CHAPITRE XIII

Les annonces lumineuses, ça veut dire qu’on atterrit, ça ne signifie pas nécessairement qu’on débarque. Et c’est pourtant cette signification optimiste que Blavatski, par son ton triomphant, lui donne, et que nous acceptons tous comme des moutons à sa suite, si j’en crois le remue-ménage joyeux qui succède à notre apathie.

Michou, les viudas et Mme Edmonde vont assiéger les toilettes, et les messieurs – sauf Pacaud, toujours plongé dans la douleur – remettent de l’ordre dans leurs vêtements et dans leurs bagages à main. Chez Caramans, ce sont là des gestes purement symboliques, car sa cravate n’est pas descendue d’un centimètre, et je suis bien sûr que pas un papier dans ses dossiers n’est déplacé. Il s’agit plutôt chez lui d’un rituel magique qui a pour but plus ou moins conscient de hâter le débarquement en s’y préparant.

Manzoni n’est pas le moins actif dans ce toilettage. Il est aussi le seul parmi les hommes à se recoiffer en public avec le plus grand soin. Après quoi, il sort un petit chiffon de son bagage à main, se plie en deux avec souplesse et époussette ses chaussures. Puis, comme cet exercice a dérangé ses cheveux de nouveau il se repeigne.

En contraste avec son voisin, Robbie reste totalement immobile, regardant de haut et de loin l’agitation du cercle. Une fois ou deux, il cherche mon regard pour me prendre à témoin de l’ironie qu’elle provoque en lui. Mais à peine ai-je deviné son intention que je me dérobe.

Je suis la proie d’un sentiment nouveau : j’ai l’espoir de me faire soigner. Je me vois déjà dans un hôpital, objet d’une série d’examens, d’un diagnostic optimiste et de soins efficaces. Ah, ce n’est pas si simple ! Je n’ai pas plutôt abrité cette pensée rassurante qu’aussitôt la sueur ruisselle sous mes aisselles. Je n’y crois qu’à moitié, à cette heureuse issue. Et pourtant, comme j’aurais intérêt à y croire ! Ou je débarque et on me soigne, ou le vol continue et à brefs délais, je ne l’ignore pas, c’est la fin. Les yeux clos pour ne pas voir Bouchoix dont le corps inerte préfigure si bien ce que les instants qui coulent vont faire de moi, je ballotte sans fin de l’espoir au désespoir. Au milieu de mes affres, mon esprit reste net et fonctionne avec clarté. Comme si cela pouvait m’être utile dans le peu d’avenir qui me reste, je prends note que je viens de découvrir la vraie nature du doute. Douter, ce n’est pas, comme je croyais, s’installer dans l’incertitude ; c’est nourrir, l’une après l’autre, deux certitudes contradictoires.

À part Pacaud qui, les deux mains appliquées sur son visage, étouffe de son mieux ses sanglots, personne ne s’intéresse plus à Bouchoix. Personne ne se demande plus s’il est mort ou non. Nous le laissons déjà derrière nous, comme un passager malchanceux dont le passage fut plus bref que le nôtre. Bien qu’il soit allongé sur son fauteuil, la couverture remontée jusqu’au cou, les yeux à demi fermés et l’esquisse d’un sourire sur sa face décharnée, nous l’avons déjà oublié. C’est une chose, rien de plus. Nous allons l’abandonner dans l’avion en débarquant. D’ailleurs, qui était Bouchoix pour nous ? Un monsieur maigre qui aimait beaucoup les cartes et détestait son beau-frère. Adieu, Bouchoix. Adieu, Sergius, à échéance à peine moins lointaine. Nous penserons très peu à vous. Nous aussi, nous sommes pressés par le temps.

Michou qui revient des toilettes glisse son bras sous le coude de Pacaud et, dans un geste de consolation et de tendresse qui me bouleversé, pose sa tête contre l’épaule du gros homme et, relevant sa mèche, elle le regarde, ou plutôt elle essaye de le regarder sous les deux mains dont il couvre son visage. En même temps, elle lui parle à voix basse. Oh, ce qu’elle dit ne doit pas être bien compliqué ! Elle est presque analphabète, Michou, malgré le « bon milieu » dont elle sort. Mais à l’expression de son visage et de ses yeux, je devine que ses mots simplets font passer un énorme courant d’affection. Car Pacaud abaisse les mains, la regarde de ses gros yeux saillants, et de la main gauche, lui caresse la joue et les cheveux avec un air de gratitude et d’adoration.

— Essuie-toi les joues, gros mec, dit Michou avec une douceur que dément son vocabulaire.

Il obéit, et pendant qu’il tamponne sa trogne rouge d’un grand mouchoir d’un blanc immaculé, elle fait couler sur lui à voix basse une litanie d’injures tendres où je distingue « gros bébé, gros tas, gros caillou » et de nouveau « gros mec ». Tout ceci en se frottant la joue contre le tweed rugueux de son épaule et en le regardant sous sa mèche avec une gentillesse infinie.

Je jette un coup d’œil à Manzoni. En l’absence de Mrs. Banister, il se croit tout permis, notre étalon. Il regarde Michou, l’œil fixe, l’air stupide. Qu’on puisse lui préférer, à lui, Manzoni, ce quinquagénaire chauve dont Mme Edmonde a proclamé les vices, voilà qui le dépasse. Je le vois à son air effaré : il se pose des questions inquiètes. Pourtant, le vice n’a rien à voir, rien, mais rien du tout, dans ce cœur à cœur de Michou à Pacaud. Il est douteux qu’ils couchent même jamais ensemble, à moins qu’elle le veuille, par tendresse encore. L’important, pour Michou, c’est d’avoir trouvé son havre, les eaux sûres où elle peut jeter l’ancre, goélette à sec de toile amarrée bord à bord d’un trois-mâts ventru. Manzoni, lui, doit penser au « beau couple » qu’il aurait formé avec Michou. Mais le « beau couple » est une vitrine pour les yeux des autres. Il rate l’essentiel, il a encore beaucoup à apprendre, Manzoni. J’espère qu’il en aura le temps.

Mrs. Banister revient des toilettes, précédant Mrs. Boyd qui laisse pendre son sac de croco au bout du bras d’une façon qui m’agace, je ne sais pourquoi, peut-être parce que tout pend un peu chez elle, ses seins, son ventre, son sac. Et celui-ci, du moins, elle pourrait le coincer sous l’aisselle, élégamment, comme Mrs. Banister qui regagne sa place, battant du cil fraîchement bleui, pour ne pas trop avoir l’air de regarder son sigisbée qui, à temps, juste à temps, a tourné vers elle ses yeux soumis.

— Ah, Elizabeth, dit Mrs. Banister en s’asseyant avec une très gracieuse ondulation de la hanche et du buste, vous ne pouvez pas savoir comme j’aspire à ce bain. J’espère seulement que la salle de bains de ma chambre sera digne d’un hôtel quatre étoiles. Je suis très difficile sur les salles de bains.

Et, comme Mrs. Boyd n’a pas l’air de comprendre, elle traduit :

— I am very fastidious about bath rooms, you know.

— Moi aussi, dit Mrs. Boyd.

— Oh, je me souviens, dit Mrs. Banister avec un petit rire et une spontanéité jeune, effervescente, admirablement jouée, au Ritz, à Lisbonne, j’avais fait une réclamation ! Le pauvre directeur n’y comprenait rien ! Mais madame, répétait-il avec son accent chuintant, que lui reprochez-vous, à cette salle de bains ? Elle est en marbre ! (Elle rit, tournée vers Manzoni.) Enfin, à Madrapour, la première chose, je me baigne ! Je me mets à tremper avec des sels de bain ! Je me décrasse ! Et j’espère que je trouverai bien quelqu’un pour me frotter le dos.

— My dear ! dit Mrs. Boyd.

— Mais vous, si vous voulez bien, Elizabeth, dit Mrs. Banister avec un regard oblique du côté de Manzoni.

Je regarde, j’écoute, mais cela me fatigue au-delà de toute expression, on dirait une comédie. Mrs. Banister croit-elle vraiment que si peu de temps la sépare maintenant de ce bain onctueux ? Et d’abord, qu’est-ce que ça veut dire, croire ? Surtout quand on fait suivre ce verbe de l’adverbe vraiment. Il y a un monde qui sépare l’irréprochable croire vraiment du douteux vouloir croire et du plus que douteux faire semblant. Trois catégories où pourraient se classer les gens qui prient, s’ils avaient le cœur à une telle classification, fût-elle secrète, fût-elle possible ; car ceux qui veulent croire ne sont-ils pas aussi ceux qui croient qu’ils croient ? Quelle fondrière, que ce problème ! Et moi qui crois en Dieu, ou qui veux croire en Dieu – ce qui revient peut-être au même en pratique, mais non dans le for intérieur –, à cet instant, je ne crois vraiment qu’à une chose : à ma propre mort.

L’hôtesse me tient toujours la main, qu’elle caresse de ses doigts fins, et de toutes mes forces, pendant que ma vie fuit, je crois, je veux croire, qu’elle m’aime. Peu importe : elle est là. Je la regarde, ma monosyllabique hôtesse, et j’écoute en même temps Michou s’efforcer de consoler Pacaud à sa manière simplette.

— Tu vas quand même pas le pleurer cent sept ans, ce mec ! Surtout qu’il pouvait pas te piffrer ! T’es dingue, gros tas !

Il est dingue, en effet, le gros tas, mais pas plus que Mrs. Banister qui rêve au bon bain qu’elle va prendre. Il dit à mi-voix :

— Mais tu comprends pas, Michou. Ma femme me l’avait confié ! Et qu’est-ce que je vais lui dire, à ma femme ?

— Mais rien, dit tout d’un coup Robbie en se redressant sur son fauteuil, l’œil irrité et la voix sifflante. Vous ne lui direz rien ! Pour la bonne raison que vous n’aurez jamais l’occasion de lui dire quoi que ce soit !

Cet éclat nous secoue, et le cercle regarde Robbie avec stupeur, avec indignation. Mais les deux mains posées sur les accoudoirs, la tête haute, la prunelle aiguë, il nous rend regard pour regard. Et personne, pas même Pacaud, n’ose relever son défi insolent, ni lui demander de le préciser. On dirait que le cercle prend conscience, brusquement, de la fragilité de ses espoirs et craint de les remettre en question dans un débat avec Robbie. Un silence tendu, une immobilité figée succèdent à l’animation de nos préparatifs. Le cercle rentre dans sa coquille peureusement. Pas une corne qui dépasse. Bouches closes. Regards éteints.

D’autant plus frappante, cette soudaine réserve, qu’elle succède aux allées et venues, aux bousculades aux toilettes, à l’affairement. La tension est si forte que je suis presque reconnaissant à l’hôtesse d’intervenir. Je dis presque, parce qu’en se levant elle lâche ma main et dès que ses doigts tièdes quittent les miens, je ressens une pénible impression d’abandon.

Elle dit du ton le plus neutre :

— Attachez vos ceintures, s’il vous plaît.

C’est vrai, personne n’y a pensé jusque-là. Et, tandis que les passagers s’exécutent, l’hôtesse fait le tour du cercle et vérifie d’un coup d’œil que les boucles sont bien enclenchées. Ce zèle professionnel nous rassérène. Il a l’air d’impliquer que les choses rentrent dans l’ordre : on atterrit. On applique les consignes de sécurité. L’hôtesse y veille avec conscience. Il s’agit donc bien après tout d’un avion comme les autres, même s’il n’y a personne dans le poste de pilotage – et d’un vol comme les autres, même si nous l’avons trouvé un peu long.

 

Bien que le silence soit maintenant moins tendu, on continue à se taire. Le temps s’écoule avec la régularité de ces horloges qui ne comportent pas de cadran, mais totalisent les heures et les minutes dans deux voyants côte à côte. Toutes les secondes, un chiffre s’efface ; dès qu’il s’efface un autre surgit, qui disparaît à son tour. Si on regarde un peu longtemps le surgissement et le départ de ces chiffres, on ne peut qu’être glacé d’effroi : rien ne nous donne une idée plus juste de l’inévitabilité de notre propre disparition. Il suffirait en somme de rester là, assis en face des voyants, et d’attendre assez longtemps.

Et attendre, c’est bien ce que nous faisons tous, en ce moment, dans le cercle, sans horloge, sans montres, sans même l’alibi d’une occupation, comme sur terre.

La lumière dans le charter est devenue crépusculaire. L’hôtesse est sans pouvoir, elle l’a dit, sur l’électricité : celle-ci est commandée par le Sol et le Sol, Dieu sait pourquoi, a décidé de ne pas nous éclairer à la nuit tombante. C’est une petite modification apportée au programme de la veille. Hier soir, les lampes restèrent allumées jusqu’à l’atterrissage et ne s’éteignirent qu’à l’ouverture des portes. Je ne suis pas seul, j’en suis sûr, à avoir noté cette différence, mais personne, pas même Blavatski, ne la fait remarquer. Elle n’est peut-être pas en elle-même très significative, mais on dirait que nous avons peur, en la signalant, de déclencher un nouvel assaut de Robbie contre nos espoirs.

Il fait maintenant si sombre dans l’avion que nous distinguons à peine les visages de nos vis-à-vis. Je m’attends à ce que, d’une minute à l’autre, la lumière baisse encore d’intensité et laisse place à un noir d’encre. Mais pas du tout. Elle paraît se stabiliser à son niveau actuel : une grisaille blafarde qui gomme les traits de nos compagnons en ne laissant subsister dans chaque cas qu’une large tache blanchâtre aux contours mal définis.

Au milieu de nous tous, le visage émacié de Bouchoix est de loin le plus visible. Peut-être parce qu’étant dans un plan horizontal, et non comme les nôtres, vertical, il accroche davantage ce qui reste de lumière. Il est aussi beaucoup plus blanc, et modelé en creux plus profonds. Je le regarde. Il me semble que ses lèvres ont bougé. J’ai un frisson de peur panique, qui reflue aussitôt. Je connais l’effet trompeur qui l’a fait naître. Quand on regarde longuement un mort, on finit toujours par discerner d’imperceptibles mouvements sur son visage. Cette illusion doit tenir au fait que nous n’arrivons pas à nous résigner à son irrémédiable immobilité.

Je sens à mes oreilles bouchées que la descente s’accélère. Je déglutis pour les dégager et, à l’effort que cela me coûte, je mesure de nouveau ma faiblesse.

Le crépuscule nous enlève toute possibilité de mesurer notre distance par rapport à la terre, et quand l’avion prend contact avec le sol, avec une extrême brutalité comme la veille, ce n’est pas le soulagement de retrouver la terre ferme que je ressens, mais un sentiment d’incrédulité mêlé à beaucoup d’angoisse.

Personne ne dit mot. L’avion freine à vous couper le souffle, et malgré son freinage, paraît rouler interminablement sur un sol inégal et nous secoue à nous donner le vertige. La ceinture serrée sur l’abdomen, les deux mains accrochées aux accoudoirs, nous attendons, crispés. Le charter s’immobilise après des cahots très violents. Les moteurs s’arrêtent et, dans le silence, on entend le grincement de l’échelle métallique qui sort de son logement de la soute et se met en place devant l’exit.

 

Il y a un grésillement subit de haut-parleur et une voix nasillarde éclate au milieu de nous avec une puissance énorme, comme si l’amplificateur qu’elle emprunte était réglé au maximum, produisant un niveau de bruit qu’aucune oreille humaine ne pourrait longtemps tolérer. À la lettre, la voix explose dans nos têtes, on ne sait où se tourner pour la fuir. Elle prend possession de l’avion, elle le remplit en totalité, se réverbère d’un bout à l’autre de la carlingue. On a l’impression que les parois elles-mêmes, comme nos corps pantelants, vont se mettre à vibrer sous son impact. Elle ne prononce qu’une phrase, heureusement. Sans la moindre intonation courtoise, sans le rituel « Mesdames, messieurs », et sans aucune indication « d’heure locale », et de « température au sol », elle dit sur le ton de quelqu’un qui donne des ordres :

— Ne détachez pas vos ceintures.

Je ne vois pas le pourquoi de cette instruction, puisque le charter s’est arrêté. Mais aux mouvements que font dans la pénombre Chrestopoulos et Blavatski, je devine qu’ils se rattachent. La voix qui nous commande est en liaison avec des yeux à qui rien n’échappe, même dans la demi-obscurité.

— Mademoiselle, reprend la voix nasillarde, ouvrez l’exit.

L’hôtesse défait sa ceinture et se lève. Je tourne la tête, je la vois à peine, mais je l’entends qui procède au déverrouillage de la porte. Et je sais que celle-ci s’ouvre, quand un vent glacial envahit l’avion.

J’ai le souffle coupé, les poumons brûlés, je halète, je suis parcouru de frissons. Dans mon état de faiblesse, je n’arrive même pas à raidir mes muscles pour lutter contre le froid qui me transit. Il me paraît à peine pensable qu’un être humain ait eu le courage, la veille, comme la Murzec, de sortir de l’abri du charter pour plonger dans l’air sibérien du dehors. Sur ma gauche, j’entends quelqu’un claquer des dents. Robbie, je crois. La pensée me vient qu’il est, en effet, peu vêtu. Je l’écoute. Je n’aurais jamais imaginé que des dents en s’entrechoquant pourraient produire un bruit si fort.

Du cercle montent maintenant de tous côtés des plaintes, des gémissements, des paroles entrecoupées, mais, chose bizarre, aucune phrase articulée de protestation comme on aurait pu en attendre de Blavatski, de Caramans. On dirait que la température polaire qui nous étouffe sous sa chape de glace paralyse en même temps nos réflexes. Je sens d’ailleurs au milieu de mes interminables frissons une somnolence sournoise m’envahir. Je lutte contre elle. Je me sens épuisé par mes efforts.

— Attention ! dit la voix nasillarde.

Elle éclate à nouveau dans le charter avec une intolérable puissance, vibrant et résonnant dans nos têtes comme si elle allait nous écerveler. Même quand elle se tait, on n’ose pas se sentir soulagé. Comme le malheureux qu’on torture, on attend un nouvel assaut, et bien que la voix n’ait encore rien dit de menaçant, dès qu’elle gronde à nos oreilles, on se sent frappé de peur. Ah, ce n’est pas seulement le bruit. C’est aussi ce nasillement et son ton – comment dire ? – absolument neutre, mécanique, inhumain.

— Attention ! hurle à nouveau la voix.

Suit une pause de plusieurs secondes, complètement absurde, et stupidement cruelle, car, attachés à nos sièges, paralysés par le froid, envahis par la terreur, que pouvons-nous faire d’autre que de prêter notre « attention » à ce qui va être dit ?

— Bouchoix Émile ! crie la voix nasillarde.

Il n’y a évidemment pas de réponse, et, comme si elle s’était attendue à ce silence, la voix reprend, au maximum de son volume, mais sans trahir le moindre trouble :

— Vous êtes attendu au sol !

Au silence écrasé qui suit, je sens toute la stupéfaction du cercle et les questions qu’il se pose. Est-il possible que le Sol ignore l’état de Bouchoix, lui qui voit tout, capte nos paroles, peut-être même nos pensées ?

— Bouchoix Émile ! reprend la voix, avec la même puissance traumatisante, mais sans marquer aucune impatience, comme si la répétition faisait partie d’une routine.

— Mais il est mort, dit quelqu’un, peut-être Pacaud, d’une voix timide.

Un silence. La voix ne va pas répondre à Pacaud. À quoi je le sens, je ne sais.

— Bouchoix Émile ! reprend la voix avec un volume de son qui, littéralement, nous écrase.

Elle ajoute avec une précision mécanique, sans varier d’un iota son intonation, ni baisser son intensité :

— Vous êtes attendu au sol !

Dans le silence qui suit, l’hôtesse, dont je n’aurais jamais attendu tant de courage, pose une question, et, chose bouleversante, une question à laquelle il sera répondu. Le dialogue n’est donc pas, comme je croyais, refusé par système.

La voix de l’hôtesse quand elle s’élève paraît extraordinairement douce, basse et musicale, en contraste avec les décibels qui viennent de torturer nos tympans.

— Nous avons ici un malade, M. Sergius, dit-elle d’un ton poli et ferme. Est-ce qu’il ne pourrait pas être également évacué ?

Je suis ému par son intervention, mais en même temps, j’en veux à l’hôtesse d’avoir envisagé qu’on me sépare d’elle, même pour me sauver.

Un long silence suit cette question. Et juste comme je suis en train de penser qu’elle va être méprisée, la voix nasillarde y répond. L’intensité du ton a baissé de plusieurs degrés, comme s’il s’agissait d’un a parte et surtout, c’est le ton qui n’est plus le même. Il n’est plus neutre, en effet : il est mécontent. Il trahit, dirait-on, l’agacement d’un bureaucrate à qui l’on vient de signaler une bévue dans son service.

— M. Sergius ne devrait pas être malade, dit la voix nasillarde.

Cette remarque et la manière dont elle est articulée me plongent dans un abîme de stupéfaction. Comment pourrais-je jamais concevoir que la maladie dont je souffre puisse être le résultat d’une « erreur » ?

La voix nasillarde reprend en baissant encore son volume, mais avec un effet de sécheresse :

— Mademoiselle, vous donnerez à M. Sergius deux dragées d’Oniril, l’une le matin, l’autre le soir.

C’est un ordre, plus qu’une prescription. Et une prescription qui devrait désespérer le cercle s’il était capable de réfléchir : aucune limite dans le temps n’est assignée à la cure.

— Oui, monsieur, dit l’hôtesse.

Je n’ai jamais entendu parler d’un médicament qui portât le nom d’Oniril, mais l’hôtesse, apparemment, sait où le trouver.

Là-dessus, comme si la question étant réglée et la parenthèse refermée, la routine devait reprendre, la voix nasillarde ajoute en déchaînant à nouveau ses décibels et avec l’intonation neutre et mécanique du début :

— Bouchoix Émile ! Vous êtes attendu au sol !

Est-ce parce que je suis glacé par le vent qui s’engouffre dans le charter, stupéfait d’apprendre que ma mortelle faiblesse n’est peut-être qu’une « erreur » et au surplus, mes fonctions mentales toujours paralysées par le volume énorme que l’amplificateur donne à la voix nasillarde, mais je n’en crois pas mes yeux quand je vois le corps de Bouchoix s’animer et ses mains décharnées rejeter sa couverture.

— Émile ! crie Pacaud, et à ce cri, et aussi parce qu’une femme, Mrs. Banister, je crois, pousse un hurlement strident, je me rends compte que je ne suis pas le seul à voir dans le charter Bouchoix se redresser lentement sur son fauteuil.

— My God ! dit Blavatski (celui-là, je le reconnais à sa voix).

Mais, pour l’instant, il n’ajoute rien.

— Émile ! crie Pacaud d’une voix qui hésite entre le soulagement et la peur. Mais on te croyait…

Il bégaye, il n’arrive pas à finir sa phrase, et il reprend :

— Est-ce que tu es…

Mais cette phrase non plus, il ne la finit pas. C’est le mot « vivant » qui n’arrive pas à passer. Une femme crie de nouveau, et dans le cercle, des exclamations brèves, sourdes, étouffées jaillissent, comme si personne n’osait aller au bout de sa pensée ou de son expression.

— Je l’avais dit ! crie tout d’un coup Blavatski de sa voix râpeuse et provocante. Je l’avais dit, qu’il n’était pas mort ! Personne n’a voulu m’écouter ! Ni procéder aux vérifications nécessaires !

C’est incroyable ! Blavatski tire avantage de notre stupéfaction pour essayer encore, in extremis, de prendre le dessus sur nous. Ne pouvant plus nous dominer, il fait semblant ! Tout tremblant de froid, et peut-être de peur, il parodie son propre leadership. C’est grossier, c’est enfantin, et pourtant, à cet instant, nous lui savons gré de nous apporter, même si elle est absurde, la seule explication que nous ayons envie d’accepter.

Car Bouchoix ne se contente pas de se redresser sur son fauteuil, il se met debout d’une façon raide et mécanique, sans effort apparent, sans aide aucune, sans saisir la main que lui tend Pacaud qui, détachant sa ceinture au mépris des ordres, se dresse lui aussi. Autant que j’en puisse juger – car je claque des dents sous l’effet du froid, mes yeux se brouillent, il règne dans l’avion une pénombre de grotte, et je distingue des taches et des silhouettes, rien de plus –, Bouchoix s’avance dans la direction de l’exit à côté duquel se tient l’hôtesse. Il s’avance à petits pas heurtés, avec lenteur, mais sans vaciller, suivi de Pacaud qui le rattrape, passe sur sa droite, et lui met dans la main la poignée de son sac de voyage, en bégayant d’une voix sourde, détimbrée par la terreur et le froid :

— Émile, ton sac ! Ton sac !

Bouchoix s’immobilise, étend son bras à l’horizontale avec une force qui me stupéfie, le laisse ainsi une pleine seconde, le sac pendant au bout de sa main. Je ne vois pas les doigts s’ouvrir, il fait trop sombre, mais je vois le sac tomber et j’entends le bruit sourd et mou qu’il produit en atterrissant sur la moquette.

— Ton sac, Émile ! dit Pacaud.

Il n’y a pas de réponse. L’exit ouvert laisse apparaître un rectangle de nuit moins sombre, presque gris, et dans ce rectangle s’encadre la silhouette noire de Bouchoix, les deux mains vides pendant le long de ses flancs. Sous l’effet du vent glacé qui s’engouffre dans l’avion, elle vacille. Elle s’immobilise. L’hôtesse dit d’une voix neutre et professionnelle :

— Au revoir, monsieur.

Bouchoix tourne la tête de son côté, son profil effrayant se détache une seconde sur la grisaille du dehors, mais il ne dit rien, il passe, il disparaît, nous entendons son pas lourd sur l’échelle métallique. Plus tard, quand je demanderai à l’hôtesse pourquoi, à son avis, Bouchoix ne lui a pas répondu, elle dira : « Il ne m’a pas vue. Il est même douteux qu’il m’ait entendue. » – « Mais il vous a regardée. » – « Non. Pas vraiment. Son visage a pivoté dans ma direction, mais ses yeux étaient tout à fait morts. Du moins, il m’a semblé. La nuit était claire, mais peut-être pas assez pour distinguer l’expression de ses yeux. » – « Je ne peux pas croire qu’il ne vous voyait pas ! Il a descendu la passerelle sans tomber ! » – « Ça ne veut rien dire. Il a tâtonné assez longtemps avant de trouver la main courante, et dès qu’il l’a saisie, il n’avait plus besoin de ses yeux. » Je change de sujet de façon abrupte et je dis : « Y avait-il quelqu’un au bas de la coupée pour attendre ? » Le visage de l’hôtesse se ferme, ses yeux se baissent et elle dit d’une voix terne : « Je n’ai pas regardé. » – « Pourquoi ? » – « Je n’ai pas pu. »

Dès que l’hôtesse a verrouillé l’exit, j’éprouve deux soulagements, l’un et l’autre immenses, et qui ont tendance à se mêler. Le froid sibérien cesse de me glacer et je ne verrai plus Bouchoix. Quand un homme est devenu un corps, avec quelle hâte nous en disposons ! Vivant, il a pu nous être cher. Mort, il nous devient odieux. Vite ! Vite ! Qu’on l’emporte ! Qu’on le mette dans un trou ! Qu’on le brûle ! Conservons de lui seulement ce matériau extra-léger : le souvenir, et cet élément ultra-propre : l’idée de l’être qu’il fut. Pour Bouchoix avec quelle hâte je m’en remets à Pacaud pour conserver son essence et verser sur lui les larmes qu’il faut ! À y réfléchir, il me semble que ce n’est pas bien et que l’humanité entière devrait pleurer quand meurt un seul des siens, fût-ce un Bouchoix.

En tâtonnant, l’hôtesse me met dans la main un verre d’eau, et dans le creux de la main gauche, qu’elle referme de ses doigts glacés, une petite dragée.

— Qu’est-ce que c’est ?

— L’Oniril.

— Où l’avez-vous trouvé ?

— Dans un tiroir du galley, dès l’embarquement.

— Mais vous n’en connaissiez pas l’usage !

— Non.

J’esquisse un sourire.

— Vous auriez pu regarder le petit prospectus à l’intérieur de la boîte.

— Il n’y en avait pas.

J’hésite un quart de seconde, puis j’avale la petite dragée, je bois l’eau et dans la demi-obscurité, grelottant de froid et de faiblesse, je m’avise que la première pensée de l’hôtesse, après le reverrouillage de l’exit, a été d’aller chercher pour moi l’Oniril. Je la regarde, submergé une fois de plus par le flot de ma tendresse.

À cet instant où je frissonne interminablement dans l’avion, j’espère que je vais guérir. Je pense à un avenir de nouveau possible, avec l’hôtesse. Même s’il n’est pas de longue durée. Je ne peux penser à rien d’autre : et pourtant, au bout d’un moment, je commence à sentir, dans le silence accablé du cercle, à quels abîmes il vient de livrer ses pensées, quand, Bouchoix parti, tout espoir de débarquement à Madrapour s’est évanoui.

Pourtant, il n’y a pas eu, de la part de la voix nasillarde, d’ordre explicite de ne pas sortir de l’avion. Seulement celui de garder les ceintures attachées. N’empêche, personne, absolument personne, ne s’est avancé vers l’exit. Personne n’a fait la moindre réclamation. Personne, sauf l’hôtesse, n’a posé de question. Et cette question concernait l’évacuation d’un malade, et non la descente à terre des passagers. Le cercle n’a pas davantage réagi quand l’hôtesse a reverrouillé l’exit. Le Sol ne le lui a pourtant pas commandé. Elle l’a fait, et nous l’avons laissée faire, comme si la chose allait de soi. Elle a refermé sur nous la lourde porte de la geôle aérienne où nous allons maintenant continuer à vivre, gardés non par des policiers mais par 10 000 mètres de vide glacé entre la terre et nous.

 

Le temps me donne l’impression de couler pour rien. Car le charter reste un très long moment à terre. Une heure peut-être, mais personne n’a plus de montre. Et notre seule mesure, désormais, c’est notre patience ou notre impatience.

Je ne sais si cette attente est due à la nécessité de renouveler notre carburant et la provision d’eau dans le galley et les toilettes, mais nous ne percevons aucun bruit, et par les hublots aucun camion-citerne n’est visible, comme il le serait à coup sûr, la nuit s’étant encore éclaircie depuis le débarquement de Bouchoix. Le seul son que nous avons entendu depuis le verrouillage de l’exit, c’est le grincement de l’échelle de coupée quand elle est rentrée dans la soute. Rien d’autre. Les moteurs sont toujours arrêtés et, bien que cette pause nous excède, personne ne pipe mot. On dirait que nous craignons, en parlant, d’être rappelés à l’ordre par la voix nasillarde. Nous ne savons plus, après son intervention, si le Sol nous reconnaît encore quelques droits.

Le comble, c’est que tacitement au moins les passagers acceptent cet arbitraire ! Tous, même un Blavatski, si dominateur, même un Caramans, si légaliste, même un Robbie, si anarchisant. La température sibérienne, l’effet d’écrasement produit par la voix, le départ de Bouchoix, l’affreuse déception de ne pas nous-mêmes atterrir, autant de chocs qui en s’accumulant nous ont laissés sans force, sans dignité, sans même le besoin de récriminer. Si, pourtant, quelqu’un pleure à petit bruit, sur ma droite, Mrs. Banister, je crois. Les rêves qu’elle a bâtis autour de cette belle chambre à Madrapour sont en train de s’écrouler.

La nuit n’a cessé de s’éclaircir depuis le départ de Bouchoix, diffusant à l’intérieur de l’avion une lumière blafarde beaucoup plus lugubre, en fait, que l’obscurité. Comme nous sommes encore bien loin de l’aube, du moins je le pense, je ne puis expliquer ce phénomène que par la présence de la lune qui, sans jamais devenir visible, est néanmoins assez proche pour éclairer la couche de nuages qui la sépare de la terre. À un moment, la clarté dans l’avion devient telle qu’on peut presque croire qu’elle va percer. Elle n’y réussit pas, pourtant, mais la nuit, de grise qu’elle était, devient blanche.

Mme Murzec prend alors une initiative surprenante : elle détache la ceinture de son fauteuil, se dresse comme mue par un ressort et va coller son visage à un hublot sur sa gauche. Puis elle se retourne et nous fait face, ses yeux bleus luisant dans son visage jaunâtre et mobilisant tout ce qu’il y a de lumière dans l’avion. Elle dit alors de la voix douce qui est maintenant la sienne, mais dans laquelle, malgré sa douceur, une forte tension est sensible :

— Je reconnais le lac ! Et son quai ! C’est ici que nous avons atterri hier soir avec l’Hindou !

Il y a dans l’avion un silence atterré et, au bout de quelques secondes, Blavatski explose avec la dernière violence :

— Mais vous êtes folle ! Comment pouvez-vous reconnaître quoi que ce soit ! On n’y voit pas assez ! D’ailleurs le hublot par lequel vous avez regardé donne sur l’aile de l’avion !

— Mais pas du tout !

— Mais si ! C’est le vague miroitement de l’aile que vous avez pris pour de l’eau !… Avec beaucoup d’imagination !…

— Mais pas du tout ! dit la Murzec. Venez voir vous-même, si vous ne me croyez pas !

— Je n’ai pas besoin de me déplacer, reprend Blavatski sur le ton de la plus parfaite insolence. J’ai une très bonne vue de ma place sur les hublots ! Assez, en tout cas, pour constater qu’on ne voit rien, ni lac, ni quai !

À ce moment-là, comme pour lui permettre de l’emporter sur la Murzec, la demi-clarté lunaire disparaît, rendant impossible toute inspection du paysage au sol. La Murzec revient à sa place et dit avec une douceur inflexible :

— Je regrette de vous contrarier, M. Blavatski. Maintenant, c’est vrai, on ne voit plus rien. Mais à l’instant, j’ai vu un lac et le quai qui le longe. Et je les ai reconnus ! C’est sur ce quai que se tenait l’Hindou quand il a laissé tomber dans l’eau le sac en skaï.

— Vous avez vu ce que vous aviez envie de voir ! rugit Blavatski. La vérité, c’est que vous êtes véritablement obsédée par le souvenir de l’Hindou ! Je suis sûr que lorsque vous allez prier dans le poste d’équipage, vous le voyez de l’autre côté du pare-brise, voguer dans le ciel par ses propres moyens !

Là-dessus, il se permet un petit rire. La Murzec garde un silence méritoire et Robbie dit d’une voix que l’indignation rend un peu criarde :

— Vous pourriez vous dispenser de ces réflexions, Blavatski. Vous n’avez pas à savoir ce que fait Mme Murzec dans le poste d’équipage, et vous n’avez pas non plus à lui prêter des visions !

— Je ne lui fais pas tort en les lui prêtant, dit Blavatski avec une lourde ironie mais sans regarder Robbie. On ne prête qu’aux riches. Mme Murzec a la fibre mystique : elle voit bien au-delà des réalités de ce monde !

On se serait attendu à ce que la Murzec réplique. Mais non. Pas un mot. Le silence. La joue gauche offerte. Et Robbie s’écrie avec irritation de sa voix aiguë :

— Je ne vois pas la raison qui vous pousse à attaquer aussi grossièrement une femme qui ne se défend pas. Ou plutôt, si, je la vois. Vous ne voulez pas admettre que, depuis hier soir, l’avion a tourné en rond pour revenir à son point de départ.

Il y a dans la majorité des exclamations horrifiées mais dans les notes basses. Rien qui ressemble à un tollé, tant l’accablement est profond.

— Je ne vais pas l’admettre sur un témoignage aussi fragile ! s’écrie Blavatski avec une rage contenue. Ce que Mme Murzec a cru voir, l’espace d’une seconde, par une vague clarté lunaire en regardait par un hublot déformant, n’a pas pour moi une valeur probante ! Je ne dis rien d’autre ! C’est une réflexion de simple bon sens, et je m’y tiens !

— Je vous demande pardon, j’ai vu un lac, dit la Murzec, dont on ne peut plus distinguer les traits tant il fait sombre maintenant dans l’avion.

Elle parle avec une sérénité parfaite, comme si aucune des flèches de Blavatski n’avait réussi à pénétrer son armure.

— Je le répète, reprend-elle, j’ai vu un lac, dont l’eau m’a paru très noire malgré la lune. J’ai vu un quai. Et j’ai même vu une barque amarrée au quai. Je les ai vus comme je vous vois. Et non seulement je les ai vus, mais je les ai reconnus.

— Comment savez-vous que c’était un lac ? dit tout d’un coup une voix qu’à son débit et à son articulation, j’identifie aussitôt pour celle de Caramans. Faisait-il assez clair ? reprend-il avec sa coutumière élégance verbale, et votre vue portait-elle assez loin pour que vous puissiez distinguer l’autre rive ?

— À vrai dire, non, dit la Murzec.

— Alors, c’était peut-être un fleuve, dit Caramans sur le ton d’un magister qui prend un élève en faute.

— Non. Un fleuve a un courant.

— Si l’eau était noire, vous ne pouviez pas distinguer le courant.

— C’est possible.

— Et le cadre du hublot étant si petit, reprend Caramans avec une insistance polie, vous n’avez pas pu vous rendre compte des dimensions réelles de cette étendue d’eau.

— Peut-être pas, dit la Murzec.

— Dans ces conditions, conclut Caramans avec une note victorieuse dans la voix, vous ne pouvez pas vraiment nous dire si vous avez vu un lac, un fleuve, un étang, ou une simple pièce d’eau !

Il y a dans le cercle des petits ricanements assez déplaisants, comme si la majorité se dépêchait de conclure que Caramans, dans l’intérêt général, avait rivé son clou à la Murzec.

— Mais c’est idiot ! dit Robbie, sa voix protestatrice montant dans les notes aiguës. Ce qui est important, ce n’est pas que Mme Murzec ait vu un lac, un fleuve ou un étang ! L’important, c’est qu’elle ait reconnu le lieu de la première escale !

— Mais comment pourrait-elle le reconnaître, dit Caramans sur un ton poliment écrasant, alors qu’elle le décrit avec si peu de précision ?

Les petits rires vengeurs reprennent. Dieu merci, la majorité, écartant avec résolution les mauvais prophètes, écoute à nouveau les bons bergers : Blavatski et Caramans. Le bon sens et la dialectique. Le scepticisme rageur et le raisonnement pointilleux.

Visiblement, l’espoir renaît. Un espoir infiniment modeste, puisqu’il se contente de l’idée que l’avion n’est peut-être pas revenu, après un jour de vol, là où il a atterri la veille.

Le cercle, certes, vient de perdre un des siens, il grelotte de froid. Quand le charter reprendra l’air, le cercle ne sait rien de sa destination ni des personnes qui l’y conduisent. Le cercle ignore tout, et le comment et le pourquoi. Et pourtant, le cercle commence – si peu que ce soit – à se rassurer. Ah, certes, il lui en faut peu ! Un petit, tout petit espoir de ne pas voler, du moins, en circuit fermé…

Je ne fais pas ici le fendant. Je ne jette pas la pierre à la majorité. Moi-même, qui pensais suivre Bouchoix avec à peine un décalage d’un jour, il a suffi que la voix nasillarde laisse entendre que ma maladie était une « erreur », et me prescrive une drogue pour qu’aussitôt je me croie guéri.

 

C’est à ce moment précis que l’hôtesse intervient, stupéfiant le cercle, majorité et minorité, tant son intervention paraît prendre le contre-pied du rôle apaisant qu’elle a joué jusque-là.

Elle dit d’une voix douce :

— Mme Murzec a dit vrai : elle a bien vu un lac.

Je tourne la tête vers elle, mais je ne distingue pas ses traits, il fait beaucoup trop sombre. Je perçois dans le noir des mouvements divers et j’entends deux ou trois exclamations étouffées. Et Blavatski dit sans aménité :

— Comment le savez-vous ?

— Mais parce que je l’ai vu moi-même, dit l’hôtesse avec tranquillité.

— Vous l’avez vu ! dit Blavatski. Et quand ? ajoute-t-il d’une voix presque menaçante. Puis-je vous le demander ? – la formule de politesse paraissant étrangement peu en accord avec le ton qu’il a pris.

— À l’instant, quand j’ai ouvert l’exit.

Elle reprend avec une parfaite sérénité :

— J’ai vu tout ce que Mme Murzec a décrit : le lac, le quai, la barque.

Il y a un assez long silence et Caramans dit, avec l’intonation d’un homme qui possède seul la faculté de raisonner :

— Mais il ne suit pas de là que l’endroit où l’avion a déposé hier soir le couple hindou soit le même.

— Je n’en sais rien, dit l’hôtesse tranquillement. Il faisait noir comme dans un four quand les Hindous ont débarqué.

— Mais Mme Murzec, elle, a vu quelque chose, s’écrie Blavatski avec dérision.

— Naturellement, dit la Murzec, puisque l’Hindou éclairait son chemin avec une lampe électrique, qu’il avait prise à l’hôtesse.

— Je voudrais remarquer que l’hôtesse, elle, n’a rien vu ! s’écrie Blavatski d’un ton presque insultant.

— Mais ça ne contredit pas du tout ce que dit Mme Murzec, s’écrie l’hôtesse avec vivacité. Moi, je n’ai rien vu parce qu’au moment où j’ai refermé l’exit, l’Hindou n’avait pas encore allumé ma lampe électrique.

— Rien ne prouve qu’il l’ait emportée, cette lampe ! dit Blavatski.

— Si ! Moi ! dit l’hôtesse. Au moment où l’Hindou a franchi l’exit, il la tenait dans sa main gauche et le sac en skaï dans sa main droite.

— Je vous demande pardon, dit Caramans, apparemment très soulagé de la prendre en faute. C’est la femme qui portait le sac en skaï noir !

— Oui, mais l’Hindou le lui a repris des mains après l’incident avec M. Chrestopoulos.

— Je n’ai rien noté de ce genre, dit Caramans.

— Mais moi, je l’ai noté, dit l’hôtesse. Je ne quittais pas des yeux les mains de l’Hindou à cause de ma lampe. J’ai espéré jusqu’au dernier moment qu’il me la rendrait. Je la lui ai d’ailleurs réclamée quand il est passé devant moi pour sortir.

— Vous lui avez réclamé votre lampe électrique ? dit Caramans. Alors je ne vous ai pas entendue, ajoute-t-il avec un scepticisme poli, comme s’il suffisait qu’une chose ne soit ni « notée » ni « entendue » par lui pour que son existence soit aussitôt frappée de nullité. Eh bien, reprend-il avec une sorte de distance et une ironie voilée comme s’il se prêtait à un jeu, que vous a-t-il répondu ?

— Une phrase en anglais, que je n’ai pas comprise.

— Mais je l’ai comprise, moi ! s’écrie Robbie. Quand l’hôtesse lui a réclamé sa lampe, l’Hindou a eu d’abord un petit rire, puis il a dit : « Ils n’ont pas besoin de lumière, ceux qui, de leur plein gré, croupissent dans les ténèbres. »

Après cette citation, si injurieuse pour nous, tous se taisent, et la querelle s’éteint, comme toujours, sans aucune conclusion, sans apporter la moindre certitude.

L’hôtesse corrobore la Murzec dans la description qu’elle a faite du terrain d’atterrissage de ce soir, mais non de celui où nous avons touché terre la veille, puisque la veille justement, l’hôtesse n’a rien vu. La question de savoir si nous sommes revenus à notre point de départ, avec toutes les implications sinistres que le fait pourrait comporter, n’est donc pas tranchée, puisqu’elle repose sur un témoignage unique.

Quant à l’hôtesse, quand je lui demande, plus tard, pourquoi elle est intervenue au risque d’accroître l’angoisse des passagers, elle me répond non sans émotion : « J’en avais assez d’entendre ces messieurs rudoyer Mme Murzec, alors qu’elle ne disait que la vérité sur ce fameux lac. »

Je ne peux pousser mes questions plus avant : les moteurs se mettent en marche avec le bruit anormalement lointain et feutré qui m’a frappé dès le début, et, presque aussitôt après, les annonces lumineuses nous conseillant d’attacher nos ceintures s’allument de chaque côté du rideau du galley. Le conseil à quelque chose d’absurde : le cercle a obéi à la voix nasillarde : à l’exception de Pacaud quand il a volé au secours de Bouchoix, et de Mme Murzec quand elle a couru vers le hublot, personne ne s’est détaché.

L’avion se met à rouler en tanguant fortement sur le sol inégal, prend de la vitesse et décolle. Pour être exact, faute de repères dans le noir pour m’en assurer, je déduis qu’il décolle quand les cahots cessent. La lumière dans le charter se rallume et nous nous regardons un moment, l’air stupide, clignant sans fin des paupières. Le froid est intense et je ne suis pas le seul à trembler.

L’hôtesse se lève et dit d’un air apaisant et maternel :

— Je vais préparer une collation et des boissons chaudes.

Elle a à peine fini de parler que je sens, en moi-même et dans le cercle, une sorte de détente. Je sais bien, le fou peut s’habituer à son asile, le prisonnier à sa cellule, l’enfant martyr à son placard – et les regretter quand ils les quittent.

Je n’aurais quand même jamais osé imaginer l’extraordinaire soulagement qui se peint sur les visages de mes compagnons quand cesse l’interminable attente à terre dans le noir et le froid glacial.

Dieu merci, c’est terminé. L’avion tient l’air de nouveau, avec un doux et puissant ronronnement. La bonne lumière est revenue nous baigner, et avec elle, dans quelques instants, le chauffage qui va détendre nos muscles. L’hôtesse, fidèle à son rôle tutélaire, veille sur nous. Thé ou café bouillant, on va boire. Et manger aussi. Eh oui, manger ! C’est là l’important ! À la campagne, est-ce qu’on ne mange pas toujours après un enterrement ? Pour être sûr que la vie continue. Et la vie, apparemment, continue dans notre charter destination Madrapour. La lumière revenue, nous sommes « tous » là de nouveau. On peut de nouveau se voir, s’aimer, se haïr, renouer entre nous nos complexes rapports. Il y a dans tout cela un retour à une rassurante routine et, pour peu qu’on veuille bien ne pas penser trop avant, les choses reprennent en somme leur cours normal.