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Le Suédois. Pendant la guerre, quand j’étais dans les petites classes, c’était un nom magique dans notre quartier de Newark, y compris pour les adultes dont les parents avaient grandi dans le vieux ghetto de Prince Street, et dont l’américanisation n’était pas parachevée au point qu’ils se pâment devant les prouesses d’un athlète de lycée. Magique le nom, magique le visage, véritable anomalie génétique. Parmi les rares Juifs au teint clair, dans notre lycée où les Juifs étaient majoritaires, personne ne possédait de près ni de loin le masque viking impassible et les mâchoires carrées de ce blond aux yeux bleus, né dans notre tribu sous l’identité de Seymour Irving Levov.

Le Suédois s’illustrait au football américain comme arrière, au basket-ball comme pivot, et au base-ball comme première base. Seule l’équipe de basket fut jamais d’un bon niveau : elle remporta deux fois le championnat de la ville du temps que Seymour en était le marqueur vedette. Mais, pourvu qu’il se distinguât, le destin de nos équipes sportives nous importait peu, à nous dont les parents, ayant le plus souvent eu la vie trop dure pour s’offrir des études, vénéraient par-dessus tout la réussite universitaire. En effet, la violence physique, même camouflée par le maillot de sport et les règles du jeu, même lorsque les Juifs n’étaient pas censés en faire les frais, n’avait rien d’une source de plaisir traditionnelle dans notre communauté — contrairement aux diplômes de haut niveau. Pourtant, à travers le Suédois, le quartier s’engagea dans une nouvelle représentation de lui-même et du monde en général, une représentation fantasmatique, commune à tous les supporters : presque à l’égal des Gentils (tels qu’elles se les figuraient du moins), nos familles parvinrent à oublier la réalité des choses et à placer tous leurs espoirs dans la performance sportive. Par-dessus tout, elles parvinrent à oublier la guerre.

Car ce culte de Seymour Levov, ainsi promu Apollon des foyers juifs de Weequahic, trouvait sans doute son explication la plus logique dans la guerre contre les Allemands et les Japonais, avec les angoisses qu’elle faisait naître. Grâce à ce Suédois imbattable sur le terrain, la surface absurde de la vie se mettait à fournir une assise singulière autant qu’illusoire, une échappatoire dans un monde d’innocence suédiforme à ceux qui vivaient dans la terreur de ne jamais revoir qui son fils, qui son frère, qui son mari.

Or, comment réagissait-il devant cette glorification, cette sanctification de tous les bras roulés qu’il exécutait, de toutes les passes qu’il bloquait d’un saut, de tous les doubles qu’il frappait en ligne d’attaque ? Était-ce ce qui faisait de lui ce garçon posé, au visage marmoréen ? Ou bien fallait-il voir dans cette sobriété qui lui donnait l’air si mûr pour son âge l’indice d’un combat intérieur acharné contre son propre narcissisme, que la communauté tout entière abreuvait d’amour ? Car pour le Suédois les majorettes du lycée avaient une ovation particulière. Contrairement aux autres ovations, censées inspirer toute l’équipe ou galvaniser les spectateurs, il s’agissait d’un hommage à sa seule personne, scandé par des piétinements, et exprimant un enthousiasme sans retenue ni mélange pour sa perfection. Cette ovation ébranlait les murs du gymnase pendant les matches de basket chaque fois qu’il gagnait le rebond ou marquait un point, elle balayait nos tribunes dans le stade municipal lors des matches de football chaque fois qu’il gagnait un mètre ou qu’il interceptait une passe. Même à Irvington Park, lors des matches de base-ball à domicile qui n’attiraient pas foule, et où il n’y avait pas de groupes de majorettes agenouillées avec ferveur sur la touche, on en entendait les accents clairsemés repris par une poignée de braves de Weequahic sur les tribunes de bois, non seulement quand le Suédois montait batter, mais dès qu’il faisait un put out de routine à son poste. Cette ovation consistait en dix syllabes, dont les quatre de son nom, sur le rythme suivant : un-deux trois-quatre ! un-deux un-deux trois-quatre ! Au football américain en particulier, le tempo allait s’accélérant à chaque répétition, pour atteindre, avec le sommet de la frénésie adulatrice, l’instant d’extase, la salve triomphale : les filles faisaient la roue et les jupes s’envolaient, découvrant les culottes de gymnastique orange de dix vigoureuses petites majorettes, feu d’artifice fugace à nos yeux éblouis… et tout ça, pas par amour pour vous ou moi, mais pour le fabuleux Suédois : « Levov Seymour, ça rime a-vec a-mour… Levov Seymour, ça rime a-vec a-mour… Levov Seymour, ça rime a-vec a-mour ! »

Où qu’il tournât ses regards, les gens étaient épris de lui. Les marchands de bonbons à qui nous cassions les pieds, nous les gosses, nous apostrophaient toujours d’un « Hé toi, là-bas, dis donc ! » ou bien, « Dis donc t’as pas fini, toi ! » ; mais, lui, ils l’appelaient avec respect « le Suédois ». Les parents lui souriaient benoîtement et l’appelaient Seymour. Les filles qu’il dépassait dans la rue cessaient leurs bavardages pour faire mine de s’évanouir, et les plus effrontées lui criaient : « Reviens, reviens, Seymour de ma vie. » Lui laissait faire, il traversait le quartier, riche de cet amour qui semblait le laisser froid. Tandis que nous rêvions, tous tant que nous étions, de l’assurance que nous aurait donnée une idolâtrie si totale et si absolue, l’amour dont on l’accablait semblait au contraire le priver de tout sentiment. Ce garçon dont tant de gens avaient fait le symbole de l’espoir — parce qu’il incarnait la force, la décision, la valeur et la vaillance qui ramèneraient nos conscrits indemnes de Midway, de Salerne, de Cherbourg, des Salomon et des Aléoutiennes, ou encore de Tarawa — paraissait tout à fait étranger à la malice et à l’ironie, qui auraient pu entamer son précieux sens des responsabilités.

Car la malice et l’ironie ne feraient que briser l’élan d’un jeune homme comme le Suédois, l’ironie étant une consolation humaine dont on n’a que faire quand on obtient ce qu’on veut à l’égal d’un dieu. À croire qu’il réprimait toute une facette de sa personnalité — à moins qu’elle n’ait encore été latente — ou bien, et c’est plus probable, qu’il ne possédait pas cette facette. Sa distance, sa passivité apparente en tant qu’objet de tout cet amour platonique, de toute cette cour qu’on lui faisait, le plaçaient sinon sur un plan divin, du moins un bon cran au-dessus du vulgum pecus auquel nous appartenions presque tous à l’école. Il avait partie liée avec l’histoire, il en était l’instrument ; l’estime passionnée qu’on lui vouait ne serait peut-être pas née s’il ne s’était pas trouvé battre le record de Weequahic au basket — vingt-sept points contre Barringer — précisément le triste jour de 1943 où cinquante-huit forteresses volantes avaient été abattues par la Luftwaffe, deux par des tirs antiaériens et cinq autres s’étant écrasées après avoir passé la côte anglaise au retour des bombardements sur l’Allemagne.

J’avais dans ma classe le frère cadet du Suédois, Jerry Levov, un gamin malingre, taillé comme un bâton de réglisse, avec une petite tête, souple comme un chat, surdoué en mathématiques — il quitta le lycée en 1950. Sans être jamais vraiment l’ami de personne, à sa manière irascible et impérieuse, Jerry finit par s’intéresser à moi et c’est ainsi qu’à dix ans, je me faisais battre régulièrement au ping-pong dans le sous-sol aménagé des Levov, à l’angle de Wyndmoor Street et de Keer Avenue — le terme « aménagé » indiquant qu’il était lambrissé de pin noueux, et non pas destiné à ménager les petits camarades de Jerry, ce qu’il ne semblait guère disposé à faire.

L’agressivité explosive que Jerry manifestait à une table de ping-pong dépassait de loin celle de son frère à n’importe quel sport. Une chance pour moi : la balle de ping-pong, par sa forme et son poids, est génialement conçue pour ne pas vous emporter un œil. Sinon, je ne serais jamais allé jouer dans le sous-sol des Levov. Si cela n’avait pas été pour me vanter d’avoir mes entrées chez le Suédois, rien n’aurait pu me faire descendre là-bas avec pour seule protection une petite raquette en bois de rien du tout. Un objet aussi léger qu’une balle de ping-pong ne saurait se transformer en arme fatale, pourtant, la façon dont Jerry la catapultait laissait transparaître une soif de meurtre. Il ne me vint jamais à l’esprit que cette démonstration de violence n’était peut-être pas sans rapport avec le statut de petit frère du Suédois. Moi qui ne pouvais m’imaginer sort plus enviable — sauf à être le Suédois lui-même —, comment aurais-je deviné que pour Jerry il était difficile d’en imaginer de pire ?

La chambre du Suédois, où je n’ai jamais osé entrer, mais devant laquelle je m’arrêtais quand je sortais de celle de Jerry pour aller aux toilettes, était blottie sous l’auvent, côté jardin. Avec son plafond mansardé, ses lucarnes et les étendards de Weequahic sur ses murs, elle correspondait en tout point à l’idée que je me faisais d’une vraie chambre de garçon. Depuis les deux fenêtres qui donnaient sur la pelouse, on voyait le toit du garage des Levov, où, dès l’école primaire, le Suédois s’entraînait à batter l’hiver en tapant sur une balle de base-ball au bout d’un câble attaché à une poutre — idée qu’il avait peut-être tirée d’un roman sur le base-ball écrit par John R. Tunis, intitulé Le Petit Gars de Tomkinsville. Je découvris ce livre, ainsi que d’autres romans de base-ball du même auteur — Le Duc de fer, Le Duc fait son choix, Le Choix du champion, Les Jeunes de Keystone, Le Champion du lycée —, sur l’étagère du Suédois où ils étaient rangés par ordre alphabétique entre deux lourds presse-livres de bronze, répliques en miniature du Penseur de Rodin, qui étaient peut-être un cadeau de bar-mitsva. Aussitôt, je me rendis à la bibliothèque pour emprunter tous les livres de Tunis disponibles et je commençai par Le Petit Gars de Tomkinsville. Pour un garçon de mon âge, c’était un livre noir, qui vous prenait aux tripes ; il était écrit dans un style simple, voire un peu raide par endroits, mais direct et digne, et il relatait l’histoire du Petit Gars, Roy Tucker, un jeune lanceur au cœur pur, paysan des collines du Connecticut, dont le père était mort quand il avait quatre ans, la mère quand il en avait seize, et qui aidait sa grand-mère à joindre les deux bouts en travaillant à la ferme le jour et en ville le soir, au « drugstore MacKenzie, à l’angle de la grand-rue ».

Le livre, publié en 1940, était illustré de dessins en noir et blanc qui alliaient le minimum d’exagération expressionniste à la précision anatomique pour faire ressortir de manière convaincante la dureté de la vie du Petit Gars. Car, à l’époque, le base-ball n’était pas encore enluminé d’un million de statistiques ; il reposait sur les mystères d’un destin terrestre, et les joueurs de première division ressemblaient moins à des gosses bien bâtis et bien nourris et davantage à des travailleurs faméliques. Les dessins semblaient nés de l’Amérique de la Crise, à ses heures les plus sombres, les plus austères. À peu près toutes les dix pages, pour représenter à grands traits l’effort physique à un moment clef (« Il réussit à mettre la gomme », « C’était trop loin », « Razzle boita jusqu’à l’abri »), on voyait une esquisse noire, lourde d’encre — la silhouette malingre, visage dans l’ombre, d’un joueur qui se détachait sur la page blanche, isolé, l’être le plus solitaire qui soit, aussi loin de la nature que de l’homme ; d’autres fois le joueur paraissait sur une moucheture qui figurait l’herbe du terrain, traînant derrière lui la statuette décharnée de son ombre vermiforme. Il n’avait rien pour plaire, ce joueur, même dans sa tenue ; s’il était lanceur, sa main gantée avait l’air d’une patte ; et ce que toutes ces images tendaient à montrer noir sur blanc, c’est que jouer dans une grande équipe, pour héroïque que cela paraisse, n’était jamais qu’une forme particulièrement harassante d’exploitation du travailleur.

Le Petit Gars de Tomkinsville aurait tout aussi bien pu s’intituler L’Agneau de Tomkinsville, voire L’Agneau de Tomkinsville mené à l’abattoir. Dans sa carrière de fusible au sein des Dodgers de Brooklyn, lanterne rouge du classement, chaque triomphe est payé d’une déception cuisante, ou d’un accident catastrophique. L’amitié solide qui se noue entre ce jeune solitaire privé des siens et un receveur vétéran de l’équipe nommé Dave Leonard, qui parvient à lui enseigner les us et coutumes des équipes de première division et qui, « avec ses yeux bruns et calmes, derrière la base », lui permet de sortir d’une situation d’échec, est brutalement interrompue après six semaines de matches, lorsque le nom de l’ancien est rayé des listes du jour au lendemain : « C’est une vitesse dont on parle peu au base-ball, la vitesse à laquelle un joueur monte — et chute. » Ensuite, après que le Petit Gars a gagné son quinzième match consécutif — record pour un nouveau qu’aucun lanceur des deux équipes n’a jamais pu battre —, il est accidentellement renversé dans les douches par une bande de joueurs turbulents qui chahutent après la victoire ; il s’est blessé au coude dans sa chute et ne peut plus lancer. Il doit donc rester sur le banc de touche jusqu’à la fin de la saison, frappeur suppléant parce qu’il est très fort à la base. Puis, pendant les neiges de l’hiver — il est rentré dans le Connecticut, et passe de nouveau ses journées à la ferme et ses soirées au drugstore, désormais célèbre mais redevenu le petit garçon de sa grand-mère —, il travaille tout seul avec zèle et applique les conseils de Dave Leonard, garder un tir haut (« Sa pire faute était de garder l’épaule droite trop basse et de trop lever le bras pour lancer »). Il suspend donc une balle à une corde dans la grange et cogne dessus les froids matins d’hiver, avec « sa batte bien-aimée », jusqu’à être en sueur : « “Crac…” le son net et agréable de la batte qui frappe la balle en plein. » La saison suivante, il est prêt à retourner chez les Dodgers comme voltigeur de droite parce qu’il est rapide ; il batte.325 à la deuxième frappe et mène son équipe au fil comme challenger. Le dernier jour de la saison, au cours d’un match contre les Giants, premiers au classement général avec seulement un demi-match d’avance, le Petit Gars lance l’attaque des Dodgers, et au bout de la quatorzième manche, avec deux batteurs éliminés et deux batteurs en jeu, son équipe ayant un home-run d’avance, qu’il a réussi en courant de base en base à sa manière athlétique, il sauve la marque par une réception en bout de course avant de percuter de plein fouet le mur de droite. Cet exploit d’une folle audace catapulte les Dodgers en championnat du monde et le laisse « se tordant de douleur sur la pelouse verte du centre droit ». Tunis conclut en ces termes : « Le crépuscule descendit sur la masse des joueurs, sur la foule immense qui envahissait le terrain, sur les deux hommes qui portaient une silhouette inerte sur un brancard, à travers la cohue… Il y eut un coup de tonnerre, la pluie s’abattit sur le Polo Grounds. » Descendit, s’abattit, un coup de tonnerre, ainsi se termine le Livre de Job du Petit Gars.

J’avais dix ans, je n’avais jamais rien lu de semblable. Que la vie était cruelle ! et injuste ! Je n’en croyais pas mes yeux. Chez les Dodgers, le joueur condamnable, c’était Razzle Nugent, grand lanceur, mais ivrogne, brutal, tête brûlée et férocement jaloux du Petit Gars. Et pourtant ce n’était pas Razzle qu’on emportait « inerte » sur un brancard, mais le meilleur d’entre eux, l’orphelin de la ferme, si modeste, si sérieux, si chaste, loyal, naïf, jamais découragé, travailleur acharné, brillant athlète, jamais un mot plus haut que l’autre, vaillant, beau, austère. Inutile de dire que pour moi le Petit Gars et le Suédois ne faisaient qu’un ; et je me demandais comment ce dernier pouvait-il lire un livre qui m’avait laissé au bord des larmes et empêché de dormir. Si j’avais trouvé le courage de lui adresser la parole, je lui aurais demandé s’il pensait qu’à la fin le Petit Gars était fichu, ou si on ménageait la possibilité d’un retour. Le mot « inerte » me terrifiait. Est-ce que le Petit Gars avait été tué par sa dernière réception ? Est-ce que le Suédois le savait ? Est-ce que ça comptait pour lui ? Lui était-il venu à l’esprit que si la catastrophe pouvait frapper le Petit Gars de Tomkinsville, elle pouvait aussi abattre le grand Suédois ? Ou bien ce livre sur une vedette au cœur tendre sauvagement et injustement punie — un innocent surdoué dont la pire faute est de baisser l’épaule droite, mais que les foudres du ciel n’en détruisent pas moins —, ce livre n’était-il qu’un ouvrage parmi d’autres entre les deux « penseurs » de son étagère ?

 

Keer Avenue, c’était là qu’habitaient les Juifs riches, riches du moins aux yeux de ceux qui louaient des appartements dans de petits immeubles de deux, trois ou quatre logements, avec les porches de brique indispensables à nos activités sportives après l’école : des jeux de rues, blackjack, stoopball, dont nous faisions des parties interminables jusqu’à ce que, à force de balancer impitoyablement la balle en caoutchouc minable contre les escaliers, elle finisse par exploser en craquant à la couture. C’est dans ce réseau de rues bordées d’acacias, tracées sur la ferme Lyons pendant le boom des années vingt, que s’était regroupée la première génération de Juifs nés à Newark. Ils constituaient une communauté plus marquée par la culture américaine que par le shtetl polonais que leurs parents, parlant encore yiddish, avaient recréé autour de Prince Street dans le troisième arrondissement miséreux. Avec leurs sous-sols équipés, leurs porches aménagés en vérandas, leurs escaliers dallés, les Juifs de Keer Avenue semblaient tenir le haut du pavé et revendiquer pour s’intégrer, tels d’audacieux pionniers, les commodités de la vie américaine. Et à l’avant-garde de l’avant-garde se trouvaient les Levov, à qui nous devions notre Suédois chéri, le meilleur équivalent d’un goy que nous aurions jamais.

Quant aux Levov eux-mêmes, Lou et Sylvia, c’étaient des parents ni plus ni moins américains au premier coup d’œil que les miens, Juifs de Jersey, ni plus ni moins raffinés ou cultivés, ne s’exprimant ni mieux ni moins bien. Quelle ne fut pas ma surprise quand je le découvris ! Mis à part leur maison individuelle sur Keer Avenue, il n’y avait pas entre nous de gouffre pareil à celui qui, je l’apprenais à l’école, séparait les paysans de l’aristocratie. Comme ma mère, Mrs Levov était une jolie femme, maîtresse de maison pointilleuse, d’une politesse irréprochable, toujours attentionnée à l’égard de chacun, et qui savait donner à ses fils le sentiment de leur importance — c’était une des nombreuses femmes de cette époque qui n’auraient jamais rêvé de se libérer de la grande entreprise du foyer centrée sur les enfants. De leur mère, les fils Levov avaient hérité l’ossature longiligne et les cheveux clairs ; mais comme les siens tiraient plus sur le roux, qu’ils étaient plus frisés, et que sa peau avait gardé des taches de rousseur juvéniles, elle avait un type aryen moins spectaculaire et son étrangeté génétique sautait moins aux yeux parmi les visages de nos rues.

Son mari ne mesurait pas plus d’un mètre soixante-huit ou neuf ; c’était un homme maigre et noueux, plus nerveux encore que mon propre père, pourtant en passe de me couler dans le moule de son anxiété. Mr Levov était un de ces pères juifs élevés dans les taudis, dont la philosophie primaire et mal dégrossie allait aiguillonner toute une génération de fils diplomés et appliqués : tout relevait pour lui d’un devoir incontournable, il y avait la bonne et la mauvaise méthode, et rien entre les deux. Il était moins facile qu’on ne pourrait le croire d’échapper à un homme aussi peu disposé à remettre en question son mélange d’ambitions, de préjugés et de croyances. Ces hommes à l’intelligence bornée mais à l’énergie sans limites, ces hommes prompts à se lier d’amitié, et prompts à se lasser, ces hommes pour qui la chose la plus importante de l’existence était de continuer à vivre quoi qu’il arrive, étaient nos pères ; nous avions pour tâche de les aimer.

Le hasard voulait que mon père fût pédicure ; pendant des années il tint cabinet dans notre salon, et il réussit à gagner assez d’argent pour nous faire vivre, mais pas davantage ; dans le même temps, Mr Levov devint riche en fabriquant des gants pour dames. Son propre père, le grand-père du Suédois, était arrivé du vieux continent à Newark dans les années 1890 ; il avait trouvé du travail à écorcher les peaux de mouton qui sortaient de la cuve à chaux ; parmi les immigrants les plus durs à cuire de Newark, slaves, irlandais et italiens, c’était le seul Juif des tanneries de Nuttman Street qui appartenaient au magnat du cuir verni, T.P. Howell, alors le plus grand nom de l’industrie la plus vieille et la plus importante de la ville, celle du cuir, qui y était tanné et manufacturé. L’élément clef pour fabriquer du cuir, c’est l’eau ; l’eau où baignent les peaux dans de grands tambours qui tournent et la recrachent souillée, l’eau froide et l’eau chaude qui jaillissent des tuyaux — il en faut des milliers de litres. Si l’eau est douce, si elle est bonne, on peut faire de la bière, et on peut faire du cuir ; Newark produisait les deux ; elle possédait d’excellentes brasseries et d’excellentes tanneries, autant dire du travail à profusion pour les immigrants, du travail harassant, dans l’humidité et la puanteur.

Lou, le fils — père du Suédois —, quitta l’école à quatorze ans pour travailler à la tannerie et aider à entretenir une famille de neuf personnes ; il devint habile dans l’art de teindre le daim en appliquant les pains de teinture avec une brosse plate et rigide, mais aussi dans celui de trier et de classer les peaux selon leur qualité. La tannerie puait l’abattoir et l’usine chimique tout à la fois, à force d’y tremper les chairs, de les cuire, de dégraisser les peaux en retirant les poils et en les faisant macérer ; l’été, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les souffleries qui séchaient des milliers de peaux suspendues faisaient monter la température jusqu’à quarante-cinq degrés dans la pièce sèche aux plafonds bas ; les vastes salles des cuves étaient sombres comme des cavernes, inondées de tripes ; des ouvriers abrutis, couverts de tabliers épais, armés de crochets et de pelles, tiraient et poussaient des bennes surchargées, tordaient et suspendaient des peaux détrempées ; menés comme du bétail, ils accomplissaient leurs douze heures de travail quotidien dans un tourbillon de labeur. L’endroit était immonde, puant, lessivé d’une eau rougeâtre, noire, bleue, verte ; partout sur le sol il y avait des fosses de graisse, des talus de sel, des tonneaux de solvant. Tels furent le lycée et l’université de Lou Levov. Le miracle n’est pas qu’il soit devenu un dur. Le miracle, c’est qu’il ait encore pu, parfois, se montrer si courtois.

Après avoir fait ses classes chez Howell and Co, il n’avait guère passé vingt ans qu’il fonda avec deux de ses frères un petit atelier de sacs à main spécialisé dans l’alligator, qu’il achetait à R.G. Salomon, le roi de Newark pour le cuir de Cordoue, et le numéro un des tanneries d’alligator ; pendant un temps on crut que l’affaire allait prospérer, mais, après le krach, la société fit faillite et malgré leur audace et leur combativité, les trois Levov connurent la banqueroute. La marque des cuirs Newark Maid démarra quelques années plus tard avec Lou Levov en solo à sa tête ; il achetait des articles de cuir de deuxième choix — sacs, gants et ceintures qui avaient un défaut — et il les revendait dans une poussette le week-end, et le soir au porte à porte. Là-bas sur le Neck — presqu’île ventrue à l’extrémité est de Newark, les basses terres bordées au nord par le fleuve Passaic et au sud par les marécages —, où chaque nouvelle vague d’immigrants s’installait, vivaient des Italiens déjà gantiers en Europe ; ils commencèrent à travailler pour lui, à la pièce. Dans les peaux qu’il leur fournissait, ils coupaient et cousaient des gants de femme, et lui allait les colporter dans tout l’État. Lorsque la guerre éclata, il avait un collectif de familles italiennes qui lui fabriquaient des gants de chevreau dans un petit atelier sous les toits, sur West Market Street. C’était une affaire marginale, qui ne rapportait pas vraiment, jusqu’à l’aubaine de 1942 : la commande d’un gant de ville en mouton noir doublé, pour le personnel féminin de l’armée. Il loua la vieille fabrique de parapluies, un immeuble de brique noircie par les fumées, qui avait cinquante ans et trois étages, à l’angle de Central Avenue et de Second Street. Il ne tarda pas à l’acheter et loua le dernier étage à une fabrique de fermetures Éclair. Ce fut alors que Newark Maid se mit à produire des gants ; tous les deux ou trois jours un camion entrait les chercher en marche arrière et les emportait.

Cause de jubilation plus grande encore que le contrat du gouvernement, il y eut la commande Bamberger. Newark Maid fit la conquête de Bamberger et devint son principal fournisseur de gants de qualité pour dames, grâce à une rencontre inespérée entre Lou Levov et Louis Bamberger. À un dîner officiel en l’honneur de Meyer Ellenstein, qui était au conseil municipal depuis 1933, et qui fut le seul Juif maire de Newark, un cadre de chez Bamberger, apprenant que le père du Suédois était présent, vint le féliciter parce que le Newark News venait de nommer Seymour meilleur pivot au basket-ball de tout le comté. Lou Levov sut saisir la chance de sa vie — la chance de franchir les obstacles et d’aller droit au sommet : à ce dîner pour Ellenstein, il put, grâce à son bagout, se faire présenter au légendaire Louis Bamberger, fondateur du grand magasin le plus prestigieux de Newark, philanthrope qui avait donné un musée à la ville, puissant personnage, aussi important pour les Juifs à l’échelle locale que l’était Bernard Baruch à l’échelle nationale pour ses liens étroits avec Franklin Delano Roosevelt. Selon les rumeurs qui coururent dans le quartier, si Bamberger ne fit guère que serrer la main de Lou Levov, et le bombarder de questions (pendant deux minutes environ) sur la carrière de son fils, Lou eut le cran de lui dire en face : « Monsieur Bamberger, nous avons la qualité, nous avons les prix, comment se fait-il que nous n’ayons pas encore réussi à vous vendre des gants ? » Le mois n’était pas fini que Bamberger passait une commande, la première, à Newark Maid, cinq cents douzaines de paires de gants.

À la fin de la guerre, Newark Maid s’était imposé — et la réussite sportive du Suédois n’y était pas pour rien — comme l’un des noms les plus respectés dans le gant de femme au sud de Gloversville, New York, centre du commerce du gant, où Lou Levov expédiait des peaux par chemin de fer, vers Fultonville, pour les faire tanner à la meilleure tannerie sur le marché. Dix ans plus tard à peine, en 1958, lorsqu’une usine fut ouverte à Porto Rico, ce fut le Suédois qui devint le jeune président de la société. Tous les matins, pour se rendre à Central Avenue, il quittait son domicile à quelque cinquante kilomètres de Newark, bien au-delà des banlieues, puisque, pionnier d’opérette, il vivait dans une ferme de cinquante hectares, au bord d’une route secondaire, dans les collines à peine peuplées au-delà de Morristown ; il habitait Old Rimrock, un coin rural et riche du New Jersey — bien loin de la tannerie où le grand-père Levov avait fait ses débuts en Amérique, à arracher de la vraie peau la chair caoutchouteuse et immonde, que son séjour dans les cuves de chaux avait fait doubler de volume.

Sitôt sorti de Weequahic, en juin 1945, le Suédois s’était engagé dans les Marines, parce qu’il tenait à participer au combat qui terminerait la guerre. On racontait que ses parents étaient fous d’inquiétude, et qu’ils faisaient tout pour le détourner de son projet en l’engageant à entrer dans la navale. À supposer qu’il surmonte l’antisémitisme notoire des Marines, est-ce qu’il s’imaginait survivre à l’invasion du Japon ? Mais il n’y eut pas moyen de dissuader le Suédois du défi viril et patriotique qu’il s’était fixé en secret aussitôt après Pearl Harbor — combattre avec les durs des durs si le pays était toujours en guerre une fois qu’il aurait quitté le lycée. Il était en train de finir ses classes à Parris Island, en Caroline du Sud, où l’on racontait que les Marines débarqueraient sur les plages japonaises le 1er mars 1946, lorsqu’une bombe fut lâchée sur Hiroshima. En conséquence, il passa le reste de son service sur Parris Island, comme « spécialiste des activités récréatives ». Tous les matins il supervisait la gymnastique de son bataillon pendant une demi-heure avant le petit déjeuner, organisait des spectacles et des matches de boxe pour distraire les recrues un ou deux soirs par semaine, et, le reste du temps, il jouait dans l’équipe de sa base contre d’autres équipes militaires du Sud — l’hiver au basket, l’été au base-ball. Il était stationné en Caroline du Sud depuis près d’un an lorsqu’il se fiança à une jeune Irlandaise catholique dont le père, major des Marines et ancien entraîneur de football à Purdue, lui avait procuré cette sinécure pour le garder sur place comme joueur. Quelques mois avant la démobilisation du Suédois, son propre père vint lui rendre visite. Il s’installa à Beaufort, dans un hôtel près de la base, et il y resta une bonne semaine, le temps de rompre les fiançailles avec Miss Dunleavy. Le Suédois rentra chez lui en 1947, pour s’inscrire à l’université d’Upsala, dans le comté d’East Orange. Il avait vingt ans, il ne s’était pas encombré d’une épouse catholique, il était auréolé d’une séduction encore plus héroïque depuis qu’il s’était distingué comme Marine juif — instructeur, rien que ça, dans un camp militaire qui pouvait passer pour le plus dur du monde. Les Marines, on les fait au camp d’entraînement, et Seymour Irving Levov avait aidé à les faire.

Nous savions tout cela, parce que le culte du Suédois perdurait dans les couloirs et les classes du lycée où j’étais devenu élève moi-même. Je me souviens d’un printemps où j’avais fait deux ou trois virées jusqu’à Viking Field, dans l’East Orange, pour voir l’équipe de base-ball d’Upsala jouer à domicile, un samedi. Leur batteur vedette et première base était le Suédois. Trois home runs le même jour, contre Muhlenberg. Chaque fois que nous voyions un type en costume et chapeau dans les tribunes, nous nous chuchotions : « Un chasseur de têtes ! » J’étais à l’université quand un de mes camarades d’enfance qui vivait encore dans le quartier me révéla que le Suédois s’était vu offrir un contrat-espoirs par le club des Giants, mais l’avait décliné pour entrer dans la société de son père. Par la suite mes parents m’apprirent son mariage avec Miss New Jersey. Avant de concourir pour le titre de Miss America à Atlantic City, elle avait été Miss Union County, et, avant cela, Reine de Printemps à Upsala. Elle venait d’Elizabeth. C’était une shiksè1. Elle s’appelait Dawn Aurore Dwyer. Il avait osé.

 

Un soir de l’été 1985, de passage à New York, j’étais allé voir les Mets jouer contre les Astros. Tandis que je faisais le tour du stade avec mes amis pour trouver l’entrée qui correspondait à nos places, je vis le Suédois, avec trente-six ans de plus que lorsque je l’avais vu jouer pour Upsala. Il portait une chemise blanche, une cravate à rayures et un costume d’été anthracite ; il était toujours absolument superbe. Ses cheveux dorés avaient foncé d’un ton ou deux, mais ils ne s’étaient pas clairsemés ; il ne les coupait plus court comme dans le temps, et leur masse couvrait ses oreilles et sa nuque. Dans ce costume qui lui allait si bien, il semblait encore plus grand et plus mince que dans ses diverses tenues de sport. Ce fut la dame qui était avec nous qui le remarqua la première. « Mais c’est qui ça ? Ça serait pas… John Lindsay ? demanda-t-elle. — Non, répondis-je. Mon Dieu, tu sais qui c’est ? C’est Levov le Suédois ! » « C’est le Suédois », dis-je à mes amis.

Un petit garçon de sept ou huit ans, blond et maigre, marchait à ses côtés ; une casquette des Mets sur la tête, il donnait des coups de poing dans une mitaine de base-ball qui lui pendait à la main gauche — comme le Suédois l’avait fait avant lui. Ils riaient tous deux, père et fils à n’en pas douter, de quelque chose qui les amusait, lorsque je m’approchai et me présentai : « J’ai connu votre frère à Weequahic.

— Vous êtes Zuckerman, l’écrivain ? répondit-il en me donnant une poignée de main vigoureuse.

— Je suis Zuckerman, l’écrivain.

— Mais bien sûr, tu étais le grand copain de Jerry !

— Je ne crois pas que Jerry avait des grands copains, il était trop brillant pour ça. Mais il aimait bien me mettre une déculottée au ping-pong, dans votre sous-sol. C’était très important pour lui, de me battre au ping-pong.

— Mais oui, c’est bien toi. Ma mère dit de toi, “Un enfant si gentil, si calme, quand il venait chez nous”. Tu sais qui c’est ? dit le Suédois au petit garçon. C’est le type qui a écrit les bouquins, Nathan Zuckerman. »

Perplexe, le gamin haussa les épaules et marmonna : « Salut.

— Mon fils, Chris.

— Des amis », dis-je en présentant d’un geste large les trois personnes qui étaient avec moi. « Et voici le plus grand athlète de toute l’histoire du lycée de Weequahic. Un vrai artiste dans trois sports. Il jouait première base, comme Hernandez — un penseur. Un frappeur de doubles en attaque. Tu le savais, ça ? demandai-je à son fils. Ton père était notre Hernandez à nous.

— Il est gaucher, Hernandez, objecta l’enfant.

— Bon, mais c’est la seule différence », dis-je au petit pointilleux. Puis je tendis la main à son père. « Ça m’a fait plaisir de te voir, le Suédois.

— À moi de même. Bonne continuation, Skip la Sauterelle.

— Mon bon souvenir à ton frère. »

Il se mit à rire, nous nous séparâmes et quelqu’un me dit : « Ha ha, le plus grand athlète de toute l’histoire de Weequahic t’a appelé Skip…

— Je sais, j’en reviens pas ! » De fait, je me sentais presque aussi reconnu que cette autre fois où, lors de mes dix ans, le grand Suédois m’avait fait l’honneur de me reconnaître par le surnom qu’on me donnait parce que j’avais sauté deux classes.

À la moitié de la première manche, la dame de mes amis se tourna vers moi et me dit : « J’aurais voulu que tu te voies… on aurait dit que tu nous présentais Zeus en personne. J’ai su à quoi tu ressemblais quand tu étais enfant. »

 

Dix ans plus tard, en 1995, la lettre suivante me parvint par mon éditeur, quinze jours avant Memorial Day.

 

Cher Skip Zuckerman,
 
Je te prie de m’excuser à l’avance pour toute gêne que cette lettre pourrait te causer. Tu ne t’en souviens peut-être pas, mais nous nous étions rencontrés au Shea Stadium. J’étais avec mon fils aîné (aujourd’hui en première année de faculté) et tu étais venu voir un match des Mets avec des amis. Ça se passait il y a dix ans, pendant l’ère Carter-Gooden-Hernandez, les Mets étaient encore regardables. C’est bien fini.
Je t’écris pour te demander s’il serait possible que nous nous rencontrions pour bavarder. Je serais ravi de t’emmener dîner à New York, si tu me le permets.
Je prends la liberté de te demander ce rendez-vous à cause d’un projet auquel je réfléchis depuis la mort de mon père, l’an dernier. Il avait quatre-vingt-seize ans. Il a été semblable à lui-même jusqu’au bout, énergique, combatif. Ce qui n’a rendu sa perte que plus pénible malgré son grand âge.
J’aimerais te parler de lui et de sa vie. J’ai essayé de lui écrire un hommage, à usage privé, pour les amis, la famille et les associés. La plupart des gens voyaient en mon père un être indestructible ; un type au cuir épais et au sang chaud. La vérité est bien différente. On ne sait pas combien l’ont éprouvé les chocs subis par ceux qu’il aimait.
Crois bien que si tu n’as pas le temps de répondre à ma proposition, je comprendrai sans difficulté.
Bien cordialement à toi
 
Seymour Levov, le Suédois, WHS 1945

 

Tout autre que lui m’aurait demandé s’il pouvait me parler d’un hommage qu’il écrivait pour son père, je lui aurais souhaité bonne chance et je me serais bien gardé d’y mettre le nez. Mais j’avais des raisons impératives d’envoyer un mot au Suédois — dans l’heure qui suivit — pour lui dire que j’étais à sa disposition. La première c’était que Levov le Suédois voulait me voir ! C’était peut-être ridicule, au seuil de la vieillesse, mais il me suffisait de lire sa signature au bas de la lettre pour qu’affluent des images de lui, sur le terrain et en dehors, qui cinquante ans après continuaient de me captiver. Je me souviens que j’allais tous les jours au stade regarder l’entraînement, l’année où le Suédois accepta d’entrer dans l’équipe de football américain. Au basket, c’était déjà un grand marqueur et un artiste du bras roulé mais, pour découvrir qu’il pouvait être tout aussi magique au football, il fallut attendre que l’entraîneur finisse par le mettre à contribution ; alors, notre équipe, qui perdait et qui était toujours lanterne rouge de la ligue, se mit à réussir un, deux, puis trois essais par match, tous marqués sur des passes au Suédois. Pendant l’entraînement, cinquante ou soixante gamins s’agglutinaient sur les lignes de touche pour voir le Suédois, casque de cuir usé, maillot marron avec un onze orangé dessus, travailler avec l’équipe du lycée contre les juniors. Son quarterback, Leventhal le Gaucher, lui faisait passe sur passe (« Le-ven-thal à Le-vov » était un anapeste qui nous ramenait toujours à la grande époque du Suédois), et la tâche des juniors, qui jouaient en défense, était d’empêcher Levov de marquer à tous les coups. Moi qui ai passé la soixantaine, je n’ai plus tout à fait le même regard sur le monde qu’à cette époque, et pourtant, la fascination que j’éprouvais enfant ne s’est pas complètement dissipée, puisque je n’ai pas oublié le Suédois, après un plaquage, se remettant lentement sur ses pieds, se libérant, jetant un regard de reproche au ciel d’automne assombri, soupirant avec regret, et regagnant l’équipe pour le temps mort, indemne, d’un pas léger. Quand il marquait, c’était la gloire, quand il se faisait bloquer, qu’ils lui tombaient tous dessus, et qu’il réussissait à se dégager et à se relever, c’était la gloire aussi, même s’il y avait de la bagarre, mais d’une autre façon.

Et puis, un jour, cette gloire, je la partageai. J’avais dix ans, je n’avais encore jamais été touché par la grandeur, et, sans Jerry Levov, je n’aurais jamais attiré l’attention du Suédois davantage que les autres gosses sur la touche. Mais Jerry m’avait depuis peu invité à rester chez lui ; même si j’avais du mal à le croire, le Suédois avait dû me remarquer dans ses parages. Si bien qu’un soir d’automne 1943, alors qu’il venait de se faire plaquer par toute l’équipe des juniors après avoir attrapé une passe courte et percutante de Leventhal, l’entraîneur siffla brusquement la fin de la séance. Le Suédois, qui pliait le coude à tout hasard en quittant le stade, mi-courant, mi-boitant, m’avisa parmi les autres gosses et me lança : « Ça a rien à voir avec le basket, ça, la Sauterelle. »

Le dieu (seize ans bien comptés) venait de me transporter au paradis des athlètes. L’adoré venait de reconnaître son adorateur. Bien entendu, il en va des athlètes comme des idoles de l’écran, chacun de leurs fans se croit uni à eux par des liens personnels et secrets ; mais là, le lien était tissé ouvertement par le plus discret des joueurs vedettes, et ce devant une assemblée de fidèles muets qui se disputaient ses faveurs — une expérience stupéfiante, j’en fus tout ému. Je rougis, je fus ému, je ne pensai probablement à rien d’autre de toute la semaine. Cette parodie virile de commisération envers soi-même, cette générosité masculine, cette libéralité princière, ce plaisir personnel de l’athlète, si abondant que la foule pouvait bien en prendre sa part ! J’y trouvais une munificence qui me bouleversait, me transportait parce que le cadeau était parvenu emballé dans mon surnom, mais qui resta gravée dans ma mémoire comme quelque chose d’encore plus grandiose que ses dons pour les sports : son naturel même était un talent. Incarnation d’une force étrange, irrésistible, il avait pourtant conservé une voix et un sourire exempts du moindre soupçon de condescendance ; c’était la modestie spontanée de celui qui n’a jamais rencontré d’obstacles, jamais eu à lutter pour se dégager son espace. Petit Juif qui voulait devenir un petit Américain pendant ces patriotiques années de guerre — où tout l’espoir de notre quartier semblait converger sur le corps merveilleux du Suédois —, je serais bien étonné d’être le seul à avoir mémorisé et thésaurisé jusque dans l’âge adulte les images de ce garçon doué, au style indépassable.

La judaïté qu’il portait si légèrement, parce qu’il comptait parmi les grands, les blonds, les champions, devait nous parler aussi. Dans notre idolâtrie du Suédois et de sa consubstantialité inconsciente avec l’Amérique, je suppose qu’il y avait une ombre de honte, de déni de soi. Ces désirs juifs conflictuels que sa vue faisait naître, sa vue les apaisait ; la contradiction qui veut que les Juifs souhaitent s’intégrer, tout en restant à part, et revendiquent leur différence comme leur absence de différence, parvenait à se résoudre dans le spectacle triomphal de ce Suédois qui n’était jamais qu’un Seymour parmi d’autres dans ce quartier où leurs ancêtres se nommaient Salomon et Saul, et où ils engendreraient eux-mêmes des Stephen, qui engendreraient à leur tour des Shawn. Que restait-il du Juif en lui ? Indécelable, et pourtant on savait qu’il était là. Et l’irrationalité ? Les jérémiades ? Les tentations équivoques ? Pas de ruse, pas d’artifice, pas d’arrière-pensées. Il avait éliminé tout cela pour atteindre sa perfection. Pas d’effort, pas d’ambivalence, pas de duplicité — l’élégance, le raffinement physique naturel d’une star.

Seulement… où était sa part de subjectivité ? Quelle était la subjectivité du Suédois ? Il devait bien y avoir des couches profondes, chez lui, mais leur composition était inimaginable.

Ce fut la seconde raison pour laquelle je répondis à sa lettre, ce substrat. Quel genre de vie intérieure avait-il eu ? Est-ce que quelque chose — et quoi — avait jamais menacé de déstabiliser sa trajectoire ? On ne traverse pas la vie sans être marqué par la mélancolie, la douleur, le désarroi, le deuil. Même ceux qui ont eu une enfance comblée finissent par avoir leur part de malheur obligé, voire davantage. La conscience avait donc dû lui venir, et les périodes malheureuses aussi. Et pourtant je ne parvenais pas à me représenter quelle forme elles avaient pu prendre, je ne parvenais pas à le dé-simplifier, même à présent : séquelle de mon imaginaire adolescent, j’étais convaincu que pour le Suédois la vie avait été un long fleuve tranquille.

Mais à quoi faisait-il allusion dans sa lettre courtoise et mesurée, lorsque à propos de feu son père, qui n’était pas l’homme au cuir épais que tout le monde croyait, il écrivait : « On ne sait pas combien l’ont éprouvé les chocs subis par ceux qu’il aimait. » Non, le Suédois avait subi un choc, et c’était de cela qu’il voulait parler. Ce n’était pas la vie de son père qu’il voulait révéler, c’était la sienne.

 

Je me trompais.

Nous avions rendez-vous dans un restaurant italien, vers la Quarantième Rue Ouest, où le Suédois emmenait sa famille depuis des années chaque fois qu’ils venaient à New York voir un spectacle à Broadway, ou les Knicks au Garden ; je compris tout de suite que je n’atteindrais jamais les couches profondes. Chez Vincent, tout le monde le connaissait par son nom — Vincent lui-même, sa femme, Louis, le maître d’hôtel, Carlo, le barman, Billy notre serveur, tout le monde connaissait M. Levov, tout le monde lui demandait des nouvelles de son épouse et de ses enfants. Il se trouve que, du vivant de ses parents, c’est là qu’il les amenait pour les anniversaires et les anniversaires de mariage. Non, me dis-je, il m’a invité pour me montrer qu’il est tout aussi admiré dans la Quarante-Neuvième Rue qu’il l’était dans Chancellor Avenue.

Chez Vincent est l’un de ces restaurants italiens vieillots, blottis dans les rues médianes du West Side, entre Madison Square et le Plaza, bistrots qui n’ont pas plus de trois tables dans la largeur et quatre lustres en profondeur, avec un décor et un menu qui n’ont quasiment pas changé depuis que la roquette est apparue dans les assiettes. Il y avait un match de football à la télévision, installée près du petit bar ; de temps en temps, un client se levait, regardait une minute, demandait le score au barman, et comment Mattingly jouait, puis retournait dîner. Les chaises étaient tendues d’un plastique turquoise électrique, le parterre dallé de saumon moucheté ; un miroir courait sur un mur, les lustres étaient en faux laiton, et, pour toute décoration, on voyait un moulin à poivre rouge d’un mètre cinquante érigé dans un coin comme un Giacometti (cadeau envoyé à Vincent par son village natal, en Italie, m’expliqua le Suédois) ; pour lui faire pendant, en face, sur un piédestal comme une statue, se trouvait un gros jéroboam de Barolo. Une table couverte de bocaux de sauce marinara du chef faisait face à une coupe de bonbons à la menthe offerts par la maison ; le chariot des desserts proposait le Napoléon, le tiramisu, la génoise, la tarte aux pommes et les fraises au sucre ; derrière notre table, sur le mur, des photos dédicacées (« À Vincent et Anne, avec mes amitiés ») de Sammy Davis Jr, Joe Namath, Liza Minelli, Kaye Ballard, Gene Kelly, Jack Carter, Phil Rizzuto, et Johnny et Joanna Carson. Il aurait dû y avoir celle du Suédois et, d’ailleurs, si nous avions encore été en guerre contre l’Allemagne et le Japon, en face du lycée de Weequahic, elle y aurait bel et bien figuré.

Billy, un petit bonhomme trapu et chauve avec le nez aplati d’un boxeur, n’eut pas besoin de demander au Suédois ce qu’il voulait manger. Cela faisait plus de trente ans que son client lui commandait la spécialité de la maison, les ziti à la Vincent, précédés de palourdes posilippo (« Ce sont les mieux cuits de tout New York », me dit le Suédois, mais je commandai mon plat préféré, le poulet chasseur « dont la chair se détache de l’os », pour suivre le conseil de Billy). Tandis qu’il prenait la commande, Billy dit au Suédois qu’ils avaient reçu la visite de Tony Bennett la veille. Pour un homme de sa carrure, qu’on imaginait avoir eu affaire à plus forte partie qu’un plat de ziti au cours de sa vie, le serveur avait une voix aiguë et vibrante, comme tendue par une détresse subie trop longtemps — un régal inattendu. Il lança : « Vous voyez où votre ami est assis ? Vous voyez ce siège, monsieur Levov ? Tony Bennett était assis dessus. » Et il ajouta pour ma gouverne : « Vous savez ce qu’il dit, Tony Bennett, quand les gens viennent à sa table se présenter ? Il dit, “Ravi de vous voir !”. Et vous êtes assis sur sa chaise. »

Ce fut la fin de la récréation. Là-dessus, on parla affaires.

 

Il avait apporté des photos de ses trois fils pour me les montrer, et, des hors-d’œuvre au dessert, la conversation roula à peu près exclusivement sur Chris qui avait dix-huit ans, Steve qui en avait seize et Kent qui en avait quatorze. Celui-ci était meilleur au lacrosse qu’au base-ball, mais trop poussé par son entraîneur… celui-là était aussi bon au football américain qu’au foot européen, et ne savait lequel choisir… cet autre était champion de plongeon, mais avait aussi battu les records de brasse papillon et de dos crawlé de son école. Tous les trois étaient bons élèves, rien que des quinze et des seize sur vingt ; l’un était plus « branché sciences », l’autre plus porté sur la vie associative, tandis que le troisième, etc. Il y avait une photo des garçons avec leur mère, une belle blonde d’une quarantaine d’années, directrice de la publicité dans un hebdomadaire du comté de Morris. Mais elle n’avait entamé cette carrière que lorsque le benjamin était entré au cours élémentaire, s’empressa d’ajouter le Suédois. Les garçons avaient bien de la chance d’avoir une maman qui faisait passer d’abord ses devoirs de mère et d’éducatrice…

Au fil du repas, je fus impressionné par l’assurance avec laquelle il débitait ses lieux communs, et par la bonne grâce dans laquelle ils baignaient. J’attendais toujours qu’il laissât affleurer quelque chose de plus que cette anodinité étudiée, mais il n’émergeait du superficiel que du superficiel. Ce qu’il a en lieu et place de personnalité, c’est sa fadeur bienveillante, pensai-je ; il en rayonne. Il s’est fabriqué un masque pour passer incognito, et ce masque a usurpé sa vraie nature. Plusieurs fois au cours du dîner, je me dis que je n’allais pas tenir jusqu’au bout, que j’allais me lever de table avant le dessert s’il continuait cet éloge intarissable de sa famille. Jusqu’au moment où je commençai à me demander si ce n’était pas plutôt de la folie que de la dissimulation.

Quelque chose l’oppressait, qui avait brisé son élan. Quelque chose l’avait transformé en incarnation de la platitude. Quelque chose lui avait dit qu’il ne faut jamais nager à contre-courant.

De six ou sept ans mon aîné, le Suédois approchait les soixante-dix ans. Pourtant, il était superbe, malgré les sillons au coin de ses yeux, et, sous le promontoire des pommettes, les joues un peu plus creuses que notre idéal de beauté virile ne le requiert. Je mis cette émaciation sur le compte d’un programme quotidien de jogging ou de tennis intensif, puis, vers la fin du repas, je découvris qu’il avait été opéré de la prostate pendant l’hiver et commençait tout juste à reprendre le poids perdu. Apprendre qu’il avait eu des misères, ou l’apprendre de sa bouche, je ne sais ce qui me surprit le plus. J’allai jusqu’à me demander si ce n’était pas sa récente expérience de l’opération, et de ses séquelles, qui alimentait mon impression d’avoir affaire à quelqu’un qui n’aurait pas toute sa tête.

Un moment donné, je l’interrompis, et, sans vouloir paraître trop avide de changer de sujet, je lui demandai des nouvelles de ses affaires, comment ça se passait par les temps qui couraient, de diriger une usine à Newark. C’est ainsi que je découvris que Newark Maid n’était plus à Newark depuis le début des années soixante-dix. Presque toute l’industrie s’était déplacée outre-mer : avec les syndicats, les industriels avaient de plus en plus de mal à gagner de l’argent, on ne trouvait presque plus personne pour travailler à la pièce, ou en tout cas de la manière qu’on voulait ; ailleurs, par contre, il restait encore une réserve de main-d’œuvre à former et l’on pouvait presque atteindre la qualité qu’on obtenait dans l’industrie du gant quarante ou cinquante ans auparavant. Sa famille avait longtemps fait tourner l’affaire à Newark ; par loyauté envers leurs plus vieux employés, noirs pour la plupart, le Suédois s’était accroché encore quelque six ans après les émeutes de 1967, il avait tenu aussi longtemps qu’il avait pu, en dépit des réalités économiques de l’industrie en général et malgré les imprécations de son père ; mais quand il s’était trouvé dans l’incapacité d’arrêter l’érosion de la main-d’œuvre, qui se détériorait régulièrement depuis les émeutes, il avait dû céder, et il avait réussi à se sortir à peu près indemne de la faillite de la ville. Les pires ravages que l’usine avait subis au cours des quatre jours d’émeutes se ramenaient à des carreaux cassés, alors qu’à cinquante mètres du quai de chargement, dans West Market Street, deux autres bâtiments avaient été éventrés par le feu et abandonnés.

« La fiscalité, la corruption, les problèmes raciaux. C’était la rengaine de mon père. Tout le monde y avait droit ; les gens pouvaient venir des quatre coins du pays, se fiche éperdument du sort de Newark, peu importait. Il pouvait se trouver à l’appartement de Miami, en croisière aux Caraïbes, il fallait qu’il en rebatte les oreilles de tout le monde… sa bonne ville de Newark, massacrée par la fiscalité, la corruption, les problèmes raciaux. Mon père faisait partie de ces types de Prince Street qui ont aimé leur ville jusqu’à leur dernier souffle. Il ne s’est jamais remis de ce qui s’y est passé.

« C’est la ville la plus abominable du monde, Skip, me confia le Suédois. Autrefois c’était la ville où on fabriquait tout, maintenant c’est la capitale mondiale du vol de voitures. Tu le savais, ça ? Il y a plus tragique, note bien, mais c’est déjà assez épouvantable. Les voleurs de voitures habitent presque tous notre ancien quartier. Des petits Noirs. Il se vole quarante voitures par jour à Newark — c’est la statistique. Pas mal, non ? Et sitôt volées, ils te les transforment en armes meurtrières, ils t’en font des missiles. Ils vont te choisir pour cible n’importe quel passant… les vieux, les petits enfants, peu importe. L’esplanade devant notre usine, ils te la prenaient pour le circuit d’Indianapolis. C’est aussi pour ça qu’on est partis. Tu voyais quatre gosses avachis sur les vitres de la voiture, à cent trente à l’heure sur Central Avenue. Quand mon père a acheté son usine, il y avait encore des tramways, sur l’avenue. Un peu plus bas, les concessionnaires exposaient leurs voitures dans des salons. Cadillac, La Salle. Il y avait une usine dans chaque petite rue. Maintenant on trouve un débit de boissons à chaque coin de rue — un débit de boissons, un kiosque à pizza et une église glauque dans une boutique désaffectée. Tout tombe en ruine, tout est muré. Mais quand mon père a acheté l’usine, à un jet de pierre, Kiler fabriquait des glacières, Frotgang des alarmes anti-incendie, Lasky des corsets, Robbins des coussins, Honig des billes pour stylo — ah, bon Dieu, j’entends mon père en disant ça. Mais il avait raison. “Les affaires tournent !” il disait. La principale industrie, maintenant, c’est le vol de voitures. Quand tu es arrêté à un feu rouge, aujourd’hui, à Newark, et n’importe où, je veux dire, tu passes ton temps à regarder autour de toi. Moi, c’est dans Bergen Street, près de Lyons Street, que je me suis fait rentrer dedans. Tu te souviens de chez Henry, “La Boutique des douceurs”, à côté du cinéma du Parc ? Eh bien, c’est là, à cet emplacement même. La première fois que j’ai eu un rendez-vous avec une fille, au lycée, je l’ai emmenée là boire un noir-et-blanc, après le film. Il y avait des tables isolées. Elle s’appelait Arlene Danziger. Mais le noir-et-blanc, c’est plus un soda, de nos jours, sur Bergen Street. C’est les couleurs de la haine la plus féroce. Voilà une voiture qui déboule en sens interdit, et ils me rentrent dedans. Il y a quatre mômes affalés contre les portières, glaces baissées. Il y en a deux qui sortent en rigolant, l’air de blaguer, et ils me mettent un canon sur la tempe. Je leur tends les clefs, et il y en a un qui décolle dans ma voiture. Là, devant l’ancienne boutique de Henry. Affreux. Ils emboutissent des bagnoles de flics en plein jour. Ils les prennent bille en tête. C’est pour exploser les airbags. Ils appellent ça faire un beignet. T’en as pas entendu parler ? Faire des beignets ? T’es pas au courant ? C’est pour ça qu’ils volent les voitures. Pied au plancher, ils écrasent le frein, ils bloquent le frein à main, ils tordent le volant, et la voiture commence à tourner sur elle-même. Ils décrivent des cercles à une vitesse infernale. Tuer les piétons, ils en ont rien à foutre. Tuer les automobilistes, rien à foutre. Même se tuer, ils s’en foutent. Rien qu’en voyant les traces de pneu, tu prends peur. Ils ont tué une femme juste devant chez nous, la semaine où ma voiture a été volée. Ils faisaient un beignet. Je l’ai vu de mes yeux, ça. Je partais pour la journée. Ils roulaient comme des fous. La voiture râlait tout ce qu’elle savait, les pneus crissaient, un bruit d’enfer. C’était terrifiant, à te glacer le sang. Et puis voilà une jeune femme, une Noire, qui arrive dans sa voiture, le long de la deuxième rue, et ça tombe sur elle. Mère de trois enfants. Deux jours après c’est le tour de l’un de mes employés. Noir, lui aussi. Tu crois que ça les arrête, Noir, Blanc, ils s’en foutent ! Ils tueraient n’importe qui. Le gars s’appelle Clark Tyler, c’est lui qui s’occupe des envois. Il a eu le malheur de sortir du parking pour rentrer chez lui. Douze heures sur le billard, quatre mois d’hôpital ; invalidité permanente. Des blessures à la tête, des blessures internes, fracture du bassin, fracture de la clavicule, fracture de la colonne vertébrale. C’était une course-poursuite. Un môme avait volé une bagnole et les flics le poursuivaient, alors voilà que ce cinglé de môme lui rentre dedans de plein fouet, en lui écrasant sa portière ; et c’est fini pour Clark. À cent trente sur Central Avenue. Il a douze ans, le voleur de bagnoles. Pour voir au-dessus du volant, il a dû s’asseoir sur les carpettes enroulées. On le boucle six mois à Jamesburg et on le retrouve au volant d’une autre voiture volée. Non, j’en ai eu ma dose, moi aussi. Me faire voler ma voiture à main armée, voir mutiler Clark, et tuer cette jeune femme la même semaine. J’ai dit basta. »

Newark Maid était désormais installé exclusivement à Porto Rico. Pendant un temps, après avoir quitté Newark, il avait passé des contrats avec le gouvernement communiste de la Tchécoslovaquie, et divisé le travail entre son usine située à Ponce, Porto Rico, et une usine de gants tchèque, à Brno. Mais lorsqu’un atelier qui lui convenait s’était vendu à Aguadilla, près de Mayaguez, il avait laissé tomber les Tchèques, dont la bureaucratie l’agaçait depuis le début, et il avait réunifié son entreprise : il avait acheté d’autres locaux sur place, une usine de belle taille, il y avait installé toutes les machines et débuté un programme de formation, non sans engager trois cents nouveaux ouvriers. Vers les années quatre-vingt, malgré tout, même Porto Rico s’était mis à devenir cher, et presque toutes les entreprises, à part Newark Maid, s’étaient enfuies vers l’Extrême-Orient, où la main-d’œuvre était abondante et bon marché ; aux Philippines d’abord, puis en Corée et à Taïwan, et à présent en Chine. Jusqu’aux gants de base-ball, américains entre tous, autrefois fabriqués par des amis de son père, les Denkert de Johnstown dans l’État de New York, qu’on fabriquait depuis longtemps en Corée. Le premier industriel à quitter Gloversville pour aller faire des gants aux Philippines, en 52, 53, on lui avait ri au nez, comme s’il était parti sur la lune. N’empêche qu’à sa mort, vers 1978, il possédait une usine de quatre mille ouvriers ; et entretemps toute l’industrie du gant l’avait rejoint là-bas. « À Gloversville, au début de la Seconde Guerre mondiale, il devait y avoir dans les quatre-vingt-dix usines, petites et grosses. Aujourd’hui il n’y en a plus une seule — elles ont toutes fait faillite, ou alors c’est de l’importation —, des gars qui connaissent pas la différence entre une fourchette et un pouce, commenta le Suédois. C’est des commerçants. Ils savent qu’il leur faut cent mille paires de ceci et deux cent mille paires de cela, en tel et tel coloris et telles pointures, mais ils ont pas la moindre idée des détails de fabrication. — C’est quoi, une fourchette ? demandai-je. — C’est la partie entre les doigts ; c’est la petite pièce en longueur entre les doigts. On la coupe à l’emporte-pièce avec le pouce. Aujourd’hui on trouve des tas de gens sans qualification, ils savent sans doute pas la moitié de ce que je savais à cinq ans, et c’est eux qui prennent les grandes décisions. Un type achète du daim, qui peut valoir jusqu’à trois dollars cinquante les trente centimètres, pour décorer un vêtement, et il achète cette qualité de peau pour couper un tout petit bout de gant de ski, dans la paume. Je lui ai parlé pas plus tard qu’hier. La pièce de nouveauté, ça peut mesurer douze centimètres sur deux et demi, et lui il paye trois dollars cinquante alors qu’il aurait pu en avoir pour un dollar cinquante, et qui lui aurait fait beaucoup plus d’usage. Multiplie ça par le nombre de paires, elle lui est revenue cent mille dollars, sa bévue, et il en savait rien. Il aurait pu se mettre cent mille dollars dans la poche. »

Le Suédois s’était attardé à Porto Rico après les autres, m’expliqua-t-il, de la même manière qu’il s’était attardé à Newark, d’abord parce qu’il y avait formé un tas de bons ouvriers capables de fabriquer des gants avec soin, et de lui donner la qualité obtenue du temps de son père, mais aussi, il fallait bien le dire, parce que sa famille adorait la maison de vacances qu’il avait fait construire quelque quinze ans auparavant sur la côte caraïbe, pas loin de l’atelier de Ponce. Les gosses adoraient la vie qu’ils y menaient… Et c’était reparti, Kent, Chris, Steve, le ski nautique, la voile, la plongée, le catamaran… S’il était clair, après ce qu’il venait de me raconter, qu’il savait passionner son interlocuteur, il ne semblait pas faire la moindre différence entre ce qui, dans son univers, présentait un intérêt et ce qui n’en présentait aucun. À moins que, pour des raisons qui m’échappaient, il n’ait pas voulu rendre son univers intéressant. J’aurais donné n’importe quoi pour l’entendre revenir à Kiler, Fortgang, Lasky Robbins et Honig, aux fourchettes et aux détails de la fabrication d’un gant de qualité, voire au type qui avait payé trois dollars cinquante un type de peau qui ne correspondait pas à ses besoins, mais, maintenant qu’il était sur sa lancée, je ne voyais pas comment, sans manquer à la courtoisie, lui faire abandonner une fois de plus le récit des prouesses de ses fils sur terre et sur mer.

 

Tandis que nous attendions le dessert, le Suédois glissa qu’il allait s’autoriser un sabayon bien calorique après les ziti, parce qu’on lui avait retiré la prostate deux mois auparavant, et qu’il lui restait encore cinq kilos à reprendre.

« L’opération s’est bien passée ?

— Tout à fait.

— Moi, j’ai deux amis à qui ça n’a pas aussi bien réussi qu’ils l’auraient espéré. Il arrive que ce soit une vraie catastrophe, cette opération, même quand on extirpe le cancer.

— Oui, je sais, ça arrive.

— Il y en a un qui s’est retrouvé impuissant, et l’autre impuissant et incontinent en prime. Des types de mon âge ; ça a été un sacré coup dur pour eux. Navrant, quoi, tu peux te retrouver avec des couches-culottes… »

Celui que j’appelais « l’autre », c’était moi. Je m’étais fait opérer à Boston, et, hormis un ami sur place à qui je m’étais confié et qui m’avait tenu la tête hors de l’eau, lorsque j’étais rentré chez moi dans la maison où je vis seul à deux heures et demie de Boston, dans les Berkshires, j’avais préféré garder pour moi le fait que j’avais eu un cancer qui m’avait laissé des séquelles invalidantes.

« Oui, dit le Suédois, il faut croire que je m’en suis bien tiré.

— Je trouve », dis-je assez aimablement, non sans penser que ce gros jéroboam d’autosatisfaction avait été comblé par l’existence : respectant tout ce qu’on est censé respecter ; n’ayant jamais rien dénoncé ; jamais entravé par le doute de soi ; jamais englué dans l’obsession, torturé par le sentiment de son incapacité, empoisonné par la rancune, mû par la colère… il avait vu sa vie se dévider comme une pelote de laine angora.

Ces réflexions me ramenèrent à sa lettre, qui me demandait mon avis professionnel sur l’hommage qu’il essayait d’écrire à son père. Je ne voulais pas en parler le premier. Mais je continuais de m’étonner qu’il n’en parle pas, et aussi, puisqu’il n’en parlait pas, de m’interroger sur la raison pour laquelle il m’avait écrit. Je ne pus que conclure, avec ce que je savais maintenant de sa vie, ni très riche de contrastes ni très troublée par les contradictions, que cette lettre et son contenu étaient liés à son opération ; quelque chose d’inhabituel était né en lui, une émotion nouvelle et déconcertante s’était fait jour. Oui, me dis-je, Levov le Suédois a écrit cette lettre parce qu’il a découvert sur le tard ce que c’est d’être malade après avoir été bien portant, faible après avoir été fort ; ce que c’est de ne pas paraître à son avantage ; il a découvert la honte de son corps, l’humiliation, l’horreur, la perspective de disparaître, ce que c’est que de se demander, « Pourquoi ? ». Trahi tout à coup par ce corps fabuleux qui jusque-là ne lui avait apporté que confiance en soi et qui avait constitué l’essentiel de son avantage sur autrui, il avait temporairement perdu l’équilibre, et il s’accrochait à moi (quel choix !) pour comprendre son père mort, et en appeler au pouvoir du père pour le protéger. Son courage était provisoirement ébranlé, et cet homme qui, pour autant que je pouvais en juger, se servait de son personnage pour dissimuler sa personne, était réduit pour l’heure à un être dévitalisé, impulsif, quêtant désespérément de bonnes paroles. La mort avait fait irruption dans sa vie de rêve (comme, pour la deuxième fois en dix ans, elle venait de le faire dans la mienne), et ces choses qui inquiètent les hommes de notre âge l’inquiétaient lui-même à présent.

Je me demandais s’il avait encore envie de se rappeler la vulnérabilité de son lit de malade, qui lui avait rendu certaines issues inévitables aussi réelles que l’extérieur de sa vie de famille, l’ombre qui s’était insinuée comme une glaciation violente entre ses innombrables strates de satisfaction. Mais pourtant il était venu au rendez-vous. Est-ce que cela signifiait que l’insoutenable ne s’était pas effacé, que les défenses ne s’étaient pas remises en place, que l’état d’urgence n’était pas révolu ? Ou bien est-ce qu’il était venu pour parler, avec béatitude, de tout ce qui était supportable à seule fin de purger ses dernières angoisses ? Plus je réfléchissais à ce type assis en face de moi à manger son sabayon, suant la sincérité par tous les pores de sa peau, ce cœur si simple en apparence, plus mes réflexions m’entraînaient loin de lui. Derrière le masque, l’homme m’était à peine perceptible. Je ne le comprenais pas du tout. Je ne parvenais pas à imaginer qui il était, je me retrouvais victime de la même déficience que lui : incapable de fonder mes conclusions sur autre chose que les apparences. C’est ridicule d’essayer de donner des coups de sonde pour percer ce type à jour, me dis-je. Il est hermétique. Ce n’est pas à force de réfléchir qu’on peut trouver la brèche. Voilà le mystère de son mystère. Autant essayer de communiquer avec le David de Michel-Ange.

Dans ma réponse, je lui avais donné mon numéro de téléphone. Pourquoi ne pas avoir appelé pour décommander s’il n’était plus tourmenté par la perspective de la mort ? Puisque tout était rentré dans l’ordre, puisqu’il avait recouvré cette aura spécifique qui lui avait toujours valu d’obtenir ce qu’il voulait dans la vie, à quoi pouvais-je bien lui servir ? Non, raisonnai-je, sa lettre ne dit pas tout, sinon, il ne serait pas venu. Ce coup de tête, ce désir de changer les choses n’appartient pas au passé. Ce mal-être qui l’a rattrapé à l’hôpital ne l’a pas quitté encore. Cette existence qu’il n’a jamais soumise à un examen critique ne le satisfait plus. Il veut enregistrer quelque chose. C’est pour cela qu’il a fait appel à moi, pour enregistrer quelque chose qui risquerait, autrement, d’être oublié. Passé sous silence, et oublié. Mais quoi ?

Ou alors c’était un homme heureux, et voilà tout. Ça existe, les gens heureux, pourquoi pas ? Toutes ces spéculations hasardeuses sur ses mobiles ne relevaient que de mon impatience d’écrivain ; je tentais de l’appréhender avec cette malveillance qui anime Tolstoï vis-à-vis d’Ivan Ilitch, personnage qu’il humilie sans charité dans une histoire cruelle où il dénonce en termes cliniques ce que c’est que d’être banal. Ivan Ilitch est le fonctionnaire, le haut magistrat qui mène une vie « convenable, que la société approuve », et qui, sur son lit de mort, du fond d’une douleur et d’une terreur incessantes, pense : « Je n’ai peut-être pas vécu comme j’aurais dû. » Et Tolstoï résume ainsi d’emblée son jugement sur le président du tribunal, sa délicieuse maison de Saint-Pétersbourg et son coquet salaire de trois mille roubles par an, ainsi que ses amis qui occupent tous une excellente position sociale : « La vie d’Ivan Ilitch avait été très simple, très banale, et par conséquent tout à fait effroyable. » Soit. Dans la Russie de 1886, je ne dis pas. Mais à Old Rimrock, New Jersey, en 1995, lorsque les Ivan Ilitch reviennent en bande s’attabler au Country Club après leur golf matinal et se racontent fièrement, « Ça pourrait pas aller mieux », ils sont peut-être beaucoup plus près de la vérité que Tolstoï.

La vie de Levov le Suédois avait été, à ma connaissance, très simple et très banale, et par conséquent formidable, l’étoffe même de l’Amérique.

« Est-ce que Jerry est homo ? demandai-je tout à coup.

— Mon frère ? » Le Suédois se mit à rire. « Tu rigoles ? »

Oui, je rigolais peut-être ; peut-être avais-je posé la question par malice, pour tromper mon ennui. Pourtant il est vrai que je me rappelais ce passage de la lettre où le Suédois avait fait allusion au chagrin de son père lors des « chocs subis par ceux qu’il aimait » ; de quoi parlait-il ? Je me le demandai de nouveau, et me rappelai spontanément l’humiliation que Jerry s’était infligée en voulant gagner le cœur d’une camarade de classe, fille d’une insignifiance spectaculaire — on n’aurait pas pensé qu’il fallait un tel cinéma pour en avoir un baiser.

Pour la Saint-Valentin, Jerry lui avait fait un manteau de hamster, cent soixante-quinze peaux de hamster qu’il avait mises à sécher au soleil, puis assemblées avec une aiguille courbe fauchée à l’usine de son père, où cette idée avait germé en lui. Le lycée avait reçu pour les cours de sciences naturelles trois cents hamsters à disséquer, et Jerry s’était débrouillé pour récupérer les peaux auprès des élèves en racontant qu’il allait se livrer à une « expérience scientifique » chez lui, bobard qu’il était assez excentrique et génial pour faire passer.

Il s’était débrouillé ensuite pour savoir la taille de la fille, avait dessiné un patron, puis éliminé presque toute la puanteur des peaux (c’est du moins ce qu’il avait cru) en les faisant sécher au soleil sur le toit de son garage ; enfin, il avait assemblé les peaux avec soin, en finissant le manteau par une doublure de soie découpée dans du parachute blanc, un parachute qui avait un défaut et que son frère lui avait envoyé en souvenir de la base aéronautique de Cherry Point, en Caroline du Nord, où l’équipe de Parris Island avait gagné le dernier match de la saison du championnat de base-ball chez les Marines. La seule personne que Jerry avait mise au courant, c’était moi, son faire-valoir au ping-pong. Il se proposait d’envoyer le cadeau dans un carton de chez Bamberger qui avait contenu un manteau de sa mère, enveloppé dans du papier de soie mauve et entouré d’un ruban de velours. Seulement, lorsque le manteau fut fini, il était si rigide — parce qu’il avait fait sécher les peaux au soleil, comme un crétin, nous expliquerait son père par la suite — qu’il n’arriva jamais à le plier pour le faire entrer dans sa boîte.

Chez Vincent, en face du Suédois, je me rappelai tout à coup cette image vue dans leur sous-sol : ce gros machin de manteau posé par terre, manches écartées. Aujourd’hui il remporterait tous les prix imaginables au Whitney Museum, mais à Newark, en 1949, nous étions plus béotiens les uns que les autres ; et Jerry et moi nous creusions la tête pour trouver comment faire entrer l’objet dans la boîte. Il y tenait beaucoup à cette boîte, parce que, selon lui, quand la fille commencerait à l’ouvrir, elle croirait que c’était un somptueux manteau de chez Bam’s. Moi, ce qui m’inquiétait, c’était ce qu’elle penserait quand elle découvrirait son erreur ; il ne fallait sûrement pas en faire tant pour attirer l’attention d’une fille avec des grosses joues, une vilaine peau, et pas de petit ami. Mais je coopérai, parce que Jerry était un véritable ouragan, et qu’avec lui il fallait se soumettre ou se démettre, et puis aussi parce qu’il était le frère du Suédois, que je me trouvais dans la maison du Suédois, et que partout où on se tournait, il y avait des trophées de ses victoires. Jerry finit par déchirer le manteau en totalité, et le recoudre de façon que la couture se trouve au milieu de la poitrine, comme une sorte de charnière sur laquelle le manteau pouvait être plié, et placé dans la boîte. Je l’aidai dans cette entreprise, en me faisant l’effet de coudre une cotte de mailles. Sur le manteau, il plaça un cœur découpé dans du carton, où il peignit son propre nom en lettres gothiques, et le paquet fut envoyé par la poste. Il lui avait fallu trois mois pour passer de l’idée saugrenue à sa réalisation aberrante. Pas très longtemps, en somme, à l’échelle des entreprises humaines.

La fille poussa un hurlement en ouvrant la boîte. « Elle a eu une attaque », nous dirent ses amies. Le père de Jerry eut un coup de sang, lui aussi. « C’est ça que tu en as fait du parachute que ton frère t’a envoyé ? Tu l’as découpé ? Tu as découpé un parachute ? » Jerry était trop mortifié pour lui avouer qu’il espérait que la fille lui tomberait dans les bras et l’embrasserait comme Lana Turner embrassait Clark Gable. Je me trouvais là lorsque son père l’incendia pour avoir laissé les peaux au soleil de midi. « Une peau ça se conserve comme il faut ! Comme il faut ! Et comme il faut c’est pas en plein soleil — ça doit sécher à l’ombre, une peau. Il faut surtout pas qu’elles soient brûlées, bon Dieu ! Je peux t’apprendre une bonne fois pour toutes comment on conserve les peaux, Jerome ? » C’est ce qu’il se mit à faire, tout d’abord sous le coup de la colère, en contenant à grand-peine son exaspération devant l’incompétence crasse de son fils quant au travail du cuir. Il nous expliqua à tous deux ce qu’ils avaient appris aux marchands, en Éthiopie, comment traiter la peau de mouton avant de l’expédier à Newark Maid, qui la confiait au tanneur. « On peut la saler, mais le sel coûte cher, surtout en Afrique, très très cher. On vole le sel, là-bas. Ces gens n’ont pas de sel. Il faut empoisonner le sel, là-bas, sinon ils le volent. L’autre manière c’est le cadrage, il y a plusieurs méthodes, sur une planche, sur un cadre, on l’attache, on fait des petites entailles, on la suspend et on la laisse sécher à l’ombre. À l’ombre, vous m’entendez. C’est ce qu’on appelle la peau séchée à la pierre à feu. On la saupoudre d’un peu de pierre à feu, ça l’empêche de se détériorer, et ça empêche les bestioles de s’y mettre. » À mon grand soulagement, la colère avait cédé place étonnamment vite à une remontrance méthodique et fastidieuse, qui semblait cependant excéder Jerry davantage que toutes les mimiques de dégoût incrédule qui l’avaient précédée. C’est peut-être bien ce jour-là que Jerry se jura de ne jamais avoir le moindre rapport avec l’affaire paternelle.

Pour couvrir l’odeur fétide, Jerry avait aspergé le manteau du parfum de sa mère, mais le temps qu’il soit livré par le facteur, il avait recommencé à puer comme il l’avait fait depuis toujours quoique par intermittence, et la fille avait été tellement révulsée en ouvrant la boîte, tellement insultée et horrifiée, qu’elle ne lui adressa plus jamais la parole. D’après ses camarades, elle avait cru que c’était Jerry qui était allé chasser et abattre ces petites bêtes et qui les lui avait envoyées à cause de sa peau acnéique. Jerry entra en rage quand il l’apprit, et, au milieu du match de ping-pong qui suivit, il la traita de tous les noms, et toutes les filles de connasses. Si c’était la première fois qu’il essayait de sortir avec une fille, ce fut aussi la dernière ; et il fut l’un des trois seuls garçons à ne pas venir au bal de fin d’études. Les deux autres, c’étaient, selon notre verdict, des « chochottes ». Et c’est pourquoi je venais de poser au Suédois cette question sur son frère qu’il ne me serait jamais venu à l’idée de poser en 1949, car je ne savais pas très bien ce que c’était qu’un homosexuel, et que je ne pouvais pas me figurer qu’il en existait parmi mes connaissances. À l’époque, je pensais que Jerry était Jerry, un génie et un type d’une naïveté obsédante et d’une innocence colossale en matière de filles. À l’époque, ça expliquait tout. Maintenant encore, peut-être. Mais la vérité, c’est que je cherchais un moyen d’ébranler l’innocence de cet impérial Suédois — et aussi de m’épargner l’impolitesse de m’endormir en sa compagnie. C’est pourquoi je lui demandai si Jerry était homo.

« Quand on était gosses, Jerry était toujours un peu secret, dis-je. Il n’avait pas de vraie petite amie, pas de copains proches, il y avait toujours quelque chose, et pas seulement son intelligence, qui le mettait à l’écart… »

Le Suédois acquiesça, en me regardant comme s’il comprenait le sens profond de mes paroles mieux que personne ; et à cause de son regard pénétrant, dont j’aurais juré qu’il ne voyait rien, de toute cette générosité qui ne donnait rien et trahissait moins encore, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il pensait, ni s’il pensait, d’ailleurs. Lorsque je me tus un instant, j’eus le sentiment que mes mots, au lieu de tomber dans le filet de sa conscience, s’en allaient percuter son cerveau et s’y évaporaient faute d’avoir pu s’y connecter à quoi que ce soit. Ces yeux inoffensifs, qui promettaient qu’il ne saurait faire que le bien, commençaient à me taper sur le système ; c’est sûrement pourquoi je soulevai la question de la lettre, au lieu de fermer ma gueule jusqu’à ce que l’addition arrive, auquel cas je n’aurais plus entendu parler de lui pendant cinquante ans, et, aux abords de l’année 2045, qui sait si je n’aurais pas été impatient de le revoir.

On lutte contre sa propre superficialité, son manque de profondeur, pour essayer d’arriver devant autrui sans attente irréaliste, sans cargaison de préjugés, d’espoirs, d’arrogance ; on ne veut pas faire le tank, on laisse son canon, ses mitrailleuses et son blindage ; on arrive devant autrui sans le menacer, on marche pieds nus sur ses dix orteils au lieu d’écraser la pelouse sous ses chenilles ; on arrive l’esprit ouvert, pour l’aborder d’égal à égal, d’homme à homme, comme on disait jadis. Et, avec tout ça, on se trompe à tous les coups. Comme si on n’avait pas plus de cervelle qu’un tank. On se trompe avant même de rencontrer les gens, quand on imagine la rencontre avec eux ; on se trompe quand on est avec eux ; et puis quand on rentre chez soi, et qu’on raconte la rencontre à quelqu’un d’autre, on se trompe de nouveau. Or, comme la réciproque est généralement vraie, personne n’y voit que du feu, ce n’est qu’illusion, malentendu qui confine à la farce. Pourtant, comment s’y prendre dans cette affaire si importante — les autres — qui se vide de toute la signification que nous lui supposons et sombre dans le ridicule, tant nous sommes mal équipés pour nous représenter le fonctionnement intérieur d’autrui et ses mobiles cachés ? Est-ce qu’il faut pour autant que chacun s’en aille de son côté, s’enferme dans sa tour d’ivoire, isolée de tout bruit, comme les écrivains solitaires, et fasse naître les gens à partir des mots, pour postuler ensuite que ces êtres de mots sont plus vrais que les vrais, que nous massacrons tous les jours par notre ignorance ? Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle, dans la vie. L’histoire de la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. Peut-être que le mieux serait de renoncer à avoir tort ou raison sur autrui, et continuer rien que pour la balade. Mais si vous y arrivez, vous… alors vous avez de la chance.

 

« Eh bien, quand tu m’as écrit à propos de ton père et des drames qu’il avait connus, il m’est venu à l’esprit que le drame c’était peut-être Jerry. Ton père n’aurait pas réagi mieux que le mien s’il avait dû se faire à l’idée d’avoir un fils pédé. »

Le Suédois sourit de ce sourire qui refusait toute condescendance, ce sourire censé m’assurer que rien en lui ne pourrait ni ne voudrait me résister jamais, ce sourire qui me signifiait que, tout adoré qu’il était, il ne valait pas mieux que moi, qu’il était peut-être même nul comparé à moi.

« Mais heureusement pour mon père il n’a pas eu ce problème. Jerry c’était le fils docteur. Mon père n’aurait pas pu être plus fier.

— Jerry est médecin ?

— À Miami ; chirurgien spécialiste de cardiologie. Il se fait un million de dollars par an.

— Et il est marié ? Jerry ? »

Re-sourire. Ce qui était inattendu dans ce sourire, c’était sa vulnérabilité — la vulnérabilité de notre monsieur muscles, de notre recordman, face à l’âpreté primaire qu’il faut pour rester en vie. Ce sourire qui refusait d’admettre, et moins encore de légitimer, l’obstination sauvage qu’il faut pour survivre sept décennies. Comme si quelqu’un qui a dépassé l’âge de dix ans pouvait croire qu’on peut subjuguer d’un sourire (si gentil et si chaleureux fût-il) toutes les agressions de l’existence, tout maîtriser quand le bras puissant de l’imprévu vient s’abattre sur vous. Je me pris à penser de nouveau qu’il n’avait peut-être pas toute sa raison, et que ce sourire pouvait en être l’indice. Il n’y entrait aucune imposture — et c’était bien le pire. Son sourire n’était pas hypocrite. Il ne contrefaisait rien. Cette caricature, c’était le Suédois lui-même, après une vie passée à s’astreindre de plus en plus profondément à… à quoi d’ailleurs ? Son vedettariat de quartier lui avait fabriqué une image ; s’était-il momifié à l’état d’adolescent ? À croire qu’il avait aboli de ce monde tout ce qui le dérangeait : la malhonnêteté, la violence, l’imposture et l’absence de scrupules, mais aussi toute rugosité, toute menace de contingence, affreuse annonciatrice du désarroi. Il ne cessait pas un instant de faire passer sa relation avec moi pour aussi simple et sincère que sa relation avec lui-même.

Ou alors, ou alors c’était tout simplement un homme mûr, aussi retors que les autres. Ou alors ce que l’opération du cancer avait éveillé, et qui avait tenté de traverser la couche protectrice de son confort mental, cela même la guérison totale l’avait tout à fait étouffé. Ou alors ce n’était pas un personnage sans personnalité à révéler, mais un personnage ennemi de toute révélation — un homme plein de bon sens qui avait compris que quand on tient à son intimité et au bien-être de ceux qu’on aime, la dernière personne à mettre dans la confidence est un romancier en activité. On ne va pas raconter sa vie à un romancier ; on lui oppose l’armure d’airain de son sourire éclatant, on lui décoche la seringue hypodermique de son sourire de Prince de la Bonhomie ; on liquide son sabayon, et on se taille vite fait à Old Rimrock, New Jersey, pour faire sa vie, qui ne le regarde pas.

« Jerry s’est marié quatre fois, dit le Suédois. Record familial.

— Et toi ? » Je m’étais déjà dit, d’après l’âge de ses trois fils, que la quadragénaire blonde aux clubs de golf était plus que probablement une deuxième, voire une troisième épouse. Mais, d’un autre côté, un divorce ne s’accordait pas avec l’image de quelqu’un qui refuse de prendre en compte l’irrationnel de la vie. Si divorce il y avait eu, Miss New Jersey avait dû en prendre l’inititiative. À moins qu’elle ne soit morte. À moins qu’être mariée à quelqu’un d’aussi soucieux de sauver les apparences de la réussite, d’aussi dévoué cœur et âme à l’illusion de la stabilité, ne l’ait menée au suicide. Voilà… c’était peut-être ça le drame advenu… Ironie des choses, tous mes efforts pour découvrir la pièce manquante, qui compléterait le Suédois et lui rendrait sa cohérence, l’associaient systématiquement au type de désordres dont on ne lisait pas trace sur son visage exemplaire qui vieillissait si bien. Je n’arrivais pas à décider si cette virginité de façade était la neige qui couvre le paysage, ou la neige qui cache le néant.

« Moi, deux fois, c’est ma limite. Je suis un enfant de chœur comparé à mon frère. Sa nouvelle femme a la trentaine. La moitié de son âge. Jerry, c’est le docteur qui épouse l’infirmière. Les quatre fois. Elles vénèrent le sol sous les pas du docteur Levov. Quatre femmes, six gosses. C’est plutôt ça qui rendait mon père un peu dingue. Seulement Jerry n’est pas une petite nature, il n’est pas commode, c’est la diva des chirurgiens, il fait marcher tout un hôpital à la baguette, alors, même mon père filait doux. Il avait pas le choix. Il l’aurait perdu, sinon. Mon petit frère ne couche pas à droite et à gauche. Papa poussait des hurlements chaque fois qu’il divorçait, il a voulu flinguer Jerry je ne sais combien de fois, mais dès que Jerry se remariait, à ses yeux, sa nouvelle femme était encore plus une princesse que la précédente. “C’est une poupée, c’est ma chérie, mon trésor…” Il n’aurait pas fallu dire du mal des femmes de Jerry, on se serait fait assassiner. Et les gosses, il en était fou. Cinq filles et un garçon. Papa aimait le garçon, mais les filles, c’était la prunelle de ses yeux. Il aurait fait n’importe quoi pour ces gosses. Pour nos gosses en général. Quand il avait tout le monde autour de lui, quand on était tous réunis, il était au paradis, mon père. Quatre-vingt-seize ans, il avait jamais été malade. Après son attaque, les six mois avant sa mort, ça a été le pire. Mais il avait eu une bonne tirée. Une belle vie. C’était un battant. Une force de la nature. Rien ne l’arrêtait. » Un ton léger, les mots flottent quand il repart sur le sujet de son père, la voix est pleine d’une vénération tendre, pour révéler sans fausse honte que rien n’a infléchi sa vie davantage que les espoirs mis en lui par son père.

« Et il a souffert ?

— Ç’aurait pu être bien pire. Six mois, pas plus. Et même pendant cette période, la moitié du temps, il n’était pas conscient de ce qui se passait. Il est parti tout doucement une nuit… on l’a perdu comme ça. »

Par « il a souffert », je parlais de ce à quoi il faisait allusion dans sa lettre, des drames. Mais même si j’avais pensé à apporter la lettre avec moi, et que je la lui avais débitée à la figure, il aurait éludé ses propres phrases avec la même facilité qu’il s’était débarrassé de ses plaqueurs cinquante ans auparavant, au stade municipal, contre South Side, notre rival le plus faible, le samedi où il avait battu le record de l’État en marquant quatre fois sur des passes consécutives. Certes, certes, me disais-je, ce besoin que j’ai de découvrir des couches profondes, ce soupçon persistant qu’on ne me laisse pas tout voir, fait naître en lui la peur que j’aille plus loin, que je lui dise qu’il n’est pas ce qu’il a toujours voulu nous faire croire… Mais je me dis aussi : Pourquoi lui attacher tant d’importance ? D’où vient l’appétit de connaître ce type ? Une telle avidité parce qu’il t’a dit jadis, « Ça a rien à voir avec le basket, la Sauterelle ? ». Pourquoi t’accrocher à lui ? Qu’est-ce qui te prend ? Tu as vu tout ce qu’il y avait à voir. L’objet des regards, voilà ce qu’il est. Et ce qu’il a toujours été. Cette virginité n’est pas un masque. Tu cherches des profondeurs absentes. Ce type est l’incarnation du néant.

Je me trompais. Je ne m’étais jamais trompé à ce point sur quelqu’un.


1.  En fin d’ouvrage, un glossaire donne le sens des mots d’hébreu ou de yiddish qui apparaissent dans le texte. (N.d.T.)