Epilogue
Six semaines plus tard, début décembre Santa Barbara, Californie
Santa Barbara... terre de palmiers et de couchers de soleil magenta. De mouettes plongeantes et de yachts étincelants aux voiles blanches affalées sur le bras de mer turquoise. De ravissantes jeunes femmes et de beaux jeunes gens en maillot de bain minima-
liste. Jon Smith, médecin, ayant appartenu à l'armée des Etats-Unis, essayait d'occuper son esprit avec la beauté languide de ce paradis o˘ l'effort semblait dérisoire, o˘ seul régnait l'amour de la vie et de la nature.
Démissionner de son poste n'avait pas été chose aisée. Ils voulaient refuser, mais Jon savait qu'il n'y avait pour lui pas d'autre moyen de redonner un sens à sa vie. Il avait fait ses adieux à ses amis de l'USAMRIID, s'attardant longuement dans l'ancien bureau de Sophia. Déjà, un jeune homme passionné, bourré
de références, avait éparpillé ses affaires en lieu et place des crayons, notes et parfum de Sophia. Jon s'était aussi arrêté - avec moins de tristesse
- dans son propre bureau, vide, attendant son prochain occupant. Puis il était allé faire ses adieux au nouveau directeur. Lorsqu'il avait franchi la porte du bureau, avait resurgi la voix bruyante et pompeuse du général Kielburger, qui s'était révélé un homme d'une droiture que nul n'aurait soupçonnée.
Il avait chargé une entreprise de fermer sa maison et de la mettre en vente. Il savait être incapable d'y revivre ; pas sans Sophia.
L'histoire sordide du Projet Hadès avait occupé les médias pendant des semaines au fur et à mesure que les révélations sur les plans de Victor Tremont étaient rendues publiques et que de nouvelles arres-tations de personnalités privées ou publiques autrefois respectées avaient lieu. Les poursuites contre Jon Smith, Randi Russell, Martin Zellerbach et un mystérieux Anglais furent discrètement abandonnées. Tous refusèrent interviews ou reconnaissance officielle pour le rôle qu'ils avaient joué. Les détails furent balayés sous le tapis de la sécurité nationale.
Jon n'apprécia pas qu'une journaliste pleine d'audace déterr‚t une partie de son passé à l'USAMRIID, en Somalie, à Berlin-Ouest et à Tempête du désert et tent‚t d'établir un lien entre tout cela et le fait qu'il avait réussi à démasquer les activités criminelles de Victor Tremont et de sa bande. Il s'était consolé en se disant que le temps passerait, que d'autres événements feraient la une des journaux et que s'il s'éloignait suffisamment, l'intérêt qu'on lui montrait s'émousserait. Il ne vaudrait même pas une note de bas de page dans l'histoire.
Il s'était arrêté une journée à Council Bluffs, Iowa, pour revoir sa ville natale, se promenant dans le parc du centre-ville avec sa fontaine et ses grands arbres gracieux, puis avait gagné Bennett Avenue pour s'asseoir dans le parking et contempler le lycée Abra-
ham Lincoln en se rappelant sa jeunesse avec Bill et Marty. Le lendemain, il s'était envolé pour la Californie dans ce paisible pueblo balnéaire avec ses toits de tuile rouge typiques et son atmosphère futile. Il avait loué un cottage au bord de l'eau à Montecito à
côté d'une maison préfabriquée et jouait au poker deux fois par semaine avec un groupe de professeurs d'université et d'écrivains. Il mangeait dans des restaurants locaux, se promenait sur le front de mer et n'adressait jamais la parole aux étrangers. Il n'avait rien à dire.
Aujourd'hui, il était assis sur sa terrasse, pieds nus, en short, et il regardait les îles cerclées de nuages.
L'air avait un go˚t de sel et, malgré la fraîcheur ambiante, le soleil chauffait Jon.
Le téléphone sonna. Il décrocha.
- Salut, soldat, fit la voix de Randi, gaie et cristalline.
Au début, elle l'appelait presque quotidiennement.
Il fallait régler de multiples détails pratiques : disposer des biens de Sophia, de son appartement. Ils avaient úuvré avec toute la célérité possible, se par-tageant des objets importants pour garder vivace son souvenir. Après cela, Randi avait continué de l'appeler environ deux fois par semaine ; il s'était alors aperçu qu'en réalité elle veillait sur lui.
Aussi ahurissant que cela p˚t paraître, elle s'inquiétait.
- Salut, l'espionne, rétorqua-t-il. O˘ es-tu en ce moment ?
- Washington. La grande ville. «a te dit encore quelque chose ? Je m'active comme je peux dans mon humble et ennuyeuse t‚che au comité d'experts.
Ah, parlez-moi d'aventure ! Je ne crois pas qu'ils me confieront une nouvelle mission avant longtemps, mais j'ai l'impression qu'ils mijotent un truc colossal. Entre-temps, ils ont l'air de penser que j'ai besoin de souffler. Pourquoi ne pas venir me voir à NoÎl ?
Tout ce soleil, tout ce beau temps, ça doit te taper sur les nerfs.
- Au contraire. Cela me va parfaitement. Je vais passer les fêtes en tête à tête avec le père NoÎl. On va s'amuser comme des petits fous.
- Marty et moi allons te manquer. Tu le sais bien.
Je réveillonne avec lui. Tu t'en doutes, pas moyen de l'arracher à son petit bungalow chéri, alors c'est moi qui me déplace, dit-elle en pouffant de rire. Il a inclus Samson dans le protocole de protection de sa forteresse. Tu devrais les voir ensemble ! Marty adore sa façon de baver. En tout cas, il affirme que le chien maîtrise cette fonction corporelle particulièrement incontrôlable. C'est toi le médecin, ajouta-t-elle après une pause. qu'en penses-tu ?
- Je crois qu'ils sont aussi fous l'un que l'autre.
qui fait la cuisine ?
- Moi. Je ne suis pas folle. Je veux quelque chose de mangeable. qu'aimes-tu... la dinde traditionnelle ? Une côte rôtie ? que dirais-tu d'une oie ?
Ce fut à son tour de rire.
- Tu n'arriveras pas à me persuader de revenir.
Pas encore.
Il laissa son regard se poser sur le calme du Pacifique et ses vaguelettes ensoleillées. Santa Barbara était l'endroit o˘ Sophia et Randi avaient grandi. Il avait roulé devant la maison de leur enfance le jour de son arrivée. C'était une belle hacienda perchée au sommet d'une colline avec une vue panoramique sur l'océan. Randi ne lui avait jamais demandé s'il l'avait visitée. Il existait encore des zones qu'aucun d'eux ne voulait évoquer.
Ils continuèrent à deviser pendant cinq minutes avant de se dire au revoir. Comme ils raccrochaient, Jon songea à Peter, qui avait regagné son repaire cali-fornien dès qu'il avait reçu l'autorisation de quitter Washington. Ses blessures étaient aussi superficielles que l'avait diagnostiqué Jon et seule sa côte cassée le faisait continuellement souffrir. La semaine précédente, Jon avait téléphoné pour prendre de ses nouvelles, mais il était tombé sur le répondeur. Il avait laissé un message. Dans l'heure qui avait suivi, un employé l'avait informé d'un ton solennel que Mr Howell prenait de longues vacances et ne serait pas joignable avant un mois ou deux. Mais ne vous découragez pas, Mr Smith, Mr Howell vous fera signe dès que possible.
Traduction : Peter était en mission.
Jon croisa les bras et ferma les yeux. Le vent du large ébouriffait ses cheveux et faisait tintinnabuler le carillon de verre accroché à un coin de la terrasse.
- Vous n'avez pas encore votre content de paix et de tranquillité ? fit une voix derrière lui.
Jon sursauta. Il n'avait pas entendu de porte s'ouvrir ni de bruits de pas sur le parquet surélevé
de sa maison de location. Il tendit instinctivement la main pour saisir son Beretta, mais il était dans un coffre à Washington.
Une fraction de seconde, il se revit à la poursuite de Victor Tremont prudent, en alerte... vivant.
- qui diable... ? fit-il en pivotant.
- Bonjour, mon colonel. Je suis un de vos admi-
rateurs. Mon nom est Nathaniel Frederick Klein.
Dans l'encadrement de la porte coulissante en verre qui séparait la maison de la terrasse, se tenait un homme de taille moyenne, vêtu d'un costume froissé anthracite. Il portait dans sa main gauche un attaché-case en veau. De sa main droite, il laissa tomber dans la poche de son veston un jeu de rossignols. Il avait une calvitie naissante, des lunettes cerclées de métal haut perchées sur son long nez et le teint p‚le de ceux qui n'avaient guère croisé le soleil de l'été.
- Docteur, corrigea Jon. Vous arrivez de Washington ?
Klein eut un petit sourire.
- Docteur, alors. Oui, j'arrive tout droit de l'aéroport. Souhaitez-vous continuer à deviner ?
- Je ne crois pas, non. Vous avez l'air d'un homme qui a beaucoup à dire.
- Vraiment ? fit l'homme en s'installant dans une chaise longue. Très astucieux. Mais, si j'en crois ce qu'on m'a appris, c'est une des qualités qui font de vous quelqu'un de très précieux.
Sur quoi il se lança dans un bref résumé de la vie de Jon, de sa naissance jusqu'à l'armée en passant par ses études.
Jon s'enfonça dans sa chaise longue et, fermant les yeux, soupira.
quand Klein en eut fini, Jon rouvrit les yeux.
- Tout cela est noté dans votre attaché-case, je suppose. Vous avez tout mémorisé pendant le vol.
Klein s'autorisa un sourire.
- En fait, non. J'ai un mois de lecture en retard.
Je me suis rattrapé avec les magazines de l'avion.
Voile & Nature. Ce genre de truc.
Il desserra sa cravate et ses épaules s'affaissèrent de fatigue.
- Docteur Smith, j'irai droit au but, reprit-il.
Vous êtes ce que nous appelons une énigme mobile...
- Pardon ?
- Une énigme mobile, répéta l'homme. Vous ne savez que faire de votre peau. Vous venez de vivre une terrible tragédie qui a changé votre vie. Mais vous êtes toujours médecin et je sais que cela compte beaucoup pour vous. Vous êtes expert dans le domaine des armes, des sciences et du renseignement et je me demande ce qui compte pour vous.
Vous n'avez pas de famille, seulement de rares amis proches.
- Ouais, fit Jon d'un ton sec. Et je ne suis pas embauchable.
- Faut voir, pouffa Klein. N'importe quelle jeune agence internationale de détectives privés vous accueillerait à bras ouverts. Visiblement, rien de tout cela ne vous tente. Un coup d'úil à votre curriculum convainc n'importe qui possédant un peu de bon sens que vous êtes un franc-tireur ; autrement dit, malgré vos années à l'armée, vous êtes un solitaire.
Vous aimez mener votre barque, mais conservez un sens profond du patriotisme et la dévotion aux principes qui attirent dans l'armée. Jamais vous ne trou-verez cela dans les affaires.
- Je n'ai pas la moindre intention de m'y lancer.
- Parfait. Vous auriez sans doute échoué. Non que cela ne vous aurait pas amusé de démarrer quelque chose. Vous êtes d'une nature entrepre-nante. Si l'on vous y poussait, vous passeriez par toutes les épreuves de l'enfer pour monter une entreprise, la mener à un succès retentissant puis, une fois qu'elle roulerait toute seule, vous la vendriez ou la feriez plonger. Les fonceurs dans l'‚me font de piètres gestionnaires. Ils s'ennuient vite.
- Je crois que vous m'avez bien cerné. qui diable êtes-vous ?
- Nous y viendrons dans un instant. Comme je le disais, " énigme mobile ". Je crois que nous avons établi la partie " mobile ". L'" énigme " fait allusion à la façon dont les malheureux événements d'octobre vous ont transformé. Les changements extérieurs sont aisés à pointer - il quitte son boulot, vend sa maison, se rend en pèlerinage sur les lieux du passé, refuse de voir ses vieux amis, observe le monde avec une lucidité redoutable. Ai-je oublié quelque chose ?
Jon hocha la tête pour lui-même.
- Bon, ça va, je suis suspendu à vos lèvres. Pas-sons aux changements intérieurs. Mais s'il s'agit d'une séance de thérapie gratuite, je ne suis pas intéressé.
- Et susceptible avec ça ! Il fallait s'y attendre.
Ainsi que je le disais, nous ne savons pas - et sans doute vous non plus, d'ailleurs - en quoi cela vous a modifié intérieurement. En réalité, vous êtes en ce moment un mystère pour vous-même autant que pour les autres. Si je ne me trompe pas, vous vous sentez en désaccord avec le monde entier, comme si vous y aviez perdu votre place. Vous avez aussi le sentiment que vous n'avez plus de raison de vivre.
Klein marqua une pause et sa voix s'adoucit.
- Moi aussi, j'ai perdu ma femme. D'un cancer.
Alors croyez-moi quand je vous dis que je suis de tout cúur avec vous.
Jon déglutit. Il ne souffla mot.
- Et c'est la raison de ma présence ici. On m'a autorisé à vous proposer un emploi qui devrait vous intéresser.
- Je n'ai ni besoin ni envie de boulot.
- Il n'est pas question de " boulot " ou d'argent, encore que vous seriez bien payé. Il est question d'aider les gens, les gouvernements, les divers envi-ronnements, tout ce qui se trouve en situation de crise. Vous m'avez demandé qui j'étais et je ne puis vous divulguer cette information en totalité si vous n'êtes pas prêt à signer un accord de confidentialité.
Je vais vous dire ceci : il existe des parties intéressées, haut placées au gouvernement, qui vous témoignent un intérêt personnel. Ces gens constituent un minuscule groupe très élitiste de solitaires de votre acabit - des électrons libres dotés d'un grand sens moral, et sans attache. Cela pourrait signifier des épreuves à l'occasion, des voyages certainement et du danger. Peu sont tentés. Encore moins en sont capables. Trouvez-vous cette idée un tant soit peu attrayante ?
Jon dévisagea Klein. Le soleil se reflétait sur ses lunettes et il affichait un air solennel. Il demanda enfin :
- Comment ce groupe s'appelle-t-il ?
- Pour l'instant, le Commando de l'ombre.
Appartenant officiellement à l'armée, mais en fait totalement indépendant. Rien d'éclatant dans l'apparence ou le travail, mais la t‚che sera vitale.
Jon se détourna pour regarder l'océan comme s'il pouvait y lire l'avenir. Il souffrirait de la mort de Sophia, mais au fur et à mesure que les jours passaient, il apprenait à vivre avec son chagrin. Il ne pouvait s'imaginer retomber amoureux, mais peut-
être un jour serait-il en mesure d'y penser différemment. Il songea au bref instant o˘ Klein l'avait surpris : il avait cherché son Beretta. Il avait réagi instinctivement ; jamais il n'aurait imaginé se comporter de la sorte.
- Vous avez fait tout ce chemin pour une réponse, remarqua Jon sans se compromettre.
- Nous pensons que c'est une question importante.
- O˘ puis-je vous contacter si je décide que votre proposition m'intéresse ?
Klein se leva. Il donnait l'impression d'avoir accompli sa mission. Il fouilla dans la poche intérieure de son veston et en tira une petite carte de visite o˘ étaient notés son nom et son numéro de téléphone à Washington.
- Ne faites pas attention au nom d'entreprise qu'on vous donnera. Contentez-vous de donner votre nom et de préciser que vous désirez me parler. Cela suffira.
- Je n'ai pas dit que j'appellerai.
Klein hocha la tête d'un air entendu et contempla l'immensité océane. Une mouette passa, éclair blanc, et s'élança dans l'air marin.
- C'est chouette, ici. quand même un peu trop de palmiers à mon go˚t.
Il s'empara de son attaché-case et se dirigea vers l'intérieur de la maison.
- Inutile de me raccompagner. Je connais le chemin.
Il avait déjà disparu.
Jon resta assis plus d'une heure. Puis il ouvrit la porte de la terrasse et descendit sur la plage. Le sable était chaud sous ses pieds. Il prit automatiquement la direction de l'est pour sa promenade quotidienne.
Il avait le soleil dans le dos et, devant lui, la plage s'étendait, immense, infinie. Il marchait, songeant à
l'avenir. Il se dit qu'il était temps.
Remerciements
Des cellules aux virus, des antigènes aux anticorps, Stuart C. Feinstein, Ph. D., a eu l'immense générosité de me faire partager ses connaissances pointues pour la création de Opération Hadès. Le Dr Feinstein est professeur et président du département -de Biologie moléculaire, cellulaire et de Physiologie cellulaire à l'université de Californie Santa Barbara. Il est en outre codirecteur du Neuros-cience Research Institute.