CHAPITRE V

L’instant d’après, l’Hindou et sa femme se lèvent avec une lenteur majestueuse (ils sont très grands tous les deux) et se placent derrière leurs sièges, nous faisant face, l’homme ayant abandonné son turban sur son fauteuil. Leurs visages sont nobles et graves et on pourrait croire qu’ils se préparent à chanter pour notre édification un cantique religieux.

Mrs. Boyd pousse un cri de terreur, et l’Hindou lui dit sur un ton poli et dans un anglais tout à fait raffiné :

— N’ayez pas peur, je vous prie. Je n’ai pas l’intention de tirer, du moins pas pour le moment. Je me propose de saisir l’avion.

Je m’aperçois alors que l’un et l’autre tiennent un revolver braqué sur nous. Mes mains se mettent à trembler légèrement, mes cheveux se hérissent. Pourtant, à cet instant, chose bizarre, je ne ressens encore aucun sentiment de peur : mon corps est en avance sur mon cerveau.

Non, ce que j’éprouve, ce serait, plutôt, de la curiosité. Tous mes sens sont en éveil. L’œil vigilant, l’oreille dressée, je suis à l’affût de tout. Apparemment, pourtant, rien ne distingue mon attitude de celle de mes compagnons. Je reste immobile, figé. Je regarde l’ouverture ronde des deux canons qui nous confrontent, et je ne dis rien, j’attends.

Nous attendons longtemps, car, de toute évidence, l’Hindou n’est pas pressé… On aurait pu croire qu’il allait se précipiter après sa déclaration vers le poste de pilotage, le verbe haut et le geste énergique. Pas du tout. Il reste, lui aussi, immobile, il nous considère en silence l’un après l’autre de ses grands yeux noirs et il a l’air de méditer. Il a du reste le genre de physionomie qui paraît fait davantage pour la méditation que pour l’action.

— Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ? dit Pacaud en roulant des yeux ronds.

— Tu ne le vois pas, ce qui se passe ? dit en français Blavatski, qui a dû hanter jadis le quartier Latin et qui, sous le coup de son émotion, se souvient du tutoiement entre étudiants.

Il reprend :

— Ces mecs-là nous braquent. Ça te suffit pas ? Il te faut un dessin ?

— Mais c’est honteux ! Honteux, dit Mrs. Boyd en portant ses deux mains potelées à sa bouche et en parlant sur le ton de l’indignation morale. Ce genre de chose devrait être interdit !

— Mais c’est interdit, dit l’Hindou d’une voix douce et dans son anglais oxonien.

Il n’a pas eu l’ombre d’un sourire en disant cela, mais son œil s’est mis à pétiller.

— Puisque vous reconnaissez vous-même que c’est interdit, poursuit Mrs. Boyd avec une naïveté incroyable, alors, vous ne devriez pas le faire !

— Hélas, madame, dit l’Hindou, je n’ai pas le choix.

Le silence se referme et l’Hindou le fait durer, peut-être pour nous habituer à notre sort.

Le plus stupéfiant dans cette affaire, c’est combien ce couple est beau. Ils sont grands, majestueux, les traits racés. Ils sont aussi très élégants. L’homme est vêtu comme un Caramans britannique, non en gris anthracite, mais en flanelle gris clair. La femme, elle, se drape dans un sari chatoyant qui moule des formes très féminines. Elle est loin d’être mince, mais, comme on sait, l’embonpoint d’une femme de couleur n’offusque pas les Blancs. Bien au contraire.

Caramans tousse. Interprète-t-il l’inaction de l’Hindou comme une hésitation ? Je ne sais, mais je sens qu’il va essayer de prendre l’initiative. Je le regarde. En somme, Caramans, si on l’habillait comme l’Hindou, aurait l’air aussi très britannique. Sauf qu’il est tout à fait dénué d’humour.

— Je crois, dit-il de son air gourmé, qu’il est de mon devoir de vous avertir que le détournement d’un avion est puni de lourdes peines.

— Je sais, monsieur, merci, dit l’Hindou, l’air grave, mais dans l’œil la même petite lueur.

À la bonne heure. Si nous sommes occis, nous le serons du moins par un assassin parfaitement poli.

Mais moi, je dois le dire, c’est la femme surtout qui me terrifie. Dans les yeux de l’Hindou, on lit, outre une intelligence aiguë, un certain degré de sympathie humaine. Mais ceux de la femme, fixes, brillants et légèrement exorbités, me donnent froid dans le dos. Ils sont dardés sur nous avec une expression de haine fanatique. On a l’impression que pour elle vider sur nous le chargeur de son arme serait plus qu’un devoir : un plaisir.

— My dear ! dit Mrs. Boyd d’une voix plaintive en se tournant vers Mrs, Banister, penser que c’est à moi qu’une telle chose arrive !

Ici, la Murzec ricane. La Murzec, j’ose l’affirmer, ne ressent aucune espèce de peur, tant elle est occupée à jouir de la nôtre.

— Mais voyons, Élisabeth, dit Mrs. Banister avec agacement, il n’y a pas qu’à vous que cette chose-là arrive ! Vous le voyez bien !

Ayant dit, elle sourit à l’Hindou. Elle ne tremble pas, notre grande dame. Peut-être le sang ducal lui interdit-il la lâcheté. Ou se croyant par son rang au-dessus de toute atteinte sérieuse, se distrait-elle de l’angoisse en imaginant les violences limitées que le bel Hindou pourrait lui faire ?

Ce sentiment me paraît, avec des nuances, assez général dans le demi-cercle gauche. Mme Edmonde multiplie les appels d’yeux et de bouche. Michou me paraît déjà à demi sous le charme. Robbie aussi.

— Eh bien, monsieur, dit Mrs. Boyd d’un air plaintif, mais sur le ton de la conversation mondaine, que faut-il faire ?

— Faire ? dit l’Hindou en levant les sourcils.

— Eh bien, je ne sais pas, moi, lever les mains ? dit Mrs. Boyd avec une bonne volonté pitoyable.

Et ayant dit, elle lève ses petits bras potelés. L’œil de l’Hindou se remet à pétiller et il dit d’un ton poli :

— Baissez les mains, je vous prie, madame, c’est une position si fatigante. Contentez-vous de les poser bien en vue sur les bras de votre fauteuil.

Il ajoute :

— Ceci vaut pour tout le monde.

Nous obéissons. Notre attente est finie, je crois, bien que je ne sache pas à quoi elle a servi. Peut-être à prendre la mesure de nos réactions. Dans ce cas, l’Hindou a de quoi être rassuré. Nous ne sommes guère combatifs. Même Blavatski, qui pourtant doit porter une arme ! Mais, justement, que Blavatski n’ait pas cru devoir intervenir montre combien ce couple est dangereux.

Bien que mes mains ne tremblent plus, je commence à éprouver un certain degré d’affolement. J’aime de moins en moins les yeux de cette femme. Elle nous considère avec une cruauté avide qui achève de me paralyser.

L’Hindou bouge enfin. D’un pas à la fois souple et majestueux, il s’approche de l’hôtesse et lui murmure quelques mots à l’oreille. L’hôtesse se lève et vient se placer à un mètre cinquante environ du rideau de la cambuse (ou du galley, comme elle dirait elle-même). La femme hindoue passe alors derrière elle, et lui entourant le cou de son bras, la tient plaquée contre son corps, non sans brutalité. L’Hindoue est si grande qu’elle domine l’hôtesse d’une tête et peut donc diriger sans aucune gêne son arme sur tous les passagers du cercle.

— Mon assistante, dit l’Hindou, ne connaît pas les langues européennes. Mais par contre, elle a une très bonne vue et elle tirera sans préavis sur toute personne qui aura l’imprudence de déplacer ses mains. Quant à moi, je vais me rendre maître de l’équipage.

Mais, pour l’instant, il n’en fait rien. Il ne bouge pas. Il hésite encore. On dirait qu’il éprouve une appréhension à nous laisser seuls avec sa redoutable compagne. Il doit craindre qu’elle n’ait, en son absence, la gâchette un peu trop facile. Il s’approche d’elle et lui parle à voix basse à l’oreille. Je ne comprends pas ce qu’il lui dit, mais il a l’air de lui donner des conseils de modération. Elle l’écoute impassiblement, sans que ses yeux perdent le moins du monde leur expression farouche.

Il pousse un léger soupir, hausse les épaules, puis il nous embrasse du regard et dit d’un ton aimable mais avec cet accent high class qui donne à ses propos un ton d’indéfinissable dérision :

— Good luck !

Là-dessus, il passe derrière son « assistante », soulève le rideau de la cambuse et, se courbant, il disparaît. Je fais un mouvement sur mon fauteuil, et l’hôtesse dit d’une voix calme :

— Restez donc tranquille, Mr. Sergius. Personne ici n’est en danger. Il n’arrivera rien du tout.

Je la regarde, stupéfait. Je ne la reconnais plus. Je l’ai vue pâle, tremblante et contractée quand elle n’a pu répondre aux questions de la Murzec, et maintenant, elle sourit, elle paraît sereine et sûre d’elle-même. Je ne comprends pas non plus comment elle peut affirmer – sur le ton d’un adulte rassurant des enfants – qu’il n’arrivera rien du tout, alors qu’un couple de fanatiques armés nous ont pris pour otages.

Néanmoins, l’étonnement, les questions que je me pose, l’attitude de l’hôtesse, me redonnent un peu de sang-froid, et sans pour autant bouger mes mains – la réponse serait, j’en suis sûr, immédiate – je prends une initiative : je m’adresse à la femme en hindi.

— Dans quel but faites-vous cela ? dis-je aussi posément que je peux. Pour amener la libération de prisonniers politiques, ou pour toucher une rançon ?

La femme sursaute, puis fronce les sourcils, secoue la tête de droite et de gauche, et avec son revolver, sans desserrer les dents, elle m’intime l’ordre de me taire. Il y a dans son grand œil noir une telle puissance de haine que je me le tiens pour dit. Je ne sais d’ailleurs que penser de sa dénégation. Elle paraît n’avoir aucun sens, puisqu’elle rejette en bloc les deux possibilités que je viens d’évoquer.

Je me dis, à la réflexion, que la mimique de l’Hindoue ne peut avoir qu’une seule signification : elle refuse le dialogue avec les personnes qu’elle peut être appelée à abattre. La sueur coule dans mon dos, sous mes aisselles. J’ai l’impression irraisonnée, mais à coup sûr terrifiante, que si, dans la suite, elle doit liquider un otage, elle me choisira.

Il me tarde que l’Hindou revienne et reprenne le contrôle de la situation. Ce sentiment est très partagé, je crois. La tension dans le cercle est devenue insupportable, depuis qu’il nous a laissés en tête à tête avec cette fanatique.

Le visage rond de Mrs. Boyd prend tout d’un coup une expression désespérée et elle dit d’une voix tremblante et enfantine :

— Mr. Sergius, puisque vous parlez la langue de ces gens-là, voulez-vous demander à cette… personne de couleur, si je peux déplacer une de mes mains pour me frotter le nez ?

L’Hindoue fronce les sourcils et regarde Mrs. Boyd et moi-même d’un air menaçant en pointant alternativement son arme sur elle et sur moi.

Je reste silencieux.

— Je vous en prie, Mr. Sergius, dit Mrs. Boyd. Le nez me démange terriblement.

— Je suis désolé, Mrs. Boyd. Comme vous voyez, l’Hindoue ne veut pas qu’on lui adresse la parole, ni même que nous parlions entre nous.

Le regard de l’Hindoue flambe à nouveau et elle émet une série de sons gutturaux qui ne paraissent pas appartenir au langage articulé. Mais plus que le son, c’est le regard qui m’effraie. Je n’ai jamais rien vu de pareil aux yeux de cette femme. Ils sont grands, liquides, d’un noir intense et il émane d’eux une malignité sans borne.

Un silence tombe et je crois l’incident clos quand Mrs. Boyd reprend, d’une voix angoissée de petite fille :

— Je vous en prie, Mr. Sergius, demandez-lui pour moi. La démangeaison devient intolérable et je sens que je ne vais pas pouvoir résister, ajoute-t-elle au bord des larmes ou d’une crise de nerfs.

Je jette un regard à l’Hindoue et je me tais.

— Je vous en prie, Mr. Sergius ! dit Mrs. Boyd, les larmes coulant sur ses joues et sa voix atteignant tout d’un coup des notes aiguës tout à fait anormales, je sens que je vais céder ! Je vais lever la main pour me frotter le nez ! Elle va tirer, et par votre lâcheté vous aurez causé ma mort !

— Madame, je ne suis pas lâche ! dis-je, outré que cette accusation soit portée contre moi, et en présence de l’hôtesse. Rien ne vous autorise à dire une chose pareille ! Votre égoïsme est insondable ! Il n’y a pas que votre nez au monde ! En ce qui me concerne, j’estime que ma vie vaut bien votre nez !

— Mr. Sergius, s’il vous plaît, dit-elle d’un ton si suppliant et si enfantin qu’aussitôt il me radoucit.

— La vérité, dis-je sur un ton plus calme (et je dois avouer que même dans un moment pareil cet aveu me coûte, car je tire vanité de mon excellente mémoire), la vérité c’est que je ne me rappelle plus comment se dit « frotter » en hindi.

À ce moment, l’Hindoue braque son arme sur moi. Elle la braque d’une façon si lente et si résolue que je crois véritablement qu’elle va tirer. Je me fige, paralysé par son regard, et la sueur ruisselle dans mon dos, entre mes omoplates.

Pourtant, au lieu de tirer, l’Hindoue dit d’une voix tranquille en hindi et avec une expression de hauteur :

— Que veut cette vieille truie ?

Je réponds, étonné de retrouver si vite le mot hindi qui m’a manqué jusque-là. (Mais je suppose que Freud aurait son mot à dire sur cet « oubli ».)

— Elle désire se frotter le nez.

— Qu’elle le fasse ! dit l’Hindoue avec un mépris écrasant.

— Mrs. Boyd, dis-je aussitôt, cette personne vous autorise à bouger la main.

— Ah, merci, merci ! dit Mrs. Boyd en s’adressant exclusivement à l’Hindoue.

On dirait que je n’ai joué aucun rôle dans l’affaire.

Mrs. Boyd ne me regarde même pas. Dans la suite, d’ailleurs, elle va me tenir inexplicablement rancune de mon intervention. À la lettre, je cesserai d’exister pour elle. Plus un mot. Plus un regard.

En même temps qu’elle égrène ses mercis répétés, et qui, à mes yeux, manquent un peu de dignité, Mrs. Boyd lève la main, qu’elle a blanche, petite, potelée, ornée de bagues, et se frotte longuement et voluptueusement le nez.

Je regarde l’hôtesse. Non seulement elle n’offre aucune résistance à son agresseur, mais il n’y a pas trace de raideur ni d’appréhension dans l’attitude abandonnée de son corps. Elle paraît s’en remettre à l’Hindoue avec une entière confiance, comme si cette prise du cou par-derrière – qui peut pourtant se muer très vite en étranglement – n’était qu’une étreinte joueuse de grande sœur. Aussi à l’aise que si elle était assise dans son fauteuil, et l’esprit aussi libre, elle trouve même le moyen de me sourire.

Le rideau du galley s’écarte et l’Hindou réapparaît, son visage brun fermé, le revolver pendant au bout du bras. Il dit quelques mots à voix basse à sa compagne. Celle-ci libère sa captive, et l’Hindou, poli et muet, fait un geste en direction de l’hôtesse pour l’inviter à s’asseoir. Après quoi, il s’assied lui-même à sa place, après avoir jeté à terre son turban sans aucun ménagement. Puis il pose sur son genou la main qui tient le revolver, mais sans viser personne en particulier.

Son assistante, elle, reste debout, l’arme braquée et continue à nous dévisager de ses yeux fanatiques, non pas tour à tour, mais tous en même temps, avec une ubiquité du regard tout à fait inquiétante.

La situation paraît se geler dans le silence et l’attente pendant quelques secondes. Puis l’Hindou, sur qui tous nos regards convergent, dit dans son anglais raffiné :

— Je suis heureux que tout se soit bien passé en mon absence. Connaissant les sentiments de mon assistante, j’avais quelque appréhension à vous laisser seuls avec elle.

Tout est réussi : l’anglais, l’accent, le texte, l’attitude mentale. L’Hindou présente une caricature parfaite de ce type quelque peu usé : le gentleman britannique. Mais on peut déceler en même temps, dans l’imitation qu’il en fait, une intention parodique.

Il laisse peser un assez long silence et reprend :

— I am annoyed.

Ce qui peut se traduire par « je suis très contrarié », encore que l’expression anglaise comporte assez souvent une connotation euphémique qui dépasse son sens littéral. Ce qui me frappe, c’est la façon royale dont l’Hindou prononce ce mot, comme si nous devions tous nous mettre à trembler parce qu’il est annoyed.

Il parcourt notre cercle du regard et reprend sans hâte en articulant avec soin et avec une sorte de détachement :

— Je vais être obligé de modifier mes plans du fait d’une circonstance imprévue : il n’y a personne dans le poste de pilotage.

 

Il y a dans notre cercle une commotion qui se traduit d’abord par un silence, puis par un flot de paroles qui jaillit de tous les côtés à la fois et qui traduit l’incrédulité, l’angoisse, la consternation. L’Hindou considère ce débordement en silence, avec un air de dédain qui me paraît assez hypocrite : il est resté, lui, deux bonnes minutes dans la cabine de pilotage : il a donc eu tout le temps de se remettre du choc que l’absence d’équipage a dû lui donner. C’est bien facile, dans ces conditions, de se dire seulement annoyed quand nous sommes, dans le cercle, bouleversés.

— Mais c’est incroyable ! dit Blavatski en parlant d’une voix si forte qu’il impose le silence. J’ai déjà vu des avions militaires téléguidés du sol, mais jamais des avions long-courriers dirigés de cette façon !

— Moi non plus, dit l’Hindou. Mais peut-être, gentlemen, désirez-vous déléguer l’un d’entre vous à l’inspection de la cabine de pilotage ?

— Je me propose, dit Pacaud. J’ai servi dans l’aviation pendant la guerre.

L’Hindou tourne la tête vers lui.

— En quelle capacité ?

— J’étais radio.

— Excellent. Allez-y, Mr. Pacaud. Je n’ai justement pas trouvé trace d’un poste de radio dans la cabine.

Pacaud, les mains toujours posées sur son fauteuil, regarde alternativement les deux pirates. L’Hindou dit quelques mots à voix basse à son assistante. Puis de la main, il fait signe à Pacaud qu’il peut se lever.

Pacaud disparaît derrière le rideau du galley, et l’Hindou demande en hindi à son assistante comment nous nous sommes comportés.

— Attention, dit-elle, ne parle pas hindi. Ce porc, poursuit-elle, en me désignant avec le canon de son arme, comprend tout.

Elle dit cela, bien sûr, en hindi, pour mon édification. Je suis donc un porc, et Mrs. Boyd, une vieille truie.

— Ah, dit l’Hindou en anglais avec un petit rire assez méchant. Le gentleman comprend l’ hindi ?

Mais il met tant d’ironie dans le mot « gentleman » que le terme employé par sa compagne me paraît presque amical en comparaison.

L’Hindou poursuit sur un ton persifleur en me dévisageant de ses yeux sombres et avec une animosité qu’il ne songe même pas à dissimuler :

— Combien aimable à vous de vous être donné la peine d’apprendre la langue de personnes de couleur !

Il dit cela du bout des lèvres, en serrant les dents et sans aucune trace d’humour.

— Mais, dis-je, interloqué d’être si mal traité parce que je parle sa langue, je n’ai pas dit que les Hindous sont des personnes de couleur.

— Vous le pensez, dit-il d’un ton accusateur.

— Je pense qu’il y a une différence de coloris entre votre peau et la mienne, mais je n’y attache pas d’importance.

— Vous êtes bien bon, dit l’Hindou sur le ton de l’hostilité la plus déclarée, et il détourne les yeux de moi.

Je le regarde, stupéfait. Alors que l’Inde est, depuis la fin de la dernière guerre mondiale, un pays indépendant et respecté, je rencontre un Hindou, et un Hindou jeune, qui souffre des séquelles de la colonisation (qu’il n’a pas connue), au point d’avoir développé à l’égard des Européens un contre-racisme militant.

Là-dessus, Pacaud réapparaît, rouge du menton à l’occiput, regagne sa place et dit d’une voix essoufflée :

— Il n’y a personne dans la cabine, et je n’ai pas trouvé trace d’un appareil radio de type classique.

— Vous voulez dire, dit l’Hindou, qu’il y en a un, mais d’un type que vous ne connaissez pas ?

— À coup sûr, dit Pacaud, il faut bien qu’il y ait une liaison entre le sol et l’appareil, sans cela il ne volerait pas.

— Vous rejoignez mes conclusions, Mr. Pacaud, reprend l’Hindou. On dirait que le Sol – il souligne l’expression, et dans la suite, après lui, nous adopterons tous le mot pour désigner les gens qui nous dirigent de la terre –, on dirait que le Sol refuse tout dialogue avec nous, alors même qu’il entend, j’en suis certain, tout ce que nous disons.

L’Hindou, parle maintenant d’une façon tout à fait détendue, sans rien d’ironique ni de méprisant, absolument comme s’il était l’un de nous. On en arrive presque à oublier qu’il a une arme dans la main et que son assistante nous tient en joue.

— Je ne suis pas d’accord, dit Blavatski d’une voix tremblante, en endossant celle de ses deux personnalités linguistiques qu’il réserve aux conversations sérieuses. Rien ne prouve, poursuit-il dans un anglais traînant…

Il s’interrompt. Je remarque que ses yeux gris et perçants prennent derrière leurs verres épais une expression inquiète. Il avale sa salive et reprend avec effort :

— Rien ne prouve que le Sol entende nos propos.

J’ai l’impression, en écoutant Blavatski et en voyant son émotion, qu’il a décelé plus vite qu’aucun d’entre nous – en tout cas, plus vite, que moi – où l’Hindou veut en venir. Et lui aussi, il dit « le Sol », à la manière de l’Hindou, bien qu’il me soit difficile de préciser la nuance que cette manière comporte.

— Rien ne le prouve pour le moment, dit l’Hindou sur le ton de la conversation courtoise. Mais nous n’allons pas tarder à en avoir le cœur net.

Blavatski tressaille et l’Hindou nous regarde d’une façon entendue. Il y a eu un petit coup de fouet dans sa voix, mais, quant à moi, je ne comprends pas en quoi sa phrase paraît si menaçante à Blavatski. L’Hindou se tourne vers Pacaud.

— À part la radio, la cabine de pilotage vous a-t-elle paru normale ?

— Je ne sais pas, dit Pacaud, les gouttes de sueur recommençant à perler sur son crâne poli. Je ne sais pas ce que c’est qu’une cabine normale dans un avion téléguidé. Le tableau de bord m’est apparu très dépouillé, mais c’est naturel, après tout, puisque personne n’est supposé le lire. Par contre, ce que je ne m’explique pas, c’est cette petite lumière rouge allumée en permanence au centre du tableau de bord.

— Un voyant ? dit l’Hindou. Un signal d’alerte ?

— Mais l’alerte pour qui ? dit Pacaud. Puisqu’il n’y a pas de pilote.

— J’ai moi aussi remarqué cette petite lumière rouge, dit l’Hindou.

Et ses traits bruns, réguliers paraissent sortir de leur immobilité pour trahir un certain malaise. Mais c’est très fugitif, et il reprend aussitôt son flegme comme on remet un masque.

Un silence pèse qui, en se prolongeant, devient de plus en plus lourd. Ce n’est pas, je crois, que l’envie nous manque de commenter notre sort, mais les yeux de l’Hindou nous réduisent au mutisme. À la différence de sa compagne, dont la haine est donnée d’un seul coup à son maximum, il a la capacité d’augmenter à volonté la force de son regard, comme un rhéostat. Et encore ma comparaison n’est-elle qu’à demi exacte car, dans son cas, l’expression du regard se modifie en même temps que son intensité.

— Je ne suis pas dans les secrets du Sol, dit l’Hindou avec son accent anglais raffiné, et je ne sais donc pas où il a l’intention de vous conduire.

— Mais à Madrapour, dit Caramans.

Caramans est un peu pâle, comme moi-même je suppose, comme nous tous, à l’exception de Pacaud, dont le crâne est cramoisi. Mais il est toujours aussi bien composé, le cheveu bien en place, la cravate correcte, la moue active.

— Mon cher monsieur, dit l’Hindou, je suis né dans le Bhoutan. Je suis donc bien placé pour vous dire qu’il n’y a pas le moindre État à l’est du Bhoutan qui s’appelle Madrapour. Madrapour est un mythe, né dans la cervelle féconde d’un mystificateur. Le GPM n’existe pas. Il n’y a pas la plus petite trace de pétrole dans ce coin. Ni le plus petit début d’hôtel quatre étoiles au bord d’un lac, j’en suis désolé pour ces dames.

Et désolé, qui l’est, en effet, plus que ces dames ? Si absurde que cela paraisse, elles semblent plus affectées par la perte de leur hôtel que de l’État où il était supposé se trouver.

Je vois, dans l’œil japonais de Mrs. Banister, que la perspective de coucher dans une hutte de branchages et de « faire ses ablutions dans une flaque d’eau » perd tout à coup pour elle son caractère ludique et qu’elle se sent bien plus atteinte par ce dernier coup que par le détournement de l’avion.

— Mais ce n’est pas possible ! dit-elle en regardant l’Hindou d’un air suppliant, sans omettre pourtant de jouer de son charme aristocratique. On ne fait pas des farces pareilles aux gens ! C’est affreux ! Qu’allons-nous devenir ?

— Ce n’est pas moi, madame, qui vous ai fait cette farce, dit l’Hindou avec la politesse étudiée et méprisante dont il use à l’égard des femmes. Moi, je me borne à constater : pas de Madrapour, pas d’hôtel, c’est clair.

Mais Mrs. Boyd refuse de se laisser enfermer dans ce raisonnement. Son visage rond et gourmand rougit et elle s’écrie avec indignation :

— Mais j’ai vu des photos de l’hôtel sur un dépliant ! Je les ai vues comme je vous vois ! Y compris celles du restaurant gastronomique !

— Vous avez vu les photos d’un hôtel, dit l’Hindou sans daigner la regarder, et vous avez cru que cet hôtel était à Madrapour sur la foi d’un dépliant touristique.

Ici, il y a une vive agitation parmi les passagers et des exclamations incrédules, auxquelles l’Hindou coupe court en levant la main droite.

Mais l’attitude qui me frappe le plus alors est celle de l’hôtesse. Elle est immobile et muette, mais, en contraste avec la sérénité dont elle a fait preuve l’instant d’avant, son visage reflète le désarroi le plus profond. Ce que n’ont pu faire les armes braquées sur nous ni le bras musclé de l’Hindoue enserrant son cou fragile, une simple négation l’accomplit. Quand le pirate refuse toute existence géographique à l’État de Madrapour, c’est-à-dire bien avant qu’il réduise à l’état de mythe l’hôtel quatre étoiles, je la vois pâlir et ses traits se décomposer. J’avoue que je ne comprends pas plus le trouble qui s’empare d’elle à ce moment-là que la tranquillité qu’elle a montrée au moment de la saisie de l’avion. Il est bien naturel, certes, qu’elle attache foi à la destination de l’avion dont elle est l’hôtesse… Mais qu’un pirate – qui, de toute façon, ne se rend pas à Madrapour, puisqu’il en détourne l’avion – la plonge dans le désespoir par son scepticisme, c’est là une réaction démesurée ou du moins une réaction dont les motivations m’échappent.

L’agitation et les exclamations des passagers continuent, même après que l’Hindou a levé la main.

Il ne se presse pas de se faire obéir. Il considère avec un air sardonique le scandale qu’il a créé, et jouit sans doute de notre hypocrisie, car enfin des doutes très sérieux et très circonstanciés étaient déjà apparus parmi nous sur Madrapour, même avant son intervention…

— Gentlemen, gentlemen ! dit-il enfin en levant de nouveau la main (il ne s’adresse pas aux femmes, bien qu’il affecte à leur égard une politesse cérémonieuse).

Dès que le silence se rétablit, il reprend sur un ton de persiflage glacé :

— Vous êtes libres, au demeurant, de ne pas partager mon opinion. Si cela vous console de croire à l’existence de Madrapour, je n’y vois pas d’inconvénient.

— Il me semble, dit Caramans, que votre point de vue n’est pas très différent, finalement, de celui du gouvernement de l’Inde, qui ne veut pas reconnaître l’existence politique de Madrapour.

L’Hindou fait de la main un geste gracieux de dénégation.

— Pas du tout. Je n’ai rien à voir avec le gouvernement de l’Inde (petit rire). Ma position est toute différente. Quant à moi, je nie l’existence physique de Madrapour.

— Et pourtant, dit Caramans avec une certaine véhémence, nous avons un récit de voyage, daté de l’année 1872, dont les auteurs – quatre frères du nom d’Abbersmith – affirment avoir séjourné à Madrapour sur l’invitation du maharadjah.

L’Hindou lève les sourcils.

— Oh, un récit de voyage ! dit-il avec dérision. Vieux d’un siècle ! Écrit par quatre Anglais mystificateurs ! Et assez snobs pour s’inventer des relations fictives avec un prince hindou ! J’ai lu ce texte, M. Caramans. Il est bourré de contradictions et de contre-vérités. C’est une œuvre de pure fiction.

— Ce n’est pas l’avis des spécialistes, dit Caramans d’un air pincé.

— Des spécialistes de quoi ? dit l’Hindou.

Ici, il braque ses yeux sur Caramans avec une telle intensité que Caramans se tait. Mais il se tait avec une certaine dignité diplomatique, comme s’il cédait à la contrainte. Et le coin supérieur de sa lèvre, même au repos, continue à tressaillir comme les pattes d’un poulet qu’on vient d’égorger. Lui aussi, comme Blavatski, paraît avoir compris, non sans épouvante, où la dialectique de l’Hindou nous conduit.

— Des spécialistes ! reprend l’Hindou, et, bien que son visage reste immobile, sa voix se met tout d’un coup à trembler de rage, des spécialistes qui étudient un témoignage douteux en dehors du contexte hindou !

Il reprend avec violence :

— En dehors du contexte hindou de légendes ! de mensonges ! de miracles ! de cordes qui tiennent debout dans l’air toutes seules ! ou de plantes qui poussent à vue d’œil !

Je sens sur ma droite une sorte de choc et, détournant les yeux de l’Hindou – ce qui m’est très difficile –, je vois que la main gauche de Blavatski s’est mise à trembler. Il doit s’apercevoir de la direction de mon regard, car il crispe ses doigts sur le bras de son fauteuil et il les crispe avec une telle force qu’ils se mettent à blanchir.

Je me sens un peu perdu. Je suis la conversation depuis le début avec la plus grande attention, et je n’arrive pas à comprendre de quoi il s’agit vraiment, ni pourquoi Blavatski a l’air si terrifié. En même temps, peut-être par un effet de contagion, j’éprouve un début de panique.

Dans le silence qui suit, Pacaud se manifeste par une série de « Euh, euh… », qui attire l’attention sur ses gros yeux globuleux et son crâne écarlate. L’émotion qu’il manifeste paraît pourtant très en deçà de la peur qui tenaille Caramans et Blavatski.

— Vous pensez donc, dit-il en français en regardant l’Hindou, qu’il n’y a pas de bois de déroulage à Madrapour ?

Pacaud s’est exprimé en français, l’Hindou hausse les sourcils d’un air interrogateur, et je traduis, très étonné qu’un homme intelligent comme Pacaud puisse poser à un tel moment une question aussi risiblement égocentrique.

Et rire, c’est bien ce que fait l’Hindou, même si son ricanement ne dénote pas la moindre gaieté.

— Du bois de déroulage, ou de la drogue, ajoute-t-il en jetant un regard méprisant à Chrestopoulos, vous en trouverez partout dans l’Inde, M. Pacaud, mais vous n’en trouverez pas à Madrapour, puisque Madrapour n’existe pas. Franchement, je ne vous trouve pas très sérieux. Vous devriez renoncer une fois pour toutes à votre rêve de matière première importée pour une bouchée de pain de pays sous-développés – ou, ce qui revient au même, de fillettes hindoues louées à vil prix à des parents faméliques.

Bouchoix, à ce moment, sourit d’un air haineux et bien que rien n’autorise la supputation injurieuse de l’Hindou, sa crédibilité s’impose aussitôt à nous, et se serait imposée, même sans le perfide sourire du beau-frère.

L’effet sur Pacaud est dévastateur. Il se recroqueville comme une araignée prise sous le jet brûlant d’un robinet.

Mais l’Hindou ne le tient pas pour quitte. Il continue à tenir sans merci Pacaud sous le plein fouet de son regard, et il dit après une petite pause :

— Je ne comprends pas que vous vous intéressiez encore à des choses aussi futiles, M. Pacaud, alors que ce qui est en question ici, c’est votre vie ou votre mort.

— Ma mort ? dit Pacaud en reprenant un peu de vigueur et en roulant dans toutes les directions, sauf celle de l’Hindou, ses gros yeux effarés.

Il ajoute comiquement :

— Mais je suis bien portant ! Je jouis d’une parfaite santé !

— Mais bien sûr, de votre mort, dit l’Hindou d’un ton négligent.

Il reprend à mi-voix, avec un mince sourire, et cette fois, sans regarder personne :

— Et pas que de la vôtre.

Un silence tombe, et « tombe », ici, n’est pas une image, car je ressens bien l’impression d’une chute, d’une de ces chutes effrayantes, qu’on éprouve dans le sommeil quand le sol se dérobe sous vos pieds et que le cœur vous manque.

Je jette un coup d’œil à Caramans. Il est raide et pâle. Et à ma droite, les doigts de Blavatski se crispent toujours sur les bras du fauteuil. Chrestopoulos, béant et muet, aussi jaune que ses souliers, transpire par tous les pores. Pacaud se décompose sous nos yeux. Seul Bouchoix, décharné et cadavérique, mais tripotant toujours son jeu de cartes, paraît calme, peut-être parce que l’idée de la mort lui est trop habituelle pour qu’elle puisse beaucoup l’étonner.

Quant au demi-cercle gauche, à l’exception de Robbie et de l’hôtesse, il est encore très en retard sur nos réactions. Les femmes s’agitent d’une façon inquiète, et écoutent tout ce qui se dit, mais plutôt en spectatrices, en témoins silencieux, comme si le point débattu était une « affaire entre hommes », dont elles se sentent exclues.

Quant à Robbie, il m’étonne. Ses yeux vifs et pétillants fixés sur l’Hindou, il a tout suivi et tout compris, je crois, et, loin de témoigner la moindre appréhension, il rayonne d’une sorte de joie.

Éclatant de couleurs variées, le teint bronzé nuance abricot, les boucles blond doré retombant sur la nuque, le pantalon vert pâle, la chemise bleu clair ouvrant sur un foulard orange, et j’allais oublier un détail, les pieds nus dans des sandales rouges découvrant des ongles vernis du rose le plus fondant, il a l’air d’une prairie au mois de mai. Non seulement il n’a pas peur, c’est évident, mais il paraît se dilater de plaisir à l’idée de marcher au supplice. À un moment, il retire même de son cou son foulard orange et aplatit les pointes de col de sa chemise azur avec un geste de coquetterie et de bravade en regardant l’Hindou d’un air de défi. On dirait qu’il va, comme un jeune aristocrate français pendant la Terreur, porter en souriant sa tête charmante à la guillotine.

L’Hindou nous regarde et, à un petit frémissement de sa pupille, je sens qu’il va frapper. Bien qu’il s’exprime en anglais et dans cet anglais high class que dans sa bouche je trouve parodique et insupportable, son assistante paraît saisir à l’avance ce qu’il va dire, car une expression de contentement envahit ses yeux fanatiques.

— Je voudrais, dit l’Hindou, vous expliquer ma décision afin qu’elle ne vous paraisse pas arbitraire. Une fois que vous l’aurez bien comprise, reprend-il avec une sorte de sarcasme voilé, il me semble que vous reconnaîtrez sa logique et que vous l’accepterez alors plus volontiers, si pénible qu’elle soit pour vous.

Il prononce le mot « pénible » avec un demi-sourire courtois, comme un chirurgien qui va se livrer sur vous à une intervention mineure sans vous endormir. Il reprend :

— Je ne puis vous dire où le Sol, dont je ne pénètre pas les desseins, vous emmène sous prétexte de vous conduire à Madrapour. Je n’en sais rien. C’est là l’affaire du Sol. Et aussi, bien entendu, la vôtre.

Il dit cela sur un ton mi-ironique, mi-apitoyé (mais sa pitié elle-même est cruelle), comme s’il voulait nous faire appréhender tout le dérisoire de notre condition.

En ce qui me concerne il y réussit. Ébranlé par la façon péremptoire dont il a nié, lui Hindou, l’existence de Madrapour, terrifié par la violence qu’il nous fait et plus encore peut-être par les violences subreptices qu’il exerce sur nos âmes, j’ai l’impression d’être ravalé au rang d’un insecte que le chasseur écrase, par inadvertance, sous sa botte. Je me sens happé par un processus d’abaissement vertigineux, dont je ne puis donner aucune idée, sinon que je me vois dériver à une vitesse folle vers une sorte de néant moral. On dirait que cette belle dignité de l’homme, qu’il a fallu tant de siècles pour construire – et peut-être, tant de fables pour consolider –, est en train de s’écrouler et que tout, dans nos vies, est frappé d’insignifiance.

— Vous comprenez, dans ces conditions, reprend l’Hindou, que je n’ai pas le dessein de m’intégrer à votre cercle. Mon intention, au contraire, est de quitter le plus vite possible la roue qui vous entraîne. Je n’accepte pas de signer un chèque en blanc au Sol ni de m’engager à l’aveuglette dans la destination de son choix, si tant est que cette destination existe et que votre voyage ait un sens.

Il nous regarde, atténuant ou adoucissant l’intensité de son regard, et nous considère avec un apitoiement qui cette fois, je crois, n’est pas feint.

— Gentlemen, reprend-il, quand j’étais seul dans la cabine de pilotage, j’ai sommé le Sol de nous déposer, moi et mon assistante, dans un aérodrome ami. Je dirais, pour que les choses soient tout à fait claires, que ma demande repose sur deux hypothèses : j’ai supposé, en effet, comme M. Pacaud, que le Sol m’entendait, bien qu’il n’y ait pas, dans la cabine, de posté de radio visible. Ma deuxième hypothèse, c’est que le Sol vous témoigne, à vous passagers, une certaine sollicitude, puisqu’il a organisé votre voyage…

— Mais rien, absolument rien, ne vous autorise à supposer cela ! dit Blavatski, l’œil terrifié derrière ses lunettes, les lèvres et le menton tremblants.

Il s’oublie jusqu’à décoller la main de son fauteuil, mais dès que l’Hindoue braque son arme sur lui, il remet ses doigts en place et s’immobilise, pétrifié.

Cependant, il reprend avec une véhémence que son immobilité rend peut-être plus frénétique :

— La sollicitude du Sol à notre égard est de votre part une supposition entièrement gratuite ! Et vous qui vous piquez de logique, vous devriez être le premier à l’admettre ! Si le Sol nous a trompés sur Madrapour, qui osera affirmer que ses intentions à notre égard sont bienveillantes ? Et comment pouvez-vous laisser entendre que le Sol nous protège, puisqu’il nous a menti !

On sent, à écouter sa voix rauque – que l’effort pour convaincre rend presque plaintive –, qu’il a le sentiment, tout en parlant, de mobiliser en vain toutes les ressources de sa dialectique. Je ne vois pas, ou du moins, je ne vois pas clairement où il veut en venir, mais j’ai la gorge affreusement serrée par le sentiment d’échec irrémédiable que sa tentative me donne.

Je ne sais si l’Hindou est embarrassé par l’objection de Blavatski. En tout cas, il ne répond rien, et qui peut dire combien de temps son mutisme se serait prolongé s’il n’avait trouvé un allié inattendu : Caramans se redresse sur son fauteuil ; de pâle qu’il était il devient cramoisi et, se penchant légèrement en avant pour apercevoir Blavatski – mon fauteuil les séparant –, il dit en anglais sur un ton coupant et avec la plus vive indignation :

— Je ne peux vous laisser dire une chose pareille, M. Blavatski ! Elle est indigne de vous et des fonctions officielles qui sont les vôtres ! Nous n’avons absolument pas la preuve que Madrapour n’existe pas, ni que le Sol nous ait menti, ni surtout qu’il fasse preuve à notre égard d’indifférence ou de négligence. Et c’est honteux de votre part de le suggérer !

— Taisez-vous donc, Caramans ! crie Blavatski avec la dernière violence et, dans sa fureur, décollant presque le corps de son fauteuil. Vous n’y comprenez rien ! Ne venez pas foutre votre nez là-dedans ! Laissez-moi jouer seul ! Vous gâchez tout avec vos interventions idiotes ! Et quant à votre loyalisme à l’égard du Sol, vous pouvez vous le foutre au cul !

— Je comprends très bien, au contraire, dit Caramans avec une colère glacée. Je comprends que vous êtes en train de renier cyniquement toute une société ! Toute une philosophie de la vie !

— Philosophie de mes fesses ! crie Blavatski en français.

— Gentlemen, gentlemen ! dit l’Hindou avec un geste gracieux et apaisant de la main. Bien que votre querelle soit pour moi du plus haut intérêt, et que j’en savoure toutes les implications, je vais vous demander, le temps me pressant un peu, de la remettre à plus tard et de me laisser terminer ma déclaration.

— Mais c’est inique ! dit Blavatski désespérément. Vous n’avez tenu aucun compte de mon objection ! Laissez-moi au moins le temps de la développer !

— J’en tiens au contraire le plus grand compte, dit l’Hindou. Vous allez le constater.

Il se tourne vers nous, embrasse le cercle du regard et dit avec son accent oxonien :

— Je vous rappelle ce que j’ai demandé au Sol : de nous déposer, mon assistante et moi, sur un aérodrome ami. J’ai donné au Sol un délai d’une heure pour accéder à ma demande. Ce délai passé, à mon très grand regret, je me verrai dans l’obligation d’exécuter un otage… Un instant, je vous prie, je n’ai pas terminé. Si, l’otage exécuté, une deuxième heure s’écoule sans que nous ayons atterri…

Il laisse la phrase en suspens, fait un geste négligent de la main, et les paupières recouvrant à demi ses yeux sombres, il nous regarde avec autant de froideur que si nous appartenions à une autre espèce que celle des hommes.