XIV

Une troisième fois tout le monde se mit à rire de bon cœur, lorsque le postillon poursuivit en ces termes l’énoncé de ses émotions :

— Et le cheval ajouta : Tu n’en crois pas tes oreilles, hein ?

Seul Pouscaillou, fort inquiet, demeurait grave.

— Ça sûrement, continua le postillon, je n’en croyais pas mes oreilles, aussi m’ensauvis-je et me voilà ici et je ne suis pas près de retourner dans cette écurie du diable. Holà, aubergiste, donne-moi un pichet de clairet, pour me remettre les esprits en place.

— Je n’en ferai rien, dit l’aubergiste, tu as assez bu comme ça.

— Jarnicoton, je ne suis point ivre. Vas-y voir toi-même !

— Dieu m’en garde ! Et d’abord quel cheval est-ce ?

— C’est le mien, dit le duc.

Tout le monde se tourna vers lui.

— Et il parle, ajouta-t-il. Il sait même lire. Par exemple, il est en train de lire le Voyage du Jeune Anacharsis en Grèce, qu’il apprécie beaucoup. Aubergiste, donnez donc un pichet de clairet à monsieur le postillon : il n’est point ivre.

Un murmure approbateur suivit ce discours court, chacun disant à son voisin : quel homme d’esprit.

— Tu en fais une tête, dit le duc à Pouscaillou. Tu vois pourtant qu’ils se contentent de peu. Comme, un jour ou l’autre, quelqu’un finira bien par le dire : en France, le ridicule tue. Voilà le postillon déconsidéré ; mais je dois reconnaître que Sthène a été bien imprudent, il ne sait pas tenir sa langue.

— Et si les argousins faisaient une enquête ?

— Peuh ! tout au plus le curé du coin.

La servante apportait une poularde dont les deux voyageurs vinrent facilement à bout, ainsi que des entremets, fromages et friandises qui suivirent. Ils vidèrent encore quelques pichets avant de s’en aller coucher et ils s’endormirent aussitôt bien repus et bien fatigués.

Lalix et Cidrolin écarquillèrent les yeux lorsque la lumière se fit de nouveau et sortirent, un peu éberlués du cinéma.

— On prend un verre avant de rentrer, proposa Cidrolin.

Lalix était d’accord.

— J’ai un faible pour les films de cape et d’épée, dit Cidrolin.

— Vous croyez ? demanda Lalix.

— Je ne crois pas, j’en suis sûr.

— Ce n’est pas ça que je veux dire. Je veux dire : vous croyez que c’était un film de cape et d’épée ?

— Oui, à moins que je n’aie rêvé.

— Moi, il me semble que c’était un ouesterne. Mais il me semble aussi que j’ai dormi.

— Si on retournait voir ce qu’on jouait ?

Ils retournèrent voir. Affiches et photos se référaient à Spartacus et Frankenstein contre Hercule et Dracula.

— C’est peut-être le programme de la semaine prochaine, suggéra Lalix.

— On ne saura jamais, dit Cidrolin. En tout cas, vous qui êtes contre, c’est comme si vous m’aviez raconté un rêve.

— Je suis vexée.

— Allons prendre un verre.

Au coin du quai, le bistro était vide ; on y rangeait les tables. Les consommateurs devaient se contenter du comptoir et se tenir devant, debout.

— Ça ne me plaît pas, dit Cidrolin. On va continuer jusqu’à l’Arche.

— Pourquoi ça s’appelle l’Arche ? demanda Lalix.

— Sans doute parce qu’il n’y loge aucun animal, répondit Cidrolin.

— Comprends pas.

— L’astuce n’est pas retentissante, en effet. Disons que ça s’appelait comme ça quand je l’ai acheté.

— Cher ?

— Entre les deux.

— Moi, il me plaît votre chaland. Au fond je suis bien contente d’avoir délaissé le music-hall pour devenir gouvernante. Monsieur Albert a été de bon conseil.

— Comment vous a-t-il convaincue ?

— À coups de pied. Ça, on peut dire que vous avez un bon copain qui vous est tout dévoué.

— J’espère qu’il ne vous a pas fait trop mal.

— Eh, il n’y allait pas de pied mort, mais j’ai vite compris.

— Alors vous ne regrettez pas trop le music-hall ?

— Je vous le répète : j’aime bien votre chaland.

— Et qu’est-ce que vous auriez fait au music-hall ?

— J’aurais voulu être gueurle. Je danse pas mal et je suis bien balancée ; j’aurais voulu aussi chanter, mais monsieur Albert trouvait que c’était bien inutile.

— Et vous aviez des engagements en vue ?

— Oui, j’hésitais entre la Zanzébie et la république du Capricorne, mais tout ça, faut reconnaître, c’est des pays bien lointains. J’aime encore mieux rester par quarante-neuf degrés de latitude. Nord naturellement.

— Vous êtes calée en géographie.

— Je me préparais à tous ces grands voyages. C’est vrai qu’elle ne bouge jamais votre péniche ?

— Elle en est tout à fait incapable. Il faudrait la remorquer.

— Un petit remorqueur, ça ne doit pas être tellement coûteux.

— C’est tout de même au-dessus de mes moyens.

— Mettons que je n’ai rien dit.

Ils marchaient depuis quelque temps en silence lorsqu’un groupe de boy-scouts adultes les dépassa. L’un d’eux s’arrêta pour leur demander :

— Campigne ?

Cidrolin fit le geste qui veut dire tout droit.

L’autre fit le geste qui veut dire merci.

Les boy-scouts adultes continuèrent leur chemin au pas accéléré.

— Il y en a encore, dit Cidrolin, pourtant c’est déjà l’automne. Bientôt il en viendra jusqu’en plein hiver, des coriaces, qui se blottiront bien au chaud sous la neige.

— Qu’est-ce qu’on fait quand y a de la neige sur la péniche ?

— On la pousse dans l’eau et ça fait floc. Quelquefois, même, en plein été, il y a comme de la neige sur l’eau, mais ce n’est pas de la neige, ça ressemble à de la mousse de savon ou à de la ouate, ça vient de l’usine de houatures qui se trouve en amont, je suppose qu’ils lavent les bagnoles avant de les refiler aux clients. Nous voilà arrivés.

Cidrolin prit la lampe dans la boîte aux lettres et inspecta la clôture.

— On n’a rien écrit, dit Lalix. C’est ça que vous regardez ?

— Oui.

— Parce que c’était pas la première fois ?

— Non. Presque tous les jours.

— Qui c’est qui fait ça ?

— Je ne sais pas. Attention de ne pas vous casser la gueule, ça glisse.

— Une nuit, vous devriez vous cacher dans un coin, faire le guet et, quand ce type arriverait, lui flanquer une bonne tatouille et, en prime, vous sauriez qui c’est.

— Attention à ne pas vous foutre dans la flotte. Là, nous y voilà.

— Où vous allez comme ça ?

— Chercher l’essence de fenouil, une carafe d’eau et deux verres.

— Et moi alors ? C’est moi qui dois faire ça. Asseyez-vous.

— Bon, dit Cidrolin. L’électricité est à droite.

— Je sais.

Cidrolin s’assit. Les ampoules sur le pont s’allumèrent.

— Il commence à faire frais, dit-il à Lalix lorsqu’elle revint avec l’essence de fenouil, une carafe d’eau et un verre. Je ne me vois pas restant toute la nuit dehors.

— Couvrez-vous. Mettez un poul en plus.

— Vous ne buvez pas ?

— J’ai horreur de l’essence de fenouil.

— C’est un peu démodé, je reconnais. Prenez autre chose.

— Non merci. Ça va comme ça. Elle le regarda se servir et reprit :

— Vraiment, vous n’aurez pas le courage de passer la nuit dehors pour corriger ce con ?

— Ce n’est pas le courage qui manque, mais je préfère dormir.

— Et rêver.

— Voilà ; et rêver.

— Si c’est comme ça, eh bien, c’est moi qui vais y aller.

— Et vous le corrigerez ? Ils sont peut-être plusieurs.

— Vous n’avez pas un revolver ? une carabine ?

— Non ! non ! il n’y a pas d’armes à bord. Dans son émotion, Cidrolin se servit un nouveau verre d’essence de fenouil.

— Vous buvez trop, remarqua Lalix.

— Tout le monde me le dit.

Lalix reprit :

— Je me cacherai et quand le type ou les types seront en train de gribouiller leurs trucs, je hurlerai hou hou pour leur faire peur. Je me mettrai même un drap sur la tête. Après ça, ils ne reviendront plus. Ou il ne reviendra plus. Pour moi, c’est un homme tout seul. Qui c’est qui peut vous en vouloir comme ça ?

— Je ne sais pas, dit Cidrolin d’une voix lointaine. Je n’ai pas la moindre idée.

— Il y a tout de même une raison quelconque, dit Lalix.

— J’espère que vous ne croyez pas ce qu’il y avait d’écrit ? Je ne suis pas un assassin. Pas même un meurtrier. Rien. J’étais innocent. J’ai fait un an et demi de préventive. On a fini par reconnaître que j’étais innocent. Je croyais que c’était fini. Non, il y a ce con, comme vous dites, avec ses graffiti, comme je dis ; mais j’aime bien la peinture en bâtiment. Comme je n’ai pas beaucoup d’occupations, ça m’en fait une. Et puis, de cette façon, ma clôture est la mieux entretenue de tout le quai. Je vous raconte tout cela, mais, au fond, je n’y pense jamais. Cela ne me touche pas. Pas tellement.

— Vous n’êtes pas curieux de savoir qui ça peut bien être, ce type ?

— Pas tellement.

— Tout de même, vous devriez y aller voir.

Cidrolin eut l’air de réfléchir profondément.

Puis, après quelques instants de silence, il finit par dire :

— Vous aimeriez mieux que je passe la nuit dehors ?

— Quand on fait l’amour sur une couchette, remarque Lalix, le type il doit se cogner la tête.

— Après tout, vous n’avez pas de mauvaises idées.

Il se leva pour aller chercher une couverture. Il prit aussi une bouteille de rome, une torche électrique et un manche à balai, la seule arme dont il disposât en dehors de dangereux couteaux de cuisine.

Ainsi équipé, il alla se cacher, conformément aux suggestions de Lalix. Il lui cria :

— Éteignez sur le pont ! Ce qu’elle fit.

Il connaissait un coin idoine et s’y installa, s’enroulant dans sa couverture. Il but une gorgée de rome et ne tarda pas à s’endormir.

Pouscaillou sursauta lorsque Sthène lui dit dans l’oreille :

— Voilà le patron.

Le nouveau vicomte d’Empoigne se reposait à l’ombre d’un arbre bien feuillu en compagnie des deux chevaux qui cherchaient à gauche à droite des friandises et savaient fort bien se garder eux-mêmes. Le duc était parti dans la nature depuis plusieurs heures ; il fit sa réapparition tenant en laisse la mule empruntée à l’auberge et sur laquelle il avait chargé son matériel.

— Voilà une bonne chose de faite ! cria-t-il loin.

— Vous avez terminé ? demande Pouscaillou poliment lorsque le duc se fut rapproché.

— L’affaire est dans le sac. Demain, nous irons a Montignac. Un gamin m’a signalé quelque chose d’intéressant de ce côté-là. Et maintenant rentrons à Plazac !

Il monta sur Sthène, sur Stèphe Pouscaillou tenant en laisse la mule empruntée à l’auberge et sur laquelle le duc avait chargé son matériel.

Le train était rapide et Sthène d’humeur peu loquace. Le duc finit par s’en étonner.

— Eh bien, mon bon Démo, lui dit-il, nous ne sommes pas bavard aujourd’hui.

— Pour tout vous avouer, dit Sthène, je m’ennuie un peu loin du château et souvent je me demande quand je reverrai mon écurie natale qui m’est une province et beaucoup davantage.

— Hélas, dit le duc, il te faut prendre ta mélancolie en patience. Je n’ai pas envie d’aller me jeter dans les pattes de la maréchaussée et je n’ai pas encore terminé mes travaux dans la région.

— C’est bien ce que je disais, soupira Sthène, le retour n’est pas pour demain.

— Tu souffres très exactement de nostalgie, dit Stèphe que la taciturnité de son compagnon poussait au bavardage.

— Nostalgie ? dit Sthène, voilà un mot que je ne connais pas.

— Il est d’invention récente, dit Stèphe d’un ton doctoral. Il vient de nostos et d’algos, algos qui veut dire en grec souffrance et nostos qui dans la même langue veut dire retour. Il s’applique donc parfaitement à ton cas.

— Et toi, dit Sthène, tu es atteint de logorrhée.

— Logorrhée ? dit Stèphe, voilà un mot que je ne connais pas.

— Je pense bien, dit Sthène, je viens de l’inventer. Il vient de logos et de…

— Je vois, je vois, dit Stèphe. J’ai compris.

— Es-tu sûr d’avoir bien compris ? demanda Sthène.

Et les deux chevaux commencèrent à se chamailler jusqu’à l’entrée de Plazac. À l’auberge du Soleil d’Or où le duc s’était installé sous le nom de monsieur Hégault, un ecclésiastique vidait pot sur pot en parlant politique avec l’aubergiste. Tous deux étaient d’accord sur la nécessité des réformes, mais s’inquiétaient un peu de cette transformation des États généraux en Assemblée Constituante et du renvoi de Necker.

— Aubergiste ! s’écria monsieur Hégault en entrant dans la salle où se tenaient les deux citoyens, tu ferais mieux de préparer le souper que de discutailler sur l’histoire contemporaine. Monsieur, ajouta-t-il, à l’intention de l’ecclésiastique, je ne vous connais pas.

Et à l’intention de l’aubergiste :

— J’ai grand soif et je veux du vin frais.

Dès que l’aubergiste eut disparu dans la cave, le duc s’exclama :

— Est-ce un hasard, l’abbé, ou bien faites-vous l’espion ?

— Monsieur le duc…

— Monsieur Hégault.

— Vraiment ? faut-il…

— Appelez-moi monsieur Hégault, vous dis-je.

— Monsieur Hégault, je vous apporte de bonnes nouvelles.

— J’en doute, mais cela prouve donc que vous avez découvert ma cute. Comment diable avez-vous fait ?

— Je pourrais vous répondre par un pieux mensonge…

— — Dispensez-vous-en.

— …mais je vous donnerai l’explication bien simple : le jeune vicomte d’Empoigne écrivait à sa maman.

— Ah le coquin ! Ah le traître ! Je vais lui tirer les oreilles de belle façon !

— Vous ne pouvez lui reprocher son amour filial. Je demande votre indulgence car nous avons demandé celle de Sa Majesté pour vous.

— Qui ça : nous ?

— Monseigneur Biroton qui siège actuellement à l’Assemblée Constituante.

— L’Assemblée Constituante, qu’est-ce que cela ?

— Le nom que viennent de se donner les États généraux. Votre présence est réclamée à Paris. Le délégué du bailliage d’Auge manque beaucoup dans les rangs de la Noblesse et Sa Majesté vous absoudra ; après tout vous n’avez rien fait d’autre que venger votre honneur, si…

— Il y a un si.

— Il n’est pas terrible : si vous ne rejoignez votre place à l’Assemblée Constituante.

— Ne comptez pas sur moi. Pour le moment, j’ai d’autres chats à fouetter.

— Peut-on savoir lesquels ?

L’aubergiste revenait avec quelques pichets de vin frais.

— Laisse-nous, aubergiste, lui dit monsieur Hégault, tu vois bien que je suis en train de me confesser. Retourne à tes fourneaux et prépare-nous un souper du diable : c’est moi qui régale monsieur l’abbé.

L’aubergiste s’éclipsa, mais Pouscaillou fit son entrée. Il avait fini de soigner les chevaux et de ranger le matériel. Il s’exclama :

— Monsieur l’abbé !

Il avait l’air fort surpris.

— Viens ici, coquin ! traître ! lui dit monsieur Hégault. C’est comme cela que je dois avoir confiance en toi ? Je vais te rosser.

Il se leva dans ce but.

— Mais j’ai rien fait de mal, dit Pouscaillou en faisant une marche arriére.

— Tu aurais pu me livrer à la maréchaussée.

— Je comprends pas. J’ai rien fait de mal.

— Tu écrivais à la comtesse d’Empoigne !

— Eh quoi ! monsieur le duc, c’est mal d’écrire à sa maman ?

— Et il m’appelle monsieur le duc !

Les oreilles pouscailloutiennes allaient tomber entre les mains ducales lorsque l’abbé Riphinte s’écria :

— Grâce, monsieur Hégault. Grâce pour ce jeune lévite ! J’ajouterai que la comtesse fut fort discrète.

— Ce n’est pas une qualité du fils.

— N’en parlons plus…

— J’en parlerai, répliqua le duc.

— N’en parlons plus, reprit l’abbé Riphinte avec autorité, et revenons à nos moutons qui sont d’ailleurs des chats.

— Allons, dit monsieur Hégault à Pouscaillou, assieds-toi et rafraîchis-toi de ce vin clairet, sache bien que je hais fort les cachotteries.

— Si c’en est une d’écrire à ma maman, s’écria Pouscaillou d’un beau mouvement, je le ferai plus !

— Nous verrons cela plus tard, dit monsieur Hégault et, s’adressant à l’abbé Riphinte : Quels chats ? demanda-t-il.

— Ceux que vous fouettez, monsieur Hégault.

— Ah ! pour cela, je vous réserve une belle surprise ! Mais parlez-moi donc de ma dame Russule.

L’abbé Riphinte donna des nouvelles de la duchesse, des nouvelles assez mauvaises puisqu’elle était morte de consomption, un mois après le meurtre d’Empoigne. Après avoir évoqué ce triste souvenir, l’abbé se leva pour dire une courte prière. Le duc et Pouscaillou conclurent : amen.

Puis ils soupèrent copieusement, et, comme ils étaient tous trois assez fatigués, hop, au lit.