XVII
Cidrolin guéri se réservait de nouveau les travaux de peinture.
Il donna le dernier coup de pinceau, puis fit deux pas en arrière afin d’avoir le recul nécessaire pour examiner son œuvre. De cet examen, il tira quelque satisfaction et c’est alors qu’il s’entendit héler. Il se retourna. Une houature tirant une roulotte s’était rangée le long du trottoir ; un peu en arrière, en double position, une autre houature tirant un van s’était arrêtée. D’après les plaques minéralogiques, tout cela venait de la province. Le conducteur de la première houature passa la tête pour demander :
— Le camp de campigne pour les campeurs, je vous prie.
— Très simple. Tout droit, cinq cents mètres plus loin.
Cidrolin ajouta :
— Vous savez, à cette époque de l’année, ça doit être fermé.
— Je vais toujours aller voir. Merci.
L’autre rentra sa tête dans sa carapace et embraya.
Avant de démarrer, il cria pour Cidrolin :
— Et moi aussi, je suis peintre !
Cidrolin le regarda s’éloigner, suivi du van. Il attendit un petit quart d’heure puis une vingtaine de minutes, pour voir si par hasard, ayant trouvé fermé le camp de campigne pour les campeurs, la caravane ne ferait pas demi-tour. Au bout d’une heure, ne voyant rien venir, Cidrolin redescendit le talus et alla ranger pot de peinture et pinceau. Lalix épluchait des pommes de terre. Cidrolin demande :
— Y aura des frites ?
— Non, du gratin dauphinois.
— J’aurais mieux aimé des frites.
— Y aura du gratin dauphinois.
— Bon, dit Cidrolin. Il ajouta :
— Je vais faire un tour. Je vais jusqu’au camp de campigne pour les campeurs. Il y a encore des gens qui y arrivent.
— Ça doit être curieux.
— Peut vraiment pas y avoir des frites ?
— Quel tyran. Y aura des frites ?
— Quelques-unes un peu molles et les autres comme des petits bouts de bois.
— Et pour moi, dit Lalix, des entre les deux.
— Peut-être serait-il possible de faire moitié gratin dauphinois et moitié pommes frites, les unes d’une façon, les autres d’une autre et une partie entre les deux.
Lalix ne répond pas.
— Bon, dit Cidrolin, je vais voir ce que ça devient à côté.
Le camp de campigne des campeurs est à peu près désert, mais il y subsiste encore une vague activité. Cidrolin n’aperçoit pas ce qu’il cherchait mais il le découvre cent mètres plus loin. Les deux houatures et les remorques sont arrêtées le long du trottoir ; descendus sur le trottoir, deux hommes et deux femmes discutent. Cidrolin s’approche, il passe devant le petit groupe, le conducteur de la voiture de tête ne l’a pas reconnu, Cidrolin marche encore une cinquantaine de mètres, puis revient sur ses pas. À hauteur du groupe, il dit à celui qui l’avait questionné :
— C’est là (geste), vous savez. Ça a encore l’air d’être ouvert.
— Monsieur, dit l’autre, je ne vous demande pas votre avis.
— Vous me l’avez demandé tout à l’heure, réplique Cidrolin, et je n’avais pas fini de vous le donner.
Sur ces mots, Cidrolin continue son chemin.
— Monsieur, lui crie-t-on.
Il s’arrête. L’autre le rejoint. Il dit :
— Ces imbéciles, ils ne veulent pas de nous à cause des chevaus. Pourquoi mes chevaus ne feraient-ils pas du campigne, eux aussi ?
Cidrolin ne répond pas.
L’autre dit :
— Vous ne trouvez pas ?
Cidrolin dit :
— Nous n’avons pas été présentés.
— C’est vrai.
Le caravanier tend la main et dit :
— Auge.
— Cidrolin, dit Cidrolin.
Ils se serrent la main. Auge ajoute :
— Comme vous voyez, je suis sans façons. Si vous êtes peintre en bâtiment, moi je suis duc.
— Je ne suis pas peintre en bâtiment, dit Cidrolin, je suis armateur. Je possède une péniche et un canot.
— Je ne voulais pas vous vexer, dit le duc. Il n’y a pas de sots métiers. Comme je vous en ai informé tout à l’heure, moi aussi j’ai été peintre, ce qui peut paraître curieux pour un duc, un duc qui a fait les croisades. J’étais même un spécialiste de la peinture pariétale. Un peu dans votre genre, si l’on veut.
— On veut, dit Cidrolin.
— Venez, je vais vous présenter à ma fille. Phélise, je te présente monsieur Cidrolin.
— Bê, bê, dit Phélise.
— Et voici mon entraîneur et ami Empoigne. Vicomte d’Empoigne.
— Cidrolin, dit Cidrolin.
— Et sa maman.
— Salut, dit la comtesse d’Empoigne.
— Je vous présenterai aux chevaus une autre fois, dit le duc. Bon, maintenant que la glace est brisée et que nous avons fait connaissance, non pas intime, mais cependant largement suffisante pour établir des contacts sur le plan social, contacts évidemment assez superficiels, mais qui sait ? profitables et fructueux pour l’un comme pour les autres, dans on ne sait encore trop quel domaine, d’ailleurs, vous allez peut-être, monsieur Cidrolin qui semblez être du quartier, nous indiquer un autre endroit pas trop éloigné du centre de la ville, où mes chevaus, ma fille, Empoigne, sa maman et moi pourrions combiner les joies du campigne avec les plaisirs de la capitale.
Le duc fit un geste impératif pour empêcher Cidrolin de répondre sur-le-champ.
— En effet, continua-t-il, si je suis de haut lignage, je n’en suis pas moins provincial comme l’indique mon numéro minéralogique. Je suis un hobereau, gentilhomme-fermier même, et je préfère le grand air aux salles de bains avec vécés des hôtels urbains.
— C’est une opinion qui se défend, dit Cidrolin. Quant aux desiderata que vous exprimâtes, il y a quelques instants, je ne vois pas comment y satisfaire. Il y a bien des écuries dans le quartier, vous pourriez y mettre en pension vos chevaux.
— Jamais, dit le duc.
— Comment donc avez-vous fait les autres fois ?
— Il n’y a pas eu d’autres fois. Ce sont mes débuts dans le campigne.
— Ils ne sont pas encourageants.
— Monsieur Cidrolin que je connais encore peu, vous n’allez pas me démoraliser. D’ailleurs, ne craignez rien, je ne suis pas démoralisable.
— Vous conviendrez alors que vos débuts dans le campigne ne sont pas encourageants.
— Monsieur Cidrolin que je connais encore peu, seriez-vous un ratiocineur dans le genre de l’abbé Riphinte ?
— L’abbé Riphinte, dit Cidrolin en fronçant les sourcils, l’abbé Riphinte… c’est un nom qui me dit quelque chose…
— Les gazettes ont rendu son nom célèbre, dit le duc. Il a passé la moitié de son temps sous terre.
— Ah, je vois, dit Cidrolin, le fameux préhistorien.
— Mon ancien chapelain, dit le duc.
— Fichtre, dit Cidrolin, vous avez les moyens de vous offrir un chapelain ?
— Parfaitement, dit le duc. C’est moi qui l’ai congédié, pour raisons d’athéisme. D’athéisme de ma part, bien entendu. Quoique lui-même… enfin… revenons à la situation présente. Monsieur Cidrolin, voyons, où pourrais-je m’ébattre dans la nature à deux pas du centre de la ville ?
— Je ne vois pas trop, dit Cidrolin. L’accès des squares n’est pas encore autorisé aux campeurs.
— Ah, fit le duc, où est le temps où chaque auberge avait son écurie. Les hôtels maintenant n’ont même pas de garage.
— Il y en a qui en ont, dit Cidrolin.
— Je n’avais pas tort, dit le duc, vous êtes un ratiocineur comme l’abbé Riphinte.
Cidrolin ne releva pas cette insolence et demande, si ce n’était pas indiscret, pourquoi le duc s’encombrait de ces deux chevaux. Ne seraient-ils pas mieux dans quelque pâturage normand ou berrichon ?
— Ils aiment la ville, dit le duc. De temps à autre, ils éprouvent le besoin de reprendre contact avec la vie citadine ! Ils n’ont pas vu la capitale depuis fort longtemps… Ils sont curieux de parcourir les nouveaux quartiers et d’admirer les curiosités, celles du moins qui sont dignes d’admiration.
— Tout cela ne me paraît pas très simple, dit Cidrolin.
— Je simplifierai, dit le duc. Et puisque vous êtes dans l’incapacité, monsieur Cidrolin, malgré votre bonne volonté évidente, de m’indiquer un camp de campigne pour chevaus campeurs, nous allons continuer notre chemin et nous installer quelque part dans ces bosquets que j’aperçois à l’horizon.
— C’est un lieu de promenade publique, dit Cidrolin. Gare à la contredanse.
— M’en fous, dit le duc. Adieu, monsieur. Et vous, en route.
Le duc s’installe au volant de la houature de tête ; Empoigne s’assoit à côté de lui. La comtesse conduit la seconde houature ; Phélise s’assoit à côté d’elle. Tout le monde part. Cidrolin aperçoit la tête des chevaus. Ils ont l’air de chevaux.
Il rentre doucement chez lui. Arrivé devant sa porte, il regarde distraitement l’immeuble qu’on finit d’achever ; on travaille encore au toit et à la cave. De l’autre côté de la chaussée, quelqu’un salue Cidrolin, lequel adroitement traverse ladite sans se laisser renverser ni même accrocher par une houature.
— Vous allez pouvoir me donner un renseignement, dit Cidrolin.
— Je pense, dit le gardien, mais vous êtes peut-être étonné de me voir ici. On m’a proposé la loge de concierge. Je venais voir si ça me plaisait.
— Et ça vous plaît ?
— Je pense. Vous m’avez comme voisin.
— Voici le renseignement que je voulais vous demander.
— Je vous écoute, dit le gardien.
— Il y a des gens qui ont été refoulés de votre terrain de campigne.
— Ça ferme dans quelques jours.
— Ce n’est pas cela. On n’a pas voulu d’eux parce qu’ils avaient deux chevaux.
— Des romanichels ?
— Pas du tout. Un duc, une comtesse, un vicomte et une demoiselle simple d’esprit.
— Et deux chevaux.
— Et deux chevaux. Dans un van. Vous ne connaîtriez pas un autre terrain, à leur indiquer ? Pas trop loin du centre, parce que les deux chevaux n’ont pas vu la capitale depuis fort longtemps et ils sont curieux de parcourir les nouveaux quartiers pour y admirer les curiosités, celles du moins qui sont dignes d’admiration.
— C’est un rêve ? demanda le gardien.
— Vous pensez ? demanda Cidrolin.
— Ah, monsieur, dit le gardien en souriant, je vois que vous connaissez mon péché mignon. Eh oui ! Je pense. Lorsque je me lève, je pense. Lorsque je me couche, je pense. Entre-temps, je n’ai pas arrêté. Aussi vous pensez, si… vous voyez que j’attribue même ma petite manie aux autres… vous pensez si j’ai besoin de repos après toute une journée consacrée au malaxage de la matière grise de mon cerveau. Je la laisse alors reposer, je dors, je ne rêve pas. Quant à vos chevaux dans le van qui veulent visiter la capitale, je penserais, puisque vous me demandez votre avis, je penserais plutôt que vous avez rêvé.
— Alors vous ne connaissez pas un terrain de campigne qui les accueillerait ?
— Vous rêvâtes.
— Pas trop loin du centre.
— Vous rêviez.
— Eux, le duc, les houatures et le reste.
— Vous rêvez.
— Les voilà, dit Cidrolin.
Le duc freina. Le gardien pâlit, fit deux pas en arrière et disparut.
— Il n’apprécie pas la méthode expérimentale, dit à mi-voix Cidrolin.
— Pardon ? dit un passant.
— Vous aviez raison ! cria le duc.
— Une autre fois, dit Cidrolin au passant qui s’évapora.
Cidrolin s’approcha de la portière.
— C’est plein d’argousins, ces bosquets, dit le duc. Je suis écœuré.
Il passa la tête et regarda l’immeuble.
— Vous habitez là ? demanda-t-il.
— Non, en face, sur une péniche. Vous voulez prendre un verre ?
— Ma foi…
— Vous avez une place là-bas ; profitez-en… Et venez goûter mon essence de fenouil.
— Eh ! je ne dis pas non.
La caravane alla se garer un peu plus loin. Cidrolin traversa la chaussée avec prudence et habileté et attendit ses invités devant le portillon.
Ils descendirent le talus, Cidrolin menant la marche et répétant à plusieurs reprises :
— Faites attention de ne pas vous casser la figure.
Lorsqu’ils passèrent sur la planche passerelle au-dessus du bourbier, il changea de refrain :
— Faites attention de ne pas vous flanquer à l’eau.
La comtesse dit :
— De loin c’est coquet, mais de près c’est dégueulasse.
— L’eau paraît un peu sale, dit Cidrolin, mais elle n’est pas stagnante. On ne sent pas toujours deux fois les mêmes ordures. Avec un bâton je les pousse, elles s’éloignent, glissant au fil de l’eau. Entre la péniche et la rive, évidemment ça croupit et l’on sent parfois les mêmes.
— Les mêmes quoi ? demanda le duc.
— Ordures, répondit Cidrolin. Puis :
— Vous cognez pas la tête. Ici c’est le carré, la salle de séjour si vous préférez.
— C’est sympa, dit la comtesse. Cidrolin appela :
— Lalix.
Un personnage de sexe probablement féminin fit son apparition, vêtu d’un pantalon corsaire et d’un tricot à rayures horizontales bleues et blanches ; coiffé d’une casquette d’enseigne de vaisseau, il tenait à la main un faubert.
— Salut, lui dit la comtesse.
Les autres ne lui dirent rien, sauf Cidrolin qui la pria de réapparaître assez vite avec des verres, une petite carafe d’eau plate et la bouteille d’essence de fenouil.
— Quelle marque ? demanda le duc.
— Cheval Blanc, répondit Cidrolin.
Lorsque Lalix eut disparu, le duc commenta sa question en ces termes :
— Je préférerais naturellement celui que je distille avec le fenouil de mes terres d’après la recette de Timoleo Timolei…
— C’est un nom qui me dit quelque chose, murmura Cidrolin.
— Un illustre alchimiste. Illustre du moins pour ceux qui le connurent. On ne le cite guère dans les biographies.
— Vous le connûtes ?
— Fort bien. Je travaillais sous ses ordres. Je lui servais d’aide, tout duc que je sois. Vous voyez que je ne fais pas de manières, quand il le faut.
— Découvrîtes-vous la pierre philosophale ? l’élixir de longue vie ?
— Voulez-vous que je sois franc ? demanda le duc.
— Je le veux, répondit Cidrolin.
— Nous ne découvrîmes rien de tout cela, répondit le duc.
— Seulement l’essence de fenouil ? demanda Cidrolin.
— On va toujours se taper celle-là, dit la comtesse.
— Bê, bê, dit Phélise.
Lalix apportait adroitement un vaste plateau chargé.
Le service fait, elle s’assit, un verre à la main. Cidrolin dit aux autres :
— Je vous présente ma fiancée.
Et à Lalix :
— Duc d’Auge… vicomte d’Empoigne… madame euh…
— Comtesse d’Empoigne, dit la comtesse d’Empoigne.
— Et mademoiselle…
— Madame… dit le duc. Madame de Malplaquet.
— Salut, dit Lalix.
— Bê, bê, dit Phélise.
— Eh bien, reprit le duc, elle n’est pas mauvaise, votre essence de fenouil.
— Pas méprisable du tout, dit Empoigne.
— Pas sale, dit sa maman.
Phélise n’eut pas à donner son appréciation, car elle ne buvait que de l’eau.
— Il faudrait faire boire les chevaus, dit le duc.
— J’y vais, dit Empoigne.
— Vous trouverez un seau sur le pont à bâbord, dit Lalix.
— Sthène et Stèphe doivent se demander ce qu’on devient, dit le duc.
— Vous les tenez toujours au courant de vos intentions ? demanda Cidrolin.
— Ils préfèrent, répondit le duc.
— C’est un cirque ? demanda Lalix à Cidrolin.
— Je ne sais pas, répondit Cidrolin à Lalix. Tout au moins des campeurs. On a pas voulu d’eux sur le terrain à cause des chevaux.
— Pour le principe, demanda Lalix, ou bien c’est des canassons spéciaux ?
— Ce sont de braves bêtes, dit le duc.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant qu’on a bu ? demanda la comtesse. On émigre ?
Le duc ne répondit pas et regarda distraitement autour de lui ; puis, d’une voix terne, il dit :
— Cela doit être grand, une péniche.