud.
Pas la moindre brise ni la moindre morsure dans l'air. Sur sa gauche, les pelouses qui longeaient la Serpentine accueillaient du gibier d'eau, des canards à tête rousse et d'autres noir et blanc à long col, des oies bernaches et des oies à bec court, des tadornes à caroncule rouge, des colverts couronnés de satin vert.
Un peu plus loin devant lui, à l'endroit o˘ Rotten Row rejoint le bord de l'eau, un homme et une jeune femme jetaient aux canards des morceaux de pain contenus dans un sac en papier, ou plutôt, la fille les nourrissait tandis que l'homme se tenait légèrement en retrait, la regardant tout en essuyant ses lunettes de soleil avec un mouchoir en papier. Guy ralentit l'allure. La fille froissa le sac en papier et le fourra dans sa poche après avoir vainement cherché une poubelle du regard. Elle s'éloigna avec son compagnon. Ils avançaient sur Rotten Row, à vingt ou trente mètres devant lui, apparemment dans la même direction. Guy avait reconnu Maeve Kirkland et Robin Chisholm.
Tout d'abord, il fut simplement abasourdi qu'ils se connus-sent. Mais, après tout, rien n'était plus naturel. Robin était le frère de Leonora, un frère très " proche " de surcroît, et Maeve avait partagé un appartement avec elle ces trois dernières années. Ils ne se tenaient pas par la main et ils n'étaient pas blottis l'un contre l'autre, comme Leonora et le nabot rouquin.
Rien n'indiquait qu'ils fussent amants ou même amis intimes.
Guy ne voulait pas être vu d'eux. Il les laissa prendre de l'avance sur lui. Si l'un d'eux se retournait, il couperait simplement à travers la pelouse pour rejoindre South Carriage Drive. Il se demanda o˘ ils allaient et de quoi ils parlaient. Tous deux étaient vêtus de denim et portaient un tee-shirt, celui de Maeve d'un rose pourpre agressif, celui de Robin, blanc. En dépit de son nom, Maeve n'était pas irlandaise. C'était une grande blonde sculpturale, une sorte de Walkyrie qui dépassait Robin de trois bons centimètres alors qu'il mesurait déjà un mètre quatre-vingts. Il y a encore dix ans, cela gênait les femmes d'être plus grandes que les hommes avec qui elles sortaient (ou bien cela gênait les hommes). Si elle avait vécu dix ans plus tôt, Maeve aurait porté des talons plats et arrondi le dos. Aujourd'hui elle avait des talons hauts qui ne devaient pas être très confortables avec sa minijupe en jean, mais ce n'était peut-être qu'une impression. Ainsi chaussée, elle dominait Robin.
Maeve et Leonora n'étaient pas liées depuis l'enfance, l'école ou l'université. Rachel et Leonora avaient rencontré Maeve lorsqu'elles avaient passé une annonce pour trouver une troisième fille susceptible de partager l'appartement qui était beaucoup plus cher qu'il n'avait semblé au début. Elles avaient été horrifiées par le montant des mensualités à verser pour rembourser le prêt. Au lieu d'accepter l'offre qu'il leur réitérait, elles avaient abandonné l'idée d'avoir deux chambres et un living, transformé l'appartement en trois studios et cherché une locataire. Maeve, la candidate retenue, leur plut à toutes deux -
un vrai mystère pour Guy - et devint leur amie, participant fréquemment aux dîners qu'elles donnaient dans l'appartement et aux déjeuners de famille et autres sorties collectives dont Leonora semblait si friande. Guy la trouvait autoritaire, bruyante et beaucoup trop grande. Autant que Rachel, quoique d'une manière différente, elle s'arrogea le droit de lui dicter quelles devaient être ses relations avec Leonora. Ce qui revenait à dire, pas de relations du tout. Elle était moins subtile et moins discrète que Rachel à ce sujet, mais plus grossière. Il y avait une expression chère à sa grand-mère qui pouvait, selon lui, très bien s'appliquer à Maeve : une harengère.
Cela faisait peut-être plusieurs années que Robin et Maeve sortaient ensemble. Leonora n'en avait rien dit mais il craignait qu'il exist‚t beaucoup de choses, dans la vie de Leonora, dont elle ne lui dît rien. Il les regarda marcher devant lui, ralentissant l'allure maintenant à l'approche de Hyde Park Corner, quand soudain, Robin passa son bras droit autour des épaules de Maeve. Presque au même instant, comme si elle redoutait que quelqu'un, derrière eux, p˚t les voir et les critiquer, ou comme si elle avait senti sa présence, Maeve tourna la tête et regarda dans sa direction.
Il savait qu'elle ferait un signe de la main. Elle ne l'aimait probablement pas, il était même s˚r qu'elle ne l'aimait pas, mais ils se connaissaient, avaient souvent été assis à la même table, se parlaient constamment au téléphone lorsqu'il appelait Leonora et que c'était elle qui décrochait. Il esquissa un mouvement du bras pour répondre à son signe mais elle le regarda durement et détourna la tête sans agiter la main. Guy éprouva un choc et une colère disproportionnés par rapport à l'incident. Il se sentit insulté. Les têtes de Maeve et Robin étaient si proches l'une de l'autre que leurs abondantes chevelures - celle de Maeve plus longue et plus blonde - paraissaient former une unique masse d'un brun doré éclatant, inondée de soleil, semblable à une grande fleur soyeuse. Et maintenant, éprouvant le besoin de se rapprocher davantage encore parce que Robin, sans aucun doute, appréciait les commérages malicieux qu'elle lui susurrait, Maeve lui enlaça la taille. Ils étaient imbriqués l'un dans l'autre, des siamois rattachés par la hanche. Il imagina ces commérages, des élucubrations sur la façon dont il gagnait de l'argent, des inventions concernant sa vie privée. Robin, qui fréquentait probablement les mêmes établissements nocturnes que lui, pouvait fort bien l'avoir vu avec Céleste. Ils étaient capables de tout raconter à Leonora, qui écoutait certainement ce que racontaient des gens de son ‚ge et se laissait plus facilement influencer par leurs propos que par ceux de personnes ayant trente ans de plus qu'elle.
Lui, du moins, y serait plus sensible. Ainsi, un conseil ou un avertissement émanant de Danilo lui ferait plus d'effet que le même conseil ou avertissement prononcé par le père de celui-ci, un vieux bookmaker rusé. Et il tiendrait dix fois plus compte de l'avis de Céleste que de celui de... disons sa propre mère, si ils devaient jamais se rencontrer à nouveau.
Devant lui, le couple quitta Rotten Row pour s'engager sur le chemin qui menait à Serpentine Road et à la statue d'Achille.
Maeve ne tourna plus la tête. Vu ce qu'il savait, il était possible qu'ils aillent retrouver Leonora quelque part pour prendre un verre avant le déjeuner, ils étaient en route pour la barder de mises en garde de sorte qu'à une heure, quand il la verrait, elle serait bien armée contre lui et pleine de méfiance. Il avait certainement commis une erreur en imputant à Tessa toute la responsabilité du changement, extérieurement du moins, des sentiments de Leonora à son égard. D'autres étaient tout aussi coupables, sinon davantage. Maeve et Robin étaient des ennemis encore plus dangereux.
Il était encore tôt. Guy revint sur ses pas, gagna Knightsbridge par l'Albert G‚te et s'arrêta devant la vitrine de Lucienne Phillips *1 o˘ il vit des vêtements qui auraient tous été sublimes sur Céleste et une robe de satin bleu foncé à jupe courte qui semblait avoir été conçue pour Leonora.
- J'imagine que tu as fait paraître ces sornettes dans le journal pour faire plaisir à ta famille, déclara Guy.
Il se trouvait avec Leonora chez Cranks, qui était bourré de monde. Ils n'avaient même pas pu bénéficier d'une table pour eux seuls. En fait, ils étaient coincés contre le mur, quatre filles très jeunes monopolisant la table, gloussant à voix haute en picorant mutuellement dans leurs assiettes et clabaudant sur des rivalités de bureau. Guy avait déjà reproché à Leonora d'avoir choisi cet endroit. Cela faisait très longtemps qu'il n'était pas allé
dans un self-service. Il avait d˚ faire la queue pour obtenir sa nourriture - quiche et salade, ce qu'il y avait de moins agressivement végétarien au menu. Et puis il avait réussi à
trouver un verre (trois en réalité) de vin.
Par la force des choses, ils parlaient à voix basse. Cela dit, les filles qui partageaient leur table ne leur prêtaient aucune attention. Leonora portait également l'uniforme des samedis d'été, un pantalon, un tee-shirt et des tennis blancs. Le pantalon était un jean bleu et le tee-shirt était bleu à rayures blanches et mauves. Un bandeau mauve séparait sa frange du reste de sa chevelure. Guy la trouvait jolie malgré cet accoutrement mais il aurait préféré qu'elle porte une robe pour déjeuner avec lui. A son grand soulagement, la première chose qu'il avait cherchée sur elle n'y était pas. L'absence de bague de fiançailles à son annulaire l'aida à formuler sa remarque.
Elle répondit d'une voix agréablement égale :
- S'il n'avait tenu qu'à William et moi, je pense que nous n'aurions pas pris la peine de passer cette annonce. Je ne pense 1. Boutique de prêt-à-porter de luxe dont les vêtements sont d'une élégance voyante. (N.d.T.)
même pas, à dire vrai, que nous nous serions " fiancés ". Mes parents le souhaitaient et les siens aussi. Ce n'est pas grand-chose, puisque cela leur fait tellement plaisir, n'est-ce pas?
- Je vois, dit-il avec un petit rire. Je sais que tu agis
toujours comme le veulent tes parents.
Elle ne le nia pas.
- Pourquoi as-tu appelé cela des sornettes, Guy ? Je t'ai dit que j'aimais William.
- Je qualifierai aussi cela de sornettes.
Il avait terminé son premier verre de vin. Leonora buvait du jus de pomme, le regardant par-dessus le bord de son verre avec une expression qu'il jugeait boudeuse. Il changea de sujet.
- Tu ne m'avais pas dit que Maeve sortait avec ton frère.
- J'ai d˚ penser que cela ne t'intéresserait pas.
- Tout ce qui te touche, même de loin, m'intéresse, Léo, tu devrais le savoir. Je les ai aperçus dans le parc. Ils marchaient devant moi. Est-ce que tu les as vus avant de me retrouver ?
- Comment? A l'instant, tu veux dire? Bien s˚r que non, Guy ! Pourquoi donc ? Ils ne veulent pas passer leur samedi avec moi.
- O˘ habite-t-il maintenant ?
- En ce moment, il vit à Chelsea. Il vient juste de déménager. Je crois qu'il aimerait bien voir Maeve s'installer chez lui et peut-être le fera-t-elle après mon départ.
Il laissa passer. Les filles étaient en train de partir. La table était jonchée de reliefs de leur repas mais du moins pour l'instant, ils l'avaient à eux seuls. Il se pencha légèrement vers Leonora.
- Tes sentiments à mon égard n'ont pas vraiment changé, n'est-ce pas? Tu éprouves toujours la même chose mais tu crois, ou l'on t'a persuadée de croire, que t'impliquer avec moi ne serait pas raisonnable, ne serait pas bon pour toi. C'est bien cela, n'est-ce pas ?
Elle parla avec précaution, choisissant ses mots.
- Je t'aime, Guy. Je t'ai toujours aimé et je crois que je t'aimerai toujours. Cela tient beaucoup à ce que nous avons été
l'un pour l'autre du temps de notre adolescence.
Il eut l'impression que son cúur bondissait joyeusement, dansait dans sa poitrine. Il sentit le sang affluer à son visage. Il avança la main pour effleurer la sienne, qui reposait sur la table.
- Mais nous n'avons plus rien en commun, Guy, nous n'aimons pas les mêmes choses. Je hais ce que tu fais pour gagner ta vie. Et avec le recul, je hais ce que tu as fait.
Cela le fit rire.
- Oh, allons ! Et toi, alors ? Je pensais l'autre jour au talent avec lequel tu piquais des choses. Tu te souviens comment nous nous en débarrassions le long de Portobello ?
Elle répondit d'une voix feutrée.
- Tu ne sais pas combien j'ai honte des choses que j'ai faites.
Je me dégo˚te rien qu'à y penser. Mais tu continues de croire que c'était bien, tu crois que n'importe quoi est admissible du moment que cela te fait gagner de l'argent.
La main de Leonora était plate et inerte sous la sienne, qu'il retira vivement, comme si quelque chose l'avait piqué, et regarda comme si elle allait enfler à l'endroit de la piq˚re.
- Je ne fais plus rien d'illégal, déclara-t-il. Plus rien.
Pas depuis la mort de Corny Mulvanney, songea-t-il, mais il ne le dit pas, elle n'était pas au courant et plaise à Dieu qu'elle ne le f˚t jamais.
- Il ne s'agit pas seulement de choses illégales, il s'agit, enfin, de choses contraires à la morale. Oh, Guy, tu ne sais même pas de quoi je parle, n'est-ce pas? C'est bien là le problème, nous ne parlons pas le même langage. Ton seul objectif dans la vie est de gagner plein d'argent et de vivre dans le luxe, d'avoir du pouvoir et de gagner de plus en plus d'argent.
Et, de toute façon, tu ne peux pas effacer le passé en déclarant simplement que tu ne fais plus certaines choses. quelqu'un m'a raconté que tu avais même été à la tête d'un racket de protection. Oh, Guy!
- qui t'a raconté ça? demanda-t-il, d'un ton glacé.
- C'est important ?
- Oui, j'aimerais savoir.
- Eh bien, c'est Magnus.
Il en était s˚r ! Ne l'avait-il pas deviné ?
- Et alors ?
- Il agissait pour le compte d'un client, il lui cherchait un avocat, tu sais comment cela se passe, et cet homme était une sorte de criminel. Il a cité ton nom en relation avec un racket de protection à Kensal.
- Et Magnus te l'a dit ?
-Il a dit qu'il ne pouvait pas s'agir du même Guy Curran mais maman a dit que c'était le même, évidemment que c'était le même, elle en était s˚re.
- Tu écoutes ce que ces gens disent à mon sujet, n'est-ce pas, Leonora ? Tu les écoutes tous ?
Elle répondit doucement.
- quoi qu'ils disent, cela ne changera rien à la situation. Nous sommes aux antipodes l'un de l'autre. Nous ne sommes pas pareils.
Il ne répondit rien à cela, mais déclara lentement, en traînant délibérément sur les mots :
- J'ai une petite amie superbe. Elle s'appelle Céleste. Elle a vingt-trois ans, travaille comme mannequin et est vraiment ravissante. Elle a passé la nuit dernière avec moi. Elle doit encore être à Scarsdale Mews, attendant mon retour.
L'espace d'un épouvantable instant, il crut que Leonora allait sourire et lui dire combien elle était heureuse, ravie pour lui, mais une ombre traversa son visage. Elle avait une expression figée, ses yeux bleu foncé le regardaient fixement, ses lèvres étaient pincées. Elle était jalouse ! Il le voyait bien, il ne pouvait pas se tromper.
- Est-ce une invention de ta part ?
- Ma chérie, si la question ne venait pas de toi, je le prendrais très mal.
Il avait conscience de reproduire ce qu'elle lui avait dit lorsqu'il avait exprimé son incrédulité au sujet de Newton.
Comme ils étaient proches, vraiment ! Ils lisaient mutuellement dans leurs pensées !
- Je suis censé plaire aux femmes, lui dit-il avec un sourire.
Appelle-la, vas-y, demande-lui. Téléphone à la maison.
quelqu'un, une femme, lui avait dit un jour que l'on supporte difficilement les aventures de ses anciens amants. Même si on ne les aime plus, même si l'on a un nouvel amant, un véritable amour destiné à durer toute la vie, vous êtes quand même jalouse. La souffrance de la séparation perdure car vous êtes toutes paniquées à l'idée d'être plaquées, désireuses d'être la première et la seule ou du moins, à défaut de la première, la dernière. Mais il l'oublia en cet instant ou n'y pensa pas. Elle était jalouse. Sa Leonora était jalouse parce qu'il y avait une autre femme !
- Je suis très contente pour toi, Guy, dit-elle. J'espère que cela marche vraiment bien. Cela me fait grand plaisir.
Une pensée la traversa.
- Mais, Guy, cela ne la dérange pas que nous nous rencontrions ainsi? Est-elle au courant? Je veux dire, nous devrions peut-être arrêter si cela risque de lui déplaire.
- Bien s˚r que cela ne la dérange pas, répondit-il, avec impatience. Si tu as terminé, on pourrait partir. Si on allait ailleurs, ne serait-ce que s'asseoir dans l'herbe de Soho Square ?
Il s'attendait à ce qu'elle refuse et pourtant, elle accepta.
- D'accord. Mais une demi-heure seulement.
Il se demanda ce qui allait se produire s'il lui prenait la main.
Mieux valait ne pas courir le risque. Ils marchèrent côte à côte.
Les nuages s'étaient dissipés et le ciel était devenu d'un bleu dur et intense. Il se surprit soudain à penser aux vacances qu'ils avaient envisagé de passer ensemble quatre ans plus tôt à la même époque. Ils devaient aller dans une des îles grecques les moins fréquentées et il avait espéré, sans évidemment le lui dire, que ce serait l'occasion de reprendre leurs relations sexuelles. La mer était d'un pourpre foncé, là-bas, et les nuits chaudes. Ils devaient descendre dans un merveilleux hôtel dont toutes les chambres étaient des paillotes bénéficiant chacune d'un sentier privé pour descendre jusqu'à la plage argentée. Elle lui reviendrait là-bas, elle retomberait physiquement dans ses bras, ils se marieraient peu après leur retour et tout serait oublié, le travail qu'elle devait commencer et le studio qu'elle devait partager avec Rachel.
Elle avait annulé moins de deux semaines avant le départ.
C'était parce qu'il payait, prétendait-elle. Ce n'était pas bien, elle ne pouvait pas payer sa part, elle n'en avait pas les moyens et elle ne pouvait pas le laisser payer pour elle, aussi devaient-ils tout annuler. Encore aujourd'hui, y repenser lui causait une profonde souffrance. Selon sa philosophie, une femme reconnaissait l'amour d'un homme et l'amour qu'elle-même lui portait en le laissant payer. Le contrat entre eux consistait en une sorte de marché amoureux, même si ce n'était pas une façon agréable de dire les choses.
Il jeta un regard vers son profil égyptien, le tracé ferme de la bouche et du menton, le nez plutôt sévère, le sombre rideau de cheveux qui s'arrêtait à cinq centimètres de ses joues. Elle inclinait la tête comme si elle était perdue dans ses pensées.
- Tu ne pars pas en vacances cette année, n'est-ce pas? lui demanda-t-il en pensant qu'il risquait d'être privé de ses samedis, d'en manquer deux ou trois.
- Pas exactement en vacances, répondit-elle. Je veux dire, nous partirons plus tard.
Son cúur sombra, chargé de plomb.
- qui ça, nous?
- J'ai essayé de te le dire le plus tard possible, Guy. Mais la situation est différente maintenant que tu m'as parlé de Céleste.
Je me marie le 16 septembre. Ensuite, nous partirons en voyage de noces.
ENCORE CINq SEMAINES.
Le mariage aurait lieu à la mairie de Kensington, l'habituelle cérémonie d'usage avec Maeve et Robin pour témoins. Ils n'étaient pas croyants. Le soir du mariage, le père de Leonora et sa femme donneraient une soirée en leur honneur. Anthony et Susannah vivaient à Londres, pas dans le mews de Notting Hill mais dans un appartement réparti sur deux étages d'une maison début xixe de Lamb's Conduit Street qui avait appartenu à Susannah et à son premier mari. Le père et la mère de William Newton vivaient à Hong Kong. Ils n'assiste-raient pas au mariage parce qu'ils devaient venir en Angleterre à
NoÎl, mais sa súur et son beau-frère seraient là.
Elle lui raconta tout.
- Ce n'est pas lui, cependant, n'est-ce pas ? Tu ne m'épouse-rais pas s'il était mort, par exemple, n'est-ce pas ? C'est autre chose.
- Il ne sera pas mort, Guy. Pourquoi le serait-il ? Il a trente ans et est en parfaite santé.
- Si je pensais que c'était lui, j'aimerais le tuer. J'aimerais le combattre, le provoquer en duel et le tuer.
- Ne sois pas ridicule.
- Sait-il tenir un fusil? Non, ne dis rien. Je ne veux rien savoir de lui. Il n'est qu'un prétexte, de toute façon. N'importe quel homme mais pas moi. J'aimerais savoir pourquoi, Leonora.
J'aimerais savoir ce qui s'est passé pour que tu sois montée contre moi.
Cette conversation n'eut pas lieu à Soho Square mais le samedi suivant dans un restaurant dont, pour une fois, elle lui avait laissé le choix. C'était dans cette partie de Notting Hill que l'on appelle Hillgate Village, du côté sud de Bayswater Road.
Leonora portait une robe. Il faisait chaud et sa robe était courte, taillée dans un tissu collant et diaphane, blanc avec des nuages de fleurs roses et mauves, resserrée à la taille par une ceinture mauve uni. Elle portait un collant blanc et des chaussures roses à
talons plats. Elle avait accroché au portemanteau de l'entrée du restaurant son chapeau de fine paille blanche orné de rubans lilas. Après le déjeuner, elle devait aller au mariage d'un ami de William Newton et le fait d'en parler l'avait conduite à évoquer le sien.
Guy aurait aimé qu'elle s'habill‚t toujours ainsi. Il la désirait intensément. Il s'entendit la soumettre à un interrogatoire serré
et se reprocha son ton brutal, ses questions réitérées. Mais il fallait qu'il s˚t. Elle lui lança un regard blessé, boudeur. Elle ne voulait ni dessert, ni fromage, ni café, de peur d'être en retard.
Sous le feu de questions, elle répondit que rien ne s'était passé
qui l'ait montée contre lui. Non, ce n'était pas son offre de lui acheter un appartement qui avait tout fait, rien n'avait " tout fait ", cela avait été un phénomène progressif qui avait commencé à la fin de son adolescence. Elle s'était détachée de lui et espérait qu'il pourrait en faire autant.
- Tu étais jalouse quand je t'ai parlé de Céleste, je l'ai vu dans tes yeux. Cela signifie que tu m'aimes encore.
- C'est ridicule, Guy.
- En l'épousant alors que tu m'aimes encore, tu vas commettre un crime contre toi-même et contre moi.
Cela la fit rire. Il la trouva très cruelle mais comprit que c'était une défense. Si elle n'avait pas ri, elle aurait éclaté en sanglots.
Ce rire résonnait durement, de manière bien peu féminine. Il y avait là plus de douleur que d'amusement.
Ensuite, elle alla au mariage du parent de William Newton, le laissant seul à table, en train de boire du cognac.
Maeve et Robin, Anthony et Susannah, Tessa et Magnus, Rachel Lingard... L'un d'eux, ou plusieurs d'entre eux avaient fait cela. Mais quoi au juste ? Ils l'avaient convaincue qu'il ne lui convenait absolument pas si bien que, cédant à leur pression, elle s'était jetée dans les bras du premier venu. Ils avaient probablement fourni le candidat, l'avaient trouvé et examiné, puis l'avaient présenté à Leonora.
Il lui téléphona, comme d'habitude, le dimanche, le lundi et le mardi. Il refusait d'admettre qu'elle p˚t réellement se marier le 16 septembre, mais, si une chose aussi impossible et néfaste devait arriver, seulement si, il était bien décidé à continuer de téléphoner tous les jours. quelquefois, il s'imaginait le faisant encore quand ils seraient vieux, Leonora devenue une grand-mère grisonnante et lui, un millionnaire ‚gé, célibataire mais entouré de superbes maîtresses qu'il n'aimerait pas. Mais cela ne pouvait arriver puisque, un jour, pas forcément cette année ni l'année prochaine, mais la suivante ou celle d'après, c'est lui qu'elle épouserait. Il éliminerait tous ceux qui se trouvaient sur son chemin, qui se dressaient entre eux. Rachel répondit au téléphone le dimanche, Maeve le lundi et le mardi.
Rachel lui dit : " Je vais la chercher " et poussa un lourd soupir thé‚tral avant de l‚cher une remarque qui le fit grincer des dents : " Elle a deviné qui c'était. Elle a eu cette sorte de prémonition que les gens dotés d'un psychisme développé
éprouvent juste avant un accident de la route. "
Lorsqu'il demanda à parler à Leonora, Maeve lui répondit :
" Est-ce vraiment indispensable ? "
Il était furieux.
- Bon sang, qu'est-ce que ça veut dire : " Est-ce indispensable ? " En quoi cela vous regarde-t-il ?
- Ne prenez pas ce ton, je vous prie. Ce n'est pas en vous montrant grossier que vous réussirez à parler à Leonora.
- Ah, non? Je composerai ce foutu numéro jusqu'à ce que j'y arrive. Au fait, merci beaucoup pour m'avoir tourné le dos l'autre jour dans le parc. Vous avez d'exquises manières, votre petit ami et vous.
- Je ne vous ai jamais vu dans le parc, ni la semaine dernière ni aucune autre fois.
Elle s'éloigna et Leonora prit le récepteur. Le lendemain, Rachel décrocha à nouveau et déclara que tout abonné pouvait demander à la poste de modifier son numéro d'appel, était-il au courant ? Il ne répondit pas.
- Alexander Graham Bell porte une lourde responsabilité, conclut-elle.
Elle le détestait vraiment, il y avait du venin dans sa voix.
C'était extraordinaire, la façon dont ces femmes, Tessa, Rachel, Maeve, pensaient être loyales avec Leonora en la dressant contre lui alors qu'en réalité le meilleur cadeau qu'elles pouvaient lui faire était de l'encourager à se marier avec lui, ce qui lui garantirait, sans compter l'aspect affectif et romantique, un avenir libre de tout souci financier et une vie heureuse dans le luxe.
Guy ne restait jamais chez lui le soir. qu'y aurait-il fait? Il n'avait pas amassé une fortune pour rester à la maison et manger des plats tout préparés en regardant des bandes vidéo. Susannah Chisholm, qui s'était toujours montrée plus gentille avec lui que le reste de cette bande, avait un jour raconté l'histoire d'un homme, rencontré à New York, qui affirmait n'avoir jamais dîné
chez lui depuis qu'il était installé à Manhattan. Les autres personnes présentes avaient ri et exprimé leur incrédulité mais Guy, sans pour autant l'avouer, s'était demandé pourquoi on en faisait une telle histoire vu que lui-même, depuis son emménagement à Scarsdale Mews, n'y avait jamais dîné non plus. Sortir le soir signifiait boire dehors, dîner dehors et aller dans un club pour boire à nouveau.
Il allait rarement au thé‚tre, mais quelquefois au cinéma pour faire plaisir à Céleste. Ayant résolument refusé de voir Femmes au bord de la crise de nerfs au Lumière, il avait consenti à Paris by Night au Curzon West End.
Préférant l'un et l'autre dîner après le spectacle, ils avaient choisi la séance de 18 heures 55 et étaient sortis du cinéma à
21 heures. Guy avait réservé une table dans un restaurant de Stratton Street qu'il affectionnait particulièrement et o˘ Leonora n'aurait jamais accepté qu'il l'invite à déjeuner. Après une journée aussi chaude que les précédentes, la soirée était tiède, sans un brin d'air. Céleste portait une robe en broderie anglaise blanche, courte et collante, mais cela ne se voyait pas trop car elle était extrêmement mince. Elle était chaussée de sandales à
lanières de cuir bicolores, blanc et or alterné, portait des bracelets verts et blancs aux deux bras, et chacune de ses minuscules nattes - il y en avait au moins une cinquantaine -
se terminait par une pointe dorée. Guy avait un costume de lin beige clair virant légèrement sur le gris, une chemise à col ouvert de couleur chocolat amer, une ceinture de cuir tressé gris et des tennis blancs bordés de cuir gris. quelques heures plus tôt, il s'était dit qu'ils formaient un beau couple mais ce n'était qu'une opinion, cela ne lui procurait aucun plaisir particulier.
En sortant de la salle, il vit Leonora et William Newton devant eux. Bien qu'il ait parlé à Leonora dans l'après-midi, il n'en éprouva pas moins à sa vue ces sensations extraordinaires et caractéristiques qui étaient encore plus fortes dans les rares occasions o˘ il la rencontrait par hasard. Il eut l'impression que son cúur s'arrêtait de battre, puis que les battements reprenaient, pas plus rapides mais plus forts. Les gens autour d'eux -
une foule considérable de gens jeunes, ou très jeunes, pour la plupart - qui lui avaient paru séduisants et colorés, voire dignes d'être regardés, avant qu'il ne l'aperç˚t, se réduisaient maintenant à des ombres sans visage, des morts peut-être, ou des acteurs de complément dans un vieux film en noir et blanc. Seuls lui et elle existaient en ce monde.
Cette sensation dura quelques instants. quand les gens eurent à nouveau un visage, lui et Céleste, elle et Newton, étaient arrivés sur le trottoir. Leonora tourna la tête et le regarda en face. Elle était contente de le voir, il le savait. Elle sourit - ce joli sourire soigneusement maîtrisé - et, prenant Newton par la manche, vint dans leur direction.
- Guy, s'exclama-t-elle, tu ne m'avais pas dit que tu irais au cinéma !
- Toi non plus. Voici Céleste. Céleste, Leonora.
Il n'était pas question de prononcer le nom de Newton.
- Voici William.
Bien qu'il l'aim‚t tant, il devait admettre qu'elle avait l'air affreuse. Un couple de hippies rescapés des années soixante, voilà ce qu'ils auraient pu être. Newton portait un pantalon de coton kaki à fond large de chez Dirty Dick et un tee-shirt qui avait d˚ être bleu ciel avant de passer une bonne centaine de fois à la machine à laver en compagnie de vêtements bleu marine et rouge. Sa robe était un des modèles les moins réussis de Laura Ashley, acheté sans doute en solde trois ou quatre ans plus tôt, en viscose imprimée bleu roi et blanc aujourd'hui passée ou déteinte au lavage, avec un élastique à la taille et des manches courtes qui ne l'étaient pas assez et un ourlet qui flottait à mi-hauteur de ses affreuses bottes de cuir rouge éraflé. Guy était ravi. Une femme qui s'habillait ainsi pour sortir avec un homme ne devait pas beaucoup tenir à lui.
Il leur parla du restaurant de Stratton Street et proposa qu'ils se joignent à Céleste et lui. Newton répondit qu'il pensait que non, merci. Guy haussa les sourcils. Eh bien, avaient-ils dîné ou pas ? Il fallait pourtant qu'ils mangent.
Guy crut apercevoir l'ombre d'un sourire sur le visage de Newton quand il fit cette remarque, mais pourquoi? Newton était plus grand que dans son souvenir, il n'était pas particulièrement petit, mais le faciès chevalin et les cheveux roux correspon-daient exactement à son souvenir. Et, en plus, il portait des lunettes. Guy pensait que tout individu jeune ayant une once de respect de soi devait porter des verres de contact s'il avait des troubles de la vision.
- Nous avons dîné à la maison avant le film, Guy, expliqua Leonora.
- Il y a des heures de ça.
- Nous allons vous accompagner et commander quelque chose de pas cher, dit-elle. Nous prendrons des p‚tes, juste un plat.
Elle avait envie d'être avec lui ! Maintenant qu'ils s'étaient rencontrés, elle ne pouvait pas supporter de rentrer directement ! Elle le voyait en face de Newton. Et elle le voyait avec Céleste. Soudain poussé par un élan de sympathie et d'affection envers Céleste, il lui prit la main. Le geste n'échappa pas à
Leonora qui regarda leurs mains jointes mais ne prit pas celle de Newton. En arrivant au restaurant, les deux femmes allèrent directement aux toilettes. Il se retrouva seul avec Newton et se prépara pour une lutte ou le silence.
Mais Newton, dont Leonora avait dit pendant le déjeuner de samedi qu'il était quelque chose à la BBC, producteur de documentaires sur les questions sociales ou un autre truc tout aussi ennuyeux, se mit à parler du film qu'ils venaient de voir. Il demanda à Guy s'il l'avait apprécié et pourquoi. Le film n'avait pas beaucoup plu à Guy mais il trouvait difficile de dire pourquoi, aussi changea-t-il de sujet en demandant à Newton s'il aimait Paris, s'il y était allé récemment et s'il aurait aimé y être pour le bicentenaire de la Révolution. Il alluma une cigarette car cela l'aidait à se concentrer.
Newton ne balaya pas la fumée de la main, ne fit aucun geste de cette sorte, mais il déplaça légèrement sa chaise. A la surprise de Guy, il commanda un verre, un gin-tonic comme lui et non la bière sans alcool à laquelle on pouvait s'attendre. Il était allé à
Paris au printemps, dit-il, pour voir l'exposition Gauguin qu'il entreprit de décrire et de vanter. Guy se demanda si c'était une façon de l'attaquer, une critique dédaigneuse de son entreprise de toiles originales peintes à la main. Newton réalisa qu'il l'ennuyait et cessa de parler de Gauguin, ajoutant que Paris devait être plein de monde et que, de toute manière, il se rendait généralement en Ecosse pendant deux ou trois semaines en ao˚t, mais qu'il ne le ferait pas cette année.
Guy savait pourquoi il ne le ferait pas cette année. Pourquoi il croyait qu'il ne le ferait pas. Mais o˘ étaient donc passées les femmes ? Cela faisait dix minutes qu'elles avaient disparu. Peut-
être étaient-elles en train de s'arracher les yeux à son sujet.
L'Ecosse en ao˚t ne signifiait qu'une seule chose, autant qu'il s˚t. Il fallait qu'il trouve un sujet de conversation.
- Vous chassez, c'est ça ?
- Seulement pour me défendre, dit Newton, et aucune grouse ne m'a encore attaqué.
Celui qui avait dit que le sarcasme était la forme d'esprit la plus vile avait raison, songea Guy.