7
C’était l’été des audiences du Watergate. Les Levov passaient presque toutes leurs soirées sur le perron du jardin, à regarder la Chaîne 13 qui rediffusait les séances du jour. Avant qu’on ait vendu le matériel agricole et le bétail, aux soirs d’été, c’était de là qu’ils regardaient les bêtes de Dawn paître sur la crête de la colline. Un peu en contre-haut de la maison, se trouvait un champ de neuf hectares ; certaines années, ils y mettaient les vaches tout l’été, et les oubliaient. Mais si elles étaient dans les parages, à portée de voix, et que Merry, déjà en pyjama, voulait les voir avant de se coucher, Dawn appelait : « Petites, petites », comme les fermiers le font sans doute depuis des milliers d’années, et elles lui répondaient ; elles remontaient la colline, sortaient du marais, accouraient de leur pas lourd d’où qu’elles se trouvent, en mugissant pour lui répondre. « Elles sont belles, hein, nos petites ? » disait Dawn à sa fille. Et, le lendemain, Merry et Dawn étaient dehors au lever du soleil pour les rassembler. Il entendait Dawn dire : « Bon, maintenant, on va traverser la route. » Merry ouvrait le portail et, avec un bâton et un chien, Apu, le berger australien, mère et toute petite fille déplaçaient douze, quinze, dix-huit bêtes qui pesaient une tonne chacune. Merry, Dawn, Apu, parfois le vétérinaire, et le gamin qui habitait sur la route, pour aider à les parquer ou à faire les foins quand on avait besoin de lui. J’ai Merry pour m’aider au foin. Quand un veau s’égare, elle le récupère. Quand c’est Seymour qui entre dans l’étable, on a deux vaches qui le regardent de travers, elles frottent le sol du sabot, et elles secouent la tête dans sa direction. Mais quand c’est Merry, ah, elle, elles la connaissent, alors elles lui disent de quoi elles ont envie. Elles la connaissent, et elles savent exactement ce qu’elle va leur faire.
Comment avait-elle pu lui dire, « Je ne veux pas parler de ma mère » ? Au nom du ciel, qu’est-ce qu’elle lui avait fait, sa mère ? Quel crime avait-elle commis ? Le crime d’être une maîtresse douce pour ces vaches dociles ?
Au cours de cette dernière semaine, tandis que les parents du Suédois étaient venus les rejoindre depuis la Floride pour leur visite annuelle de fin d’été, Dawn ne s’était même pas souciée de les distraire. Chaque fois qu’elle rentrait du chantier de la nouvelle maison ou du bureau de l’architecte, elle les trouvait assis devant le poste, son beau-père dans le rôle d’avocat-conseil auprès de la commission. Ses beaux-parents passaient la journée à regarder la procédure, dont ils voyaient la rediffusion le soir. Les brefs moments de répit qu’il avait dans la journée, Lou Levov les employait à écrire des lettres aux membres de la commission, lettres qu’il lisait le soir à table. « Cher Sénateur Weicker, vous vous étonnez de ce qui se passait à la Maison-Blanche sous Tricky Dicky, Richard le Combinard ? Soyez pas naïf. Harry Truman l’avait percé à jour dès 1948, en l’appelant Tricky Dicky. » « Cher Sénateur Gurney : Nixon, c’est la peste et le choléra. Il empoisonne tout ce qu’il touche, y compris vous. » « Cher Sénateur Baker : Vous vous demandez POURQUOI ? Mais parce que c’est une bande de vulgaires criminels de droit commun, voilà tout. » « Cher Monsieur Dash, écrivit-il à l’avocat-conseil pour New York : Je vous applaudis. Dieu vous bénisse. Vous me rendez fier d’être américain, et juif. »
Il réservait son plus grand mépris à un personnage relativement insignifiant, un certain Kalmbach, avocat, qui avait réussi à faire entrer en toute illégalité des fonds considérables dans l’opération du Watergate, et dont la disgrâce n’aurait su être assez profonde pour satisfaire le vieillard. « Cher Monsieur Kalmbach : Si vous étiez juif et que vous ayez fait ce que vous avez fait, le monde entier dirait, “Regardez un peu ces Juifs, quels rapaces !” Mais le rapace, qui est-ce, hein, cher Monsieur Country Club ? Le voleur, l’escroc, qui est-ce ? Qui est l’Américain, et qui est le gangster ? Vous ne m’avez jamais bluffé, Monsieur Country Club Kalmbach, avec vos beaux discours, vos belles manières et vos beaux parcours de golf. Vos mains propres, j’ai toujours deviné qu’elles étaient sales. Et maintenant, le monde entier le sait aussi. Vous devriez avoir honte. »
« Vous croyez qu’il me répondrait, ce fils de pute ? Je devrais les publier en recueil, ces lettres. Il faudrait que quelqu’un me les imprime et les distribue gratuitement pour que les gens sachent ce que pense un Américain ordinaire quand les fils de putes… tiens, tiens, tiens, regardez-moi celui-là, non mais, regardez-le-moi. » Ehrlichman, l’ancien chef de cabinet de Nixon, venait de paraître sur l’écran.
« Il me rend malade, dit la mère du Suédois, lui et cette Tricia.
— Je t’en prie, dit son mari, elle on s’en fiche. Mais lui c’est un vrai fasciste, et toute cette bande, Von Ehrlichman, Von Haldeman, Von Kalmbach…
— Quand même, elle me rend malade, reprit sa femme, on croirait que c’est une princesse, à la façon dont on la traite.
— Ces prétendus patriotes, dit Lou Levov à l’intention de Dawn, ils prendraient le pays, et ils en feraient une deuxième Allemagne nazie. Vous connaissez le livre Ça ne pourrait pas arriver chez nous ? C’est un livre formidable, j’ai oublié le nom de l’auteur, mais l’idée est on ne peut plus d’actualité. Ces gens nous ont menés au bord de l’abîme. Regardez-moi ce fils de pute !
— Je sais pas lequel je déteste le plus, dit sa femme, lui ou l’autre.
— C’est du pareil au même, répondit le vieillard, blanc bonnet bonnet blanc, tous tant qu’ils sont. »
C’était l’héritage de Merry. Certes, Lou se serait montré tout aussi virulent si elle avait encore été là avec eux, devant le poste, le Suédois le reconnaissait. Mais maintenant qu’elle était partie, quelle meilleure cible de sa haine que les salauds du Watergate, responsables de ce qu’elle avait fait !
C’était pendant la guerre du Vietnam que Lou Levov avait commencé à envoyer à Merry des doubles des lettres qu’il adressait au Président Johnson, et qu’il avait écrites pour essayer d’influencer l’attitude de Merry plus que celle du Président. Voyant sa petite-fille adolescente aussi enragée contre la guerre qu’il avait pu l’être quand les affaires avaient commencé à battre de l’aile, le vieillard sombrait dans un tel désarroi qu’il prenait son fils à part : « Qu’est-ce que ça peut bien lui faire ? Où est-ce qu’elle va chercher ses idées ? Qui les lui souffle ? Ça ne devrait lui faire ni chaud ni froid. Tu crois qu’elle parle comme ça à l’école ? Il faut pas, elle risque de gâcher ses chances. Elle risque de gâcher ses chances d’entrer à l’université. En public les gens n’admettront pas ça, elle va se faire assassiner, ça n’est qu’une gosse. » Pour prendre en main, si possible, non pas tant les opinions de Merry que la férocité avec laquelle elle les crachait, il se ralliait à sa cause avec ostentation, en lui envoyant des articles découpés dans les journaux de Floride, où il inscrivait en marge ses propres slogans contre la guerre. Lorsqu’il venait les voir, il lui lisait à haute voix le recueil de lettres qu’il écrivait à Johnson, et qu’il trimballait d’une pièce à l’autre dans une serviette — tentant ainsi de la protéger d’elle-même, en la suivant à la trace comme si c’était lui l’enfant. « Il faut tuer ça dans l’œuf, confiait-il à son fils. C’est inadmissible, inacceptable. »
« Alors… », disait-il à Merry après lui avoir lu le énième plaidoyer à l’intention de Lyndon Johnson, pour lui rappeler quel grand pays était l’Amérique, quel grand président avait été Roosevelt, tout ce que sa propre famille devait à son pays, et quelle déception personnelle c’était, pour lui et les siens, de voir les jeunes soldats américains au bout du monde, fourvoyés dans une guerre qui n’était pas la leur, au lieu d’être chez eux avec ceux qu’ils aimaient. « Alors, qu’est-ce que tu penses de ton grand-père ?
— Jjjohnson est un cccriminel de guerre, lui répondait-elle. Il va pppas arrêter la guerre ppparce que tu lui demandes, papy.
— C’est aussi un homme qui essaie de faire son travail, tu sais.
— C’est un chien impérialiste.
— Oui, enfin, si tu veux…
— Y a aucune dddifférence entre lui et Hitler.
— Tu exagères, poussin. Je ne dis pas que Johnson ne nous ait pas déçus, mais tu oublies ce qu’Hitler a fait aux Juifs, Merry, ma chérie. Tu n’étais pas née, tu ne peux pas t’en souvenir.
— Il a rien fait que Johnson soit pas en train de faire aux Vietnamiens.
— On ne met pas les Vietnamiens dans des camps de concentration.
— Le Vietnam n’est plus qu’un vaste cccamp. Le problème c’est pas “nos petits gars”. C’est comme si tu demandais : “Faites revenir les commandos d’Auschwitz dans leurs foyers avant Noël.”
— Oui, mais, mon poussin, il faut que je sois diplomate, avec ce type. Je peux pas le traiter d’assassin et espérer qu’il m’écoute. D’accord, Seymour ?
— Je ne crois pas que ça servirait à grand-chose, dit le Suédois.
— Merry, on est tous d’accord avec toi, lui dit son grand-père. Tu comprends ? Crois-moi, je sais ce que c’est que de piquer une crise en ouvrant le journal. Le Père Coughlin, ce fils de pute. Le héros Charles Lindbergh, pro-nazi, pro-Hitler, et encore on appelle ça un héros national. Mr Gerald L.K. Smith, le sénateur Bilbo. Bien sûr qu’on a des salauds, chez nous, des salauds du terroir, et tout un paquet. Personne ne dit le contraire. Et Rankin, et Dies. Dies et son comité. J. Parnell Thomas, du New Jersey. Des fascistes, isolationnistes, chauvins, ignares, parmi nos députés même ; des escrocs comme J. Parnell Thomas qui se sont retrouvés en taule, avec un salaire payé par le contribuable. Des types abominables. Les pires. McCarran, Jenner, Mundt. Et le Goebbels du Wisconsin, l’honorable McCarthy, qu’il brûle en enfer. Son acolyte, Cohn, une honte. Et un Juif, encore ! Il y en a toujours eu des fils de putes, ici comme ailleurs, et ils ont été élus par les petits génies qui ont le droit de vote. Sans parler de la presse. Hearst, McCormick, Westbrooke Pegler. Des vrais fachos, des chiens de réacs. Et je les ai toujours détestés à mort. Demande à ton père. Hein, Seymour, je les ai détestés ?
— C’est bien vrai.
— On vit en démocratie, dieu merci, ma puce. C’est pas la peine de t’en prendre à ta famille. Tu peux écrire. Tu peux voter. Tu peux monter sur une caisse à savon et faire un discours. Bon Dieu, tu peux faire comme ton père — tu peux t’engager dans les Marines…
— Mais, papy, les Marines, c’est justement le prob-prob-prob-…
— Eh flûte, Merry, t’as qu’à t’engager dans l’autre camp, alors, dit-il, un instant désarçonné. Qu’est-ce que t’en dis ? T’as qu’à t’engager dans leurs Marines à eux, si tu veux. Ça s’est vu. C’est la vérité. L’Histoire le montre. Quand tu auras l’âge, tu pourras passer à l’autre armée si ça te chante. C’est pas que je te le conseille. Les gens n’aiment pas ça, et je sais que tu es assez intelligente pour le comprendre. On n’aime pas se faire traiter de traître. Mais ça s’est fait, c’est une possibilité. Prends Benedict Arnold, tiens. Il l’a fait. Il est passé dans l’autre camp, pour autant que je me souviens. Je l’ai appris à l’école. Et, ma foi, je le respecte, moi. Il en avait dans le buffet. Il a défendu ce en quoi il croyait. Il a risqué sa vie pour ses convictions. Mais enfin, de mon point de vue, il se trompait, Merry. Il est passé dans l’autre camp pendant la guerre d’Indépendance, et, de mon point de vue, il se gourait totalement. Toi, par contre, non. Toi, tu as raison. Ta famille est à cent pour cent contre cette saloperie de guerre. T’as pas besoin de te révolter contre ta famille, tout simplement parce que ta famille est d’accord avec toi. Tu n’es pas la seule, ici, à être contre la guerre. Nous on est contre, Bobby Kennedy est contre.
— Oui, maintenant, dit Merry, dégoûtée.
— O.K., maintenant. Mieux vaut tard que jamais, non ? Merry, sois réaliste, sinon ça n’arrange rien. Bobby Kennedy est contre. Le sénateur Eugene McCarthy est contre. Le Sénateur Javits est contre, et il est républicain ; le sénateur Frank Church est contre. Le sénateur Wayne Morse est contre, et pas qu’un peu. Ah, moi je l’admire, cet homme. Je lui ai écrit pour le lui dire, et il m’a fait la courtoisie de me répondre une lettre signée de sa main. Le sénateur Fulbright, bien sûr, est contre. Bon, c’est vrai que c’est Fulbright qui a introduit les résolutions du golfe du Tonkin.
— FFFFull…
— Personne n’a jamais dit que…
— Papa, dit le Suédois, laisse Merry finir.
— Excuse-moi, mon poussin, dit Lou Levov, finis.
— Ful-ful-fulbright est raciste.
— Lui ? Allons donc, qu’est-ce que tu racontes ? Le sénateur William Fulbright, de l’Arkansas ? Je crois que tes renseignements sont faux, camarade. » Elle venait de calomnier l’un de ses héros qui avaient tenu tête à Joe McCarthy, il lui fallut faire un suprême effort de volonté pour s’empêcher de lui voler dans les plumes. « Mais attends, à mon tour de finir ce que je disais. Qu’est-ce que je disais ? Où j’en étais ? Bon Dieu, Seymour, où j’en étais ?
— Tu disais », répondit le Suédois qui jouait les médiateurs équitables entre ces deux dynamos, rôle qu’il préférait à celui d’adversaire de l’un ou de l’autre, « que vous êtes tous les deux contre la guerre et que vous voulez qu’elle s’arrête. Il n’y a pas de raison de vous disputer là-dessus — je crois que c’est là que tu voulais en venir. Merry pense qu’il est trop tard pour écrire des lettres au Président. Elle trouve ça vain. Toi, tu penses que vain ou pas, c’est quelque chose qu’il t’est loisible de faire, et tu as bien l’intention de le faire, ne serait-ce que pour ne pas sortir des fichiers.
— Exactement, s’écria le vieillard. Écoutez un peu ce que je lui raconte, là. “Je suis démocrate depuis toujours”, Merry, écoute, “Je suis démocrate depuis toujours…” »
Mais rien de ce qu’il dit au Président ne put arrêter la guerre, rien de ce qu’il dit à Merry ne tua la catastrophe dans l’œuf. Pourtant il était le seul de la famille à l’avoir vue venir. « Je voyais venir le drame. C’était clair comme de l’eau de roche. Je le savais. Je le sentais. J’ai lutté. On n’avait plus barre sur elle. Il y avait quelque chose qui n’allait plus. Mon flair me l’avait dit. Je vous l’avais dit. “Il faudrait intervenir. Elle ne va plus du tout, cette enfant.” Ça entrait par une oreille, ça sortait par l’autre. Je me suis entendu répondre : “T’en fais pas, papa. N’exagère pas, papa. C’est qu’une phase, papa. Lou, fiche-lui la paix, ne discute pas avec elle. — Non, je ne lui ficherai pas la paix. C’est ma petite-fille. Je refuse de lui ficher la paix. Je refuse de la perdre en lui fichant la paix. Elle déraille complètement, cette gamine.” Et vous m’avez regardé comme si j’étais dingue. Tous tant que vous êtes. Sauf que j’étais pas dingue, j’avais raison. Que trop, j’avais raison. »
Il n’y avait pas de messages pour lui quand il rentra. Il avait fait des prières pour qu’il en soit arrivé un de la part de Mary Stoltz.
« Rien ? » demanda-t-il à Dawn, qui se trouvait dans la cuisine, occupée à préparer une salade verte avec les légumes qu’elle venait de cueillir au jardin.
« Non. »
Il se versa un verre ainsi qu’à son père, et les porta sur le perron du jardin, où la télévision fonctionnait toujours.
« Tu vas faire des steaks, chéri ? lui demanda sa mère.
— Des steaks, du maïs, de la salade, et les grosses tomates à steak de Merry. » Il voulait dire Dawn, mais ne se corrigea pas quand le nom sortit.
« Tu es imbattable pour les steaks, dit sa mère, une fois dissipé le premier choc de son lapsus.
— Tant mieux, maman.
— Mon grand. Qui pourrait vouloir un meilleur fils ? » Quand il la prit dans ses bras, elle s’effondra pour la première fois de la semaine : « Excuse-moi, expliqua-t-elle, je me rappelais les coups de téléphone.
— Je comprends, dit-il.
— Elle était petite fille. Tu appelais, tu lui passais l’appareil et elle disait : “Bonjour, grand-mère. Devine. — Je ne sais pas, chérie, dis-moi ?” Et elle me disait.
— Voyons, tu as été formidable jusqu’à présent. Tu peux tenir le coup. Vas-y. Tiens bon.
— Je regardais les photos, quand elle était bébé.
— Ne les regarde pas. Essaie de ne pas les regarder. Tu peux, maman. Il le faut.
— Oh, chéri, tu as tellement de courage, toi, tu es une telle source de courage, c’est tellement tonique quand on vient te voir. Je t’aime tant.
— Tant mieux, maman. Je t’adore. Mais il ne faut pas que tu craques devant Dawn.
— Oui, oui. Comme tu voudras.
— À la bonne heure. »
Son père, les yeux toujours rivés à la télévision — et après s’être miraculeusement contenu pendant dix jours —, lui dit : « Pas de nouvelles ?
— Pas de nouvelles, répondit le Suédois.
— Rien ?
— Rien.
— Bon, dit son père, feignant le fatalisme. Bon, bon. Si c’est comme ça, c’est pas autrement. » Sur quoi il se remit à regarder la télévision.
« Tu penses toujours qu’elle est au Canada ? lui demanda sa mère.
— Mais je n’ai jamais pensé qu’elle était au Canada.
— C’est là qu’allaient les garçons…
— Écoute, si on s’épargnait cette conversation. Il n’y a pas de mal à se poser des questions, mais Dawn va faire la navette avec le jardin…
— Je suis désolée. Tu as raison. Excuse-moi.
— Ce n’est pas que la situation ait changé, maman. Tout est resté exactement pareil.
— Seymour…, elle hésita. Une question, mon chéri, si elle se rendait maintenant, qu’est-ce qui se passerait ? Ton père dit que…
— Pourquoi tu l’embêtes avec ça ? dit Lou. Il vient de te dire de penser à Dawn. Prends sur toi.
— C’est moi qui dois prendre sur moi ?
— Maman, arrête d’y penser. Elle est partie, peut-être qu’elle ne veut plus jamais nous voir.
— Et pourquoi donc ? explosa son père. Bien sûr que si, elle veut nous voir. Ça, je refuse de le croire.
— Ah, ça te va bien de me dire de prendre sur moi !
— Bien sûr qu’elle aimerait nous revoir. Le problème c’est qu’elle ne peut pas.
— Lou chéri, il y a des enfants, même dans des familles ordinaires, qui s’en vont quand ils sont grands, et qui ne reviennent jamais.
— Mais pas à seize ans ! Pour l’amour du ciel, pas dans ces circonstances. Qu’est-ce que tu me parles de familles ordinaires ? On est une famille ordinaire. C’est une enfant qui a besoin de secours. C’est une enfant qui a des ennuis, et nous, on n’est pas une famille qui laisse tomber une enfant qui a des ennuis.
— Elle a vingt ans, papa. Vingt et un, même.
— Vingt et un ans, précisa Sylvia, en janvier dernier.
— Ce n’est donc pas une enfant, dit le Suédois à ses parents. Je dis simplement qu’il ne faut pas vous exposer à être trop déçus.
— Ça ne risque pas de m’arriver, dit son père. J’ai trop de bon sens, tu peux me croire.
— Très bien. Je doute sérieusement qu’on la revoie un jour. »
La seule chose pire que de ne jamais la revoir serait qu’ils la revoient dans l’état où il l’a laissée sur le plancher de cette chambre. Au cours de ces cinq ans, il les a orientés, sinon vers la résignation totale, du moins vers une adaptation, une évaluation réaliste de l’avenir. Comment leur raconter à présent ce qu’il est advenu de Merry, comment trouver les mots pour décrire sans détruire ? Ils ne se font pas la moindre idée de ce qu’ils verraient s’ils la voyaient. Pourquoi faudrait-il que qui que ce soit le sache ? En quoi serait-ce indispensable ?
« Tu as des raisons, mon fils, de nous dire qu’on la reverra jamais ? demanda Lou.
— Les cinq ans, le temps qui a passé. Ça suffit, selon moi.
— Seymour, dit sa mère, quelquefois je marche dans la rue, et je me trouve derrière quelqu’un, une fille qui marche devant moi, et si elle est grande… »
Il prit les mains de sa mère dans les siennes : « Tu crois que c’est Merry.
— Oui.
— Ça nous arrive à tous.
— C’est plus fort que moi.
— Je comprends.
— Et puis chaque fois que le téléphone sonne.
— Je sais bien.
— Je lui dis, reprit son père, qu’elle ne rentrerait jamais en contact avec nous par un coup de fil.
— Pourquoi pas, après tout ? Pourquoi est-ce qu’elle ne nous téléphonerait pas ? Ce serait la chose la moins risquée, de nous téléphoner.
— Maman, ces spéculations ne vont nulle part, toutes tant qu’elles sont. Vous ne voulez pas qu’on essaie d’en parler le moins possible ce soir ? Je sais bien que vous ne pouvez pas vous empêcher d’y penser. Vous n’arrivez pas à vous en libérer, personne n’y arrive. Mais il faut faire un effort. Il ne suffit pas de penser aux choses pour qu’elles se produisent. Essayez de prendre un peu de champ.
— Comme tu voudras, mon chéri. Mais ça me fait du bien d’en parler, simplement. Je ne peux pas toujours tout garder pour moi.
— Je sais bien, mais on ne peut pas commencer à baisser la voix sitôt que Dawn passe. »
Contrairement à son agité de père, qui avait passé une si grande part de sa vie à osciller entre la compassion et l’hostilité, la compréhension et l’aveuglement, la complicité affectueuse et l’irritation violente, sa mère était facile à manœuvrer. Il n’avait jamais eu à craindre de batailler contre elle, ne s’était jamais cassé la tête pour savoir dans quel camp elle était, il ne s’était jamais inquiété de savoir ce qui risquait de la mettre en fureur. Contrairement à son mari, elle ne fabriquait rien d’autre que de l’amour maternel. Âme simple, pour elle, le bien-être de ses garçons, c’était tout. Depuis sa plus tendre enfance, quand il lui parlait, il avait l’impression d’entrer directement dans son cœur. Avec son père, dont le cœur ne lui était pourtant pas d’un accès difficile non plus, il lui fallait d’abord se colleter avec la tête, une tête de bagarreur, l’ouvrir en deux avec le moins d’effusion de sang possible, pour aller chercher ce qui pouvait bien se trouver à l’intérieur.
Incroyable, comme elle avait rapetissé. Au fil des cinq dernières années, ce que l’ostéoporose n’avait pas consumé, Merry l’avait détruit. La mère enjouée de sa jeunesse, qu’on complimentait encore sur sa vigueur juvénile bien après la quarantaine, était à présent une vieille dame, la colonne vertébrale tordue et bossue, la peine et le désarroi se lisant sur les rides. À présent, lorsqu’elle ne se rendait pas compte que les gens la regardaient, les larmes lui montaient aux yeux, ces yeux qui avaient pris une expression à la fois accoutumée à la douleur et étonnée de souffrir depuis si longtemps. Pourtant, tous ses souvenirs d’enfance à lui (même si c’était difficile à croire, il savait qu’ils étaient authentiques, et Jerry lui-même, dans sa lucidité féroce, les aurait corroborés s’il le lui avait demandé), tous ses souvenirs d’enfance lui faisaient voir une grande femme saine, plus grande que sa maisonnée, avec des cheveux blonds tirant sur le roux et un rire extraordinaire, qui adorait être la seule femme au milieu de ses hommes. Enfant, il lui semblait moins bizarre, moins curieux qu’à présent, lorsqu’il la regardait, de se dire qu’on reconnaît les gens à leur rire aussi bien qu’à leur visage. Celui de Sylvia, à cette époque où elle avait sujet de rire, était léger comme l’oiseau qui s’envole, s’envole, et, ô délices pour son enfant, monte encore. Il n’avait pas besoin d’être dans la même pièce que sa mère pour savoir où elle se trouvait ; il lui suffisait de l’entendre pour la situer avec précision sur la carte de la maison, non point tant gravée dans son cerveau qu’elle n’en était la figuration même (son cortex cérébral se trouvant divisé non plus en lobes frontaux, pariétaux, temporaux ou occipitaux, mais en rez-de-chaussée, sous-sol, salon, salle à manger, cuisine, etc.).
Ce qui oppressait Sylvia depuis qu’elle était arrivée de Floride, la semaine précédente, c’était la lettre qu’elle portait cachée dans son sac, une lettre adressée par Lou à la deuxième femme que Jerry avait abandonnée, et dont il s’était séparé récemment. Sylvia Levov avait reçu de son mari une pile de lettres à poster, mais celle-là, elle ne pouvait se résoudre à l’envoyer. Elle avait pris sur elle de l’ouvrir ; et, à présent, elle en avait apporté le contenu dans le New Jersey pour le montrer à Seymour. « Tu sais ce que Jerry va faire si jamais Susan reçoit ça ? Tu sais le scandale que Jerry va nous faire ? Il est coléreux, lui. Il l’a toujours été. Il n’est pas comme toi, mon chéri, il n’est pas diplomate. Mais, ton père, il faut toujours qu’il fourre son nez partout, et il se fiche pas mal des conséquences. Attends un peu qu’il envoie cette lettre, et qu’il mette Jerry dans son tort, alors ton frère nous fera vivre un enfer ; un enfer sans purgatoire. »
La lettre, longue de deux pages, commençait ainsi : « Chère Susie. Le chèque ci-joint est pour vous, et ça ne regarde que vous. C’est de l’argent qui tombe du ciel. Mettez-le là où personne n’en saura rien. Moi je ne dirai rien et vous non plus. Je tiens à ce que vous sachiez que je ne vous ai pas oubliée dans mon testament. Cet argent est à vous, faites-en ce que vous voulez. Les enfants, je m’en occupe individuellement. Mais si vous décidez de l’investir, et je souhaite vivement que vous le fassiez, je vous suggère les mines d’or. Le dollar ne vaudra bientôt plus grand-chose. Moi-même j’en ai mis dix mille dans trois stocks d’or. Je vous en donne les noms : Bennington Mines, Catsworp Development, Schley-Waiggen Mineral Corp. Des investissements solides. J’ai trouvé leurs noms dans le Barrington Newsletter qui ne m’a encore jamais induit en erreur. »
Agrafé à la lettre, de sorte qu’il ne glisse pas sous le canapé ou ailleurs quand elle ouvrirait l’enveloppe, il y avait un chèque au nom de Susan R. Levov — sept mille cinq cents dollars. Un autre, d’un montant deux fois plus élevé, était parti le lendemain de son appel téléphonique, où elle avait cherché secours auprès d’eux, en leur racontant à travers ses larmes que, le matin même, Jerry l’avait quittée pour la nouvelle infirmière de son bureau. Le poste de nouvelle infirmière du bureau, elle l’avait elle-même occupé, avant que Jerry n’entame avec elle la liaison qui devait le conduire à divorcer de sa première femme. Selon la mère du Suédois, quand Jerry avait découvert l’envoi du chèque de quinze mille dollars, il avait décroché son téléphone pour traiter son père de tous les noms. Et cette nuit-là, pour la première fois de sa vie, Lou Levov avait eu des douleurs dans la poitrine qui avaient nécessité la visite de leur médecin à deux heures du matin.
Et voilà qu’il remettait ça quatre mois plus tard. « Seymour, qu’est-ce que je dois faire, moi ? Il passe son temps à brailler : “Encore un divorce, encore une famille brisée, encore des petits enfants dans un foyer brisé, trois enfants formidables livrés à eux-mêmes.” Tu es bien placé pour savoir comment il est : il n’arrête pas, il ressasse tant et si bien que je me dis que je vais devenir folle : “Où est-ce qu’il a appris à divorcer si bien, mon fils ? Qui d’autre a jamais divorcé dans toute l’histoire de la famille ? Personne.” Je n’en peux plus, moi, mon chéri. Il s’en prend à moi : “Et pourquoi il va pas au bordel, ton fils ? Il a qu’à épouser une putain tirée d’un bordel, et qu’on n’en parle plus.” Il va se disputer une nouvelle fois avec Jerry, et Jerry n’y va pas de main morte. Il n’est pas attentionné comme toi. Ce n’est pas d’hier. Lorsqu’ils s’étaient disputés pour ce manteau, tu te souviens, ce manteau de hamster, que Jerry avait fait. Peut-être que tu étais à l’armée, à l’époque. Les peaux de hamsters, Jerry se les était procurées quelque part, au lycée je crois bien, et il en avait fait un manteau pour une fille. Il avait cru lui faire plaisir. Mais quand elle avait reçu l’objet, en paquet-poste, je crois bien, dans une boîte, bien enveloppé et sentant la mort, la fille avait fondu en larmes, sa mère avait téléphoné, ton père était fou furieux. Il était mortifié. Et ils se sont disputés, lui et Jerry, et moi je mourais de peur. Il n’avait que quinze ans, ton frère, mais il criait tellement après son propre père qu’on les aurait entendus jusqu’à Broad Street et Market Street. Il lui criait que c’était “son droit”. Et Jerry ne recule pas. Il ne connaît pas le sens du verbe “reculer”. Seulement, aujourd’hui, il ne gueulerait pas sur un homme de quarante-cinq ans, mais sur un homme de soixante-quinze ans, avec de l’angine de poitrine, et cette fois-ci, ce n’est pas une indigestion qu’il aura après. Ce ne sera pas une migraine. Cette fois, ce sera une crise cardiaque en règle. — Il ne va pas faire une crise cardiaque, maman, calme-toi. — Est-ce que j’ai eu tort ? C’est bien la première fois que je touche à une lettre qui ne m’est pas adressée. Mais comment est-ce que j’aurais pu le laisser envoyer ça à Susan ? Ne crois pas qu’elle gardera la chose pour elle. Elle fera ce qu’elle a fait la dernière fois. Elle s’en servira contre Jerry, elle lui en parlera. Et cette fois, Jerry va tuer son père. — Jerry ne va pas le tuer. Il ne veut pas le tuer, il ne le tuera pas. Poste cette lettre, maman. Tu as gardé l’enveloppe ? — Oui. — Elle est déchirée ? Tu ne l’as pas abîmée en l’ouvrant ? — J’ai honte de te le dire, elle n’est pas déchirée, je l’ai ouverte à la vapeur. Mais je ne veux pas voir ton père tomber raide mort. — Il ne va pas tomber raide mort. Ça ne lui est jamais arrivé encore. Ne t’en mêle pas, maman. Poste la lettre à Susan avec le chèque. Quand Jerry appellera, toi tu sors te promener. — Et s’il a de nouveau des douleurs dans la poitrine ? — S’il a de nouveau des douleurs, tu appelles de nouveau le docteur. Ne t’en mêle pas. Tu ne peux pas intervenir pour le protéger de lui-même. C’est trop tard, à présent. — Oh, Dieu merci, je t’ai. Tu es le seul vers qui je puisse me tourner. Avec tous tes ennuis, avec tout ce que tu as passé, tu es le seul de la famille qui me dise des choses qui ne soient pas complètement folles. »
« Dawn tient le coup ? lui demanda son père.
— Elle va bien.
— Elle a une mine resplendissante. Elle a retrouvé son visage. Vous avez rudement bien fait de vous débarrasser de ces vaches, riche idée. Ça ne m’a jamais plu, à moi. Je ne voyais pas pourquoi elle en avait besoin. Ce lifting, une bénédiction ! J’étais contre, eh bien j’avais tort. Tout à fait tort. Il faut le reconnaître. Il a fait du beau boulot, ce toubib. Dieu merci, ça ne se voit plus du tout sur son visage, ce qu’elle a enduré, notre petite Dawn.
— Il a fait un boulot superbe, dit le Suédois. Il a effacé toute cette souffrance. Il lui a rendu son visage. » Elle n’est plus obligée de lire dans son miroir les archives de sa douleur. Un coup de génie : le problème est du moins sorti de son champ visuel.
« Mais elle attend, dit Sylvia. Je le vois, Seymour. Une mère voit ces choses. On peut toujours effacer la souffrance sur un visage, on n’éliminera pas son souvenir dans le cœur. Derrière la façade de son visage, elle attend, la pauvre.
— Ne l’appelle pas la pauvre, maman. C’est une battante. Elle va bien. Elle a fait d’extraordinaires pas en avant. » C’est vrai. Cette situation qu’il supportait en stoïque, elle, au contraire, c’est en la trouvant insupportable qu’elle a fait de grands pas en avant, en se laissant détruire et ravager, pour se détacher ensuite. Elle ne résiste pas aux coups comme lui ; elle les encaisse, elle s’effondre, et, quand elle se relève, elle décide de se refaire. Rien qui ne soit admirable là-dedans ; d’abord on abandonne le visage sinistré par l’enfant, ensuite on abandonne la maison sinistrée par l’enfant. C’est sa vie, après tout, et elle tient à récupérer la première Dawn et à la remettre en route, quand ce serait son dernier triomphe. « N’en parlons plus, maman. Allez, viens dehors avec moi pendant que je mets le charbon à partir.
— Non, dit sa mère, qui semble de nouveau au bord des larmes. Merci, mon chéri. Je vais rester regarder la télévision avec papa.
— Tu l’as regardée toute la journée, viens m’aider.
— Non merci, mon chéri.
— Elle attend qu’ils passent Nixon à la casserole, intervient Lou. Quand ils feront passer Nixon à la casserole et qu’ils lui planteront un pieu dans le cœur, ta mère sera au septième ciel.
— Pas toi, peut-être ? réplique Sylvia. Il n’arrive plus à dormir à cause de ce mamzer, dit-elle au Suédois. En plein milieu de la nuit il est encore en train de lui écrire des lettres. Il y en a que je suis obligée de censurer moi-même, je suis obligée de l’arrêter de force, tellement il emploie des mots dégoûtants.
— Ce sale porc, dit le père du Suédois avec amertume, ce salaud de chien de fasciste », et avec une véhémence effarante il profère un chapelet d’insultes au vitriol contre le président des États-Unis ; mis à part le bégaiement qui conférait toujours à sa détestation la force meurtrière d’une mitrailleuse, Merry elle-même n’aurait pas fait mieux en ses temps contestataires. Nixon le libère, lui permet de dire n’importe quoi, tout comme Johnson libérait Merry. On dirait que, dans sa haine effrénée de Nixon, Lou Levov ne fait qu’imiter les vitupérations hargneuses de sa petite-fille contre LBJ. Il lui faut la peau de Nixon. Il lui faut la peau de ce salaud d’une manière ou d’une autre. La peau de Nixon et tout ira bien. Il suffirait de le rouler dans le goudron et dans les plumes, et l’Amérique redeviendrait l’Amérique, sans toutes ces horreurs et cette anarchie qui s’y sont glissées, sans toute cette violence, cette malfaisance, cette folie, cette haine. Qu’on le boucle, en cage l’escroc, et notre grand pays redeviendra ce qu’il était.
Dawn quitta sa cuisine en trombe pour voir ce qui se passait, et bientôt ils furent tous en larmes, dans les bras les uns des autres, serrés les uns contre les autres, en train de pleurer sur le vieux perron du jardin comme si la bombe avait été posée sous la maison, et que le perron était tout ce qu’il en restait. Et le Suédois ne trouvait rien à faire pour les arrêter, ou s’arrêter lui-même.
La famille ne lui avait jamais semblé autant réduite à l’état d’épave. Malgré tous ses efforts pour atténuer le contrecoup de sa journée et pour s’empêcher de craquer ; malgré la résolution avec laquelle il avait réussi à se blinder de nouveau, après avoir repris le souterrain au pas de course, retrouvé sa voiture, intacte là où il l’avait laissée, sur cette sinistre rue de Down Neck ; puis la résolution avec laquelle il avait dû se blinder une deuxième fois après que Jerry l’avait mis K.-O. au téléphone ; malgré la résolution avec laquelle il avait dû se blinder une troisième fois, sous les barbelés de son parking, ses clefs de voiture à la main, il avait beau se surveiller, se donner un mal de chien pour avoir l’air impavide, se composer une façade d’assurance pour protéger ceux qu’il aimait des quatre personnes qu’elle avait tuées — il lui suffisait de faire un lapsus, de dire « les tomates de Merry » au lieu des « tomates de Dawn », pour qu’ils sentent tous qu’il venait de se passer quelque chose d’abominable au plus haut point.
Outre les Levov eux-mêmes, on attendait six personnes à dîner ce soir-là. Les premiers arrivés furent Bill et Jessie Orcutt, l’architecte de Dawn et sa femme. Ils habitaient à quelques kilomètres, sur la même route, et c’étaient pour eux des voisins aimables, depuis toutes ces années ; on avait fait plus ample connaissance et puis on s’était reçu à dîner lorsque Bill Orcutt avait entrepris de dessiner la nouvelle maison des Levov. La famille d’Orcutt était depuis longtemps la grande famille de magistrats du comté de Morris, elle avait donné des avocats, des juges et des sénateurs. Orcutt lui-même était président de l’Association de protection des sites du coin, déjà établie comme la conscience historique de la nouvelle génération soucieuse de préserver le patrimoine. Il avait mené une bataille perdue d’avance pour empêcher l’Interstate 287 de couper le centre historique de Morristown, mais il avait remporté celle contre l’aéroport qui aurait détruit le Grand Marais, à l’ouest de Chatham, avec une bonne partie de la faune du comté. Il s’employait pour l’heure à préserver le lac Hopatcong d’une pollution dévastatrice. Sur le pare-brise de sa voiture, un autocollant revendiquait « Un comté de Morris vert, calme et propre », et il en avait collé un sans façon sur le pare-brise du Suédois en lui disant, dès leur première rencontre : « On n’a pas trop de l’aide de tous pour tenir en respect les maux du monde moderne. » Lorsqu’il apprit que ses nouveaux voisins étaient des enfants de la ville, pour qui ces hauteurs agrestes étaient un paysage inconnu, il leur proposa de les emmener faire le tour du comté. L’excursion devait durer toute la journée, et se serait encore prolongée le lendemain si le Suédois ne s’était pas inventé une visite à Elizabeth chez ses beaux-parents avec sa femme et leur bébé le dimanche matin.
Quant à Dawn, elle avait décliné l’excursion d’emblée. Dès leur première rencontre, Orcutt l’avait irritée avec ses manières de propriétaire, sa courtoisie excessive où elle devinait un égocentrisme désagréable : elle avait le sentiment que, pour ce jeune hobereau à l’éducation raffinée, elle n’était jamais qu’une Irlandaise en voie d’embourgeoisement, assez douée pour singer les manières d’une classe qui n’était pas la sienne, moyennant quoi elle faisait intrusion contre toute logique dans le cercle restreint de leur intimité. L’assurance d’Orcutt, voilà ce qui la démontait, cette immense assurance. Certes, elle avait été Miss New Jersey, mais le Suédois l’avait vue, à l’occasion, avec ces riches de l’Ivy League en pulls shetland. Sa manière de se défendre avant qu’on l’attaque l’avait toujours surpris. Elle ne semblait pas manquer de confiance en elle avant de les avoir rencontrés ; il faut croire qu’elle avait été piquée au vif par le sentiment de la différence de classe. « Désolée, disait-elle, je sais que c’est mon complexe d’Irlandaise, mais je n’aime pas qu’on me regarde de haut. » Et si ce « complexe » qu’elle entretenait l’avait toujours attiré en secret — car il était fier de penser, quand les circonstances sont contre elle, ma femme n’est pas quelqu’un qu’on traite avec désinvolture —, il en était aussi perturbé et déçu ; il préférait se dire que Dawn était une jeune femme trop belle, trop accomplie, de trop grand renom pour éprouver un tel sentiment. « La seule différence entre eux et nous » — eux, c’étaient pour elle les protestants —, « c’est qu’on boit davantage chez nous. Et encore. “Ma nouvelle voisine celte et son israélite de mari.” Je l’entends d’ici raconter ça aux autres rupins. Désolé, tu peux y aller, ça ne me gêne pas du tout, mais moi, en tout cas, je ne peux pas respecter sa condescendance pour nos origines embarrassantes. »
Tout le personnage d’Orcutt, elle en était sûre sans même avoir besoin de lui parler, tenait à ce ressort essentiel : il était imbu de son passé et de ses manières aristocratiques ; elle s’abstint donc le jour de l’excursion, très contente de rester toute seule avec le bébé.
Dès huit heures du matin, son mari et Orcutt prirent une diagonale vers le nord-ouest de la région, pour revenir ensuite sur leurs pas et suivre vers le sud le réseau sinueux des anciennes mines de fer. Au fil de la route, Orcutt racontait les heures de gloire du dix-neuvième siècle où le fer était roi, et où de ce sol même étaient extraits des milliers de tonnes de minerai ; depuis Hibernia et Boonton jusqu’à Morristown, les villes et les villages regorgeaient d’usines fébriles, de fabriques de clous et de pointes, de fonderies et de forges. Il lui fit voir le site de la vieille usine de Boonton, où l’on avait fabriqué les essieux, les roues et les rails de la première voie ferrée des comtés de Morris et d’Essex. Il lui montra l’usine de la compagnie poudrière, à Kenvil, qui produisait la dynamite pour les mines ; pendant la Première Guerre mondiale, on y fabriquait le TNT, ce qui avait plus ou moins préparé le terrain pour que le gouvernement construise l’arsenal de Picatinny, d’où venaient les gros obus de la Seconde Guerre mondiale. C’était dans cette usine de Kenvil qu’il y avait eu une explosion de munitions en 1940, drame de la négligence qui avait fait cinquante-deux victimes, et qu’on avait tout d’abord attribué aux agents étrangers, aux espions. Il fit faire à son nouveau voisin un bout de chemin le long de la partie ouest du vieux canal Morris, où les péniches acheminaient l’anthracite de Phillipsburg pour alimenter les fonderies du comté. C’est alors qu’à la surprise du Suédois, il ajouta avec un petit sourire que, de l’autre côté du Delaware par rapport à Phillipsburg, il y avait Easton, « Easton, où se trouvait le bordel fréquenté par les jeunes gens de Old Rimrock ».
À l’est, le canal Morris se terminait à Jersey City et Newark. Le Suédois connaissait le bout du canal depuis son enfance. Quand ils étaient en ville près de Raymond Boulevard, son père lui rappelait que, jusqu’à sa naissance, un vrai canal passait le long de High Street, près du gymnase juif, pour aller jusqu’à ce qui était à présent Raymond Boulevard, large artère accueillant la circulation depuis Broad Street pour la faire passer sous Penn Station, et sortir par Passaic Avenue jusqu’au Skyway.
Dans l’esprit de l’enfant, le « Morris » du Canal Morris n’avait rien à voir avec le nom d’un comté qui lui aurait d’ailleurs semblé aussi lointain que le Nebraska à l’époque — il évoquait Morris, l’entreprenant frère aîné de son père. En 1918, à l’âge de vingt-quatre ans, alors qu’il était déjà propriétaire avec sa jeune femme d’une boutique de chaussures, un cagibi sur Ferry Street dans Down Neck, parmi les Polonais, les Italiens et les Irlandais (la plus grande réussite de la famille, jusqu’à ce que le contrat des années de guerre passé avec les WAC mette Newark Maid sur la carte), ce frère Morris avait été emporté presque du jour au lendemain par une épidémie de grippe. Même ce jour-là, au cours de l’excursion, chaque fois qu’Orcutt parlait du Canal Morris, le Suédois pensait d’abord à cet oncle défunt qu’il n’avait jamais connu, frère bien-aimé qui avait tant manqué à son père et dont il pensait qu’il avait donné son nom au canal qui passait sous Raymond Boulevard. Même lorsque son père acheta l’usine de Central Avenue (qui n’était pas à cent mètres de l’endroit où le canal tournait vers Belleville, en direction du nord), il persista à associer le nom du canal avec l’histoire de sa famille plutôt qu’avec l’Histoire de l’État.
Après avoir fait le tour du quartier général de Washington à Morristown, où il oublia par politesse qu’il avait déjà vu les mousquets, les boulets de canon et les vieilles lunettes d’approche à l’école primaire, lui et Orcutt firent un petit bout de route vers le sud-ouest, et ils sortirent de Morristown pour visiter un cimetière qui datait de la guerre d’Indépendance. Il y avait là des soldats tombés au combat, ainsi que, dans une fosse commune, vingt-sept soldats morts de l’épidémie de vérole qui s’était abattue sur les campements au printemps 1777. Au milieu de ces vieilles, vieilles tombes, Orcutt fut d’une érudition tout aussi édifiante que sur la route. Ce soir-là, au dîner, lorsque Dawn demanda au Suédois où Mr Orcutt l’avait emmené, il se mit à rire : « J’en ai eu pour mon argent. C’est une encyclopédie ambulante, ce type. Je ne m’étais jamais senti aussi ignare. — Il a dû te raser au dernier degré, non ? — Pas du tout. On s’est bien amusés. C’est un brave type. Très sympathique. Beaucoup plus astucieux qu’il n’en a l’air au premier abord. Il ne se résume pas à sa cravate de collège. » Le Suédois pensait en particulier à sa remarque sur le bordel d’Easton, mais il poursuivit : « Sa famille remonte à la guerre d’Indépendance. — Tiens donc », répondit Dawn. Feignant l’indifférence à son persiflage, il reprit : « Il sait tout, ce type, par exemple, le vieux cimetière où nous sommes allés se trouve au sommet de la colline la plus haute du coin, si bien que la pluie qui tombe sur le côté nord du toit de l’église va rejoindre la Passaic et coule jusqu’à la baie de Newark, tandis que la pluie qui tombe côté sud rejoint un affluent du Raritan pour couler jusqu’au New Brunswick. — Ça, j’y crois pas, dit Dawn. — C’est pourtant vrai. — Je refuse d’y croire. Pas jusqu’au New Brunswick, quand même. — Arrête tes enfantillages. C’est intéressant sur le plan géologique. » Et il ajouta, exprès : « Très intéressant », pour bien lui montrer qu’il ne partageait pas son complexe d’Irlandaise. Il était au-dessus de ça, et elle aussi, d’ailleurs, à ses yeux.
Ce soir-là, dans son lit, il se dit que, lorsque Merry serait à l’école, il tâcherait de circonvenir Orcutt pour qu’il l’emmène faire la même excursion, et qu’elle puisse apprendre de première main l’histoire du comté où elle grandissait. Il voulait qu’elle voie l’endroit où, au tournant du siècle, une ligne de chemin de fer reliait Morristown à Whitehouse pour acheminer les pêches du canton d’Hunterdon. Cinquante kilomètres de voie ferrée à seule fin de transporter des pêches. Les gens aisés s’étaient pris d’une folle envie de pêches dans les grandes villes, et on les acheminait depuis Morristown jusqu’à New York. Étonnant, non ? Les jours où le rendement était bon, les vergers d’Hunterdon donnaient soixante-dix wagons de pêches. Il y avait eu jusqu’à deux millions de pêchers, avant qu’une maladie ne les emporte tous jusqu’au dernier. Mais le train et les pêchers, il pouvait lui en parler lui-même à son heure, et l’emmener voir l’emplacement des rails. Il n’aurait pas besoin d’Orcutt pour ça.
« Voici le premier Orcutt du comté », lui dit Orcutt au cimetière, en désignant du doigt une tombe brune et battue par les intempéries, surmontée d’un ange aux ailes déployées, une tombe presque adossée à l’église. « Thomas. Immigrant protestant d’Irlande du Nord. Arrivé en 1774, à l’âge de vingt ans. Engagé dans la milice locale, comme deuxième classe. Il s’est battu à la seconde bataille de Trenton, le 2 janvier 1777. C’est la bataille qui a permis la victoire de Washington à Princeton le lendemain.
— Je ne savais pas, dit le Suédois.
— Il s’est retrouvé à la base logistique de Morristown, commissaire pour le train continental de l’artillerie. Après la guerre il a acheté une fonderie à Morristown, qui a été détruite par une inondation éclair en 1795. Il y a eu deux inondations éclair, une en 94, une en 95. Ardent partisan de Jefferson. Le gouverneur Bloomfield lui a sauvé la vie en lui donnant un poste politique, président de la cour de chancellerie, et finalement clerk du comté. Il est là, ce patriarche fécond et vigoureux.
— Intéressant », dit le Suédois — à l’instant même où ça devenait mortel au possible, mais ce qui était intéressant, c’est que c’était la première fois qu’il rencontrait quelqu’un comme Orcutt.
« Ici », reprit ce dernier en l’entraînant à quelque dix mètres de là, sur une tombe également burinée et surmontée d’un ange sculpté, mais pourvue en outre d’un quatrain indéchiffrable, « c’est son fils William. Il a eu dix garçons. L’un est mort passé la trentaine, mais tous les autres ont vécu vieux. Ils se sont répandus dans tout le comté. Aucun n’était paysan. Il y a eu des juges de paix, des shérifs, des propriétaires fonciers, des maîtres de poste. Il y en a partout, des Orcutt, jusque dans le comté de Warren et dans le Sussex. C’était William le plus prospère. Il a fait la promotion du système de péage ; de la banque. Il a été grand électeur du New Jersey. Il était sur la liste d’Andrew Jackson. Sa victoire lui a permis un poste élevé dans la magistrature. Dans le corps le plus élevé de l’État. Il n’a jamais été membre du barreau. Ça n’avait pas d’importance à l’époque. À sa mort c’était un juge très respecté. Vous voyez sur la pierre, “Citoyen vertueux qui a su servir son pays”. Et c’est son fils à lui, George, qui a été employé chez August Findley et qui est devenu son associé. Findley était législateur de l’État. La question de l’esclavage l’a fait entrer au parti Républicain… »
Comme le dit le Suédois à Dawn, qu’elle veuille le savoir ou non, ou plutôt justement parce qu’elle ne voulait pas le savoir : « C’était une leçon d’Histoire. John Quincy Adams, Andrew Jackson, Abraham Lincoln, Woodrow Wilson. Son grand-père était un camarade d’études de Woodrow Wilson, à Princeton. Il m’a dit en quelle année, mais j’ai oublié, à présent. En 79 ? J’ai la tête qui bourdonne de dates, Dawnie. Il m’a tout raconté. Tout ça dans un cimetière derrière une église, au sommet d’une colline. C’était quelque chose ! J’étais à l’école. »
Mais une fois lui suffit. Il avait écouté de son mieux, il n’avait jamais cessé de garder présente à l’esprit la trajectoire des Orcutt sur près de deux siècles — et pourtant chaque fois qu’Orcutt disait « Morris », comme dans le comté de Morris, le Suédois pensait à Morris Levov. À arpenter le cimetière où reposaient ces Orcutt, c’était la première fois de sa vie qu’il se sentait à ce point pareil à son père, pas seulement son digne fils, mais bel et bien dans la peau de son père. Dans le domaine généalogique, sa famille n’avait pas de quoi rivaliser avec celle d’Orcutt — il serait à court d’ancêtres en deux minutes. Dès qu’on remontait avant Newark, jusqu’au Vieux Monde, on ne savait plus rien. Avant Newark, ils ne savaient rien d’eux, pas même leur nom, ni de quoi ils vivaient, et encore moins pour qui ils votaient. Orcutt, lui, pouvait dévider sa liste d’ancêtres indéfiniment. À chaque barreau de l’échelle que les Levov atteignaient en Amérique, ils trouvaient un Orcutt sur le barreau du dessus ; il était un peu là, ce type.
Était-ce la raison pour laquelle Orcutt en avait un peu rajouté ? Était-ce pour dire clairement ce que Dawn l’accusait de dire clairement par son seul sourire : Nous ne sommes pas du même monde ? Non, là il pensait trop comme Dawn, et surtout trop comme son propre père. Le complexe juif était parfois aussi fort que le complexe irlandais. Voire pire. Ils ne s’étaient tout de même pas installés ici pour se laisser prendre à ce piège. Il ne faisait pas partie lui-même de l’élite de l’Ivy League. Tout comme Dawn, il avait fait ses études au modeste collège d’Upsala dans l’East Orange. Avant de savoir qu’il s’agissait d’un groupe d’universités, il croyait qu’Ivy League était une marque de pulls. Avec le temps, bien sûr, il s’en était fait une idée plus exacte — c’était un monde de riches non juifs où les édifices étaient couverts de lierre, où les gens avaient de l’argent, et une élégance à eux. On n’y admettait pas les Juifs, on n’y connaissait pas les Juifs, on n’y raffolait sans doute pas des Juifs. Il n’était même pas dit qu’« ils apprécient les Irlandais catholiques » — il voulait bien croire Dawn sur parole. Peut-être en effet les y regardait-on de haut. Mais Orcutt ne représentait que lui-même. Il fallait le juger selon ses propres valeurs, et non celles de l’Ivy League. Tant qu’il me respectera et qu’il sera correct envers moi, je le respecterai et je serai correct envers lui.
Son seul tort, c’est qu’il pouvait devenir rasoir quand il se mettait à parler du passé. Aux yeux du Suédois, ça n’allait pas plus loin, jusqu’à preuve du contraire. Ils n’étaient pas venus s’installer ici pour s’exciter sur les voisins qui habitaient l’autre versant de la colline et dont ils ne voyaient même pas la maison ; ils étaient venus s’installer ici parce que, comme il se plaisait à le dire pour rire à sa mère, il voulait avoir « ce qui ne s’achète pas ». Tous ceux qui quittaient Newark se dirigeaient vers les rues douillettes de la banlieue, à Maplewood ou South Orange, tandis qu’eux, au contraire, passaient pour des pionniers. Durant les deux ans qu’il avait vécu en Caroline du Sud avec les Marines, il se disait avec un frisson d’excitation : « C’est le vieux Sud, ici. Je suis au-dessous de la ligne Mason-Dixon. Je suis dans le Sud. » Certes, il ne pouvait pas faire la navette entre le Sud et chez lui ; mais il pouvait court-circuiter Maplewood et South Orange, passer d’un saut de puce au-dessus de South Mountain Reservation et continuer d’avancer, pousser jusqu’au New Jersey aussi loin qu’il le pourrait tout en continuant de se rendre chaque jour à Central Avenue en une heure. Pourquoi pas ? Cinquante hectares d’Amérique. Un pays qui avait été défriché à l’origine non pas pour l’agriculture, mais pour fournir le bois nécessaire aux forges qui en consommaient cinq cents hectares par an. (La dame de l’agence était manifestement aussi ferrée sur l’histoire locale qu’Orcutt, et tout aussi disposée à en abreuver généreusement l’acquéreur potentiel, enfant du pavé de Newark.) Une grange, une mare, le ruisseau d’un moulin, les fondations d’un moulin qui avait fourni du grain aux troupes de Washington. Là-bas, quelque part sur la propriété, une mine de fer désaffectée. Juste après l’Indépendance, la première maison, simple bâtiment de bois, et la scierie avaient brûlé ; c’est alors qu’avait été construite la maison actuelle, en 1786, s’il fallait en croire l’inscription gravée dans la pierre au-dessus de la cave, et sur une poutre de coin dans la pièce du devant. Ses murs avaient été faits de pierres récupérées dans les foyers des campements de l’armée révolutionnaire, parmi les collines avoisinantes. Une maison de pierre selon ses rêves, avec un toit en croupe, excusez du peu, et, dans l’ancienne cuisine qui était aujourd’hui la salle à manger, une cheminée comme il n’en avait jamais vu — on aurait pu y faire rôtir un bœuf —, équipée d’une porte de four et d’une poulie pour pendre une bouilloire au-dessus des flammes, un linteau de cinquante centimètres de large, courant sur tout le travers de la pièce à quelque cinq mètres de hauteur. Quatre cheminées plus petites dans d’autres pièces, toutes en état de marche, toutes avec leur manteau d’origine, les sculptures et les moulures du bois disparaissant sous les générations de couches de peinture passées en cent soixante ans, mais prêtes à être grattées et restaurées. Une entrée centrale de trois mètres de large. Un escalier à balustres et rampes en érable tigre, veiné de pâle — selon la dame de l’agence, l’érable tigre était une rareté par ici, à l’époque. Deux pièces de chaque côté de l’escalier, au rez-de-chaussée et au premier, soit huit pièces en tout, sans compter la cuisine et le perron du jardin… Pourquoi est-ce qu’il ne pourrait pas l’avoir, cette maison, bon Dieu ? Qu’est-ce qui l’empêcherait de l’acheter ? « Je ne veux pas de voisins. Je connais déjà. Je n’ai connu que ça toute mon enfance. Ce n’est pas le porche que je veux voir par la fenêtre, c’est le pays. Je veux voir des ruisseaux qui coulent partout. Je veux voir des vaches et des chevaux. Ici, il suffit de descendre la route pour trouver une cascade. On n’est pas obligés de vivre comme tout le monde — on peut vivre comme on veut. On a réussi. Personne n’a pu nous empêcher. Rien à faire. On est mariés. On peut aller où on veut. On peut faire ce qu’on veut. Dawnie, on est libres ! »
Au reste, cette liberté n’avait pas été gagnée sans douleur, avec son père qui insistait pour qu’ils achètent dans un lotissement à Newstead, dans le comté de South Orange, en banlieue, une maison moderne, où tout serait flambant neuf, au lieu de ce « mausolée décrépit ». « T’arriveras jamais à la chauffer, cette baraque », prédit Lou Levov le samedi où il posa pour la première fois les yeux sur l’immense bâtisse de pierre vide, avec son panneau « à vendre », sur une route secondaire en pleine cambrousse, à quinze kilomètres de la gare la plus proche, Lackawanna, à Morristown, où les wagons verts à portes moustiquaires et sièges cannés couleur ocre transportaient les passagers jusqu’à New York. La maison était accompagnée d’un terrain de cinquante hectares, avec une grange en ruine et des vestiges de moulin. Comme elle était inoccupée et à vendre depuis presque un an, on la laissait pour la moitié du prix de ces maisons avec leur terrain d’un hectare à Newstead. « Pour chauffer cette baraque, ça va te coûter une fortune et encore tu vas claquer des dents. Et quand il va neiger, ici, tu le prendras comment ton train ? T’as vu les routes ? Et puis enfin, bon Dieu, qu’est-ce qu’il a besoin de tout ce terrain ? » demanda Lou Levov à sa femme, qui se tenait entre les deux hommes dans son manteau, et s’efforçait de rester en dehors de la discussion en scrutant le haut des arbres qui bordaient la route. (C’est du moins ce qu’avait cru le Suédois ; par la suite, il apparut qu’elle cherchait en vain des lampadaires.) « Qu’est-ce que tu vas en faire, de tout ce terrain ? lui demanda son père. Tu vas nourrir l’Arménie affamée ? Tu veux que je te dise ? Tu rêves les yeux ouverts. Je me demande même si tu sais où tu tombes, ici. Il vaut mieux qu’on se parle franchement, là-dessus. Ici, c’est un coin où les gens ont l’esprit étroit, borné. Le Klan y était prospère dans les années vingt. Tu le savais, ça ? Oui, le Ku Klux Klan. Il y a eu des gens avec des croix enflammées sur leur terrain, ici. — Mais, papa, le Ku Klux Klan, ça n’existe plus. — Ah tu crois ça ? On est dans le New Jersey républicain à fond, ici, Seymour. Ils sont républicains jusqu’à la moelle. — Papa, on a élu Eisenhower président. Tout le pays est républicain. C’est Eisenhower le président, il est mort, Roosevelt. — Ouais, mais ici, ils étaient déjà républicains du vivant de Roosevelt. Ils étaient déjà républicains du temps du New Deal. Réfléchis-y. Pourquoi tu crois qu’ils détestaient Roosevelt, ici, Seymour ? — J’en sais rien, parce qu’il était démocrate ? — Non, ils ne l’aimaient pas parce qu’ils n’aimaient pas les Juifs, ni les Italiens, ni les Irlandais — c’est même pour ça qu’ils étaient venus s’installer ici. Ils n’aimaient pas Roosevelt parce que ces nouveaux Américains, lui, il s’y faisait très bien. Il comprenait leurs besoins, et il essayait de les aider. Mais ces salauds, non. Ils n’auraient même pas donné l’heure à un Juif. Mon fils, je te parle de xénophobie, pas des petits coups en vache qu’on peut nous faire — de la haine. Et ceux qui l’éprouvent, la haine, c’est ici qu’ils vivent. »
La solution, c’était Newstead. À Newstead, il n’aurait pas à se casser la tête pour ses cinquante hectares. À Newstead il serait en pays démocrate jusqu’à la moelle. À Newstead il pourrait vivre avec sa famille parmi de jeunes couples juifs, quand le bébé grandirait il aurait des amis juifs, et pour se rendre à Newark Maid, il lui faudrait une demi-heure au grand maximum, en prenant par South Orange Avenue… « Papa, je suis à Morristown en un quart d’heure. — Sauf s’il neige. Sauf si tu respectes les limitations de vitesse. — L’express de huit heures vingt-huit m’amène à Broad Street à huit heures cinquante-six. Je vais à Central Avenue à pied, et je suis au travail à neuf heures six. — Et s’il neige ? Tu m’as toujours pas répondu ? Si le train tombe en panne ? — Les gars de Wall Street prennent ce train pour aller travailler. Les avocats, les hommes d’affaires qui vont à Manhattan. Des gens riches. C’est pas un tortillard — il ne tombe pas en panne. Dans les trains du matin, il y a une voiture-salon, alors je t’en prie ! On n’est pas dans la brousse ! — Tu parles », répliqua son père.
Mais le Suédois, tel un pionnier du temps jadis, fut inébranlable. Ce projet mal avisé et dénué de sens pratique aux yeux de son père lui paraissait à lui un acte de bravoure. Après son mariage avec Dawn Dwyer, acheter cette maison, ces cinquante hectares, et s’installer à Old Rimrock était la chose la plus audacieuse qu’il ait jamais faite. Ce qui était la planète Mars pour son père était pour lui l’Amérique — il allait se faire colon dans le New Jersey indépendant comme pour la première fois. Là-bas, à Old Rimrock, ils avaient toute l’Amérique à leur porte. Il adorait cette idée. Le complexe juif, le complexe irlandais — au diable ! Un mari et une femme qui avaient tout juste vingt-cinq ans chacun, un bébé de moins d’un an — il leur avait fallu du courage pour partir vers Old Rimrock. Il y avait plus d’un type fort, intelligent et doué, dans le commerce du cuir, qui s’était fait écraser par son père, comme il le savait ; il ne se laisserait pas faire. Il s’était épris du même métier que son père, il avait pris ce que sa naissance lui donnait, et, maintenant, il allait plus loin pour vivre où bon lui semblait, et basta !
Non, les complexes de Pierre et Paul, on n’en veut plus. On a mis cinquante kilomètres entre ces complexes et nous. Il ne prétendait pas que les frontières religieuses étaient faciles à passer. Il ne niait pas qu’il y avait des préjugés — il les avait rencontrés chez les Marines, au camp d’entraînement des recrues, une fois ou deux, il leur avait tenu tête et fait baisser pavillon. Quant à elle, elle s’était frottée à l’antisémitisme affiché, pendant l’élection de Miss Amérique, à Atlantic City, le jour où son chaperon avait fait une allusion odieuse à l’année 1945, où Bess Myerson avait été élue Miss Amérique : « L’année où la petite Juive avait gagné. » Dawn avait entendu son lot de plaisanteries sur les Juifs quand elle était enfant, mais Atlantic City n’était plus le monde de l’enfance, et elle avait été choquée. Elle n’avait pas voulu le lui répéter à l’époque, de peur qu’il ne lui en veuille de n’avoir rien dit par politesse au lieu d’envoyer l’autre idiote sur les roses, surtout qu’elle avait ajouté : « Je reconnais que c’était une belle fille, mais quel embarras pour le comité, quand même ! » Aujourd’hui, d’une manière ou d’une autre, ça n’avait plus d’importance. Dawn n’était jamais qu’une candidate, une fille de vingt-deux ans : que dire ? que faire ? Ce qui comptait pour lui c’est qu’ils étaient tous deux bien placés pour savoir que ces préjugés existaient. Dans une communauté aussi civilisée que celle d’Old Rimrock, malgré tout, les différences de religion ne devaient pas poser tous les problèmes que Dawn voulait bien croire. Puisqu’elle avait pu épouser un Juif, elle pouvait sûrement entretenir des relations de bon voisinage avec un protestant — non mais quand même, puisque son mari pouvait, lui ! Protestant, ça n’est jamais qu’une étiquette. Ils étaient peut-être rares là où elle avait grandi, ils l’étaient bien là où lui avait grandi, mais il se trouvait qu’ils n’étaient pas rares en Amérique. Il faut voir les choses en face : ils sont l’Amérique. « Mais si tu n’affirmes pas la supériorité des catholiques comme le fait ta mère, et si moi je n’affirme pas la supériorité des Juifs comme le fait mon père, je suis persuadé qu’on trouvera des tas de gens ici qui n’affirment pas la supériorité des protestants comme le faisaient leur père et leur mère. Il n’y a plus de groupe dominant. C’est le bénéfice de la guerre. Nos parents ne sont plus au diapason des possibilités et même des réalités de l’après-guerre, où les gens peuvent vivre en bonne intelligence, côte à côte, quelles que soient leurs origines. Nous sommes la nouvelle génération, et nous n’avons que faire de ces histoires de complexes, que ce soient les leurs ou les nôtres. Et puis il n’y a pas lieu d’avoir peur de la grande bourgeoisie. Tu sais ce que tu vas découvrir quand tu les connaîtras ? C’est des gens comme les autres, ils veulent faire leur vie. Il faut qu’on raisonne intelligemment, sur cette question. »
La situation évolua de telle façon qu’il n’eut pas à plaider de manière aussi exhaustive la cause d’Orcutt devant Dawn. En effet, l’architecte n’entra jamais vraiment dans leur vie après l’excursion qu’elle se plaisait à appeler « la visite guidée du cimetière familial des Orcutt ». Les Orcutt et les Levov n’en vinrent jamais à entretenir des relations mondaines, ne serait-ce que cordiales et superficielles, même si le Suédois faisait une apparition le samedi matin sur la prairie qui s’étendait derrière la maison d’Orcutt pour participer au match de touch football avec les amis d’Orcutt dans la région, ainsi que d’autres anciens GI qui, comme le Suédois, venaient du comté d’Essex et alentour, et entraient au compte-gouttes avec des familles nouvelles dans ces grands espaces.
Il se trouvait parmi eux un opticien nommé Bucky Robinson, petit bonhomme avec les pieds en dedans et un visage rond, angélique, qui avait été quarterback remplaçant dans l’équipe du lycée de Hillside, l’adversaire traditionnel du lycée de Weequahic le jour de Thanksgiving, du temps que le Suédois était en terminale. La semaine où Bucky fit sa première apparition, le Suédois le surprit en train de raconter à Orcutt la dernière année de Levov le Suédois, en comptant sur ses doigts, « ailier dans l’équipe de football de la ville, pivot dans l’équipe de basket du comté, première base au base-ball dans le championnat de l’État ». D’ordinaire, cette mythification de ses exploits, si crûment affichée, lui aurait fait horreur : ici, il voulait seulement nouer des rapports cordiaux avec ses voisins, et il était ravi de se fondre dans le groupe de ceux qui venaient jouer au football. Pourtant, il ne semblait pas fâché qu’il revînt à Orcutt d’essuyer cette déferlante d’enthousiasme. Il n’avait rien contre l’architecte, aucune raison de lui en vouloir, mais enfin, voir Bucky révéler à Orcutt avec une telle passion toutes ces choses qui lui auraient d’ordinaire donné envie de se cacher derrière un masque de modestie, c’était plus agréable qu’il n’aurait pu l’imaginer, cela se rapprochait d’un désir qui lui était fort étranger, le désir de revanche.
Lorsque, plusieurs semaines d’affilée, Bucky et lui se retrouvèrent dans la même équipe, Bucky eut du mal à croire à son bonheur. Alors que, pour tous les autres, le nouveau voisin s’appelait Seymour, Bucky ne ratait jamais une occasion de l’appeler le Suédois. Peu lui importait qu’un autre joueur, démarqué, lui adressât des moulinets désespérés de ses bras — c’est au Suédois que Bucky faisait la passe. « Vas-y, Grand Suédois », braillait-il, dès que le Suédois revenait dans la mêlée après avoir saisi sa passe. Grand Suédois, il n’y avait que Jerry qui l’appelait comme ça depuis le lycée, et encore, toujours pour le mettre en boîte.
Un jour, Bucky profita de la voiture du Suédois pour se rendre au garage du coin, où la sienne était en réparation ; en cours de route, il lui annonça à sa grande surprise qu’il était juif lui aussi, et qu’avec sa femme il venait de s’intégrer à un temple de Morristown. Ils étaient de plus en plus nombreux, là-bas, à s’impliquer dans la communauté juive de Morristown. « C’est parfois un soutien considérable, dans une ville de non-Juifs, dit-il au Suédois, d’avoir des amis juifs dans le coin. » Sans être énorme, la communauté juive de Morristown était bien établie, et datait d’avant la guerre de Sécession ; elle comprenait des personnalités influentes, dont un administrateur du Memorial Hospital de la ville — grâce à l’insistance duquel les premiers médecins juifs étaient entrés à l’hôpital deux ans auparavant — ainsi que le propriétaire du grand magasin le plus chic de la ville. Cela faisait cinquante ans que des familles juives qui avaient réussi habitaient les grandes maisons de stuc de Western Avenue, même si, dans l’ensemble, la région n’avait pas la réputation de leur être autrement hospitalière. Enfant, Bucky partait en vacances en famille au mont Freedom, la station de montagne toute proche. Ils y passaient une semaine tous les étés, à l’hôtel Lieberman, et c’est là que Bucky était tombé amoureux de la beauté et de la sérénité de cette région. Là-bas, au mont Freedom, faut-il le dire, les Juifs étaient heureux. Dix ou onze grands hôtels, tous juifs, des milliers de visiteurs par an, tous juifs — au point que les vacanciers appelaient le mont Freedom le mont Friedman. Quand on vivait en appartement à Newark, Passaic ou Jersey City, une semaine au mont Freedom, c’était le paradis. Quant à la ville de Morristown, quoique massivement non juive, elle était cosmopolite, avec ses avocats, ses médecins, ses agents de change ; Bucky et sa femme adoraient aller voir des films à la salle des fêtes, ils adoraient les boutiques, qui étaient fameuses, ils adoraient les maisons anciennes, tenues par des Juifs, dont les enseignes chamarraient Speedwell Avenue. Mais le Suédois savait-il qu’avant la guerre on avait graffité une croix gammée sur le panneau indiquant le terrain de golf, au pied du mont Freedom ? Savait-il que le Ku Klux Klan tenait ses réunions à Boonton et Dover ; que ses membres étaient des gars de la campagne, des ouvriers ? Savait-il qu’on avait brûlé des croix sur les pelouses, à moins de huit kilomètres du golf de Morristown ?
À dater de ce jour, Bucky tenta d’enrôler le Suédois, qui aurait été une belle prise, et de l’entraîner dans la communauté juive de Morristown, sinon pour qu’il vienne au temple tout de suite, du moins pour qu’il entre dans l’équipe de basket qui jouait le soir les matches inter-confessionnels. La croisade de Bucky Robinson portait sur les nerfs du Suédois ; comme sa propre mère lui avait porté sur les nerfs en lui demandant, à sa stupéfaction, lorsque la grossesse de Dawn avançait, si elle allait se convertir avant la naissance du bébé. « Un homme pour qui la pratique du judaïsme ne veut rien dire ne demande pas à sa femme de se convertir, maman. » C’était la première fois qu’il était si intransigeant envers elle, et, à son grand désarroi, elle s’était éloignée au bord des larmes, et il avait fallu qu’il la serre dans ses bras plusieurs fois dans la journée pour qu’elle comprenne qu’il n’était pas « fâché » contre elle — il lui avait simplement fait savoir qu’il était adulte, et qu’il avait les prérogatives d’un adulte. Et, à présent, il parlait de Robinson avec Dawn ; le soir, au lit, ils parlaient beaucoup de lui. « Je ne suis pas venu ici pour ce genre de trucs. J’ai jamais donné dans ce genre de trucs, de toute façon. J’allais faire les grandes fêtes au temple avec mon père, mais j’ai jamais compris où ils voulaient en venir. Même y voir mon père n’avait aucun sens. Ça n’était pas lui, ça ne lui ressemblait pas. Il se pliait à une pratique qui ne le concernait pas, qu’il ne comprenait même pas. Il s’exécutait à cause de mon grand-père. Je n’ai jamais compris ce que ces trucs-là avaient à voir avec le fait d’être un homme, pour lui. L’usine de gants, oui, on comprenait tout de suite — c’était presque toute sa vie d’homme. Quand il parlait de gants, mon père savait de quoi il parlait. Mais quand il se mettait à parler de ces trucs-là ! J’aurais voulu que tu l’entendes. S’il en avait su aussi peu sur le cuir que sur Dieu, on aurait tous fini à la soupe populaire. — Ah, mais il ne te parle pas de Dieu, Seymour, Bucky Robinson, il veut juste être ami avec toi. C’est tout. — Sans doute. Mais ça ne m’a jamais intéressé, ces trucs-là, Dawnie, aussi loin que je me souvienne. Je n’y ai jamais rien compris. Il y en a qui comprennent ? Je ne sais pas de quoi ils parlent. Je vais à la synagogue, et ça m’est étranger, tout ça. Ça l’a toujours été. Quand j’étais gosse et que je devais aller au cours de religion, j’avais hâte de retourner sur le terrain. Je me disais, si je reste dans cette salle, je vais vomir. Il y avait quelque chose de malsain dans ces endroits-là. Dès que je me trouvais dans les parages, je savais que je n’étais pas là où j’avais envie d’être. L’usine, j’avais envie d’y être depuis que je suis tout petit. Le terrain, j’avais envie d’y être depuis que j’avais commencé la maternelle. Et la maison, ici, j’ai su que je voulais y être depuis que je l’ai vue. Et pourquoi je n’irais pas là où j’ai envie d’être ? Pourquoi je ne serais pas avec qui j’ai envie d’être ? C’est pas ça, l’avantage d’être américain ? Je veux aller là où j’ai envie d’aller, et je refuse d’aller là où je n’ai pas envie d’aller. Je suis américain, non ? Je suis avec toi, je suis avec le bébé, je suis à l’usine la journée, et le reste du temps je suis ici, et je veux pas être ailleurs que dans ces deux endroits-là. On est propriétaires d’une parcelle d’Amérique, Dawn. Je ne vois pas comment je pourrais être plus heureux. J’ai réussi, j’ai réussi, chérie ! J’ai réussi ce que j’avais entrepris ! »
Pendant quelque temps, le Suédois cessa de participer aux matches de touch football, pour ne pas avoir à détourner la conversation lorsque Bucky Robinson la mettrait sur la question de la synagogue. Avec Robinson, il ne se faisait pas l’effet d’être Lou, il se faisait l’effet d’être Orcutt.
Mais non, mais non. En fait, savez-vous pour qui il se prenait ? Non pas lorsqu’il se trouvait au bout de la passe d’un Bucky Robinson, une heure ou deux par semaine, mais le reste du temps ? Évidemment, il ne pouvait le dire à personne : il avait vingt-six ans, il venait d’être père, les gens auraient ri de sa puérilité. Il en riait le premier. C’était un de ces souvenirs d’enfance qu’on garde en mémoire si vieux que l’on vive. Quand il se trouvait à Old Rimrock, il se prenait pour Johnny Appleseed. Bill Orcutt, aucune importance. Que Woodrow Wilson ait connu le grand-père d’Orcutt ? Que Thomas Jefferson ait connu l’oncle de son grand-père ? Tant mieux pour Bill Orcutt. Mais moi, mon héros, c’est Johnny Appleseed. Il n’était pas juif, pas irlandais catholique, pas protestant. Non, c’était seulement un Américain heureux. Costaud, rougeaud, heureux. La cervelle grosse comme un petit pois, sans doute, mais pour ce qu’il en avait à faire ! Lui, il lui fallait seulement une paire de guibolles solides. Tout dans la joie physique. Il avait une belle foulée, un sac de graines, un amour colossal et spontané du paysage et, partout où il allait, il semait les pépins à tout vent. Quelle histoire fabuleuse ! Il allait partout, il se promenait partout. Le Suédois adorait cette histoire depuis qu’il était tout petit. Qui l’avait écrite ? Personne, pour autant qu’il se souvenait. Ils l’avaient apprise dans les petites classes. Ce sac de pépins, j’adorais ce sac de pépins. Quoique, c’était peut-être son chapeau. Il les mettait dans son chapeau, les pépins ? Peu importe. « Qui est-ce qui lui avait dit de faire ça ? » lui demandait Merry lorsqu’elle fut assez grande pour qu’il lui raconte des histoires au lit, le soir, mais encore assez bébé pour brailler, lorsqu’il essayait de lui en raconter une autre, celle du train des pêches par exemple, « Johnny, je veux Johnny ! — Qui le lui a dit ? Personne, mon poussin. C’est pas la peine de lui dire de planter des arbres, à Johnny Appleseed. Il le fait tout seul. — Comment elle s’appelle, sa femme ? — Elle s’appelle Dawn, Dawn Appleseed. — Il a un enfant ? — Bien sûr qu’il a un enfant. Et tu sais comment elle s’appelle ? — Comment ? — Merry Appleseed. — Et elle plante des pépins dans un chapeau ? — Bien sûr, mon cœur. Enfin, elle ne les plante pas dans le chapeau, poussin, elle les garde dans le chapeau, et puis elle les lance. Aussi loin qu’elle peut, elle les jette. Et partout où elle jette les pépins, partout où ils atterrissent, tu sais ce qui se passe ? — Qu’est-ce qui se passe ? — Il pousse un pommier, à l’endroit même. » Et chaque fois qu’il se rendait au village à pied, impossible de s’en empêcher — c’était son premier plaisir du week-end, il chaussait ses bottes, et il faisait à pied les huit kilomètres de côte qui le séparaient du village, le matin de bonne heure, il faisait toute cette route uniquement pour acheter le journal du samedi, et il ne pouvait pas s’empêcher de penser : « Johnny Appleseed. » Quel plaisir ! Quel plaisir pur, fougueux, sans retenue, de marcher à grandes enjambées ! Tant pis s’il ne devait plus jamais jouer au football — lui, tout ce qu’il voulait, c’était sortir dans la campagne, et marcher d’un bon pas. Il lui semblait que les jeux de ballon s’étaient effacés pour laisser place à ce nouvel exercice, descendre en une heure au village, cueillir l’édition locale du Newark News au Magasin général, qui avait une unique pompe à essence, de la Sunoco, devant la porte, et les produits maraîchers sur les marches dans des cageots et des sacs de jute. C’était la seule boutique, dans les années cinquante, et elle n’avait pas changé depuis que Russ, le fils Hamlin, l’avait reçue de son père après la Première Guerre mondiale. On y vendait des planches à laver, des tubs, et il y avait une réclame pour Frostie, un soda, puis une autre clouée sur des planches, pour la levure Fleischmann, et encore une autre pour les Peintures de Pittsburgh ; sur la façade il y en avait même une pour les Charrues de Syracuse, qui datait de l’époque où le magasin vendait encore du matériel agricole. Du temps de sa petite enfance, Russ Hamlin se rappelait encore un atelier de charron perché au-dessus de la route ; il se rappelait encore les roues des charrettes qu’on lançait sur une rampe pour les mettre à refroidir dans la rivière. Il se souvenait aussi du temps où il y avait une distillerie à l’arrière du magasin, une parmi tant d’autres dans le coin, où l’on concoctait le fameux alcool de pomme local, et qui n’avait fermé qu’après le passage de la Prohibition. Tout au fond du magasin, il y avait un guichet de poste — un simple guichet, et une trentaine de boîtes postales avec des cadenas à combinaison. Le Magasin Hamlin, avec sa poste à l’intérieur, son panneau d’affichage à l’extérieur, son pavois, sa pompe à essence — c’était le rendez-vous de cette vieille communauté de fermiers depuis le temps de Warren Gamaliel Harding, où Russ en avait fait l’acquisition. De l’autre côté de la rue, en diagonale, là où se trouvait jadis l’atelier du charron, se dressait désormais l’école qui, avec ses six classes, serait la première école de la petite Levov. Les gosses venaient s’asseoir sur les marches du magasin. C’était là que votre petite fille vous attendait. Là qu’on se retrouvait, là qu’on se saluait. Le Suédois adorait ça. Le vieux Newark News, si familier, qu’il passait ramasser, avait des pages intérieures spéciales, qui s’intitulaient « Le long de la Lackawanna ». Ce journal même lui plaisait ; il aimait le lire chez lui, pour y découvrir les nouvelles du coin, bien sûr, mais il avait plaisir à le rapporter chez lui dans sa main. Le mot Lackawanna le réjouissait, en soi. Sur le comptoir, il ramassait le journal réservé à son nom par Mary Hamlin, il prenait un litre de lait s’ils en avaient besoin, une miche de pain, une douzaine d’œufs frais pondus à la ferme de Paul Hamlin sur la même route, il disait : « À bientôt, Russell », au propriétaire, puis il s’en retournait, à grandes enjambées, jusque chez lui, longeant les palissades blanches qu’il aimait, les prés vallonnés qu’il aimait, les champs de maïs, les champs de navets, les granges, les chevaux, les vaches, les mares, les rivières, les sources, les cascades, le cresson sauvage, les osiers, les prairies, les kilomètres de forêt qu’il adorait avec l’affection naïve d’un citadin pour la nature, jusqu’à ce qu’il atteignît les érables centenaires qu’il adorait, la vieille maison de pierre imposante qu’il adorait — en faisant semblant, sur son chemin, de semer partout des pépins de pommes.
Un jour que Dawn se trouvait à une fenêtre du premier, elle l’avait vu arriver depuis le bas de la colline en faisant ce seul geste, lancer le bras, non pas comme s’il lançait un ballon, ou maniait une batte, mais comme s’il tirait des poignées de pépins de son sachet, et qu’il les jetait de toute sa force à la face historique de cette terre qui ne lui appartenait pas moins qu’à William Orcutt. « Tu t’entraînes à quoi, là ? » lui avait-elle demandé en riant, quand il avait fait irruption dans leur chambre, encore embelli par l’exercice, aussi animal, aussi vermeil que Johnny Appleseed en personne, lui à qui quelque chose de merveilleux était en train d’arriver. Lorsque les gens lèvent leur verre pour boire à la santé d’un jeune garçon, qu’ils lui souhaitent santé et prospérité, l’image qu’ils ont en tête, ou qu’ils devraient avoir, est celle du spécimen humain, de l’enfant de la terre, la virilité incarnée, qui faisait joyeusement irruption dans la chambre, et y trouvait, toute seule, une petite bête magnifique, sa jeune femme, libérée de toute sa réserve virginale, et délicieusement sienne. « Mais qu’est-ce que tu fabriques chez Hamlin, Seymour ? Tu prends des cours de danse classique ? » En douceur, tout en douceur, avec ses grandes mains protectrices, il soulevait ses quarante-quatre kilos du sol où elle se tenait pieds nus, en chemise de nuit, et, en usant de toute sa force considérable, il l’attirait à lui, comme s’il était en train de rassembler, de lier en une gerbe parfaite, entité infrangible, la merveilleuse, l’irréprochable existence toute neuve de Seymour Levov, mari et père, Arcady Hill Road, Old Rimrock, New Jersey, USA. Ce qu’il faisait, là-bas, sur la route (mais, comme si c’était une occupation futile ou honteuse, il ne pouvait se résoudre à l’avouer, même à Dawn), il faisait l’amour à sa vie.
Sur l’intensité de ses relations intimes avec sa jeune épouse, il était des plus réservés. En public, ils étaient assez prudes, et personne n’aurait deviné le secret de leur vie sexuelle. Avant Dawn, il n’avait jamais couché avec une de ses petites amies. Il avait couché avec deux putains quand il était dans les Marines, mais ça ne comptait pas vraiment ; ce n’est donc qu’après leur mariage qu’ils avaient découvert combien il pouvait être passionné. Il avait une énergie et une endurance phénoménales ; le contraste entre sa petitesse à elle et sa masse à lui, la facilité avec laquelle il la soulevait, son ampleur, quand il était au lit avec elle, semblait les exciter tous deux. Elle disait que, quand il s’endormait après l’amour, elle avait l’impression de dormir avec une montagne. Elle éprouvait parfois un frisson de plaisir à penser qu’elle dormait auprès d’un roc énorme. Lorsqu’elle était couchée sous lui, il la pilonnait de tout son élan, mais en même temps il se tenait à une certaine distance pour ne pas l’écraser ; et, grâce à son énergie et à sa force, il tenait longtemps sans fatigue. D’un seul bras, il pouvait la soulever et la retourner en levrette, ou l’asseoir sur lui et bouger facilement sous ses quarante-quatre kilos. Des mois durant, après leur mariage, elle se mettait à pleurer dès qu’elle atteignait l’orgasme. Elle jouissait, et elle pleurait ; il ne savait qu’en penser. « Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandait-il. — Je ne sais pas. — Je te fais mal ? — Non. Je ne sais pas d’où ça vient. On dirait que c’est le sperme, quand il jaillit en moi, qui déclenche les larmes. — Mais je ne te fais pas mal ? — Non. — Ça te plaît, Dawnie, tu aimes ? — J’adore ! C’est quelque chose de spécial. Ça m’atteint là où rien d’autre n’arrive à remonter. À la source des larmes. Tu touches une partie de moi que rien d’autre ne peut toucher. — Bon. Tant que je ne te fais pas mal… — Non, non. C’est étrange, c’est tout. Étrange. Étrange de ne plus être toute seule. » Elle ne cessa de pleurer que le jour où il embrassa son sexe pour la première fois. « Tu ne pleures pas, comme ça, dit-il. — C’est tellement différent. — En quoi ? Pourquoi ? — Sans doute que… je ne sais pas. Sans doute que je suis de nouveau toute seule. — Tu ne voudras plus que je le fasse ? — Oh si ! dit-elle en riant. Oh, que si ! — Bon. — Mais Seymour, comment tu as appris ça ? Tu l’avais déjà fait ? — Jamais. — Et pourquoi tu l’as fait, alors, dis-moi ? » Mais il ne savait pas expliquer les choses aussi bien qu’elle, de sorte qu’il n’essaya même pas. Il s’était seulement senti pris du désir de faire quelque chose de plus, alors il avait soulevé ses fesses dans sa main, et il avait porté son corps à sa bouche. Pour y plonger son visage et se laisser aller. Aller là où il n’était jamais allé. Ils étaient complices, d’une complicité extatique, lui et Dawn. Bien sûr, il n’avait aucune raison de penser qu’elle lui rendrait un jour la pareille, et puis, un dimanche matin, elle l’avait fait, comme ça. Il n’en revenait pas. Sa petite Dawn lui avait entouré la queue de sa jolie petite bouche. Il en était sidéré. Ils l’étaient tous les deux. C’était un geste tabou pour l’un comme pour l’autre. Et, depuis ce jour-là, ils avaient continué ainsi pendant des années. Ils n’avaient jamais cessé. « Il y a quelque chose de tellement touchant chez toi, lui avait-elle chuchoté, quand tu atteins le point où tu t’abandonnes. » Cet homme si bon, si poli, si bien élevé, si retenu, cet homme qui dominait toujours si bien sa force, qui avait si bien maîtrisé sa force prodigieuse, et qui n’avait pas de violence en lui, elle le trouvait tellement touchant lorsqu’il avait passé le point de non-retour, où l’on oublie toute pudeur, où il ne pouvait plus la juger, ni penser qu’elle était une vicieuse d’avoir envie de lui si fort, le point où lui avait si fort envie d’elle, les trois ou quatre minutes qui culmineraient dans le cri de l’orgasme… « Alors je me sens extrêmement féminine, extrêmement puissante… les deux. » Lorsqu’elle sortait du lit après l’amour, tout échevelée, les joues en feu, avec son rimmel qui avait coulé, les lèvres meurtries, et qu’elle allait à la salle de bains faire pipi, il la suivait et la soulevait du siège après qu’elle s’était essuyée, pour regarder leur reflet dans la glace. Alors elle était aussi surprise que lui, non pas seulement de voir combien elle était belle, combien la baise l’embellissait, mais, surtout, combien elle était différente. Le masque social était tombé, révélant la vraie Dawn. Mais c’était un secret, et personne ne devait le connaître. Leur fille moins encore que les autres. Parfois, lorsque Dawn avait passé la journée sur ses jambes, à s’occuper des vaches, il approchait sa chaise de la sienne après dîner, et il lui massait les pieds. « Oh, papa, c’est dégoûtant ! » protestait Merry en faisant la grimace. Mais c’était la seule vraie démonstration qu’ils s’accordaient en sa présence. Pour le reste, ils se prodiguaient ces marques d’affection habituelles que les enfants attendent entre leurs parents et qui leur manqueraient si elles ne se manifestaient pas. Leur vie derrière la porte de leur chambre était un secret pour leur fille comme pour le reste du monde. Et elle avait duré, elle avait duré des années ; elle ne s’était jamais interrompue jusqu’au jour où la bombe avait explosé et où Dawn s’était retrouvée à l’hôpital. Sa sortie avait été le commencement de la fin.
Orcutt avait épousé la petite-fille de l’associé de son grand-père au cabinet d’avocat Orcutt et Findley, cabinet de Morristown où l’on pensait qu’il entrerait lui-même. Mais, à sa sortie de Princeton, il avait décliné la place réservée pour lui à la faculté — depuis plus d’un siècle les fils Orcutt étudiaient en effet traditionnellement le droit à Harvard et Princeton — et, rompant avec les usages du monde où il était né, il s’était installé dans un atelier du bas de Manhattan pour devenir peintre non figuratif, un homme neuf. Il y avait passé trois années de déprime à peindre fébrilement derrière les verrières sales pendant que les camions passaient en contrebas dans Hudson Street et, au terme de ces trois ans, il avait épousé Jessie, et était rentré dans le New Jersey pour entreprendre des études d’architecture à Princeton. Il n’avait jamais renoncé tout à fait à sa vocation artistique rêvée, et si son métier d’architecte l’occupait avec un certain bonheur — il consistait essentiellement à restaurer des maisons du dix-huitième et du dix-neuvième siècle dans les coins riches du comté, et sur une zone qui s’étendait de ceux de Somerset et Hunterdon jusqu’à celui de Bucks en Pennsylvanie, ainsi qu’à transformer de vieilles granges en élégantes demeures rustiques — tous les trois ou quatre ans, il exposait dans un atelier d’encadrement de Morristown, et les Levov, toujours flattés d’être invités au vernissage, n’en rataient pas un.
Le Suédois ne se sentait jamais aussi mal à l’aise en société que lorsqu’il se trouvait devant les toiles d’Orcutt, que la brochure distribuée à l’entrée disait influencées par la calligraphie chinoise, mais qui, à ses yeux, ne ressemblaient pas à grand-chose, pas même à grand-chose de chinois. D’emblée, Dawn les avait trouvées « intellectuellement stimulantes » ; elles dénotaient à ses yeux un côté tout à fait insoupçonné chez Orcutt, une sensibilité dont elle n’avait perçu aucun signe jusque-là. Mais la seule activité intellectuelle que l’exposition stimulait chez le Suédois, c’était qu’il se demandait combien de temps il conviendrait de faire semblant de regarder chaque toile avant de faire semblant de regarder la suivante. La seule tentation qu’elles lui inspiraient était de se pencher pour lire les titres fixés au mur le long de chaque tableau, dans l’espoir d’être éclairé ; mais lorsqu’il y cédait — en ignorant les avis de Dawn qui le tirait par la veste pour lui chuchoter : « Mais non, ignore les titres, regarde le coup de pinceau », il était encore plus découragé que quand il regardait le coup de pinceau : Composition no 16, Tableau no 6, Méditation no 11, Sans Titre no 12… Que voir sur la toile sinon une bande de longues traînées grises sur fond blanc, qui donnaient l’impression qu’Orcutt avait essayé non de peindre mais d’effacer le tableau ? Quant à consulter la brochure descriptive écrite et signée par le jeune couple qui tenait l’atelier d’encadrement, cela ne l’avançait pas davantage : « La calligraphie d’Orcutt est si intense que les formes se dissolvent. Puis, à la lueur de sa propre énergie, le coup de pinceau lui-même se dissout… » Mais enfin pourquoi un type comme Orcutt, qui n’était pas étranger à la nature, ni au rôle historique de sa région (et qui jouait remarquablement au tennis), s’obstinait-il à peindre des tableaux qui ne représentaient rien ? Dans la mesure où le Suédois ne se le figurait pas comme un imposteur — car pourquoi quelqu’un comme Orcutt, aussi instruit, aussi plein d’assurance, se serait-il donné tout ce mal pour être un imposteur —, il parvenait dans un premier temps à mettre sa perplexité sur le compte de son ignorance en matière d’art. Il continuait tout de même à penser par intermittence : « Il a quelque chose qui ne va pas, Orcutt. On sent une grosse insatisfaction, là-dedans. Il n’a pas eu ce qu’il voulait, dans la vie, ce gars-là », mais aussitôt, en lisant la brochure, il se rendait compte qu’il n’avait rien compris : « Vingt ans après la période Greenwich Village, l’ambition d’Orcutt est toujours aussi élevée : créer une expression personnelle de thèmes universels, parmi lesquels les dilemmes moraux qui définissent la condition humaine. »
À lire ces commentaires, il n’avait jamais soupçonné que leur boursouflure était inversement proportionnelle à la vacuité des œuvres ; qu’on était obligé d’y voir tout, puisqu’il n’y avait rien dedans — que tout ce verbiage n’était qu’une autre manière de dire qu’Orcutt aurait beau faire, il n’avait aucun talent, et ne pourrait jamais se targuer d’une prérogative artistique, ni d’ailleurs d’aucune autre prérogative que celle, étroitement limitée, qu’il avait trouvée dans son trousseau de naissance. Il ne venait pas à l’esprit du Suédois qu’il avait vu juste, que ce type qui paraissait si bien dans sa peau, si parfaitement à sa place dans son milieu, laissait peut-être échapper par mégarde un très ancien et très secret désir de décalage, désir qui passait tout entier dans cet acharnement singulier à peindre des tableaux qui, à l’évidence, ne ressemblaient à rien. À croire qu’il ne savait pas exploiter son besoin de différence autrement qu’en peignant ces machins-là. Triste. Or, triste ou pas triste, quoi que le Suédois ait pu demander, comprendre ou deviner du peintre, l’une de ces calligraphies qui exprimaient les thèmes universels définissant la condition humaine se retrouva un jour dans le salon des Levov, un mois après que Dawn fut rentrée de Genève avec son nouveau visage. Et, alors, c’est pour le Suédois que les choses devinrent un peu tristes.
Dans Méditation no 27, c’était une bande de traînées marron, et non pas grises, qu’Orcutt avait tenté d’effacer, et sur fond vaguement violacé, plutôt que blanc. Les couleurs sombres, disait Dawn, signalaient une révolution des instruments formels de l’artiste. Ainsi s’exprima-t-elle, et le Suédois, ne sachant trop que répondre, et peu curieux de comprendre ce que c’étaient que ces fameux instruments formels, se borna à marmonner un piètre « Intéressant ». Il n’y avait pas de tableaux chez lui, dans son enfance, sans même parler d’art moderne, et chez Dawn non plus. Les Dwyer avaient des images pieuses, ce qui expliquait peut-être d’ailleurs ces lumières subites en matière d’« instruments formels » : une honte inavouée d’avoir grandi dans une maison où, à part des photos d’elle et de son petit frère, les seuls tableaux représentaient la Vierge Marie ou le Sacré-Cœur. Les gens de goût mettent de l’art moderne au mur, nous aussi, on va en mettre. Des « instruments formels » au mur. Elle aurait beau s’en défendre, sa petite Irlandaise, n’y avait-il pas une part de ça ? Une part d’envie, plus que de complexe, cette fois ?
Elle avait acheté le tableau encore dans l’atelier d’Orcutt pour exactement la moitié de ce qu’ils avaient payé Comte, le petit taureau. « Allez va, ne pense pas au fric, oublie-le, on ne peut pas comparer un tableau et un taureau », se dit le Suédois ; et c’est ainsi qu’il domina sa déception lorsqu’il vit Méditation no 27 prendre la place même du portrait de Merry qu’il avait adoré, et qui reproduisait, avec une ressemblance scrupuleuse jusqu’à la mièvrerie, la radieuse enfant aux boucles blondes qu’elle était à l’âge de six ans. C’était une huile qu’un vieux monsieur jovial portant blouse et béret dans son studio de New Hope leur avait exécutée. Il avait pris le temps de leur servir du vin chaud aux épices et de leur raconter ses années d’apprentissage où il copiait les tableaux du Louvre, il était venu chez eux six fois faire poser Merry au piano, et il leur avait réclamé la modique somme de deux mille dollars, cadre doré compris. Mais enfin le Suédois s’était entendu dire que, dans la mesure où ils avaient économisé les trente pour cent de commission que l’atelier aurait pris en achetant directement le tableau à Orcutt, cinq mille dollars, c’était une affaire.
Lorsque son père avait vu le tableau, il avait demandé, sans commentaire : « Il t’a pris combien le type ? — Cinq mille dollars, avait répondu Dawn, non sans réticence. — C’est déjà pas mal, pour un fond. Qu’est-ce qu’il va peindre, dessus ? — Comment ça, peindre dessus ? avait répliqué Dawn avec aigreur. — Il est pas fini, quand même, j’espère, hein ? — Justement, Lou, c’est tout l’intérêt, cet inachèvement. — Ah bon ? » Il regarda le tableau à nouveau. « Non parce que si jamais il veut le finir, le gars, moi je peux lui donner des idées. — Papa, intervint le Suédois pour prévenir toute autre critique, Dawn l’a acheté parce qu’il lui plaisait. » Et même si lui aussi aurait pu dire au gars comment finir son tableau (et en des termes sans doute proches de ceux que son père avait en tête), il ne demandait pas mieux que de mettre au mur tout ce que Dawn pourrait acheter à Orcutt, précisément parce qu’elle l’aurait acheté. Complexe d’Irlandaise ou pas, le tableau était un autre signe que le désir de vivre avait pris le pas sur le désir de mourir qui l’avait conduite deux fois en hôpital psychiatrique. « D’accord, c’est de la merde, ce tableau, seulement elle en a eu envie. Elle a de nouveau envie de quelque chose, et c’est ça qui compte, alors, s’il te plaît », dit-il plus tard à son père, dont la provocation mineure l’avait curieusement agacé, « plus un mot là-dessus ». Mais Lou Levov ne changerait jamais, si bien que, lors de sa visite suivante, il s’empressa de s’approcher du tableau et de dire haut et fort : « Tu sais quoi ? Il me plaît, ce truc. Je m’y fais, je l’aime bien, finalement. » Et de prendre sa femme à témoin : « Regarde ? Tu vois là où c’est flou ? Le gars l’a laissé inachevé. Exprès. Ça, c’est de l’art. »
À l’arrière de sa camionnette, Orcutt avait placé une grande maquette en carton de la future maison des Levov, qu’il se proposait de dévoiler aux invités après dîner. Depuis des semaines, croquis et matrices s’empilaient dans le bureau de Dawn, parmi lesquels un diagramme établi par Orcutt pour définir l’angle du soleil dans les fenêtres, le premier jour de chaque mois. « Un flot de soleil, s’était exclamée Dawn. De la lumière, de la lumière ! » Certes, ce n’était pas dit avec la brutalité qui avait naguère mis à rude épreuve sa compassion pour la souffrance de sa femme et la panacée qu’elle avait trouvée, mais il entendit tout de même dans ce cri du cœur une condamnation implicite de la vieille maison de pierre vénérée, ainsi que de ses érables bien-aimés qui l’abritaient de la chaleur estivale, et qui, à l’automne, couvraient cérémonieusement la pelouse de leur guirlande d’or, au cœur de laquelle il avait jadis accroché la balançoire de Merry.
Le Suédois n’arrivait pas à se blaser de ces arbres, les premières années de leur installation à Old Rimrock. Ils sont à moi, ces arbres. Lui, le gosse du pavé, le footballeur du lycée de Weequahic, s’étonnait davantage de posséder des arbres que de posséder des usines, ou même cette majestueuse demeure de pierre dans les collines où Washington avait deux fois pris ses quartiers d’hiver pendant la guerre d’Indépendance. On n’en revient pas d’avoir des arbres à soi. On n’en est pas propriétaire comme d’une affaire, ni même comme d’une maison. Disons plutôt qu’on en a la tutelle. Oui, la tutelle. Pour toute la postérité, à commencer par Merry, et ses enfants.
Pour les protéger du blizzard et des grands vents, il avait fait poser des câbles dans chacun des gros érables, quatre câbles, qui formaient vaguement un parallélépipède contre le ciel là où les grossses branches se déployaient, spectaculaires, à quelque quinze mètres de hauteur. Quant aux paratonnerres qui serpentaient depuis le tronc jusqu’au bout de la plus haute branche, il avait pris ses dispositions pour les faire inspecter tous les ans, afin de réduire les risques. Deux fois par an les arbres recevaient une pulvérisation d’insecticide, et tous les trois ans de l’engrais ; un arboriculteur venait régulièrement tailler les branches mortes et s’assurer de la bonne santé du parc privé qui s’étendait à leur porte. Les arbres de Merry, ses arbres de famille, ses arbres généalogiques.
À l’automne, tout à fait selon ses rêves, il s’arrangeait pour rentrer du travail avant le coucher du soleil ; alors il la trouvait, comme dans ses rêves, en train de se balancer tout là-haut, au-dessus de l’anneau de feuilles mortes qui encerclait l’érable, devant leur porte, cet érable qui était leur plus grand arbre, et où il avait accroché sa première balançoire alors qu’elle n’avait que deux ans. Elle s’élançait, presque jusque dans les frondaisons qui se déployaient juste au-dessous des fenêtres de leur chambre. Or si, pour lui, à la fin de chaque journée, ces instants précieux symbolisaient la réalisation de tous ses espoirs, pour elle, ils n’avaient rien représenté, rien du tout. En fin de compte, elle n’avait pas aimé ces arbres davantage que Dawn n’avait aimé la maison. Elle, elle s’en faisait pour l’Algérie. Elle, c’était l’Algérie qu’elle aimait. L’enfant de la balançoire, l’enfant de l’arbre. L’enfant de l’arbre était aujourd’hui assise par terre dans la chambre infecte.
Les Orcutt étaient arrivés avant les autres, de façon que l’architecte et Dawn aient un moment à eux pour revoir la question de la galerie qui allait relier la maison de plain-pied au garage à deux niveaux. Orcutt était parti deux jours à New York, et Dawn avait hâte de résoudre ce problème, qui serait le dernier, après des semaines passées à se demander comment créer un lien harmonieux entre les deux bâtiments. Même si le garage devait être plus ou moins déguisé en grange, elle ne voulait pas qu’il soit trop près, de peur de le voir écraser l’originalité de la maison, mais elle craignait aussi que cette galerie de huit mètres de long, proposition d’Orcutt, ne donne à l’ensemble l’allure d’un motel. Ils ruminaient de concert presque quotidiennement, pas seulement sur les dimensions, mais aussi sur l’idée d’en faire une serre plutôt que le simple couloir envisagé d’abord. Chaque fois que Dawn avait le sentiment qu’Orcutt tentait de lui imposer, avec toute la courtoisie dont il était capable, une solution qui s’accordait mieux avec son esthétique conservatrice qu’avec la modernité rigoureuse qu’elle désirait pour leur future maison, elle en éprouvait une mauvaise humeur manifeste. Dans les rares moments d’exaspération, elle allait jusqu’à se demander s’ils n’avaient pas eu tort de s’adresser à un architecte qui, malgré son autorité considérable auprès des entrepreneurs de la région (autorité qui leur garantirait une construction de première qualité) et son excellente réputation dans sa partie, était surtout un « restaurateur de vieilles pierres ». Il s’était passé bien des années depuis le temps où, fraîchement arrivée d’Elizabeth et de la maison de ses parents (avec ses images pieuses au mur et ses statuettes dans le hall), elle avait réduit Orcutt à son snobisme. Aujourd’hui, lorsqu’ils étaient en désaccord, c’était à son image de notable du comté qu’elle s’en prenait avec le plus de virulence. Son ironie mordante s’émoussait cependant lorsque Orcutt lui revenait, le plus souvent dans les vingt-quatre heures, avec « un projet d’une élégance parfaite », comme elle disait, que ce soit pour l’emplacement du lave-linge séchant, une verrière pour la salle de bains, ou l’escalier de la chambre d’amis, au-dessus du garage.
Outre la maquette à l’échelle d’un vingtième, Orcutt avait apporté des échantillons d’un nouveau plastique transparent qu’il voulait pour les parois et le toit de la galerie. Il était allé la rejoindre à la cuisine pour les lui faire voir. Et c’est là qu’ils étaient restés tous deux, l’architecte plein de ressources et la cliente exigeante. Tandis que Dawn lavait la laitue, coupait les tomates en tranches et effeuillait les deux douzaines d’épis de maïs que les Orcutt avaient rapportés de leur jardin dans un sachet, ils débattaient une fois de plus des avantages et des inconvénients d’une galerie transparente par rapport au couloir de planches et de tasseaux qu’Orcutt avait tout d’abord proposé pour l’harmoniser avec l’extérieur du garage. Et pendant ce temps, sur la terrasse côté jardin, celle qui donnait sur la colline où, en d’autres temps, un soir comme celui-ci, on aurait vu le troupeau de Dawn se profiler contre le couchant flamboyant de cette fin d’été, le Suédois préparait les charbons du barbecue. Pour lui tenir compagnie, il avait son père et Jessie Orcutt, qu’on voyait rarement faire des mondanités avec son mari, ces derniers temps, mais qui, d’après Dawn, traversait une phase de « calme annonçant la tempête hystérique », pour reprendre la définition qu’Orcutt lui avait donnée avec lassitude au téléphone, en lui demandant si ça ne les dérangeait pas que sa femme se joigne à eux pour le dîner.
Les Orcutt avaient trois garçons et deux filles, tous élevés, tous vivant et travaillant à New York, cinq enfants pour qui l’on s’accordait à dire que Jessie avait été une mère consciencieuse. C’était après leur départ qu’elle s’était mise à boire, d’abord pour se remonter le moral, puis pour refouler son mal de vivre, et enfin pour le plaisir. Pourtant, à l’époque où les deux couples avaient fait connaissance, c’était sa solidité qui avait impressionné le Suédois : elle était si fraîche, si sportive, si joyeusement en phase avec la vie, pas moindrement factice, ni insipide… à son avis du moins, sinon à celui de Dawn.
Jessie était une héritière de Philadelphie, une élève des collèges chics qui, pendant la journée, et même parfois le soir, portait des jodhpurs boueux, et coiffait le plus souvent ses fins cheveux blond filasse en nattes. Entre ces nattes et son visage rond, pur, immaculé (Dawn disait qu’à y planter la dent on y aurait trouvé la pomme McIntosh en guise de cervelle), elle aurait pu passer pour une petite fermière du Minnesota bien après la quarantaine, à ceci près que, les jours où elle relevait ses cheveux, elle ressemblait davantage à un petit fermier. Le Suédois n’aurait jamais pensé qu’il manquât quoi que ce soit dans la corbeille de Jessie pour l’empêcher d’entrer dans la vieillesse avec majesté, mère exemplaire et épouse pleine de vivacité qui savait amuser les enfants rien qu’à leur faire ratisser les feuilles mortes sur la pelouse, et dont les pique-niques du 4 Juillet, sur la pelouse de la demeure ancestrale des Orcutt, étaient une tradition précieuse pour ses voisins et amis. À l’époque, sa personnalité frappait le Suédois comme l’antithèse même de la désespérance et de la terreur. Au plus profond d’elle, il s’imaginait un nœud d’assurance, serré avec le même soin que ses tresses.
Encore une vie irrémédiablement brisée, pourtant. Aujourd’hui ses cheveux n’étaient plus qu’un ganglion gris fer mal peigné. À cinquante-quatre ans, Jessie était une vieillarde égarée, une poivrote sous-alimentée qui cachait son gros ventre de poivrote sous d’informes robes sacs. Son seul sujet de conversation, les rares fois où elle se risquait à quitter sa maison et à sortir dans le monde, c’était le « bon temps » qu’elle avait connu jadis, avant d’avoir épousé un monsieur, mis des enfants au monde, bu son premier verre, voire eu sa première idée en tête, avant que ne la fasse pétiller (aux yeux du Suédois, du moins) la formidable satisfaction d’être une personne fiable.
Que l’être humain ait ses facettes, cela ne le surprenait pas, même s’il était toujours un peu choqué de le redécouvrir à l’occasion d’une déception. Ce qui le stupéfiait, c’était cette façon qu’avaient les gens d’arriver à épuisement, de se vider de leur substance particulière et personnelle, au terme de quoi on les voyait devenir le type même de personne qui les aurait consternés naguère. À croire que, tant qu’ils menaient des vies riches et bien remplies, ils s’écœuraient en secret ; qu’ils étaient pressés de jeter à l’égout leur santé physique et mentale, tout sens de la proportion, pour faire apparaître cet autre en eux, le vrai, qui n’était que leurre et confusion mentale. À croire qu’être bien dans sa vie pouvait tout juste arriver à quelques jeunes gens distingués par la fortune, mais s’accordait assez mal, dans le fond, avec la condition d’être humain. Curieux, vraiment. Et curieux de penser que lui qui, pour son plus grand bonheur, s’était toujours compté parmi les innombrables gens normaux, sans conflit particulier, était en fait une exception, un étranger à la vie ordinaire justement par cet équilibre si bien enraciné.
« On habitait les environs de Paoli, racontait Jessie à Lou. On élevait toujours des animaux. Quand j’avais cinq ans, j’ai reçu le plus fabuleux des cadeaux. On m’a offert un poney avec son attelage. Après ça, il n’y a plus eu moyen de m’arrêter. J’adorais les chevaux. Je monte depuis toujours. J’ai fait des compétitions, j’ai chassé. Quand j’étais à l’école en Virginie, j’ai participé à un drag. En Virginie, j’étais piqueur.
— Attendez, attendez, dit Lou Levov. Oh, la la. Je ne sais pas ce que c’est ni qu’un drag ni qu’un piqueur, moi. Doucement, Mrs Orcutt. Vous vous adressez à un gars de Newark. »
Elle pinça les lèvres quand il l’appela Mrs Orcutt, sans doute parce qu’il lui parlait comme s’il était son inférieur, socialement, ce qui, le Suédois en était sûr, était en effet une des raisons pour lesquelles il l’avait fait. Mais l’autre raison était la distance méprisante que lui inspirait ce verre, qu’elle tenait à la main, son troisième scotch avec de l’eau en moins d’une heure, ainsi que la cigarette, sa quatrième, qui se consumait entre ses doigts tremblants. Il était stupéfait par le manque d’empire sur soi, en général, mais surtout par celui du goy alcoolique. L’alcool était le démon qui sommeillait chez le goy. « Tout rupins qu’ils soient ces goyim, et même P-DG, ils sont comme les Indiens avec l’eau-de-feu. »
« Jessie, rectifia-t-elle, Jessie, s’il vous plaît. » Sous son sourire désagréablement contraint (le haut de l’iceberg, songeait le Suédois), elle déguisait mal les abîmes de regrets qui la taraudaient : dire qu’au lieu de rester chez elle avec ses chiens, son plateau télé, sa bouteille de J & B, elle avait préféré, dans un absurde élan d’optimisme, sortir comme une femme avec son mari. Chez elle, il y avait un téléphone à côté de la bouteille ; elle pouvait tendre la main par-dessus son verre, décrocher, faire un numéro et, même si elle n’était pas habillée, dire aux gens qu’elle connaissait, sans avoir à faire face à la peur de les voir en face, combien elle les aimait. Il se passait parfois des mois sans que Jessie n’appelle. Et puis elle téléphonait trois fois quand ils étaient déjà couchés. « Seymour, je vous appelle pour vous dire que je vous aime bien. — Merci, Jessie, moi aussi je vous aime bien. — C’est vrai ? — Mais bien sûr, vous le savez bien. — Oui. Je vous aime bien, Seymour. Je vous ai toujours bien aimé. Vous le saviez que je vous aimais bien ? — Oui, je le savais. — Je vous ai toujours admiré. Bill aussi. Nous vous avons toujours admiré et aimé. Nous aimons bien Dawn. — Eh bien, nous aussi, nous vous aimons, Jessie. » La nuit de l’attentat, vers minuit, après que la photo de Merry était passée à la télévision, et que tout le pays avait appris sa déclaration de la veille — Old Rimrock allait avoir une grosse surprise —, Jessie avait essayé de faire à pied les cinq kilomètres qui la séparaient de chez eux pour voir les Levov, mais sur cette route de campagne sans pavés, toute seule dans l’obscurité, elle s’était tordu la cheville, et deux heures plus tard, comme elle était toujours couchée sur la chaussée, elle avait failli se faire écraser par un break.
« O.K., Jessie, mon amie, faites mon éducation. Qu’est-ce que c’est qu’un drag et qu’un piqueur ? » Il fallait bien reconnaître que son père faisait de son mieux pour s’entendre avec les gens, malgré son incapacité profonde à y parvenir. Si elle était l’invitée de ses enfants, alors elle était son amie, quand bien même le dégoûtaient ses cigarettes, son whisky, ses cheveux malpropres, ses chaussures en triste état et la tente de jute qui dissimulait ce corps qu’elle traitait si mal — comme le dégoûtaient ces privilèges qu’elle avait dilapidés, et la déchéance dont elle était responsable.
« Un drag, c’est une partie de chasse, mais pas avec un vrai renard. On poursuit une voie tracée par un cavalier qui va en avant… Il y a un effluve de gibier dans un sac. C’est pour faire l’effet d’une chasse. Les chiens prennent la piste. Il y a de grandes grandes haies, et ça se passe sur une sorte de parcours. On s’amuse beaucoup. On va très vite. Il y a d’énormes haies de broussailles, très épaisses, qui font bien trois mètres de large, avec des barres par-dessus. C’est très excitant. On fait beaucoup de sauts d’obstacles, il y a des tas de bons cavaliers, et tout le monde fonce bride abattue, on s’amuse bien. »
Le Suédois avait l’impression que c’était tout autant le désarroi qu’elle éprouvait à se retrouver dans sa situation — coincée à ce dîner avec un verre dans le nez — que l’aimable question de son père sur le mode « éclairez mon ignorance » qui l’obligeaient à babiller, comme si chaque mot qu’elle ébréchait poussait sa bouche à tâcher d’en émettre un qui sonne clair comme un carillon. Clair comme le « Papa ! » dont les deux syllabes s’étaient si nettement dégagées derrière le voile de sa fille, la jaïn.
Il n’avait pas besoin de lever les yeux de la pyramide de charbons incandescents qu’il était en train de monter avec les pincettes pour savoir ce que pensait son père. S’amuser, était en train de penser son père. Mais qu’est-ce qu’ils ont à vouloir s’amuser à toute force ? C’est quoi, s’amuser ? Qu’est-ce qui les amuse donc tant ? Son père se demandait, comme il le faisait depuis qu’il avait acheté cette maison, et ces cinquante hectares à soixante kilomètres de Keer Avenue : Pourquoi il tient à vivre parmi ces gens ? Ce n’est même pas la question de l’alcoolisme. À jeun, ils ne valent pas mieux. Moi, ils m’ennuieraient à périr au bout de deux minutes.
Dawn avait son réquisitoire contre eux, son père en avait un autre.
« Enfin, voilà, dit Jessie en ébauchant avec la main qui tenait la cigarette un vague geste de conclusion, c’est pour ça que je suis allée à l’école avec mon cheval.
— Vous alliez à l’école avec votre cheval ? »
De nouveau, elle pinça les lèvres avec impatience, sans doute parce qu’en croyant l’aider avec ses questions, il était en train de l’amener encore plus vite que d’habitude au point où se produirait l’effondrement prévisible. « Oui, on est montés dans le même train. Quelle chance, hein ? » lui dit-elle. Et à la surprise des Levov père et fils, comme si elle ne se trouvait pas dans une passe difficile, comme s’il s’agissait là d’une illusion ridicule des gens à jeun dans leur suffisance puante — elle posa la main avec coquetterie contre la tempe de Lou Levov.
« Excusez-moi, je ne comprends pas comment vous êtes montée dans le train avec votre cheval. Il était de quelle taille ce cheval ?
— De ce temps-là, il y avait des wagons spéciaux pour les chevaux.
— Aaah bon ! » dit Lou Levov, comme si cette révélation avait mis un terme à toute une vie de perplexité sur les plaisirs des non-Juifs. Il prit sa main là où elle l’avait posée, sur ses cheveux, et, comme pour y concentrer tout ce qu’il savait du sens de la vie et qu’elle semblait avoir oublié, il la serra dans les siennes. Pendant ce temps, poussée par cette force qui, faute d’avoir évalué la gravité de la situation, allait la conduire à l’humiliation avant la fin de la soirée, Jessie poursuivait, d’une voix incertaine :
« Tout le monde quittait le circuit de polo pour descendre dans le Sud par le train de villégiature. Le train s’arrêtait à Philadelphie. Alors j’ai mis mon cheval avec eux. J’ai mis mon cheval dans le wagon qui se trouvait à deux voitures de ma couchette, j’ai fait au revoir à toute la famille, c’était super.
— Vous aviez quel âge ?
— J’avais treize ans. Ma famille ne me manquait pas du tout. C’était super, vraiment super…, super… », là-dessus elle se mit à pleurer, « amusant ».
Treize ans, pensait son père. Une pisherke, et vous avez fait au revoir à toute la famille ? Qu’est-ce qui se passait ? Ils avaient une case de vide, ces gens-là ? Pourquoi vous faisiez au revoir à toute la famille à treize ans ? Pas étonnant que vous soyez shicker, maintenant.
Mais il préféra dire : « Ne vous en faites pas. Laissez-vous aller. Vous êtes chez des amis. » Pour rebutante que la tâche lui parût, il fallait bien s’y mettre ; alors il lui retira des mains le verre et la cigarette qu’elle venait d’allumer, et il la prit dans ses bras, ce qui était peut-être ce qu’elle demandait depuis le début.
« Je sais bien quand il faut que je redevienne père », lui dit-il doucement ; elle, incapable de parler, ne savait que pleurer et se laisser bercer par le père du Suédois. La seule autre fois qu’ils s’étaient rencontrés, quelque quinze ans auparavant, au cours d’un pique-nique sur leur pelouse, un 4 Juillet, elle avait tenté de l’intéresser au tir aux pigeons, encore un de ces passe-temps qui avaient longtemps défié l’imagination judaïque de Lou Levov. Appuyer sur la détente et tirer au fusil, pour « s’amuser ». Ils sont meshougué.
C’était ce jour-là qu’en rentrant chez eux, ils avaient dépassé un panneau écrit à la main devant l’église congrégationnelle, et qui disait « Vente de chapiteau ». Avec sa ferveur, Merry avait supplié le Suédois de s’arrêter et de lui en acheter un.
Si Jessie pouvait pleurer sur l’épaule de son père parce qu’elle avait fait au revoir à sa famille quand elle avait treize ans, et qu’on l’avait expédiée toute seule avec son cheval pour toute compagnie, pourquoi est-ce que le souvenir de sa petite fille de six ans (devenue jaïn depuis) disant, « Arrête-toi, papa, stttop, ils vendent des ttentes », ne lui aurait pas mis les larmes aux yeux ?
Dans l’idée qu’il fallait prévenir Orcutt de l’état de sa femme, et parce que lui-même avait besoin de se remettre — elle lui pesait tout à coup, en effet, la situation qu’il s’efforçait si désespérément de chasser de son esprit au moins jusqu’au départ des invités, sa situation de père d’une fille qui avait tué non pas une seule personne plus ou moins sans le vouloir, mais, au nom de la vérité et de la justice, trois autres sans le moindre état d’âme, une fille qui, après avoir rejeté tout ce que lui et sa mère lui avaient appris, s’était mise à désavouer à peu près tout ce qui faisait la civilisation, à commencer par la propreté pour finir par la raison —, le Suédois abandonna son père un instant avec Jessie et fit le tour de la maison par les arrières, se proposant de passer par la porte du fond de la cuisine pour aller chercher Orcutt. Par les panneaux vitrés, il vit une pile de papiers sur la table, une nouvelle fournée de dessins, sans doute de cette galerie problématique, puis, près de l’évier, il vit Orcutt lui-même.
Orcutt portait son pantalon en lin framboise et, flottant vague par-dessus, une chemise hawaiienne bariolée d’une faune tropicale, accoutrement auquel s’appliquait idéalement le mot « tapageur » qu’affectionnait Sylvia Levov pour tout article vestimentaire qui lui déplaisait. Dawn était persuadée que cela faisait partie de la façade d’assurance d’Orcutt, qui l’avait si absurdement intimidée lorsqu’elle n’était qu’une jeune femme nouvellement arrivée à Old Rimrock. Selon son interprétation — et, quand elle lui en fit part, le Suédois ne put s’empêcher d’y lire une pointe de complexe irlandais — le message de ces chemises hawaiiennes était tout simple : Moi, William Orcutt III, je peux me permettre de porter ce que les autres n’oseraient jamais mettre. « Plus on se croit important dans le grand monde de Morristown, plus on s’autorise à être excentrique. Cette chemise hawaiienne, conclut-elle avec son sourire ironique, c’est de l’extrémisme wasp, de la bouffonnerie wasp. Voilà ce que j’ai appris en vivant ici. Même les William Orcutt III ont leurs timides petits moments d’exubérance. »
L’année précédente, le père du Suédois avait fait une remarque dans le même sens. « J’ai observé ça chez les goyim riches, l’été. Sitôt l’été venu, ces gens corrects et réservés s’affublent des costumes les plus incroyables. » Le Suédois s’était mis à rire. « C’est une forme de privilège, avait-il expliqué en répétant la formule de Dawn. — Tu m’en diras tant ! s’était exclamé Lou Levov en riant avec lui. Eh bien, peut-être. Enfin, on doit lui rendre justice à ce goy, faut quand même avoir un certain culot pour porter des pantalons et des chemises pareils. »
Il est vrai qu’à voir Orcutt habillé comme ça dans le village, ce grand costaud bien bâti, on n’aurait jamais imaginé — on étant le Suédois — que sa peinture se distinguait par son évanescence. Un béotien en matière d’art abstrait comme le Suédois (selon Dawn) aurait plus volontiers imaginé le type qui se baladait avec ces chemises peignant des tableaux comme celui, célèbre, qui représente Firpo en train de mettre Dempsey K.-O. au deuxième round, sur le vieux Polo Ground. Mais enfin les voies de la création artistique lui étaient impénétrables. Selon lui, toute l’effervescence d’Orcutt passait dans ses chemises — toute son extravagance, son audace, sa révolte et peut-être, aussi, sa déception et son désespoir.
Toute, enfin presque. C’est ce qu’il allait découvrir tandis qu’il plongeait ses regards dans la cuisine, depuis les grandes marches de granit du perron. Ce qui l’avait retenu de pousser la porte pour entrer d’un seul mouvement dans sa propre cuisine, et dire que Jessie avait bien besoin de son mari, c’était l’attitude d’Orcutt, penché sur Dawn, elle-même courbée au-dessus de l’évier pour préparer le maïs. Au premier coup d’œil, le Suédois avait pensé que c’était pour lui montrer comment procéder, même si, de fait, elle n’avait nul besoin de ses conseils : penché sur elle par-derrière, il lui tenait les mains pour lui faire voir comment retirer la gangue et les barbes proprement. Mais s’il lui apprenait simplement à préparer le maïs, pourquoi, sous les flots bariolés de la chemise hawaiienne, ses hanches et ses fesses bougeaient-elles de cette façon ? Pourquoi collait-il sa joue à celle de Dawn ? Pourquoi celle-ci lui disait-elle — si le Suédois lisait bien sur ses lèvres —, « Pas ici, pas ici ». Et pourquoi pas ici ? Il était logique, en somme, de préparer le maïs dans la cuisine. Non, il lui fallut un moment pour réaliser que, un, ils ne se contentaient pas de préparer le maïs, et que, deux, toute l’effervescence, toute l’extravagance, toute la révolte d’Orcutt, voire la déception et le désespoir grignotant son sentiment de permanence ancestrale, ne passaient pas nécessairement dans ses choix de chemises.
Voilà pourquoi Orcutt l’insupporte toujours ! Pour me donner le change ! Tous ces sarcasmes sur son côté exsangue, sa bonne éducation, sa cordialité creuse, toutes ces critiques chaque fois qu’on va se coucher, en plus. Évidemment, elle parle comme ça — elle n’a pas le choix puisqu’elle est amoureuse de lui. Cette infidélité à la maison n’est pas dirigée contre la maison, c’est de l’infidélité tout court. « C’est pas pour rien qu’elle boit, la malheureuse. Il est toujours dans la retenue. Il s’échine à être tellement poli, tellement Princeton, tellement irréprochable, disait Dawn. Il se donne un tel mal pour être emballé sous vide. Le wasp anodin. Ils vivent complètement dans leur passé, ces gens-là. Il est complètement à côté de sa vie, ce type, la moitié du temps. »
En tout cas, dans cet instant, il n’était pas à côté de sa vie, Orcutt. Ce que le Suédois crut avoir vu, lorsqu’il s’en retourna aussitôt sur la terrasse pour surveiller ses steaks, c’était Orcutt en train de se placer précisément là où il voulait être, et en train de dire à Dawn exactement où il était. « Là, là, là là ! » Et il n’avait pas l’air de se retenir le moins du monde.