CHAPITRE II
— Vous n’avez pas pu ? dit la Murzec.
— Non, madame, dit l’hôtesse.
Un silence. Je m’attends à ce que la Murzec insiste et demande d’un ton sec à l’hôtesse pourquoi elle n’a pas pu poser ses questions.
Elle n’en fait rien. Et pourtant, avec son front têtu et son œil bleu acier, la Murzec est l’image même de l’acharnement. On ne l’imagine pas rétracter ses griffes quand elle les a enfoncées dans la peau de quelqu’un.
Personne dans le cercle ne prend le relais. Ni Blavatski, toujours si sûr de lui ; ni Caramans, si à cheval sur ses droits ; ni l’effronté Chrestopoulos ; ni les viudas, si à l’aise dans leur rôle mondain ; ni Robbie, l’impertinence toujours au bout de la langue. On dirait que les réponses aux questions de la Murzec ne nous concernent pas.
Je suis bien d’accord, certes : ces questions n’ont pas en elles-mêmes beaucoup de signification. Mais l’absence de réponse en a une. De toute évidence, on ne peut accepter que l’hôtesse s’en tienne là.
Et c’est bien, pourtant, ce qui se passe. Nous nous taisons tous, moi compris. Nous regardons la Murzec. Nous attendons d’elle qu’elle s’obstine. Et notre attente revient à dire ceci : c’est elle qui a levé ce lièvre, c’est à elle de lui courir sus !
Mme Murzec saisit fort bien la subtile lâcheté de notre attitude, puisqu’en somme nous nous déchargeons sur elle du soin de poursuivre. Et elle se tait. Peut-être par une sorte de défi rageur : Ah, maintenant, vous voulez que je parle ! Eh bien, je ne dirai rien !
C’est Chrestopoulos qui rompt le silence, mais pas par des paroles, par des bruits. Il pousse un gros soupir et frappe à plusieurs reprises ses cuisses grasses du plat de ses deux mains boulottes. Je ne sais pas ce que signifie ce geste : impatience ou inquiétude.
Toujours transpirant et agité, Chrestopoulos, et paraissant très mal à l’aise dans un pantalon qui plisse sur son gros ventre et plus bas, sur un sexe énorme qui le force à garder les jambes larges ouvertes. Il n’est pas, certes, vêtu pauvrement. On pourrait même lui reprocher un luxe excessif, surtout en fait de bijoux et de bagues, tous en or. Jaunes aussi la large cravate de soie qui orne sa poitrine, et ses chaussures. On ne peut pas dire non plus qu’il paraît sale, malgré l’odeur qui émane de lui. Il appartient plutôt à cette catégorie d’hommes sur qui, au bout de deux heures, toute chemise semble douteuse et tout veston, fripé – trop de sueur, d’humeurs et de mucus suintant de leur peau et des cavités de leur corps : cérumen dans les oreilles, jaune au coin des yeux, le dessous des bras en auréole, sentant des pieds, exsudant tous azimuts. La tête est ronde, couronnée d’abondants cheveux poivre et sel, des yeux de geai à la fois perçants et fuyants, d’épais sourcils noirs en barre continue et, sous un nez d’une forme et d’une longueur obscènes, une grosse moustache de janissaire turc.
Chrestopoulos se frappe les cuisses une dernière fois du plat de sa main grasse et, jetant de côté un regard furtif à Blavatski, il se lève, traverse le demi-cercle droit et, soulevant le rideau, passe en classe touriste, laissant derrière lui, en même temps que son odeur, la tache brillante et dorée de ses chaussures. Après quelques secondes, on l’entend qui ouvre et referme sur lui sans aucune discrétion la porte des toilettes.
Aussitôt, comme mû par un déclic, Blavatski se lève avec une élasticité de gros homme, franchit à son tour le demi-cercle droit mais en sens inverse et, à la stupeur générale, saisissant sous le fauteuil de Chrestopoulos son bagage à main, le pose sur le siège, l’ouvre et commence à l’inventorier.
Le couple hindou, assis à la droite de Chrestopoulos et qui jusque-là s’était fait remarquer par son impassibilité, donne des signes très vifs d’émotion, et la femme interviendrait peut-être si l’homme ne posait avec force la main sur son avant-bras en la regardant en même temps de ses yeux noirs liquides : le couple hindou aurait-il lieu, lui aussi, de redouter les initiatives de Blavatski ?
Il y a chez les autres passagers des mouvements divers. Et le premier à réagir explicitement – avant même, je le note, Caramans – est un Français chauve à gros yeux saillants assis à la gauche de Chrestopoulos. Il dit d’une voix indignée :
— Mais voyons, monsieur, vous n’avez pas le droit de faire cela !
— Je le pense aussi, dit en anglais Caramans, avec une affectation de calme diplomatique.
Blavatski ignore Caramans, mais tourne belliqueusement vers le Français chauve son crâne casqué de cheveux drus et dit avec une arrogance joviale et sans cesser pour autant de fouiller le sac du Grec :
— Et qu’est-ce qui vous fait penser que je n’en ai pas le droit ? dit-il en excellent français, mais avec un fort accent américain.
— Mais vous n’êtes pas douanier, dit le Français. Et même si vous l’étiez, vous n’auriez pas le droit de fouiller le sac d’un voyageur en son absence.
— Je m’appelle Blavatski, dit Blavatski avec un large sourire dentaire et un air d’orgueil bon enfant.
Il ajoute :
— Je suis agent du Narcotic Bureau.
Il sort une carte de sa poche et, d’un geste négligent, la montre de loin au Français.
— Je ne vois pas que cela vous donne le droit de fouiller le bagage d’un passager grec dans un avion français, dit le chauve d’un air piqué.
— Je vous ai dit mon nom, dit Blavatski, avec un air d’indéfinissable supériorité morale. Et vous ne m’avez pas dit le vôtre.
L’air vertueux de cet Américain qu’il vient de prendre « la main dans le sac » enrage le chauve. Ses gros yeux saillants rougissent et il dit en haussant le ton :
— Mon nom n’a rien à faire là-dedans !
Blavatski, qui a pris le parti de vider de son contenu le sac de Chrestopoulos sur son siège, est en train de tâter la doublure de skaï. Il dit sans relever la tête et d’un ton sermonneur :
— Est-ce que nous ne pourrions pas avoir une conversation plus calme entre adultes ?
Le voisin de gauche du chauve, un individu très maigre, presque décharné, se penche alors vers lui et lui glisse quelques mots à l’oreille. Le chauve, qui paraissait sur le point d’exploser, se ressaisit et dit d’une voix sèche :
— Si vous y tenez tant que ça, je me présente. Je suis Jean-Baptiste Pacaud, je dirige une société qui importe du bois de déroulage. M. Bouchoix (il désigne l’individu décharné à sa gauche) est mon bras droit et mon beau-frère.
— Heureux de vous rencontrer, Mr. Pacaud, dit Blavatski avec un air de condescendance aimable. Vous aussi, Mr. Bouchoix. Mr. Pacaud, avez-vous un fils ? dit-il en remettant sans hâte aucune dans le sac de Chrestopoulos les objets qu’il en a retirés.
— Non, pourquoi ? Quel est le rapport ? dit Pacaud, ses gros yeux saillants lui donnant au repos un air perpétuellement étonné.
— Si vous aviez un fils, reprend Blavatski avec une gravité de prédicant, vous devriez souhaiter que les trafiquants de drogue, grands et petits, soient mis hors d’état de nuire. Et voyez-vous, Mr. Pacaud, dit-il en replaçant le sac de Chrestopoulos sous son fauteuil, nous avons des raisons de penser que Madrapour est un des hauts lieux de la drogue en Asie, et Mr. Chrestopoulos, un important intermédiaire.
Caramans fronce alors ses épais sourcils noirs et, relevant le côté droit de sa lèvre supérieure, dit en anglais de sa voix acide et bien articulée :
— Dans ce cas, c’est au retour que vous auriez dû fouiller le sac de Chrestopoulos, non à l’aller.
Blavatski s’assied à ma droite, se penche et sourit à Caramans avec un air de supériorité joviale.
— Ce n’est pas, bien entendu, de la drogue que je cherche, dit-il de sa voix traînante. Vous n’avez pas bien compris, Caramans. Chrestopoulos n’est pas un convoyeur, c’est un intermédiaire.
— De toute façon, dit Caramans avec un retour en force de sa moue dédaigneuse, fouiller les bagages d’un compagnon de voyage sur un simple soupçon est un procédé illégal.
— Et comment ! dit Blavatski en souriant avec bonne humeur de ses grosses dents blanches. Et comment, c’est illégal !
Et aussitôt, repassant sans transition du ton cynique au ton moral, il ajoute :
— Mais je préfère, pour lutter contre la drogue, donner quelques coups de canif dans la légalité plutôt que de vendre des armes à un peuple sous-développé.
Caramans lève en même temps son sourcil droit et le coin droit de sa lèvre.
— Vous voulez dire que les États-Unis ne vendent pas d’armes aux peuples sous-développés ?
— Je sais bien ce que je veux dire, dit Blavatski.
Le ton entre les deux hommes est devenu tout d’un coup si déplaisant que je décide d’intervenir. Je peux d’autant mieux le faire que, Caramans se trouvant assis à ma gauche, et Blavatski à ma droite, c’est pour ainsi dire par-dessus ma tête qu’ils se mitraillent.
— Messieurs, dis-je d’une voix unie, si nous mettions fin à cette discussion ?
Mais Caramans, bien qu’apparemment très calme, bout de colère contenue. Il dit d’une voix basse et grinçante :
— Vous venez de vous couper, Blavatski. Vous n’êtes pas membre du Narcotic Bureau. En réalité, vous travaillez pour la CIA sous couvert du Narcotic Bureau.
Le couple hindou, me semble-t-il, s’agite. Mais c’est une impression fugitive, car à cet instant, je regarde Blavatski. Quel étonnant visage ! Tout en défenses et en boucliers. Le casque de ses cheveux, les verres si épais qu’aucun regard hostile n’est capable de les pénétrer, et enfin ces grosses dents blanches, hautes, serrées, qui ferment sa bouche comme un blindage. Je ne m’y trompe pas, d’ailleurs. À l’abri de ces fortifications, tout est attaque et agression : l’œil, le rire, la parole, l’attitude arrogante, et aussi, chose surprenante, l’humeur enjouée. Car ce gros homme au regard dur a en même temps du charme. Et il en use, tantôt pour et tantôt contre son interlocuteur.
— Voyons, voyons, Caramans, dit Blavatski en montrant ses grosses dents tandis que son petit œil pétille derrière ses verres, il ne faut pas croire tout ce que vous a dit de moi Chrestopoulos ! Cette vieille fripouille s’imagine que vous êtes bien introduit auprès du GPM, et il cherche votre protection. En fait, je n’ai rien à voir avec la CIA. Naturellement, reprend-il en plissant les yeux, il a bien fallu que je me documente sur mes compagnons de route, et c’était facile ; cet avion est un charter et, à ma connaissance, le premier en date à partir pour Madrapour.
Caramans reste silencieux. Quand un diplomate se tait, il a l’air de se taire deux fois. Caramans ne reprend pas le Monde qu’il garde sur ses genoux. Il demeure immobile, baissant les yeux, comme s’il regardait le long de son nez, et présentant à Blavatski son profil sévère et bien léché, le cheveu coupé de frais et pas un poil ne passant l’autre. Je remarque que même au repos le côté droit de sa lèvre est légèrement relevé, comme si son tic dédaigneux s’était peu à peu figé.
Caramans regrette je crois d’en avoir trop dit et il doit avoir ses raisons de souhaiter que Blavatski n’en dise pas davantage. Mais Blavatski, je le sens, n’entend pas se taire. D’abord stupéfait qu’un agent soi-disant secret commette en public tant d’indiscrétions, je commence à me demander si elles ne sont pas, toutes, calculées. Et j’en suis certain quand Blavatski reprend de sa voix traînante et avec un regard d’une ingénuité caricaturale :
— Croyez-moi, Caramans, je suis étranger à la CIA. Je ne m’intéresse qu’à la drogue. Et je me fous complètement de vos histoires de puits de pétrole et de ventes d’armes et de votre influence réelle ou supposée auprès du GPM.
Caramans sursaute, jette aux autres passagers un regard rapide et anxieux, et dit en serrant les lèvres :
— Merci, en tout cas, de me faire tant de publicité.
Blavatski rit. Son rire est bon enfant, mais cache une jubilation qui, j’en suis sûr, n’a rien d’aimable. Caramans se replonge dans le Monde, le visage pétrifié par l’effort qu’il fait pour se contenir. L’incident est clos, ou du moins il a l’air de se clore.
Et, dans le silence revenu, Chrestopoulos réapparaît. Précédé de ses chaussures jaunes et suivi de son parfum composite, il reprend sa place entre l’Hindou et Pacaud. Il est resté si longtemps absent qu’on peut se demander s’il n’a pas surpris tout, ou partie, du dialogue entre Blavatski et Caramans, caché derrière le rideau de la classe touriste.
À bord de cet avion plus rien ne m’étonne. Blavatski ne vient-il pas implicitement d’admettre qu’il a lui aussi entendu, peut-être de la même manière, peut-être par une écoute plus sophistiquée, la mise en garde que Chrestopoulos, quelques minutes plus tôt, a adressée à Caramans à son sujet ?
L’hôtesse revient de la cambuse et assise à l’extrémité du demi-cercle gauche, les mains croisées sur ses genoux, elle reste immobile, l’air absent, sans regarder personne. Une idée étrange me vient. J’ai l’impression – mais peut-être a-t-on déjà deviné que j’ai quelque tendance au mysticisme – que l’hôtesse est écrasée par une révélation négative d’une portée considérable : par exemple, la disparition de Dieu.
Je prévois l’objection qu’on me fera. On va dire qu’il est aussi difficile de perdre Dieu quand on l’a que de le gagner quand on ne l’a pas. Je suis bien d’accord.
Puis-je dire ici, cependant, les précautions que je prends pour le garder ? Je tiens que la croyance étant un acte de foi, la foi sans preuve est méritoire. C’est là, on le devine, une astuce angélique. Car dès que le doute apparaît, il est a priori suspect. En outre, il est incommode, et comme disent les Anglais, « il ne paye pas ». Sans rien gagner, il perd tout – du moins tout ce à quoi je tiens : un Dieu paternel, un univers qui a un sens et un au-delà consolant.
Un mot encore à ce sujet : sans pour autant me donner en exemple, je voudrais dire comment je m’y prends pour avoir la paix chez moi. J’ai compartimenté mon esprit, et dans le compartiment le plus petit, le plus étanche et le plus sombre, j’ai enfermé mes doutes. Dès que l’un d’eux ose montrer la tête, je le refoule dans le noir sans pitié.
Pour le moment, regardant l’hôtesse et notant tous les signes de sa désespérance, je sens en moi un élan passionné. J’ai envie de me lever, de la prendre dans mes bras, de la protéger.
Franchement, je suis le premier étonné, à mon âge et avec mon physique, d’être si juvénile. Mais c’est un fait, elle me fascine. Et sans aucune retenue, je la regarde, ébloui, débordant de désir, de tendresse et aussi, bien sûr, de pitié devant sa mortelle angoisse. Depuis qu’elle a enlevé son petit calot, elle a coiffé en casque d’or ses beaux cheveux, dégageant son cou mince et à mon avis mettant beaucoup mieux en valeur ses traits. Quant à ses yeux d’un vert un peu glauque, ils me paraissent plus beaux depuis qu’ils sont tristes. Je la regarde, jamais rassasié. Si l’œil à lui seul pouvait posséder, elle serait déjà ma femme. Car il va sans dire que mes intentions à son égard sont honorables, même si mes chances d’être agréé sont faibles.
Après quelques minutes, je n’y tiens plus. J’ai soif d’avoir un contact avec l’hôtesse, fût-il le plus insignifiant. Je dis :
— Mademoiselle, voulez-vous avoir la gentillesse de m’apporter un verre d’eau ?
— Certainement, Mr. Sergius, dit-elle. (Je note avec joie que je suis le seul ici qu’elle appelle par son nom.)
Elle se lève aussitôt avec grâce et se dirige vers la cambuse. Je la suis des yeux. Le plaisir que me donne ce petit être humain, rien que par le seul fait qu’il se déplace, est incommensurable.
Elle revient, portant un verre plein sur un plateau. Celui-ci est inutile, puisqu’elle maintient le verre en équilibre de son autre main, mais je suppose que l’usage du plateau est imposé aux hôtesses et Dieu sait pourquoi, s’agissant d’elle, cette petite servitude m’attendrit.
— Voici, Mr. Sergius, dit-elle, debout entre Blavatski et moi, et se penchant vers moi, elle m’enveloppe de son odeur de fille fraîche et bien lavée.
Je saisis le verre, et comme elle fait mine de faire demi-tour, pris de panique à l’idée de la voir s’éloigner si vite, j’ose une familiarité inouïe : j’avance le bras, je la retiens par la main.
— Attendez, je vous prie, dis-je d’un ton précipité. Vous remporterez le verre en même temps.
Elle sourit, elle attend, elle ne fait aucun effort pour se dégager, et tandis que je bois, à vrai dire plein de confusion, je regarde de côté avec étonnement sa petite menotte serrée dans ma grande patte velue. L’hôtesse tourne le dos à Blavatski, mais la Murzec, quand elle a vu mon geste, a soufflé dans son nez avec mépris, et mon voisin de gauche, Caramans, sans cesser de lire le Monde, a relevé un peu plus son coin de lèvre. Je le trouve tout d’un coup très antipathique, Caramans, avec sa coupe de cheveux si correcte et sa tête d’énarque bien-pensant.
Je ne peux pourtant pas passer une éternité à absorber un verre d’eau, même sans la moindre soif, ni retenir le verre vide dans ma main, alors que l’hôtesse l’attend, si semblable dans sa mélancolie à l’ange de l’Annonciation dans le tableau de Léonard de Vinci. Je remarque à nouveau ses yeux tristes et je dis à mi-voix :
— Vous êtes soucieuse ?
— On le serait à moins, dit-elle, en me laissant interdit par un sous-entendu qui en dit trop, ou trop peu.
Je reprends :
— Vous savez, il y a quelque chose que l’expérience m’a appris. Quand on a des problèmes, il suffit d’attendre assez longtemps et vos problèmes se résolvent d’eux-mêmes.
— Vous voulez dire par la mort ? dit-elle avec une expression anxieuse.
Je suis saisi.
— Non, non, dis-je d’une voix mal assurée. Non, non, je ne vois pas si loin. Je veux simplement dire qu’avec le temps votre optique change, et vos soucis perdent leur acuité.
— Pas tous, dit-elle.
Sa main remue dans la mienne comme une petite bête captive, et aussitôt je lâche prise, je lui remets mon verre. Avec un dernier sourire elle s’en va, plus fleur coupée que jamais. J’ai eu le contact que je désirais, mais du trouble qui la ronge, elle ne m’a rien dit. Je n’ai jamais rencontré personnalité plus attirante et aussi, plus insaisissable.
Je voudrais revenir sur la disposition en cercle des sièges de cette première classe et, pour la commodité de la description, faire un dessin sommaire pour montrer, comme dirait un Anglais, « qui se trouve à côté de qui ».
Ce croquis, tandis que je l’achève, m’amuse. Il me rappelle les petits plans délicieusement excitants des romans policiers anglais du début du siècle. La différence, je le dis au risque de supprimer d’emblée tout « suspense », c’est qu’en toute probabilité personne ici ne va se faire assassiner, si bien « distribué » que paraisse Chrestopoulos dans l’un et l’autre de ses rôles.
Mon dessin fait bien apparaître la disposition tout à fait insolite des sièges en première classe, alors même qu’en classe économique elle reste traditionnelle. La perte de place qui résulte de cet arrangement est évidente ; la première classe est plus longue qu’elle ne l’est par exemple sur un DC 9, où elle comporte pourtant douze fauteuils, alors qu’ici, nous n’en avons que seize pour une surface bien plus importante. Ceci explique la boutade de Blavatski : « Les Français n’ont aucun sens de la rentabilité d’un avion. »
Mais c’est là, bien sûr, une vacherie gratuite. On peut très bien supposer, en effet, que l’aménagement intérieur de cet avion a été commandé tout spécialement par un chef d’État qui désirait tenir conseil en plein vol avec ses collaborateurs. Dans cette hypothèse, l’appareil aurait été racheté en seconde main par la société de charter, et celle-ci n’aurait pas voulu faire les frais de le restructurer.