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1er septembre 1973
Cher Monsieur Levov
Merry travaille à la vieille clinique pour chiens et chats sur New Jersey Avenue, dans le quartier d’Ironbound, à Newark ; la clinique se trouve au numéro 115, à cinq minutes de Penn Station. Elle y va tous les jours. Si vous l’attendez devant la porte, vous l’attraperez au moment où elle sort du travail pour rentrer chez elle, juste après seize heures. J’écris cette lettre à son insu. J’ai atteint le point de rupture, je ne peux plus poursuivre. Je veux m’en aller, mais je n’ai personne à qui la confier. Il faut que vous preniez le relais. Je dois tout de même vous avertir que vous lui feriez le plus grand mal en lui révélant que vous avez retrouvé sa trace grâce à moi. C’est un être d’une énergie prodigieuse. Elle a changé ma vie. Je me suis engagée jusqu’au cou dans cette histoire parce que j’étais incapable de résister à son pouvoir. Il y aurait trop à dire pour que j’aborde ce sujet ici. Il faut me croire lorsque je vous assure que je n’ai jamais rien dit ni fait d’autre que ce qu’elle exigeait. On ne résiste pas à sa force. Nous étions dans le même bateau, vous et moi. Je ne lui ai menti qu’une seule fois. À propos de ce qui s’est passé à l’hôtel. Si je lui avais dit que vous aviez refusé de faire l’amour avec moi, elle aurait refusé de prendre l’argent, et elle serait retournée mendier par les rues. Je ne vous aurais jamais fait souffrir de cette façon si mon amour pour elle ne m’avait pas soutenue. À vous, cela paraîtra dément. C’est pourtant ainsi, je vous le dis. Votre fille est divine. Il est impossible de se trouver devant une telle souffrance sans succomber à son pouvoir sacré. Vous ne savez pas quel zéro j’étais avant de rencontrer Merry. Je me laissais aller complètement. Mais je n’en peux plus. Il ne faut pas lui parler de moi, sinon comme quelqu’un qui vous a tourmenté exactement comme je l’ai fait. NE FAITES PAS ÉTAT DE CETTE LETTRE SI VOUS SOUHAITEZ QUE MERRY SURVIVE. Prenez toutes les précautions nécessaires avant d’arriver à la clinique. Si le FBI la retrouvait, elle n’y survivrait pas. Elle a pris le nom de Mary Stoltz. Il faut la laisser accomplir son destin. Nous ne pouvons être que les témoins de cette angoisse qui la sanctifie.
La disciple qui a pris le nom de Rita Cohen
Impossible d’éradiquer l’« accident ». L’accident allait rester à l’affût, invisible, tout le reste de sa vie, il allait mûrir, prêt à exploser, à un tout petit millimètre sous la surface des choses. Cet accident était la face cachée de tout le reste de sa vie. Le Suédois avait déjà fait son deuil de tout, il avait déjà tout reconstruit et, maintenant qu’il avait le sentiment d’avoir tout repris en main, voilà qu’on l’incitait à faire son deuil de tout, une fois de plus. Et, à supposer qu’il en soit ainsi, l’accident envahirait toute la réalité des choses…
Tout, rien, les choses — mais quel autre mot trouver qui soit acceptable ? Ils ne pouvaient tout de même pas demeurer à jamais les esclaves de cet accident innommable ! Depuis cinq ans qu’il attendait cette lettre, voilà qu’elle était arrivée ! Tous les soirs dans son lit, il avait supplié Dieu de la lui faire trouver au courrier du matin. Et puis en cette année 1973, prodigieuse année de transition, année du miracle de Dawn, durant ces mois où Dawn se consacrait entièrement au projet de la nouvelle maison, il s’était mis à redouter ce qu’il pourrait trouver au courrier du matin, ce qu’il allait entendre en décrochant le téléphone. Comment pourrait-il laisser l’accident entrer dans leur vie maintenant que Dawn avait réussi à faire disparaître l’invraisemblance de ce qui s’y était produit ? Aider sa femme à retrouver la santé mentale lui avait fait l’effet de les piloter tous deux à travers un cyclone de cinq ans. Il avait satisfait chacune de ses exigences. Pour l’arracher aux rets de son horreur, il n’y avait rien qu’il ait omis de faire. La vie avait à peu près retrouvé ses proportions reconnaissables. Alors maintenant il s’agissait de déchirer cette lettre et de la mettre au panier. De faire comme si elle n’était jamais arrivée.
Deux fois Dawn avait été hospitalisée pour dépression suicidaire, dans une clinique proche de Princeton. Il s’était donc fait à l’idée que les dégâts étaient irréversibles et qu’elle ne pourrait désormais fonctionner que sous la surveillance des psychiatres, en prenant des sédatifs et des antidépresseurs ; qu’elle ferait des séjours fréquents dans les hôpitaux psychiatriques, où il irait la visiter pour le restant de leurs jours. Il s’imaginait, une ou deux fois par an peut-être, assis à son chevet dans une chambre sans verrou à la porte. Les fleurs qu’il lui aurait envoyées trôneraient dans un vase sur la table ; sur le bord de la fenêtre il verrait les plantes grimpantes qu’elle avait d’ordinaire dans son bureau, et qu’il lui aurait apportées en pensant que cela lui ferait du bien de prendre soin de quelque chose ; au chevet du lit, elle aurait des photos encadrées de lui et de Merry, et aussi de ses parents et de son frère. Assis auprès d’elle, il lui tiendrait la main, tandis que, vêtue d’un jean et d’un grand pull à col roulé, elle serait en train de pleurer : « J’ai peur, Seymour, j’ai tout le temps peur. » Il resterait patiemment à son chevet chaque fois qu’elle se mettrait à trembler, et il lui dirait de respirer, simplement ; d’inspirer et d’expirer lentement, en pensant à l’endroit le plus agréable du monde, en se voyant dans ce lieu merveilleusement apaisant, une plage des tropiques, une belle montagne, un paysage des vacances de son enfance… c’est ce qu’il lui dirait même quand le tremblement serait déclenché par une sortie contre lui. Calée dans son lit, bras croisés sur la poitrine comme pour se réchauffer, elle enfouirait tout son corps dans son pull-over ; elle le transformerait en tente, déroulant le col pour s’en couvrir le menton, tirant le dos sous ses fesses, abaissant le devant sur ses genoux, ses jambes, pour le glisser sous ses pieds. Souvent, elle restait sous la protection de cette tente tout le temps qu’il passait avec elle. « Tu sais quand je suis venue à Princeton pour la dernière fois ? Moi je m’en souviens ! J’avais été invitée par le gouverneur. Dans sa maison. Ici, à Princeton, dans sa maison. Moi j’ai dîné chez le gouverneur. J’avais vingt-deux ans ; j’étais en robe du soir, morte de peur. Son chauffeur est venu me chercher à Elizabeth, et moi, avec mon diadème sur la tête, j’ai dansé avec le gouverneur du New Jersey. Alors comment est-ce que j’en suis arrivée là, à présent ? Pourquoi je me retrouve ici ? Tout ça c’est ta faute ! T’as jamais pu me foutre la paix ! Il a fallu que tu m’aies ! Il a fallu que tu m’épouses. Moi je voulais devenir professeur. C’est de ça que j’avais envie. Je l’avais, le poste. Il m’attendait. Je voulais enseigner la musique aux gosses d’Elizabeth, dans le cadre du système scolaire, et voilà tout. J’ai jamais voulu être Miss Amérique, moi ! Jamais ! J’ai jamais voulu me marier, avec qui que ce soit. Seulement tu me laissais même pas la place de respirer, tu supportais pas de me quitter des yeux. Moi, tout ce que je voulais, c’était mes études, et mon métier. J’aurais jamais dû quitter Elizabeth ! Jamais ! Tu sais quel bien ça a fait à ma vie de devenir Miss New Jersey ? Ça l’a foutue en l’air. La seule raison pour laquelle j’ai voulu cet argent, c’était pour que Danny puisse aller à la fac sans que papa ait à payer. Tu crois que si mon père n’avait pas eu sa crise cardiaque je serais entrée dans la compétition pour Miss Union County ? Jamais de la vie. Tout ce qui m’intéressait, c’était de ramener assez d’argent pour que Danny aille à la fac sans devenir un fardeau pour papa ! Moi, j’ai pas fait ça pour que les garçons se bousculent partout après moi ; j’essayais d’aider ma famille. Et puis c’est là que tu es arrivé. Toi ! Avec tes mains ! tes épaules ! Tu m’écrasais de toute ta taille, de la largeur de tes mâchoires ! Tu étais une espèce de mastodonte dont je ne pouvais pas me débarrasser. Pas moyen que tu me fiches la paix. Chaque fois que je levais les yeux je voyais mon petit ami complètement gaga parce que j’étais une reine de beauté à la noix ! T’étais un vrai gosse ! Il a fallu que tu me transformes en princesse ! Eh ben, regarde où ça m’a menée. À l’asile ! Elle est chez les dingues, ta princesse ! »
Au cours des années à venir, elle allait se demander comment ce qui lui était arrivé avait pu lui arriver, et c’était lui qu’elle tiendrait responsable. Et il lui apporterait ce qu’elle aimait manger, des fruits, des bonbons, des biscuits, dans l’espoir qu’elle se nourrisse d’autre chose que de pain et d’eau ; il lui apporterait des magazines, dans l’espoir qu’elle se concentre sur de la lecture au moins une demi-heure par jour ; il lui apporterait des vêtements pour qu’elle puisse s’adapter au changement de saison en se promenant dans les jardins de la clinique. Tous les soirs, à neuf heures, il rangeait dans sa commode ce qu’il lui avait apporté ; il la prenait dans ses bras, lui disait au revoir en l’embrassant ; il la prenait dans ses bras et lui disait qu’il reviendrait la voir le lendemain soir, après le travail, et, pour rentrer à Old Rimrock, il roulait une heure dans la nuit, avec, gravée dans sa mémoire, la terreur qui se marquait sur le visage de sa femme lorsqu’un quart d’heure avant la fin des visites, l’infirmière passait la tête par la porte pour dire gentiment à monsieur Levov qu’il était bientôt temps de s’en aller.
Le lendemain soir, elle avait retrouvé toute sa colère. Il l’avait détournée de ses ambitions véritables. Entre lui et le concours de Miss Amérique, elle avait perdu de vue son programme. C’était parti, plus moyen de l’arrêter. D’ailleurs, il n’essayait même pas. Quel rapport, ces élucubrations, avec la souffrance qu’elle endurait ? Tout le monde savait bien que ce qui s’était passé aurait largement suffi à la briser, et que ce qu’elle racontait n’avait aucun fondement. La première fois qu’elle avait été hospitalisée, il s’était contenté de l’écouter en approuvant de la tête, et même s’il s’étonnait de l’entendre jeter l’anathème sur une aventure dont elle avait tiré le plus grand plaisir à l’époque, il en était certain, il se demandait parfois s’il ne valait pas mieux pour elle mettre son problème présent sur le compte des événements de 1949 plutôt que sur le compte de ceux de 1968. « Toutes mes années de lycée, les gens me répétaient : “On devrait vous élire Miss Amérique.” Moi je trouvais ça ridicule. À quel titre, m’élire Miss Amérique ? Après les cours et pendant l’été je faisais la vendeuse dans une quincaillerie, et les gens s’amenaient à ma caisse en me disant : “On devrait vous élire Miss Amérique.” J’en pouvais plus. J’avais horreur que les gens me disent ce que j’avais à faire à cause de mon physique. Seulement, quand j’ai reçu un coup de fil du comité de sélection d’Union County pour m’inviter à cette réception, qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? J’étais qu’une gamine. Je me disais que je pourrais gratter un peu de fric pour que papa travaille moins dur. Alors j’ai rempli le questionnaire et j’y suis allée. Et quand toutes les autres ont été parties, l’hôtesse m’a passé un bras autour des épaules et elle a dit à tous ses voisins : “Il faut que vous sachiez que vous venez de passer l’après-midi avec la future Miss Amérique.” Moi je me disais : “Mais c’est complètement idiot, tout ça. Pourquoi est-ce que les gens n’arrêtent pas de me répéter ces trucs-là ? Moi j’ai pas envie de me mettre là-dedans.” Et quand j’ai été élue Miss Union County, les gens me disaient déjà : “On vous verra à Atlantic City.” Des gens qui savaient de quoi ils parlaient me disaient que j’allais remporter ce concours, comment est-ce que j’aurais fait machine arrière, moi ? Impossible. Quand j’ai été élue Miss Union County, ça a fait toute la première page du Elizabeth Journal. J’en ai été mortifiée. Si, je t’assure. Je pensais, si seulement ça pouvait rester secret, et que je me contente d’empocher l’argent. Quelle gamine ! En tout cas j’étais sûre de ne pas être élue Miss New Jersey, mais alors là, archi-sûre. Quand je regardais autour de moi, je voyais cette marée de jolies filles qui savaient si bien se mettre en valeur, moi qui ne savais rien de rien. Elles savaient se monter des mises en plis, poser leurs faux cils, moi j’ai mis six mois, après mon élection, pour savoir me coiffer convenablement. Je me disais : “Oh la la, qu’est-ce qu’elles se maquillent bien !” et puis elles avaient des garde-robes magnifiques, et moi j’avais la robe que je portais au bal de fin d’année du lycée, et des habits qu’on me prêtait, j’étais tellement convaincue que je pourrais jamais gagner. J’étais si renfermée. Si mal dégrossie. N’empêche que j’ai encore gagné. Alors les voilà qui commencent à m’expliquer comment m’asseoir, comment me tenir debout, et même comment écouter ; ils m’envoient dans une agence de mannequins pour m’apprendre à marcher. Ils n’aimaient pas ma démarche. Moi je m’en fichais de ma démarche, je marchais, un point c’est tout. Il faut croire que j’avais marché assez bien pour devenir Miss New Jersey, hein ? Alors si je marchais pas assez bien pour devenir Miss Amérique, eh ben tant pis. Mais non, il faut glisser sur le sol. Ah non, je marche comme je marche ! Il faut pas trop balancer les bras, sans qu’ils restent non plus trop raides le long du corps. Tous ces trucs du métier, ça m’intimidait tellement que j’osais plus bouger ! Il faut attaquer le sol par la pointe du pied, pas par le talon — voilà le genre de trucs que j’ai dû subir. Je me disais, si seulement je pouvais me tirer ? Y aurait pas moyen de laisser tomber ? Fichez-moi la paix ! Fichez-moi la paix, tous tant que vous êtes ! J’avais pas du tout envie de me lancer là-dedans au départ, moi. Tu vois pourquoi je t’ai épousé ? Tu comprends, maintenant ? Y a pas trente-six raisons. Je voulais quelque chose qui ait l’air normal. Au bout d’un an de cette folie, j’avais désespérément envie de quelque chose de normal ! Comme je regrette que tout ça soit arrivé. Tout ! On te met sur un piédestal, ce que j’avais jamais demandé, et le jour où on te déboulonne, c’est tellement brutal que tu crois voir trente-six chandelles. Dire que j’avais rien demandé, dans tout ça. J’avais rien de commun avec les autres nanas. Je les détestais et elles me le rendaient bien. Ces grandes bringues avec leurs grands pieds. Il y en avait pas une de douée. Et puis une familiarité ! Moi j’étais étudiante en musique, sérieuse. Tout ce que je voulais c’était qu’on me fiche la paix, plus avoir à porter cette foutue couronne qui brillait sur ma tête ! J’avais jamais voulu ça, moi, rien de tout ça. »
Quand il rentrait chez lui après ces visites, il lui était d’un grand secours de se la rappeler telle qu’elle avait été vraiment, à cette époque, sans aucun rapport avec l’autoportrait qu’elle brossait dans ces tirades. En septembre 1949, la semaine qui avait précédé l’élection de Miss Amérique, elle avait appelé Newark tous les soirs depuis l’hôtel Dennis, pour lui raconter ce qui lui était arrivé au cours de sa journée de tournoi, et dans ces moments-là, le parfait ravissement qu’elle éprouvait à être elle-même s’entendait dans sa voix. Il ne l’avait jamais entendue parler ainsi auparavant — c’était presque effrayant, l’exultation non déguisée qu’elle éprouvait à être où elle était, qui elle était, et à faire ce qu’elle faisait. Tout à coup la vie la ravissait, la vie était faite pour Dawn Dwyer et seulement pour elle. Cette immodération subite, qui lui ressemblait si peu, le prenait par surprise et il se demandait si, à l’issue de cette semaine, elle pourrait se contenter de Seymour Levov. Sans parler de l’hypothèse où elle gagnerait. Aurait-il la moindre chance face à tous ces types qui ne pensaient qu’à épouser Miss Amérique ? Des acteurs allaient lui courir après, des milliardaires, un vrai troupeau. La nouvelle vie qui s’ouvrirait risquait d’attirer des hordes de nouveaux prétendants, et de l’exclure, lui Seymour. Néanmoins, prétendant en titre, il était fasciné à l’idée qu’elle gagne ; plus la possibilité s’affirmait, plus il avait de raisons de rougir de fierté et de suer d’angoisse.
Ils se téléphonaient de Newark à Atlantic City, une heure durant, parfois ; elle était trop excitée pour dormir, quoique sur le pont depuis le petit déjeuner, qu’elle avait pris dans la salle à manger, en tête à tête avec son chaperon, une grande et grosse dame du coin, coiffée d’un petit chapeau, tandis qu’elle, Dawn, portait son écharpe de Miss New Jersey épinglée à son tailleur, et à la main, des gants en agneau blanc qui coûtaient les yeux de la tête, offerts par Newark Maid, où le Suédois venait de commencer son stage pour reprendre l’affaire. Toutes les filles portaient à peu près les mêmes gants blancs à quatre boutons qui couvraient le poignet. Dawn était la seule à avoir eu les siens pour rien, ainsi qu’une deuxième paire, noire, de longueur opéra ; c’étaient les gants habillés de Newark Maid, en chevreau, seize boutons (une petite fortune chez Saks), produit de l’habileté de coupeurs qui n’avaient rien à envier aux Italiens et aux Français — plus une troisième paire montant au-dessus du coude, faits sur mesure, assortis à sa robe du soir. Le Suédois lui avait demandé un mètre de l’étoffe, et un ami de la famille, spécialiste des gants en tissu, les lui avait exécutés à titre gracieux pour Newark Maid. Trois fois par jour, assises en face de leurs chaperons en petits chapeaux, les filles, leurs belles chevelures bien peignées, leurs belles robes impeccables, leurs mains gantées, tentaient de prendre un repas, ou du moins un échantillon de chaque plat servi, tout en signant des autographes aux gens venus les reluquer dans la salle à manger et leur dire d’où ils étaient. Dawn, Miss New Jersey, dans cet hôtel du New Jersey, c’était elle qui avait de loin le plus de succès ; il lui fallait donc dire un mot gentil à tout le monde, sourire, signer des autographes, tout en essayant de s’alimenter. « C’est ce qu’on attend de nous, lui dit-elle au téléphone, c’est pour ça qu’on nous offre la chambre. »
Lorsqu’elle était arrivée à la gare, on l’avait installée dans une petite décapotable, une Nash Rambler, qui arborait son prénom et l’État d’où elle venait. Le chaperon partageait la décapotable. C’était la femme d’un agent immobilier du coin, et elle la suivait partout où elle allait, entrant dans la voiture, en sortant en même temps qu’elle. « Elle ne me quitte pas d’une semelle, Seymour. Tu ne vois pas un homme de tout le séjour, sauf les juges. Tu peux même pas parler à un homme. Il y a des filles dont le petit ami est là. Il y en a même qui ont leur fiancé. Mais à quoi bon ? Elles n’ont pas le droit de les voir. Le règlement est tellement long que je ne suis pas encore arrivée à le lire jusqu’au bout. “Il est interdit aux messieurs de parler aux concurrentes, sauf en présence de leur chaperon. Quelle que soit l’heure, les concurrentes n’ont pas la permission d’entrer dans un bar ni de consommer de boissons alcoolisées. Parmi les autres règles, le rembourrage est interdit…” Le Suédois se mit à rire. “Oh oh. — Laisse-moi finir, Seymour, c’est interminable, leur truc. Il est interdit de faire passer une interview à une concurrente si son chaperon n’est pas là pour défendre ses intérêts.” »
Dawn n’était pas la seule à avoir reçu la petite décapotable, toutes les filles avaient la leur, prêtée pour la semaine. Seule Miss Amérique pourrait garder la sienne. C’est de cette voiture-là qu’elle saluerait le stade bondé quand on la conduirait sur le bord du terrain de football lors des grands derbys universitaires. Le comité organisateur donnait un coup de pouce à la Rambler parce qu’il était parrainé en partie par American Motors.
Lorsque Dawn était arrivée dans sa chambre, elle y avait trouvé une boîte de bonbons Fralinger, ainsi qu’un bouquet de roses ; elles avaient toutes eu les bonbons et les roses, offerts par l’hôtel. Mais les roses de Dawn ne s’ouvrirent jamais ; quant aux chambres, en tout cas à l’hôtel où se trouvait Dawn, elles étaient petites et laides, et donnaient sur la cour. Mais, selon la description enthousiaste de Dawn, l’hôtel lui-même, situé à l’angle de Michigan Avenue et de la jetée, était l’un des hôtels rupins, où, les après-midi, on servait le thé dans les règles de l’art avec de petits sandwiches, où les pensionnaires payants jouaient au croquet sur les pelouses, et se voyaient attribuer, c’était assez légitime, les belles chambres avec vue sur l’océan. Tous les soirs, elle rentrait crevée dans sa vilaine petite chambre sombre au papier peint fané, et regardait si ses roses ne s’étaient pas ouvertes ; puis elle téléphonait au Suédois, et répondait aux questions qu’il lui posait sur ses chances de gagner.
Elle faisait partie des quatre ou cinq filles dont la photo paraissait régulièrement dans les journaux ; tout le monde disait qu’il faudrait bien que l’une d’entre elles remporte le titre — les organisateurs du New Jersey étaient convaincus de tenir la gagnante, d’autant que sa photo fleurissait la presse tous les matins. « Je vais les décevoir, ça me désole, lui dit-elle. — Mais non, tu ne vas pas les décevoir, tu vas gagner. — Non, c’est la Texane qui va gagner, j’en suis sûre. Elle est tellement jolie. Elle a un visage rond. Elle a une fossette. C’est pas une beauté, mais elle est très très mignonne. Et puis un corps superbe. Elle me fait peur, tu peux pas savoir. Elle vient d’une petite ville minable du Texas, elle fait des claquettes, ce sera elle. — On la voit dans les journaux avec toi ? — Tout le temps. Elle fait partie des quatre ou cinq qui y sont tout le temps. Moi j’y suis parce qu’on est à Atlantic City et que je suis Miss New Jersey, alors les gens qui se baladent sur la promenade me voient avec mon écharpe et ils s’excitent comme des puces, mais tous les ans c’est comme ça pour Miss New Jersey, et elle ne gagne jamais. Tandis que Miss Texas, elle est dans les journaux parce qu’elle va gagner. »
Parmi les dix juges se trouvait Earl Wilson, le fameux éditorialiste qui travaillait pour plusieurs journaux ; lorsqu’il avait appris que Dawn venait d’Elizabeth, il aurait déclaré à quelqu’un qui se trouvait avec lui à la parade, le long du bord de mer — où Dawn défilait avec deux autres filles sur le char de son hôtel —, que Joe Brophy, maire d’Elizabeth depuis longtemps, était de ses amis. Ce quelqu’un l’avait répété à quelqu’un d’autre, qui l’avait rapporté au chaperon de Dawn. Earl Wilson avait dit que Joe Brophy était un vieil ami, il ne s’était pas permis d’en dire davantage en public, mais le chaperon de Dawn était convaincu qu’il l’avait dit parce que, depuis qu’il avait vu Dawn en robe de soirée sur le char, elle était devenue sa candidate. « Eh bien voilà, avait conclu le Suédois, et d’un. Il t’en reste neuf à conquérir. Bon vent, Miss Amérique ! »
Avec son chaperon, elle n’avait qu’un seul sujet de conversation : qui considérer comme sa plus sérieuse rivale ; d’ailleurs c’était apparemment ce dont parlaient toutes les filles avec leur chaperon, et ce dont elles finissaient par parler lorsqu’elles téléphonaient à leur famille, même si, entre elles, elles affectaient de s’adorer. Les filles des États du Sud, en particulier, lui dit Dawn, n’y allaient pas avec le dos de la cuillère. « Oh, tu es merveilleuse, tu as une chevelure merveilleuse… » Cette vénération capillaire déconcertait passablement une fille aussi terre à terre que Dawn ; à entendre ces conversations entre les Miss, on aurait pu croire que les possibilités de la vie ne tenaient qu’à un cheveu.
En compagnie de leurs chaperons, les filles avaient visité la Jetée d’Acier, et elles étaient allées dîner au Captain Starn, restaurant de fruits de mer renommé, ainsi qu’à la Steak House Jack Guischard ; le troisième jour, on les avait prises en photo de groupe devant le Palais des Congrès. L’un des organisateurs leur avait dit que cette photo, elles la garderaient comme un trésor ; les amitiés nouées là dureraient toute la vie, elles allaient rester en contact, et l’heure venue, elles donneraient à leurs filles le nom des autres Miss. Dans le même temps, quand les journaux du matin paraissaient, les filles disaient à leurs chaperons : « Oh la la, je ne suis pas dans celui-là. Oh la la, c’est celle-là qui va gagner, c’est sûr. »
Pendant une semaine, tous les jours on répéta les spectacles qu’on donnerait le soir. Année après année, les gens venaient à Atlantic City tout spécialement pour l’élection de Miss Amérique, ils prenaient des billets pour le spectacle du soir, ils arrivaient sur leur trente et un pour voir les filles monter sur scène et exhiber leurs talents personnels, ou présenter des numéros d’ensemble, en costume. La seule autre concurrente à savoir jouer du piano choisit d’exécuter la Sonate au clair de lune pour son numéro personnel, si bien qu’il resta à Dawn un morceau beaucoup plus racoleur, le succès du moment Till the End of Time, une polonaise de Chopin avec des arrangements dansants. « Me voilà dans le show-business ! Je n’arrête pas de la journée. On n’a pas un moment à soi. Comme c’est le New Jersey qui accueille la manifestation, les regards sont braqués sur moi, et moi je ne veux pas décevoir tout le monde, c’est vrai, ce serait affreux… — Tu ne vas pas les décevoir, Dawnie. Tu as Earl Wilson dans ta poche, et c’est le plus connu des juges. Tu vas gagner, je le sens, je le sais. »
Il se trompait. Ce fut Miss Arizona qui gagna. Dawn ne fut même pas classée dans les dix premières. À cette époque, les concurrentes attendaient en coulisse pendant qu’on annonçait le nom des gagnantes. Elles étaient assises à des tables surmontées de miroirs, classées suivant l’ordre alphabétique des États, et Dawn se trouvait tout au milieu quand l’annonce se fit entendre. Il lui fallut sourire par-dessus le marché, applaudir à tout rompre parce qu’elle avait perdu, et, circonstance aggravante, foncer sur scène et défiler avec les autres perdantes en chantant avec l’animateur Bob Russell l’hymne de Miss Amérique de l’époque : « Toutes les fleurs, toutes les roses, se dressent sur la pointe de leurs petits pieds… lorsque Miss Amérique vient à passer », tandis que la foule se déchaînait d’enthousiasme pour une fille aussi petite, aussi menue, aussi brune qu’elle, la délicate Jacque Mercer, Miss Arizona, qui avait remporté l’épreuve en maillot de bain, mais dont Dawn n’aurait jamais cru qu’elle serait l’élue. Par la suite, au bal de clôture, malgré sa déception amère, Dawn fut loin de se sentir aussi déprimée que la plupart des autres perdantes : ce que lui avaient dit les organisateurs du New Jersey — « Tu vas gagner, ce sera toi Miss Amérique » —, les organisateurs des autres États l’avaient dit à leur concurrente. Elle lui raconta que, dans ces conditions, elle n’avait jamais rien vu d’aussi triste que ce bal : « Tu es obligée de sourire tout le temps, c’est abominable ! Ils font venir ces gardes-côtes, ou je sais pas quoi, d’Annapolis. Ils ont des beaux uniformes blancs avec des galons et des décorations. On considère sans doute que nous pouvons danser avec eux sans risque. Alors ils dansent en rentrant le menton, et puis la soirée est finie, et il faut repartir chez soi. »
Malgré tout, des mois plus tard, la prodigieuse ivresse de cette aventure refusait de se dissiper. L’année qui suivit son élection, et qu’elle passa à couper des rubans inauguraux, saluer la foule, faire l’ouverture des supermarchés et des expositions automobiles, elle se demanda à haute voix si la vie lui réservait encore une surprise aussi fabuleuse que cette semaine passée à Atlantic City. Elle gardait à son chevet l’annuaire officiel du tournoi de 1949, brochure établie par les organisateurs qui s’était vendue toute la semaine précédant l’élection. On y voyait des photos individuelles des Miss, quatre par page, accompagnées de la silhouette de leur État et d’une petite biographie en médaillon. Les pages où Miss New Jersey apparaissait — avec son sourire modeste, sa robe du soir et ses gants assortis à douze boutons — avaient été cornées avec soin. « Mary Dawn Dwyer, 22 ans, brunette venue d’Elizabeth, représente cette année les espoirs du New Jersey. Diplômée du collège d’Upsala, East Orange, New Jersey, où elle s’est spécialisée en musique, Mary Dawn ambitionne de devenir professeur d’éducation musicale en lycée. Elle mesure un mètre cinquante-huit, ses passe-temps favoris sont la natation, les danses folkloriques et la cuisine (en haut à gauche). » Répugnant à renoncer à une effervescence inconnue d’elle jusque-là, elle ne cessait de parler de ce conte de fée : elle, la gamine d’Hillside Road, fille de plombier, était montée sur scène devant tous ces gens, et avait concouru pour le titre de Miss Amérique. Elle se demandait bien où elle avait trouvé un tel courage. « Oh, cette rampe, Seymour, cette rampe ! Elle était longue, il était long ce podium, quand il fallait le parcourir en souriant… »
En 1969, lorsque l’invitation au vingtième anniversaire de l’élection parvint à Old Rimrock, Dawn était hospitalisée pour la deuxième fois depuis la disparition de Merry. On était en mai. Les psychiatres étaient tout aussi gentils que la première fois, la chambre tout aussi agréable, le paysage vallonné tout aussi riant, les allées du parc encore plus jolies, avec ces tulipes plantées autour des bungalows des pensionnaires ; les champs immenses en pleine verdeur à cette époque de l’année offraient des perspectives magnifiques, magnifiques. Et comme c’était la deuxième fois en deux ans, comme il arrivait tout droit de Newark en début de soirée, juste après qu’on avait coupé l’herbe, qu’il y avait dans l’air une odeur fraîche et astringente comme celle de la ciboulette, c’était mille fois pire. Il ne montra donc pas l’invitation à Dawn. Tout allait déjà assez mal, elle lui tenait des propos assez bizarres, avec ces larmes sans répit sur sa honte, sa mortification, la futilité de sa vie, sans qu’il soit de nouveau question de cette aventure de Miss New Jersey.
Puis le retournement survint. Un déclic lui fit désirer se libérer du choc inattendu, de l’accroc improbable. Elle ne voulait plus se laisser voler sa vie.
Le renouveau héroïque commença par un lifting dans une clinique de Genève dont elle avait entendu parler dans Vogue. Le soir, au moment du coucher, il la voyait face à son miroir dans la salle de bains : tirant la peau molle avec soin, elle remontait l’ovale de son visage, les pommettes entre les index, la mâchoire entre les pouces, jusqu’à effacer les plis naturels, et ne plus voir dans la glace qu’un masque de cire. Quant à lui, s’il admettait sans conteste qu’à quarante-cinq ans elle en paraissait dix de plus, le remède suggéré par Vogue lui semblait sans rapport aucun avec le fond du problème ; il était si éloigné du désastre qui les avait frappés qu’il ne voyait pas de raison de discuter avec elle : elle était mieux placée que personne pour connaître la vérité, même si elle préférait se voir en simple lectrice de Vogue mûrissante avant l’heure plutôt qu’en mère de poseuse de bombe. Puisqu’elle avait épuisé les ressources des psychiatres, de leur entourage et des médicaments, puisqu’elle était terrorisée à l’idée de subir un électrochoc s’il fallait l’hospitaliser une troisième fois, il vint un jour où il l’emmena à Genève. Ils furent accueillis à l’aéroport par le chauffeur en livrée et sa limousine, et Dawn entra à la clinique du docteur La Plante.
Ils y occupèrent une suite où le Suédois put rester à ses côtés. La nuit qui suivit l’opération, elle ne cessa de vomir, mais il était là pour la nettoyer et la réconforter. Les jours suivants, quand elle pleurait de douleur, il resta à son chevet, comme il l’avait fait nuit après nuit à la clinique psychiatrique, et il lui tint la main, persuadé que cette opération grotesque, cette épreuve absurde et futile, marquait la phase finale de sa déchéance, la fin d’un être à figure humaine. Selon lui, loin d’assister à sa guérison, il était en train de se faire le complice involontaire de sa mutilation. À la regarder, tête entortillée dans ses bandelettes, il croyait contempler les préparatifs de sa mise en bière.
Il se trompait du tout au tout. En effet, quelques jours seulement avant l’arrivée de la lettre de Rita Cohen à son bureau, alors qu’il passait par hasard devant la table de travail de Dawn, il y aperçut une courte lettre manuscrite ainsi qu’une enveloppe libellée à l’adresse du plasticien de Genève : « Cher docteur La Plante, Un an s’est écoulé depuis que vous m’avez refait le visage. Je n’ai pas l’impression que, la dernière fois que je vous ai vu, j’aie bien compris le cadeau que vous m’aviez fait. Que vous ayez consacré cinq heures de votre temps à ma beauté m’emplit d’un profond respect. Comment pourrai-je jamais vous remercier ? Je crois qu’il m’a bien fallu ces douze mois pour me remettre de l’opération. Vous aviez raison, mon organisme était sans doute plus détérioré que je ne le croyais. Maintenant j’ai l’impression de revivre. C’est une nouvelle vie intérieure, et extérieure aussi. Quand je rencontre de vieux amis que je n’ai pas vus depuis longtemps, ils sont stupéfaits de ce qui m’est arrivé. Je ne le leur dis pas. C’est vraiment extraordinaire, cher docteur, et sans vous, cela n’aurait jamais été possible. Croyez à mon affectueuse gratitude, Dawn Levov. »
Sitôt après que son visage eut recouvré la perfection de son ovale en forme de cœur et l’expression mutine d’avant l’explosion, elle décida de faire construire une petite maison contemporaine sur un terrain de cinq hectares, de l’autre côté de la crête de Rimrock, et de vendre la vieille demeure, les dépendances et leurs quelque cinquante hectares. Les bovins et l’équipement agricole avaient été vendus en 69, un an après que Merry était entrée dans la clandestinité ; il devenait clair désormais que l’entreprise était trop lourde pour Dawn ; par annonces dans un mensuel d’éleveurs, il avait réussi à se débarrasser en quelques semaines de la lieuse, de la batteuse, de la glaneuse et des installations — bref, de toute l’exploitation. Lorsqu’il la surprit en train de dire à l’architecte qu’elle avait toujours détesté leur maison, il en fut aussi assommé que si elle avait dit qu’elle avait toujours détesté son mari. Il partit faire une longue promenade, dut pousser jusqu’au village, à presque huit kilomètres, pour bien se mettre dans la tête qu’elle avait dit détester la maison, et non lui. Même si cela n’allait pas plus loin, il en était si malheureux qu’il lui fallut solliciter toutes ses capacités de refoulement pour faire demi-tour et rentrer déjeuner chez eux, où elle devait examiner avec l’architecte la première série de projets.
Elle la détestait, la vieille maison de pierre, leur première, leur seule demeure, leur demeure chérie ? Mais comment était-ce possible ? Cette maison, il en avait rêvé depuis l’âge de seize ans. Un jour, il était parti avec l’équipe de base-ball disputer un match contre Whippany ; le car roulait vers l’ouest, parcourant les vallons agrestes du New Jersey sur des routes étroites et sinueuses. Lui, déjà en tenue, frottait machinalement ses doigts autour de la poche profonde de son gant ; c’est alors qu’il avait aperçu une grande maison de pierre qui se dressait sur un talus, derrière un rideau d’arbres. Sur une balançoire pendue à une basse branche de l’un de ces grands arbres, une petite fille s’envolait dans les airs avec tout le bonheur, lui sembla-t-il, dont un enfant est capable. C’était la première maison de pierre qu’il voyait — une merveille architecturale à ses yeux de jeune citadin. Dans ces pierres imparfaitement équarries, il lisait le mot « maison » mieux encore que sur les briques de la maison de Keer Avenue, malgré le sous-sol aménagé où il avait appris à Jerry le ping-pong et les dames ; malgré le porche-véranda où il s’allongeait sur le vieux canapé dans le noir pour écouter les matches des Giants ; malgré le garage où, enfant, il avait pendu une balle à une poutre en l’entourant d’un chatterton fixé à une corde, et où, tout l’hiver, dans son rôle de grand garçon sérieux sans états d’âme, il passait consciencieusement une demi-heure à taper dedans avec sa batte quand il rentrait de l’entraînement du basket, pour ne pas perdre le rythme du jeu ; malgré la mansarde aux deux lucarnes, où, l’année précédant son entrée au lycée, il s’endormait en lisant et en relisant Le Petit Gars de Tomkinsville : « Un homme aux cheveux gris, en T-shirt crasseux, une casquette de base-ball enfoncée sur la tête, fourra une pile de vêtements dans les bras du Petit Gars, et lui désigna son casier : “C’est le 56, là-bas, sur la rangée du fond.” Les vestiaires étaient des casiers de bois lisse d’environ un mètre quatre-vingts de haut, avec une étagère à trente ou soixante centimètres du sommet. La porte de son casier était ouverte, et sur le bord du haut, on avait placardé “Tucker, no 56”. Il y avait là son sweat-shirt, avec le nom DODGERS marqué en bleu devant et le numéro 56 derrière. »
La maison de pierre lui plut par son ingéniosité — l’ingéniosité qu’il avait fallu pour régulariser toute cette irrégularité, donner patiemment la forme d’un cube massif à ce puzzle, en faire une belle demeure. Mais aussi, elle lui parut indestructible, inexpugnable, réfractaire à l’incendie, debout sur ses fondations depuis la jeunesse de l’Amérique, sans doute. Ses pierres étaient primitives ; c’étaient les pierres brutes que l’on trouvait éparses parmi les arbres quand on prenait les allées du parc de Weequahic, et qui, là, avaient formé une maison. Il n’en revenait pas.
Au lycée, il se prenait à rêver quelle fille de la classe épouser, et emmener vivre avec lui dans cette maison. Après sa virée à Whippany avec l’équipe, il lui suffisait d’entendre prononcer le mot « maison » ou même le mot « ouest » pour se voir rentrer du travail, le soir, retrouver la maison dans les arbres, et découvrir sa fille, sa petite fille, se balançant dans les airs sur la balançoire qu’il lui aurait installée. À peine en terminale, il imaginait déjà sa propre fille courant vers lui pour l’embrasser, il la voyait se jeter dans ses bras, il se voyait la ramener sur ses épaules à la maison, et entrer tout droit dans la cuisine, où près de la cuisinière, dans son tablier, occupée à préparer le dîner, ils trouveraient sa mère débordante d’amour. Ce serait une fille du lycée, celle qui, le vendredi précédent, au cinéma Le Roosevelt, se serait glissée sur le fauteuil de la rangée de devant, sa chevelure pendant sur le dossier, à portée de caresse s’il osait. Il eut toute sa vie cette capacité de s’imaginer avec une précision photographique. Chaque détail contribuait à former un tout. Comment en aurait-il été autrement, puisqu’il se voyait lui-même comme élément complémentaire d’un autre ?
Et puis, un jour, il vit Dawn à Upsala. Elle traversait le parc pour gagner Old Main Street, où les externes traînaient entre deux cours ; elle était sous les eucalyptus, et bavardait avec deux autres filles qui habitaient Kenbrooke Hall. Une fois, il la suivit dans Prospect Street, en direction de l’arrêt d’autobus de Brick Church, et elle s’arrêta soudain devant la boutique Best & Co. Lorsqu’elle disparut à l’intérieur, il s’approcha de la vitrine pour regarder le mannequin en jupe New Look, et il se représenta Dawn Dwyer dans le salon d’essayage, en train de passer cette jupe sur sa combinaison. Elle était si ravissante qu’il avait un mal fou à tourner les yeux vers elle. Il avait le sentiment que, la regarder, c’était déjà la toucher, l’accaparer : si elle venait à apprendre (et comment l’aurait-elle ignoré ?) qu’elle attirait irrésistiblement son regard, elle réagirait en fille raisonnable et pleine d’assurance, elle le prendrait pour un vulgaire dragueur, et n’aurait que mépris pour lui. Il avait été Marine, il avait été fiancé à une fille en Caroline du Sud, et à la demande de sa famille il avait rompu ses fiançailles. Cela faisait des années qu’il n’avait pas pensé à la maison de pierre aux volets noirs, avec une balançoire devant. Beau gosse comme il était, frais émoulu du service militaire, auréolé du prestige d’un athlète-vedette (même s’il s’appliquait à ne pas avoir la grosse tête et à résister à ce rôle), il lui fallut un bon semestre pour tenter d’en obtenir un premier rendez-vous, car affronter sa beauté lui donnait mauvaise conscience, le sentiment de s’abandonner à un voyeurisme éhonté. Autre risque, une fois qu’il l’aurait abordée, plus rien n’empêcherait la jeune fille de lire dans ses pensées, et de découvrir qu’il la voyait, là, devant la cuisinière, dans la demeure de pierre, où il déboulait avec leur fille Merry sur le dos — « Merry », à cause de la joie avec laquelle elle se balançait sur la balançoire qu’il lui avait faite. Le soir, il passait et repassait sur son phonographe un succès de cette année-là, Peg o’ my Heart. Un vers de la chanson disait : « C’est ton cœur d’Irlandaise que je veux », et chaque fois qu’il voyait Dawn Dwyer dans les allées du parc d’Upsala, si minuscule, si délicate, il passait le reste de la journée à siffloter cette fichue rengaine sans même s’en rendre compte. Il se surprenait à la siffloter en plein match de base-ball, tandis qu’il frappait quelques balles en attendant son tour à la base. Il avait deux ciels au-dessus de sa tête, le firmament de Dawn Dwyer, et le ciel de la nature.
Il ne se résolut pas tout de suite à l’aborder pourtant, de peur qu’elle ne lise dans ses pensées et ne rie de voir à quel point l’ex-Marine s’était toqué, dans son innocence présomptueuse, de la Reine de Printemps. Elle se dirait que si, avant même qu’ils aient été seulement présentés, il en était déjà à croire qu’elle était née pour satisfaire ses aspirations, c’était la marque de son immaturité, de sa vanité d’enfant gâté ; alors que, pour lui, cela voulait dire au contraire qu’il était résolu depuis longtemps, depuis bien plus longtemps que quiconque à sa connaissance, qu’il avait des objectifs et des ambitions d’adulte, qu’il anticipait avec enthousiasme, et dans les moindres détails, le dénouement de son histoire. Il était rentré du service militaire à vingt ans avec le désir effréné de « mûrir ». S’il était un enfant, c’était seulement dans la mesure où il attendait les responsabilités de l’âge d’homme avec l’impatience et l’envie d’un gosse devant une vitrine de bonbons.
Comprenant trop bien pourquoi elle voulait vendre la vieille maison, il accéda à son désir sans même lui représenter que la raison qui l’en chassait — la présence de Merry dont chaque pièce gardait le souvenir, Merry à un an, à cinq ans, à dix ans — était précisément celle qui l’y retenait, lui, à non moins juste titre. Mais puisque sa femme risquait de ne pas survivre s’ils restaient là, alors que lui, apparemment, avait gardé la capacité de tout endurer, y compris ce qui faisait violence à ses désirs profonds, il accepta d’abandonner cette maison qu’il aimait, entre autres raisons pour la mémoire qu’elle conservait de sa fugitive. Il accepta d’emménager dans une maison toute neuve, ouverte au soleil sous tous ses angles, pleine de clarté, tout juste assez grande pour eux deux, avec simplement une petite chambre d’amis au-dessus du garage. C’était une maison de rêve, mais moderne, « d’un luxe austère » selon la description d’Orcutt à Dawn après qu’il l’eut sondée sur ses désirs — chauffage par convecteurs (au lieu de cette insupportable soufflerie qui lui donnait des sinusites), mobilier « shaker » intégré (au lieu de ces mornes meubles « haute époque »), éclairage encastré au plafond (au lieu de ces innombrables lampadaires sous les sinistres poutres de chêne), grandes fenêtres à croisées partout (au lieu de ces vieilles fenêtres à guillotine qui se coinçaient sans arrêt), sous-sol à la pointe de la technologie, digne d’un sous-marin nucléaire (au lieu de cette cave humide et putride où son mari emmenait les invités voir le vin qu’il avait mis à gauche pour le consommer dans sa vieillesse, en leur rappelant, pendant qu’ils avançaient d’un pas incertain entre les murs moisis, de ne pas se cogner contre les tuyaux d’évacuation en fonte : « Attention à la tête ! »). Oh, pour comprendre, il comprenait tout, absolument tout, il comprenait combien elle avait souffert ; alors que faire sinon dire oui ? « Ça crée des responsabilités d’être propriétaire, lui dit-elle. Sans machines agricoles et sans bétail, l’herbe pousse en quantités. Il faut la faire faucher deux ou trois fois par an si l’on ne veut pas que ça prenne des proportions. Il faut faire tondre si on ne veut pas se retrouver avec une jungle. Il faut tondre sans arrêt, ça coûte une fortune, c’est ridicule de jeter l’argent par les fenêtres comme ça, tous les ans. Sans compter les granges, qu’il faut empêcher de tomber en ruine — être propriétaire terrien, c’est toute une responsabilité. On ne peut pas laisser courir. Le mieux à faire, la seule chose à faire, d’ailleurs, c’est de déménager. »
Soit. Ils déménageraient. Mais pourquoi avait-elle éprouvé le besoin de dire à Orcutt qu’elle détestait cette maison « depuis le jour où ils l’avaient achetée » ? Qu’elle ne s’y était retrouvée que parce que son mari l’y avait traînée, et qu’elle était trop jeune pour se douter de ce que ce serait que d’entretenir cette espèce d’immense grange noire et vétuste, où il y avait toujours une fuite, une panne ou quelque chose de pourri ? Que d’ailleurs, au départ, si elle avait voulu se lancer dans l’élevage, c’était pour pouvoir en sortir, de cette maison abominable ?
Quand bien même ce serait vrai, s’en apercevoir à ce stade ! Il avait le sentiment de découvrir une infidélité — elle était infidèle à la maison depuis toutes ces années. Quel sombre idiot il avait pu être, de se figurer qu’il la rendait heureuse alors que rien ne justifiait ce sentiment, qu’il était absurde, que bon an mal an elle éprouvait une haine vibrante pour la maison. Comme il avait aimé subvenir ! Il n’aurait pas demandé mieux que de subvenir aux besoins d’une famille plus nombreuse. Si seulement il y avait eu plus d’enfants, dans cette grande maison, si seulement Merry avait été élevée parmi des frères et sœurs qu’elle aimait et qui l’aimaient, peut-être que rien ne leur serait arrivé. Mais Dawn attendait autre chose de la vie que de trimer pour une demi-douzaine de bambins ou de mignoter une maison vieille de deux cents ans — elle voulait élever des bovins. Partout où elle passait on la présentait comme une « ancienne Miss New Jersey », si bien qu’elle était convaincue que, malgré sa licence de musique, les gens la considéraient toujours avec condescendance comme une starlette des plongeoirs, une poupée sans cervelle, un être inutile tout juste pourvu de vertus décoratives. Chaque fois que son titre arrivait dans la conversation, elle s’échinait à expliquer qu’elle s’était présentée à l’élection de Miss Union County pour la seule raison qu’après la crise cardiaque de son père la famille manquait d’argent, et que son frère Danny allait terminer ses études à Sainte-Mary ; elle s’était donc dit que si elle gagnait — son atout majeur n’étant pas tellement sa couronne de Reine de Printemps à l’université, mais plutôt ses études de musique, le fait qu’elle jouait du piano — l’argent qui accompagnait le titre pourrait servir à financer les études de Danny, et du même coup retirer un poids à leur père, etc.
Elle pouvait dire ce qu’elle voulait, entrer dans les détails, répéter qu’elle était pianiste, personne ne la croyait. Personne n’était disposé à croire qu’elle se moquait d’être plus belle que les autres. On se disait au contraire que pour obtenir une bourse il y a tout de même d’autres moyens que d’aller faire la belle à Atlantic City en maillot de bain et talons hauts. Elle avait beau expliquer aux gens combien ses raisons de devenir Miss étaient sérieuses, personne n’écoutait. On souriait. Des raisons sérieuses ? Allons donc ! On ne voulait pas lui en trouver. Tout ce qu’on voulait bien lui reconnaître, c’était son minois. Ça permettait de se dire, en la quittant : « Oh elle ? C’est une jolie frimousse », on affectait de ne pas être jaloux de sa beauté, intimidé par elle. « Enfin, lui chuchotait Dawn, Dieu merci, je n’ai pas remporté le prix de la Bonne Humeur, qu’est-ce que ça aurait été comme capital niaiserie ! Quoique, ajoutait-elle avec une pointe de regret, je n’aurais pas été fâchée de gagner les mille dollars. »
Après la naissance de Merry, lorsqu’ils prirent l’habitude d’aller à Deal en été, les gens jetaient à Dawn des regards insistants. Elle se gardait bien de porter le catalina qu’elle arborait sur le podium d’Atlantic City, un maillot une pièce blanc où l’on voyait le logo traditionnel de la petite nageuse en bonnet de bain, juste au-dessous de la hanche. Il adorait ce maillot qui lui allait à la perfection, mais, après Atlantic City, elle ne l’avait plus jamais remis. Quelle que fût la coupe ou la couleur de son maillot, on la regardait avec insistance, parfois les gens s’approchaient, la prenaient en photo et lui demandaient un autographe. Pourtant, ce qui la perturbait encore davantage, c’était leur suspicion. « Pour une raison mystérieuse, lui dit-elle, les femmes se figurent que, parce que j’ai été Miss quelque chose, je veux leur voler leurs maris. » Et, d’après le Suédois, ce qui faisait si peur à ces femmes, c’était sans doute l’idée qu’elle y parviendrait sans mal — elles avaient remarqué les regards que lui lançaient les hommes, l’attention qu’ils lui portaient partout où elle passait. Lui aussi l’avait remarqué, mais cela ne l’inquiétait pas — Dawn, avec l’éducation stricte qu’elle avait reçue, était une femme irréprochable… Elle, en revanche, ces réactions l’exaspéraient au point qu’elle commença par s’abstenir de paraître au club de la plage en maillot de bain, quel qu’il fût, puis finit par s’abstenir d’y paraître tout à fait, malgré son amour des vagues ; lorsqu’elle voulait se baigner, elle prenait sa voiture et faisait six kilomètres, jusqu’à Avon où, enfant, elle passait une semaine de vacances, l’été en famille. Sur la plage d’Avon, elle n’était plus qu’une petite Irlandaise menue, qui avait tiré ses cheveux en arrière, et qui n’intéressait personne.
Elle allait à Avon pour échapper à sa beauté, mais elle ne put jamais y échapper, pas plus qu’elle ne sut en jouir avec ostentation. Il faut aimer le pouvoir et ne pas s’embarrasser de scrupules pour accepter sa beauté sans se lamenter sur le fait qu’elle occulte les autres qualités qu’on peut avoir. Il en est de la beauté comme de tous les traits excessifs qui singularisent, qui rendent exceptionnel, qui font qu’on vous envie et qu’on vous hait. Pour l’accepter, pour en accepter les effets sur autrui, pour en jouer, pour en tirer parti, une bonne dose d’humour ne fait pas de mal. Dawn n’avait rien d’une gourde, elle avait du caractère, de l’énergie, elle savait se montrer drôle et mordante, mais elle ne possédait pas vraiment le type d’autodérision qui l’aurait affranchie de son image. Il lui fallut attendre d’être mariée, de n’être plus vierge, pour découvrir le seul lieu où il faisait bon être aussi belle, et ce lieu, pour l’agrément partagé du mari et de la femme, ce fut le lit du Suédois.
On appelait Avon la Riviera irlandaise. Les Juifs aux moyens modestes allaient à Bradley Beach et les Irlandais aux moyens modestes à Avon, la station balnéaire voisine, longue d’une dizaine de rues seulement. Les Irlandais rupins, ceux qui avaient de l’argent — les juges, les entrepreneurs, les chirurgiens chics —, allaient à Spring Lake, qui se dressait derrière ses vastes portes seigneuriales, immédiatement au sud de Belmar, station qui attirait des touristes de tout poil. Lorsque Dawn était enfant, sa tante Peg, qui avait épousé Ned Mahoney, avocat à Jersey City, l’emmenait à Spring Lake. Son père lui avait expliqué que quand on était avocat et irlandais, dans cette ville, quand on roulait pour la mairie, le maire Hague (« la loi c’est moi ») s’occupait de votre carrière. L’oncle Ned était beau parleur, golfeur, bel homme, et il avait su prendre le train des affaires juteuses dès sa sortie de la faculté John Marshall, où il avait traversé la rue pour se faire embaucher par une entreprise puissante de Journal Square ; puisqu’il semblait préférer la jolie Mary Dawn à ses autres neveux et nièces, tous les étés, après avoir passé une semaine avec son père, sa mère et son oncle Danny dans la location d’Avon, elle partait toute seule passer la semaine suivante avec Peg et Ned et leurs enfants dans le vieil Hôtel de l’Essex et du Sussex réunis, immense établissement situé sur le front de mer ; et tous les matins, dans la salle à manger aérée qui donnait sur la baie, elle mangeait du French Toast arrosé de sirop d’érable du Vermont. Elle aurait pu se faire un sarong dans la serviette blanche amidonnée qui lui couvrait les genoux, et l’argenterie étincelante pesait une tonne. Le dimanche, on allait à la messe à Sainte-Catherine, l’église la plus magnifique que la petite fille ait jamais vue. Il fallait passer un pont pour s’y rendre, le plus joli pont qu’elle ait jamais vu, un pont de bois, bossu et étroit, qui enjambait le lac, derrière l’hôtel. Parfois, lorsque Dawn ne se sentait pas bien au cercle des nageurs, elle poussait jusqu’à Spring Lake, et revoyait la ville apparaître comme par enchantement, chaque été, dans toute sa splendeur, féerie pour Mary Dawn Dwyer. Elle se rappelait avoir rêvé de se marier en blanc à Sainte-Catherine, avec un avocat comme oncle Ned, et de vivre dans une de ces somptueuses résidences d’été dont les vastes vérandas donnaient sur le lac, les ponts et le dôme de l’église, à quelques minutes seulement de la fiévreuse Atlantic City. Ce rêve était à sa portée, du reste, elle n’aurait eu qu’à claquer des doigts. Seulement voilà, elle était tombée amoureuse de Seymour Levov de Newark, et c’était lui qu’elle avait épousé au lieu de ces douzaines de jeunes catholiques chics et fringants présentés par ses cousins Mahoney, frais émoulus de Holy Cross et Boston College, qui tombaient pâles devant elle. Si bien qu’elle ne vivait pas à Spring Lake, mais l’été à Deal et l’hiver à Old Rimrock, avec Mr Levov. « Enfin, c’est comme ça et pas autrement, disait tristement sa mère à qui voulait l’entendre. Elle aurait pu mener une existence de rêve, comme Peg, et même mieux que Peg. Entre Sainte-Catherine et Sainte-Margaret. Sainte-Catherine est juste au bord du lac. Un édifice magnifique, absolument magnifique. Mais elle a toujours été rebelle, c’est la rebelle de la famille. Depuis le jour où elle est allée participer à ce concours de beauté, elle n’en a jamais fait qu’à sa tête. Il faut croire que ça ne lui disait rien, de faire comme tout le monde. »
Dawn allait à Avon uniquement pour se baigner. Elle détestait se faire bronzer sur la plage et gardait rancune au comité d’organisation de l’avoir obligée à exposer sa peau claire au soleil, sous prétexte qu’un bronzage pain d’épices ferait ressortir son maillot blanc. Jeune mère, elle tentait d’éliminer autant que possible tout vestige de sa gloire passée, qui suscitait un dédain immédiat chez les autres femmes, et lui donnait l’impression d’être un phénomène de foire. Elle offrit même à une œuvre charitable les vêtements que le directeur du comité avait choisis pour elle chez les créateurs new-yorkais le jour où elle était allée faire ses achats pour l’élection (il avait ses idées sur l’image que devrait donner Miss New Jersey au jury). Le Suédois l’avait trouvée somptueuse dans ces robes du soir, et il fut navré de les voir quitter la maison ; du moins accepta-t-elle, à sa demande pressante, de conserver son diadème pour le montrer un jour à leurs petits-enfants.
Et puis, lorsque Merry entra à la maternelle, Dawn se mit en devoir de prouver au monde des femmes (ce n’était pas la première fois et ce ne serait pas la dernière) qu’elle n’avait pas que sa beauté pour talent. Elle décida de se lancer dans l’élevage. Cette idée-là aussi remontait à son enfance — à son grand-père maternel. Originaire du comté de Kerry en Irlande, il était arrivé au port à vingt ans, vers 1880 ; il s’était marié, établi dans le sud d’Elizabeth, près de Sainte-Mary, et s’était mis en devoir d’engendrer onze enfants. Il gagnait sa vie comme docker occasionnel sur les quais, mais il avait pris deux vaches pour fournir du lait à sa famille. Il finit par en vendre l’excédent aux gros bonnets de West Jersey Street — les Moore des peintures Moore, la famille de l’amiral Halsey, dit le Taureau, les Nicholas Murray Butler, prix Nobel — et bientôt, il devint l’un des premiers laitiers indépendants d’Elizabeth. Il avait une trentaine de vaches dans Murray Street, et si ses terres étaient bien modestes, cela n’avait pas d’importance puisque à l’époque on pouvait faire paître son bétail n’importe où. Tous ses fils entrèrent dans l’entreprise, et ils y restèrent jusqu’après la guerre, époque où les grands supermarchés arrivèrent et envoyèrent au tapis le petit exploitant. Jim Dwyer, le père de Dawn, avait travaillé pour la famille de sa mère, et c’est de cette façon qu’ils s’étaient rencontrés. Encore tout gosse, avant que la réfrigération ne se répande, il grimpait sur le camion du laitier à minuit, et il y restait jusqu’à l’aube pour livrer le lait. Mais il avait horreur de ça. C’était une vie trop dure pour lui. Il finit par envoyer la laiterie au diable, et apprendre la plomberie. Lorsque Dawn était toute petite, elle adorait aller voir les vaches ; elle avait six ou sept ans quand l’une de ses cousines lui apprit à traire, et ce plaisir-là — faire jaillir le lait du pis pendant que l’animal continuait de manger son foin en la laissant tirer tout son saoul — elle ne l’oublia jamais.
Si elle élevait du bétail pour la viande, cependant, elle n’aurait pas besoin de main-d’œuvre pour traire, si bien qu’elle pourrait gérer l’entreprise pratiquement toute seule. À l’époque, la Simmental, excellente vache laitière, mais aussi réputée pour sa viande, n’était pas encore une espèce homologuée aux États-Unis ; c’était donc un bon créneau de départ. Ce qui intéressait Dawn, c’étaient les croisements ; elle voulait croiser la Simmental avec la Herford, qui était sans cornes, dans l’idée que l’hybridation enrichisse le patrimoine génétique de la bête et accroisse sa masse. Elle se mit à lire des livres, s’abonna à des magazines ; des catalogues arrivèrent par courrier, et le soir, installée ici ou là dans la maison à feuilleter cette documentation, elle appelait le Suédois en lui disant : « Elle est pas jolie, cette génisse ? Si on allait faire un tour pour la voir ? » Bientôt ils se déplacèrent tous deux de salons en foires. Elle adorait les ventes aux enchères. « Ça me rappelle un peu trop Atlantic City », lui chuchota-t-elle, « sauf qu’ici, c’est Miss Amérique bovine. » Elle portait un badge d’identité « Dawn Levov, Élevage Arcady », ce qui était le nom de son entreprise, choisi d’après leur adresse à Old Rimrock, boîte postale 62, Arcady Hill Road ; elle avait du mal à résister à l’attrait d’une jolie vache.
On menait une vache ou un taureau dans l’arène ; on lui en faisait faire le tour ; les organisateurs de la foire déclinaient le pedigree de l’animal, énuméraient ses qualités, son potentiel, et le public se mettait à enchérir. Dawn enchérissait avec mesure, le plaisir qu’elle prenait au simple geste de la main pour surenchérir n’avait rien d’un plaisir futile. Certes, le Suédois aurait voulu d’autres enfants, plutôt que d’autres vaches, mais il lui fallait admettre qu’à Upsala même elle ne l’avait jamais fasciné davantage qu’en ces occasions où sa beauté était mise en valeur par la fièvre des enchères et de l’achat. Avant l’arrivée du Comte — un taureau primé qu’elle avait acheté mille dollars à la naissance ; une somme astronomique, lui avait fait observer le Suédois qui la soutenait pourtant à cent pour cent — le comptable parcourait le chiffre d’affaires de l’Élevage Arcady à la fin de chaque année et lui disait : « C’est ridicule, vous n’allez tout de même pas continuer comme ça. » Mais ils ne pouvaient guère s’avouer battus puisque c’était essentiellement son propre temps qu’elle investissait dans l’affaire, si bien qu’il répondit à son comptable : « Ne vous en faites pas, elle va en gagner, de l’argent. » Il n’aurait jamais songé à l’arrêter, quand bien même elle ne devrait jamais faire un sou de bénéfice, parce que, lorsqu’il la voyait partir avec son chien et son troupeau, il se disait : « Voilà ses vrais amis. »
Elle travaillait comme une damnée, sans aide aucune ; elle savait quelles vaches allaient vêler, elle nourrissait les veaux au biberon en plastique quand ils n’arrivaient pas à téter et elle s’occupait de nourrir les mères avant de les remettre dans le troupeau. Pour les enclos, elle embauchait un journalier, mais elle était à ses côtés ; elle liait les bottes de foin, dix-huit ou vingt mille bottes qui leur permettraient de tenir tout l’hiver. Lorsque le Comte, vieillissant, se perdit un jour d’hiver, elle partit à sa recherche avec un courage héroïque. Elle dut ratisser les bois pendant trois jours avant de le repérer, coincé sur une petite île au milieu du marécage. Le ramener au bercail fut un cauchemar. Dawn pesait quarante-six kilos pour un mètre cinquante-huit. Le Comte pesait plus d’une tonne, c’était un très bel animal, très long, avec de grosses taches marron sous les yeux ; il était le père des veaux les plus recherchés. Les veaux, Dawn les destinait aux autres éleveurs qui les gardaient au sein de leur troupeau ; les génisses, elle les vendait rarement, mais, lorsqu’elle les vendait, elles trouvaient tout de suite acquéreur. Année après année, la progéniture du Comte était primée aux salons de l’agriculture, et il avait depuis fort longtemps récupéré son prix. Or voilà qu’il s’était égaré dans les marais parce qu’il s’était démis l’os du grasset ; il faisait un temps glacial ; le taureau avait dû se coincer une patte dans un trou, entre des racines ; quand il comprit que pour quitter la petite île il lui faudrait passer dans la boue, il renonça et trois jours s’écoulèrent avant que Dawn ne le trouve. Elle emmena le chien et Merry et, munie d’un harnais, tenta de le sortir de là ; mais il avait trop mal et refusa de se lever. Il leur fallut donc revenir avec des pilules, et le bourrer de cortisone et autres médicaments, puis rester quelques heures auprès de lui sous la pluie avant de faire une autre tentative pour le bouger. Elles durent le guider entre des racines, sur des pierres, dans une vase épaisse ; il avançait, puis s’arrêtait, repartait, puis s’arrêtait de nouveau ; la chienne se mettait à ses trousses, elle aboyait, il faisait encore un pas ou deux, et à cette allure-là, l’opération prit des heures. Elles le tenaient par une corde ; il donnait un coup de tête, de sa grosse tête toute bouclée, avec ses beaux yeux, et boum ! il les déséquilibrait toutes deux. Après quoi il leur fallait se relever et tout reprendre. Comme elles avaient apporté un peu de grain, il mangeait un instant, et avançait encore un peu. Il fallut en tout et pour tout quatre heures pour le sortir des bois. D’ordinaire il se laissait mener facilement, mais il avait si mal qu’il leur avait fallu le ramener presque en pièces détachées. Voir son petit bout de femme — qui aurait bien pu se contenter d’être un joli minois si elle l’avait voulu — et sa toute petite fille trempées jusqu’aux os et couvertes de boue paraître avec le taureau dans le champ détrempé derrière l’étable, ce fut un spectacle que le Suédois n’oublia jamais. « Tout est bien, se dit-il. Elle est heureuse. Nous avons Merry et cela suffit. » Il n’était pas religieux, mais il éleva une action de grâces en cet instant, se disant à haute voix : « Une petite flamme veille sur moi. »
Dawn et Merry mirent encore une heure pour faire entrer le taureau dans l’étable, où il se coucha dans le foin et ne bougea plus de quatre jours. Appelé, le vétérinaire déclara : « Vous ne pourrez pas le guérir. Je peux le soulager, c’est tout ce que je peux faire. » Dawn lui apporta à boire dans des seaux, elle lui donna à manger, et un beau jour (pour reprendre la formule de Merry qui racontait l’histoire à tous les visiteurs) il décida, « Mais c’est que je suis guéri, moi » ; il se leva, s’aventura dehors, prit la vie du bon côté ; c’est alors qu’il tomba amoureux de la vieille jument, et qu’ils devinrent inséparables. Le jour où il fallut expédier le Comte à l’abattoir, Dawn était en larmes et ne cessait de répéter : « Je ne peux pas faire une chose pareille ! » à quoi le Suédois ne cessait de répondre : « Mais si, il le faut bien. » Ils le firent. Et, comme par enchantement (toujours selon Merry), la nuit d’avant son départ, le taureau engendra une petite génisse parfaite — son coup de l’étrier. Elle avait les mêmes taches brunes autour des yeux. « Il jetait des regards bbbbruns tout autour de lui », concluait l’enfant — mais après cela, s’il y eut des taureaux de bonne souche, aucun n’arriva jamais à la cheville du Comte.
Alors quelle importance, après tout, si elle racontait aux gens qu’elle détestait leur maison ? Dans leur couple, il était désormais l’associé le plus fort, de très loin, et elle était le plus faible ; c’était lui qui avait de la chance ; il ne méritait sûrement pas les cadeaux que la vie lui avait faits — alors, zut, elle n’avait qu’à demander pour qu’il lui accorde tout ce qu’elle voulait. S’il arrivait à prendre sur lui et pas elle, il ne voyait pas au nom de quoi il lui aurait opposé un refus. C’était la seule manière de se montrer un homme, à sa connaissance, surtout quand on avait eu autant de chance que lui. Depuis le début, les déceptions de sa femme lui avaient été beaucoup plus difficiles à supporter que les siennes propres. Les déceptions de sa femme semblaient le déposséder de lui-même dangereusement ; une fois qu’il les avait enregistrées, il lui devenait impossible de ne pas tenter d’y remédier. Les demi-mesures ne suffisaient pas. Il lui fallait toujours s’efforcer de tout son cœur de la satisfaire. Jamais il ne sut faire les choses à moitié. Même lorsqu’il avait tous les problèmes sur le dos en même temps, qu’il lui fallait donner son dû à chacun à l’usine et dans son foyer — réparer promptement les bévues des fournisseurs, faire face aux exactions des syndicats, ainsi qu’aux plaintes des acheteurs ; affronter les incertitudes du marché et les casse-tête de l’étranger ; répondre à la demande d’une enfant bègue et accaparante, d’une femme indépendante, d’un père censément retiré des affaires mais aisément irritable —, jamais il ne s’avisa que cette façon qu’avait le monde de l’exploiter sans répit pourrait l’user à la longue. Pas plus que le sol sous ses pas, il n’entretenait l’idée qu’il était foulé aux pieds. Apparemment il ne comprit, n’admit jamais, même dans un moment de lassitude, qu’avoir des limites ne le rendrait pas nécessairement odieux, qu’il n’était pas, lui, une bâtisse de cent soixante-dix ans d’âge, charpentée par des poutres de chêne, mais qu’il était fait d’un bois plus transitoire, plus mystérieux.
Ce n’était pas la maison qu’elle détestait, de toute façon ; ce qu’elle détestait, c’était les souvenirs dont elle ne pouvait se libérer, qui étaient tous associés à la maison, et que, bien sûr, il partageait. Merry, encore à l’école primaire, dessinant le Comte, à plat ventre dans le bureau de Dawn, tandis que celle-ci faisait les comptes de la ferme. Merry imitant la concentration de sa mère, heureuse de travailler avec la même discipline, toute au plaisir muet de se sentir son égale, visant le même but, et leur offrant un avant-goût de l’adulte qu’elle serait, de cette amie qu’elle serait un jour pour eux. Et parmi les souvenirs, ceux des instants où ils n’étaient pas ce que sont les parents les neuf dixièmes du temps : des précepteurs, des exemples, des autorités morales, des machines à répéter ramasse-moi ça, tu vas être en retard, des greffiers du cahier des devoirs et obligations ; ceux des instants où ils se retrouvaient, ayant dépassé la tension qui naît de la mainmise des parents et des incertitudes absurdes des enfants, ces moments de répit dans la vie de famille, où ils arrivaient à communiquer dans le calme.
Tôt le matin, lorsqu’il se rasait dans la salle de bains pendant que Dawn allait réveiller Merry, il n’y avait pas pour lui de meilleure manière d’entamer la journée que de surprendre ce rituel. Il n’y eut jamais de réveille-matin dans la vie de Merry, son réveil, c’était Dawn. Dès avant six heures, Dawn était à l’étable, mais, à six heures et demie pile, elle cessait de s’occuper du troupeau, rentrait à la maison, se dirigeait vers la chambre de Merry, où, lorsqu’elle s’asseyait au bord du lit, la rassurante liturgie de l’aube débutait. Elle débutait sans paroles : Dawn se contentait de caresser la tête endormie de Merry, pantomime qui durait bien une ou deux minutes. Après quoi, en un murmure chantant, la mère s’enquérait légèrement : « Un signe de vie ? » La fille répondait sans ouvrir les yeux, en remuant le petit doigt. « Encore un signe, s’il te plaît ? » Le jeu continuait, Merry fronçait le nez, s’humectait les lèvres, poussait un soupir à peine audible, si bien qu’enfin elle sortait du lit, prête à démarrer sa journée. C’était un jeu qui contenait un deuil en germe puisqu’il faudrait un jour que Merry renonce à jouir d’une protection absolue, et Dawn au fantasme d’assurer cette protection. On réveille bébé ; ce rituel enfantin continua presque jusqu’aux douze ans du bébé, c’était le seul auquel Dawn ne résistait pas, et auquel ni mère ni fille ne semblaient pressées de mettre un terme.
Comme il aimait les regarder faire ce que font les mères et les filles. À ses yeux de père, l’une semblait étoffer l’autre. Il les voyait surgir de la vague dans leurs maillots de bain, et revenir à leurs serviettes en faisant la course — sa femme ayant un peu passé la prime vigueur de son âge, sa fille s’y acheminant imperceptiblement. Il voyait là représenté le caractère cyclique de la vie et il se figurait posséder une vaste connaissance de la gent féminine. Merry de plus en plus curieuse de la parure de la femme, mettant les bijoux de Dawn qui, auprès d’elle devant le miroir, lui apprenait à faire des mines. Merry confiant à Dawn sa peur d’être rejetée, que ses camarades l’ignorent, que ses amies se liguent contre elle. Dans ces moments de quiétude qui l’excluaient (la fille s’appuyant sur la mère, l’une contenant l’autre dans ses émotions comme des poupées russes), Merry lui apparaissait de manière plus poignante que jamais non comme une réplique de sa mère ou de lui en miniature, mais comme un petit être indépendant — une nouvelle version de ses parents, ressemblante et pourtant tout à fait inédite, avec laquelle il se trouvait les affinités les plus passionnées.
Ce n’était pas la maison que Dawn détestait — ce qui lui faisait horreur, il le savait bien, c’était que les raisons d’y habiter (de faire les lits, de mettre la table, de laver les rideaux, d’organiser les vacances, de répartir son énergie et d’échelonner ses tâches selon les jours de la semaine), ces raisons-là avaient volé en éclats avec le magasin Hamlin ; cette plénitude tangible des journées, cette régularité sans à-coups, qui avait autrefois sous-tendu leur vie à tous n’était plus désormais qu’une illusion, un fantasme cruellement inaccessible, démesuré, réalisable pour toutes les familles d’Old Rimrock — sauf la sienne. Il savait tout cela à cause de ces innombrables souvenirs, mais aussi parce que, dans le tiroir du haut de son bureau, il gardait encore sous la main un exemplaire vieux de dix ans d’un hebdomadaire local, le Denville-Randolph Courier, dont la première page comportait un article sur Dawn et son élevage bovin. Elle avait accepté cette interview à la condition expresse que le journaliste ne mentionne pas le fait qu’elle avait été Miss New Jersey en 1949. Ils en étaient convenus et l’article s’intitulait : « Une habitante d’Old Rimrock s’estime heureuse de faire le métier qu’elle aime », et concluait par un paragraphe qui, dans sa simplicité, rendait le Suédois fier de sa femme chaque fois qu’il le relisait. « “Ils ont de la chance, ceux qui aiment leur travail, et s’y accomplissent”, a déclaré Mrs Levov. »
Le papier du Courier faisait assez la preuve qu’elle avait aimé leur maison, et toute leur manière de vivre. Une photographie la montrait devant les plats d’étain qui s’alignaient sur le manteau de cheminée, vêtue d’un col roulé blanc et d’un blazer crème, les cheveux coiffés à la page, ses deux mains fines devant elle, doigts sagement croisés, pas vraiment en beauté, mais charmante ; la légende disait, « Mrs Levov, qui a été Miss New Jersey en 1949, aime vivre dans cette demeure vieille de cent soixante-dix ans, cadre qui, dit-elle, reflète les valeurs de sa famille ». Lorsque Dawn téléphona au journal, furieuse, le journaliste lui répondit qu’il avait tenu parole, qu’il n’y avait pas d’allusion à son titre de Miss New Jersey dans l’article ; quant à la légende, c’était le rédacteur en chef qui l’avait ajoutée.
Mais non, bien sûr que non, elle ne l’avait pas détestée cette maison, et puis d’ailleurs, quelle importance ? Ce qui comptait, désormais, c’était qu’elle retrouve le bien-être ; les remarques irréfléchies qu’elle pouvait faire à Pierre ou Paul étaient sans conséquence au regard de sa guérison. Mais ce qui le perturbait, c’était peut-être que les réévaluations sur lesquelles elle construisait cette guérison ne lui semblaient pas régénérantes ou admirables ; au contraire, il n’était pas loin de les trouver mortifiantes. Il n’aurait jamais pu dire aux autres, pas plus qu’il n’aurait su s’en convaincre lui-même, qu’il détestait ce qu’il avait aimé…
Voilà qu’il y revenait. Mais comment faire autrement, quand il revoyait Merry à sept ans, le jour où elle s’était rendue malade à force de manger de la pâte crue pendant qu’elle mettait au four des millions de biscuits aux pépites de chocolat ; une semaine plus tard ils trouvaient encore de la pâte partout, jusque sur le haut du réfrigérateur. Alors comment le prendre en grippe ce réfrigérateur ? Comment faire pour donner une nouvelle forme à ses émotions, se figurer, à l’instar de Dawn, qu’il devrait son salut au remplacement du vieux frigo par un Icetemp quasi silencieux, la Rolls des réfrigérateurs ? Qu’on ne compte pas sur lui pour se mettre à dire qu’il détestait la cuisine où Merry faisait ses gâteaux, faisait fondre le fromage de ses sandwiches, préparait ses ziti, quand bien même les placards n’y étaient pas en acier inoxydable ou les plans de travail en marbre italien. Il aurait été incapable de prétendre qu’il détestait la cave où elle jouait à cache-cache avec ses amies en piaillant — cave où il n’était pas si rassuré lui-même lorsqu’il y descendait l’hiver, en faisant détaler les souris. Ni la cheminée monumentale que décorait une antique bouilloire de fer, soudain effroyablement kitsch selon Dawn, alors qu’il se souvenait que tous les ans, au début janvier, il débitait le sapin de Noël et l’y faisait flamber, en une seule fois, de sorte que les branches sèches comme de l’amadou s’enflammaient avec un grand soupir ardent, des craquements terribles, et que des ombres dansantes, petits démons espiègles, partaient à l’assaut des quatre murs et du plafond, pour la plus grande terreur et la plus grande joie de Merry. Il n’aurait jamais dit qu’il détestait la vieille baignoire à pieds de lion où il lui donnait ses bains, simplement parce que des coulées de calcaire indélébiles striaient l’émail et auréolaient la bonde. Il ne parvenait même pas à détester les toilettes dont il fallait triturer la chasse d’eau pour l’empêcher de crachoter, puisqu’il se revoyait avec sa fille, à genoux devant le siège, elle en train de vomir, lui tenant son front malade.
Pas davantage il n’aurait pu dire qu’il haïssait sa fille pour ce qu’elle avait fait — si seulement il avait pu ! Si, au lieu de vivre tiraillé entre le monde qu’elle n’habitait plus, celui qu’elle avait habité et celui qu’elle habitait peut-être, il était parvenu à la haïr assez pour se moquer éperdument de son monde, aujourd’hui comme hier ! S’il avait pu de nouveau fonctionner comme tout un chacun, redevenir tel qu’en lui-même, au lieu d’être ce charlatan à la sincérité schizophrène, lisse dehors, tourmenté dedans, stable aux yeux d’autrui, et pourtant le dos au mur en son for intérieur, puisque son personnage social détendu, souriant et factice servait de linceul au Suédois enterré vivant. S’il avait pu, si peu que ce fût, recouvrer son existence cohérente, indivise, qui lui avait donné son assurance physique, sa liberté d’allure avant d’engendrer une meurtrière présumée. Si seulement il avait l’inconscience qu’on lui attribuait, la parfaite simplicité de sa légende, telle que les gosses de son temps la lui avaient concoctée dans leur culte du héros. Si seulement il lui avait suffi de dire, « Je déteste cette baraque ! », pour redevenir Levov le Suédois de Weequahic ! De dire, « Je déteste cette enfant ! Que je ne la revoie jamais de ma vie ! » et, là-dessus, la renier, la mépriser, la rejeter pour toujours, elle et la vision pour laquelle elle était prête sinon à tuer, du moins à abandonner cruellement sa propre famille, vision qui n’avait rien à voir avec un quelconque idéal, mais relevait de la mauvaise foi, du crime, de la mégalomanie et de la folie pure ! L’hostilité aveugle, le désir infantile de faire peur — tels étaient ses idéaux. Toujours en quête d’un objet à haïr. Oh oui, ça allait bien au-delà de son bégaiement. Cette haine féroce de l’Amérique était pathologique. Il l’adorait, lui, l’Amérique. Il adorait être américain. Mais, à l’époque, il n’aurait jamais osé tenter de lui expliquer pourquoi, de peur de déchaîner le démon de l’invective. Ils vivaient dans la terreur de sa langue fourchue. Et il n’avait plus barre sur elle, pas plus que Dawn, pas plus que ses parents. Quel rapport avait-elle encore avec lui, aujourd’hui, cette fille qui peut-être n’en avait déjà plus alors ? Aucun, sans doute, si, pour lui mettre cet effarant Blitzkrieg en tête, il aurait suffi que son père entreprenne de lui expliquer pourquoi il aimait le pays où il était né et où il avait grandi. À chaque syllabe qu’elle bégayait, elle crachait son venin, la petite salope ! C’est vrai quoi, merde, elle se prenait pour qui ?
Il l’entendait d’ici le traîner dans la boue s’il lui avait révélé que, lorsqu’il était gamin, il lui suffisait de réciter les noms des quarante-huit États pour s’exalter. Pour tout dire, même les cartes routières distribuées gratuitement par les stations-service le remplissaient d’enthousiasme. Tout comme les circonstances qui lui avaient valu son surnom spontané. Le premier jour de lycée, il était descendu au gymnase pour le premier cours ; il était déjà en train de se trémousser devant le panier de basket pendant que les autres traînaient à enfiler leurs chaussures. Il avait marqué à cinq mètres, en deux bras-roulés, chlac, chlac — histoire de se mettre en jambes. C’est alors que, depuis la porte de son bureau, Henry « Doc » Ward, le jeune prof de gym et entraîneur de lutte frais émoulu de l’université de Montclair State — un type sympathique et d’un caractère égal —, avait lancé en riant à cette grande lanterne blonde aux yeux bleus étincelants qui avait une classe et une facilité jamais vues dans ce gymnase : « Dis, toi, le Suédois, où t’as appris à faire ça ? » Et comme ce surnom le différenciait de Seymour Munzer et Seymour Wishnow, tous deux dans sa classe, il lui était resté toute l’année de troisième au cours de gym ; d’autres professeurs, d’autres entraîneurs l’avaient adopté, puis les élèves, après quoi, tant que Weequahic resta un vieux quartier juif, et que ses habitants demeurèrent attachés au passé, Doc Ward fut connu pour avoir « baptisé » Seymour Levov. Le surnom était resté. C’était aussi simple que ça, un vieux surnom américain, lancé par un prof de gym, attribué dans un gymnase, et c’était sous ce nom qu’il était devenu mythique comme il ne le serait jamais devenu sous le nom de Seymour, et ce non seulement pendant ses années de lycée, mais aussi longtemps que vécut la mémoire de ses condisciples. Il le portait sur lui comme un passeport, à mesure qu’il poussait ses incursions dans la vie américaine, pour devenir sans équivoque ce vaste Américain tranquille et optimiste que ses ancêtres passablement mal dégrossis, y compris son père obstiné qui n’était pas lui-même sans quelque titre à l’américanité, n’auraient jamais rêvé.
La façon dont son père s’adressait aux gens faisait aussi ses délices, cette manière si américaine de dire au pompiste : « Vous me faites le plein, chef ? » « Vous jetez un coup d’œil au pare-chocs avant, patron ? » Ces virées dans la De Soto qui le mettaient en effervescence. Les minuscules cabanes pour touristes, un peu moisies, où ils s’arrêtaient la nuit, quand ils prenaient les itinéraires panoramiques de l’État de New York pour aller voir les chutes du Niagara. Le voyage à Washington, au cours duquel Jerry s’était conduit comme un sale gosse en permanence. Sa première permission de Marine, le pèlerinage à Hyde Park avec Jerry et leurs parents, pour se rendre en famille sur la tombe de Franklin Delano Roosevelt. Lui qui venait de quitter le camp d’entraînement des jeunes recrues et se trouvait devant la tombe de Roosevelt, il avait le sentiment qu’il était en train de lui arriver quelque chose d’important. Aguerri, tanné par l’entraînement aux mois les plus chauds sur une pelouse de parade où il faisait parfois quarante-cinq degrés, il se tenait silencieux, arborant fièrement son nouvel uniforme d’été, chemise amidonnée, pantalon kaki au tombé lisse, sans poche arrière, impeccablement repassé, cravate bien serrée, calot droit sur la tête, joues rasées de près, chaussures fermées en cuir noir, étincelantes puisqu’il les cirait en crachant, et puis la ceinture — cette ceinture qui, plus que tout le reste, lui donnait le sentiment d’être un Marine, une ceinture en tissu kaki à la trame serrée, avec une boucle métallique pour entourer une taille qui lui avait permis quelque dix mille pompes depuis qu’il était arrivé comme bleu à Parris Island. Tout cela, de quel droit pouvait-elle s’en moquer, le rejeter, le haïr, se mettre en devoir de le détruire ? Et la guerre, cette guerre qu’il avait fallu gagner, comment pouvait-elle la haïr ? Les voisins, qui étaient sortis dans la rue pour crier et se donner l’accolade le Jour de la Victoire sur le Japon, klaxonner, arpenter leurs pelouses en tapant sur des marmites. Il était encore à Parris Island, ce jour-là, mais sa mère le lui avait décrit dans une lettre de trois pages. Les festivités dans la cour de l’école, ce soir-là, tous les gens qu’ils connaissaient, les amis de la famille, les camarades de classe, le boucher, l’épicier, le pharmacien, le tailleur, et même le bookmaker de la boutique de bonbons — tous en extase, ribambelle de gens rassis en train d’imiter Carmen Miranda et de danser la conga, un deux trois, on lance la jambe, un deux trois, jusqu’à deux heures passées. La guerre. Avoir gagné la guerre. Victoire, victoire, victoire ! Plus de mort, plus de guerre !
Pendant ses derniers mois de lycée, il avait lu le journal tous les soirs, et suivi la progression des Marines dans le Pacifique. Dans Life il avait vu des photos — elles hantaient son sommeil — de cadavres de Marines tout recroquevillés, qui avaient été tués à Peleliu, dans l’archipel du Palau. En un lieu appelé la corniche du Nez-qui-Saigne, les Japonais embusqués dans d’anciennes mines de phosphate avaient fauché des centaines et des centaines de Marines, des petits gars de dix-huit, dix-neuf ans, à peine plus âgés que lui, avant d’être eux-mêmes réduits en cendres par les lance-flammes. Il avait affiché une carte dans sa chambre, et il y plantait des épingles pour marquer les endroits où les Marines, qui procédaient à l’encerclement du Japon, avaient attaqué par mer un minuscule atoll ou un archipel, tandis que les Japs, barricadés derrière la forteresse coralienne, les canardaient férocement au fusil et au mortier. Le 1er avril 1945, lundi de Pâques de sa dernière année de lycée, Okinawa avait été envahie, et deux jours plus tard il avait frappé un double et réussi un home run au cours d’un match perdu contre l’équipe de West Side. La sixième division des Marines avait pris Yontan, l’une des deux îles qui servaient de base aérienne, à trois heures du débarquement. Elle avait conquis la presqu’île de Motobu en treize jours. Au large d’Okinawa, deux pilotes kamikazes avaient attaqué le porte-avions amiral Bunker Hill le 14 mai (le lendemain du jour où le Suédois avait joué un quatre contre quatre face au lycée d’Irvington, un simple, un triple et deux doubles), ils avaient précipité leurs avions bourrés de bombes jusqu’à la gueule sur le pont où s’entassaient les avions américains, leur plein d’essence fait, leurs munitions à bord. Le brasier s’était élevé jusqu’à trois cents mètres dans les airs, et, au cours de la tempête de feu qui avait fait rage pendant huit heures, quatre cents marins et aviateurs avaient trouvé la mort. Les Marines de la sixième division s’étaient emparés de Sugar Loaf Hill le 14 mai 1945 (trois doubles de plus pour le Suédois au cours d’un match gagné contre East Side) — c’était peut-être le jour le plus noir, le plus féroce de toute leur histoire, sinon de toute l’Histoire de l’humanité. Sugar Loaf Hill était un gruyère, et les cavernes et les tunnels, au sud de l’île, où les Japs avaient fortifié et caché leur armée, avaient été attaqués au lance-flammes, puis scellés avec des grenades et des explosifs. Les combats au corps à corps avaient duré jour et nuit. Les tirailleurs et les mitrailleurs japonais, enchaînés à leurs positions, toute retraite interdite, s’étaient battus jusqu’à la mort. Le jour où le Suédois sortit de Weequahic avec son diplôme, le 22 juin (après avoir pulvérisé le record de doubles et de triples par joueur en une seule saison pour une équipe de Newark), la sixième division des Marines hissa le drapeau américain sur la seconde base aérienne, Kadena, et elle contrôla ainsi le théâtre des opérations pour l’invasion du Japon. Du 1er avril au 21 juin 1945 — période qui coïncida à quelques jours près avec la dernière et la meilleure saison du Suédois en tant que première base lycéen —, une île de quelque quatre-vingts kilomètres de long sur quinze de large avait été occupée par les forces américaines, au prix de quinze mille victimes dans leurs rangs. Chez les Japonais, les pertes s’élevaient à cent quarante et un mille personnes, civils et militaires confondus. Conquérir l’île mère du sud au nord et mettre fin à la guerre risquait de faire dix, vingt ou trente fois plus de morts dans chaque camp. Cela n’empêcha pas le Suédois de se porter volontaire, et, pour donner l’assaut final au Japon, il s’engagea dans les Marines qui, que ce soit à Okinawa, Tarawa, Iwo Jima, Guam ou Guadalcanal, avaient subi des pertes effarantes.
Les Marines. Être un Marine. Le camp d’entraînement des recrues. On nous bousculait dans tous les sens, on nous donnait des noms d’oiseaux, on nous a assassinés physiquement et moralement pendant trois mois, et c’est la meilleure expérience de ma vie ! C’était un défi que je m’étais fixé, et j’ai réussi. Mon nom était devenu « Eh Oh ». C’est comme ça que l’instructeur, qui était du Sud, prononçait Levov ; il larguait les consonnes et il prolongeait les voyelles. « Eh Oh ! » on aurait dit un âne en train de braire. « Eh Oh ! — Oui, mon adjudant ! » Le Major Dunleavy, conseiller sportif, un grand type costaud, entraîneur de football à Purdue, arrête l’escouade, et le gros sergent qu’on appelait Sac-de-Matelot se met à brailler le nom du deuxième classe Levov ; moi je me mets à courir avec mon casque sur la tête, j’avais le cœur qui battait, j’ai cru que ma mère était morte. J’étais à une semaine seulement de partir à Camp-Lejeune, pour m’entraîner au maniement des armes de pointe. Mais le Major Dunleavy m’a mis hors circuit, si bien que je n’ai jamais tiré avec une BAR. Alors que c’est pour ça que je m’étais engagé, moi ; c’était ce qui me faisait le plus envie, tirer avec une BAR plaquée sur le ventre, barillet relevé. J’avais dix-huit ans, c’était ça, les Marines, pour moi, une mitrailleuse de calibre trente à tir rapide et refroidissement par air. Quel patriote, ce môme innocent ! J’avais envie de tirer depuis un char, avec un bazooka à main, j’avais envie de me prouver que je n’avais pas peur, que j’en étais capable. Lancer des grenades, tirer au lance-flammes, crapahuter sous des barbelés, faire sauter des bunkers, attaquer des grottes. Je voulais débarquer sur une plage en voiture amphibie. Seulement voilà, le Major Dunleavy venait de recevoir une lettre de son ami de Newark, une lettre vibrante d’enthousiasme, disant quel athlète formidable j’étais, alors ils m’ont réaffecté et ils m’ont nommé instructeur pour que je reste sur l’île à jouer au ballon. De toute façon on venait d’envoyer la bombe atomique, la guerre était finie. « T’es dans mon unité, le Suédois, je suis heureux de t’accueillir ! » Ça, c’était de la promotion ! Dès que mes cheveux ont repoussé, je suis redevenu un être humain. Au lieu de me faire traiter de connard à longueur de journée — « Eh, connard, bouge ton cul ! » —, j’étais bombardé instructeur et les recrues m’appelaient « Monsieur ». Et moi, l’instructeur, je les appelais « les gars ». « Debout, les gars ! En route, les gars ! Magnez-vous, les gars, magnez-vous, hop ! » C’était une expérience formidable pour un môme de Keer Avenue. J’ai rencontré des types que je n’aurais jamais connus autrement. Ils avaient des accents de tous les coins, du Midwest, de la Nouvelle-Angleterre. Y avait des petits bouseux du Texas et du Deep South, j’arrivais même pas à les comprendre. Mais j’ai appris à les connaître. J’ai appris à les aimer. Des durs, des pauvres, beaucoup de sportifs en lycée. Moi je vivais avec les boxeurs. Avec la bande des spectacles aux armées. Y avait un autre Juif, Manny Rabinowitz, d’Altoona. C’était le Juif le plus dur à cuire que j’aie vu de ma vie. Quel battant ! Un ami formidable. Il était même pas allé jusqu’en terminale. J’ai jamais eu un pareil pote de toute ma vie, jamais autant ri de ma vie. C’était de l’or en barres, Manny, pour moi. Personne n’osait nous traiter de sales Juifs. Quoiqu’un peu, au camp d’entraînement. Mais c’est tout. Quand Manny boxait, les gars misaient leurs cigarettes sur lui. C’étaient toujours Buddy Falcone et Manny Rabinowitz nos champions quand on se battait contre une autre base. Après un combat contre Manny, son adversaire disait que c’était la première fois qu’il se faisait cogner si fort. Manny dirigeait les spectacles avec moi, on était les amuseurs réunis, un duo, les Juifs cuir-épais. On avait un jeune appelé qui foutait la merde ; il pesait cinquante-cinq kilos, et Manny a réussi à le faire boxer contre un gars qui en pesait sept de plus, et dont il était sûr qu’il allait lui mettre une raclée. « Faut toujours choisir un rouquin, Eh Oh, il te donnera du beau spectacle. Ils lâchent jamais prise, les rouquins », disait-il. Manny le scientifique. Manny qui était monté à Norfolk pour se battre contre un matelot, un poids moyen avant-guerre, et lui mettre une dérouillée. Il entraînait le bataillon avant le petit déjeuner. Il faisait aller les recrues à la piscine tous les soirs, pour leur apprendre à nager. À vrai dire on les jetait à la flotte, ou presque ; c’était comme ça qu’on apprenait à nager dans le temps ; il fallait savoir, pour être Marine. Il fallait toujours être prêt à tenir dix pompes de plus que n’importe quelle recrue. Ils me défiaient, mais je tenais la forme. On prenait le car pour aller disputer les matchs de foot. Quand c’était trop loin, on prenait l’avion. Dans l’équipe il y avait un grand costaud de Saint-John qui s’appelait Bob Collins. C’était mon coéquipier. Un athlète fabuleux. Gros buveur, aussi. C’est avec lui que j’ai pris ma première cuite, j’ai parlé deux heures sans m’arrêter pour raconter mes souvenirs de matchs à Weequahic, et puis j’ai vomi partout. Des Irlandais, des Italiens, des Slovaques, des Polonais, des petits salopards de Pennsylvanie qui s’étaient engagés pour échapper à des pères qui les frappaient à coups de poing et de boucle de ceinture — c’étaient les gars avec qui je vivais, avec qui je mangeais, avec qui je dormais. Il y avait même un Indien, un Cherokee, il était troisième base. On l’appelait Coupe-Pisse, du nom qu’on donnait à nos calots, va savoir pourquoi. C’étaient pas tous des gars bien, mais, dans l’ensemble, ça allait. C’étaient des braves types. On se faisait des tas de virées-cul. On a joué contre Fort Benning. Contre Cherry Point, en Caroline du Nord, la base aérienne des Marines. On les a battus. On a battu les chantiers navals de Charleston. On avait un ou deux gars qui savaient lancer — d’ailleurs il y en a un qui est entré chez les Tigers. On est allés à Rome, en Georgie, puis à Waycross, sur une base de l’armée. On appelait les gars des chiens. On les a battus, eux aussi. On a battu tout le monde. J’ai vu le Sud. J’ai vu des choses que j’avais jamais vues. J’ai rencontré tous les non-Juifs qu’on peut imaginer. J’ai rencontré des belles du Sud. Et des putes ordinaires. J’ai mis une capote. Tu me la décalottes et tu me la presses. J’ai vu Savannah. J’ai vu La Nouvelle-Orléans. Je me suis installé dans un abreuvoir en ruine à Mobile, en Alabama, et j’ai été rudement content que le garde-côte se trouve devant la porte. J’ai joué au basket-ball et au football américain avec le Vingt-Deuxième régiment. Je suis devenu Marine. J’ai porté l’insigne avec l’ancre et le globe. « On veut pas de lanceur ici, Eh Oh, dégage, Eh Oh ! » Je suis devenu Eh Oh pour des gars du Maine, du New Hampshire, de la Louisiane, du Mississippi, de l’Ohio ; des gars de tous les coins d’Amérique, des gars qui étaient pas allés à l’école ne m’appelaient qu’Eh Oh. Pour eux j’étais Eh Oh, voilà tout. J’adorais ça. Ils m’ont libéré le 22 juin 1947. J’ai eu la chance d’épouser une belle fille qui s’appelait Dwyer. De diriger l’entreprise montée par mon père, alors que son père à lui ne parlait même pas anglais. De vivre dans le plus joli coin du monde. Détester l’Amérique, lui ? Mais c’était sa seconde peau. Tous les plaisirs de sa jeunesse étaient des plaisirs américains, ses succès, son bonheur, américains eux aussi, et, aujourd’hui, il n’avait plus besoin de les passer sous silence pour ne pas exciter la haine ignorante de sa fille. Quelle solitude il éprouverait, sans ses sentiments américains. Quelle nostalgie, s’il était obligé de vivre dans un autre pays. Oui, tout ce qui donnait un sens à sa réussite dans plusieurs domaines était américain. Tout ce qu’il aimait se trouvait sur ce sol.
Pour elle, être américaine, c’était haïr l’Amérique. Mais, lui, il ne pouvait pas plus cesser d’aimer l’Amérique que cesser d’aimer père et mère, ou abandonner tout code de conduite. Comment pouvait-elle détester un pays alors qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’il était ? Comment sa propre enfant pouvait-elle s’aveugler au point de vouer aux gémonies le « système pourri » qui avait donné toutes les chances de succès à sa famille ? Comment pouvait-elle traîner dans la boue ses « capitalistes » de parents comme si leur fortune était le produit d’autre chose que de trois générations industrieuses et tenaces ? Trois générations d’hommes, dont lui, qui avaient trimé dans la crasse et la puanteur d’une tannerie. Elle avait débuté dans une tannerie, aux côtés des derniers des derniers, cette famille qu’elle appelait désormais les « chiens capitalistes ». Il n’y avait pas grande différence, et elle le savait, entre haïr l’Amérique et les haïr eux-mêmes. Il aimait l’Amérique qu’elle haïssait, tenait pour responsable de toutes les imperfections de la vie, et voulait renverser par la violence ; il aimait les prétendues « valeurs bourgeoises » qu’elle abhorrait, ridiculisait et voulait subvertir ; il aimait la mère qu’elle détestait, et qu’elle avait failli faire mourir en commettant l’acte qu’elle avait commis. Petite salope ignare ! Le prix qu’ils avaient payé ! Il n’avait qu’à la déchirer, la lettre de Rita Cohen ! Rita Cohen ! Voilà qu’ils étaient revenus, les fouteurs de merde sadiques, avec leur infini potentiel d’animosité, ceux qui lui avaient extorqué de l’argent et puis, histoire de rigoler, l’album Audrey Hepburn, le journal de bégaiement, les chaussons de danse ; ces misérables petites frappes, ces délinquants qui se donnaient le nom ronflant de « révolutionnaires », et qui avaient joué si cruellement avec ses espoirs, cinq ans auparavant. Ils avaient décidé que l’heure était venue de se foutre de nouveau de la gueule de Levov le Suédois.
Nous ne pouvons qu’être les témoins de l’angoisse qui la sanctifie. La disciple qui se fait appeler « Rita Cohen ». Ils se foutaient de lui. Ils devaient être morts de rire. Parce que si ce n’était pas une mauvaise blague, alors, c’était encore pire. Votre fille est divine. Ma fille est tout ce qu’on voudra sauf ça. Elle est fragile, elle est paumée, elle est blessée — on ne peut plus rien faire pour elle. Pourquoi lui avoir dit que vous aviez couché avec moi ? Pourquoi m’avoir dit que c’était à sa demande ? C’est parce que vous nous détestez. Et vous nous détestez justement parce que nous ne les faisons pas, ces choses-là. Vous nous détestez non pas parce que nous sommes sans scrupules comme vous dites, mais parce que nous sommes prudents, sains, industrieux, et que nous acceptons d’obéir à la loi. Vous nous détestez parce que nous n’avons pas échoué. Parce que nous avons travaillé dur et honnêtement pour devenir meilleurs que la concurrence et que nous avons prospéré ; alors vous nous enviez, vous nous haïssez, vous voulez nous anéantir. Et vous vous êtes servis d’elle, une pauvre gosse de seize ans qui bégayait. Ah, vous n’y êtes pas allés de main morte ! Vous en avez fait une « révolutionnaire » pétrie de grandes idées et de nobles idéaux. Bande de salauds. Il vous fait jouir, le spectacle de notre effondrement ! Ce n’est pas les clichés qui l’ont réduite à cet esclavage, c’est vous qui l’avez asservie par les clichés les plus pompeux — et elle, l’insurgée, avec sa haine de l’injustice attisée par son bégaiement, elle a été sans défense. Tas de lâches, espèces de salopards. Vous lui avez mis dans la tête qu’elle était dans le camp des opprimés — vous en avez fait votre clown, votre pantin. Résultat, le docteur Fred Conlon est mort. C’est le seul type que vous avez trouvé à tuer pour arrêter la guerre. Chef de clinique à l’hôpital de Dover, un type qui dans un petit hôpital avait réussi à créer une unité de cardiologie de huit lits. Voilà son crime !
Au lieu d’exploser au milieu de la nuit quand le village était désert, bourde ou préméditation, la bombe est partie à cinq heures du matin, une heure avant que le magasin Hamlin n’ouvre ses portes, et au moment même où Fred Conlon venait de glisser dans la boîte aux lettres les factures domestiques réglées la veille, sur sa table de travail. Il partait pour l’hôpital quand un éclat métallique lui a heurté la nuque.
Dawn, sous sédatifs, ne pouvait voir personne, mais le Suédois était allé chez Russ et Mary Hamlin, leur exprimer ses regrets, pour le magasin, leur dire à quel point il avait compté pour Dawn et pour lui, et qu’il faisait partie de leur vie, comme de celle de toute la communauté ; puis il était allé à la veillée funèbre. Dans son cercueil, Conlon faisait bonne figure, il avait l’air aussi affable que dans la vie ; la semaine suivante, pendant que leur médecin de famille prenait des dispositions pour hospitaliser Dawn, le Suédois alla tout seul rendre visite à la veuve de Conlon. Comment il réussit à aller boire le thé chez cette femme, c’est une autre histoire, qui prendrait tout un livre. Toujours est-il qu’il y parvint, et que, héroïquement, elle le servit pendant qu’il présentait ses condoléances au nom de sa famille en des termes qu’il avait répétés cinq cents fois dans sa tête, mais qui, une fois sortis de sa bouche, lui parurent toujours aussi inanes, aussi creux que ceux qu’il avait employés auprès de Russ et Mary Hamlin. « Mes regrets sincères et profonds… la douleur de votre famille… ma femme tient à ce que vous sachiez… » Après l’avoir écouté jusqu’au bout, Mrs Conlon répondit calmement, avec une physionomie si sereine, si gentille et si compatissante, qu’il eut envie de disparaître, de se cacher comme un enfant, tout en éprouvant la folle tentation de se jeter à ses pieds et d’y rester indéfiniment en implorant son pardon. « Vous êtes de bons parents, vous avez élevé votre fille selon les principes que vous jugiez les meilleurs, lui dit-elle. Ce n’est pas votre faute, et je ne vous en veux pas. Ce n’est pas vous qui êtes allés acheter la dynamite. Qui avez fabriqué la bombe. Qui l’avez posée. Vous, vous n’avez rien à voir avec cette bombe. S’il s’avère que c’est bien votre fille qui en porte la responsabilité, je n’incriminerai personne d’autre. Je suis désolée pour vous et votre famille, monsieur Levov. Moi, j’ai perdu un mari, mes enfants ont perdu un père, mais vous, vous avez perdu quelque chose de plus important encore. Vous êtes des parents qui ont perdu leur enfant. Il ne se passe pas de jour sans que vous soyez dans mes pensées et mes prières. » Il ne connaissait Fred Conlon que vaguement, pour l’avoir rencontré dans des cocktails et des fêtes de charité où ils s’ennuyaient ferme tous deux. Il le connaissait surtout de réputation, comme un homme qui s’occupait de sa famille et de l’hôpital avec le même dévouement — un bourreau de travail, un brave type. Sous sa direction, l’hôpital avait entrepris un programme d’agrandissement qui était le premier depuis sa fondation et, outre la nouvelle unité de cardiologie, le temps qu’il était resté chef de clinique, on avait enfin réalisé la modernisation de la salle des urgences. Mais, bien sûr, la salle des urgences de l’hôpital d’un bled paumé, on s’en fout royalement. De même qu’un magasin général que son propriétaire tient depuis 1921 ! On raisonne à l’échelle de l’humanité ! L’humanité a-t-elle jamais progressé sans bavures ni bévues mineures ? Le peuple est en colère, et il a parlé. À la violence répondra la violence, quelles qu’en soient les suites, jusqu’à ce que le peuple soit libéré. L’Amérique fasciste a perdu l’un de ses bureaux de poste, une épicerie a été détruite de fond en comble.
Sauf qu’en l’occurrence, il ne s’agissait même pas d’une poste d’État, pas plus que les Hamlin n’étaient employés des postes. C’était seulement un dépôt, dont ils avaient la gestion moyennant x dollars, comme complément à leur magasin. Ce dernier n’était pas plus une entreprise d’État que le bureau où votre comptable remplit vos déclarations d’impôts. Mais les révolutionnaires mondiaux ne s’embarrassent pas de ces vétilles bureaucratiques ! Infrastructures détruites. Les onze cents résidents d’Old Rimrock furent réduits, pendant dix-huit mois, à faire huit kilomètres en voiture pour acheter leurs timbres, peser leurs paquets et envoyer quoi que ce soit en recommandé ou en service spécial. Ah, mais, Lyndon Johnson allait voir qui faisait la loi !
Ils se foutaient de lui. La vie se foutait de lui.
Mrs Conlon avait poursuivi : « Vous êtes tout autant que nous les victimes de cette tragédie. La différence, c’est que nous, même si la guérison prend du temps, nous survivrons en tant que famille. Nous survivrons en tant que famille qui s’aime. Nous survivrons la mémoire intacte, avec nos souvenirs pour nous réconforter. Nous aurons autant de mal que vous à comprendre quelque chose à cet acte absurde. Mais nous sommes la même famille que du temps où Fred était là, et nous survivrons. »
La clarté et la force avec lesquelles elle sous-entendait que le Suédois et sa famille, eux, ne survivraient pas, lui firent se demander au cours des semaines suivantes si sa gentillesse et sa compassion étaient aussi universelles qu’il avait voulu le croire tout d’abord.
Il ne retourna jamais la voir.
Il dit à sa secrétaire qu’il se rendait à New York, à la mission tchèque, où il avait déjà eu des discussions préliminaires à un voyage en Tchécoslovaquie, prévu pour la fin de l’automne. Il avait déjà examiné des spécimens de gants, de chaussures, de ceintures, de porte-monnaie et de portefeuilles fabriqués en Tchécoslovaquie et, à présent, les Tchèques se proposaient de lui faire visiter des usines à Brno et Bratislava pour qu’il y voie l’industrie du gant de ses propres yeux et examine un échantillonnage plus varié de leur travail, pendant les opérations de fabrication et à la sortie du produit. Il ne faisait plus de doute que les accessoires de cuir puissent désormais être fabriqués à meilleur compte en Tchécoslovaquie qu’à Newark et Porto Rico — et avec un gain de qualité sans doute. La qualité de la main-d’œuvre, qui avait commencé à baisser après les émeutes dans son usine de Newark, avait continué de se détériorer, surtout depuis la retraite de Vicky, la contremaîtresse des salles de coupe. À supposer même que ce qu’il avait vu à la mission tchèque ne soit pas représentatif de la production quotidienne, il en avait été assez impressionné. Dans les années trente, les Tchèques avaient inondé le marché américain de gants de qualité et, au fil du temps, Newark Maid avait employé d’excellents coupeurs tchèques. Quant au mécanicien qui avait travaillé chez eux trente ans à plein temps pour réparer les machines à coudre, pour entretenir ces précieuses bêtes de somme — remplacer les arbres d’entraînement, les leviers, les plaques de portée, les bobines, rectifiant sans cesse le rythme et la tension de chaque machine —, c’était un Tchèque, ouvrier prodigieux, expert connaissant toutes les machines sous le soleil, capable de tout réparer. Même si le Suédois avait promis à son père de ne rien céder de leur entreprise à un gouvernement communiste avant de rentrer avec un rapport exhaustif, il escomptait que le moment où il quitterait Newark se profilait à un horizon assez proche.
Dawn avait retrouvé le visage de sa jeunesse, et commencé son saisissant retour en force, quant à Merry… Ah, ma petite Merry, prunelle de mes yeux, Merry chérie, ma fille unique et préférée, comment veux-tu que je reste dans Central Avenue à me battre pour que ma production ne baisse pas, et à me faire faire la loi par des Noirs qui se foutent éperdument de la qualité de ce que je vends — des fumistes, qui m’ont mis le dos au mur parce qu’ils savent très bien qu’on ne peut plus former personne qui les remplace à Newark ? Est-ce que tu crois vraiment que je vais y rester de peur que tu ne me traites de raciste et que tu ne veuilles plus jamais me revoir ? Ça fait trop longtemps que j’attends de te revoir, toi, et ta mère attend, ton grand-père et ta grand-mère attendent, ça fait cinq ans qu’on attend vingt-quatre heures sur vingt-quatre, d’avoir de tes nouvelles, un message de toi, on ne peut plus remettre la vie à demain. Nous sommes en 1973. Ta mère est une femme neuve. Si nous avons l’intention de revivre un jour, c’est maintenant ou jamais.
N’empêche qu’il était en train d’attendre, non pas que l’affable consul l’accueille à la mission tchèque avec un verre de Slivovitz (comme le croiraient son père et sa femme s’ils venaient à téléphoner), mais en face de la clinique pour chiens et chats, sur New Jersey Railroad Avenue, à dix minutes de voiture de son usine.
Elle se trouvait à dix minutes en voiture de chez lui. Et depuis des années ? Était-elle à Newark depuis des années ? Voilà qu’elle habitait le dernier endroit au monde où il l’aurait imaginée. Manquait-il d’intelligence, ou bien était-elle si provocatrice, si contrariante, enfin si folle qu’il n’aurait su deviner le moindre de ses actes ? Manquait-il aussi d’imagination ? Quel père n’en manque pas ? C’était aberrant. Sa fille vivait à Newark, elle travaillait en face des voies de chemin de fer, et pas même au fin fond de l’Ironbound, où les Portugais étaient en train d’annexer les misérables rues du quartier de Down Neck, mais côté ouest, à l’ombre du viaduc ferroviaire qui fermait Railroad Avenue. Cette fortification rébarbative était la Grande Muraille de Chine locale : bâtie de blocs de grès qui s’élevaient à sept mètres de haut, elle s’étirait sur plus d’un kilomètre, et n’était pénétrée que par une demi-douzaine de souterrains immondes. Le long de cette voie abandonnée, aussi sinistre à présent que n’importe quelle rue de ville en ruine aux États-Unis, courait un mur non protégé, sinueux, vierge même de tout graffiti. À l’exception des mauvaises herbes chétives qui parvenaient à pousser en touffes enchevêtrées là où le ciment s’était fissuré, délavé par les intempéries, le mur du viaduc était dépourvu de tout — mais par lui la cité industrielle fatiguée commémorait sa longue lutte enfin victorieuse pour donner un monument à sa laideur.
Sur la rive est de la rue, les vieilles usines noires, fabriques, fonderies, cuivreries, industries lourdes qui dataient de la guerre de Sécession, les usines noircies par les fumées que leur pompaient les hauts-fourneaux depuis cent ans étaient veuves de leurs fenêtres, le soleil n’y entrait plus, on les avait murées, les entrées et les sorties étaient condamnées par des écrans anti-escarbilles. C’étaient des usines où les gens avaient perdu des doigts, des bras, où ils s’étaient fait écraser les pieds, brûler le visage, où les enfants avaient trimé jadis dans la chaleur et dans le froid, des usines du dix-neuvième siècle qui broyaient les hommes pour produire des marchandises, et qui n’étaient plus que des tombes impénétrables, étanches. Newark y était enseveli, et ne se réveillerait pas de sitôt. Usines, pyramides de Newark… aussi colossales, aussi noires, aussi hideusement impénétrables que les tombeaux des grandes dynasties historiques.
Les émeutiers n’avaient jamais franchi les voies suspendues — s’ils l’avaient fait, ces usines ne seraient plus à présent que des gravats calcinés comme celles de West Market Street, derrière la ville.
Son père lui disait toujours : « Le grès et la brique. C’était là qu’il fallait investir. Le grès, il y en avait des carrières sur place. Tu le savais ? Du côté de Belleville, vers le nord, le long du fleuve. Elle a tout ce qu’il faut, cette ville. Ça a dû être une affaire en or. Le gars qui vendait le grès et la brique à la ville, alors lui, il s’est trouvé à l’abri des courants d’air. »
Le samedi matin, le Suédois accompagnait son père en voiture dans le quartier de Down Neck, où ils allaient récupérer les gants de la semaine auprès des familles italiennes qu’ils payaient à la pièce pour ce travail à domicile. Tandis que la voiture cahotait le long des rues pavées de brique, dépassant une succession de minables maisons de bois, le viaduc restait en vue, avec quelques interruptions. Il refusait de s’effacer. C’était la première rencontre du Suédois avec le sublime construit de main d’homme, celui qui vous lézarde, celui qui vous nanifie ; au début, il en avait peur, car tout enfant déjà il était sensible au cadre où il vivait, et il avait tendance à s’en laisser pénétrer pour se l’approprier en retour. Il pouvait avoir six ou sept ans ; cinq, peut-être ; peut-être que Jerry n’était même pas né. Ces pierres colossales rendaient la cité encore plus gigantesque, à ses yeux ; l’horizon construit, la faille brutale dans le corps de la ville géante lui donnaient l’impression d’entrer dans un enfer fantomatique, alors qu’au fond il n’avait sous les yeux que le résultat d’une croisade populiste : puisque les passages cloutés n’avaient pas suffi à éviter les collisions de véhicules et les carnages parmi les piétons, on avait haussé les rails. « Le grès et la brique, répétait son père, admiratif. Ce gars-là, il a plus eu besoin de s’en faire. »
Tout cela datait d’avant leur installation à Keer Avenue, du temps qu’ils habitaient en face de la synagogue, dans une maison qu’ils partageaient avec deux autres familles, à l’extrémité pauvre de Wainwright Street. Son père n’avait pas encore son grenier-atelier, et il achetait ses peaux à un type qui habitait aussi Down Neck et qui, dans son garage, trafiquait tout ce que les ouvriers pouvaient rapporter des tanneries dans leurs grosses bottes de caoutchouc, ou autour de la taille, sous leur salopette. Ce pourvoyeur était lui-même employé dans une tannerie ; c’était un grand Polonais costaud et bourru, avec des bras massifs tatoués jusqu’aux épaules. Le Suédois se rappelait vaguement son père debout à l’unique fenêtre du garage, élevant les peaux travaillées à la lumière pour voir si elles avaient des défauts, puis les étirant sur son genou avant d’arrêter son choix. « Touche », disait-il au Suédois lorsqu’ils étaient rentrés dans la voiture ; alors l’enfant froissait la peau de chevreau délicate, comme il l’avait vu faire par son père, il en tâtait la finesse, la texture veloutée, le grain serré, et les appréciait. « Ça, c’est du cuir ! lui disait son père. Et qu’est-ce qui rend le cuir de chevreau si délicat, Seymour ? — Je ne sais pas. — Bon, qu’est-ce que c’est, le chevreau ? — Le petit de la chèvre. — Tout juste. Et qu’est-ce que ça mange ? — Du lait. — Tout juste. Et c’est justement le fait qu’il boive du lait, qui rend le grain si lisse et si beau. Tu peux regarder les pores à la loupe, ils sont si fins que tu ne les verras même pas. Mais dès que le chevreau se met à brouter, ça n’a plus rien à voir. Dès que la chèvre broute, sa peau devient comme du papier de verre. Le plus beau cuir pour un gant de ville, c’est quoi, Seymour ? — Le chevreau. — Très bien, mon fils. Mais c’est pas seulement la matière, c’est aussi le tannage. Il faut connaître la tannerie à laquelle on s’adresse. C’est comme une bonne cuisinière et une mauvaise. Tu auras beau acheter un bon morceau de viande, une mauvaise cuisinière te le gâche. Comment se fait-il que l’une fasse un beau gâteau et pas l’autre ? Tu vas avoir un gâteau bien moelleux et l’autre tout sec. Pour le cuir c’est pareil. J’y ai travaillé, moi, à la tannerie ; c’est les produits, c’est le temps, c’est la température. Voilà ce qui fait la différence. Et puis, bien sûr, il ne faut pas acheter des peaux de deuxième qualité au départ. Ça coûte aussi cher de tanner une peau médiocre qu’une belle. En fait ça revient même plus cher, parce que ça demande plus de travail. Mais ça, c’est superbe, superbe, un matériau magnifique, répéta-t-il en pétrissant de nouveau du bout de ses doigts, avec amour, la peau de cabri. Et tu sais comment on obtient cette qualité, Seymour ? — Comment, papa ? — Avec du travail. »
Il y avait huit, dix, peut-être douze familles d’immigrants éparpillées dans le quartier de Down Neck à qui Lou Levov distribuait ses peaux ainsi que ses propres patrons-modèles. C’étaient des Napolitains déjà gantiers en Europe ; les meilleurs finirent par se faire embaucher par Newark Maid, lorsque son père eut les moyens de payer un loyer, et que l’entreprise s’installa dans le petit grenier de West Market Street, au-dessus de la fabrique de chaises. C’était le vieux grand-père italien ou le père qui coupait les gants sur la table de cuisine, avec un mètre étalon à la française, une paire de gros ciseaux et un couteau à déborder qu’il avait rapportés d’Italie. La grand-mère ou la mère piquait et les filles faisaient les finitions, elles repassaient le gant à l’ancienne, avec des fers chauffés dans une boîte sur le poêle ventru de la cuisine. Les femmes travaillaient sur d’antiques Singer du dix-neuvième siècle que Lou Levov achetait trois sous, et réparait lui-même car il avait appris à les monter de toutes pièces. Une fois par semaine au moins, il lui fallait se rendre jusqu’au Neck, la nuit, et passer une heure à en remettre une en route. Le reste du temps, de jour comme de nuit, il sillonnait le New Jersey pour vendre lui-même les gants que les Italiens lui avaient faits. Il commença par les vendre dans la malle arrière de sa voiture, sur une grande artère, puis par la suite directement aux maroquineries et aux grands magasins qui furent les premiers gros clients de Newark Maid. C’était dans une cuisine minuscule, à moins d’un kilomètre de l’endroit où il se trouvait maintenant, que le Suédois avait regardé le doyen des artisans napolitains couper une paire de gants. Il lui semblait bien se revoir assis sur les genoux de son père tandis que celui-ci dégustait un verre de vin maison, et qu’en face d’eux un coupeur qu’on disait centenaire, et qui avait paraît-il fait des gants pour la reine d’Italie, était en train de lisser un étavillon en tournant dessus une demi-douzaine de fois la lame sans fil de son couteau. « Regarde-le, Seymour. Tu vois comme la peau est petite ? Le plus difficile de tout, c’est de couper la peau comme il faut. Parce qu’elle est si petite. Mais regarde-le faire. C’est un génie, que tu observes, un artiste. Tu vois, fils, le coupeur italien, il tient toujours plus de l’artiste que les autres, dans sa manière de voir. Et lui, là, c’est leur maître à tous. » Parfois des boulettes étaient en train de frire à la poêle ; il se souvenait de l’un de ces coupeurs italiens qui disait toujours d’une voix caressante : « Che bellezza. » Il l’appelait Piccirell, mon mignon, en caressant sa tête blonde, et lui avait appris à tremper le pain italien croustillant dans le pot de sauce tomate. Le jardin, derrière la maison, n’était jamais si minuscule qu’il n’y poussât un plant de tomate, une vigne, un poirier. Chaque foyer avait son grand-père. C’était lui qui faisait le vin, c’était à lui que Lou Levov disait, accompagnée du geste assorti, pensait-il, cette phrase en patois napolitain, qui était la seule phrase complète de son répertoire : « Na mano lava ’nad » — Une main lave l’autre —, en lui déposant sur la toile cirée les dollars de leur salaire. Puis père et fils se levaient de table en emportant le lot de gants faits à façon, et ils rentraient chez eux, où Sylvia Levov examinait chaque gant avec soin en le tendant sur une forme, attentive à la couture de chaque doigt et de chaque pouce. « Les gants de la même paire sont censés être exactement assortis, disait Lou Levov, grain du cuir, couleur, nuance, tout. C’est la première chose qu’elle vérifie. » Tout en travaillant, sa mère lui apprenait les défauts qui peuvent se produire dans la fabrication d’un gant, défauts qu’elle avait appris à repérer pour être la femme de son mari. Un point manqué peut devenir une couture ouverte, mais ça ne se voit pas si on n’enfile pas la forme dans le gant pour tirer sur la couture, disait-elle à l’enfant. Il y a des trous dans les piqûres qui ne devraient pas s’y trouver parce que la piqueuse a raté un point et qu’elle a essayé de continuer comme si de rien n’était. Et puis ce qu’on appelle des entailles de boucher, et qui se produisent quand l’animal a été coupé trop profondément au moment où on l’a écorché. Même après que la peau aura été rasée, elles vont rester ; le cuir ne va pas forcément se déchirer quand on passera la forme, mais il risque de le faire plus tard quand la personne le mettra. Dans tous les lots de gants qu’ils rapportaient de Down Neck, son père en trouvait au moins un dont le pouce n’était pas de la même pièce que la paume. Il entrait en rage. « Regarde-moi ça ! Ça, c’est un coupeur qui essaie de faire son quota dans une peau, mais il n’arrive pas à y tailler le pouce. Alors il triche, il prend la peau suivante et il y coupe le pouce, naturellement c’est pas la même couleur, et pour moi il est inutilisable. Et ici, tu vois ? Les doigts ne sont pas droits. C’est ce que Mario t’a montré ce matin. Quand tu coupes une fourchette, un pouce, ou quoi que ce soit d’autre, il faut tenir la peau bien droit, sinon tu as des problèmes. S’il a tiré la fourchette de travers, à la piqûre le doigt va tire-bouchonner comme ça. C’est ce que ta mère regarde. Parce que dis-toi bien, et ne l’oublie jamais, un Levov ne fabrique que des gants parfaits ! » Chaque fois que sa mère trouvait un défaut, elle passait le gant au Suédois qui y plaçait une épingle, à l’endroit de la piqûre, mais jamais dans le cuir. « Dans le cuir, les trous restent, lui expliquait son père, contrairement aux trous du tissu, qui disparaissent. Alors, dans le fil, l’épingle, toujours. » Après que mère et fils avaient inspecté les gants d’un lot, sa mère utilisait un fil spécial pour réunir les paires, un fil qui se casse facilement, lui expliquait son père, pour qu’au moment où l’acheteur les détache, les nœuds ne déchirent pas le cuir. Après avoir réuni les paires, Sylvia les rangeait dans du papier de soie, repliait la feuille par-dessus, puis répétait l’opération pour que chaque paire soit protégée séparément. Chaque douzaine — c’est le Suédois qui comptait à haute voix pour elle — était placée dans une boîte. Non pas une belle boîte, à leurs débuts ; une simple boîte en carton brun, avec la pointure indiquée sur le petit côté. La chic boîte noire portant la marque Newark Maid gravée en doré ne fit son entrée qu’après que Lou Levov réussit sa percée en décrochant le contrat avec Bamberger, puis avec la boutique accessoires de chez Macy’s. Car la jolie boîte personnalisée au nom de la marque, ainsi que l’étiquette or et noir sur chaque gant faisaient toute la différence, non seulement pour la boutique, mais pour le client nanti et connaisseur.
Tous les samedis, quand ils se rendaient dans le Neck pour prendre livraison des gants de la semaine, ils rapportaient ceux que le Suédois avait marqués d’une épingle sur les points où sa mère avait découvert un défaut. Quand un gant en présentait trois ou plus, son père donnait un avertissement à la famille ; s’ils voulaient travailler pour Newark Maid, le manque de soin ne serait pas toléré : « Lou Levov ne vend pas un gant fait main s’il n’est pas parfait. Je suis pas ici pour m’amuser, je suis ici pour la même raison que vous, gagner de l’argent. Na mano lava ’nad, tenez-vous-le pour dit. »
« C’est quoi le veau, Seymour ? — La peau des jeunes veaux. — Il est comment son grain ? — Serré, régulier. Très lisse, brillant. — On s’en sert pour quoi ? — Surtout pour les gants d’hommes, à cause de l’épaisseur. — C’est quoi le Cap ? — C’est la peau du mouton sud-africain à longs poils. — La cabretta ? — C’est pas le mouton laineux, c’est celui qui a des poils. — D’où ça vient ? — D’Amérique du Sud. Du Brésil. — Réponse incomplète. On en trouve un peu au nord et un peu au sud de l’équateur, partout dans le monde ; dans le sud de l’Inde ; dans le nord du Brésil. Dans une zone qui traverse l’Afrique. — Mais la nôtre, on l’achète au Brésil. — Exact. C’est juste, tu as tout à fait raison. Je te dis simplement qu’on en trouve dans d’autres pays, pour que tu le saches. Quelle est l’opération clef pour préparer la peau ? — L’étendage. — Ne l’oublie jamais. Dans ce métier, un millimètre et demi, ça fait une différence considérable. Oui, l’étendage. Bonne réponse à cent pour cent. De combien de pièces se compose la paire de gants ? — Dix, douze s’il y a doublage. — Énumère-les. — Six fourchettes, deux pouces, deux mains. — L’unité de mesure chez les gantiers ? — C’est les boutons. — Qu’est-ce que c’est qu’un gant d’un bouton ? — C’est un gant qui mesure deux centimètres et demi de la base du pouce au poignet. — À peu près deux centimètres et demi. Et les baguettes ? — C’est les trois rangs de piqûres sur le dos du gant. Et si on ne les arrête pas, les nervures vont ficher le camp. — Excellent, excellent, je ne t’en demandais même pas tant. Quelle est la couture la plus difficile à exécuter sur un gant ? — C’est le piqué anglais. — Et pourquoi donc ? Prends ton temps avant de répondre, c’est une question difficile, mon fils. Alors ? » Le surjet un fil, le surjet deux fils ; le point lancé, le passé plat ; le nubuck ; le mocha ; la biche ; le trempage ; le retrait du poil ; le piquelage ; le tri des peaux ; le classement en catégories ; le finissage grainé ; le finissage velours ; la doublure collée ; la doublure linéaire ; le tricot sans couture ; le tricot avec assemblage cousu…
Pendant ces navettes entre chez eux et Down Neck, c’était un feu roulant de questions. Ainsi, tous les samedis matin, depuis sa sixième année jusqu’à ce qu’il atteignît l’âge de neuf ans, et que Newark Maid se dotât de son propre atelier.
La clinique pour chiens et chats se trouvait à l’angle d’un petit immeuble de brique décrépit, à côté d’un parking vide, d’une décharge de pneus où poussaient des herbes folles presque aussi grandes que lui, tandis qu’une épave de clôture barbelée entortillée gisait au bout du trottoir, là où il attendait sa fille… qui vivait à Newark… et depuis combien de temps… et où, dans quel genre de quartier ? Non, l’imagination ne lui faisait plus défaut — il imaginait l’abominable sans effort à présent, même s’il ne voyait toujours pas comment elle était passée d’Old Rimrock à ce lieu. Il ne pouvait plus se bercer de la moindre illusion pour amortir le choc qui l’attendait.
À voir l’endroit où elle travaillait, elle ne devait plus se croire de vocation à changer le cours de l’histoire de l’Amérique. L’escalier de secours rouillé, si l’on s’avisait d’en grimper la première marche, s’effondrerait, se détacherait de son armature et s’écraserait dans la rue ; c’était un escalier de secours qui n’avait plus pour fonction de sauver des vies en cas d’incendie, mais de pendre là, inutile, pour témoigner de l’immense solitude inhérente à la vie. Il lui semblait dépourvu de toute autre signification ; aucune autre interprétation ne lui donnerait autant de sens. Oui, nous sommes seuls, profondément seuls, jamais au bout de nos strates de solitude. Et nous n’y pouvons rien. Non, la solitude ne devrait pas nous surprendre, pour stupéfiante qu’elle soit à vivre. On peut toujours essayer de sortir ses tripes, on sera un solitaire écorché vif au lieu d’un solitaire renfermé. Merry, ma petite idiote, plus idiote encore que ton idiot de père, faire sauter les maisons n’y change rien non plus. On est seul avec les maisons, seul sans les maisons. On ne peut pas contester la solitude, et tous les attentats du monde n’y ont pas entamé la moindre brèche. Le plus meurtrier de nos explosifs ne l’effleure même pas. Alors ton piédestal, ce n’est pas au communisme qu’il faut le réserver, ma bécasse, mais à la solitude ordinaire, quotidienne. Le 1er Mai, va défiler avec tes amis pour sa plus grande gloire, car c’est elle la superpuissance absolue, elle la force qui écrase toutes les autres. C’est sur elle qu’il faut miser ta fortune, c’est elle qu’il faut adorer — prosterne-toi, ma petite bécasse en colère, ma petite bègue, mais pas devant Karl Marx, ni Hô Chi Minh, ni Mao Tsé-toung — prosterne-toi devant la grande déesse solitude !
« Je me sens solitaire », lui disait-elle quand elle était toute petite, et il ne réussit jamais à deviner où elle avait attrapé ce mot. Solitaire. Comment imaginer un mot plus triste dans la bouche d’une enfant de deux ans ? Mais elle savait dire tant de choses si jeune, elle avait appris à parler si facilement, au début, si intelligemment — peut-être était-ce la cause de son bégaiement, tous ces mots qu’elle connaissait mystérieusement avant que les autres enfants soient capables d’articuler leur propre nom, peut-être était-ce la charge émotive trop lourde d’un vocabulaire qui comportait la phrase « Je me sens solitaire ».
Il était celui à qui elle pouvait se confier. « Il faut qu’on parle, papa », lui disait-elle. Le plus souvent, ces conversations roulaient sur maman. Maman lui imposait trop son goût pour les vêtements qu’elle portait, pour sa coiffure. Maman l’habillait de manière plus adulte que les autres enfants. Merry aurait voulu avoir les cheveux longs comme Patti, mais Dawn voulait les lui faire couper. « Qu’est-ce que maman serait contente si j’étais obligée de porter un uniforme comme elle en portait à Sainte-Geneviève ! — Maman a des goûts classiques, c’est tout. Mais tu es tout de même bien contente d’aller faire les boutiques avec elle. — Le plus chouette quand on fait les courses, c’est qu’on va prendre un bon déjeuner, c’est ça qui est sympa. Et puis des fois c’est marrant de choisir des vêtements. Mais c’est vrai que maman est tttrop auto-to-ritaire. » À l’école, le midi, elle ne mangeait jamais le déjeuner que sa mère lui préparait. « La galantine sur du pain blanc, c’est dégueulasse. Le Liverwurst, c’est dégueulasse. Dans le plastique, le sandwich au thon, il devient tout trempé. Le seul truc que j’aime c’est le jambonneau de Virginie, mais à condition qu’on m’enlève la croûte. Et puis j’aime bien la sssoupe chaude. » Seulement, quand elle emportait de la soupe chaude à l’école, elle s’arrangeait toujours pour casser la thermos. Sinon au bout d’une semaine, du moins au bout de quinze jours. Dawn lui en avait trouvé d’incassables, mais elle réussissait à les casser aussi. Sa destructivité n’allait pas plus loin.
En rentrant de l’école, lorsqu’elle faisait de la pâtisserie avec son amie Patti, c’était toujours elle qui devait casser les œufs, parce que Patti disait que casser les œufs la dégoûtait. Merry trouvait ça ridicule. Un après-midi, elle lui avait cassé un œuf sous le nez, et Patti avait vomi. C’était là toute sa destructivité, casser la thermos, casser un œuf. Et trouver moyen de se débarrasser de tout ce que sa mère lui donnait pour son casse-croûte. Jamais elle ne se plaignait, mais elle ne mangeait rien. Lorsque Dawn, qui commençait à s’en douter, lui demandait ce qu’elle avait mangé à midi, Merry était bien capable d’avoir balancé le sac en papier sans regarder ce qu’il y avait dedans. « Tu n’es pas facile à vivre, Merry, avait conclu sa mère. — Mais si, mais si je suis fffacile à vivre, si tu ne me demandes pas ce que j’ai mangé à midi. — Ce n’est peut-être pas facile d’être dans ta peau, Merry ? — Oh, c’est peut-être plus facile d’être dans ma peau que de vivre avec moi. » À son père elle confiait : « Le fruit me tentait pas, alors je l’ai jeté aussi. — Et le lait, tu l’as jeté ? — Le lait, il était un peu tiède, papa. » Mais comme il y avait toujours dix cents au fond du sachet pour acheter une glace, elle mangeait au moins ça. Elle n’aimait pas la moutarde. Autre grief pendant les années qui précédèrent ses griefs contre le capitalisme. « Tu en connais des enfants qui aiment la moutarde ? » lui demanda-t-elle. Oui, Patti. Patti mangeait des sandwiches à la moutarde et à la crème de gruyère. Et au cours de leurs conversations Merry avait confié à son père qu’elle ne comprenait pas ça, mais alors, pas du tout. Ce que Merry préférait à tout le reste, c’étaient les sandwiches au fromage fondu. Munster fondu et pain blanc. Après l’école, elle ramenait Patti avec elle, et comme elle avait jeté son déjeuner de midi à la poubelle, les deux filles se faisaient des sandwiches au fromage fondu. Parfois elles se contentaient de faire fondre du fromage sur une feuille de papier aluminium. Elle était convaincue que si elle y était contrainte un jour, elle pourrait tout à fait se nourrir de fromage fondu. Ce fut sans doute l’acte le plus irresponsable qu’elle commit jamais — rentrer de l’école avec Patti, faire fondre du fromage sur des feuilles d’alu et s’en goinfrer — jusqu’à ce qu’elle fasse sauter le Magasin général. Elle ne parvenait même pas à dire combien Patti lui portait sur les nerfs, de peur de lui faire de la peine. « Le problème quand quelqu’un vient chez toi, c’est qu’au bout d’un moment t’en as vraiment marre. » Mais elle se comportait toujours comme si elle voulait que Patti reste encore. Mman, Patti peut rester dîner avec nous ? Mman, Patti peut rester dormir ? Mman, Patti peut mettre mes bottes ? Mman, tu nous accompagnes au village en voiture, Patti et moi ?
Au cours moyen deuxième année, elle fit un cadeau de Fête des mères à Dawn. Sur un napperon de papier, à l’école, on leur avait demandé d’écrire ce qu’elles feraient pour leur mère, et Merry avait écrit qu’elle s’occuperait du dîner le vendredi soir, ce qui était une offre passablement généreuse de la part d’une enfant de dix ans. Elle tint parole sans défection, en grande partie parce que de cette manière elle était sûre de manger des ziti au four au moins une fois par semaine. Et puis celui qui faisait la cuisine ne faisait pas la vaisselle. Avec l’aide de Dawn, elle savait faire des lasagnes ou des cannelloni, mais les ziti au four, elle savait les faire toute seule. Parfois, ils avaient donc des macaronis au fromage le vendredi soir, mais le plus souvent c’étaient des ziti au four. L’important, disait-elle à son père, c’était de vérifier que le fromage fondait bien, mais enfin, il fallait aussi s’assurer que les ziti du dessus étaient bien durs et bien croustillants. Il était de vaisselle lorsqu’elle faisait les ziti, cela faisait une vaisselle considérable, mais il adorait ça. « Faire la cuisine c’est marrant, mais faire la vaisselle, pas du tout », lui avait-elle confié, mais il n’était pas de cet avis lorsqu’elle se mettait au fourneau. Une cliente de chez Bloomingdale lui ayant parlé d’un restaurant de la Quarante-Neuvième Rue ouest qui faisait les meilleurs ziti de New York, il se mit à y amener sa famille une fois par mois. Ils allaient à Radio City, ou voir une comédie musicale sur Broadway, et puis ils dînaient Chez Vincent. Merry adorait l’endroit. Et un jeune serveur nommé Billy l’adorait, elle, car il se trouvait avoir un petit frère qui bégayait. Il parlait à Merry des vedettes de la télévision et du cinéma qui venaient dîner Chez Vincent. « Vous voyez, là où papa est assis ? Vous voyez cette chaise, signorina ? Eh bien, hier soir, c’est Danny Thomas qui était assis sur cette chaise. Et vous savez ce qu’il dit, Danny Thomas, quand quelqu’un vient à sa table pour se présenter ? — Nnnon, disait la signorina. — Il dit, “Ravi de vous voir”. » Et le lundi, à l’école, elle répétait tout ce que Billy, de Chez Vincent à New York, lui avait raconté la veille. Avait-on jamais vu enfant plus heureuse ? Moins destructrice ? Une petite signorina plus aimée de son père et de sa mère ?
Non.
Une Noire en pantalon jaune serré, colossale comme un cheval de trait sur ses pattes de derrière, s’approcha de lui la démarche titubante sur ses talons hauts, en brandissant un minuscule bout de papier. Elle avait le visage balafré. Il savait qu’elle venait lui dire que sa fille était morte. C’était ce qu’il y avait d’écrit sur le papier. Un billet de Rita Cohen. « M’sieur, vous pourriez me dire où se trouve l’Armée du salut ? lui demanda-t-elle. — Il y en a une ? » Elle n’en semblait pas autrement convaincue elle-même, pourtant elle lui répondit : « J’crois, oui. C’est ce que ça dit là-dessus », elle désignait son papier. « Vous savez où c’est m’sieur ? » Toute phrase qui commence ou qui finit par m’sieur se traduit généralement par « Je veux de l’argent ». Il fouilla donc dans sa poche, lui donna quelques billets et, sa démarche rendue hasardeuse par les souliers qui n’étaient pas à sa pointure, elle disparut dans le souterrain, et il ne vit plus âme qui vive dans la rue.
Il attendit quarante minutes. Il en aurait bien attendu quarante de plus, il aurait attendu jusqu’à la tombée de la nuit, bien plus tard encore peut-être, lui, l’homme au complet à sept cents dollars, adossé au lampadaire comme un vagabond en guenilles, le monsieur qui selon toutes apparences était attendu à des réunions de travail, avait des affaires à traiter, des obligations mondaines à remplir, et qui traînait là, embarrassé de sa personne, sur une rue sinistrée aux abords de la gare — on l’aurait pris pour un étranger cossu qui croit être tombé dans le quartier chaud, et qui fait semblant de regarder dans le vague tandis que sa tête bourdonne de pensées secrètes, et que son cœur bat la chamade (le cœur du Suédois battait en effet la chamade). En pariant sur l’hypothèse, assez effroyable, que Rita Cohen disait la vérité, et qu’elle la disait depuis le début, il aurait bien fait le pied de grue toute la nuit, dans l’espoir d’attraper Merry le matin, au moment où elle arrivait au travail. Mais par bonheur, si l’on peut employer un tel mot, elle parut au bout de seulement quarante minutes, haute silhouette féminine, mais qu’il n’aurait jamais reconnue pour sa fille si on ne lui avait pas dit de la chercher à cet endroit.
De nouveau son imagination n’avait pas été à la hauteur de la réalité. Il eut l’impression de perdre le contrôle de muscles qu’il maîtrisait depuis l’âge de deux ans, et il n’aurait pas été surpris si tous ses fluides, y compris son sang, s’étaient mis à jaillir de lui sur le trottoir. C’en était trop pour lutter. Trop pour rapporter la scène chez lui, et la jeter à la figure toute neuve de Dawn. Même des spots incorporés dans le plafond d’une cuisine moderne, avec un bloc de cuisson à la pointe de la technique, ne lui permettraient pas de s’en remettre. Dix-huit cents nuits à la merci de son imagination de père d’une meurtrière ne l’avaient pas préparé à la métamorphose de sa fille. Il n’en avait pas fallu tant pour déjouer le FBI. Comment elle en était arrivée là, c’était trop horrible pour y penser. Mais s’enfuir à la vue de sa propre enfant ? Par peur ? Il restait son âme à chérir. « Elle est la vie, s’admonesta-t-il, je ne peux pas la laisser partir. Elle est notre vie. » D’ailleurs, Merry l’avait vu, et même s’il en avait eu la possibilité, il ne se serait pas effondré ni enfui, car il était trop tard pour s’enfuir.
Du reste, où fuir, vers qui ? Vers ce Suédois qui réussissait sans effort dans tous les domaines ? Vers ce Suédois qui avait la chance de pouvoir s’oublier, lui et ses pensées ? Vers le Levov qui, jadis… Autant chercher secours auprès de l’immense Noire au visage ravagé, et espérer se retrouver en lui demandant : « M’dame, vous savez où c’est que je peux me trouver ? Vous auriez idée d’où je suis parti ? »
Merry l’avait vu. Comment l’aurait-elle raté, dans cette rue de la mort ? Comment le rater, même dans une rue de la vie, où il y aurait eu une foule de gens stressés, battants, acharnés, décidés, et non pas ce désert maléfique ? Il était là, ce père dans toute sa splendeur, impossible à confondre avec quiconque — un mètre quatre-vingt-huit, le plus bel homme qu’une fille puisse rêver pour père. Elle traversa la rue en courant, cette créature effrayante, et comme l’enfant insouciante qu’il aimait rêver du temps qu’il n’était lui-même qu’un enfant insouciant — cette petite fille qui descendait de sa balançoire pour courir vers lui devant la vieille maison de pierre —, elle se jeta contre lui, en lui passant les bras autour du cou. À travers le voile qu’elle portait sur le bas du visage — pour cacher sa bouche et son menton, un voile transparent, coupé dans un vieux bas nylon — elle dit à cet homme qu’elle était arrivée à détester : « Papa ! Papa ! » impeccablement, comme une enfant ordinaire, comme quelqu’un dont le drame serait de n’avoir pu être l’enfant de personne.
Ils pleurent à chaudes larmes, le père inébranlable, centre et source de tout ordre, qui ne saurait approuver ni fermer les yeux sur le moindre signe de chaos — pour qui tenir le chaos en échec a été la voie intuitive vers la certitude, le donné rigoureux de la vie quotidienne — et la fille qui est le chaos en personne.