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Je n’avais même pas pensé à le chercher dans l’assistance. Je savais par le Suédois qu’il vivait en Floride, mais, surtout, il avait toujours été un enfant si isolé, si peu concerné par quoi que ce soit d’autre que ses propres centres d’intérêt abstrus, qu’il n’y avait guère de chances pour qu’il ait envie aujourd’hui plus qu’hier de subir les propos « philosophiques » de ses petits camarades. Pourtant, quelques minutes seulement après que Shelly Minskoff m’eut dit au revoir, Jerry déboula, grand costaud en blazer bleu à double boutonnage pareil au mien, mais avec une cage thoracique vaste comme une volière, et une tête chauve à l’exception d’une unique mèche de cheveux blancs, enroulée autour du crâne telle une corde. Son corps avait fini par prendre une forme vraiment bizarre : la poitrine malingre du gosse dégingandé avait fait place à un torse majestueux, mais il continuait de se mouvoir sur les échasses qui lui tenaient lieu de jambes et lui avaient donné la démarche la plus absurde de l’école, n’ayant pas plus d’épaisseur ou de forme que celles d’Olive dans Popeye. Le visage, je le reconnus tout de suite, pour l’avoir vu faire une navette affolante au-dessus de la table de ping-pong, quand l’empourpraient la hargne et les pulsions meurtrières, ces après-midi où c’était mon visage la cible de son animosité — non, je ne risquais pas de l’oublier, l’essentiel de cette figure, le petit visage chiffonné de Jerry-longues jambes, le masque tenace du prédateur qui ne vous lâchera pas tant qu’il ne vous aura pas fait sortir de votre tanière, le visage de fouine qui disait : « Un compromis ? Quel compromis ? Je connais pas ce mot-là, moi. » À présent, sur ce visage, se lisait une vie entière passée à renvoyer la balle sur le gosier de l’adversaire. J’imaginais volontiers que Jerry était parvenu à en imposer par des moyens fort différents de ceux de son frère.

« Je ne m’attendais pas à te voir ici, me dit-il.

— Moi non plus je ne m’attendais pas à te voir.

— J’aurais cru qu’il fallait des théâtres plus prestigieux à ta gloire, dit-il en riant. J’étais sûr que tu trouverais cette sentimentalité abjecte.

— C’est exactement ce que je me suis dit à ton sujet.

— Toi, tu es quelqu’un qui a banni de sa vie tout sentiment superflu. C’est pas toi qui vas t’attendrir sur le bon vieux temps au foyer de Papa-Maman. Ce qui n’est pas essentiel t’agace, tu vas droit à l’indispensable. Et justement, ils ont beau se gargariser à parler du “passé” dans ces réunions, on n’y entend même pas un fragment d’atome du passé. Rien n’est restitué, c’est du passé sans détonateur. De la nostalgie à la con. »

Ces quelques phrases qui me résumaient ce que j’étais, et ce que l’univers était en général, m’expliquaient largement qu’il ait eu quatre femmes ; il aurait pu en avoir huit ou seize. À une réunion commémorative, le narcissisme est la chose au monde la mieux partagée, mais là, j’avais droit à une lame de fond. Le corps pouvait bien manifester le décalage entre le gosse maigrichon et l’adulte costaud, son caractère, lui, était entier, tout d’une pièce — celui d’un homme froidement habitué à ce qu’on l’écoute. Quelle évolution depuis le gamin excentrique jusqu’à l’homme férocement sûr de lui ! Les pulsions mal maîtrisées à l’origine semblaient avoir été mises bon an mal an au diapason de son intelligence prodigieuse et de sa volonté ; le résultat, c’était quelqu’un qui avait la haute main, et qui n’aurait jamais imaginé recevoir de conseils de qui que ce soit, mais aussi quelqu’un sur qui on pouvait compter pour animer le débat. Plus encore que dans l’enfance, il semblait que si Jerry avait une idée en tête, même saugrenue, il en tirerait quelque chose de grand. Je voyais bien pourquoi il me plaisait tant quand nous étions gosses ; je comprenais pour la première fois que ma fascination ne tenait pas seulement au fait qu’il était le frère du Suédois, mais aussi à ce qu’il était doté d’une telle étrangeté, d’une virilité si imparfaitement socialisée par rapport à celle, canonique, de son frère.

« Mais pourquoi tu es venu, toi ? » me demanda-t-il.

Sur l’alerte au cancer de l’année passée et les séquelles de l’opération de la prostate sur mes fonctions uro-génitales, je ne dis rien de direct. Ou plutôt je dis tout ce qu’il y avait à dire — et peut-être pas seulement de mon point de vue — en répondant : « Parce que j’ai soixante-deux ans. Il m’a semblé que de toutes les formes de nostal-connerie sur le marché, celle-ci serait la plus susceptible de réserver quelques surprises déstabilisantes. »

La formule lui plut. « Tu aimes les surprises déstabilisantes.

— Pourquoi pas ? Et toi, tu es venu pour quoi ?

— J’étais sur place. Il fallait que je me trouve par ici à la fin de la semaine, alors je suis venu. » Avec un sourire, il poursuivit : « Je ne crois pas qu’ils s’attendaient à trouver leur écrivain si laconique. Ni si modeste d’ailleurs. »

Pour me mettre dans l’esprit de ces retrouvailles, quand le maître de cérémonies m’avait appelé au micro, vers la fin du déjeuner (c’était Erwin Levine, quatre enfants, 43, 41, 38 et 31 ans ; cinq petits-enfants, 9, 8, 3, 1 an et 6 semaines), j’avais simplement dit : « Je m’appelle Nathan Zuckerman, j’étais vice-président de notre classe et membre du comité de la promotion. Je n’ai ni enfants ni petits-enfants, mais j’ai quand même subi il y a dix ans un quintuple pontage cardiaque dont je suis assez fier. Merci. » Tel fut mon curriculum, il n’y avait pas lieu d’en dire davantage, dans le domaine médical ou ailleurs, cela suffisait pour amuser un peu la galerie et se rasseoir.

« Tu t’attendais à quoi ? demandai-je à Jerry.

— À ça, exactement à ça. Discret. L’élève de Weequahic lambda. Qu’est-ce que tu aurais pu dire d’autre ? Toujours faire le contraire de ce qu’ils attendent. Tout petit déjà. Tu as toujours trouvé une méthode pratique pour préserver ta liberté.

— Parle pour toi, Jer.

— Non, non. Moi je trouvais des méthodes pas pratiques. J’étais la témérité en personne, Sire Tête-Brûlée — quand on ne me laissait pas faire ce que je voulais, j’entrais en rage et je me mettais à brailler. C’était toi qui avais du recul sur les choses. Tu as toujours théorisé plus que nous tous. Déjà à l’époque il fallait que tu saisisses tout par la pensée, que tu prennes la mesure d’une situation, que tu tires des conclusions. Tu te contrôlais au plus juste. Toute ta folie restait à l’intérieur. Un gars sensé. Non, pas du tout comme moi.

— Bah, on tenait tous deux beaucoup à avoir raison, dis-je.

— Ouais, répondit-il, avoir tort m’était insupportable. Absolument insupportable.

— Ça t’est plus facile à présent ?

— C’est plus mon problème. Le bloc opératoire fait de toi quelqu’un qui ne se trompe jamais. Tout à fait comme l’écriture.

— L’écriture fait de toi quelqu’un qui se trompe tout le temps. L’illusion qu’un jour tu arriveras peut-être à rendre les choses sans erreur, voilà la persévérance diabolique qui te pousse à continuer. Sinon quoi ? Comparé aux phénomènes pathologiques en général, ça a l’avantage de ne pas foutre ta vie en l’air complètement.

— À quoi elle ressemble ta vie ? Où tu habites ? J’ai lu quelque part sur la jaquette d’un de tes livres que tu vis en Angleterre avec une aristocrate.

— Maintenant je vis en Nouvelle-Angleterre, sans aristocrate.

— Et avec qui, alors ?

— Avec personne.

— Impossible. Comment tu fais quand tu as envie de dîner avec quelqu’un ?

— Je me passe de dîner.

— Pour l’instant. C’est la philosophie post-pontage. Mais je sais par expérience que ces théories personnelles se périment au bout d’à peu près deux semaines. Ça changera.

— Écoute, c’est là que la vie m’a mené. Je ne vois pas grand monde. Là où j’habite, dans l’ouest du Massachusetts, un coin perdu dans les collines, je parle au type qui tient le Magasin général et à la dame de la poste, la postière. Voilà tout.

— Comment ça s’appelle ton patelin ?

— Ça te dirait rien. C’est dans les bois. À une quinzaine de kilomètres d’une ville universitaire du nom d’Athena. J’y ai rencontré un écrivain célèbre, à mes débuts. On ne parle plus beaucoup de lui, à présent. Son sens de la vertu est trop étroit pour les lecteurs. Mais il était révéré de ce temps-là. Il vivait en ermite. La réclusion paraît abominablement austère à un jeune homme. Il affirmait que ça résolvait ses problèmes. Maintenant ça résout les miens.

— Mais lesquels ?

— Certains problèmes sont sortis de ma vie — c’est ça le problème. Au magasin je parle de base-ball, des Red Sox, à la poste du temps qu’il fait — voilà tout mon commerce social. Si on mérite le temps qu’il fait. Quand je viens prendre mon courrier et que le soleil brille, la postière me dit : “Nous ne méritons pas un temps pareil.” C’est sans réplique.

— Et pour la baise ?

— Terminé. Quand on se passe de dîner on se passe de baiser.

— Qui tu es, Socrate ? Tu ne me feras pas croire ça. Un pur écrivain. Un écrivain qui ne pense qu’à son art et c’est tout.

— Si ç’avait été tout depuis le début, je me serais épargné pas mal de vicissitudes. En tout cas, c’est tout ce que j’ai trouvé dans ma vie pour tenir les emmerdements en échec.

— Quels emmerdements ?

— L’image qu’on a les uns des autres. Les multiples strates de malentendu. L’image qu’on a de nous-mêmes. Inutile, tout ça. Présomptueux. Complètement déformé. Sauf qu’on avance dans la vie, qu’on vit de ces images. “Elle est comme ça, et lui il est comme ci, et moi je suis comme ça. Ça s’est passé comme ça ; ça s’est passé parce que…” Basta ! Tu sais qui j’ai vu il y a deux mois ? Ton frère. Il te l’a pas dit ?

— Non, il me l’a pas dit.

— Il m’a écrit une lettre pour m’inviter à dîner à New York. Une gentille lettre. Comme ça, sans préavis. J’ai pris ma voiture et je suis descendu. Il rédigeait un hommage à ton père. Il me demandait mon aide dans sa lettre. J’étais curieux de savoir ce qu’il avait en tête. J’étais curieux de savoir pourquoi il m’écrivait pour m’annoncer qu’il voulait écrire quelque chose. Pour toi, c’est juste ton frère. Pour moi, c’est toujours “le Suédois”. Ces types-là, on les porte en soi toute la vie. Il fallait que j’y aille. Mais au dîner, il m’a pas dit un mot de l’hommage. On a passé notre temps à bavarder agréablement. Dans un endroit qui s’appelle Chez Vincent. Et voilà tout. Il était superbe, comme toujours.

— Il est mort.

— Il est mort, ton frère ?

— Il est mort mercredi. On l’a enterré il y a deux jours, vendredi. C’est pour ça que j’étais à Jersey. Pour voir mourir mon grand frère.

— Mais de quoi ? Comment ?

— Cancer.

— Mais il avait eu une opération de la prostate ! Il m’avait dit qu’ils l’avaient extirpée, sa tumeur. »

Jerry me répondit avec agacement : « Qu’est-ce que tu voulais qu’il te dise ?

— Je l’avais trouvé maigre, c’est tout.

— C’était pas tout. »

Alors le Suédois aussi. Ce mal qui, à la stupéfaction de Mendy Gurlik, était en train de décimer les Daredevils par le milieu du corps, ce mal qui, à ma propre stupéfaction, avait un an plus tôt fait de moi un « pur écrivain » ; ce mal qui, venu après tous les deuils qui vous isolent, après toutes ces disparitions sans retour, m’avait dépouillé au point que mes facultés déclinantes n’avaient désormais plus qu’un seul but vers lequel tendre inlassablement, ce mal qui avait fait de moi un homme qui, bon gré mal gré, chercherait la consolation dans les phrases et rien d’autre, venait de réussir le tour de force le plus stupéfiant de tous en emportant le héros indestructible de la section de Weequahic pendant la guerre, notre fétiche local, le légendaire Suédois.

« Il savait qu’il était mal en point, quand je l’ai vu ?

— Il lui restait de l’espoir, mais oui, bien sûr, il le savait. Il était métastasé jusqu’à l’os.

— C’est une triste nouvelle.

— Le cinquantenaire de sa promo avait lieu le mois prochain. Tu sais ce qu’il m’a dit, à l’hôpital, mardi ? À moi et à ses gosses, la veille de sa mort ? La plupart du temps il tenait des propos incohérents, mais là il nous l’a répété deux fois pour bien qu’on comprenne. “Je vais aller à mon cinquantenaire.” Il avait entendu dire que toute sa promo demandait : “Est-ce que le Suédois sera là ?” et il ne voulait pas les décevoir. Il était très stoïque. C’était un type bien, simple, stoïque. Pas un humoriste, pas un passionné. Un gars adorable, qui a eu la malchance de voir sa vie bousillée par une poignée de cinglés authentiques. D’une certaine façon, on peut penser qu’il était totalement banal et conformiste. Absence de valeurs négatives, voilà tout. Abêti par son éducation, congénitalement conventionnel. Une petite vie bien banale, bien comme il faut, comme tout le monde veut en avoir ; dans le respect des normes sociales. Brave type. Mais en fait il essayait de survivre. Il essayait de garder son groupe intact. Il essayait de rentrer à la base avec son escouade indemne. En somme il vivait ça comme une guerre. Il y avait de la noblesse chez lui. Il a dû opérer des renoncements douloureux dans sa vie. Il s’est fait prendre dans une guerre qu’il n’avait pas déclarée, il s’est battu pour que tout ne parte pas à vau-l’eau, et il a coulé. Banal, conventionnel, si on veut, faut voir. On peut le penser. Moi, je ne veux pas juger. Mon frère, c’était ce qui se fait de mieux dans ce pays, et de loin. »

Tout en l’écoutant, je me demandais si cela avait été son opinion sur le Suédois de son vivant, ou si, peut-être, il y avait là un soupçon de réévaluation dû au deuil, un remords qui lui serait venu d’avoir porté autrefois un jugement plus sévère, et plus fidèle à son tempérament, sur son beau gosse de frère, si solide, si bien adapté à sa vie, tranquille, normal, admiré de tous, ce héros local auquel le petit Levov avait toujours été comparé, au point qu’il s’était changé lui-même en une sorte d’ersatz. Ce jugement plein de mansuétude qui se donnait comme un refus de juger pouvait bien être un phénomène récent, et sa compassion toute neuve. Ça arrive, quand les gens meurent. Le différend qui nous séparait devient caduc, et ces mêmes personnes dont, vivantes, nous trouvions les tares insupportables, offrent désormais une image très engageante, et ce qu’on aimait le moins avant-hier devient, dans la limousine qui suit le corbillard, sujet de compassion amusée, voire d’admiration. Des deux points de vue, quel est celui qui colle le plus au réel ? Celui sans concession qui nous est permis avant l’enterrement, forgé sans baratin dans la bagarre du quotidien, ou bien celui qui nous baigne de tristesse à la réunion de famille ? Il ne suffit pas de ne pas être directement concerné pour en juger. La vue d’un cercueil qui descend en terre peut susciter un grand revirement du cœur — tout à coup nous découvrons qu’il n’était pas si décevant, celui qui vient de mourir. Mais ce que la vue du cercueil peut faire pour l’esprit en quête de vérité, je ne prétends pas le dire.

« Mon père était un salaud fini, reprit Jerry. Tyrannique, omniprésent. Je ne sais pas comment les gens arrivaient à travailler pour lui. Quand ils se sont installés dans Central Avenue, la première chose qu’il a fait placer par les déménageurs, c’est son bureau. Et, son premier emplacement, c’était pas dans la cabine de verre, mais au beau milieu de l’usine, pour avoir l’œil sur tout le monde. Tu peux pas t’imaginer le boucan qu’il y avait là-dedans, les machines à coudre qui ferraillaient, les emporte-pièces qui pilonnaient, des centaines de machines en train de tourner en même temps, et là, au beau milieu, son bureau, son téléphone, et le grand homme en majesté. L’usine lui appartenait, mais il balayait toujours son plancher lui-même, surtout du côté des coupeurs, là où on coupait le cuir, parce qu’il voulait voir à la taille des chutes quel ouvrier lui faisait perdre de l’argent. Moi je l’ai envoyé se faire foutre de bonne heure, mais Seymour n’avait pas le même tempérament. C’était une bonne nature, une nature généreuse, c’est bien comme ça qu’ils l’ont fait tourner à la broche, les autres caractériels. Un père jamais content, des femmes jamais contentes, et puis la petite meurtrière, son monstre de fille. Ce monstre qu’on appelait Merry1 ! C’était un roc, avant tout ça, mon frère. Chez Newark Maid, son succès était sans partage aucun, total. Par le charme, il obtenait le meilleur des gens pour son entreprise. C’était un homme d’affaires très adroit. Il savait négocier un contrat comme il savait couper un gant. Il avait ses entrées sur la Septième Avenue dans le monde de la mode. Les stylistes lui racontaient tout. C’est comme ça qu’il restait dans la course. À New York, il s’arrêtait toujours dans les grands magasins, il achetait chez la concurrence, il cherchait l’originalité chez les autres ; dans les magasins, il allait jeter un coup d’œil au cuir, il tirait sur le gant, il faisait tout comme mon père le lui avait appris. C’était lui qui réalisait l’essentiel de la vente. Lui qui négociait les gros contrats. Les acheteuses professionnelles étaient folles de lui. Tu t’imagines. Il venait à New York, il emmenait dîner ces pétasses juives bien coriaces — des acheteuses qui peuvent te faire ou te défaire —, il les sortait et il les régalait, elles tombaient folles amoureuses de lui. Au lieu qu’il leur passe de la pommade, à la fin de la soirée, c’étaient elles qui lui faisaient les yeux doux. Autour de Noël, c’étaient elles qui lui envoyaient des places de théâtre et des caisses de scotch au lieu du contraire. Il savait gagner la confiance de ces gens simplement en restant lui-même. Il découvrait l’œuvre charitable préférée de son acheteuse, il prenait un billet pour le dîner annuel au Waldorf-Astoria, il s’amenait comme une vedette de cinéma dans son smoking, et, aussi sec, il faisait une coquette donation pour le cancer, la mucoviscidose, n’importe quoi, l’United Jewish Appeal — et le lendemain c’était Newark Maid qui décrochait le contrat. Il connaissait les ficelles du métier. La couleur qui serait à la mode la saison suivante, si les jupes allaient rallonger ou raccourcir. C`était un type séduisant, responsable, travailleur. Il y a bien eu une ou deux grèves difficiles dans les années soixante, pas mal de tension. Mais alors que ses employés étaient dans le piquet de grève, ils le voient arriver dans sa voiture, voilà les piqueuses qui s’effondrent, qui se mettent à s’excuser de ne pas être à leurs machines. Ils étaient plus fidèles à mon frère qu’à leur syndicat. Tout le monde l’aimait. C’était en tout point un homme de bien qui aurait pu échapper pour toujours à cette connerie de sentiment de culpabilité. Il n’avait aucune raison de connaître autre chose que les gants. Et voilà qu’il a été ravagé par la honte, les incertitudes et la douleur pour le restant de ses jours. Les remises en question permanentes de l’adulte conscient, c’était pas le problème de mon frère. Le sens de sa vie, il le tirait d’autre chose. Je ne veux pas dire qu’il était simplet. Il y a des gens qui pensent qu’il était un peu simple parce qu’il a été la gentillesse même toute sa vie. Il n’a jamais été si simple que ça. Simple, simple, ça n’existe pas. Mais c’est vrai que se remettre en question lui a pris du temps. Et s’il y a quelque chose de pire que de se remettre en question trop tôt, c’est bien de se remettre en question trop tard. Sa vie a été soufflée par cette bombe. La vraie victime de l’attentat, c’était lui.

« Quelle bombe ?

— La mignonne bombinette de la petite Merrinette.

— Je sais pas ce que c’est que “la mignonne bombinette de la petite Merrinette”.

— Meredith Levov. La fille de Seymour. La “poseuse de bombe de Rimrock”, c’était la fille de Seymour ; c’était elle la collégienne qui a fait sauter la poste et tué le médecin. La gosse qui a arrêté la guerre au Vietnam en faisant sauter quelqu’un qui postait une lettre à cinq heures du matin, un médecin en route pour son hôpital. Charmante enfant », dit-il d’une voix qui n’était que mépris, et qui semblait pourtant impuissante à exprimer toute la charge de mépris et de haine qu’il éprouvait. « Elle a porté la guerre à l’attention de Lyndon Johnson en faisant sauter la poste du Magasin général. Le patelin est tellement petit que la poste se trouve dans le Magasin ; un guichet tout au fond, avec deux rangées de boîtes à cadenas, voilà toute la poste. Tu achètes tes timbres au milieu de la Javel et du savon. Les paradoxes de l’Amérique héroïque. Seymour c’était son truc, l’Amérique héroïque. La gamine, non. Il l’avait fait vivre hors du temps, elle a remis les pendules à l’heure. Il avait cru pouvoir soustraire sa famille à la confusion des temps en la faisant vivre à Old Rimrock, sa fille s’est débrouillée pour loger une bombe derrière le guichet de la poste, et quand la bombe a explosé, elle a emporté tout le Magasin. Et le docteur avec, qui s’était arrêté devant la boîte pour y glisser son courrier. Adieu l’Amérique héroïque. Bonjour le temps du réel.

— Ça m’avait échappé. Je n’étais pas au courant du tout.

— C’était en 68, à l’époque où on commençait tout juste à faire n’importe quoi. Les gens ont subitement été forcés de comprendre ce que c’était que la folie. Tout cet étalage public. À bas les inhibitions. L’autorité impuissante. Les gosses qui pètent les plombs, qui se mettent à intimider tout le monde. Les adultes ne savent plus quoi penser, quoi faire. C’est une comédie ? Elle est vraie cette “révolution ?”. On joue à quoi ? Aux gendarmes et aux voleurs ? Qu’est-ce qui se passe ? Les jeunes mettent le pays à feu et à sang et les adultes commencent à déjanter à leur tour. Mais pas Seymour. Lui, il faisait partie de ceux qui savent où ils vont. Il comprenait qu’il y avait quelque chose de détraqué, mais n’était pas un partisan d’Hô Chi Minh, comme sa grosse fille chérie. C’était juste un papa gâteau et un père libéral. Le roi-philosophe de la vie ordinaire. Il l’avait élevée dans toutes les idées modernes — il faut être rationnel avec ses enfants. Tout peut être permis, tout est pardonnable. Elle avait horreur de ça. En général on a du mal à admettre à quel point on en veut aux enfants des autres. Mais elle, elle te rendait la tâche facile. Elle était malheureuse, elle était arrogante — une petite chieuse dès l’instant où elle est née. Écoute, j’en ai, moi, des gosses, j’en ai une flopée — je sais comment ils sont quand ils grandissent. Leur égoïsme, c’est un trou noir galactique. Mais c’est une chose d’engraisser, une chose de se laisser pousser les cheveux, d’écouter du rock trop fort, et c’en est une autre de passer les bornes et de poser des bombes. Ça, c’est un crime inexpiable. Mon frère n’a jamais pu s’en remettre. Cette bombe a fait sauter sa vie. Elle a marqué la fin de la perfection de sa vie. C’était exactement ce qu’elle voulait. C’est pour ça qu’ils la lui réservaient, cette bombe, sa fille et ses amis. Il était tellement épris de ce que la vie lui avait donné en partage, c’est pour ça qu’ils le détestaient. Un jour, on était tous réunis chez lui pour Thanksgiving, la mère Dwyer, Danny, le petit frère de Dawn, sa femme, les Levov au complet, nos gosses, tout le monde, et Seymour se lève pour porter un toast : “Je ne suis pas religieux, mais quand je regarde autour de cette table, je sais qu’une bonne étoile brille sur moi.” En fait, il était dirigé contre lui, cet attentat. Et ils ont réussi. Ils l’ont eu. La bombe aurait aussi bien pu exploser dans leur séjour. La violence qui a été faite à sa vie a été atroce. Horrible. Lui qui n’avait jamais eu l’occasion de se demander, “Pourquoi les choses sont ce qu’elles sont ?”. Il n’avait pas de raison de se poser la question puisqu’elles étaient parfaites, toujours. Pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. La question sans réponse ; jusque-là, il avait eu la chance d’ignorer que cette question se posait. »

Jerry avait-il jamais été aussi plein de la vie de son frère, de l’histoire de son frère ? Je ne voyais guère comment la détermination despotique concentrée dans cette tête étrange pouvait lui avoir jamais permis de diviser son attention sur beaucoup de sujets. La mort n’a pas coutume d’empiéter sur la majesté du nombrilisme ; en général, elle l’accroît. « Et moi alors ? Si ça m’arrive à moi ? »

« Il t’a dit que c’était horrible ?

— Une fois, rien qu’une fois. Non, il savait encaisser. On pouvait l’opprimer, l’oppresser, il tenait bon, dit Jerry avec amertume. Pauvre enfoiré, c’était son destin ; il était bâti pour porter les fardeaux et avaler les couleuvres. » En l’entendant dire ça, je me rappelai les mêlées d’où il se dégageait toujours, la balle en main, et à quel point j’étais tombé amoureux de lui en cette soirée d’automne si lointaine où il avait transfiguré mes dix ans en me choisissant pour entrer dans la Geste de Seymour Levov ; cet instant où il m’avait semblé que j’étais moi aussi appelé à faire de grandes choses, et qu’aucun obstacle ne pourrait m’en empêcher, maintenant que le visage de notre dieu bienveillant avait répandu sur moi seul sa lumière. « Ça n’a rien à voir avec le basket, la Sauterelle. » Quel langage envoûtant son innocence avait parlé à la mienne ! Quelle clef il m’avait donnée ! C’était tout ce qu’un gamin pouvait vouloir en 1943.

« Il n’a jamais cané. Il savait serrer les dents. Tu te souviens quand on était gosses, il s’était engagé dans les Marines pour se battre contre les Japs ? Eh ben, c’était un vrai Marine, merde ! Si, je l’ai vu caner une fois, en Floride. Il n’en pouvait plus. Il avait amené toute la famille nous rendre visite, les garçons et la seconde Mrs Levov, une superbe égoïste encore, celle-là. C’était il y a deux ans. On était tous allés manger du crabe dans un restau. Douze à table. Un boucan du diable, les gosses qui riaient, qui frimaient. Seymour adorait ça. La belle petite famille au complet, la vie comme elle doit être. Mais quand la tarte et le café sont arrivés, il s’est levé de table ; ne le voyant pas revenir, je suis sorti, et je l’ai trouvé. Dans la voiture. En larmes. Secoué par les sanglots. Je ne l’avais jamais vu comme ça, mon roc de frère. Il m’a dit : “Ma fille me manque.” Je lui ai demandé : “Où elle est ?” Je savais qu’il était toujours au courant de l’endroit où elle se trouvait. Il allait la voir dans sa planque depuis des années. Je crois qu’il la voyait souvent. Il m’a dit : “Elle est morte, Jerry.” Je ne l’ai pas cru, sur le moment. J’ai pensé que c’était pour me mettre sur une fausse piste. J’ai pensé qu’il avait dû la voir quelque part. Je me suis dit : Il va toujours la voir où qu’elle aille, il traite cette tueuse comme son enfant — cette tueuse qui a passé la quarantaine tandis que ceux qu’elle a tués sont toujours morts. Mais alors il s’est jeté à mon cou et il s’est abandonné. Et j’ai pensé, C’est vrai, ça, le monstre de la famille est mort ? Eh bien, alors, pourquoi pleurer ? S’il avait deux sous de cervelle, il aurait été furieux contre cette gosse et elle lui serait devenue indifférente depuis longtemps. Il y a longtemps qu’il aurait dû se l’arracher des tripes, la virer. Cette gosse en colère qui était devenue de plus en plus dingue, et la sainte cause sur laquelle elle plaquait sa folie. Il pleurait comme ça, et pour elle ? Non, je n’y croyais pas. Je lui ai dit : “Je sais pas si tu me mens ou si tu me dis la vérité. Mais si tu me dis la vérité et qu’elle est morte, c’est la meilleure nouvelle de ma vie. Personne d’autre ne va te parler comme moi. Tout le monde va compatir. Mais moi j’ai grandi avec toi. Je te parle sans baratin. Le mieux pour toi, c’est qu’elle soit morte. Elle ne t’appartenait plus. Elle n’appartenait plus à rien de ce que tu es. À rien de rien. Toi, quand tu jouais au football, il y avait un terrain. Elle n’était pas sur ce terrain ; elle n’était même pas autour. C’est pas plus compliqué. Elle était hors limite, hors nature, nulle part. Tu vas arrêter de la pleurer. Ça fait vingt-cinq ans que tu gardes cette blessure ouverte. Vingt-cinq ans ça suffit. Ça t’a rendu fou. Si tu continues, ça te tuera. Elle est morte ? Tant mieux ! Lâche-la. Sinon ça va te pourrir les tripes et te coûter la vie en prime.” Voilà ce que je lui ai dit. J’espérais lui faire exprimer sa rage. Mais il n’a fait que pleurer. Il n’y arrivait pas. J’ai dit que ça le tuerait, ça l’a tué. »

Jerry l’avait bien dit, et c’est arrivé. Selon sa théorie, le Suédois est gentil, c’est-à-dire passif, il essaie toujours de faire les choses comme il faut, il est trop policé pour exploser, il ne cède jamais à la rage. Cette inaptitude à la colère, qui le rend si fiable, lui retire aussi un atout. Selon cette théorie, c’est l’absence de rage qui finit par le détruire. Alors que l’agressivité a des vertus désinfectantes, curatives.

Il apparaît que ce qui permet à Jerry d’aller de l’avant, sans incertitude ni remords, et de se consacrer à temps complet à son emprise sur le monde, c’est qu’il est exceptionnellement doué pour la rage, et d’autre part absolument étranger à la rétrospection. Il ne regarde jamais en arrière, me disais-je. Ce n’est pas lui que la mémoire brûle. Pour lui, toute rétrospection relève de la nostal-connerie, y compris les regrets du Suédois, vingt-cinq ans plus tard, quand il pense à sa fille avant la détonation de la bombe, et ses larmes éperdues pour tout ce qui a sauté dans l’attentat. Une juste colère contre sa fille ? Sans aucun doute, cela ne lui aurait pas fait de mal. Rien de plus remontant pour le moral qu’une juste colère, c’est indéniable. Mais, en la circonstance, n’était-ce pas trop demander au Suédois que lui demander de franchir ces limites qui justement faisaient de lui ce qu’il était ? On avait dû lui faire ça toute sa vie : croire que lui, qui avait jadis été un personnage mythique, n’avait pas de limites. J’avais moi-même commis une erreur de cet ordre Chez Vincent, puisque je m’étais attendu puérilement à rester bouche bée devant sa divinité, et que je m’étais retrouvé confronté à sa simple humanité. La rançon d’être pris pour un dieu, ce sont les rêves démesurés de vos enfants de chœur.

« Tu sais ce qui l’a perdu, Seymour ? Son penchant fatal pour le devoir, pour les responsabilités, reprit Jerry. Il aurait pu jouer dans n’importe quel club ; non, il a fallu qu’il aille à Upsala parce que mon père voulait qu’il reste à proximité. Les Giants lui avaient offert un contrat ; il aurait peut-être joué avec Willie Mays un jour, mais non, il est allé à Central Avenue travailler pour Newark Maid. Mon père l’a mis au boulot dans une tannerie. Il l’a fait bosser six mois dans une tannerie de Frelinghuysen Avenue. Lever à cinq heures six jours par semaine. Tu sais ce que c’est une tannerie ? Une tannerie, c’est une fosse septique. Tu te rappelles, l’été ? Les jours où il soufflait un fort vent d’est, toute la puanteur de la tannerie se répandait sur le parc de Weequahic, et dans tout le quartier. Bon, voilà mon brave Seymour qui sort de la tannerie, fort comme un bœuf, et mon père l’assied devant une machine à coudre les six mois suivants ; et Seymour ne lève pas les yeux de tout ce temps-là. Il va apprendre à se servir de cette putain de machine, point final. Tu lui donnes les pièces d’un gant, il va te le monter mieux que les piqueuses, et deux fois plus vite. Il aurait pu épouser toutes les beautés qu’il aurait voulues, et voilà qu’il épouse l’â-dô-râble Miss Dwyer. Tu les aurais vus ! Un couple à couper le souffle. Tous les deux tout sourire prêts à retourner dans l’Amérique profonde. Il est d’ascendance juive, elle d’ascendance catholique, ensemble ils vont s’établir à Old Rimrock pour avoir toute une descendance œcuménique à croquer. Et voilà qu’ils mettent au monde cette putain de gosse.

— Et qu’est-ce que c’était qui clochait chez Miss Dwyer ?

— Elle ne trouvait jamais une maison assez bien pour elle. Il n’y avait jamais assez d’argent à la banque. Il l’établit dans le commerce du bétail. Ça marche pas. Il lui monte une affaire de pépinières. Ça marche pas. Il l’emmène en Suisse se faire faire le meilleur lifting du monde. Elle a même pas cinquante ans, hein, la quarantaine, mais bon, c’est ce qu’elle veut, les voilà qui shleppent à Genève pour la confier au gars qui a opéré la princesse Grace. Il aurait mieux fait de passer sa vie à taper dans un ballon. Il aurait mieux fait d’engrosser une serveuse de Phoenix et de jouer première base dans l’équipe des Poules Boueuses. Cette putain de gosse. Elle bégayait, tu vois. Alors pour le faire payer à tout le monde, elle déclenche une bombe. Il l’avait emmenée voir des orthophonistes. Il l’avait emmenée dans des cliniques, voir des psychiatres. Il savait pas quoi faire pour elle. Et qu’est-ce qu’il récolte, comme remerciement ? Boum ! Pourquoi est-ce que cette fille déteste son père ? Ce père formidable, ce père vraiment formidable ? Il est beau, il est gentil, il les fait vivre, il ne pense à rien d’autre qu’à sa famille — pourquoi elle s’en prend à lui ? Quand tu penses que notre père déplorable a pu produire un père aussi magnifique, et que ce père magnifique a produit cette fille-là… Je voudrais bien qu’on m’explique comment ça marche. Le besoin génétique de séparation ? Et c’est pour ça qu’il faut qu’elle passe de Seymour Levov à Che Guevara ? Non, non. Quel est le poison qui a causé tout ce malheur, qui a contraint ce pauvre type à vivre à côté de sa vie tout le reste de sa vie ? Il se regardait vivre de l’extérieur. La lutte de sa vie a été d’enfouir ce drame. Mais est-ce qu’il en avait les moyens ? Un grand couillon brave et sympathique comme mon frère, comment penser qu’il pouvait gérer une bombe ? Un jour la vie s’est mise à lui rire au nez, et elle ne lui a plus laissé de répit. »

Nous n’allâmes pas plus loin, je n’en entendrais pas plus de la bouche de Jerry — si je voulais en savoir davantage, il faudrait que j’invente — car à cet instant précis, une petite femme grisonnante en tailleur-pantalon marron s’avança pour se présenter. Jerry, n’étant pas programmé par la nature pour rester plus de cinq secondes auprès d’un interlocuteur qui attire l’attention d’un tiers, me fit un salut militaire d’opérette et disparut. Lorsque je me mis à sa recherche par la suite, on me dit qu’il était déjà parti parce qu’il lui fallait attraper son avion pour Miami.

 

Les mois qui suivirent, je pensai au Suédois six heures, huit heures et jusqu’à dix heures d’affilée parfois ; j’échangeai ma solitude contre la sienne, je me mis dans la peau de cet homme aux antipodes de moi, je m’immergeai en lui, jour et nuit, je tentai de prendre la mesure de quelqu’un d’apparemment creux, innocent, simple ; de repérer l’itinéraire de son effondrement ; je fis de lui, le temps passant, la figure centrale de ma vie. J’avais déjà écrit sur lui, et je me préparais à changer les noms et travestir les éléments trop identifiables lorsque j’éprouvai la tentation très peu professionnelle d’envoyer le manuscrit à Jerry pour lui demander ce qu’il en pensait. Je tuai cette tentation dans l’œuf. Depuis près de quarante ans que j’écris et que je publie, je suis bien placé pour savoir ce qu’il en est. Il me dirait : « C’est pas mon frère. Mais alors pas du tout. Tu donnes une image fausse de lui. Mon frère était bien incapable de penser comme ça, de parler comme ça », etc.

Oui, avec le temps, Jerry pourrait bien avoir recouvré l’objectivité qui l’avait abandonné au lendemain de l’enterrement, et retrouvé du même coup la rancune qui l’avait aidé à devenir le médecin de l’hôpital à qui personne n’osait rien dire parce qu’il ne se trompait jamais. En outre, contrairement à la plupart des gens dont le cher disparu se retrouve modèle de la classe de dessin, Jerry Levov serait sans doute plus amusé que scandalisé par mon incapacité à comprendre le drame du Suédois à sa façon à lui. Le plus probable, c’est qu’il allait feuilleter mes pages avec dérision, et se délecter à me détailler mes fiascos : « La femme ne ressemblait pas du tout à ça, la gosse ne ressemblait pas du tout à ça. Même sur mon père tu t’es planté. Je te parle même pas de ce que tu as fait de moi. Mais alors rater mon père, mec, c’est gros comme une maison. Lou Levov, c’était une brute, mec. Ton gars, c’est une vraie poire. Il est charmant, il est conciliant. Nous, ce qu’on avait au-dessus de nos têtes était à des années-lumière de ça. On avait une épée. Quand il était déchaîné, Papa, il mettait la loi entre parenthèses, et c’était tout. Non, il n’y a rien qui ressemble moins à… tiens, ici, par exemple, tu lui donnes une conscience à mon frère, de la réflexion. Ton personnage réagit consciemment à sa perte. Mais mon frère c’était un type qui avait des problèmes cognitifs, justement — ça ressemble pas du tout à son type d’intelligence ; ça c’est justement l’intelligence qu’il avait pas. Tu lui attribues même une maîtresse, nom de Dieu. Quelle erreur de jugement, Zuck. À côté de la plaque. Comment t’as pu merder à ce point, à ton âge…? »

Ma foi, je n’aurais pas eu grand-chose à répondre à Jerry si telle avait été sa réaction. Je m’étais rendu à Newark et j’avais retrouvé l’usine désaffectée de Newark Maid sur un terrain vague, dans le bas de Central Avenue. J’étais allé du côté de Weequahic pour regarder leur maison, aujourd’hui à l’abandon, et pour contempler Keer Avenue, une rue où il ne ferait pas bon sortir de sa voiture pour remonter l’allée du garage où le Suédois pratiquait son swing l’hiver. Trois jeunes Noirs étaient assis sur les marches du porche à me zyeuter dans ma voiture. Je leur expliquai, « J’avais un ami qui habitait ici ». Pas de réponse. J’ajoutai, « Dans les années quarante », et je repris ma voiture. Je poussai jusqu’à Morristown, pour voir le lycée de Merry, puis jusqu’à Old Rimrock où je découvris la grande maison de pierre sur Arcady Hill Road, où les Seymour Levov avaient jadis vécu, jeune famille heureuse ; plus tard, au village, j’allai boire un café au comptoir du nouveau Magasin général (tenu par Mr McPherson) qui avait remplacé l’ancien (tenu par Mr Hamlin) dont la jeune Levov avait fait sauter la poste pour que l’Amérique prenne conscience de la guerre. J’allai à Elizabeth, où Dawn, la belle fiancée du Suédois, était née et avait grandi. Je me promenai dans son beau quartier résidentiel d’Elmora. Je passai devant Sainte-Geneviève, l’église de sa famille, puis mis le cap sur l’est, d’où venait son père, le vieux port sur l’Elizabeth, où les émigrés cubains et leurs rejetons avaient remplacé dans les années soixante les derniers émigrés irlandais et leurs rejetons. Par les archives du concours de Miss New Jersey/Miss Amérique je me procurai une photo sur papier glacé de Mary Dawn Dwyer, vingt-deux ans, couronnée Miss New Jersey en mai 1949. Je trouvai une autre photo d’elle, dans un hebdomadaire du comté de Morris daté de 1961 ; on la voyait debout dans une pose élégante devant sa cheminée, vêtue d’un blazer, d’une jupe et d’un pull à col roulé, avec cette légende : « Mrs Levov, Miss New Jersey 1949, adore vivre dans cette demeure vieille de cent soixante ans, car c’est un lieu qui, dit-elle, reflète les valeurs de sa famille. » À la bibliothèque municipale de Newark, je lus de près les pages sportives du Newark News (disparu en 1972) sur microfilms pour y chercher les comptes rendus et les résultats des matches où le Suédois avait brillé pour le lycée de Weequahic (sur le point de fermer) et pour la faculté d’Upsala (fermée en 1995). Pour la première fois depuis cinquante ans, je relus les romans de base-ball de John R. Tunis et il y eut même un moment où je me mis à appeler mon roman Le Petit Gars de Keer Avenue, en pensant au roman de Tunis sur l’orphelin de Tomkinsville, Connecticut, dont le seul tort, en tant que joueur de première division, est d’avoir l’épaule droite trop basse et le swing trop haut, tort véniel qui va cependant déclencher le mortel courroux des dieux.

Pourtant, malgré tous ces efforts et davantage pour découvrir ce que je pouvais du Suédois et de son monde, j’aurais volontiers admis que mon héros n’était pas le modèle d’origine. Certes, je travaillais sur des vestiges ; certes, l’essentiel de ce qu’il était pour Jerry avait disparu ; j’avais expurgé de mon portrait les choses que j’ignorais ou dont je n’avais pas besoin ; certes, le Suédois concentré dans mes pages différait de ce qu’il était de son vivant. Mais fallait-il en conclure que j’avais imaginé une créature de pure fiction, totalement dépourvue de la substance unique du réel ? fallait-il en conclure que ma conception du Suédois était plus fallacieuse que celle de Jerry (qui ne lui apparaissait sans doute nullement comme fallacieuse) ? que le Suédois et sa famille prenaient vie chez moi moins fidèlement que chez son frère — qui sait ? Qui pourrait le dire ? Quand il s’agit d’éclairer une personnalité aussi opaque que celle du Suédois, de comprendre ces types sans histoires que tout le monde aime bien et qui se baladent plus ou moins incognito, moi je crois que c’est à chacun de décider qui détient la version la plus rigoureuse.

 

« Tu ne te souviens pas de moi, hein ? » demanda la femme qui avait fait déguerpir Jerry. Avec un sourire chaleureux elle avait pris mes mains dans les siennes. Sous ses cheveux coupés court, sa tête imposante était régulière, pérenne, sa masse anguleuse évoquant la tête de pierre d’un empereur romain. Si les larges traits de son visage étaient profondément creusés comme par un poinçon à graver, sous le fond de teint rosé, la peau ne semblait sérieusement ridée qu’autour de la bouche, qui, au bout de six heures passées à embrasser tout le monde, avait perdu l’essentiel de son rouge à lèvres. Cela mis à part, il y avait dans sa chair une douceur quasi adolescente, qui laissait penser que la vie lui avait épargné certaines des souffrances qui attendent une femme.

« Ne regarde pas mon badge. J’étais qui ?

— Dis-le-moi, toi.

— Joyce. Joy Helpern. J’avais un pull en angora rose. Il me venait de ma cousine, Estelle. Elle avait trois ans de plus que nous. Elle est morte, Nathan, enterrée. Ma belle cousine Estelle qui fumait et qui sortait avec des types plus âgés qu’elle. Quand on était au lycée, elle sortait avec un type qui se rasait deux fois par jour. Ses parents tenaient la boutique de mode et de corsets sur Chancellor Avenue. Chez Grossman. Ma mère y travaillait. Tu m’avais emmenée me rouler dans le foin avec la classe. Incroyable mais vrai : j’étais Joy Helpern. »

Joy : une petite fille pétillante, avec des cheveux bouclés tirant sur le roux, des taches de rousseur, un visage rond ; ses charmes rebondis étaient trop provocants pour avoir échappé à Mr Roscoe, notre gros professeur d’espagnol au nez rouge, qui, les matins où elle venait en classe avec un pull, lui demandait toujours de se lever pour réciter ses leçons. Il l’appelait Fossettes. Incroyable les écarts qu’on se permettait à une époque où j’avais l’impression que personne ne s’en permettait aucun.

Par une association d’idées pas si farfelue, la silhouette de Joy avait continué à m’affrioler comme elle affriolait Mr Roscoe, longtemps après que je l’avais vue pour la dernière fois arpenter Chancellor Avenue dans une paire de galoches délacées, bizarres mais émouvantes, manifestement devenues trop petites pour son frère et qui lui étaient revenues comme le pull angora de sa belle cousine. Chaque fois que deux vers célèbres de Keats me passaient par la tête, pour une raison ou pour une autre, je me rappelais immanquablement sa rondeur, la plénitude de ses formes sous mon corps ; son extraordinaire tempérament, que mon subtil radar d’adolescent avait détecté à travers mon caban, ce jour-là, dans le foin. Les vers dont je parle viennent de l’« Ode sur la Mélancolie » : « celui dont la langue vigoureuse, sait écraser les raisins de la Joie contre son palais délicat. »

« Je me la rappelle, cette virée dans le foin, Joy Helpern. Tu n’as pas eu pour moi toutes les bontés que tu aurais pu avoir.

— Et maintenant je ressemble à Spencer Tracy, dit-elle en éclatant de rire. Maintenant je n’ai plus peur, mais c’est trop tard. J’étais timide, ça m’est passé. Ah, Nathan, vieillir, s’écria-t-elle comme nous étions dans les bras l’un de l’autre. Vieillir, vieillir, c’est tellement bizarre. Tu voulais toucher mes seins.

— Je m’en serais contenté.

— Eh oui, ils étaient tout neufs.

— Tu avais quatorze ans. Ça fait qu’ils avaient à peu près un an.

— Il y a toujours eu treize ans de décalage entre nous. À l’époque, j’avais treize ans de plus qu’eux ; maintenant ils ont à peu près treize ans de plus que moi. Mais, quand même, on s’est pas privés de s’embrasser, hein, mon chou ?

— On s’est embrassés tant qu’on pouvait.

— Je m’étais entraînée tout l’après-midi.

— Sur qui ?

— Sur mes doigts. J’aurais dû te laisser dégrafer mon soutien-gorge. Tu peux le faire maintenant, si tu veux.

— Je crains bien de ne plus oser défaire un soutien-gorge devant la promo.

— Allons bon ! Maintenant que je suis prête, Nathan a grandi. »

Notre marivaudage continua, nous étions enlacés et penchés en avant, de sorte que chacun pouvait voir clairement ce qui était arrivé à l’autre, à son visage et à sa silhouette, la forme extérieure qu’un demi-siècle de vie nous avait accordée.

Oui, il est tout-puissant, le charme sous lequel nous nous tenons les uns les autres, jusqu’à la fin, par notre enveloppe corporelle, qui est en somme, comme je commençai à m’en douter lors de ces cabrioles dans le foin, l’une des grandes affaires de la vie. Ce corps, qu’on ne saurait quitter comme un vêtement malgré tous ses efforts, et dont on ne saurait se libérer avant de changer de rive. Plus tôt dans la soirée, en regardant Alan Meisner, j’avais vu son père, à présent, en regardant Joy, je voyais sa mère, la robuste couturière, avec ses bas roulés sur les genoux, dans l’arrière-boutique de chez Grosman, sur Chancellor Avenue… Mais c’était au Suédois que je pensais, à la tyrannie que son corps avait exercée sur lui, le puissant, le magnifique, le solitaire, que la vie n’avait jamais pu rendre avisé, et qui ne voulait pas la traverser comme un apollon, ou une vedette de la première base, mais au contraire en type sérieux qui fait passer les autres avant lui, et pas en bébé qui ne voit dans le vaste monde que la satisfaction de ses besoins. Il se destinait à un destin plus vaste que celui de pur prodige physique. Comme si ce don-là ne suffisait pas ! Le Suédois aspirait à une vocation plus haute selon lui, et il eut la malchance d’en découvrir une. La responsabilité d’un héros de lycée l’a poursuivi toute sa vie. Noblesse oblige. Quand on est un héros, on a une ligne de conduite, des figures imposées. Il faut être modeste, il faut être indulgent, il faut être respectueux, il faut être compréhensif. Et cette tentative idéaliste jusqu’à l’héroïsme, ce désir, tant stratégique que spirituel, de se faire le rempart du devoir et du sens moral, tout avait commencé avec la guerre porteuse de terribles incertitudes ; tout avait commencé, pour ce garçon maigre, musclé, austère, qui avait le don de rattraper le moindre projectile dans son périmètre, par le charisme puissant qu’il exerçait sur une communauté juive émotive, dont les fils bien-aimés étaient au loin face à la mort. Tout avait commencé pour le Suédois, comme tout commence toujours, par l’absurdité des circonstances.

Tout devait finir de même, sur une explosion.

Lorsque nous nous étions retrouvés Chez Vincent, s’il avait tant insisté sur les qualités de ses fils, c’était peut-être qu’il pensait que j’étais au courant pour la fille, la poseuse de bombe d’Old Rimrock, et que je l’avais jugé sévèrement, comme certains l’avaient sans doute fait. Un événement aussi sensationnel, à coup sûr, dans sa vie, était connu de tous, resté dans les mémoires, même vingt-sept ans plus tard. Cela explique peut-être qu’il n’ait pas pu s’empêcher de discourir sur les innombrables mérites pacifiques de Chris, Steve et Kent. Cela explique peut-être qu’il ait voulu en parler. « Les chocs » subis par ceux qu’il aimait, c’était la fille ; c’était elle le drame qui leur était advenu à tous. Il m’avait fait venir pour me parler de ça, il voulait que je l’aide à écrire sur ce sujet. Et moi j’étais passé à côté, moi qui me targue de ne jamais être naïf, j’avais été de loin plus naïf que le type à qui je parlais. À la table de Chez Vincent, je m’étais contenté de données épidermiques sur le Suédois, alors que l’histoire qu’il avait à me révéler était celle-ci, cette révélation de la vie intérieure inconnue et inconnaissable, l’histoire tragique, atroce, impossible à ignorer, l’histoire de l’ultime réunion, et moi j’étais passé totalement à côté.

Le père n’était qu’une couverture. Le sujet brûlant, c’était la fille. Jusqu’à quel point en était-il conscient ? Il en était parfaitement conscient. Il avait conscience de tout — là-dessus aussi je m’étais trompé. L’inconscient, c’était moi. Il savait qu’il était mourant, et cet événement terrible qui lui était arrivé — qu’il avait en partie réussi à refouler avec les années, que tôt ou tard il avait fini par surmonter dans une certaine mesure — faisait retour pire qu’avant. Il l’avait enfoui au mieux, nouvelle femme, nouveaux gosses, ces trois fils formidables ; il semblait l’avoir fort bien refoulé en tout cas, cette soirée de 1985 où je l’avais vu avec Chris au Shea Stadium. Il avait pris un appel du pied et s’était arraché du sol — second mariage, seconde femme, deuxième chance de mener une vie homogène régie par le bon sens et les contraintes classiques, où de nouveau les conventions avaient réglé les questions mineures et majeures, et servaient de rempart contre l’improbable ; une deuxième chance d’être le traditionnel mari et père tout dévoué à sa famille, de faire allégeance comme devant aux règles et aux lois classiques qui sont le cœur de l’ordre familial. Il était doué pour l’emploi, il avait ce qu’il fallait pour éviter les situations qui vont de travers, qui sortent de l’ordinaire, qui heurtent les convenances, qui sont difficiles à assumer ou à comprendre. Et pourtant, le Suédois lui-même, quoique pourvu des attributs d’une banalité colossale, ne pouvait pas laisser tomber sa fille comme une peau morte, ainsi que Jerry l’éventreur le lui avait intimé ; il n’avait pas pu aller jusqu’au bout, se débarrasser de sa possessivité frénétique, de son autorité paternelle, de son amour obsédant pour sa fille perdue ; il n’avait pas pu effacer toute trace de cette fille et de son passé, et renoncer à l’hystérie qui entoure les rapports avec celui ou celle qu’on nomme « mon enfant ». Si seulement il avait pu la laisser s’estomper tout doucement dans sa mémoire, cette enfant. Mais le Suédois lui-même n’était pas assez fort pour ça.

Il avait appris la plus terrible leçon de la vie, à savoir qu’elle n’a pas de sens. Et, lorsque ça arrive, le bonheur n’est plus jamais spontané. Il devient artificiel et, même tel quel, s’achète au prix d’une aliénation opiniâtre de soi et de sa propre histoire. Il suffit que le type doux et gentil, qui réglait en douceur conflits et contradictions, l’ex-athlète sûr de lui et sensé, plein de ressources face à un adversaire loyal, tombe contre un adversaire déloyal, le mal, qui s’attache à l’essence du rapport entre les hommes, et il est fini. Lui, dont la noblesse naturelle est d’être ce qu’il paraît, a dû absorber trop de souffrance pour recouvrer son intégrité naïve. Jamais plus il ne pourra se contenter de sa confiance native dans le monde, pour le bonheur de sa seconde femme et de ses trois fils, pour leur assurer l’intégrité naïve ; il continue cependant sans vergogne à faire semblant. Stoïque, il tait son horreur. Il apprend à vivre avec un masque. Une vie entière d’endurance : un record. Sur les ruines, le spectacle continue. Le Suédois mène une double vie.

Or voici qu’il va mourir, et que ce qui le soutenait dans sa double vie ne peut plus le soutenir. Et cette horreur qui, Dieu merci, était immergée à moitié, aux deux tiers, voire parfois aux neuf dixièmes, revient distillée malgré la création héroïque de ce second mariage et de ces trois magnifiques fils ; les derniers mois du cancer, c’est pire que jamais ; elle lui revient, plus terrible que jamais, la première enfant qui a tout réduit à néant ; une nuit qu’il est couché sans pouvoir dormir et que ses pensées vagabondent malgré tous ses efforts, il se sent si vidé par l’angoisse qu’il se dit : « Il y avait bien ce type dans la classe de mon frère, qui est devenu écrivain, si je lui racontais… » Mais ce qui peut se passer s’il parle à l’écrivain, il n’en sait rien, au fond. « Je vais lui écrire. Je sais qu’il raconte des histoires de pères et de fils, je vais lui parler de mon père dans ma lettre. Il ne pourra pas refuser mon invitation… Peut-être qu’il réagira. » Voilà l’hameçon qui doit m’appâter. Mais moi je viens parce qu’il est le Suédois. Je n’ai pas besoin d’un autre appât.

Oui, l’histoire revenait le tourmenter plus que jamais, et il se disait : « Si je peux la confier à un pro… », mais quand il m’a eu en face de lui, il n’a pas pu s’exécuter. Une fois qu’il a mobilisé mon attention, il n’en a plus voulu. Il s’est ravisé. Et il a eu raison. Ça ne me regardait pas. Quel bien est-ce que ça lui aurait fait ? Aucun. On va trouver quelqu’un en pensant : « Je vais lui raconter ça. » Mais pourquoi ? On est mû par l’idée que le récit va soulager. Et c’est pourquoi on se sent si mal, après ; on s’est soulagé en effet, et si l’affaire est vraiment tragique et atroce, cela ne vaut pas mieux, c’est pire — l’exhibitionnisme inhérent à l’aveu n’a fait qu’aggraver la misère. Le Suédois l’avait compris. Il n’était en rien l’aimable crétin que je me figurais, il avait trouvé ça tout seul, sans plus de difficulté. Il se rendait compte qu’il ne tirerait rien de moi. Il ne voulait sûrement pas pleurer devant moi comme il l’avait fait devant son frère. Moi je n’étais pas son frère. Je ne lui étais rien — c’est ce qu’il a vu quand il m’a vu. Si bien qu’il a choisi de babiller sans arrêt sur ses fils, qu’il est rentré chez lui sans rien raconter, et qu’il est mort. Et moi j’ai raté son histoire. Il s’est tourné vers moi — choix surprenant —, il était conscient de tout, et j’ai tout raté.

À présent Chris, Steve, Kent et leur mère sont peut-être à Old Rimrock, et même, qui sait, la vieille Mrs Levov. Elle doit avoir quatre-vingt-dix ans, la mère. Elle reste à faire shiva, elle qui a quatre-vingt-dix ans, pour son Seymour bien-aimé. Quant à la fille, Meredith, dite Merry… de toute évidence elle n’a pas assisté à l’enterrement, avec la menace de ce croquemitaine d’oncle qui lui voue une haine mortelle et qui, par vindicte pure, serait bien fichu de la livrer aux flics. Mais dès que Jerry a disparu, elle quitte sa cachette et se mêle aux endeuillés ; elle parvient jusqu’à Old Rimrock, peut-être sous un déguisement, et là, parmi ses demi-frères, sa belle-mère et sa grand-mère Levov, elle pleure toutes les larmes de son corps sur la mort de son père… Mais non, elle est morte, elle aussi. Si le Suédois avait dit la vérité à Jerry, la fille planquée était morte. Peut-être avait-elle été assassinée dans sa planque ; qui sait même si elle ne s’était pas donné la mort. Tout était possible. Ce « tout » qui n’était pas censé arriver à un homme comme lui.

La destruction brutale de cet homme indestructible… Qu’est-il arrivé à Seymour Levov ? Sûrement pas ce qui était arrivé au Petit Gars de Tomkinsville. Même du temps que nous étions gamins, nous devions bien savoir que les choses ne pouvaient pas être aussi faciles qu’elles le paraissaient pour lui, qu’il y avait une part de mythe ; mais qui aurait imaginé que sa vie allait se lézarder de cette façon atroce ? De la comète du chaos américain, un éclat s’était détaché pour vriller jusqu’à Old Rimrock et lui tomber sur la tête. Son physique avantageux, sa stature légendaire, sa gloire, le sentiment que nous avions d’avoir échappé au doute de soi grâce à son rôle héroïque, autant de qualités viriles qui avaient précipité un meurtre politique. Voilà qui me rappelait une histoire poignante, mais pas celle de John R. Tunis ; celle de Kennedy, celle de John F. Kennedy, de dix ans seulement l’aîné du Suédois, comme lui fils chéri de la fortune, héros auréolé de charme et d’américanité, et qui s’était fait assassiner vers ses quarante-cinq ans, cinq ans seulement avant que la fille du Suédois ne dénonce par la violence la guerre de Kennedy et de Johnson, et ne fasse sauter la vie de son père. Mais c’est bien sûr, pensai-je. Il est notre Kennedy.

 

Pendant ce temps, Joy était en train de me raconter sur sa vie des choses que je n’avais jamais sues, moi l’ado qui ne pensais qu’à écumer le voisinage pour trouver un grain de raisin à écraser contre mon palais. En cette soirée de « retrouvailles », Joy jetait dans la marmite bouillonnante de la mémoire de nouveaux ingrédients inconnus de tous à l’époque, et que personne ne devait connaître du temps que nous colportions sur nous-mêmes des bobards d’une éloquence naïve. Joy me racontait que son père était mort d’une crise cardiaque quand elle avait neuf ans et que la famille habitait Brooklyn ; avec sa mère et son frère aîné, Harold, ils s’étaient alors réfugiés à Newark, dans le havre de la boutique Grossman ; ils occupaient la mansarde au-dessus de la boutique ; elle et sa mère dormaient dans le grand lit de cette pièce unique, tandis qu’Harold couchait à la cuisine, sur un canapé qu’il dépliait tous les soirs et repliait tous les matins pour pouvoir déjeuner avant de partir à l’école. Elle me demanda si je me rappelais Harold, aujourd’hui pharmacien retraité à Scotch Fields, et elle me raconta que, pas plus tard que la semaine précédente, elle s’était rendue au cimetière de Brooklyn sur la tombe de son père ; elle s’y rendait jusqu’à une fois par mois, malgré la distance, me dit-elle, tout étonnée elle-même que cette tombe ait pris tant d’importance dans sa vie. « Qu’est-ce que tu y fais, au cimetière ? — Je lui parle, sans fausse honte, me répondit-elle. Quand j’avais dix ans, il me manquait moins que maintenant. Je trouvais ça drôle que les autres aient deux parents. Notre trio me paraissait normal. » Et tandis que nous nous balancions au son de l’homme-orchestre qui terminait la journée par Dream : « Rêvez, quand vous êtes triste, Rêvez, c’est ce qu’il faut faire… », je lui dis : « Mais je n’en savais rien, de tout ça, la fois où je t’ai emmenée dans le foin au clair de lune, en octobre 1948.

— Je ne voulais surtout pas que tu le saches. Je ne voulais pas que ça se sache. C’est pour ça que je ne te laissais pas dégrafer mon soutien-gorge. Je ne voulais pas qu’on sorte ensemble. Je ne voulais pas qu’en passant me chercher chez moi tu découvres qu’Harold était obligé de dormir à la cuisine. Ça n’avait rien à avoir avec toi, mon chou.

— Bon, ça me console que tu me l’aies dit. Mais si tu me l’avais dit plus tôt…

— Ah, si je te l’avais dit plus tôt… », dit-elle ; d’abord nous nous sommes mis à rire, et puis, tout d’un coup, Joy s’est mise à pleurer. Et alors, que ce soit à cause de cette foutue chanson, Dream, sur laquelle nous dansions autrefois toutes lumières baissées dans le sous-sol de l’un ou l’autre d’entre nous, du temps que les Pied Pipers comptaient encore Jo Stafford parmi eux et la chantaient comme il faut la chanter — en harmonie serrée sur le rythme hypnotique des années quarante, avec le tintement éthéré du xylophone à l’arrière-plan — ou parce que Alan Meisner était devenu républicain, et que la seconde base Bert Bergman était devenu un cadavre, et qu’Ira Posner, au lieu de cirer les chaussures devant le tribunal de grande instance de l’Essex, avait fui sa famille dostoïevskienne et s’était fait psychiatre, parce que Julius Pincus avait des tremblements invalidants (effet secondaire du médicament qui empêchait son organisme de rejeter le rein de la gamine de quatorze ans qui le maintenait en vie), et parce que Mendy Gurlik était resté un adolescent de dix-sept ans qui triquait, et parce que Harold, le frère de Joy, avait couché dix ans à la cuisine, parce que Schrimmer avait épousé une femme deux fois plus jeune que lui, dont le corps ne lui donnait pas envie de se trancher la gorge mais à qui il fallait désormais expliquer le moindre détail du passé, ou encore parce qu’il semblait bien que j’étais le seul à me retrouver sans enfants, petits-enfants, « ni rien », pour reprendre l’expression de Minskoff, ou parce que après tant d’années de séparation ces retrouvailles de parfaits étrangers s’éternisaient, une boule d’émotion incontrôlée se mit à me remuer les tripes, à moi aussi, et je me pris à penser de nouveau au Suédois, au désastreux coup de projecteur que sa hors-la-loi de fille leur avait valu, à lui et à sa famille, pendant la guerre du Vietnam. Voilà un homme tout juste au courant de ses propres insatisfactions, que l’horreur du retour sur soi réveille en sursaut au milieu de la quarantaine. Toute cette normalité, le meurtre vient la rompre. Tous les problèmes mineurs que n’importe quelle famille s’attend à rencontrer se trouvent exacerbés par un acte si invraisemblable qu’il exclut la réconciliation. Il est mis à feu et à sang, le bel avenir américain qui semblait promis, celui qui devait naître en toute logique du solide passé américain, issu d’un processus sans rupture où chaque génération gagnait en intelligence, parce qu’elle connaissait les limites et l’inadéquation des aînés, dont elle savait dépasser l’étroitesse d’esprit pour jouir pleinement des droits conférés par l’Amérique, pour s’affranchir des habitudes et des attitudes juives, pour s’émanciper de l’insécurité du vieux monde et des vieilles obsessions, et, enfin conforme à l’idéal, vivre parmi ses pairs, sans complexes.

Or survient la fille perdue, la fille en cavale, cette Américaine de la quatrième génération censée reproduire en plus parfait encore l’image de son père, lui-même image du sien en plus parfait et ainsi de suite… survient la fille en colère, la malgracieuse, qui crache sur son monde et se fiche éperdument de prendre sa place dans la lignée Levov en pleine ascension sociale, sa fille, enfin, qui le débusque comme un fugitif, qui le pousse la première dans la transhumance d’une tout autre Amérique ; sa fille et ces années soixante qui font voler en éclats le type d’utopie qui lui est cher, à lui. Voilà la mort rouge qui contamine le château du Suédois, et personne n’en réchappe. Voilà sa fille qui l’exile de sa pastorale américaine tant désirée pour le précipiter dans un univers hostile qui en est le parfait contraire, dans la fureur, la violence, le désespoir d’un chaos infernal qui n’appartient qu’à l’Amérique.

C’est le dysfonctionnement total du commerce entre les générations comme on l’a vécu naguère, où chacun connaissait son rôle et prenait les règles très au sérieux, c’est la fin des échanges qui nous avaient acculturés depuis l’enfance, tous tant que nous sommes ; la lutte pour la réussite des fils d’immigrés, jusque-là rituelle, vient de prendre un tour pathologique. Et où ? je vous le demande. Dans le manoir d’un gentleman-farmer, notre Suédois hyper banal, un type d’équerre comme un paquet de cartes, qui attendait une évolution diamétralement opposée des choses, et qui n’était en rien préparé à ce qui allait se produire. Comment aurait-il pu deviner, avec toute sa bonté soigneusement calibrée, qu’il fallait payer si cher pour vivre dans l’obéissance ? L’obéissance, on la choisit pour faire baisser les enjeux, au contraire. Belle épouse. Belle maison. L’affaire se porte comme un charme. Son tyran de père, il le manipule assez bien. Il en jouit un maximum, de son paradis personnel. Ainsi vivent les gens qui réussissent. Ce sont de bons citoyens. Ils ont conscience de leur chance. Ils en sont reconnaissants. Dieu leur sourit. Quand il y a des problèmes, on s’adapte. Or subitement tout change, et ça devient impossible. Plus rien ne sourit à personne. Et alors qui peut s’adapter ? Voilà quelqu’un qui n’est pas fait pour que la vie batte de l’aile — ne parlons pas de l’invraisemblable. D’ailleurs qui est fait pour l’invraisemblable ? Personne. Qui est fait pour la tragédie et la souffrance absurde ? Personne. La tragédie de l’homme qui n’était pas fait pour la tragédie, c’est la tragédie de tout homme.

Il ne cessait de se regarder vivre de l’extérieur. La lutte de sa vie, c’était d’enfouir ce drame. Mais comment faire ?

De toute sa vie il n’avait jamais eu l’occasion de se demander : « Pourquoi est-ce que les choses sont ce qu’elles sont ? » Pourquoi se tourmenter lorsque les choses vont toujours à merveille. Pourquoi les choses sont-elles ce qu’elles sont ? C’est la question sans réponse, et, jusque-là, il avait eu le bonheur d’ignorer même que cette question se posait.

Après toute la tension et l’effervescence qu’il nous avait fallu à nous, gens sur le retour, pour remonter le cours du temps jusqu’à cette heure où son passage nous indifférait tout à fait, et ressusciter ainsi l’innocence de notre promotion au milieu du siècle, l’allégresse de l’après-midi commençait à faire long feu, et je me mettais à entrevoir la chose même qui avait dû laisser perplexe le Suédois jusqu’à l’instant de sa mort : comment avait-il pu devenir le jouet de l’histoire ? L’histoire, l’Histoire de l’Amérique, celle qu’on lit dans les livres, qu’on apprend à l’école, était parvenue au vieux village paisible d’Old Rimrock dans le New Jersey, dans une cambrousse où on ne l’avait jamais vue pointer le nez depuis que l’armée de Washington avait pris deux fois ses quartiers d’hiver sur les hauteurs de Morristown. L’histoire, qui n’avait pas mordu de façon radicale sur le quotidien du petit peuple depuis la Guerre d’Indépendance, avait retrouvé le chemin de ces collines enclavées et, contre toute attente, avec son génie de l’imprévu, elle avait mis à sac la demeure bien rangée des Seymour Levov, n’y laissant que décombres. On se représente toujours l’histoire comme un processus à long terme, mais, en réalité, c’est un agent très soudain.

Sérieusement, tout en évoluant avec Joy sur cette musique désuète, je me mis à m’imaginer pour ma gouverne ce qui avait bien pu advenir pour que le héros de Weequahic eût une destinée en tout point contraire à celle qu’on lui aurait imaginée du temps que cette musique et son invite sentimentale étaient de saison, et que le Suédois, son quartier, sa ville et son pays connaissaient leur âge d’or, le sommet de leur assurance, avec toutes les illusions dont l’espoir est porteur. Tout en tenant serrée dans mes bras Joy Helpern qui pleurait sans bruit sur la vieille rengaine qui nous enjoignait à nous tous, sexagénaires, de « rêver pour que les rêves se réalisent », je fis entrer le Suédois sur la piste. Ce soir-là, Chez Vincent, pour mille raisons excellentes, il n’avait pu se résoudre à me le demander. Pour autant que je sache, il n’avait pas l’intention de me le demander. La raison de sa présence n’était peut-être nullement de me faire écrire son histoire. C’était peut-être plutôt moi qui me trouvais là pour le faire.

Ça n’a rien à voir avec le basket.

Lorsque j’étais gosse, il était bien le seul à m’avoir inspiré, comme à tant de gamins, le désir d’être un autre. Mais se vouloir dans la gloire d’un autre, qu’on soit enfant ou adulte, est intenable pour des raisons psychologiques si l’on n’est pas écrivain, et pour des raisons esthétiques si on l’est. En revanche, embrasser son héros dans sa descente aux enfers, se laisser envahir par sa vie au moment où tout conspire à le diminuer, s’imaginer en proie à la même infortune, s’impliquer non pas dans son triomphe en cette heure irréfléchie où il polarise notre adulation, mais dans le désarroi de sa chute tragique, voilà qui mérite réflexion.

Me voici donc sur la piste de danse avec Joy, et je pense au Suédois, à ce qui est arrivé à son pays en l’espace d’à peine vingt-cinq ans, entre les années triomphales de la guerre au lycée de Weequahic et le moment où sa fille a fait exploser une bombe, en 1968 ; je pense à cette mystérieuse, cette troublante, cette extraordinaire transition historique. Je pense aux années soixante et au désordre causé par la guerre du Vietnam, aux familles qui ont perdu leurs enfants, et à celles qui ne les ont pas perdus ; mais les Seymour Levov font partie des premières. C’étaient des familles progressistes, pleines de tolérance, de gentillesse, de bonne volonté, qui, justement, ont eu des enfants déchaînés, qui sont allés en prison, qui ont pris le maquis, qui sont passés en Suède ou au Canada. Je pense à la chute vertigineuse du Suédois, qui a dû s’en imputer la responsabilité. C’est par là qu’il faut commencer. Il n’y est pour rien, qu’à cela ne tienne, il se tient quand même pour responsable. C’est ainsi depuis toujours, il porte des responsabilités monstrueuses, il se contrôle, mais il contrôle aussi tout ce qui menace de déborder, il donne le meilleur de lui-même pour que son monde ne se défasse pas. Oui, pour lui, il va de soi que la cause du désastre est une transgression. Quelle autre explication pourrait-il trouver ? Il faut que ce soit une transgression, une seule, même s’il n’y a que lui pour la reconnaître comme telle. Le désastre qui le frappe tient à un manquement de sa part, croit-il.

Mais voilà, lequel ?

Je dissipai l’aura du dîner Chez Vincent, où je m’étais empressé de conclure étourdiment que tout était aussi simple qu’il y paraissait, et je fis monter sur scène le jeune homme que nous allions tous suivre en Amérique, notre chef de file sur la voie de l’intégration, qui se sentait ici chez lui à la manière même des wasps, qui était américain sans se forcer : non pas parce que c’était le Juif qui trouve un vaccin, le Juif de la Cour suprême, le plus brillant, le plus éminent ou le plus fort, mais au contraire en vertu de son isomorphisme avec le monde wasp où il trouvait sa place par sa banalité, son naturel, son côté américain moyen. Sur les accords sirupeux de Dream, je m’arrachai à moi-même et à la fête des retrouvailles, et je me mis à rêver. Je rêvai une chronique réaliste. J’entrepris de jeter les yeux sur sa vie ; non pas sa vie de dieu ou de demi-dieu dont les triomphes nous faisaient exulter gamins, mais sa vie d’homme aussi vulnérable qu’un autre. C’est ainsi que sans savoir pourquoi — or voici que, comme on dirait ailleurs — je le trouvai à Deal, New Jersey, dans la villa de bord de mer, l’été des onze ans de sa fille, du temps qu’elle ne décollait pas de ses genoux, l’affublait de toutes sortes de tendres sobriquets et ne pouvait « résister », comme elle disait, à l’envie d’explorer du bout du doigt ses oreilles si parfaitement collées à son crâne. Entortillée dans une serviette, elle traversait la maison en courant pour prendre un maillot sec sur la corde à linge, et criait : « Me regardez pas, vous autres ! » ; plusieurs soirs, elle avait fait irruption dans la salle de bains au moment où il se lavait, et s’était écriée à sa vue : « Oh, pardonnez-moi, j’ai pensé que*… », à quoi il avait rétorqué : « Ouste ! Veux-tu bien fiche-le-camper. » Cet été-là, un soir qu’ils rentraient de la plage en voiture, ivre de soleil, affalée contre son épaule nue, elle avait levé les yeux vers lui et lui avait demandé avec un mélange d’innocence et d’audace, en jouant à la grande avant l’heure : « Papa, embbbbrasse-moi comme tu embbrasses mmmmaman. » Saoulé de soleil lui aussi, plein d’une fatigue voluptueuse après une matinée passée à se laisser rouler par les grosses vagues avec elle, il avait constaté en baissant les yeux dans sa direction que la bretelle de son maillot lui tombait sur le bras et qu’on voyait son téton, son téton tout rouge et tout dur comme une piqûre d’abeille. « NNNon », lui répondit-il, tout aussi sidéré qu’elle. Sur quoi il ajouta faiblement : « Et puis, rajuste ton maillot. » Elle obtempéra sans mot dire. « Excuse-moi, minou, s’exclama-t-il. — Oh, c’est tout ce que je mérite », répondit-elle en essayant de toutes ses forces de retenir ses larmes et de redevenir sa petite complice enjouée. « À l’école c’est pareil. Avec mes amies c’est pareil. Je me lance dans quelque chose, et puis je peux plus m’arrêter. Je m’embababalle… »

Cela faisait un moment qu’il n’avait pas vu son visage se décomposer ou blêmir à ce point. Elle se colleta avec le mot trop longtemps, ce furent ses nerfs à lui qui lâchèrent. Pourtant il savait mieux que personne quoi faire lorsqu’elle se mettait à « tousser par-dessus le marché », comme elle disait elle-même. Contrairement à sa mère, elle savait qu’il ne lui sautait pas dessus chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. « Ne t’énerve pas, détends-toi, lâche-la un peu », conseillait-il à Dawn ; mais c’était plus fort qu’elle. Dès que Merry commençait à bégayer fortement, Dawn croisait les mains sur son estomac, les yeux rivés aux lèvres de l’enfant, des yeux qui disaient : « Je sais que tu peux y arriver », et en même temps : « Je sais que tu ne peux pas. » Le fait que Merry bégaie tuait sa mère, et c’est ce qui tuait Merry. « C’est pas moi qui en fais un problème, c’est maman. » Ou bien le professeur lorsque, pour ne pas l’embarrasser, elle évitait de l’interroger. Ou bien n’importe quelle personne qui se mettait à la plaindre. Et lorsqu’elle parlait sans accroc, sans bégayer, le problème, c’étaient les compliments. Elle en voulait beaucoup à ceux qui lui faisaient des compliments dans ces cas-là, car, aussitôt, elle perdait ses moyens. Parfois au point qu’elle avait peur. « Je vais court-circuiter tout mon système », disait-elle. C’était stupéfiant la force de caractère de cette enfant, qui lui permettait même de plaisanter sur son handicap — sa précieuse petite, si espiègle, si drôle. Si seulement Dawn avait réussi à prendre les choses un peu plus à la légère. Seul le Suédois se rapprochait de l’attitude parfaite à son égard, même s’il lui fallait parfois se tenir à quatre pour ne pas lui crier dans son exaspération : « Si tu défies les dieux en parlant d’un trait, qu’est-ce que tu crois qu’il va se passer ? » Il ne laissait jamais voir son exaspération ; il ne se tordait pas les mains comme sa mère ; lorsqu’elle achoppait, il ne regardait pas ses lèvres, il ne formait pas les mots en silence ; il ne faisait pas d’elle la personne la plus importante de la pièce et même du monde entier sitôt qu’elle ouvrait la bouche ; il s’efforçait de ne pas faire de ce handicap le génie de Merry. Au contraire, il lui assurait du regard qu’il allait l’aider de son mieux, mais que, lorsqu’elle était avec lui, elle n’avait qu’à bégayer tout son soûl si c’était nécessaire. Et pourtant il venait de lui dire, « NNNnon » ; il s’était moqué d’elle. Dawn aurait préféré mourir plutôt que commettre ce forfait.

« Embababalle.

— Oh, minou », dit-il. Et au moment où il comprenait qu’il était temps de mettre bon ordre à la petite comédie apparemment inoffensive, la romance qu’ils s’étaient jouée tous deux cet été-là (cette intimité partagée comme une friandise, trop délicieuse pour être refusée, mais impossible à prendre trop au sérieux, pas de quoi s’inquiéter, pas de raison d’y attacher une importance excessive, cette connivence où la chair n’avait aucune part, qui se dissiperait sitôt les vacances finies, elle à l’école et lui au travail, rien qui leur interdise le retour à la norme), il perdit son sens de la proportion si admiré, attira sa fille contre lui et embrassa sa bouche bégayante avec la passion qu’elle lui réclamait depuis un mois sans bien savoir ce qu’elle lui réclamait.

Avait-il le droit de se laisser émouvoir ainsi ? Tout s’était passé trop vite pour qu’il y réfléchisse. Elle n’avait que onze ans. Sur le moment, cela faisait peur. La question ne l’avait jamais préoccupé ; il s’agissait d’un tabou qu’on n’avait même pas besoin de s’imposer. En l’occurrence, il paraissait si naturel de ne pas le faire, ça ne requérait aucun effort — or voilà que, même si ça n’avait duré qu’un instant, il y avait eu ça. De toute sa vie de père, de mari, de fils et même de patron, il n’avait jamais cédé à une impulsion aussi étrangère aux règles qui gouvernaient ses émotions ; et, par la suite, il se demanda si ce curieux faux pas paternel n’était pas le manquement qu’il avait dû payer pour le restant de ses jours.

Le baiser n’avait aucune gravité, n’imitait rien, ne s’était jamais répété, il n’avait duré que cinq secondes… dix tout au plus… Mais après le désastre, lorsqu’il inventoriait avec un zèle maniaque les origines possibles de leur souffrance, ce fut ce dérapage d’un instant qu’il se rappela, ce jour où elle avait onze ans et lui trente-six et que, mis en émoi par la mer et la chaleur du soleil, ils rentraient gaiement de la plage en duo.

Ce qui ne l’empêcha d’ailleurs pas de se demander si, après ce fameux jour, il ne s’était pas remis sur la réserve de façon trop radicale ; s’il n’avait pas, dans ses gestes, pris plus de distance qu’il n’était nécessaire. Il avait seulement voulu lui montrer qu’elle n’avait pas besoin de s’inquiéter : il ne perdrait plus son équilibre coutumier, et quant à sa tocade à elle, quoi de plus naturel ? Si bien que pour avoir peut-être exagéré les conséquences du baiser, surestimé la part de provocation, il avait gauchi un lien parfaitement inoffensif et spontané, et par là même aggravé le manque d’assurance d’une enfant bègue. Dire que son seul désir avait été de l’aider, de l’aider à cicatriser.

Mais au fait, cicatriser de quoi ? Qu’est-ce qui avait pu blesser Merry ? Cette imperfection indélébile, ou ceux qui l’avaient engendrée chez elle ? Mais en faisant quoi ? Qu’avaient-ils fait d’autre que l’aimer, s’occuper d’elle, l’encourager, la guider, lui apporter le soutien et l’indépendance qui leur semblaient raisonnables — et pourtant une souillure avait atteint leur Merry si énigmatique. Elle était tordue ! Fêlée ! Mais par quoi ? Des petits bègues, il y en a des milliers ; ils ne posent quand même pas tous des bombes en grandissant ! Qu’est-ce qui avait mal tourné chez leur fille ? Qu’est-ce qu’il lui avait fait de si répréhensible ? Le baiser ? Ce baiser-là ? C’était si ignoble ? Comment un baiser pousserait-il au crime ? Les retombées du baiser ? La façon dont il s’était ressaisi ? C’était ça, l’ignominie ? Encore, s’il ne l’avait jamais reprise dans ses bras, ni touchée, ni embrassée depuis… Mais pas du tout, il l’adorait. Elle le savait bien.

Lorsque l’inexplicable s’était enclenché, le tourment de l’examen de conscience n’avait plus eu de fin. Les réponses avaient beau être bancales, il n’était jamais à court de questions, lui qui auparavant n’avait aucune interrogation significative. Après la bombe, il fut incapable de prendre la vie comme elle venait, de croire que la réalité n’était pas si différente des apparences. Il se prit à se rappeler le bonheur de sa propre enfance, la réussite de son adolescence, comme si c’était là la cause de leur malheur. Lorsqu’il approfondissait, tous ses triomphes lui paraissaient superficiels ; plus surprenant encore, ses vertus même lui semblaient des vices. Il n’y avait plus d’innocence dans ce qu’il se rappelait de son passé. Il comprenait que les mots disent moins ou davantage que ce qu’on voudrait. Que les actes ont un effet moindre ou plus grave qu’on ne voudrait. Les paroles et les actes ont des conséquences, certes, mais pas celles qu’on voudrait.

Le Suédois tel qu’il se connaissait, homme pondéré, exemplaire, bien intentionné, s’évanouit en fumée, pour ne laisser à sa place que des remises en question. Il ne pouvait se dépêtrer de l’idée qu’il était responsable, et il était incapable de se rabattre sur celle, diablement tentante, que tout cela était accidentel. Il venait d’être initié à un mystère plus déconcertant encore que le bégaiement de Merry : la vie ne parlait jamais couramment nulle part. Tout bégayait. La nuit, dans son lit, il se représentait toute sa vie comme une bouche bègue, comme un visage grimaçant — elle n’avait ni queue ni tête cette vie, elle partait à vau-l’eau. Il n’avait plus aucune notion de l’ordre. Il n’y en avait pas, d’ordre. Aucun. Sa vie était une pensée de bègue, elle divaguait, elle échappait à son contrôle.

Cette année-là, Merry eut deux amours, son père et Audrey Hepburn. Avant Audrey Hepburn il y avait eu l’astronomie, et avant l’astronomie le groupe d’éclaireuses ; parallèlement, au léger désarroi de son père, il y avait même eu une phase catholique. Sa grand-mère Dwyer l’emmenait faire une prière à Sainte-Geneviève chaque fois que la petite lui rendait visite à Elizabeth. Peu à peu, on vit apparaître de menus objets de piété dans sa chambre. Mais tant qu’il pouvait les considérer comme des babioles, tant qu’elle ne perdait pas la tête, tout allait bien. D’abord il y eut les buis en forme de croix que grand-mère lui avait donnés le dimanche des Rameaux. Soit. Un gosse pouvait en avoir envie sur son mur. Puis il y eut le cierge, en verre épais, d’environ trente centimètres de haut, appelé cierge éternel. Sur son étiquette on voyait le sacré-cœur de Jésus et une prière qui commençait en ces termes, « Ô Sacré Cœur de Jésus qui nous dit “Frappez et l’on vous ouvrira” ». Passe encore à la rigueur, comme elle ne l’allumait pas, qu’il semblait simplement posé sur sa coiffeuse pour faire joli, il n’y avait pas de raison d’en faire toute une histoire. Puis, au-dessus du lit, vint un portrait de Jésus, de profil en prière, et là, il commença à tiquer, même s’il ne lui dit rien, pas plus qu’à Dawn ou à grand-mère Dwyer. « C’est inoffensif, se répétait-il, c’est un portrait, pour elle c’est le joli portrait d’un gentil monsieur. Qu’est-ce que ça peut faire ? »

Mais ce qui fit déborder le vase, ce fut la statuette en plâtre de la Vierge, modèle réduit des grandes qui trônaient sur le meuble à contours brisés de la salle à manger de grand-mère et sur la coiffeuse de sa chambre. Lorsque la statuette fit son apparition, il assit sa fille en face de lui et lui demanda si elle voudrait bien retirer les buis et les images, ainsi que la statuette et le cierge éternel pour les ranger dans son placard quand grand-père et grand-mère Levov viendraient leur rendre visite. Il expliqua posément que, bien sûr, sa chambre était à elle, et qu’elle avait le droit d’y accrocher ce qu’elle voulait, mais qu’enfin grand-père et grand-mère Levov étaient juifs, que lui aussi d’ailleurs, et qu’à tort ou à raison, les Juifs, n’est-ce pas… Et comme c’était une bonne petite soucieuse de faire plaisir, surtout à son papa, elle prit bien garde que rien de ce que grand-mère Dwyer lui avait donné n’apparaisse lors de la visite suivante de ses grands-parents Levov à Old Rimrock. Puis un beau jour, toutes les bondieuseries disparurent du mur et de la coiffeuse pour de bon. C’était une perfectionniste, qui faisait les choses avec passion, et qui vivait intensément son nouveau dada ; après quoi la passion s’épuisait tout à coup ; ses manifestations allaient la rejoindre dans une boîte, et elle passait à autre chose.

À présent c’était Audrey Hepburn. Merry passait au peigne fin tous les journaux et magazines qu’elle pouvait rafler pour y trouver la photo ou même le nom de sa vedette. Elle allait jusqu’à découper, après dîner, les horaires des films — « Diamants sur canapé, 14 h, 16 h, 18 h, 20 h, 22 h » — pour les coller dans son album Audrey Hepburn. Pendant plusieurs mois elle traversa des accès de minauderie durant lesquels, oubliant sa vraie personnalité, elle marchait dans sa chambre comme un elfe, souriait à n’importe quelle surface réfléchissante avec une timidité étudiée, riait d’un prétendu « fou rire » chaque fois que son père ouvrait la bouche. Elle avait acheté la musique de Diamants sur canapé et la passait pendant des heures dans sa chambre. Il l’entendait chanter Moon River avec la grâce d’Audrey Hepburn et sans jamais accrocher, de sorte que malgré le côté ostentatoire de ce cabotinage éhonté, personne dans la maison ne lui fit remarquer que c’était lassant, encore moins ridicule, comme un rêve de purification saugrenu qui se serait emparé d’elle. Si Audrey Hepburn pouvait l’aider à juguler un tant soit peu son bégaiement, alors, soit, il fallait lui passer ces niaiseries. C’était une gamine qui avait la chance d’avoir un bon QI, une tête bien faite, et blonde de surcroît, ainsi qu’un sens de l’humour et de l’autodérision au-dessus de son âge, une gamine qui avait la chance d’être élancée, née dans l’opulence, douée d’une persévérance qui n’appartenait qu’à elle — tous les avantages, sauf celui de parler sans achopper sur les mots. La sécurité, la santé, l’amour, tous les privilèges, mais voilà, impossible de commander un hamburger sans se couvrir de ridicule.

Quelle opiniâtreté ! Deux après-midi par semaine, elle allait au cours de danse classique après l’école ; deux après-midi par semaine, Dawn la conduisait à Morristown chez l’orthophoniste. Le samedi elle se levait de bonne heure, préparait son petit déjeuner toute seule et partait en vélo faire les huit kilomètres de côtes qui la séparaient du village d’Old Rimrock pour se rendre au minuscule bureau du psychiatre qui faisait sa tournée. Ce psychiatre avait un préjugé qui rendit le Suédois furieux lorsqu’il commença à se rendre compte que sa fille se débattait dans des problèmes pires encore qu’auparavant. Car le médecin l’avait persuadée que ce bégaiement était de son fait, qu’il lui servait à se singulariser, et qu’elle s’y était enfermée depuis qu’elle avait compris à quel point ça marchait. Il lui demandait : « Qu’est-ce que tu crois que ton père éprouverait pour toi si tu cessais de bégayer ? Et ta mère ? Est-ce que ton bégaiement t’apporte des bénéfices ? » Le Suédois voyait mal comment le fait de tenir l’enfant responsable de son handicap allait l’aider à le surmonter ; il alla donc trouver le type. Lorsqu’il repartit, il avait envie de le tuer.

À en croire l’homme de l’art, dans l’étiologie du problème de Merry, le fait d’avoir des parents qui conjuguaient beauté et réussite arrivait en bonne place. Le Suédois eut un certain mal à suivre ce raisonnement : Merry ne pouvait se faire à ces parents choyés par la fortune ; par conséquent, pour se retirer de la compétition avec sa mère, pour que celle-ci se consacre à elle, la couve — quitte à grimper aux rideaux au bout du compte — et, en prime, pour dérober à cette mère trop belle l’amour de son père, elle avait choisi de s’infliger ce bégaiement sévère qui lui permettait de manipuler tout un chacun sous couvert de faiblesse. « Mais Merry souffre terriblement de son bégaiement, rappela le Suédois au docteur, c’est pour ça qu’on vous l’a amenée. — Les bénéfices sont peut-être supérieurs de loin au prix à payer. » Dans un premier temps, le Suédois ne comprit même pas ce que le médecin lui expliquait, et il répliqua : « Mais non, mais non, voir bégayer Merry tue ma femme. — Justement, c’est peut-être un de ces bénéfices. Merry est une enfant très intelligente et très manipulatrice. Si ce n’était pas le cas, vous m’en voudriez moins de vous dire que le bégaiement peut être un comportement extrêmement manipulateur, rentable, voire agressif. » Il me déteste, pensa le Suédois. Et tout ça à cause de mon physique. Il me déteste à cause du physique de Dawn. Notre physique l’obsède. Il ne supporte pas que nous ne soyons pas petits et moches comme lui. « C’est difficile quand on est une fillette qui grandit, reprit le psychiatre, d’avoir une mère qui a attiré tant d’attention pour une raison qui peut lui paraître si bête. En plus de la compétition naturelle entre mère et fille, ça n’est pas commode de s’entendre demander, “Tu veux être Miss New Jersey comme ta maman, toi aussi, quand tu seras grande ?” — Mais personne ne lui demande ça. Qui lui demande ça ? Pas nous en tout cas. On n’en parle jamais, il n’en est jamais question. Et pourquoi en serait-il question d’ailleurs ? Ma femme n’est pas Miss New Jersey. Ma femme est sa mère. — Les gens lui posent la question, monsieur Levov. — Enfin, pour l’amour du ciel, les gens posent toutes sortes de questions débiles aux enfants, c’est tout de même pas ça le problème, ici. — N’empêche que vous comprenez bien qu’une enfant qui a lieu de penser qu’elle n’est pas tout à fait à la hauteur de maman, qu’elle ne lui arrive pas à la cheville, puisse choisir d’adopter… — Elle n’a rien adopté du tout ! Écoutez, je trouve que vous faites peser un fardeau injuste sur les épaules de ma fille en l’obligeant à voir son bégaiement comme un choix. Mais quel choix, voyons ! C’est l’enfer pour elle de bégayer. — Ce n’est pas toujours ce qu’elle me dit. Samedi dernier, je lui ai demandé de but en blanc : “Merry, pourquoi est-ce que tu bégaies ?” et elle m’a répondu : “C’est plus commode de bégayer.” — Mais vous savez très bien ce qu’elle veut dire par là. Elle veut dire que ça ne l’oblige pas aux mêmes efforts que de ne pas bégayer. — Moi, j’ai le sentiment qu’elle me disait quelque chose de plus. Je pense qu’elle se dit peut-être même que si elle cesse de bégayer, oh ! la la, les gens vont percer son vrai problème à jour. Ah, ces gens-là, surtout dans une famille de perfectionnistes où la pression est si forte, et où l’on tend à accorder une importance démesurée à tout ce qu’elle dit. “Si j’arrête de bégayer, ma mère va me faire un scandale, et elle va découvrir mes vrais secrets.” — Nous, une famille de perfectionnistes ? Seigneur ! Qu’est-ce que c’est que cette invention ? On est une famille ordinaire. Vous la citez, là ? C’est ce qu’elle vous a dit à propos de sa mère ? qu’elle lui ferait un scandale ? — Pas textuellement. — Non, parce que c’est faux ! explosa le Suédois. Ce n’est pas la raison de son bégaiement. Parfois je me dis que c’est tout simplement parce qu’elle pense tellement vite que sa langue n’arrive pas à suivre. » Ah, le regard de pitié qu’il me lance, parce que je lui donne cette explication lamentable ! Il se sent supérieur, ce salaud. Salaud, sans cœur, sans chaleur ! Et bête en plus ! C’est le comble ! Et tout ça parce qu’il a son physique, et nous le nôtre. « Nous en voyons souvent des pères qui n’acceptent pas, des pères qui refusent de croire. » Ah, ces gens-là ne sont d’aucun secours ! Ils ne font qu’aggraver la situation. Mais qui a eu l’idée d’aller voir ce connard ! « Je ne refuse rien du tout, bon Dieu ! C’est moi qui l’ai amenée ici, d’abord ! Je fais tout ce que les spécialistes m’ont dit de faire pour l’aider dans ses efforts. Moi je voudrais que vous me disiez quel bien ça va faire à ma fille, qui est déjà pleine de tics, faciaux et corporels, qui tambourine sur la table, qui blêmit, quel bien ça va lui faire de lui dire que, par-dessus le marché, elle fait ça pour manipuler son père et sa mère. — Et qui prend le contrôle de la situation quand elle cogne sur la table et qu’elle blêmit ? Hein, qui fait la loi ? — Sûrement pas elle, dit le Suédois, furieux. — Vous pensez que je considère son cas d’un œil bien peu charitable ? repartit le docteur. — Pour tout vous dire, oui. Je suis son père. Il ne semble jamais vous effleurer qu’il pourrait y avoir une base physiologique à ce problème. — Je n’ai jamais dit qu’il n’y en avait pas, monsieur Levov. Je peux vous donner des théories organiques, si ça peut vous faire plaisir. Mais, à mon avis, ce n’est pas ainsi que je serai le plus efficace. »

Son journal de bégaiement. Lorsqu’elle s’installait à la table de cuisine, après dîner, pour y consigner la journée, le Suédois avait envie d’étrangler le psychiatre, qui dut finir par l’informer — lui qui faisait partie des pères qui n’acceptent pas, qui refusent — qu’elle cesserait de bégayer le jour où elle n’en éprouverait plus le besoin, où elle voudrait avoir « un autre rapport au monde », bref, le jour où elle aurait trouvé une application plus rentable à ses capacités de manipulation. Le journal de bégaiement était un classeur rouge à trois anneaux dans lequel, sur les conseils de son orthophoniste, Merry tenait registre des occasions où elle bégayait. Aurait-elle pu livrer une guerre plus acharnée à son handicap que dans ces instants où elle notait scrupuleusement les fluctuations du bégaiement au cours de la journée, dans quelles circonstances le danger de le voir surgir était minime, dans quelles circonstances et avec quelles personnes il était le plus aigu. Et quoi de plus navrant pour lui que de lire, le vendredi soir, lorsqu’elle filait au cinéma avec des amies et laissait le journal ouvert sur la table : « Quand est-ce que je bégaie ? Quand quelqu’un me demande quelque chose d’inattendu, dont je n’ai pas préparé la réponse. Lorsque les gens me regardent. Surtout ceux qui savent que je bégaie. Quoique des fois c’est encore pire avec les gens qui ne me connaissent pas… » Et elle continuait pendant des pages et des pages, de son écriture étonnamment nette ; elle avait l’air de dire que finalement, elle bégayait en toutes circonstances. Elle avait écrit : « Même quand je m’en tire bien, je ne peux pas m’empêcher de me demander : “Combien de temps ça va prendre pour qu’il s’aperçoive que je bégaie ? Dans combien de temps je vais me mettre à bégayer et tout gâcher ?” » Pourtant, malgré toutes ces déconvenues, elle s’installait dans le champ visuel de ses parents et travaillait à son journal tous les soirs, week-ends compris. Avec son orthophoniste, elle mettait au point diverses stratégies à employer en présence des étrangers, comme les vendeuses des grands magasins, avec qui la conversation ne comportait guère de risques ; puis des stratégies à employer avec ceux qui lui étaient plus proches : professeurs, petites camarades, garçons, et enfin ses grands-parents, son père et sa mère. Elle fit une liste des sujets susceptibles d’être abordés en différentes compagnies, rédigea ce qu’elle aurait envie d’en dire, en prévoyant les points sur lesquels elle risquait de bégayer, et se prépara à fond. Comment supportait-elle de se surveiller ainsi en permanence ? Toute cette préparation la forçait à tuer la spontanéité en elle ; et avec quelle ténacité elle s’imposait ces pensums sans jamais s’y dérober ! Si c’était ce que ce fils de pute appelait, du haut de son arrogance, une pratique agressive ! Une application pareille, jamais démentie, le Suédois n’avait jamais vu ça, pas même chez lui, lorsqu’un certain automne ses entraîneurs avaient voulu faire de lui un joueur de football et que, malgré son peu d’envie d’aller cogner la tête de ses adversaires dans un sport dont il n’aima jamais la violence, il s’était exécuté, et y avait excellé « dans l’intérêt de l’école ».

Pourtant aucun de ces exercices auxquels elle se consacrait avec diligence ne fit le moindre bien à Merry. À l’abri dans le cocon douillet du bureau de l’orthophoniste, retirée à son monde, il paraît qu’elle était formidablement bien dans sa peau ; elle parlait sans accroc, elle chantait, elle faisait des plaisanteries et des imitations. Mais, sitôt sortie, elle voyait venir l’obstacle, tentait de le contourner, elle aurait fait n’importe quoi pour éviter le prochain mot commençant par un B — et bientôt elle bredouillait lamentablement ; le psychiatre n’avait plus qu’à se frotter les mains, le samedi suivant, en abordant le sujet de la lettre B et « ce qu’elle représentait dans son inconscient ». Ou ce que M, C ou G « signifiaient dans son inconscient ». Des élucubrations qui ne tenaient pas debout. Aucune de ses idées grandioses ne parvint jamais à éliminer la moindre difficulté. Rien de ce qu’on pouvait dire n’avait de sens ; au bout du compte, rien ne rimait à rien. Rien n’y fit, ni le psychiatre, ni l’orthophoniste et ses stratégies, ni le journal du bégaiement, ni son père, ni sa mère — même la diction claire et presque trop soignée d’Audrey Hepburn n’y changea pas un iota. Merry était aux prises avec un problème qui la dépassait, voilà tout.

Et puis un jour ce fut trop tard. Telle une innocente de conte de fées à qui l’on aurait fait boire par ruse la potion toxique, un beau jour la petite sauterelle en justaucorps noir qui escaladait allégrement le mobilier et les genoux des adultes qui venaient à s’asseoir, poussa, s’étoffa, forcit — son cou et son dos s’élargirent ; elle cessa de se laver les dents et de se brosser les cheveux ; elle qui ne mangeait presque plus rien de ce qu’on lui servait chez elle se mit à dévorer en permanence, à l’école ou à l’extérieur, des cheeseburgers frites, des pizzas, des sandwiches bacon-laitue-tomate, des beignets d’oignon, des milk-shakes à la vanille, de la root beer, des glaces au caramel et des gâteaux en tout genre, si bien que, du jour au lendemain ou presque, elle prit de l’ampleur et se retrouva dans la peau d’une gigasse de seize ans, gauche et négligée, costaude, qui flirtait avec le mètre quatre-vingt et que ses camarades surnommaient Hô Chi Levov.

Alors elle convertit son handicap en machette à tronçonner les salauds de menteurs. Chaque fois que le visage de Lyndon Johnson apparaissait au journal de dix-neuf heures, elle lui aboyait : « Enfffoiré, ffou ffurieux ! Sans ccccœur ! Mmmmisérable mmmonstre. » Quant à l’image sur petit écran du vice-président Humphrey, elle lui criait : « Cccconnard, va, fffferme ta gggueule, spèce de lllâche, putain de ccccollabo ! » Son père faisait partie d’une association créée pour la circonstance, « Les Chefs d’Entreprise du New Jersey opposés à la guerre ». Lorsqu’il se rendit à Washington avec la délégation qui irait trouver leur sénateur, il proposa à Merry de les accompagner, et elle refusa. « Mais », dit le Suédois qui n’avait appartenu à aucun groupe politique auparavant, et n’aurait jamais rallié celui-là ni demandé à faire partie de la délégation, ni payé sa quote-part des mille dollars qu’avait coûté leur lettre de protestation dans le Newark News, s’il n’avait pas espéré par cet engagement spectaculaire détourner un peu de lui le courroux de sa fille, « c’est l’occasion ou jamais de dire ta façon de penser au sénateur Case. Tu l’auras en face de toi. Ce n’est pas ce que tu veux ? — Merry, dit la mère tanagra à sa géante hargneuse, tu influencerais peut-être le sénateur Case. — « Ccccase ! » éructa Merry, qui, à la stupéfaction de ses parents, cracha aussitôt sur les carreaux de la cuisine.

À présent elle passait sa vie au téléphone, elle qui avait dû naguère mettre au point une stratégie pour pouvoir articuler « allô » en moins de trente secondes si elle décrochait. Elle l’avait bel et bien surmontée, l’angoisse du bégaiement, mais pas comme ses parents et son orthophoniste l’auraient souhaité. Non, elle avait conclu que ce qui lui empoisonnait l’existence, ce n’était pas son bégaiement, mais l’effort futile, l’effort dément qu’elle faisait pour en venir à bout. L’importance absurde qu’elle avait accordée à ce bégaiement pour satisfaire à l’attente de ses parents, de ses professeurs, de ses amis même qui lui avaient fait surestimer un détail aussi mineur que son élocution. Ce qui les chagrinait tous, ce n’était pas ce qu’elle disait, mais la manière dont elle le disait. Si elle voulait se libérer, il n’y avait pas trente-six solutions. Il fallait qu’elle se fiche éperdument de les mettre au supplice en prononçant la lettre B. Oui, ce gouffre qui s’ouvrait sous les pieds de son entourage quand elle se mettait à bégayer, elle se libéra en l’ignorant purement et simplement ; son bégaiement ne serait plus le centre de son existence — ni de la leur, elle en répondait ! Elle dénonça passionnément ses dehors et ses devoirs de bonne petite acharnée à être aussi adorable et aimable que les autres bonnes petites d’Old Rimrock ; elle laissa tomber ses manières imbéciles, ses préoccupations mondaines dérisoires, les valeurs « bourgeoises » de sa famille. Elle avait perdu assez de temps pour la cause de son nombril. « Je vais pas passer ma vie à lutter nuit et jour contre ce fffoutu bbbégaiement pendant qu’il y a des gosses bbbrûlés vifs par cet incendiaire sanguinaire de Lyndon Bbbaines Johnson. »

À présent toute son énergie refaisait surface sans entraves, toute sa force de résistance qui avait dû passer ailleurs ; et en cessant de s’empoisonner l’existence avec ce frein, elle connut non seulement la pleine liberté pour la première fois de sa vie, mais aussi l’exaltant sentiment de puissance que donne l’accord parfait avec soi-même. Une Merry toute neuve était née, qui avait découvert en s’opposant à cette guerre « ignobbble » un obstacle enfin à la hauteur de sa force réellement prodigieuse. Elle appelait le Nord Vietnam la République démocratique du Vietnam, et elle en parlait avec une telle ferveur patriotique qu’on aurait cru, disait Dawn, qu’elle n’était pas née au Beth Israel de Newark mais au Beth Israel de Hanoi — « Si je l’entends encore une seule fois prononcer ce nom-là, Seymour, je te jure que je sors de mes gonds. » Il essayait de la convaincre que c’était peut-être moins grave qu’il n’y paraissait. « Merry a un credo, Dawn, une position politique. Cette position n’est peut-être pas très subtile, et elle ne sait peut-être pas très bien la défendre, mais il y a de la réflexion derrière, et beaucoup d’émotion sans aucun doute, beaucoup de compassion aussi… »

Mais désormais toutes les conversations qu’avait Dawn avec sa fille la faisaient sortir, sinon de ses gonds, du moins de la maison pour se réfugier dans la grange. Dès que les deux femmes étaient seules deux minutes, le Suédois les entendait s’accrocher. « Il y en a qui seraient très heureuses d’avoir des parents bourgeois contents de leur sort. — Désolée, on m’a pas encore assez lavé le cerveau pour que j’en fasse partie. — Tu n’es qu’une gamine de seize ans, je sais ce que tu as à faire et je ne vais pas me priver de te le dire. — C’est pas parce que j’ai seize ans que je suis une gggamine ! Je ffais ce que je vveux. — Tu n’es pas contre la guerre, disait Dawn, tu es contre tout. — Et toi, maman, tu es pour quoi, à part tes vvvaches ? »

Soir après soir, Dawn se couchait en larmes : « Qu’est-ce que c’est que cette gosse ? Qu’est-ce qui se passe ? « demandait-elle au Suédois. « Quand on se met à défier ton autorité pour le plaisir de la défier, qu’est-ce que tu peux faire ? Seymour, je ne sais plus quoi penser. Comment est-ce qu’on en est arrivés là ? — Ça arrive. C’est une gosse qui sait ce qu’elle veut. Elle a une idée. Elle a une cause. — Mais d’où ça sort ? C’est inexplicable. Est-ce que je suis une mauvaise mère ? C’est pour ça ? — Tu es une bonne mère, tu es une mère formidable. C’est pas pour ça. — Je ne sais pas pourquoi elle s’est retournée contre moi de cette façon. Je ne vois pas du tout ce que j’ai pu lui faire, ni même ce qu’elle croit que j’ai pu lui faire. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais qui est-elle ? D’où sort-elle ? Je n’ai plus barre sur elle. Je ne la reconnais plus. Je la croyais intelligente. Pas du tout. Elle est devenue idiote, Seymour ; elle s’abêtit à chaque conversation. — Non, c’est juste une manière très primaire de t’agresser. Ça n’est pas au point. Mais elle est toujours intelligente, très intelligente, même. Les ados sont comme ça. Ils passent par ces revirements. Toi et moi, on n’y est pour rien. Ils se mettent à rejeter tout en bloc. — Tout ça, ça vient de son bégaiement, tu ne crois pas ? — On fait tout notre possible pour l’aider par rapport à son handicap, et on l’a toujours fait. — Elle est hargneuse parce qu’elle bégaie, dit Dawn, elle n’arrive pas à se faire d’amis parce qu’elle bégaie. — Elle a toujours eu des amis. Elle en a des tas. En plus elle l’a surmonté, son bégaiement. Non, la raison est ailleurs. — On ne surmonte jamais son bégaiement, on vit dans la peur que ça recommence. — Non, Dawnie, il faut chercher la raison de son attitude ailleurs. — Elle a seize ans, tu crois qu’elle pourrait être là, la raison ? — Bah, ça pourrait y être pour beaucoup, et dans ces conditions, le mieux qu’on puisse faire, c’est d’attendre que ça lui passe. — Et alors ? Quand ça lui passera elle en aura dix-sept. — Elle ne sera plus la même à dix-sept ans. À dix-huit ans non plus. Les choses changent. Elle se découvrira de nouveaux centres d’intérêt. Elle aura la fac, ses études. On peut y mettre du nôtre. L’important, c’est de ne pas cesser de dialoguer. — Moi je ne peux plus. Je ne peux plus lui parler. Maintenant voilà qu’elle est jalouse des vaches. C’est à devenir fou. — Eh bien, moi je vais continuer à lui parler. L’important, c’est qu’elle ne se sente pas abandonnée, sans qu’on capitule devant elle pour autant, et de continuer à parler quitte à répéter les choses indéfiniment. Et même si ça paraît sans espoir. On ne peut pas compter que ce qu’on dit ait un impact immédiat. — C’est plutôt ce qu’elle répond qui a un impact, comme tu dis. — Tant pis. Il faut qu’on continue à lui dire ce qu’on a à lui dire, même si ça paraît sans fin. On doit lui montrer qu’il y a des limites à ne pas franchir. Si on ne le fait pas, comment veux-tu qu’elle obéisse ? Si on marque les limites, on a quand même une chance sur deux que ça marche. — Et si ça ne marche pas ? — Tout ce qu’on peut faire, Dawn, c’est de continuer à être raisonnables, fermes, ne pas perdre patience ni espoir, et le jour viendra où cette manie de dire non à tout lui passera. — Mais elle veut pas que ça lui passe. — À présent. Aujourd’hui. Mais demain ? Il y a un lien entre nous tous, un lien formidable. Tant qu’on ne la laisse pas tomber, tant qu’on lui parle, demain reste possible. Bien sûr qu’elle rendrait fou n’importe qui. Moi non plus, je ne la reconnais pas. Mais si tu ne la laisses pas épuiser ta patience, si tu n’interromps pas le dialogue, si tu ne l’abandonnes pas, le jour viendra où elle sera de nouveau elle-même. »

Et c’est ainsi que contre tout espoir apparent, il parlait, il écoutait, il était raisonnable, et chaque fois qu’il la voyait aller trop loin, il lui rappelait les limites à ne pas franchir. Même si cela la faisait ouvertement bouillir de lui répondre, même si ses réponses étaient mordantes, sarcastiques, même si elle lui opposait ses faux fuyants et sa mauvaise foi, il continuait de la questionner sur ses activités politiques, sur les endroits où elle allait après l’école, sur ses nouveaux amis ; avec une douceur et une opiniâtreté qui la mettaient en fureur, il lui posait des questions sur ses virées du samedi à New York. Elle avait beau être grande gueule à la maison, ce n’était qu’une gamine d’Old Rimrock, et la pensée des rencontres qu’elle pouvait faire à New York l’inquiétait.

Conversation no 1 sur New York. « Qu’est-ce que tu fais quand tu vas à New York ? Qui y vois-tu ? — Ce que je fais ? Je vois New York, voilà. — Mais qu’est-ce que tu fais, Merry ? — Je fais comme tout le monde. Je fais du lèche-vitrines. Qu’est-ce que tu veux qu’une fille de mon âge aille faire là-bas ? — Tu fréquentes des gens politisés. — Je sais pas de quoi tu parles. Tout est politique. Même se laver les dents. — Tu t’es liée avec des gens qui sont contre la guerre au Vietnam. Ce sont eux que tu vas voir ? Oui ou non ? — C’est des gens, oui. C’est des gens qui ont des idées, et il y en a qui ne pensent pas de bbbien de la guerre. La plupart n’en pensent pas de bbbien. — Moi non plus, au fait, je n’en pense pas de bien. — Eh bben alors, pourquoi tu t’en fais ? — C’est qui, ces gens ? Ils ont quel âge ? Qu’est-ce qu’ils font dans la vie ? Ils sont étudiants ? — Qu’est-ce que ça peut te faire ? — J’aime savoir ce que tu fais. Tu es toute seule à New York le samedi. Il y a des parents qui laisseraient pas une fille de seize ans aller aussi loin. — Je vais…, écoute, je vais où il y a des gens, des chiens, des rues… — Tu rentres à la maison les bras chargés de documents communistes. Tu rentres les bras pleins de tracts, de journaux, de magazines. — J’essaie d’apprendre. Tu m’as appris à apprendre. Pas seulement à étudier, mais à apprendre, non ? Alors, cccommuniste, ccommuniste… — Mais si, c’est communiste, ça le dit noir sur blanc. — Les cccommunistes ont des idées sur autre chose que le cccommunisme. — Par exemple ? — La pauvreté, la guerre, l’injustice. Ils ont des idées sur tout. Toi, par exemple, c’est pas parce que t’es juif que t’as des idées sur le judaïsme seulement. Eh bben, pour les cccommunistes, c’est pareil. »

Conversation no 12 sur New York. « Où tu prends tes repas à New York ? — Pas Chez Vincent, Dieu merci ! — Et où, alors ? — Là où tout le monde prend ses repas. Dans les restaurants, les cafétérias, les appartements. — Les appartements de qui ? — D’amis à moi. — Où les as-tu rencontrés ? — Certains ici, d’autres en ville. — Ici ? Où ça ? — Au lycée. Shshshsherry, par exemple. — Je l’ai jamais rencontrée, moi, cette Sherry. — Mais si, rappelle-toi, c’est la ffffille qui jouait du violon au concert de la classe. Elle va à New York parce qu’elle prend des leçons de musique. — Elle s’intéresse à la politique, elle aussi ? — Papa ! Tout est politique. Comment veux-tu qu’elle ne s’y intéresse pas si elle a une cervelle ? — Merry, je ne veux pas qu’il t’arrive d’ennuis. La guerre te met en rage. Il y a beaucoup de gens que la guerre met en rage. Mais, parmi ces gens, il y en a qui ne savent pas s’arrêter. Est-ce que tu connais les limites à ne pas dépasser ? — Les limites, les limites, y a que ça qui t’intéresse. Surtout pas d’extrémisme. Eh ben, des fois, y a que l’extrémisme qui paie. Putain, qu’est-ce que tu crois que c’est, la guerre ? C’est un extrême. Rien à voir avec la vie dans notre patelin. Risque pas d’y avoir d’extrêmes, ici. — Tu ne te plais plus, ici. Tu préférerais vivre à New York ? Ça te plairait ? — BBBien sûr ! — Et si après le lycée tu allais faire tes études à New York, ça te plairait ? — Je sais pas si j’irai à la fac. Regarde un peu l’administration de ces universités. Regarde comment elle traite les étudiants qui sont contre la guerre. C’est pas ça qui va me donner envie d’y aller. Des études supérieures, tiens ! Moi j’appelle ça des études inférieures. Peut-être que j’irai, et peut-être pas. C’est pas maintenant que je vais faire des projets. »

Conversation no 18 sur New York, après qu’elle a découché un samedi soir. « Ne refais jamais ça. Tu n’es pas censée coucher chez des gens que nous ne connaissons pas. Qui sont-ils ces gens ? — Il est interdit d’interdire. — Qui sont les gens chez qui tu es restée pour la nuit ? — Des amis de Sherry, de son cours de musique. — Je ne te crois pas. — Pourquoi ? T’arrives pas à croire que je puisse avoir des amis ? Qu’on puisse me trouver sympa ? C’est trop dur à croire pour toi ? Que les gens veuillent m’héberberberger ? Tu me crois pas ? — Tu as seize ans, il faut que tu rentres le soir, tu ne peux pas coucher à New York. — Arrête de me rappeler mon âge sans arrêt. On en a tous un, d’âge. — Quand tu es partie, hier, on t’attendait pour six heures. À sept heures du soir tu as téléphoné pour dire que tu couchais sur place. On a dit non. Tu as insisté. Tu as dit que tu avais où dormir, alors je t’ai laissée faire. — Tu m’as laissée faire. Parfaitement. — Mais que ça ne se reproduise pas. Si tu nous refais ça, tu n’auras plus l’autorisation d’aller à New York toute seule. — Et qui l’a décrété ? — Ton père. — C’est ce qu’on verra. — Je te propose un contrat. — Quel contrat, mon père ? — Si jamais tu retournes à New York, et qu’il se fait tard pour rentrer, alors va coucher chez les Umanoff. — Les Umanoff ? — Ils t’aiment bien, toi aussi, tu les connais depuis toujours. Ils ont un très bel appartement. — Mais les gens chez qui j’ai couché aussi. — Qui c’est ? — Je te l’ai déjà dit, des amis de Sherry. — Qui c’est ? — Ils s’appellent Bill et Melissa. — Et qui c’est Bill et Melissa ? — C’est des gens, comme tout le monde. — Et qu’est-ce qu’ils font dans la vie ? Quel âge ils ont ? — Melissa a vingt-deux ans et Bill dix-neuf. — Ils sont étudiants ? — Ils l’ont été. Maintenant ils mobilisent les gens pour améliorer le sort des Vietnamiens. — Où ils habitent ? — Pourquoi, tu vas venir me chercher là-bas ? — J’aimerais savoir où ils habitent. Tous les quartiers ne se valent pas, à New York, il y a des coins mal famés. — C’est un quartier tout à fait convenable et un immeuble tout à fait convenable. — Mais où ça ? — Dans Morningside Heights. — Ils sont étudiants à Columbia ? — Ils l’ont été. — Ils vivent à combien dans cet appartement ? — Je vois pas pourquoi il faudrait que je réponde à cet interrogatoire. — Parce que tu es ma fille et que tu as seize ans. — Alors parce que je suis ta fille, pour le restant de mes jours… — Non, quand tu auras dix-huit ans et que tu quitteras le lycée avec ton diplôme, tu pourras faire ce que tu voudras. — Donc, là, on mégote sur une affaire de deux ans. — Parfaitement. — Et qu’est-ce qui va se produire d’extraordinaire, dans deux ans ? — Tu seras indépendante et tu gagneras ta vie. — Je pourrais gagner ma vie tout de suite, si je vvvoulais. — Je ne veux pas que tu restes chez Bill et Melissa. — Pourquoi ? — Je suis responsable de toi, je veille sur toi. Je veux que tu couches chez les Umanoff. Si tu es d’accord sur ce point, tu pourras aller à New York et passer la nuit. Sinon tu n’auras plus la permission d’y aller du tout. La balle est dans ton camp. — Mais je vais là-bas pour rester avec les gens que je veux. — Alors tu n’iras pas du tout. — C’est ce qu’on verra. — Il n’y a pas de “c’est ce qu’on verra” ; tu n’iras pas, c’est tout vu. — Il ferait beau voir que tu m’en empêches. — Réfléchis bien, si tu ne veux pas coucher chez les Umanoff, tu ne retourneras plus à New York. — Mais la guerre… — Moi je suis responsable de toi, pas de la guerre. — Oh, tu te sens pas responsable de la guerre, ça je le sais. C’est bien pourquoi je vais à New York. Parce que là-bas les gens se sentent responsables. Ils se sentent responsables quand l’Amérique fait sauter les villages vietnamiens, ils se sentent responsables quand l’Amérique fait sauter les bbbbébés. Mais pas toi, et maman non plus. C’est pas ce qui va gâcher ta journée. C’est pas toi qui irais passer la nuit ailleurs que chez toi pour autant. Pas toi que ça empêcherait de dormir. Au fond, papa, ça te fait ni chaud ni froid. »

Conversations nos 24, 25 et 26 à propos de New York. « J’en ai marre de ces conversations, papa. J’en peux plus, je refuse ! On n’a jamais vu personne rendre des comptes à ses parents comme ça. — Quand on est mineur, et qu’on part pour la journée, et qu’on ne rentre pas le soir, on rend des comptes à ses parents, c’est moi qui te le dis. — Mais ça me rend dddingue, le coup du père raisonnable, qui essaie de comprendre. Moi je veux pas qu’on me comprenne. Je veux qu’on me ffoute la paix. — Tu préférerais avoir un père déraisonnable qui essaie de ne pas te comprendre ? — Oui, tiens ! Tu veux que je te dise ! Si t’essayais, putain, pour changer, je verrais si je préfère ? »

Conversation no 29 sur New York. « Non, tu vas pas foutre en l’air notre vie de famille avant ta majorité. Après tu feras ce que tu voudras. Tant que tu n’as pas dix-huit ans… — Tu penses qu’à ça, t’as que ça à la bouche, tout ce qui t’intéresse c’est le bien-être de ta petite famille de merde ! — Et toi alors ? C’est pas à ça que tu penses ? — Jamais de la vie ! — Si, Merry, tu es révoltée pour les familles vietnamiennes. Révoltée qu’on les anéantisse. C’est des familles, là bas aussi. Des familles comme la nôtre qui ont le droit de vivre comme la nôtre. C’est pas ce que tu demandes pour elles ? Ce que Bill et Melissa demandent ? Que ces gens-là puissent vivre comme nous en paix et en sécurité ? — Pour être obligés de vivre dans la quiétude d’un bled qui pue le fric ? Non, je crois pas que Bill et Melissa veuillent ça pour les familles vietnamiennes. C’est pas ce que je veux, moi. — Tu crois ? Réfléchis bien. Moi je suis sûr que la quiétude de ce bled qui pue le fric, ils s’en contenteraient volontiers, franchement. — Tout ce qu’ils veulent c’est se coucher le soir, dans leur pays, mener la vie qui est la leur sans avoir peur de se prendre une bombe dans leur sommeil. De voler en éclats pour que les nantis du New Jersey puissent continuer à vivre tranquillement leurs petites vies pépères et débbbiles de vampires. »

Conversation no 30 sur New York, après que Merry a passé une nuit chez les Umanoff. « Qu’est-ce qu’ils sont libéraux, dis donc, BBBarry et Marcia, avec leur petite vie confortable et bbbourgeoise. — Ce sont des professeurs de faculté, des universitaires sérieux qui sont contre la guerre. Il y avait du monde chez eux ? — Oh, un prof de littérature qui était contre la guerre, un prof de sociologie qui est contre la guerre. Au moins, lui, il entraîne sa famille. Ils font toutes les manifs ensemble. Ça, c’est une famille. Pas comme vos vaches de merde. — Alors ça s’est bien passé ? — Non. Mmoi, je veux aller avec mes amis à moi. J’ai pas envie d’aller chez les Umanoff à huit heures. Quand il se passe des choses, c’est toujours après huit heures, pas avant. Si j’avais envie d’être avec tes amis à partir de huit heures, je pourrais très bien rester à Old Rimrock. Je veux pouvoir rester avec mes amis après huit heures. — Écoute, ça a fonctionné. On a fait un compromis. Tu n’as pas obtenu de rester avec tes amis après huit heures, mais tu as obtenu de passer la journée avec eux, ce qui est beaucoup mieux que rien. Je me sens très soulagé. Toi aussi, tu devrais l’être. Tu y retournes samedi prochain ? — Je fais pas ce genre de projets des années à l’avance. — Si tu y retournes, il faudra téléphoner aux Umanoff pour les prévenir que tu viens. »

Conversation no 34 sur New York, après que Merry a fait faux bond aux Umanoff pour la nuit. « Bon, ce coup-ci, c’est fini. Tu t’étais engagée, tu n’as pas respecté ton engagement. Tu ne quitteras plus la maison le samedi. — Je suis assignée à résidence ? — Jusqu’à nouvel ordre. — Mais qu’est-ce qui te fait si peur ? Qu’est-ce que tu crois que je vais faire ? Je traîne avec des amis. On discute de la guerre et d’autres choses importantes. Je sais pas pourquoi tu me poses toutes ces questions. Tu me poses pas ces millions de questions chaque fois que je vais chez Hamlin. De quoi t’as peur ? T’as peur de ton ombre. Tu peux pas passer ta vie planqué dans la cambrousse. Va pas me vomir ta peur dessus pour que je devienne aussi trouillarde que toi et maman. Tout ce que vous savez faire c’est vous occuper des vaches et des arbbres. Y a pas que les vaches et les arbbres dans la vie. Y a des gens. Des gens qui souffrent pour de bbbon. T’as qu’à le dire, va. T’as peur que je me fasse bbbaiser ? C’est ça. Je suis quand même pas assez débbbile pour me faire mettre en cloque. Qu’est-ce que j’ai donc fait de si irresponsable dans ma vie ? — Tu n’as pas respecté ton engagement, point final. — Mais on n’est pas dans l’entreprise, ici. On n’est pas dans le bbbusiness, papa. Je me sens assignée à résidence, en prison chez moi, à passer mes journées ici. — Je ne t’aime pas beaucoup quand tu te conduis de cette façon. — Ta gueule, papa. Moi non plus je t’aime pas bbbeaucoup. Et c’est pas d’hier. »

Conversation no 44 sur New York, le samedi suivant. « Non, je ne te conduis pas au train. Tu ne quitteras pas la maison. — Qu’est-ce que tu vas faire ? Me boucler ? Comment tu vas m’empêcher de sortir ? Tu vas m’attacher à ma chaise haute ? C’est comme ça que tu traites ta fille ? J’aurais pas cru que mon père me menacerait de sévices ! — Je ne te menace pas de sévices. — Et alors, comment tu vas me garder ici ? Je suis pas comme ces andouilles de vaches, moi ! Je vais pas vivre ici à perpète. Alors Champion du Flegme et de l’Équilibre, de quoi t’as peur ? Qu’est-ce qui te fait si peur chez les gens ? T’es pas au courant que New York est un des grands centres culturels du monde ? Il y a des gens qui viennent du monde entier pour découvrir New York. Tu as toujours voulu que je découvre tout le reste. Pourquoi pas New York ? Ça vaudrait mieux que cette décharge où on vit. Qu’est-ce qui te fâche tant que ça ? Que je puisse avoir des vraies idées à moi ? Que je pense quelque chose que tu aurais pas pensé avant moi ? Qui fasse pas partie de tes projets bien arrêtés pour la famille et la bonne marche des choses ? Je prends un train pour aller en ville, merde ! Il y a des millions d’hommes et de femmes qui le font tous les jours pour aller au travail. T’as peur que je fréquente les gens qu’il faut pas ? Tu pries le bon Dieu pour que j’entende pas un autre son de cloche ! Tu as épousé une Irlandaise catholique. Qu’est-ce qu’elle en a dit, ta famille, de tes mauvaises fréquentations ? Elle, elle a épousé un Juif. Qu’est-ce qu’elle en a dit, sa famille, de ses mauvaises fréquentations ? Tu crois que je peux faire tellement pire ? Que je traîne avec un type qui ait une coupe afro, c’est de ça que t’as peur ? Je crois pas, papa ! Pourquoi tu te bbbiles pas pour les choses qui en valent la peine, la guerre, par exemple, au lieu de t’en faire parce que ta petite gosse de riche va prendre son train toute seule pour la grande ville ? »

Conversation no 53 à propos de New York. « Tu refuses toujours de me dire quel affreux destin me guette si je prends un train pour la ville. Putain, tu sais qu’ils ont des apparts avec des toits dessus, là-bas aussi. Ils ont des portes avec des verrous. Crois pas qu’il y en ait qu’à Old Rimrock, New Jersey, merde ! Tu y penses jamais, hein, Levov Seymour qui rime avec amour ! Toi tu crois que tout ce qui t’est étranger est mauvais. Ça t’est jamais venu à l’esprit qu’il pouvait y avoir du bon dans ce que tu connais pas ? Et que moi, ta fille, mon instinct me dit peut-être les gens à fréquenter, et quand les fréquenter ? T’es toujours sûr que je vais faire des conneries tôt ou tard. Si tu me faisais confiance, tu penserais que je traîne avec des gens bien. Tu me crois capable de rien de bien. — Merry, tu sais de quoi je parle. Tu es en train de te lier à des gauchistes. — Des gauchistes, parce qu’ils pensent pas comme toi, ils sont gauchistes. — Ce sont des gens qui ont des idées extrémistes. — C’est la seule chose qui donne un résultat, les idées fortes, papa. — Mais tu n’as que seize ans, ils sont beaucoup plus âgés et plus expérimentés que toi. — Tant mieux. J’aurai peut-être une chance d’apprendre quelque chose. L’extrémisme, pour moi, c’est de faire sauter un petit pays au nom d’une notion de la liberté mal comprise. L’extrémisme, c’est de faire sauter les jambes et les couilles des petits garçons, papa. Prendre un train ou un bus pour aller à New York, passer la nuit en sécurité dans un appartement bien verrouillé, je vois pas ce qu’il y a d’extrême là-dedans. À mon avis les gens couchent quelque part le soir, quand ils peuvent. Dis-moi ce que tu trouves de gauchiste à ça ? Tu trouves la guerre mauvaise ? Oh ! la la, idée gauchiste, papa. C’est pas l’idée qui est extrémiste, c’est que quelqu’un puisse s’y attacher assez pour vouloir changer les choses. C’est de l’extrémisme, d’après toi ? Alors, c’est ton problème. Il y a des gens pour qui il est plus important de sauver des vies que de passer leurs diplômes à Columbia. C’est de l’extrémisme ? Non, c’est l’inverse qui en serait. — Tu parles de Bill et Melissa ? — Oui, elle a arrêté ses études parce qu’il y a des choses plus importantes que les diplômes. Elle trouve que mettre fin à la tuerie ça passe avant mettre B A-ba sur du papier. C’est de l’extrémisme, selon toi. Non, pour moi, l’extrémisme c’est de continuer à vivre comme si de rien n’était avec cette folie meurtrière, pendant que les gens se font exploiter en long en large et en travers ; on continue, on met son petit costume et sa petite cravate tous les matins pour partir travailler. Comme si de rien n’était. C’est ça l’extrémisme. L’extrémisme de la connerie, voilà. »

Conversation no 59 sur New York. « Qui sont ces gens ? — Ils ont fait des études à Columbia. Ils ont laissé tomber. Je te l’ai déjà dit. Ils habitent Morningside Heights. — Mais ça ne me suffit pas, Merry. Il y a la drogue, il y a la violence, New York est une ville dangereuse. Il peut t’y arriver des tas de choses. Tu risques de te faire violer. — Parce que j’aurai pas écouté mon papa ? — Mais peut-être bien. — Y a des filles qui se font violer, qu’elles écoutent leur papa ou non. Quand c’est pas leur papa qui les viole. Les violeurs aussi font des gosses, c’est même comme ça qu’ils deviennent papas. — Propose à Bill et Melissa de venir passer le week-end ici. — Alors là, ils vont être fous de joie ! — Écoute, tu aimerais partir faire tes études ailleurs en septembre ? Tu aimerais faire une classe préparatoire, pour tes deux dernières années avant la fac ? Tu en as peut-être assez de vivre à la maison, et avec nous ? — Des projets, toujours. Tu passes ton temps à essayer de trouver la solution la plus raisonnable. — Qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ? M’abstenir de prévoir ? Je suis un homme, moi. Un mari, un père, un chef d’entreprise. — Je dirige une entreprise donc je suis ! — Des écoles, il y en a de toutes sortes. Avec des tas de gens intéressants, avec des tas de libertés… Demande l’avis de ta conseillère d’orientation. Moi aussi je vais me renseigner de mon côté. Si tu en as ras le bol de vivre avec nous, tu peux vivre dans une école. Je comprends bien que tu ne trouves pas grand-chose à faire ici, maintenant. On va se mettre à réfléchir sérieusement à ton départ en prépa, tous les trois. »

Conversation no 67 sur New York : « Rien ne t’empêche d’être aussi efficace dans tes activités antiguerre ici, à Morristown et Old Rimrock. Tu peux mobiliser les élèves de ton lycée contre la guerre. — Papa, je veux faire ça à ma manière. — Écoute-moi, écoute-moi, je t’en prie. Ici, à Old Rimrock, les gens ne sont pas contre la guerre. Au contraire. Tu veux t’opposer ? Oppose-toi ici. — Il y a rien à faire, ici. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Que je défile toute seule autour de l’épicerie ? — Tu peux faire un travail de rassemblement. — Fédérer les Rimrockiens contre la guerre ? C’est ça qui va tout changer ! Le lycée de Morristown contre la guerre ! — Parfaitement. Faire entrer la guerre dans les foyers, c’est pas votre slogan ? Tu aimes être impopulaire ? Eh bien, tu vas être servie, c’est moi qui te le dis. — Je cherche pas à être impopulaire. — Tu le seras quand même. C’est une position impopulaire, ici. Crois-moi, si tu t’opposes à la guerre de toute ta force, tu auras un impact. Pourquoi tu ne sensibilises pas les gens à la guerre ? On fait partie de l’Amérique, tu sais. — Une toute petite partie. — Ces gens sont américains, Merry. Tu peux être aussi active ici, au village. C’est pas la peine d’aller à New York. — C’est ça, je peux être contre la guerre sans quitter le salon. — Tu peux être contre la guerre à la maison de la culture. — Ah, mais c’est qu’ils sont bien vingt personnes ! — Morristown est le chef-lieu. Vas-y le samedi. Il y a des opposants à la guerre, là-bas. Le juge Fontane est contre la guerre, tu le sais. Mr Avery aussi. Ils ont signé la pétition du journal avec moi. Le vieux juge est venu à Washington avec moi. Ça n’a pas trop plu aux gens d’ici de voir mon nom sur la liste, tu sais. Mais c’est ma position. Tu peux organiser une manifestation à Morristown. Tu peux t’y mettre. — Et le journal du lycée couvrira l’événement. Ça va faire revenir les troupes du Vietnam, je le sens ! — J’ai cru comprendre que tu t’étais déjà largement exprimée à ce sujet au lycée même. Pourquoi tu l’as fait si tu penses que ça ne sert à rien ? Tu penses que ça sert à quelque chose. En termes de guerre, le point de vue de chaque Américain compte. Commence dans ton village, Merry. C’est comme ça qu’on peut arrêter la guerre. — Les révolutions n’ont jamais commencé dans les campagnes. — Qui te parle de révolution ? — Moi, je t’en parle. »

Ce fut leur dernière conversation sur New York. Elle paya. Ce fut interminable, mais il était patient, raisonnable et ferme, et son attitude paya. À sa connaissance, elle ne retourna jamais à New York. Elle suivit son conseil et resta chez elle. Après avoir transformé leur salon en champ de bataille, elle transforma le lycée en champ de bataille ; et après avoir changé le lycée en champ de bataille, un beau jour elle prit la porte et fit sauter la poste, et avec elle le docteur Fred Conlon, et le Magasin général, ce petit bâtiment de bois avec son bulletin des activités locales affiché devant la porte et sa vieille pompe à essence Sonoco tout esseulée, et le mât de métal sur lequel Ross Hamlin, qui possédait le magasin et s’occupait de la poste avec sa femme, hissait le drapeau américain tous les matins depuis l’époque où Warren Gamaliel Harding était président des États-Unis.


1.  Merry signifie « joyeux » en anglais. (N.d.T.)