- Vu !

Il pila et pivota d'un quart de tour. Le lourd véhicule menaça de basculer, dérapa et s'arrêta à

quelques pas du gouffre.

Les hommes étaient encore loin, mais pas pour longtemps. Derrière eux, le 4 x 4 avait presque réussi sa manúuvre.

Dans le camping-car, la tension régnait. Jon ne quittait pas le ravin des yeux, essuyant la sueur de son visage.

- C'est parti !

Peter emballa son moteur et le véhicule bondit en avant, parallèlement au ravin.

Jon guetta les deux hommes qui tentaient de prendre un raccourci en sprintant entre les arbres.

- Ils se rapprochent !

Peter leur jeta un rapide coup d'úil. Le ravin bifur-quait brusquement. Le véhicule fit une embardée sur le chemin de terre, soulevant un nuage de poussière.

Une fusillade retentit ; les balles filaient à travers les arbres autour des fuyards. Jon s'obligea à calmer sa respiration et à détendre ses mains agrippées à

son fusil. Il vérifia dans le rétroviseur : un troisième homme avait rejoint les deux premiers et tous trois étaient verts de rage, arme ballante, au milieu de la route poussiéreuse.

Jon reconnut le petit r‚blé.

- Ce sont eux, dit-il, furieux. Ceux qui ont essayé

de me tuer. Il y en a s˚rement d'autres, ajouta-t-il à

l'adresse de Peter.

- Evidemment, dit ce dernier en scrutant la route. Manúuvre de contournement, dirais-je.

Connaissance du terrain. Faire confiance à l'ennemi pour surestimer l'effet de surprise.

Jon alla retrouver Marty qui s'accrochait à tout ce qu'il pouvait. Cette fois, Marty avait raison : la blessure à sa jambe droite était superficielle. Jon mit de l'antiseptique et un pansement. Une des fenêtres avait explosé et la carrosserie montrait trois impacts de balle, mais aucun projectile n'avait pénétré et il n'y avait aucun dommage important ; et l'ordinateur était intact.

Il regagna le siège avant et, cinq minutes plus tard, entendit le bruit de la circulation.

- qu'en penses-tu ? Ils vont nous attendre au croisement avec la nationale ?

- Ou avant. Ils vont être déçus, dit Peter, rêveur.

Devant eux, sur la gauche, se profilait une piste.

Encore plus étroite et défoncée, elle était a peine plus large que le camping-car. Mais c'était une route, pas un sentier.

- Allée coupe-feu, expliqua Peter. La forêt en est truffée. Elles figurent uniquement sur les cartes des Eaux et Forêts et des pompiers.

- On la prend ?

- De vraies montagnes russes..

Avec un bref sourire, Peter donna un grand coup de volant.

Les branches de pin griffaient les flancs du véhicule. Le vacarme était incessant et crispant comme des ongles sur un tableau noir. Un quart d'heure plus tard, au moment précis o˘ Jon se disait qu'il allait devenir fou, il aperçut le bout de la route.

- «a y est ? fit-il plein d'espoir.

- quoi ? Tu n'aimes pas notre petite excursion ?

blagua Peter en empruntant une autre allée coupe-feu.

On est en train de descendre, tu as remarqué ? Ce ne sera pas long, fit-il gaiement. Courage, mon gars !

Cette allée ne valait pas mieux. Jon fermait les yeux. Du moins Marty ne se plaignait-il pas. Il est vrai qu'il était sous médicaments.

Lorsqu'ils atteignirent enfin la nationale, Jon se redressa, aux aguets. Peter s'arrêta sous les arbres au bord du macadam. Les crissements éprouvants avaient cessé, et seuls les ronronnements du moteur et de la circulation g‚chaient la totale beauté de la forêt.

- Tu les vois ? demanda Jon.

Sur la deux-voies relativement large qui s'étendait devant eux, la circulation était plus intense qu'ils ne s'y étaient attendus.

- Ce n'est pas la 120.

- Non. C'est l'US 395. La plus importante est de ce côté. «a devrait aller. Tu remarques quelque chose ?

Jon regarda dans les deux directions.

- Personne.

- Parfait. Moi non plus. O˘ va-t-on ?

- quel est le chemin le plus rapide pour San Francisco ?

- A droite, et on reprend la 120 à travers Yosemite.

- Alors à droite, puis la 120.

Les yeux p‚les de Peter scintillèrent comme des étoiles.

- T'es un petit malin, toi.

- Revenir sur nos pas est la dernière chose qu'ils imaginent nous voir faire et tous les camping-cars se ressemblent.

- Sauf s'ils ont réussi à lire notre plaque d'immatriculation.

- Zut ! J'aurais d˚ y penser.

Peter sortit de la boîte à gants un tournevis et un jeu de plaques du Montana, puis sauta à terre.

Jon s'empara de son Beretta et suivit. Il monta la garde pendant que Peter procédait à l'échange des plaques. Dans la forêt tranquille, les oiseaux chan-taient, les insectes bourdonnaient.

quelques minutes plus tard, les deux hommes regagnaient l'intérieur du véhicule.

Installé devant l'ordinateur, Marty leva les yeux.

- Tout va bien ?

- On ne peut mieux, le rassura Jon.

Peter enclencha la première et dit avec enthousiasme :

- C'est le moment de montrer de quoi nous sommes capables !

Il fit tourner l'encombrant véhicule sur la nationale menant au sud, prit la 120 au croisement et regrimpa la colline. Cinq cents mètres plus loin, ils dépassèrent deux 4x4 garés le long de l'épaisse forêt, un de chaque côté du chemin de terre qui descendait de l'arrière de la propriété de Peter.

Dans l'un des 4x4, un homme grand, visage vérolé, paupières tombantes et costume noir, parlait dans un talkie-walkie. Il s'agitait et plantait sur la montagne un regard frustré. Il jeta à peine un coup d'úil au vieux camping-car avec ses plaques du Montana, qui remontait la nationale en direction de Yosemite.

- Un Arabe, dit Peter. Et dangereux.

- C'est mon avis, dit Jon avec gravité en observant attentivement les voitures. Espérons que nos questions trouveront des réponses. Les coups de fil effacés pourraient être capitaux.

Ils continuèrent leur route. Peter mit la radio. Elle débitait des nouvelles d'un monde plongé dans l'ignorance tandis que l'obscurité naissante projetait ses ombres sinistres sur les pics blancs de la Sierra Nevada.

TROISIEME PARTIE

CHAPITRE VINGT-CINq

20 heures, mardi 21 octobre

Maison Blanche, Washington, D.C.

Accusatrice, la première page du Washington Post s'étalait sur la grande table ovale de la salle du conseil o˘ le Président l'avait posée. Aucun des chefs de cabinet assis, l'air grave, autour de la table vernie, ni aucun de leurs assistants alignés contre le mur, ne regardait le journal. Ils s'étaient réveillés pour trouver leur exemplaire sur le seuil de leur porte et, comme des millions d'Américains, avaient découvert ces mêmes gros titres terrifiants. Toute la journée, les radios avaient claironné la nouvelle. Sur les chaînes télévisées, on ne parlait guère que de cela.

Depuis des jours, chercheurs et militaires avaient tu l'affaire au Président et aux plus hauts responsables, mais il est vrai que la pandémie frappait de toute sa force au moment o˘ la nouvelle explosait dans le monde dit civilisé.

PAND…MIE MORTELLE :

UN VIRUS INCONNU FRAPPE LA TERRE

ENTI»RE

Dans la salle du conseil bondée, le secrétaire d'Etat Norman Knight ajusta ses lunettes cerclées de métal avant de s'exprimer avec sobriété.

- Vingt-sept nations rapportent des décès dus au virus ; le total s'élève pour l'instant à un demi-million. Les premiers symptômes sont toujours un gros rhume ou une légère grippe pendant près de quinze jours, puis une soudaine escalade avec syndrome de détresse respiratoire et mort dans les heures qui suivent, parfois moins. quarante-deux pays, ajouta-t-il avec un soupir attristé, font état de personnes atteintes d'un syndrome grippal. Nous ne savons pas encore si c'est aussi le virus. Nous commençons à

peine à compter les victimes, mais on arrive à plusieurs millions.

Un silence médusé accueillit les chiffres du secrétaire d'Etat.

Le Président Samuel Adams Castilla scruta les visages attentivement. qui resterait calme et appor-terait à la fois savoir, sagesse et volonté d'agir ? qui paniquerait ? qui serait paralysé sous le choc ? Sans la volonté d'agir, la science était impuissante. Sans la connaissance, la volonté était aveugle et impru-dente. qui n'avait rien à offrir serait renvoyé.

Il parla enfin d'une voix posée.

- Bon. Combien aux Etats-Unis, Norm ?

Le long visage du secrétaire d'Etat était surmonté

d'épais cheveux blancs en bataille.

- Si l'on exclut les neuf cas du début de la semaine dernière, le CDC rapporte cinquante décès et au moins mille cas s'apparentant à la grippe pour lesquels on recherche en ce moment la présence de ce nouveau virus.

- On dirait qu'on s'en tire bien, commenta l'amiral Stevens Brose, chef d'état-major des armées, d'un ton plein d'espoir.

Etrangement, Castilla avait souvent remarqué que les militaires étaient les plus réticents à foncer. A leur décharge, ils avaient mieux que d'autres constaté les conséquences fatales des actions inconsidérées.

- Ces chiffres sont provisoires, intervint, sinistre, Nancy Petrelli, secrétaire d'Etat à la Santé et aux Affaires sociales. Cela ne signifie pas que nous ne serons pas dévastés demain.

- Non, je suppose que non, approuva le Président, un peu surpris par le ton négatif de son ministre.

Il l'avait toujours crue optimiste. Elle était sans doute terrorisée par ce virus au même titre que les populations et les gouvernements. Il fallait agir

- agir avec réflexion et intelligence, certes, mais agir pour diminuer le sentiment de panique qui paraly-serait tous ceux qui seraient concernés.

Il se tourna vers le médecin général.

- Du nouveau sur les six premiers cas, Jesse ? Un point commun entre eux ?

- Hormis qu'ils ont tous fait Tempête du désert ou avaient un lien avec quelqu'un qui y était, ni le CDC ni l'USAMRIID n'ont trouvé quoi que ce soit.

- A l'étranger ?

- Même chose, admit le médecin général Jesse Oxnard. Tous les chercheurs reconnaissent qu'ils sèchent. Ils peuvent le détecter au microscope électronique, mais la séquence ADN n'offre pour le moment aucune piste utile. Il ne correspond à aucun virus connu, aussi en sont-ils réduits à t‚tonner quant au traitement. Ils n'ont aucune idée de sa provenance, ni des moyens pour le détruire ou, à tout le moins, interrompre sa progression. Ils suggèrent simplement les méthodes classiques en cas de fièvre virale et espèrent que le taux de mortalité n'excédera pas les cinquante pour cent qu'on a eus pour les six premiers cas.

- C'est toujours ça, déclara le Président. Nous pouvons mobiliser toutes les ressources médicales des pays industrialisés et les envoyer partout dans le monde. Ainsi que des médicaments. Tout ce qui est nécessaire ou qui semble l'être.

Castilla fit un signe de tête à Anson McCoy, secrétaire d'Etat à la Défense.

- Anson, mettez la totalité des forces armées à la disposition de Jesse - transports, troupes, navires, tout le nécessaire.

- Dans la mesure du raisonnable, avertit l'amiral Brose. Cela nous rendrait vulnérable. Certains Etats pourraient en profiter pour attaquer.

- Au train o˘ vont les choses, Stevens, repartit le Président sèchement, il pourrait bien ne plus rester grand-chose à attaquer ou à défendre. L'heure est venue de penser autrement. Les vieilles réponses ne servent à rien. Lincoln a dit quelque chose de ce genre lors d'une crise il y a bien longtemps, et nous pourrions bien aborder le même type d'impasse. Cela fait des années que Kenny et Norman essaient de nous le dire. Pas vrai, Kenny ?

Kenneth Dahlberg, secrétaire d'Etat à l'Intérieur, approuva avant de préciser :

- Avertissement général. Dégradation de l'envi-ronnement. Destruction des forêts pluviales. Exode rural dans l'ensemble du tiers-monde. Surpopulation. Tout cela entraîne l'émergence de nouvelles maladies. Autrement dit, de nombreux décès. Cette pandémie n'est peut-être que la partie visible de l'ice-berg.

- Bref, nous devons tout mettre en úuvre pour l'arrêter, reprit le Président. Ainsi qu'il sied à tout pays industrialisé.

Du coin de l'úil, il vit que Nancy Petrelli ouvrait la bouche comme pour émettre une objection.

- Et ne venez pas me dire que cela va co˚ter cher, Nancy. Nous n'en sommes plus là.

- Je suis d'accord, monsieur ; j'allais seulement proposer quelque chose.

- Très bien, répondit le Président en tentant de contrôler son impatience car son esprit était déjà

prêt pour l'action. Dites-nous ce que vous avez en tête.

- Il est inexact d'affirmer que les chercheurs n'ont rien à suggérer. Mon cabinet a reçu un appel il y a moins d'une heure d'un certain Dr Tremont, PDG

de Blanchard Pharmaceuticals. Il précise ne pas être absolument s˚r, car il ne l'a jamais testé sur le nouveau virus, mais la description qu'il a entendue du virus et de ses symptômes paraît se rapprocher sensiblement d'un virus chez le singe sur lequel son laboratoire travaille depuis des années.

Elle marqua une pause pour accentuer l'effet de ses propos et enchaîna.

- Ils ont mis au point un sérum efficace dans la plupart des cas.

Il y eut un silence abasourdi. Puis ce fut une caco-

phonie de voix excitées, de propos contradictoires.

Ils bombardèrent Nancy Petrelli de questions. Ils émirent des objections quant aux possibilités. L'idée d'un traitement possible les galvanisait.

Le Président frappa du poing sur la table.

- Du calme, taisez-vous !

Il jeta à tous des regards noirs. Le calme revint. La tension était'palpable et le tic-tac de la pendule sur la cheminée cognait comme le tonnerre.

Le Président Castilla se tourna enfin vers le secrétaire d'Etat à la Santé.

- Reprenez au début, mais brièvement, Nancy.

quelqu'un croit détenir le remède pour ce truc ?

O˘ ? Comment ?

Nancy regarda avec animosité tous ses collègues et autres conseillers prêts à lui sauter dessus.

- Comme je viens de le dire, monsieur, il s'appelle Victor Tremont. C'est le PDG de Blanchard Pharmaceuticals, un grand laboratoire pharmaceutique international. Il affirme qu'une de ses équipes a mis au point un médicament contre un virus trouvé chez un singe en Amérique du Sud. Les tests sur l'animal sont très prometteurs, ils ont déposé un brevet et le dossier est au FDA pour autorisation de mise sur le marché à usage vétérinaire.

Le médecin général Oxnard fronça les sourcils.

- Ils n'ont même pas l'approbation du FDA pour les animaux ?

- Et ça n'a pas été testé sur l'homme ? insista le secrétaire d'Etat à la Défense d'un ton pressant.

- Non, ils n'avaient pas l'intention de l'utiliser sur l'homme. Le Dr Tremont pense que ce virus inconnu peut être celui du singe qui aurait été maintenant contracté par l'homme. Et je dirais que, compte tenu des circonstances, nous serions fous de ne pas creuser davantage.

- Pourquoi quelqu'un s'amuserait-il à mettre au point un produit pour un virus chez le singe ? voulut savoir le secrétaire d'Etat au Commerce.

- Pour apprendre à combattre les virus. Afin de mettre au point des techniques de production industrielle pour l'avenir, répondit Nancy Petrelli. Vous venez d'entendre Kenneth et Norman dire que les virus émergents représentent un danger croissant dans le monde maintenant qu'on accède aisément à

des zones autrefois reculées. Le virus du singe d'aujourd'hui peut atteindre l'homme demain. Nous en sommes tous conscients, n'est-ce pas ? Peut-être devrions-nous envisager la possibilité qu'un remède agissant sur le virus du singe puisse être efficace sur l'homme.

Le brouhaha retentit de nouveau.

- Beaucoup trop dangereux.

- Je crois que Nancy a raison. Nous n'avons pas le choix.

- Le FDA n'accordera jamais son autorisation.

- qu'avons-nous à perdre ?

- Beaucoup. Le remède pourrait être pire que le mal.

Et:

- Cela ne vous paraît pas bizarre ? Je veux dire, un médicament pour une maladie inconnue qui sort de nulle part ?

- Allons, Sam ! Visiblement, ils y travaillent depuis des lustres.

- C'est le propre de la recherche fondamentale de ne pas trouver d'applications pendant des années, et d'un seul coup, si.

Jusqu'à ce que le poing du Président s'abaiss‚t de nouveau sur la table.

- D'accord ! Nous allons en discuter. Je vais écouter chaque objection que vous aurez à formuler. Mais pour l'instant, je veux que Nancy et Jesse se rendent chez Blanchard Pharmaceuticals et vérifient sur place. Nous avons une catastrophe sur les bras et il n'est pas question de laisser les choses empirer. Mais en même temps, un petit miracle serait le bienvenu.

Espérons que Tremont sait de quoi il parle. Prions même pour qu'il ait raison avant que la moitié du monde ne soit rayée de la carte.

Il se leva.

- Bon. Le débat est clos pour l'instant. Chacun sait ce qu'il a à faire. Au travail.

Il quitta la pièce avec plus d'assurance qu'il n'en éprouvait. Il avait de jeunes enfants et il avait peur.

Sur le siège arrière de sa limousine insonorisée, Nancy Petrelli téléphonait sur son portable.

- J'ai attendu que la situation soit aussi catastro-phique que possible, Victor, comme vous l'avez suggéré. Lorsque tous ont admis que nous n'avions à

offrir que des pansements et des soins attentifs, j'ai l‚ché ma bombe. Il y a eu des grincements de dents, mais au bout du compte je dirais que, globalement, le Président est prêt à accepter toute l'aide qu'on peut lui fournir.

- Excellent. Intelligent, commenta en souriant Victor Tremont installé dans son bureau des Adiron-Idacks au-dessus du lac tranquille. Comment Castilla entend-il s'y prendre ?

- Il m'envoie avec le médecin général pour vous parler. Après quoi, nous lui ferons notre rapport.

- Encore mieux. Vous et moi allons lui jouer la grande scène du savant pétri d'humilité.

- Méfiez-vous, Victor. Oxnard soupçonne quelque chose de louche. Et il n'est pas le seul. Comme le Président cherche le moindre signe positif, ils jouent profil bas, mais au moindre prétexte, ils passeront à

l'attaque.

- Ils ne trouveront rien, Nancy. Faites-moi confiance.

- Et Jon Smith ? Il est hors circuit ?

- Vous pouvez y compter.

- Je l'espère, Victor. Je l'espère vraiment.

Elle raccrocha et se cala sur le dossier, ses mains parfaitement manucurées tapotant l'accoudoir. Elle était excitée à l'idée que tout se déroulait comme prévu, mais inquiète à l'idée qu'un rien... qu'ils auraient oublié, négligé... p˚t tout faire capoter.

Dans son bureau, Victor Tremont contemplait les ombres hautes et lointaines des Adirondacks. Il avait rassuré Nancy Petrelli, mais se rassurer lui-même n'était pas aussi simple. Al-Hassan avait raté Smith et ses deux amis dans la Sierra Nevada, et les trois hommes avaient disparu. Restait à espérer qu'ils s'étaient planqués et ne constitueraient plus une menace, craignant trop pour leur peau.

Mais Tremont ne pouvait prendre de risques. En outre, à en croire les renseignements qu'il avait pu récolter sur Smith, ce n'était pas le genre à l‚cher prise. Tremont continuerait à mettre tout le monde dessus. Les chances qu'il caus‚t des dég‚ts, voire survéc˚t, étaient minces. Tremont frissonna soudain.

Avec un homme de la trempe de Smith, des chances minces ne signifiaient pas aucune chance.

CHAPITRE VINGT-SIX

8 h 02, mercredi 22 octobre

Bagdad, Irak

Considérée autrefois comme le berceau de la civilisation, Bagdad s'étendait sur une plaine desséchée entre le Tigre et l'Euphrate. Métropole de contrastes, elle frémissait dans la lumière du matin. Au milieu des dômes et des minarets de tuile turquoise, les muezzins appelaient à la prière ; leur cri volait au-dessus des toits en terrasse. Des femmes revêtues de longues abayas glissaient, pyramides noires entre les ruelles étroites du vieux souk, vers les gratte-ciel de verre de la nouvelle ville.

Cette cité de mythes et de légendes avait été envahie à plusieurs reprises au cours des millénaires

- par les Hittites, les Arabes, les Mongols, les Britanniques - et avait à chaque fois survécu et triomphé. Mais après une décennie d'embargo, décidé par les Américains, cette longue histoire n'était plus de mise. La vie dans la Bagdad appauvrie de Saddam Hussein était une lutte quotidienne pour l'indispen-sable - eau potable, nourriture et médicaments. Des véhicules avançaient lentement sur les boulevards bordés de palmiers. Le brouillard et la fumée puaient dans l'air douce‚tre du désert.

Jon Smith avait réfléchi à tout cela dans le taxi qui l'emmenait à travers les rues grises. Tout en payant le chauffeur, il observait avec circonspection ce quartier autrefois huppé. Personne ne semblait trop curieux. Il est vrai qu'il arborait la panoplie du parfait fonctionnaire des Nations unies avec brassard officiel et badge d'identification en plastique accroché à sa veste. De plus, il y avait des taxis partout dans cette ville triste et fortifiée. Chauffeur de taxi était un des rares métiers que la plupart des Irakiens étaient encore prêts à faire : ils possédaient au moins une voiture familiale en état de marche et Saddam Hussein maintenait l'essence à bas prix, moins de dix cents américains le litre.

Le chauffeur s'éloignait à vive allure, tandis que Smith surveillait la rue qu'il traversa vers l'ancienne ambassade des Etats-Unis. Tous les volets étaient clos et l'ensemble du domaine, en mauvais état, dégageait une impression d'abandon. Jon entra et appuya sur la sonnette.

Les Etats-Unis avaient encore un homme à Bagdad, un Polonais. En 1991, à la fin de la guerre du Golfe, la Pologne avait repris le contrôle de l'ambassade américaine située rue P Nord-Ouest. Depuis lors, même quand des bombes ou des missiles US

tombaient, les diplomates polonais faisaient des déclarations, l'ambassade représentant non seulement les intérêts de leur pays en Irak, mais aussi ceux des Etats-Unis. Dans l'imposante b‚tisse aux volets clos, ils réglaient les questions de passeports, parlaient des médias locaux et passaient occasionnellement des messages secrets entre Washington et Bagdad. Comme dans toute guerre, il existait des moments o˘ même les ennemis avaient besoin de communiquer, seule raison pour laquelle Saddam Hussein tolérait les Polonais. A tout moment, le lunatique Hussein pouvait changer d'avis et les emprisonner jusqu'au dernier.

La porte d'entrée de l'ambassade s'ouvrit violemment sur un homme grand et fort avec un nez en trompette, d'épais cheveux gris, des sourcils broussailleux surmontant d'intelligents yeux noisette.

Il correspondait à la description de Peter.

- Jerzy Domalewski ?

- Lui-même. Vous êtes s˚rement l'ami de Peter.

La porte s'ouvrit plus largement et le diplomate jaugea Jon d'un seul regard. La quarantaine bien tassée, il portait un costume brun informe et parlait avec un accent polonais.

- Entrez. Nous faisons d'assez belles cibles sans en rajouter.

Ils traversèrent le hall de marbre jusqu'à un grand bureau.

- Etes-vous certain qu'on ne vous a pas suivi ?

Le Polonais aimait le calme de ces yeux bleu nuit et la puissance physique qui émanait de cet étranger.

Ces deux qualités lui seraient utiles dans une Bagdad truffée de périls.

Smith sentit instantanément la peur.

- Le MI6 connaît son boulot. Je ne vais pas vous ennuyer avec les tours et détours qu'on m'a fait emprunter pour pénétrer dans le pays.

- Parfait. Ne m'en dites pas plus, approuva Domalewski en fermant la porte du bureau. Il est des secrets que personne ne doit connaître. Pas même moi.

Il eut un petit sourire désabusé et poursuivit :

- Asseyez-vous. Vous devez être épuisé. Le fauteuil est confortable. Il a encore ses ressorts.

Tandis que Jon prenait place, le diplomate se dirigea vers la fenêtre, ouvrit les volets et regarda dehors.

- Nous devons être tellement prudents.

Domalewski avait raison : il était exténué. Mais il éprouvait aussi le besoin irrépressible de poursuivre son enquête. Le beau visage de Sophia/ son agonie le hantaient.

Trois jours auparavant, il était arrivé au petit matin à l'aéroport londonien d'Heathrow dans les nouveaux vêtements civils achetés à San Francisco.

Ce fut le début d'une journée aussi interminable qu'éprouvante. A Heathrow, un agent du MI6 l'avait aidé à se faufiler dans une ambulance militaire qui le conduisit à toute vitesse à une base de la RAF

quelque part en East Anglia. De là, il avait volé

jusqu'à une piste au milieu du désert d'Arabie Saoudite o˘ l'avait réceptionné un caporal anonyme et taciturne du SAS britannique, portant une longue robe de Bédouin et parlant un arabe parfait.

- Enfilez ça, avait-il dit en lançant à Jon une tenue identique. Nous allons profiter d'un accord méconnu datant d'avant-guerre.

Il faisait allusion à la zone neutre entre l'Irak et l'Arabie Saoudite que les deux pays conservaient afin que les nomades pussent continuer à emprunter leurs pistes de caravanes historiques.

Gr‚ce aux résistants irakiens, Jon et le caporal, vêtus d'étouffantes robes, passèrent de camp bédouin en camp bédouin pour arriver aux abords de Bagdad o˘ le caporal le surprit en lui donnant de faux papiers, des dinars irakiens, des habits européens ainsi que le brassard et le badge d'un fonctionnaire des Nations unies en provenance de Belize. Le nom de couverture de Jon était Mark Bonnet.

Il avait secoué la tête, ahuri par la minutie du MI6.

- Vous m'avez caché ça !

- Jamais de la vie ! protesta le caporal, indigné.

Je ne savais pas si vous alliez réussir. Inutile de perdre une bonne identité pour un putain de cadavre. Si jamais vous revoyez cet enfoiré de Peter Howell, avait-il ajouté en serrant vigoureusement la main de Jon, dites-lui qu'il nous doit une fière chan-delle.

Jon était à présent assis dans un fauteuil de l'ancienne ambassade américaine, de l'argent et une pièce d'identité supplémentaire dans sa poche.

- Ne voyez rien de personnel dans notre inquiétude, dit Domalewski sans quitter la rue des yeux. Il ne faut pas nous reprocher de manquer d'enthou-siasme à l'idée de vous aider.

- C'est bien naturel. Mais Peter m'a assuré que c'était sans doute le risque le plus crucial que vous ayez jamais couru.

Domalewski hocha sa tête ébouriffée.

- C'était dans son message. Il m'a aussi donné

une liste de médecins et d'hôpitaux que vous souhai-tiez voir.

Le Polonais tourna le dos à la fenêtre et considéra à nouveau l'Américain. Son vieil ami Peter Howell lui avait précisé que cet homme était médecin. Saurait-il se débrouiller en cas de violence ? Il était vrai que, de son visage aux pommettes hautes à ses larges épaules en passant par sa taille mince, il avait davantage l'air d'un tueur d'élite que d'un médecin de quartier. Domalewski s'estimait bon juge en matière d'hommes et, à en croire ce qu'il avait sous les yeux, Peter avait peut-être raison à propos de celui-ci.

- Vous avez organisé des rendez-vous ? s'enquit Jon.

- Bien s˚r. Je vous conduirai moi-même à certains d'entre eux. Pour d'autres, vous vous débrouillerez tout seul.

La voix du diplomate sonna ensuite comme un avertissement.

- Mais rappelez-vous que vos créances de l'ONU

seront inutiles si vous tombez entre les mains du gouvernement. Nous sommes dans un Etat policier.

De nombreux citoyens sont armés et chacun peut être un espion. La police privée de Saddam Hussein

- la Garde républicaine - est aussi brutale et puissante que la Gestapo et les SS réunis. Ils sont toujours en train de fouiner à la recherche d'ennemis de l'Etat, de dissidents, ou simplement d'une tête qui ne leur revient pas.

- Je crois comprendre qu'ils sont imprévisibles.

- Ah, vous connaissez donc un peu l'Irak.

- Un peu, répondit Smith, sinistre.

Domalewski inclina la tête, alla derrière son bureau et ouvrit un tiroir.

- Le plus grand danger est précisément l'arbi-traire de tout cela. Ici, la violence surgit en un clin d'úil, souvent sans aucune raison logique. Peter a dit que je devais vous remettre ceci.

Il s'assit dans un fauteuil à côté de Jon et lui tendit un Beretta de l'armée américaine.

Smith s'en empara avec plaisir.

- Il pense à tout.

- Mon père et moi nous en sommes aperçus en son temps.

- Ainsi vous avez déjà travaillé pour lui.

- Plus d'une fois. Ce qui explique pourquoi je lui fais la faveur de vous épauler.

Voilà qui répondait à la question qu'il s'était posée.

- Merci à vous deux.

- J'espère que vous nous remercierez encore demain et après-demain. Peter prétend que vous savez vous servir d'un Beretta. Alors n'hésitez pas s'il le faut. Je dois cependant vous avertir que tout étranger surpris en possession d'une arme est arrêté.

- Merci du conseil. J'ai un plan pour l'éviter.

- Parfait. Avez-vous entendu parler du Centre de détention judiciaire ?

- Non, désolé.

- Son existence vient d'être confirmée, expliqua Domalewski en baissant le ton. Il est situé au sixième sous-sol : aucune fenêtre qui permette au monde de jeter un coup d'úil, aucun mur extérieur qui laisse passer les cris des torturés, et aucun espoir d'évasion, ajouta-t-il, horrifié. Le renseignement militaire irakien l'a construit sous l'hôpital près du camp mili-

taire d'al-Rachid, au sud d'ici. On raconte que qusai, le fils fou de Saddam Hussein, en a supervisé lui-même la conception et la réalisation. Il y a un étage entier réservé aux salles de torture et aux chambres d'exécution pour les soldats et les officiers qui déplaisent à Saddam. A un certain étage, les détenus n'ont aucune existence officielle. On ne peut demander de leurs nouvelles. On ne peut même pas mentionner leur nom. Ces malheureux disparaissent pour toujours. Mais pour moi, la partie la pire de ce b‚timent souterrain... la plus effroyable et d'une certaine façon la plus sauvage... est à l'étage le plus bas.

Saddam Hussein y possède des cachots... et cinquante-deux gibets. Effroyable.

Jon réprima un frisson.

- Dieu du ciel. Cinquante-deux gibets ! Des exécutions en masse. Il en pend tant que ça d'un coup ?

Mais c'est l'enfer, cet endroit ! Cet homme est un monstre !

- Je ne vous le fais pas dire. Rappelez-vous, mieux vaut utiliser son arme que se faire prendre avec. Au mieux, la confusion peut vous laisser une chance.

Il hésita, croisa les doigts et leva sur Jon des yeux assombris par l'inquiétude.

- Vous êtes ici clandestinement. Oh ! oui, ils vous arrêteraient et si vous aviez de la chance, ils vous tueraient rapidement.

- Je comprends.

- Si vous désirez toujours continuer, vous avez un sacré territoire à couvrir aujourd'hui. Mieux vaut partir sur-le-champ.

Pendant un bref moment, Smith vit le visage torturé de Sophia luttant contre la mort. La sueur luisant sur ses joues trop rouges... ses cheveux soyeux devenus plats et ternes... ses doigts tremblants remontant désespérément vers sa gorge alors qu'elle suffoquait. La douleur insoutenable.

Tandis qu'il dévisageait Domalewski, il pensait en fait à la seule femme qu'il e˚t jamais aimée et à sa fin terrible, inexplicable, inutile, criminelle. Pour Sophia, il franchirait tous les obstacles. Même l'Irak et Saddam Hussein.

Il se leva.

- Allons-y.

CHAPITRE VINGT-SEPT

10 h 05

Bagdad

Sur la banquette arrière de la seule limousine en état de marche de l'ambassade américaine, Jon regardait la ville affairée et notait avec dégo˚t les portraits de Saddam Hussein. Gigantesques panneaux, affiches grandes comme les murs, photos encadrées dans des vitrines miteuses, Hussein avec son épaisse moustache noire et son sourire toutes dents dehors était partout. Berçant un enfant.

Affrontant héroÔquement le nouveau président des Etats-Unis. A la tête d'une réunion de famille ou d'un groupe d'hommes d'affaires. Passant fièrement en revue les troupes qui saluaient et défilaient au pas de l'oie.

En cette terre autrefois légendaire pour son savoir et sa culture, la poigne de fer de Hussein était plus forte que jamais. Il avait transformé l'état de guerre de son pays en assise de son pouvoir, et la misère de son peuple en orgueil patriotique. Alors qu'il bl‚mait l'embargo de l'ONU - " alhissar " - pour la mort d'un million d'Irakiens pour cause de malnutrition, lui et ses sbires étaient devenus honteusement gras et riches. Le dégo˚t de Jonathan ne fit que croître quand ils arrivèrent dans l'élégant quartier de Jadiriya, o˘ lèche-bottes et profiteurs de guerre s'étaient installés dans l'opulence. Jerzy Domalewski au volant, ils roulaient le long de demeures voyantes, de cafés de luxe, de boutiques étincelantes. Des Mercedes astiquées, des BMW et des Ferrari longeaient les trottoirs. Des grooms en livrée montaient la garde devant des restaurants co˚teux. On avait peut-être banni la pauvreté, mais on ne se débarrassait pas comme ça de la rapacité humaine.

Smith secoua la tête.

- C'est criminel.

Domalewski arborait une veste et une casquette de chauffeur.

- Si l'on considère à quoi ressemble le reste de Bagdad, pénétrer à Jadiriya revient à se poser sur une autre planète. Une planète très riche. Comment ce ramassis d'égoÔstes ose-t-il se regarder en face ?

- C'est amoral.

- Tout à fait d'accord.

Le diplomate arrêta sa limousine devant un joli b‚timent en stuc orné d'un toit en tuile bleue.

- On y est.

Laissant son moteur tourner, il regarda par-dessus son épaule, l'air grave et inquiet.

- J'attends. A moins, bien entendu, que vous ne sortiez en courant avec les Gardes républicains à vos basques. Comprenez-moi bien, je n'y crois pas vraiment, mais si un tel malheur devait se produire, je vous prie de ne pas vous vexer si vous voyez de la fumée sortir du pot d'échappement de ce véhicule.

- Je comprends, fit Smith avec un petit sourire.

La gracieuse demeure abritait le cabinet du Dr Hussein Kamil, éminent spécialiste des maladies organiques. Smith sortit dans la chaleur du soleil, jeta autour de lui un regard circonspect et franchit la ligne de palmiers pour arriver à la porte ciselée. A l'intérieur, la salle d'attente était vide et fraîche.

Smith nota la richesse des tapis, des rideaux et des meubles capitonnés. Devant les portes closes, il se demanda s'il était en sécurité et s'il trouverait ici des réponses. Malgré la richesse apparente du médecin, il ne s'en tirait pas si bien que cela. L'isolement économique de l'Irak se trahissait à de petits détails. Les rideaux étaient passés et les meubles usés. Les magazines sur les tables basses avaient cinq ou dix ans.

Une porte s'ouvrit, le médecin apparut. C'était un homme de taille moyenne, la petite cinquantaine, au teint bistre, dont les yeux nerveux étincelaient. Il portait une blouse blanche sur un pantalon gris au pli impeccable. Et il était seul. Pas d'infirmière. Pas de secrétaire médicale. Manifestement, il avait choisi l'heure du rendez-vous avec Smith pour être certain qu'il se déroulerait sans témoin.

- Docteur Kamil, salua Jon avant de se présenter sous le nom de Mark Bonnet.

Le médecin inclina poliment la tête mais sa voix était basse et embarrassée.

- Puis-je voir vos papiers ? demanda-t-il dans un anglais dont l'intonation était celle des classes élevées.

Jon tendit les faux documents de l'ONU. On avait dit au Dr Kamil que Jon appartenait à une équipe internationale enquêtant sur un nouveau virus. Le médecin le conduisit dans la salle de consultation o˘

il étudia les références de Smith comme s'il s'agissait des preuves d'un cancer.

Jon en profita pour regarder autour de lui

- murs blancs, matériel chromé, deux tabourets en bois, une table peinte en blanc o˘ des bouts de crayon reposaient dans une coupelle en céramique.

L'équipement médical était vétuste. Tout était propre et luisant, mais il y avait des espaces vides là o˘ il aurait d˚ y avoir des tubes à essai. Le linge blanc qui recouvrait la table d'examen était mince et mangé de petits trous. Certains instruments étaient obsolètes.

Ce n'était pas le seul problème auquel ce médecin

- comme tous les médecins d'Irak - était confronté. qaÔialewski avait expliqué que beaucoup d'entre eux étaient diplômés des meilleures universités et posaient d'excellents diagnostics, mais que leurs patients devaient se débrouiller pour trouver leurs propres médicaments. Ceux-ci n'étaient disponibles qu'au marché noir, et il fallait payer en dollars.

Même les membres de l'élite rencontraient des difficultés alors qu'ils étaient prêts à débourser des sommes astronomiques.

Le docteur lui rendit enfin ses papiers. Il n'invita pas Jon à s'asseoir et resta debout lui aussi. Ils se tenaient au milieu de cette pièce Spartiate et conver-saient, deux étrangers soupçonneux.

- que désirez-vous savoir exactement ? demanda le médecin.

- Vous avez accepté de me parler, docteur. Je suppose que vous savez ce que vous désirez me dire.

Le docteur balaya l'air de la main.

- Je ne saurais me montrer trop prudent. Je suis proche de notre grand leader. Des membres du Conseil révolutionnaire sont mes patients.

Cet homme avait un secret. Jon parviendrait-il à

le lui arracher ?

- Pourtant, docteur Kamil, quelque chose vous tourmente. Un problème médical, je dirais. Je suis certain qu'il n'a rien à voir ni avec Saddam Hussein ni avec la guerre, aussi en discuter un moment ne devrait-il être dangereux ni pour vous ni pour moi.

Peut-être, suggéra-t-il prudemment, s'agit-il de décès causés par le virus inconnu.

Le Dr Kamil mordit sa lèvre inférieure. Ses yeux d'ébène étaient troublés. Il jeta autour de lui un regard quasi implorant comme s'il craignait que les murs ne le trahissent. Mais c'était aussi un homme cultivé. Alors, il avoua dans un soupir :

- Il y a un an j'ai soigné un patient qui est mort brutalement d'un syndrome de détresse respiratoire de l'adulte assorti d'une hémorragie pulmonaire.

Deux semaines avant le SDRA, je dis bien avant, il avait contracté un très gros rhume.

Jon réprima son excitation. C'étaient les mêmes symptômes que les victimes aux Etats-Unis.

- Etait-il un ancien combattant de Tempête du désert ?

Les yeux du médecin lancèrent des éclairs de frayeur.

- Ne dites pas cela ! murmura-t-il. Il a eu l'honneur de combattre avec la Garde républicaine au cours de la Glorieuse Guerre d'unification.

- Aucune possibilité que sa mort soit due à des agents biologiques ? Nous savons que Saddam en possède.

- C'est un mensonge ! Notre grand leader n'auto-riserait jamais de telles armes. S'il y en avait, elles seraient apportées par l'ennemi.

- Alors sa mort a pu être causée par les agents biologiques de l'ennemi ?

- Non. Pas du tout.

- Mais votre patient a été contaminé à un moment ou à un autre de la guerre ?

Le docteur acquiesça, le visage inquiet.

- C'était un vieil ami de la famille, vous voyez. Je lui faisais chaque année un check-up complet. Dans un pays arriéré comme le nôtre, on n'est jamais trop prudent avec sa santé.

Ses yeux craintifs balayèrent la pièce ; il avait insulté sa patrie.

- Peu après son retour à la vie civile, reprit-il, il a commencé à montrer de nombreux symptômes d'infections mineures qui ne réagissaient pas au traitement habituel mais qui s'amélioraient spontanément. Au fil des ans, J'ai noté de plus en plus de pics fébriles et de brefs épisodes d'allure grippale. Puis il a eu ce gros rhume et il est mort subitement.

- Y a-t-il eu à l'époque d'autres décès dus au virus en Irak ?

- Oui. Deux, à Bagdad.

- Ils avaient eux aussi fait la guerre du Golfe ?

- C'est ce qu'on m'a dit.

- Certain ont-ils guéri ?

Le Dr Kamil croisa les bras et hocha la tête, l'air malheureux.

- J'ai entendu des rumeurs, répondit-il sans regarder Jon. Mais à mon avis, ces patients ont simplement survécu au SDRA. Hormis le virus de la rage quand on ne le soigne pas, aucun virus n'est mortel à cent pour cent. Même pas celui de l'Ebola.

- Combien ont survécu ?

- Trois.

Trois, plus trois, la même chose. Les preuves s'accumulaient, et Jon luttait contre l'exultation autant que contre l'effroi. Tout cela désignait de plus en plus nettement l'utilisation de cobayes humains.

- O˘ sont les survivants ?

A cette question, le médecin recula, complètement paniqué.

- Terminé ! Je ne veux pas que vous alliez a droite et à gauche et que les données sur un survivant permettent de remonter jusqu'à moi.

Il ouvrit en grand la porte de son cabinet et désigna la porte du hall d'entrée.

- Allez-vous-en !

Jon ne bougea pas.

- quelque chose vous a poussé à vouloir me parler, docteur. Et ce ne sont pas ces trois morts.

Le médecin donna un instant l'impression qu'il allait péter les plombs.

- Plus un mot ! Rien ! Partez d'ici ! Je ne crois pas que vous veniez de Belize ou des Nations unies !

s'écria-t-il un ton plus haut. Un appel aux autorités suffirait à...

La tension montait en Jon. Le médecin était terrifié et Jon ne pouvait prendre le risque de se retrouver enfermé, avec les conséquences que cela impliquait. Il se glissa par la porte, descendit l'allée et aperçut avec soulagement la limousine de l'ambassade qui attendait toujours.

Dans son cabinet, le Dr Hussein Kamil tremblait d'angoisse à l'idée de s'être placé dans cette situation, et de panique à l'idée de se faire prendre. En même temps, ce fichu problème lui offrait une belle occasion, s'il osait la saisir.

Il réfléchit. Il avait une grande famille à nourrir et son pays se désintégrait sous ses yeux. Las d'être pauvre en une terre o˘ l'on pouvait s'offrir l'abon-dance, il devait songer à l'avenir.

Enfin, il décrocha le téléphone. Mais ce n'était pas pour appeler les autorités.

Il inspira profondément.

- Oui, ici le Dr Kamil. Vous m'avez contacté au sujet d'un certain homme. Il sort de mon cabinet, ajouta-t-il d'une voix la plus posée possible. Il a les papiers d'un employé de l'ONU en provenance de Belize. Son nom est Mark Bonnet. Je suis certain que c'est celui que vous m'avez demandé de guetter. Oui, le virus de la Glorieuse Guerre d'unification... C'est là-dessus qu'il m'a interrogé. Non, il n'a pas dit o˘ il allait. Mais il s'intéressait beaucoup aux survivants.

Naturellement. Je vous suis très reconnaissant.

J'attends l'argent et les antibiotiques demain sans faute.

Il l‚cha le combiné et s'affaissa dans son fauteuil.

Il se sentait mieux. Tellement mieux qu'il s'autorisa un léger sourire. Le risque était élevé mais, avec un peu de chance, la récompense valait largement la peine. Ce seul coup de fil ferait de lui une rareté à

Bagdad : il disposerait de son approvisionnement particulier en antibiotiques.

Il se frotta les mains avec optimisme.

Les nantis ramperaient vers lui quand eux ou leurs enfants seraient malades. Ils lui donneraient de l'argent à la pelle. Pas des dinars, inutiles dans ce pays de ténèbres o˘ il était coincé depuis que ces imbéciles d'Américains avaient imposé leur guerre et leur embargo. Non, les riches patients déverseraient sur lui une pluie de dollars. Il aurait bientôt de quoi payer la fuite de sa famille et entamer une nouvelle vie sous d'autres cieux. N'importe lesquels.

19 h 01

Bagdad

La nuit tombait sur Bagdad. Une femme enveloppée de la tête aux pieds dans la classique abaya se déplaçait rapidement, telle une araignée noire, sous les balcons et les fenêtres éclairées à la bougie dans la ruelle pavée. Pendant les étés br˚lants, ces constructions suspendues offraient un peu d'ombre aux plus vieux quartiers de la ville. Mais en cette fraîche nuit d'octobre, on voyait un chemin d'étoiles par l'étroite ouverture.

Concentrée sur les deux missions qui l'attendaient, la femme jeta un seul regard en l'air. Terriblement vo˚tée, à cause de son grand ‚ge et de la malnutrition, elle portait un sac de gym en toile effilochée.

Outre l'abaya noire qui la dissimulait entièrement, un pushi blanc traditionnel couvrait l'essentiel de son visage pour ne révéler que ses yeux sombres, rarement baissés comme il sied, et toujours en éveil.

Elle se h‚tait le long des moucharabieh - fenêtres en saillie dont les écrans de bois sculpté permettaient de voir sans être vu. Elle tourna enfin dans une grande artère sinueuse, éclairée par des lampadaires antiques et branlants, bruyante de l'animation traditionnelle avant la fermeture - boutiquiers luttant désespérément pour vendre leur marchandise, clients potentiels avec tout juste assez de dinars pour survivre, enfants aux pieds nus courant et braillant. Elle ne fit l'objet que de regards distraits. La place connaissait ses derniers instants d'effervescence avant la fermeture à

vingt heures.

Surgit alors un redoutable trio de Gardes républicains en treillis et brêlage, cette ceinture de toile équipée d'armement.

Elle se raidit. A sa gauche, un fermier vendait des fruits frais de la campagne. Une foule s'était rassemblée, se chamaillant à qui pouvait acheter et à quel prix. La femme sortit instantanément des dinars de sa volumineuse abaya, se faufila parmi la populace et mêla sa voix aux autres.

Son cúur cognait tandis qu'elle observait du coin de l'úil les gardes musclés s'arrêter. L'un fit un commentaire, un autre renchérit. Bien armés, bien nour-

ris, ils riaient et raillaient.

La femme transpirait tout en continuant de supplier le fermier de lui vendre quelque chose. Autour d'elle, d'autres Irakiens regardaient nerveusement par-dessus leur épaule. Si la plupart reprirent leurs cris, certains s'esquivèrent, honteux et furtifs. C'est alors que les gardes jetèrent leur dévolu sur un boulanger qui, la face dissimulée derrière une pile de pains, avait reculé et longeait la foule. La femme ne le reconnut pas.

Regard dur, arme au poing, les trois sbires entourèrent leur victime. L'un renversa les pains, l'autre lui donna un violent coup de crosse sur la tête.

La femme avait caché une arme dans son sac de toile. Elle br˚lait d'envie de l'utiliser. Derrière son pushi, son visage s'empourpra. Elle se mordit les lèvres. Elle voulait agir. Désespérément.

Mais elle avait une t‚che à accomplir. Pas question de se faire remarquer.

Il y eut un silence brutal dans la rue animée.

quand le boulanger tomba, les gens détournèrent le regard et s'éloignèrent. Malheur à qui attirait l'attention des gardes imprévisibles. Du sang s'écoula du visage de l'homme à terre ; il cria. Ecúurée, la femme vit deux des sbires le saisir par les bras et le tirer. Arrestation publique ou simple harcèlement ?

Pas moyen de le savoir. Sa famille remuerait ciel et terre pour tenter de le libérer.

Une minute s'écoula, interminable. Comme le calme avant la tempête, l'air était lourd et menaçant.

que les gardes eussent choisi quelqu'un d'autre offrait un piètre réconfort. Votre tour viendrait peut-

être bientôt.

Mais la vie continuait. Le brouhaha envahit de nouveau l'avenue. Les chalands reparurent. Le fermier prit l'argent dans la paume de la femme et y plaça une orange. Dans un frémissement, elle la laissa tomber dans son sac de toile à côté de l'arme et s'éloigna d'un pas rapide, regardant maladroitement autour d'elle, hantée par le regard terrifié du pauvre boulanger.

Elle tourna dans la rue Sadoun, une grande artère commerciale sur la rive éloignée du Tigre avec des gratte-ciel plus hauts que les minarets. Mais ce boulevard offrait désormais peu de marchandises de prix et encore moins d'acheteurs capables de se les payer.

Il va de soi qu'il n'y avait plus un touriste à Bagdad.

Ce qui explique pourquoi, quand elle entra dans l'hôtel moderne King Sargon, elle ne rencontra que l'immensité du vide. Le hall, autrefois somptueux, décoré d'obsidienne et de chrome, avait été conçu par des architectes occidentaux pour combiner la culture des anciens royaumes et le confort moderne.

Aujourd'hui, dans les ombres du piètre éclairage, il n'était pas seulement miteux mais désert.

Un'réceptionniste, grand, yeux sombres en amande et moustache à la Saddam Hussein, murmurait des paroles rageuses à un employé qui s'ennuyait ferme.

- qu'est-ce que le grand leader a fait pour nous, Rachid ? Dis-moi comment le génie de Tikrit a détruit les démons étrangers et nous a enrichis. On est tellement prospères, que mon doctorat orne ma livrée de réceptionniste usée jusqu'à la corde - précisa-t-il en désignant sa poitrine - dans un hôtel o˘

personne ne vient ; tellement rupins que mes enfants seront heureux de vivre assez longtemps pour n'avoir pas d'avenir !

Lugubre, l'employé répondit :

- Nous survivrons, Balthazar. On l'a toujours fait, et Saddam n'est pas éternel.

C'est alors qu'ils remarquèrent la vieille femme ratatinée qui se tenait tranquillement devant eux.

Elle était arrivée si doucement, comme un nuage de fumée, que l'employé fut un instant désorienté. Comment avait-il pu ne pas la voir ? Il l'observa et per-

çut un bref éclat dans les yeux noirs et perçants au-dessus du pushi. Elle baissa les yeux en la présence d'hommes qui n'étaient pas son mari.

Il fronça les sourcils.

Elle prit une voix humble et apeurée et s'exprima en un arabe parfait.

- Mille pardons. J'ai été envoyée pour qu'on me remette la couture pour Sundus.

Rassuré par l'intonation paniquée de la femme, l'employé retrouva instantanément son ton méprisant et désigna de la tête une porte derrière lui.

- Vous n'avez rien à faire dans le hall, vieille femme. La prochaine fois, empruntez la porte de service. Votre place est derrière !

Marmottant des paroles d'excuse, elle inclina la tête et se faufila devant le réceptionniste diplômé

prénommé Balthazar. Ce faisant, sa main cachée glissa un papier plié dans la poche de l'uniforme élimé.

Sans ciller, l'homme demanda à l'employé dédaigneux :

- Et l'électricité ? A quelle heure doit-on la couper ?

Il avait inconsciemment porté une main protec-

trice à la poche de son veston.

Comme la femme disparaissait, elle entendit la conversation reprendre entre les deux hommes. Elle soupira de soulagement : elle venait de réussir sa première mission. Mais tout danger n'était pas écarté. La seconde était beaucoup plus cruciale.

CHAPITRE VINGT-HUIT

19 h 44 .

Bagdad

Un vent cinglant venu du désert soufflait sur Bagdad, renvoyant chez eux les chalands de la rue Sheik Omar. Les parfums d'encens et de cardamome emplissaient l'air vif. Le ciel était noir, la température chutait. La vieille femme qui avait porté le message à l'hôtel King Sargon s'infiltrait entre les piétons et les boutiques en contreplaqué regorgeant de pièces usées, témoins de l'ingénuité des Irakiens pour les réparations en tout genre. Ces temps-ci, nombre de représentants de la classe moyenne autrefois aisés tenaient ces piteux éventaires o˘ tout était à vendre, des herbes aux plats chauds en passant par de vieux bouts de tuyaux.

La femme approchait de sa destination quand elle écarquilla les yeux, horrifiée. Son cúur battait la chamade. Elle n'en revenait pas.

Comme la foule s'était clairsemée, il se détachait mieux qu'en d'autres circonstances. Grand, mince, musclé, c'était le seul Occidental dans la rue. Il avait ces mêmes yeux bleu foncé, ces mêmes cheveux de jais et ce même visage dur et calme que dans son souvenir. Souvenir o˘ se mêlaient fureur et douleur.

Il était vêtu d'un banal coupe-vent et d'un pantalon marron. Et malgré son brassard de l'ONU, elle savait qu'il ne travaillait pas pour les Nations unies.

E˚t-il été un Européen ordinaire, spectacle inhabituel dans l'Irak d'aujourd'hui, elle l'e˚t dévisagé et analysé discrètement. Mais cet homme n'était pas juste n'importe qui et, une fraction de seconde, elle se retrouva paralysée devant la boutique. Puis elle entra. L'observateur le plus expérimenté n'aurait perçu dans son comportement qu'une infime hésitation. Pourtant, elle était ébranlée au-delà de toute expression.

que faisait-il à Bagdad ? Il était bien la dernière personne qu'elle pensait ou voulait voir : le lieutenant-colonel Jonathan Smith, docteur en médecine.

A cran, Jon scrutait la rue aux étalages de contreplaqué et aux minuscules ateliers de réparation.

Toute la journée il avait visité des cabinets médicaux, des cliniques et des hôpitaux, parlant à des médecins, des infirmières et d'anciens toubibs de la guerre, tous plus nerveux les uns que les autres.

Beaucoup avaient confirmé l'existence de six victimes de SDRA avec les symptômes du virus mortel sur lequel Jon enquêtait. Mais personne n'avait pu lui dire un mot des trois survivants.

Tout en marchant, il repoussa la sensation qu'il avait d'être surveillé. Il scruta avec soin la rue éclairée avec ses bazars fanés et ses hommes aux longues chemises l‚ches - gallabieh -, installés à des tables rayées, buvant des verres de thé chaud et fumant des narguilés. Il prit soin de conserver une expression naturelle. Mais ce coin du vieux Bagdad paraissait un curieux endroit pour rencontrer le Dr Radah Mahuk, spécialiste de chirurgie infantile de renommée mondiale.

Pourtant, les instructions de Domalewski étaient claires.

Jon commençait à désespérer. Le célèbre pédiatre était son dernier espoir de la journée, et demeurer à

Bagdad vingt-quatre heures de plus augmenterait sérieusement le danger. Chacun de ses interlocuteurs était un délateur en puissance. D'un autre côté, le prochain informateur lui donnerait peut-être l'origine du virus et le nom du salaud qui avait contaminé Sophia et les Irakiens.

Les nerfs à fleur de peau, il s'arrêta devant un atelier o˘ des pneus lisses pendaient à des chaînes de chaque côté d'une porte basse et foncée. Cette obscure boutique de réparation de pneus était le lieu o˘

l'avait envoyé Domalewski. Selon le diplomate, elle appartenait à un ancien homme d'affaires nanti de Bagdad, plein d'amertume après que les guerres inutiles de Saddam Hussein eurent ruiné son entreprise en expansion.

L'apparence minable du magasin accentuait les soupçons de Jon. Il consulta sa montre. Il était à

l'heure. Après un dernier regard alentour, il entra.

Un petit homme à la calvitie naissante, affligé

d'une peau rêche et arborant l'inévitable moustache noire et épaisse, lisait un bout de papier derrière un comptoir usé. Ses doigts épais étaient tachés de goudron. Tout près, une femme en robe noire fondamen-taliste faisait son choix.

- Ghassan ? demanda Jon à l'homme.

- Pas là, répondit l'Irakien avec indifférence dans un fort accent anglais.

Il posa sur Jon un regard sagace.

Jon baissa la voix et regarda la femme qui s'était rapprochée comme pour examiner divers trains de pneus.

- Il faut que je lui parle. Farouk al-Dubq m'a dit qu'il avait des nouveaux Pirelli.

C'était le signal codé que Jerzy Domalewski avait transmis à Jon. Il était conçu pour n'engendrer aucun intérêt extérieur parce que la société floris-sante de Ghassan dans la rue Rachid était spécialisée dans les nouveaux modèles de pneus des meilleures marques mondiales ; tout le monde le savait connaisseur.

Ghassan leva un sourcil approbateur. Il arbora un bref sourire, froissa le bout de papier entre ses mains abîmées par le travail et dit gaiement dans un bien meilleur anglais :

- Ah, Pirelli ! Excellent choix. A l'arrière. Venez.

Mais comme il se tournait pour conduire Jon, il marmotta quelque chose en arabe.

Soudain, Jon sentit sa nuque se hérisser. Il pivota juste à temps pour voir la femme en abaya se glisser au-dehors comme une ombre.

Ses tripes lui disaient que quelque chose clochait.

- qui... ? commença-t-il.

Mais Ghassan le pressa.

- Dépêchez-vous, je vous en prie. Par ici.

Ils franchirent en h‚te une embrasure masquée d'un épais rideau et pénétrèrent dans une pièce de stockage caverneuse avec un nombre incalculable de piles de pneus usagés qui bloquaient presque la porte du fond. Une des piles atteignait le plafond. Sur le tas le plus petit, près du centre de la pièce, se tenait une Irakienne d'‚ge moyen avec un bébé dans les bras. De fines ridules marquaient ses joues et son front haut. Ses yeux charbonneux et curieux étaient fixés sur Jon. Elle portait une longue robe en tissu imprimé, un gilet noir et un ch‚le blanc autour de la tête et du cou. Mais Jon fut attiré par le visage humide et fiévreux de l'enfant en pleurs. Il se précipita vers lui. Assurément, le bébé était malade et Jon ne pouvait s'empêcher de s'en occuper, même si c'était un piège.

Ghassan parla à la femme en arabe et Jon l'entendit décliner sa fausse identité. La femme fronça les sourcils et parut poser des questions. Avant que Jon ne p˚t toucher l'enfant, un violent fracas retentit à

l'avant de la boutique. quelqu'un avait enfoncé la porte à coups de pied. Il se figea sur place. Des bruits de bottes tonnèrent et une voix beugla en arabe.

Une décharge d'adrénaline parcourut Jon. On les avait trahis ! Il sortit son Beretta et tournoya sur lui-

même.

Au même moment, Ghassan exhiba une vieille Kalachnikov du centre d'une pile de pneus Goodyear usés jusqu'à la toile, et lança :

- Les Gardes républicains !

Il manipulait l'AK-47 avec une telle aisance qu'il était évident que cet homme n'en était pas à son coup d'essai.

Jon se dirigea vers le vacarme, mais Ghassan lui barra le chemin, désignant la femme et l'enfant d'un signe de la tête.

- Faites-les sortir d'ici. Je m'occupe du reste.

C'est mon business.

Sans attendre la réaction de Jon, l'Irakien fonça, passa le nez de sa Kalachnikov à travers le rideau et ouvrit le feu en une série de courtes explosions.

On aurait dit le tonnerre. Les murs tanguaient.

Derrière Smith, la femme hurlait. Le bébé criait.

Beretta au poing, Jon fonça vers eux. Le bébé dans ses bras, la femme courut vers la porte arrière. Soudain, le claquement d'une arme automatique leur parvint du devant. Ghassan tomba en arrière et sauta derrière une pile de pneus. Du sang coulait de son bras. Jon tira la femme et l'enfant à l'abri d'une autre pile. Des balles claquaient dans la pièce et atterrissaient dans les pneus durs avec un bruit sourd. Le caoutchouc explosait.

Agité, Ghassan murmurait des prières :

- Allah est grand. Allah est juste. Allah est misé-ricordieux. Allah est...

Un autre claquement d'arme automatique déchira la pièce. La femme plongea au-dessus de l'enfant pour le protéger et Jon se plaça en arc au-dessus d'eux tandis que des balles faisaient exploser des bouteilles et des jarres sur les étagères. Des débris de verre et de poterie parsemèrent l'entrepôt. Des écrous, des vis et des boulons jaillirent de leurs réci-pients comme du shrapnel. quelque part, une vieille chasse d'eau se mit à fonctionner spontanément.

Jon avait déjà vu cela - l'idiote certitude des soldats mal entraînés persuadés que la puissance brutale du tir réduirait toute opposition. En vérité, cela causait peu de dommages sur une cible retranchée ou à couvert. Au milieu de ce fracas, Ghassan continuait de prier avec frénésie. Le tir se déclencha de nouveau. Jon s'assit sur ses talons et regarda avec inquiétude la femme dont le visage était blanc d'effroi. Smith lui tapota le bras, impuissant à la rassurer dans sa propre langue. Le bébé pleurait, dis-trayant la femme. Elle lui chanta une sorte de ber-

ceuse pour le calmer.

Brusquement, le silence se fit. Les Gardes républicains avaient cessé le tir. Jon comprit pourquoi. Le martèlement des bottes s'avançait vers le passage fermé par un rideau. Ils allaient foncer dans la réserve.

- Béni soit Allah !

Ghassan surgit, l'air d'un illuminé. Avant que Jon ne p˚t l'arrêter, il chargea et fit feu avec son AK-47.

Des cris et des grognements retentirent de l'autre côté. Bruit de pas, de plongeons pour se couvrir. Puis un silence soudain.

Jon hésita. Il devrait faire sortir la femme de là, mais peut-être...

Accroupi le plus bas possible, il courut au contraire en direction du passage.

Une autre fusillade violente éclata au-delà du rideau.

Jon plongea à terre et rampa. A l'instant o˘ il atteignait le rideau, le bruit se tut. Il retint son souffle et jeta un coup d'úil sous la tenture. Une seule arme, comme une petite voix dans le désert, l‚cha soudain une nouvelle série de déflagrations comme autant de défis. Ghassan était allongé derrière un coin de son comptoir. Il tenait les Gardes républicains en respect. Smith éprouva un élan d'admiration.

Puis il vit les gardes ramper à travers la boutique pour arriver derrière le poste de Ghassan. Ils étaient trop nombreux. Le brave Irakien ne survivrait pas longtemps. Jon voulait désespérément l'aider. Peut-

être à deux arriveraient-ils à gagner du temps pour pouvoir s'échapper.

C'est alors qu'il entendit des véhicules dans la rue étroite.

Ils amenaient des renforts. Ce serait du suicide.

Il regarda en arrière. La femme l'observait. Elle tenait le bébé et semblait attendre de voir ce qu'il allait décider. Ghassan lui avait dit de la sauver. Il sacrifiait sa vie non seulement pour sauver sa boutique mais pour s'assurer que la femme et l'enfant en réchapperaient. En outre, Jon avait une mission : épargner à des millions de gens une mort atroce.

Soupirant intérieurement, il accepta de ne rien pouvoir pour Ghassan.

Sa décision prise, sous le vacarme assourdissant des coups de feu, Jon ouvrit brutalement la porte arrière. Les cris des blessés résonnaient dans la boutique criblée de balles. Jon offrit à la femme un sourire rassurant, la prit par la main et fouilla du regard la venelle si étroite que le vent pouvait à peine s'y engouffrer. Il la tira à lui et se glissa au-dehors.

Serrant l'enfant dans un bras, elle le suivit en courant. Une porte à gauche. Deux. Ils se figèrent.

Des véhicules militaires s'arrêtaient dans un crissement de freins à chaque extrémité de la venelle.

Des soldats en sautaient pour leur foncer dessus. Ils étaient pris. Enferrés dans le piège des Gardes républicains.

CHAPITRE VINGT-NEUF

1 h 04, mercredi 22 octobre

Frederick, Maryland

Le spécialiste quatre Adèle Schweik s'éveilla en sursaut. Tout près de son oreille retentissait l'alarme aiguÎ et agaçante du senseur qu'elle avait dissimulé

dans le bureau de Russell à l'USAMRIID, à près d'un kilomètre de là. Immédiatement opérationnelle, elle coupa le son, sauta à bas de son lit et déclencha la caméra vidéo qu'elle avait également installée.

Dans sa chambre plongée dans la pénombre, elle observa l'écran et vit bientôt apparaître une silhouette vêtue de noir. Elle observa l'intrus avec appréhension. Il - ou elle - avait l'air d'un extra-terrestre, mais se déplaçait avec la souplesse d'un chat et une détermination efficace : visiblement, ce n'était pas la première fois qu'il pénétrait par effraction dans un b‚timent gardé. La silhouette portait une cagoule anti-éblouissante munie d'un respirateur ainsi qu'un gilet noir de la flak. Le gilet était ce qu'on faisait de mieux - il était à l'épreuve des pistolets et même de pistolets-mitrailleurs.

L'esprit aiguisé même à cette heure, elle resta devant l'écran suffisamment longtemps pour être certaine des intentions de l'intrus : il fouillait à fond le bureau de Sophia Russell. Adèle Schweik se débarrassa en h‚te de ses vêtements de nuit, enfila sa tenue de camouflage et courut à sa voiture.

Dans le camping-car aux vitres teintées, à cinquante mètres de l'entrée de Fort Derrick, Marty Zellerbach était vissé à son ordinateur, l'air affligé, les traits tirés par l'inquiétude et le corps tassé de désespoir. Il avait pris son Mideral sept heures plus tôt et, quand le médicament avait cessé d'agir, Marty avait sorti un programme brillant pour se déplacer automatiquement et au hasard des relais, s'assurant que personne ne pourrait plus retrouver sa trace.

Mais cela n'avait rien donné de positif concernant les deux objectifs principaux : les autres coups de téléphone de Sophia Russell, s'ils existaient, restaient obstinément effacés, et les traces de Bill Grif-

fin étaient trop bien recouvertes.

Il lui fallait inventer une solution créative, défi qu'il serait ravi de relever en d'autres circonstances.

Mais pour l'instant, il s'angoissait. Il disposait de peu de temps, et la vérité était... qu'il travaillait sur la question depuis le début et qu'il n'avait pas trouvé la moindre brèche. Ajouté à cela qu'il paniquait à propos de Jon, disparu volontairement en Irak. Et même s'il se méfiait des gens d'une manière générale, il n'avait pas envie d'en voir d'immenses quantités rayées de la carte, ce qui serait inévitablement leur destin si on laissait ce damné virus continuer ses ravages.

Marty vivait des choses qu'il avait passé sa vie à

éviter : ses intérêts personnels bien protégés se heur-taient à son grand secret, bien enfoui.

Nul ne se doutait de son côté altruiste. Il n'avoue-rait jamais nourrir des pensées affectueuses pour les poupons, les vieillards ronchons et les adultes qui se consacraient au bénévolat. Il reversait la totalité de sa pension annuelle à tout un échantillon de bonnes causes à travers le monde. Il gagnait largement de quoi vivre en résolvant des cyberproblèmes pour des particuliers, des sociétés et même pour le gouvernement, et possédait toujours ce confortable compte d'épargne sur lequel il avait tiré 25 000 dollars pour Jon.

Il sentait hélas en lui cette fébrilité trahissant l'approche du moment o˘ il lui faudrait une nouvelle dose. Son esprit br˚lait pourtant de s'échapper dans l'inconnu o˘ il pouvait être totalement libre. Alors qu'il hésitait, l'horizon parut s'illuminer et le monde s'ouvrir à tous les possibles.

C'était l'heure fertile o˘ il était près de perdre le contrôle et ce pouvait être une bonne chose. Il devait trouver le moyen de vérifier l'exactitude des relevés téléphoniques de Sophia Russell et devait absolument mettre la main sur Bill Griffin.

C'était le moment !

Soulagé, il s'appuya sur son dossier, ferma les yeux et se lança gaiement dans le monde étoilé de son incommensurable imagination.

Soudain, une voix dure, glaciale, venue de nulle part, l'ébranla :

- Si j'étais l'ennemi, vous seriez mort.

Marty sursauta.

- Peter ! hurla-t-il en pivotant sur son siège. Vous auriez pu me coller un infarctus à débouler comme ça sans prévenir !

- Une cible facile, grommela Peter Howell qui secoua la tête, morose. Voilà ce que vous êtes, Marty Zellerbach. Soyez davantage sur vos gardes.

Il était allongé dans un fauteuil relax, toujours vêtu de son uniforme noir de commando antiterroriste du SAS, sa cagoule grise anti-ébÔouissante sur ses genoux. Il revenait de sa mission à l'intérieur de l'USAMRIID. Tout s'était déroulé sans encombre.

Marty était trop furieux pour jouer au vieux jeu de l'espion. Il voulait que cette folie s'arrête, retrouver le calme de son pavillon, o˘ la chose la plus agaçante de la journée était l'arrivée du courrier.

Il eut une moue sarcastique.

- La porte était fermée à clef, espèce d'andouille.

Vous n'êtes qu'un vulgaire cambrioleur.

- Cambrioleur peut-être, mais s˚rement pas vulgaire, objecta tranquillement Peter sans paraître remarquer le regard noir de Marty. Si j'étais un banal rat d'hôtel, nous n'aurions pas cette conversation.

Après avoir laissé Jon Smith à l'aéroport de San Francisco, ils avaient conduit à tour de rôle à travers le pays, mangeant et dormant dans le camping-car.

Peter s'était payé la majeure partie du trajet et des courses afin de s'épargner les jérémiades de Marty.

Par-dessus le marché, il avait d˚ lui réapprendre à

conduire, ce qui avait mis sa patience à rude épreuve. Même maintenant, il regardait ce génie de l'électronique en se demandant comment ce petit homme doux pouvait se sentir supérieur étant donné

le lourd handicap dont il souffrait au quotidien. Sans compter qu'il était bougrement horripilant.

- J'espère au moins que vous avez fait mieux que moi, bougonna Marty.

- Hélas, non, grimaça le visage buriné de Peter.

Je n'ai rien trouvé de significatif.

Une fois arrivés dans le Maryland, ils avaient décidé que le plus sage consistait à commencer par le laboratoire et le bureau de Sophia, afin de s'assurer que Jon n'avait rien omis. Peter avait donc garé

le camping-car o˘ il se trouvait maintenant, enfilé sa tenue de commando avant de se faufiler à l'intérieur de Fort Derrick.

- Marty, mon garçon, dit-il dans un soupir, je crains que nous n'ayons besoin de vos dons surna-turels en matière d'électronique pour creuser le passé de cette pauvre femme. Pouvez-vous pénétrer dans son dossier personnel à Fort Derrick ?

Marty s'illumina, leva les mains au-dessus de la tête et fit claquer ses doigts comme des castagnettes.

- Il suffit de le demander !

Avec une grande agilité, il frappa des touches, lut l'écran et, quelques minutes plus tard, se carra sur son siège en décochant à Peter un sourire de chat du Cheshire.

- Tadah ! Dossier personnel du Dr Sophia Lilian Russell. Je l'ai !

Peter surveillait depuis l'ombre, s'inquiétant dès que Marty commençait à abuser du point d'exclamation. Il traversa le salon pour se pencher sur l'écran de l'ordinateur et annonça :

- Jon pense qu'il y avait quelque chose d'important pour Sophia dans le rapport de l'Institut Prince Léopold que vous avez téléchargé. C'est pourquoi le rapport a été effacé et la page portant ses commentaires découpée de son carnet.

Il plongea son regard dans les yeux verts de Marty.

- Ce qu'il nous faut, c'est n'importe quoi ayant un lien avec ce rapport.

Marty faisait des bonds sur son fauteuil.

- Pas de problème ! Je vais imprimer tout le dossier !

Le courant électrique semblait jaillir de chaque pore de sa peau et un sourire de satisfaction éclaira son visage.

- Je l'ai ! Je l'ai !

- Vous feriez bien de prendre votre Mideral, intervint Peter en refermant sa main sur l'épaule de Marty. Désolé. Je sais que vous en avez horreur. Mais un peu de courage. Nous sommes sur le point d'accomplir une t‚che ennuyeuse pour une partie de notre cerveau. Du moins pouvez-vous administrer un remède au vôtre.

Le dossier de Sophia devant eux, Peter lisait à voix haute le rapport de l'institut belge tandis que Marty le comparait au dossier personnel. Marty se dépla-

çait ligne après ligne, son esprit travaillant méthodiquement, cependant que Peter lisait et relisait le rapport. Le Mideral était un médicament miracle dont l'effet rapide avait ralenti le débit de Marty et permis de s'atteler tranquillement à cette t‚che fastidieuse.

Marty se comportait comme un gentleman à la fois courtois et mélancolique.

L'aube se levait. Ils n'avaient toujours trouvé aucun lien entre les anciennes activités de Sophia et ses contrats récents à l'USAMRIID.

- Bien, admit Peter. Il faut reculer d'un pas. O˘

a-t-elle travaillé après son doctorat ?

Marty vérifia dans le dossier.

- A l'université de Californie.

- Laquelle ?

Si Marty n'avait pas été sous médicaments, il aurait jeté les bras en l'air de désespoir devant le manque de culture de Peter. Au lieu de quoi, il secoua simplement la tête.

- Berkeley, cela va de soi.

- Ah, oui. Et on prétend que les British sont des snobs. Pouvez-vous briser le code de cette auguste institution ou nous faut-il retourner sur la côte Ouest ?

Exaspéré par l'idée que Peter se faisait de la désinvolture, Marty haussa les sourcils et demanda, d'un ton à la fois mesuré et irrité :

- Dites-moi, Peter, nous détestons-nous autant quand je ne suis pas sous médicaments ?

- Oui, mon garçon. Sans l'ombre d'un doute.

Marty inclina dignement la tête.

- C'est bien ce que je pensais.

Il se réinstalla à l'ordinateur et, dix minutes plus tard, il avait entre les mains le dossier de Sophia à

Berkeley.

Les deux hommes répétèrent la procédure.

- Aucun nom en commun. Aucun domaine de recherche. Son programme entier avait trait à la génétique humaine, pas à la virologie, dit enfin Marty, effondré, les feuilles sur ses genoux.

- C'est sans espoir.

- Ridicule. Comme on dit chez nous : " On n'a même pas commencé à se battre. "

Marty fronça les sourcils.

- C'était John Paul Jones contre les Britanniques.

- Ah ! Mais techniquement il était encore britannique quand il l'a dit.

Marty eut un sourire carnassier.

- Vous êtes encore en train d'essayer de garder vos colonies ?

- J'ai toujours détesté l‚cher un bon investissement. Bon, o˘ a-t-elle passé son doctorat ?

- Princeton.

- Creusez ça, alors.

Mais le travail de Sophia était beaucoup trop général pour être d'une quelconque utilité. Sa thèse n'avait aucun lien avec les virus. Elle avait cherché

une séquence de gènes responsables de la mutation génétique chez les manx, chats sans queue de l'île de Man.

- Elle a fait de nombreux voyages d'étude, remarqua Marty. Ce pourrait être une piste.

- D'accord. Y a-t-il un conseiller d'études d'enre-gistré ?

- Oui. Le Dr Benjamin Liu, professeur émérite.

Il habite Princeton et donne encore un cours de temps en temps.

- Bon, dit Peter. Je fais démarrer ce clou. On est partis !

8 h 14

Princeton, New Jersey

Le soleil levant illuminait les couleurs automnales des arbres et des buissons tandis que Peter et Marty roulaient vers le nord. Ils échangèrent le volant, dormant à tour de rôle, et traversèrent le Delaware Mémorial Bridge au sud de Wilmington pour foncer sur le Jersey Turnpike, laissant de côté les bouillon-nantes métropoles de Philadelphie et Trenton. A Princeton, le soleil était haut et les feuilles des arbres étincelaient de rouge, d'or et d'orange.

Princeton était une ville ancienne, lieu de bataille au cours de la guerre révolutionnaire lorsque les Britanniques y avaient établi leur quartier général. Elle avait conservé ses rues bordées d'arbres et ses prai-ries verdoyantes, ses vieilles maisons et ses b‚timents universitaires d'architecture classique, ainsi que l'atmosphère élégante et paisible dans laquelle on cherchait à mener une vie intellectuelle sereine et confortable. Célèbre université et ville historique vivaient en symbiose.

Le Dr Benjamin Liu habitait une rue à l'écart, plantée d'érables flamboyants. La construction à

deux étages était ornée de bardeaux dans le plus pur style de la côte Est : contreplaqué marin de cette teinte de bois ni brun foncé ni gris foncé mais à

mi-chemin entre les deux, nuance acquise après des années passées à braver les éléments.

Le Dr Liu, quant à lui, avait un visage tanné et buriné par l'air marin. A cent lieues du cliché du courtisan chinois impénétrable, il était grand et musclé, avec les yeux et la moustache blanche tombante d'un mandarin, mais le menton saillant, les joues pleines et le teint rougeaud d'un capitaine de balei-nière de Nouvelle-Angleterre. C'était un heureux mélange de Blanc et d'Asiatique. Sur les murs de son bureau les portraits de ses parents étaient accrochés : une grande femme blonde et athlétique arborant une casquette de yachting et une canne à pêche ; un homme distingué en costume traditionnel de lettré, assis à la proue d'un bateau. A côté des photographies, un poisson en trophée sur un support, et des insignes de la cour de Chine.

Le Dr Liu achevait juste son petit déjeuner.

- Alors, en quoi puis-je vous aider ? demanda-t-il en leur faisant signe de s'asseoir. Au téléphone, vous m'avez parlé de Sophia Russell. Je me la rappelle par-

faitement. Excellente étudiante. Sans parler de sa beauté. C'est la seule fois o˘ j'ai été tenté de défier les Parques en ayant une aventure avec une étudiante.

Il se cala dans son fauteuil à bascule.

- A propos, comment va-t-elle ?

Toujours sous l'effet de ses médicaments, Marty commença une de ses réponses lentes et méthodiques.

- Eh bien, Sophia Russell est...

- Marty, c'est mon boulot, trancha Peter sans dissimuler son impatience.

Il reporta son attention sur le professeur émérite.

- Elle est morte, docteur Liu. Navré d'être aussi brutal, mais nous espérons que vous pourrez nous aider. C'est ce nouveau virus.

- Morte ? s'exclama le Dr Liu, sous le choc.

quand ? Je veux dire, est-ce possible ?

Son regard passa de Peter à Marty et à Peter. Il secoua la tête, d'abord lentement, puis avec vigueur.

- Mais elle était si... si jeune.

Il hésita comme s'il voyait Sophia dans toute sa vitalité. Alors, le reste des propos de Peter parvint à

son cerveau.

- Le nouveau virus ? C'est un désastre total ! J'ai des petits-enfants et je suis affolé. Cela pourrait balayer la moitié de l'espèce humaine. qu'allons-nous faire pour arrêter cela ? qui peut me le dire ?

Peter se montra rassurant.

- Tout le monde s'active vingt-quatre heures sur vingt-quatre, professeur. C'est là-dessus que le Dr Russell travaillait.

- Mais alors, c'est comme ça qu'elle a attrapé le virus ?

- Peut-être. C'est un des points dont nous essayons de nous assurer.

Le visage du professeur se creusa de rides sou-cieuses.

- Je ne peux imaginer en quoi je puis vous être utile, mais je vais essayer. Dites-moi ce que vous voulez.

Peter tendit au professeur le rapport d'une page.

- Ceci émane de l'Institut Prince Léopold des maladies tropicales. Pouvez-vous le lire et nous dire si quoi que ce soit dedans est lié aux études du Dr Russell à Princeton ? Cours, voyages d'étude, amis, tout ce qui vous viendra à l'esprit.

Le Pr Liu hocha la tête. Il lut en prenant son temps. Il s'arrêtait souvent pour réfléchir, se souvenir. Sur la cheminée, une vieille pendule égrenait bruyamment les secondes. Il lut le rapport à plusieurs reprises.

- Je ne vois rien qui me frappe comme ayant un lien avec le travail de Sophia ou ses études, dit-il enfin. Elle se concentrait sur la génétique et, pour autant que je sache, elle n'a jamais fait de voyage d'étude o˘ que ce f˚t en Amérique du Sud. Giscours n'a pas étudié à Princeton et Sophia n'a pas étudié

en Europe. Je ne vois pas comment ils auraient pu se rencontrer.

Il fit la moue et jeta un nouveau coup d'úil au rapport. Il releva la tête.

- Mais vous savez, je me rappelle... oui, un voyage. Au début de ses études. Pas de virus, cependant.

Il hésita.

- Bon sang, c'est quelque chose qu'elle a mentionné en passant au cours d'une réunion informelle.

Je ne vais pas réussir à vous en dire plus, ajouta-t-il dans un soupir.

Marty n'avait pas perdu une miette des paroles du professeur. Même lorsqu'il était sous médicaments et que son esprit brillant était bridé, les tests prouvaient qu'il avait encore quatre-vingt-dix-huit pour cent d'intelligence en plus que la moyenne. Ce qui ajoutait à son agacement envers Peter Howell. Alors, rien que pour prouver qu'il en était capable, il s'obligea à demander rapidement :

- O˘ était-elle au début de ses études ?

Le professeur le regarda.

- A Syracuse. Mais à l'époque elle n'étudiait pas la biologie. Alors je ne vois pas comment ce voyage pourrait avoir un lien quelconque avec le rapport de Giscours.

Peter allait répondre quand Marty interféra :

- Il vaudrait mieux que si.

Il frissonna soudain et se tourna vers Peter, qui montra qu'il avait compris.

- C'est notre dernière chance.

Au volant de la petite Honda, le spécialiste quatre Adèle Schweik observait la maison. Maddux, le petit r‚blé, était assis sur le siège du passager. Ayant repéré l'homme en noir alors qu'il quittait Fort Derrick et grimpait dans le camping-car garé dans la rue, elle l'avait suivi jusqu'à Princeton. Il lui fallait maintenant regagner son poste à l'USAMRIID.

- C'est son camping-car, là-bas, expliqua-t-elle à

Maddux. Il a l'air dangereux et se comporte comme tel. Soyez prudent. Il est avec un autre homme qui ne devrait pas vous causer d'ennuis. Vous pouvez les alpaguer quand ils ressortiront.

- Vous avez fait un rapport à Mr al-Hassan ?

- Pas eu le temps.

- D'accord. On prend le relais.

Il sortit de la voiture et regagna sa fourgonnette.

Schweik s'éloigna sans un regard en arrière.

CHAPITRE TRENTE

9 h 14

Village de Long Lake, Etat de New York L'air des Adirondacks était doux et frais et, du sommet des grands pins, le soleil du matin projetait de longues ombres humides sur le vaste complexe en brique de Blanchard Pharmaceuticals. Jesse Oxnard était impressionné. Nancy Petrelli et lui avaient achevé la visite des laboratoires et des chaînes de production, sous la houlette de Victor Tremont en personne. Bien entendu, le médecin général connaissait cette entreprise, mais comme elle avait toujours gardé profil bas, il n'imaginait pas un tel gigantisme ni une telle importance au niveau mondial.

Les deux représentants du gouvernement rencontrèrent les cadres supérieurs autour d'une tasse de café, puis rejoignirent Tremont dans son grandiose bureau aux poutres apparentes. Un mur entièrement vitré donnait sur le lac entouré d'une forêt qui donnait son nom à la ville. Ils s'installèrent dans des fauteuils près de la cheminée o˘ du bois br˚lait doucement. Dans cette ambiance apaisante, ils écoutèrent un Tremont enthousiaste décrire l'origine du sérum expérimental prometteur.

- ... notre équipe de microbiologie est venue me trouver voici plus de dix ans maintenant avec cette proposition parce que, à l'époque, j'étais responsable de la Recherche et du Développement. Tous prédi-saient un nombre accru de décès du fait qu'aucune contrée n'était désormais inaccessible et que la population du tiers-monde était en augmentation constante. En d'autres termes, peu de zones seraient suffisamment reculées pour confiner un virus mortel sur son lieu d'explosion. Le monde industriel n'aurait pas de défenses contre ces fléaux, qui pourraient se révéler encore plus dévastateurs que le sida.

Mes gens espéraient qu'en travaillant sur les plus ignorés, nous pourrions à la fois améliorer nos connaissances scientifiques et mettre au point des sérums pour des maladies jusque-là incurables. Un des virus sur lesquels ont porté leurs efforts était fatal à une certaine espèce de singes d'une famille génétique particulièrement proche de celle de l'homme. Nous avons mis au point un cocktail antisérum recombinant contre ce virus, ainsi qu'une chaîne biotechnologique pour produire les anticorps en quantité industrielle aux fins d'étude de faisabilité sur les techniques de production industrielle pour l'avenir...

Il lança aux deux ministres un regard innocent et poursuivit :

- C'est à ce propos que je vous ai téléphoné, madame le secrétaire d'Etat. Il n'est pas exclu que nos efforts en ce domaine puissent aider le monde.

Du moins est-ce là mon vúu le plus cher.

Jesse Oxnard en doutait. Cet homme grand et robuste à la m‚choire carrée et à la moustache épaisse fronça les sourcils.

- Mais cette mise au point... ce sérum... en est encore au stade de la recherche, n'est-ce pas ?

Un sourire entendu passa sur le visage élégant et bronzé de Tremont.

- Nous avons franchi les étapes des tests sur les animaux et des tests sur les non-humains. En fait, nous avons montré que le sérum guérit le virus sur les singes infectés. Et, comme je le disais, d'un point de vue de recherche pure, nous avons mis au point les installations et les techniques pour produire industriellement. Au vrai, nous avons déjà des millions de doses sous la main. C'est ce qui nous a poussés à obtenir le brevet et à demander l'approbation du FDA pour l'application vétérinaire.

Nancy Petrelli observait l'effet de ces propos sur le médecin général tout en s'émerveillant de la façon anodine dont Victor Tremont racontait cette histoire.

Elle y croyait presque ! Ce qui lui rappela de ménager ses arrières dans ses transactions avec lui. Jamais elle ne s'était laissée aller à penser qu'ils étaient amis.

Victor avait d'abord eu besoin de sa mise de fonds, et par la suite de son influence, d'abord en tant que député puis en tant que secrétaire d'Etat à la Santé.

Telle était la nature chaleureuse et incertaine de ses relations avec lui.

Nancy était réaliste. Elle avait les cheveux coupés court et gris argenté - c'était plus pratique. Elle s'habillait dans un style à la fois féminin et business-business : de la maille de chez St. John. Et jamais elle ne prenait de pari sans être persuadée que la balance penchait sérieusement en sa faveur. Elle soutenait Victor Tremont et son escroquerie de haut vol parce qu'elle croyait qu'il tirerait son épingle du jeu. Elle avait aussi parfaitement conscience que ses délits pourraient être qualifiés de tuerie en masse s'il était pris, aussi avait-elle décidé de garder ses distances.

Elle refusait tout ce qui pourrait laisser entendre qu'elle était au courant de ce qu'il trafiquait véritablement. En même temps, elle espérait qu'il triom-pherait et la rendrait riche.

Tant pour son propre bénéfice que pour celui d'Oxnard, elle dit :

- Les singes ne sont pas des personnes, Mr Tremont.

Victor lui décocha un regard ironique.

- Très juste. Mais en l'occurrence, ils sont extrêmement proches tant sur le plan génétique que sur le plan physiologique.

- Permettez-moi de m'assurer que je comprends bien, intervint Oxnard en caressant sa moustache.

Vous ne pouvez être certain que le sérum guérira les êtres humains.

- Bien s˚r que non, répondit Tremont avec solennité. Nous ne le saurons pas avant de l'avoir testé sur l'homme. Mais étant donné la situation, je crois qu'il faut essayer.

- C'est un obstacle considérable, objecta le médecin général. Il ne faut pas exclure la possibilité que le sérum puisse se révéler nocif.

Tremont croisa les doigts et observa ses mains.

quand il releva les yeux, il dit avec sérieux :

- Une chose est quasi certaine - des millions de gens mourront si nous ne trouvons pas un remède à

cet effroyable virus.

Il secoua la tête comme si l'indécision le mettait à

l'agonie et reprit :

- Ne croyez-vous pas que j'ai retourné le problème dans tous les sens ? C'est pour cela que j'ai hésité deux jours avant d'appeler. Je devais me sentir en accord avec moi-même, être s˚r que ma décision était juste. Et la réponse est oui, je suis convaincu qu'il existe une très grande chance que le sérum vienne à bout de cette terrible pandémie. Mais tant qu'on ne l'aura pas testé, comment puis-je garantir qu'il ne causera pas de plus grandes souffrances ?

Tous trois se taisaient face à ce dilemme. Jesse Oxnard savait qu'il lui était impossible de recommander l'utilisation du sérum de Tremont sans une batterie complète de tests, mais il admettait qu'il aurait l'air audacieux et décidé si ce sérum sauvait des millions de gens d'une mort certaine.

Nancy Petrelli continuait de s'inquiéter de sa petite personne. Elle était assurée de l'efficacité du sérum, mais avait appris à ses dépens à ne jamais se trou-

ver dans une position politique délicate. Elle se tien-drait solidement du côté de la prudence et voterait contre Victor, certaine que la majorité pour l'empor-terait.

Pendant ce temps, Victor Tremont se faisait du souci à propos de Jon Smith et de ses deux amis. Il n'avait aucune nouvelle depuis le fiasco de la Sierra Nevada. Cela le ramena au présent. Il pensait à un geste héroÔque dont il espérait qu'il convaincrait le médecin général et, à travers lui, le Président Castilla. Mais cela exigeait une parfaite synchronisation.

Regardant Petrelli et Oxnard dont le visage était assombri par la réflexion, il sut que l'heure était venue.

Il fallait en finir. S'il ne parvenait pas à convaincre le médecin général, il risquait de perdre tout ce pour quoi il s'était battu pendant douze ans.

Non. C'était impossible.

- Le seul moyen de s'en assurer est de tester le sérum sur l'homme, dit-il en se penchant sur les deux ministres d'une voix digne et impérieuse. Nous avons isolé de petites quantités du virus mortel du singe. Il est instable mais nous parvenons à le conserver environ huit jours.

Il hésita comme s'il se débattait avec un problème moral de taille, puis poursuivit :

- Il n'y a qu'une façon de procéder. Et n'essayez pas de m'en empêcher, je vous en supplie - les enjeux sont trop graves. Nous devons penser au bien de tous, pas seulement à ce que nous risquons en tant qu'individus.

Il marqua un long silence, inspira profondément et reprit :

- Je vais m'injecter le virus du singe...

Oxnard frémit.

- Vous savez que c'est impossible.

Tremont leva la main.

- Je vous en prie, laissez-moi finir. Je m'injecte-rai le virus puis je prendrai le sérum. Le virus du singe n'est peut-être pas exactement le même que celui qui se répand, mais je le crois suffisamment proche pour que nous notions les effets secondaires adverses quand je m'administrerai le sérum. Nous saurons alors à quoi nous en tenir.

- C'est absurde, interjeta Nancy Petrelli, jouant l'avocat du diable. Vous savez parfaitement que nous ne pouvons vous y autoriser.

Jesse Oxnard hésita.

- Vous le feriez vraiment ?

- Absolument, répondit Tremont avec vigueur.

C'est le seul moyen de convaincre tout le monde que notre sérum peut arrêter une pandémie galopante.

- Mais... commença Nancy Petrelli dans son rôle d'objecteur.

- Ce n'est pas à nous d'en décider, Nancy. Tremont fait là une proposition humanitaire magnifique. Le moins que nous puissions faire est de le respecter et transmettre sa suggestion au Président.

Petrelli fronça les sourcils.

- Mais nom d'un chien, Jesse, nous n'avons pas la moindre assurance que les deux virus et le sérum réagiront de la même façon dans le corps humain !

Elle remarqua que Tremont la regardait bizarrement, comme s'il se demandait s'il avait bien entendu.

- Si le Dr Tremont nous offre de faire le cobaye, il faudrait qu'il soit infecté avec le vrai virus. Ou du moins devrions-nous tester les deux virus pour voir s'ils sont identiques.

Tremont bouillonnait de rage intérieure. Mais qu'est-ce qu'elle fabriquait ? Bon Dieu, elle savait pertinemment que le sérum n'était pas à cent pour cent efficace - aucun sérum ni vaccin ne l'était. Il avait paré à cette éventualité, c'est vrai, mais elle n'était pas au courant. Il continua d'approuver en apparence.

- Madame le secrétaire d'Etat a raison, naturellement. Ce serait mieux. Mais prendre le temps de comparer les virus entraînerait un retard f‚cheux. Je vous assure que je suis tout à fait disposé à ce qu'on m'injecte le vrai virus. Notre sérum le guérira. J'en suis certain.

- Non ! s'exclama le médecin général en tapant sur ses genoux pour marquer sa désapprobation. Il est exclu que nous vous laissions faire. Toutefois, les familles des victimes appellent déjà au secours, il serait donc plus judicieux de leur demander s'ils sont prêts à ce que leurs parents malades essaient le sérum. Ainsi, nous serons fixés tout en épargnant peut-être une vie. Entre-temps, je vais demander à

Derrick et au CDC de comparer les virus.

- Le FDA n'approuvera jamais, objecta Nancy Petrelli.

- Il le fera si le Président l'exige, repartit Oxnard.

- Le directeur donnera d'abord sa démission.

- C'est possible. Mais si le Président veut qu'on teste le sérum, on le testera.

Nancy Petrelli donna l'impression de réfléchir.

- Il n'empêche que je suis contre le fait d'utiliser le sérum sans la batterie de tests habituels. J'admets cependant que, si nous devons avancer, il est plus logique d'essayer de sauver un malade.

Le médecin général se leva.

- Nous allons téléphoner au Président et lui présenter les deux propositions. Plus tôt nous commen-cerons, plus nous aurons de chances d'arracher des personnes à la mort. D'o˘ pouvons-nous appeler en privé ? demanda-t-il à Tremont.

- J'ai une ligne dans la salle de conférences. C'est par ici, dit-il en désignant une porte dans le mur droit de son bureau.

- Nancy ? demanda Jesse Oxnard.

- Allez-y. Inutile d'être deux. Dites au Président que je suis d'accord sur tous les points.

Tandis que le médecin général se h‚tait et refermait la porte derrière lui, Victor Tremont fit pivoter son fauteuil et adressa au secrétaire d'Etat un sourire glacial.

- Vous vous couvrez à mes dépens, Nancy ?

- Je donne à Jesse les points négatifs sur lesquels travailler, répliqua-t-elle. Nous nous étions mis d'accord : j'émettais les objections pour qu'il s'attache aux côtés positifs et aux avantages.

Le ton de Tremont ne trahit en rien la colère qui l'habitait :

- Et vous avez fait un sacré bon boulot. Mais je crois que vous avez été un peu loin dans l'autopro-tection.

Petrelli s'inclina.

- Il faut dire que j'ai un maître en la matière.

- Merci. Cela témoigne néanmoins d'un choquant manque de foi en moi.

Elle s'autorisa un petit sourire cassant.

- Non, Victor, seulement en les caprices du hasard. Personne n'a encore trouvé le moyen de cir-convenir le hasard.

- C'est vrai, admit Tremont. Nous faisons de notre mieux, n'est-ce pas ? Parer à toutes les éventualités possibles. J'insisterais, par exemple, pour que nous menions ces tests, et je vous assure que le virus serait inoffensif avant de m'atteindre. Mais il reste toujours une petite fraction de hasard, n'est-ce pas ? Un risque pour moi.

- Il y a un risque pour chacun de nous dans ce projet, Victor.

Nancy Petrelli ne saurait jamais o˘ cette discussion les aurait menés car, à cet instant, la porte de la salle de conférences s'ouvrit sur l'impressionnante carrure d'ours de Jesse Oxnard, qui affichait un sourire de soulagement :

- Le Président va parler au FDA. Entre-temps, nous devons chercher des volontaires parmi les victimes. Le Président se montre optimiste. D'une façon ou d'une autre, nous allons tester ce sérum et terrasser ce monstre.

Victor Tremont riait haut et fort. Il avait réussi ! Ils allaient être riches, et ce n'était qu'un début. Il fêta cela en privé avec un havane et son single-malt préféré. Jusqu'à ce que son téléphone portable sonn‚t dans le tiroir du bas de son bureau.

Il ouvrit le tiroir d'un geste brusque et décrocha d'un mouvement.

- Nadal ?

Il y eut un bref silence. On appelait de loin. Puis une voix satisfaite.

- Nous avons localisé Jon Smith.

Décidément, c'était une journée de rêve.

- O˘ ça ?

- En Irak.

Le doute assaillit un instant Tremont.

- Comment diable a-t-il réussi à pénétrer en Irak ?

- Peut-être cet Anglais de la Sierra Nevada. Je n'ai pas réussi à apprendre quoi que ce soit sur lui.

Rien ne prouve qu'il s'appelle Howell plus que Roma-nov. Cela m'amène à penser qu'il souhaite demeurer incognito.

Tremont hocha la tête, furieux.

- Sans doute MI6. Comment avez-vous repéré

Smith ?

- Un de mes contacts - un certain Dr Kamil. J'ai supposé que Smith essaierait de trouver nos cas témoins, aussi ai-je alerté tous les médecins que je connaissais. De nos jours, il n'y en a plus guère qui pratiquent à Bagdad. Kamil m'a raconté que Smith enquêtait aussi sur les survivants.

- quoi ? Pas question de le laisser découvrir ça !

- C'est sans importance, de toute façon. Il ne quittera jamais l'Irak.

- Il y est bien entré.

- La police et la Garde républicaine de Saddam n'étaient pas encore à sa recherche. Une fois au courant de la présence d'un intrus américain, ils boucle-ront les frontières et se mettront en chasse. S'ils ne le tuent pas, nous nous en chargerons.

- Bon sang, Nadal, assurez votre coup, cette fois !

lança Tremont méchamment avant de se rappeler leur autre problème. Et Bill Griffin ? O˘ est-il ?

Déjà mortifié par la colère de Tremont, al-Hassan était maintenant livide.

- Nous fouillons partout o˘ est passé Jon Smith, mais Griffin semble avoir disparu de la surface du globe.

- Voilà qui est parfait !

Hors de lui, Tremont appuya rageusement sur le bouton off et fusilla la pièce du regard. Puis les triomphes de la journée l'emportèrent. Au diable Jon Smith, l'Irak et Griffin ; l'opération Hadès avançait comme prévu. Il sirota son whisky et arbora un large sourire. Désormais, même le Président était embarqué.

10 h 02 Fort Irwin

Barstow, Californie

L'homme suivait depuis Fort Irwin la Toyota louée par Bill Griffin. Il restait à bonne distance, jamais trop près, jamais trop loin, sur la deux-voies puis sur l'autoroute 15. Il attendait qu'il choisît un endroit o˘

dormir. Griffin, lui, savait que l'homme l'aurait suivi à Los Angeles si nécessaire jusqu'à être certain qu'il resterait assez longtemps au même endroit pour qu'arrivent des renforts.

Derrière les rideaux de sa chambre au motel de Barstow, Griffin regardait l'homme sortir de sa Land Rover et se diriger vers la réception. Un type banal en costume d'un marron indéfinissable et chemise à

col ouvert. Jamais vu. C'e˚t été surprenant. Il reconnut cependant le renflement quasi imperceptible d'une arme sous le veston. Le gars vérifierait si Griffin - ou n'importe quel nom utilisé par l'homme de la chambre 107 - était enregistré pour la nuit. Alors seulement il passerait son coup de téléphone.

Griffin s'empara d'une serviette de bain. Il sortit par la fenêtre arrière et alla observer la réception en douce. Son suiveur montrait un faux insigne ou quelque chose de ce genre. Le réceptionniste consulta le registre avant de le tourner vers l'inter-rogateur.

Griffin gagna la Land Rover, se glissa sur le siège arrière, s'accroupit. Il entendit bientôt des pas pressés puis la portière avant qui s'ouvrait.

Au moment o˘ elle se refermait, il se redressa, un 6,35 Walther PPK muni d'un silencieux dans la main droite, la serviette de bain dans l'autre.

L'homme composait un numéro sur son téléphone de voiture.

D'un geste, Griffin enveloppa la serviette autour de la tête de l'homme et tira. Une fois. La tête de l'homme bascula en arrière. A l'aide de la serviette, Griffin épongea presque tout le sang et la cervelle. Il abaissa tranquillement le corps mou. Puis il sortit, poussa le corps sur le siège du passager et grimpa au volant.

Loin dans le désert, il enterra l'individu, retourna à Barstow et laissa la voiture fermée dans une rue écartée. Fatigué, énervé, il rentra au motel à pied, rendit les clefs de sa chambre et roula vers l'autoroute 15. A Fort Irwin, il avait appris que Jon Smith s'intéressait aux " chercheurs gouvernementaux " de Tremont et aux états de service du major Anderson en Irak pendant l'opération Tempête du désert. Une fois sur l'autoroute 15, il orienta son pick-up vers l'aéroport international de Los Angeles. Il avait des décisions à prendre et le meilleur endroit pour ça était la côte Est.

CHAPITRE TRENTE ET UN

20 h 02

Bagdad

La femme en abaya noire était à une cinquantaine de mètres de la boutique de pneus d'occasion quand elle entendit la première fusillade. Elle s'arrêta près d'un vieillard assis en tailleur, main tendue comme s'il mendiait. Elle posa sur lui un regard vide tandis que son cerveau lui ordonnait de ne pas retourner voir ce qu'il se passait.

Mais de nouveaux coups de feu retentirent.

quand elle avait quitté l'échoppe, sa mission était terminée. Elle s'était assurée que le médecin américain clandestin avait établi le contact. Puis elle s'en était allée comme prévu. L'attaque armée ne faisait pas partie du plan. Pas plus que l'identité du médecin en question. Elle se raidit. Elle avait peut-être beaucoup de défauts, mais elle ne plaisantait pas avec les ordres. Extrêmement fière de son travail, elle était consciencieuse, responsable et totalement fiable.

Elle l‚cha des dinars dans la main du mendiant puis, sa longue robe battant sur ses jambes, elle revint à la boutique aussi rapidement que son dos le lui permettait.

Dans la venelle, les ombres noires étaient le seul bouclier pour Smith, la femme et le bébé. A l'intérieur, les coups de feu étouffaient les bruits de la ville, mais Jon écoutait et observait. A travers l'obscurité, il étudia les deux extrémités de la venelle. Au jugé, il devait y avoir une douzaine de Gardes républicains. Ces tireurs d'élite se déplaçaient avec assurance et en silence.

Jon offrit pourtant à la femme un sourire rassurant alors qu'elle levait sur lui des yeux angoissés.

- Je reviens tout de suite, murmura-t-il.

Elle ne comprendrait pas, mais peut-être le son d'une voix humaine l'aiderait-il à garder un certain équilibre alors qu'elle serrait l'enfant contre elle pour le protéger.

Les tempes battantes, Jon fit un roulé-boulé sur la gauche et tira le premier loquet. Fermé. Le deuxième.

Pareil.

La Garde républicaine se rapprochait.

Il revint sur ses pas et essaya de l'autre côté. La porte était fermée elle aussi.

Enragé et inquiet, il tira la femme vers le b‚timent d'à côté et la fit accroupir derrière lui, contre le mur.

Il voulait constituer la plus petite cible possible. Il ne voyait rien d'autre à faire - il allait devoir se battre pour les sortir de là.

Serrant son Beretta, il continua de guetter les ombres qui s'approchaient en catimini. La sueur coulait sous ses vêtements. A l'intérieur du magasin, les coups de feu avaient cessé. Il espéra un instant que Ghassan s'en était tiré ; puis il balaya toute pensée stérile pour se concentrer sur le danger.

On n'entendait que le rythme régulier des bottes des soldats. Il inspira profondément en songeant à

l'avertissement de Jerzy Domalewski : mieux valait faire feu et risquer la mort que d'être pris vivant en possession d'une arme. Chaque coup comptait, car il y avait trois vies en jeu. Il ouvrirait le feu dès que les tueurs seraient assez près. Il faudrait faire vite et fort.

Si seulement il avait mieux que son Beretta. A cet instant précis, le bébé poussa un gémissement suivi par une série de cris perçants. La femme essayait en vain de le faire taire.

Cette fois, ils étaient repérés. L'estomac de Smith faisait des núuds. La femme releva la tête, terrifiée.

Smith se glissa devant elle, tirant à gauche et à

droite.

Soudain, un ordre claqua :

- Tenez-vous prêts. Ne bougez que quand je vous le dirai !

Une voix de femme s'exprimant en anglais avec un accent américain ; cela venait de l'arrière de la boutique de pneus, o˘ la porte criblée de balles pendait sur un gond.

Avant qu'il n'e˚t le temps de réagir, une longue silhouette noire et fluide émergea ; deux mains p‚les aux ongles courts tenaient un Uzi. Avec une aisance impressionnante, la femme sans visage balança l'arme contre son corps courbé. Elle pressa la détente et arrosa les Gardes républicains dans les deux directions.

Tandis qu'elle se tournait à gauche pour concentrer son tir, Jon restait sur ses talons ; il était donc sous les balles et continuait de protéger la femme et l'enfant. Pendant qu'elle était à gauche, il pivota à

droite et abattit deux tueurs avec son Beretta. quand elle vira à droite, il visa à gauche. Gr‚ce à cette tactique de feux croisés, tous les attaquants furent à

terre en cinq minutes, morts, blessés ou à couvert.

Des grognements et des cris retentissaient dans la venelle. Mais plus de bruits ni de mouvements significatifs.

- A l'intérieur ! Tous les deux ! aboya la femme en noir.

Jon sursauta. Cette voix avait quelque chose de familier.

Mais cela devrait attendre. Il entraîna la femme et l'enfant dans l'arrière-boutique et tous coururent derrière la femme courbée qui clopinait. Cinq cadavres gisaient : Ghassan et quatre Gardes. «a puait le sang et la mort. Ghassan devait avoir abattu les soldats avant de mourir de sa blessure à la poitrine, conclut Jon, ému.

- Ghassan ! fit l'Irakienne dans un cri.

La femme en noir parla très vite en arabe avec la femme à l'enfant et ôta prestement pushi et abaya.

Tout en posant des questions, elle se débarrassa du carcan qui l'avait maintenue courbée. Elle redressa avec soulagement son mètre soixante-quinze. Jon l'observait, luttant contre le choc, tandis qu'elle ajustait son brassard de l'ONU sur sa veste en tweed, lissait sa jupe grise et fourrait sa tenue de camouflage dans le double fond de son sac de gym. Cette transformation avait nécessité moins d'une minute.

Mais ce n'était pas ce qui avait pétrifié Jon. C'était l'allure de la femme déguisée.

Elle avait la même chevelure blonde éblouissante que Sophia, en plus court et bouclé autour des oreilles. Ses lèvres sensuelles et joliment dessinées, ;j son nez droit, son menton ferme, son teint de porce-laine étincelante, ses yeux noirs, sombres et attirants, même si, pour le moment, son regard était dur et brillant tandis qu'elle semblait poser une dernière question à l'Irakienne. C'était Randi, la súur de Sophia.

- Mon Dieu, que fais-tu là ? s'exclama Smith.

- Je sauve ton cul ! fit Randi Russell d'un ton cassant sans même le regarder.

Jon l'entendit à peine. Il eut l'impression que son cúur s'effritait. Il avait oublié à quel point les deux súurs se ressemblaient. Cela lui donnait la chair de poule, mais il ne parvenait pas à détacher son regard.

Il s'accrocha au comptoir et sentit son cúur s'emballer. Il ferma les yeux. Il devait surmonter cela très vite.

La femme à l'enfant répondit à une dernière question, Randi Russell se tourna vers Smith. Son visage était de marbre. Rien à voir avec celui de Sophia.

- Les renforts seront là d'une minute à l'autre. On sort par-devant. C'est à la fois plus dangereux et plus s˚r. Elle connaît les ruelles mieux que moi, elle nous guide. Garde ton Beretta caché mais prêt. Je ferme la marche. Ils vont chercher un Européen et deux Irakiennes dont l'une en abaya.

Jon s'obligea à revenir à l'instant présent. Il comprenait.

- Les survivants dans la venelle vont faire leur rapport.

- Exactement. Espérons que mon changement d'apparence sèmera suffisamment la confusion chez la nouvelle équipe pour qu'ils hésitent. Ils haÔssent les Européens, mais ils ne veulent pas non plus d'incident international.

Jon acquiesça, recouvrant son calme et sa réserve.

Ils se faufilèrent dans la nuit noire. C'était juste une mission, se dit-il, et Randi une simple professionnelle.

La force de l'habitude aidant, il scruta la rue entière d'un seul coup d'úil. Il en repéra immédiatement deux : un véhicule militaire garé à l'extrémité. On aurait dit un BRDM-2 russe, une voiture blindée munie d'un canon de 20 mm, de mitrailleuses coaxiales et de missiles antichars. Un second véhicule blindé avançait dans leur direction, monstre mortel effrayant les piétons qui cédaient la place en courant.

- Ils nous cherchent, grommela Jon.

- Allons-y.

La femme à l'enfant s'infiltra presque tout de suite entre deux b‚timents dans un espace si étroit qu'on y passait à peine. Courant dans le passage, Jon sentait des toiles d'araignée sur son visage. Sur les nerfs, tous ses sens en alerte, il se retournait fréquemment vers Randi pour s'assurer qu'elle allait bien.

Ils débouchèrent enfin sur une autre avenue.

Randi cacha son Uzi dans son sac de gym ; Smith dissimula son Beretta dans sa ceinture sous son veston. La femme et l'enfant restèrent en tête, Jon et Randi demeurant à distance prudente. Spectacle ordinaire de deux envoyés de l'ONU sortis pour la soirée, qui laissait à Jon un sentiment de malaise, comme si le passé venait se coller au présent, le laissant endolori, abandonné. Il ne cessait de repousser la douleur que lui causait la mort de Sophia.

- que diable fais-tu à Bagdad, Jon ? grogna Randi.

Sacrée Randi, toujours la même, aussi souple et compréhensive qu'un cobra.

- La même chose que toi, manifestement. Je travaille.

- Tu travailles ! s'exclama-t-elle en levant ses sourcils blonds. Sur quoi ? Je n'ai pas entendu parler de soldats américains malades qui attendraient, ici, que tu viennes les achever.

- Il y a bien des agents de la CIA. Maintenant je sais pourquoi tu n'es jamais chez toi ni à ton prétendu comité d'experts en questions internationales.

Randi lui lança un regard noir.

- Tu ne m'as toujours pas dit pourquoi tu es à

Bagdad. L'armée est au courant, ou tu es encore dans une de tes croisades personnelles ?

Il répondit par un demi-mensonge.

- L'USAMRIID est sur un nouveau virus. Un tueur. On a relaté des cas semblables en Irak.

- Et c'est toi que l'armée a envoyé ?

- Je ne vois pas de meilleur candidat, dit-il d'un ton léger.

A l'évidence, elle ne savait pas qu'il était porté

déserteur et recherché pour interrogatoire concernant la mort du général Kielburger. Il soupira intérieurement. Elle ne devait pas être au courant non plus pour Sophia.

Ce n'était pas le moment de le lui dire.

Les rues se rétrécirent de nouveau, avec des fenêtres en surplomb o˘ frémissaient des bougies.

Dans ces ruelles sombres, les boutiques n'étaient guère que des cubes fichés dans d'épais murs anciens

- on y tenait à peine debout et si l'on étendait les bras, on touchait les murs. A chaque entrée, un unique vendeur accroupi devant de maigres denrées.

La femme à l'enfant tourna dans l'entrée arrière d'un b‚timent moderne délabré - un petit hôpital.

Des enfants dormaient en gémissant dans des ber-ceaux le long des murs du hall d'entrée et dans les salles de chaque côté. L'enfant fiévreux dans les bras, elle passa devant des salles de soin bondées de petits malades. C'était un hôpital pédiatrique et, d'après ce que Jon pouvait en juger, il avait été autrefois à la pointe avec tout l'équipement requis. Désormais, tout était dilapidé et plus ou moins hors d'état de fonctionnement.

Peut-être était-ce là qu'il devait rencontrer le célèbre pédiatre. La médecine était un domaine tel-

lement vaste qu'il n'avait jamais entendu parler de lui. Il se tourna vers Randi.

- O˘ est le Dr Mahuk ? Ghassan était censé me conduire à lui. C'est un pédiatre.

- Je sais, dit-elle avec calme. C'est pour cette raison que j'étais dans le magasin de pneus - je devais m'assurer que Ghassan avait réussi à opérer un contact s˚r avec un agent clandestin - toi, visiblement. Le Dr Mahuk est un membre clef de la résistance irakienne. Nous pensions que votre entrevue aurait lieu dans l'échoppe de Ghassan. Nous imaginions que c'était plus s˚r.

La femme d'‚ge moyen avec l'enfant entra dans une pièce munie d'un bureau et d'une table d'examen. Elle posa délicatement le bébé sur la table et prit un stéthoscope roulé sur le bureau. Jon suivit la femme tandis que Randi s'arrêtait pour regarder de chaque côté du corridor en piteux état. Puis elle entra à son tour et referma derrière elle. Il y avait une deuxième porte vers laquelle elle se dirigea en h‚te.

Elle l'ouvrit avec précaution : dans une salle, des voix et des cris d'enfants s'élevaient et retombaient. Le visage triste, elle referma celle-ci aussi.

Elle sortit son Uzi, le prit dans ses bras et s'appuya contre la porte.

Jon vit son expression se durcir ; elle faisait le guet en véritable professionnelle. Elle protégeait non seulement l'Irakienne et le bébé, mais lui aussi. Il ignorait cette facette de Randi. Elle s'était toujours montrée farouchement indépendante, avec une irrésistible confiance en soi. La première fois qu'il l'avait vue, sept ans auparavant, il l'avait trouvée belle et mystérieuse. Il avait essayé de lui parler de la mort de son fiancé, de la culpabilité qu'il éprouvait, mais c'avait été inutile.

Plus tard, quand Smith s'était rendu dans son appartement de Washington pour lui présenter ses excuses pour la mort de Mike, il avait découvert Sophia. Il n'avait jamais réussi à percer la carapace de rage et de chagrin de Randi, mais son amour pour Sophia avait rendu cela moins nécessaire. Il lui faudrait maintenant parler à Randi de l'assassinat de Sophia. Ce ne serait pas facile.

Sophia lui manquait. Chaque fois qu'il regardait Randi, ce sentiment s'aiguisait.

L'Irakienne sourit à Jon tandis qu'il l'aidait à ôter la couverture qui enveloppait le bébé.

- Veuillez excuser ce subterfuge, dit-elle dans un anglais irréprochable. Dès qu'on nous a attaqués, j'ai eu peur qu'on ne vous capture. Mieux valait donc que vous ignoriez mon identité. Je suis le Dr Radah Mahuk. Merci de m'avoir aidée à sauver ce petit.

Elle posa sur l'enfant un regard rayonnant puis se pencha pour l'examiner.

CHAPITRE TRENTE-DEUX

21 h 02

Bagdad

Le Dr Radah Mahuk soupira.

- On peut faire si peu pour les enfants. Et d'une manière générale, pour les malades et les blessés en Irak.

Sur la table d'examen rafistolée avec des clous et du papier collant, la pédiatre auscultait le bébé

- une fille. Elle contrôla ses yeux, ses oreilles et sa gorge puis prit sa température. Jon lui donnait environ six mois, même si elle n'en paraissait pas plus de quatre. Il remarqua sa peau translucide. Plus tôt, il avait constaté que ses yeux étaient ivoire et sans veines apparentes, signes d'une carence en vitamines. Cette petite était sous-alimentée.

Enfin, le Dr Mahuk hocha la tête, ouvrit la porte et appela une infirmière. Elle lui tendit l'enfant dont elle caressa la joue et donna des instructions en arabe :

- Donnez-lui un bain. Mais à l'eau fraîche pour aider à faire baisser la température. Je ne serai pas longue.

Son visage creusé était inquiet. La fatigue avait dessiné des cernes bleus sous ses grands yeux noirs.

Randi, qui avait compris les ordres du médecin, demanda en anglais :

- De quoi souffre-t-elle ?

- De diarrhée, entre autres, répondit le pédiatre.

- Classique, si l'on considère les conditions de vie, approuva Jon. quand les égouts s'écoulent dans l'eau potable, on a des diarrhées et pire encore.

- Vous avez raison, bien s˚r. Asseyez-vous, je vous en prie. C'est une affection fréquente, surtout dans les parties les plus anciennes de la ville. Sa mère a trois autres enfants dont deux souffrent de dystro-phie musculaire. Je lui ai dit que j'emmenais la petite afin de voir ce que je pouvais faire, ajouta-t-elle en haussant les épaules d'un air las. Demain matin la mère viendra la récupérer, mais elle ne mange pas assez pour avoir du lait. Peut-être trouverai-je d'ici là de bons yaourts.

Le Dr Mahuk se hissa au bord de la table d'examen. Ses jambes pendaient sous la simple robe de tissu imprimé. Elle portait des chaussures de tennis et des socquettes blanches. En Irak, pour la plupart des gens, la vie était réduite à l'essentiel ; et ce médecin, dont les travaux avaient été largement publiés, qui avait autrefois parcouru le monde entier pour donner des conférences de pédiatrie, en était réduit à des expédients.

- Je vous suis reconnaissant de prendre le risque de me parler.

Assis dans un fauteuil branlant, Jon observait la pièce Spartiate qui servait de salle d'examen. Il était inquiet. Pourtant, il s'efforçait d'être impassible et de contrôler le ton de sa voix.

- C'est normal. C'est mon devoir.

Elle dénoua son ch‚le blanc et secoua ses longs cheveux noirs, ce qui lui donna l'air plus jeune et plus f‚ché à la fois.

- qui aurait pensé que nous finirions ainsi ?

lança-t-elle d'un ton sec. J'ai grandi pendant l'époque prometteuse du parti Ba'ath. C'étaient des temps exaltants o˘ l'Irak était plein d'espoir. Le Ba'ath m'a envoyée à Londres faire ma médecine puis à New York pour mon internat au Columbia-Presbyterian Hospital. quand je suis rentrée à Bagdad, j'ai fondé

cet hôpital dont je suis devenue le premier directeur.

Je ne veux pas être le dernier. Mais quand le Ba'ath a fait de Saddam un président, tout a changé.

- Il a presque immédiatement envoyé l'Irak faire la guerre à l'Iran.

- Oui, ce fut terrible. Tant de nos hommes sont morts. Mais au bout de huit ans de sang répandu et de slogans vides, nous avons signé un traité par lequel nous avons gagné le droit de déplacer notre frontière de quelques centaines de mètres du Chott-el-Arat vers sa rive orientale. Toutes ces vies perdues pour une stupide querelle de frontière ! Puis, pour ajouter l'insulte à la blessure, nous avons d˚ rendre cette terre à l'Iran en 1990 comme pot-de-vin pour qu'il reste en dehors de la guerre du Golfe. Folie, commenta-t-elle avec une grimace. Naturellement, après le KoweÔt et cette terrible guerre, est arrivé

l'embargo. Nous l'appelons al-hissar, ce qui signifie non seulement isolation mais encerclement par un monde hostile. Saddam se régale parce qu'il sert d'alibi à tous nos problèmes. C'est son outil le plus puissant depuis qu'il est au pouvoir.

- Et maintenant vous n'avez pas assez de médicaments, dit Jon.

- Malnutrition, cancers, diarrhées, parasites, affections neuromusculaires... maladies de toutes sortes. Il nous faut nourrir nos enfants, leur donner de l'eau pure et les vacciner. Dans ce pays, chaque maladie constitue désormais un danger de mort. Si on ne fait rien, la génération qui arrive est perdue.

Dans ses grands yeux sombres, brillèrent soudain des larmes d'émotion.

- C'est pourquoi j'ai rejoint la résistance. J'apprécie énormément votre aide, ajouta-t-elle à l'adresse de Randi. Nous devons renverser Saddam avant qu'il ne nous tue tous, chuchota-t-elle enfin.

A travers la porte sur laquelle elle s'appuyait, Randi Russell entendait les voix basses du médecin et des infirmières qui n'avaient souvent à offrir que la douceur de leurs paroles aux enfants malades ou mourants. Son cúur battait pour eux et pour ce pays plongé dans la tragédie.

Mais en même temps, elle enrageait. Tout en montant la garde - la force d'élite de Saddam Hussein pouvait créer de nouveaux ennuis -, elle observait les deux médecins plongés dans leur conversation.

De la table d'examen o˘ elle était assise, le visage de Radah Mahuk était tourmenté. Elle jouait un rôle clef dans le fragile parti d'opposition financé par la CIA, qui avait aussi envoyé quelques agents - dont Randi - pour le renforcer. En même temps, Jonathan Smith était affalé dans son fauteuil, apparemment détendu. Mais elle le connaissait assez pour deviner que son attitude désinvolte cachait une tension vigilante. Elle songea à ce qu'il lui avait dit - il était là pour enquêter sur un virus.

Son regard se durcit. La tendance de Smith à se comporter en électron libre pouvait mettre le Dr Mahuk en péril et, à travers elle, la résistance.

Soudain mal à son aise, elle ajusta son Uzi.

- C'est pour cela que vous avez accepté de me parler ? demanda Smith au Dr Mahuk.

- Oui. Mais nous sommes tous sous surveillance, d'o˘ ce subterfuge.

Jon sourit, sinistre.

- Plus y a de subterfuges, plus ça plaît à la CIA.

La gêne de Randi fit brusquement surface.

- Plus vous resterez ensemble, plus vous serez en danger. Pose tes questions.

Jon fit semblant de ne pas entendre. Il ne s'intéressait qu'au Dr Mahuk.

- J'ai déjà appris beaucoup sur les trois Irakiens morts, l'an dernier, d'un virus inconnu. Ils étaient au sud de l'Irak à la frontière avec le KoweÔt vers la fin de la guerre du Golfe.

- C'est ce qu'on m'a dit. Un virus inconnu en Irak. Etrange.

- Toute cette affaire est étrange, approuva Smith.

Une de mes sources affirme qu'il y a également eu trois survivants l'année dernière. Etes-vous au courant ?

Cette fois, ce fut le Dr Mahuk qu'il fallut bouscu-ler.

- Docteur ? fit Randi.

La pédiatre descendit de la table et s'approcha de la porte ouvrant sur le couloir principal. Elle l'ouvrit rapidement. Personne dehors. Elle regarda à droite et à gauche. Elle la referma enfin et tendit l'oreille.

- Le seul fait d'évoquer cela est interdit, expliqua-t-elle d'une voix tendue. Mais oui, il y a eu trois survivants. Tous à Bassora, également au sud, près du KoweÔt, vous le savez s˚rement. A vous entendre, il apparaît que vous avez élaboré la même théorie que la mienne.

- Une sorte d'expérience ?

La pédiatre acquiesça d'un signe.

- Les trois survivants ont également fait la guerre du Golfe, en poste près de la frontière koweÔtienne ?

demanda Jon.

- Oui.

- Il est surprenant que ceux de Bagdad soient morts et que ceux de Bassora aient survécu.

- C'est justement un des aspects qui ont attiré

mon attention.

Randi observait les deux médecins. Ils s'expri-maient avec prudence, tournant autour d'un problème qu'elle ne comprenait pas tout à fait mais qu'elle pressentait gravissime. Leur regard était rivé

l'un à l'autre, le grand Américain et la petite Irakienne, et la tension était palpable. Tout à leur quête mutuelle, ils oubliaient le monde extérieur ; cela les rendait plus vulnérables et Randi plus attentive.

- Etes-vous en mesure d'expliquer pourquoi ceux de Bassora ont survécu, docteur Mahuk ? s'enquit Jon.

- Il se trouve que oui. J'étais à l'hôpital de Bassora à soigner les victimes, quand une équipe de médecins de l'ONU est arrivée et leur a administré

une injection. Non seulement leur état s'est amélioré, mais quatre jours plus tard ils ne présentaient plus le moindre signe d'atteinte virale. Ils étaient guéris.

C'était remarquable, ajouta-t-elle, pince-sans-rire.

- Doux euphémisme.

- Effectivement, dit-elle en croisant les bras comme si elle avait froid. Je ne l'aurais pas cru si je n'y avais pas assisté.

- Vous vous rendez compte de ce que vous me dites, docteur ? Un remède contre un virus inconnu et mortel. Pas un vaccin, un remède !

- C'est la seule explication raisonnable.

- Un antisérum curatif ?

- C'est l'hypothèse la plus vraisemblable.

- Cela signifierait également que ces prétendus médecins de l'ONU possédaient le produit en quantité suffisante.

- Oui.

Les paroles de Jon se déversaient comme un torrent :

- Suffisamment de sérum pour un virus qui s'est d'abord manifesté dans six cas en Irak l'année dernière puis a mystérieusement reparu il y a un peu plus de huit jours sur six personnes à l'autre bout du monde. En outre, les douze victimes ont toutes servi à la frontière koweÔto-irakienne pendant la guerre du Golfe ou ont reçu du sang de quelqu'un qui y était.

- Précisément, approuva la pédiatre. Dans deux pays o˘ le virus n'existait pas.

Les deux médecins se faisaient face. Le silence s'étirait, chacun hésitant à poursuivre.

Randi, elle, n'hésita pas.

- Ce n'est pas extraordinaire. Ce n'est même pas un miracle.

Tous deux se tournèrent pour la fixer du regard tandis qu'elle formulait l'indicible :

- quelqu'un leur a inoculé le virus.

- Oui, et on n'a injecté le sérum qu'à la moitié

d'entre eux, ajouta Jon, écúuré. Ce fut une expérience contrôlée et mortelle sur des êtres humains qui n'avaient pas donné leur consentement éclairé.

La pédiatre p‚lit.

- Cela me rappelle les médecins nazis corrompus qui se servaient des prisonniers des camps de concentration comme cobayes. Horrible. Monstrueux !

- qui était-ce ? s'enquit Randi.

- Ces médecins en possession du sérum vous ont-ils l'un ou l'autre donné leur nom, docteur Mahuk ?

demanda Jon.

- Non, sous prétexte qu'aider ces hommes pouvait leur causer des ennuis avec le régime irakien et avec leurs responsables à Genève. Mais je suis s˚re qu'ils mentaient. Ils n'auraient jamais pu entrer en Irak et travailler dans un hôpital militaire sans l'accord du gouvernement.

- Alors comment ? Un pot-de-vin ?

- Un gigantesque pot-de-vin sous une forme quelconque ; à Saddam Hussein en personne, à mon avis.

- Vous ne croyez pas une seconde qu'ils appartenaient aux Nations unies, n'est-ce pas ? demanda Randi.

La pédiatre secoua la tête avec nervosité.

- J'aurais d˚ comprendre plus tôt de quoi il retournait. C'est le problème, aujourd'hui. Vivre est déjà tellement compliqué qu'on en perd de vue le schéma d'ensemble. La réponse à votre question est : je ne crois pas qu'ils appartenaient à l'ONU, ni qu'ils étaient praticiens. Ils se comportaient plutôt comme des chercheurs scientifiques. En outre, ils sont arrivés rapidement, comme s'ils savaient qui allait tomber malade et quand.

Cela collait parfaitement avec l'hypothèse de Jon selon laquelle les douze victimes faisaient partie d'une expérience commencée au 167e MASH à la fin de la guerre du Golfe.

- Ont-ils fait la moindre allusion à leur origine ?

- Ils ont prétendu venir d'Allemagne, mais ils parlaient un allemand scolaire et leurs vêtements n'étaient pas européens. A mon avis, ils étaient américains, ce qui, il y a un an, leur aurait interdit de pénétrer en Irak sans l'autorisation personnelle de Saddam.

Randi fronça les sourcils tout en ajustant son Uzi.

- Vous n'avez pas la moindre idée de qui aurait pu les envoyer ?

- Tout ce dont je me souviens, c'est qu'un jour ils ont évoqué entre eux un endroit fantastique pour skier. Le champ est vaste.

Jon eut une lueur soudaine :

- J'ai passé la journée à poser des questions sur les six qui avaient contracté le virus l'an dernier. Et depuis ? Y a-t-il eu de nouveaux cas en Irak ?

Le Dr Mahuk avait consacré sa vie à la médecine et le monde semblait maintenant exploser en une maladie incontrôlable. Sa voix trahit sa colère, son chagrin, son indignation quand elle dit :

- La semaine dernière, nous avons compté de nombreuses nouvelles victimes de SDRA. Au moins cinquante sont mortes. Nous ne connaissons pas le nombre exact et cela change d'heure en heure. Nous ne sommes qu'au début de notre enquête pour savoir s'il s'agit du virus inconnu, mais je nourris peu de doutes. Mêmes symptômes - antécédent de petites fièvres, gros rhume ou légère grippe pendant quelques semaines, SDRA brutal, hémorragie et décès en quelques heures. Il n'y a eu aucun survivant, dit-elle, la voix brisée. Aucun.

Choqué, compatissant, il entrevit alors une explication possible :

- Ces victimes avaient-elles aussi fait la guerre du Golfe ? Ou s'étaient-elles trouvées à la frontière avec le KoweÔt ?

- Hélas, la réponse n'est pas si simple, soupira le Dr Mahuk. Seuls quelques-uns ont fait la guerre et aucun n'était proche du KoweÔt.

- Aucun contact avec les six premiers de l'année dernière ?

- Aucun, répondit-elle, découragée.

Jon songea à Sophia, sa bien-aimée, puis au général Kielburger, à Melanie Curtis et au 167e MASH

avant cela.

- Mais comment a-t-on pu injecter le virus à cinquante personnes simultanément et à leur insu ?

Surtout dans un pays bouclé comme le vôtre ?

Venaient-ils tous de la même région ? Ont-ils séjourné à l'étranger ? Ont-ils eu des contacts avec des étrangers ?

Le Dr Mahuk ne répondit pas immédiatement.

S'écartant de son poste d'écoute près de la porte elle fouilla dans une poche de sa jupe et en extirpa une cigarette russe. Arpentant la pièce jusqu'à la table d'examen, elle alluma sa cigarette, tendue et nerveuse. L'odeur acre de foin, si caractéristique, emplit le bureau.

- Du fait de mon travail sur les victimes du virus l'année dernière, dit-elle enfin, on m'a demandé

d'étudier les nouveaux cas. J'ai creusé toutes les sources possibles de contamination que vous venez de mentionner. Mais je n'ai rien trouvé. Je n'ai dénoté

aucun lien entre les victimes. Elles donnaient l'impression d'un échantillonnage au hasard des deux sexes, tous ‚ges, toutes catégories professionnelles, tous groupes ethniques et toutes zones géo-graphiques.

Elle inhala puis laissa échapper lentement la fumée comme si elle précisait ses pensées.

- Elles ne semblaient pas s'être infectées les unes les autres ou avoir infecté leurs familles. Je ne dirais pas que c'est significatif, mais c'est curieux.

- Logique, en réalité. Presque tout ce que j'ai trouvé jusqu'ici indique que le virus ne présente pas de facteur contagieux.

- En ce cas comment l'attrapent-ils ?

Randi ne perdait pas un mot de la conversation.

Sans posséder de diplômes de chimie ou de biologie, elle avait suivi assez de cours de sciences pour en maîtriser les fondements. Ce dont les deux tou-

bibs parlaient... s'inquiétaient sérieusement... était une épidémie.

- Et pourquoi l'Irak et l'Amérique ? ajouta-t-elle.

Pourrait-ce être le résultat d'une quelconque arme de guerre biologique -de Tempête du désert cachée en Irak ?

Secouant la tête, le Dr Mahuk se dirigea vers le bureau métallique déglingué. La fumée de sa cigarette la suivait comme un spectre brun. Elle prit dans un tiroir une feuille de papier qu'elle tendit à Jon.

Randi le rejoignit tout de suite, déplaçant son Uzi pour mieux se pencher. Atterrés, ils lisaient une copie de la une du Washington Post :

PAND…MIE MORTELLE

UN VIRUS INCONNU FRAPPE LA TERRE

ENTI»RE

L'article affirmait que vingt-sept pays déploraient des morts qui se chiffraient à un demi-million. Tous les cas débutaient par un rhume ou une grippe pendant quinze jours, puis s'aggravaient brusquement en SDRA,-hémorragie et décès. En outre, quarante-deux nations rapportaient plusieurs millions de personnes souffrant d'un très gros rhume. On ne savait pas encore si elles étaient atteintes par le virus.

Jon en eut le souffle coupé. L'effroi le submergea.

Un demi-million de morts ! Des millions de malades !

- O˘ avez-vous eu ça ? demanda-t-il.

Le Dr Mahuk écrasa sa cigarette.

- Nous possédons un ordinateur secret à l'hôpital. C'était sur Internet ce matin. A l'évidence, le virus n'est plus confiné à l'Irak et à l'Amérique ou à la guerre du Golfe. Je ne vois pas comment la cause pourrait être une arme biologique dans mon pays. Le nombre de morts est effroyable, fit-elle, la voix brisée. C'est pourquoi je devais vous parler.

Les implications du journal et les révélations du pédiatre ébranlèrent Jon une fois de plus. Il relut rapidement l'article, réfléchissant à ce qu'il venait d'apprendre. Le Dr Mahuk avait éliminé toute possibilité de contact avec l'extérieur ; pourtant, le virus avait explosé en une épidémie mondiale. quinze jours auparavant, chacune des victimes était encore vivante, excepté les trois premières recensées en Irak l'année précédente. La vitesse de l'actuelle expansion du virus était inconcevable.

- «a ne mène à rien. Je dois rentrer. S'il existe vraiment des gens aux Etats-Unis qui possèdent un sérum, il faut que je mette la main dessus. En ce moment, des amis à moi ont peut-être réuni des informations de leur côté. Il n'y a pas de temps à

perdre et...

- Attends, ordonna Randi en se raidissant.

Uzi au poing, elle traversa la pièce jusqu'à la porte ouvrant sur le corridor. Smith s'approcha, Beretta au poing. Elle était tendue, nerveuse, efficace.

Soudain, une voix dure et cassante parvint du couloir, de plus en plus nette. D'autres répondaient, ténues, affolées. De lourds bruits de bottes résonnèrent en direction de la petite salle d'examen.

Jon regarda le Dr Mahuk :

- La Garde républicaine ?

Elle pressa ses doigts tremblants sur ses lèvres et écouta. Secouant enfin la tête, elle murmura, effarée :

- La police.

Randi fonça jusqu'à l'autre porte. Avec ses cheveux blonds et bouclés, sa silhouette longiligne dans son ensemble près du corps, elle avait davantage l'air d'un mannequin que d'un agent chevronné de la CIA.

Mais Jon l'avait déjà vue risquer sa vie et réussir avec brio contre les sbires de Saddam Hussein ; elle irradiait maintenant de cette même présence intelligente.

- Police ou gardes. Peu importe. Ils vont tenter de nous tuer, fit Randi en leur faisant signe de la suivre. On va sortir par la salle. Vite !

Elle ouvrit la porte à toute volée, regarda en arrière et poussa Jon et le Dr Mahuk devant elle.

C'était une erreur. On les attendait de l'autre côté.

Ils venaient de tomber dans le piège.

Un policier irakien en uniforme plongea et arracha l'Uzi des mains de Randi avant qu'elle n'e˚t pu réagir. Trois autres déboulèrent dans la pièce, Kalachnikov levée. A l'instant o˘ Jon ajustait son Beretta, deux autres policiers jaillirent du couloir et le mirent à terre. Ils étaient pris.

CHAPITRE TRENTE-TROIS

21 h 41

Bagdad

Immobile, dos au mur, le Dr Radah Mahuk était médusée. Elle était courageuse mais pas impru-dente. Morte, elle serait inutile aux malades dont elle avait la charge ; et elle ne pourrait plus rien pour son pays si on l'expédiait au tristement célèbre Centre de détention judiciaire. Comme le défunt Ghassan, elle était le soldat d'une cause sacrée, mais elle n'avait pas d'arme et ne connaissait aucun moyen de se défendre. Ses seules ressources étaient son cerveau et la confiance de ses compatriotes. Libre, elle continuerait d'aider son peuple et peut-être aussi les Américains. Aussi s'appuya-t-elle derrière la table d'examen, s'obligeant à demeurer invisible. La sueur perlait sur son front.

Deux autres policiers en uniforme arrivèrent du corridor, et pénétrèrent dans la pièce prudemment, regardant à droite et à gauche, l'arme prête à toute éventualité. Personne ne s'intéressait au pédiatre.

Elle était quantité négligeable, du moins pour l'instant. Terrifiée, au bord de la nausée, elle se glissa dans le hall et marcha aussi calmement et discrètement que possible jusqu'au téléphone.

Dans la salle d'examen, l'élégant officier sourit à

Jon et lui dit en anglais avec un léger accent :

- Colonel Smith, n'est-ce pas ? Vous avez été fort difficile à trouver.

Il inclina la tête vers Randi avec une politesse exagérée.

- Et cette dame ? Je ne la connais pas. CIA, peut-

être ? Le bruit court que votre pays nous trouve si fascinants que vous envoyez constamment des espions mesurer la température de notre amour pour notre leader.

La poitrine de Jon se serra de colère. Ils avaient été

insouciants. Lamentable !

- Je ne la connais pas, mentit-il. Elle travaille ici.

Même à ses oreilles, cela sonnait faux, mais il fallait tout tenter.

L'officier éclata d'un rire incrédule.

- Une Occidentale ? Dans cet hôpital ? J'ai du mal à y croire.

Furieuse contre elle-même, inquiète pour l'organisation clandestine, réfléchissant avec frénésie à ce qu'ils pourraient faire, Randi décocha à Jon un regard étonné et reconnaissant.

L'officier cessa de sourire. Il brandit son tariq.

L'heure était venue d'emmener ses prisonniers au lieu prévu. Il donna un ordre en arabe et les policiers poussèrent Randi et Jon dans le couloir. Le personnel paniqué entraîna tout le monde derrière les portes qui se refermèrent sans bruit. Les deux Américains longèrent le corridor vide et silencieux.

Randi chercha Radah Mahuk et constata avec soulagement qu'elle avait disparu. Soudain un des policiers lui enfonça le canon de son arme dans le dos pour la faire avancer plus vite, lui rappelant douloureusement le danger de leur situation. Elle paniqua.

La police exhibait les Américains dans la nuit constellée d'étoiles ; un vieux camion russe recouvert de toile et destiné au transport des troupes attendait au bord du trottoir, moteur en marche. Du pot d'échappement, sortait de la fumée argentée dans le froid clair de lune. Autour, les bruits de la ville étaient proches et menaçants. Les policiers abaissèrent le hayon du camion, relevèrent la toile, et poussèrent les deux Américains à l'arrière.

L'intérieur était sombre, il y régnait une odeur nauséabonde de diesel. Randi frissonna et planta sur Jon des yeux inquiets.

Il lui rendit son regard, essayant de dissimuler sa peur.

- Et tu te plains de mes croisades ! dit-il, désabusé.

Elle eut un petit sourire.

- Désolée. La prochaine fois, je prévoirai mieux.

- Merci. Je me sens déjà de meilleure humeur.

Comment crois-tu qu'ils nous ont trouvés ? demanda-t-il tout en regardant prudemment autour de lui.

- Je ne vois pas comment ils auraient pu nous suivre depuis l'échoppe. A mon avis, quelqu'un de l'hôpital nous a dénoncés. Les idées révolutionnaires du Dr Mahuk ne font pas l'unanimité chez les Irakiens. D'ailleurs, au train o˘ vont les choses dans ce pays, les gens te balancent dans l'espoir d'obtenir une petite faveur de la police.

Deux des flics de Bagdad grimpèrent dans le camion. Ils pointèrent leurs grosses Kalachnikov sur les Américains et leur indiquèrent à grand renfort de gestes et de grognements d'aller s'asseoir au fond.

Simulant l'abattement, Jon et Randi s'installèrent sur une planche de bois derrière la cabine du conducteur. Les deux hommes armés prirent position face à face près du hayon, bloquant la seule issue. Ils étaient à environ trois mètres de leurs prisonniers - difficile de les rater.

L'officier au pistolet tariq se tenait au pied du camion.

- Au revoir pour l'instant, mes nouveaux amis américains.

Il sourit de son propre humour. Mais il pointa son arme vers eux d'un air menaçant tandis qu'il ordonnait qu'on remît le hayon en place.

Jon demanda d'une voix impérieuse :

- O˘ nous emmenez-vous ?

- Un terrain de jeu. Une petite sortie pour le week-end. En villégiature, si vous préférez.

L'Irakien sourit sous sa moustache. Puis il durcit le ton et ses yeux se plissèrent.

- La vérité ? Centre de détention judiciaire. Si vous faites ce qu'on vous dit, peut-être resterez-vous en vie.

Jon tenta de réprimer la vague de terreur qui le submergeait au souvenir de la description que lui avait faite Jerzy Domalewski du complexe souterrain de six étages o˘ on pratiquait la torture et les exécutions. Il échangea un regard avec Randi qui était assise contre lui à sa gauche. Son visage était sans expression mais sa main tremblait. Elle aussi savait.

On ne survivait pas à cet enfer.

Le rabat de toile retomba et ils furent coupés de l'extérieur. Les deux gardes se calèrent, arme pointée sur les prisonniers. Il y eut du bruit à l'avant quand l'officier et les autres policiers grimpèrent dans la cabine.

Le camion s'ébranla. Jon se taisait. A cause de lui, Randi s'était fait prendre. Il ne se faisait aucune illusion quant au sort réservé à un espion de la CIA, sans parler d'une espionne. Et comment allait-il transmettre ce qu'il avait appris à l'USAMRIID et au Pentagone ?

- Il faut ficher le camp, dit-il avec calme.

Randi approuva d'un signe.

- Le Centre de détention ne me tente guère non plus. Mais nos gardes sont armés. Les chances sont nulles.

Il observa les deux Irakiens au visage neutre. Ils ne faisaient pas semblant : en plus des armes d'assaut, ils avaient des pistolets à la hanche.

Le camion roulait dans des rues si étroites que la toile sur les côtés raclait les murs.

Ils devaient agir avant qu'il ne soit trop tard. Il se tourna vers Randi.

- quoi ? demanda-t-elle.

- Tu te sens mal ?

Elle eut une moue compréhensive.

- En fait, j'ai affreusement mal au ventre.

- Plains-toi, très fort.

- Comme ça ?

Elle poussa des gémissements en se tenant le ventre.

- Hé ! Elle est malade ! Venez l'aider !

Elle se plia en deux et hurla en arabe :

- Je vais mourir ! Il faut m'aider !

Un garde eut l'air désemparé, l'autre éclata de rire.

Ils échangèrent des propos que Jon ne comprit pas.

Randi gémit de plus belle.

Jon se leva et, se courbant sous la b‚che, fit un pas vers les sentinelles.

- Il faut que vous...

Le premier hurla après lui, l'autre tira. Le coup passa si près de l'oreille de Smith qu'il crut que son cerveau explosait. La balle ressortit par le plafond de toile. On lui fit brutalement signe de se rasseoir.

Randi se redressa.

- Ils ne nous croient pas.

- Sans blague ! fit Jon en se rasseyant, main sur les oreilles. qu'est-ce qu'ils ont dit ? demanda-t-il en fermant les yeux tellement sa tête était douloureuse.

- qu'ils ont été bien gentils de te rater et que la prochaine fois, on est morts tous les deux.

- Normal.

- Désolée, Jon, ça valait le coup d'essayer.

Le camion suivait un chemin alambiqué. De temps à autre, ses flancs se frottaient aux b‚timents. Randi entendait le cri des marchands ouverts longtemps après l'heure de fermeture dans l'espoir d'une vente, peut-être la seule de la journée. Parfois, c'étaient les voix désincarnées et grésillardes des radios d'avant-guerre. Tout indiquait qu'ils roulaient dans le vieux Bagdad.

- Ils conduisent trop lentement et se tiennent dans les rues à l'écart, chuchota-t-elle. Ce n'est pas logique. La police de Bagdad va o˘ elle veut. Garder Erofil haut fait partie du boulot ; or ces types évitent les artères principales.

- Tu crois qu'ils ne sont pas de la police ?

Jon baissa les mains, car la douleur s'apaisait.

- Ils ont l'uniforme et les puissantes armes russes. S'ils ne sont pas de la police, ils n'ont pas intérêt à se faire prendre. Je ne vois pas qui ils pourraient être.

- Moi, si.

Disant cela, il revécut toute la semaine passée et ce qu'il redoutait se produisit : Randi disparut, Sophia prit sa place. Son cúur se gonfla d'amour et chaque fibre de son corps souffrait. Les magnifiques yeux noirs de Sophia le regardaient, brillants, sertis dans cette peau si lisse, si p‚le et ses longs cheveux couleur de blé mur. Ses lèvres charnues s'épa-nouirent en un doux sourire, dévoilant ses petites dents blanches. Elle possédait cette beauté indéfinissable qui allait bien au-delà du seul physique. Elle irradiait de l'intérieur ; chez elle, droiture, vitalité et intelligence transformaient l'efficacité en esthétisme.

Elle était en tous points d'une éclatante beauté.

Pendant un court instant de folie, il la crut véritablement vivante. Il lui suffirait de tendre la main, de la prendre dans ses bras, de respirer le parfum de ses cheveux et de sentir contre lui le battement de son cúur. Vivante !

Il s'efforça de retrouver de la force au plus profond de lui-même. S'éclaircir les idées. Affronter la vérité.

Ne pas reculer davantage.

Il devait lui dire, pour Sophia, et trouver les mots, sans quoi, il glisserait pour toujours dans un monde dangereux o˘ il se donnerait l'illusion que Randi était Sophia. Il ne pouvait laisser ses émotions poursuivre ce jeu cruel.

Parce que son avenir n'était pas le seul en cause.

Il y avait aussi celui de Randi et de dizaines de millions de gens que le virus menaçait. C'est comme s'il entendait la voix de Sophia : " Un peu de cran, Smith.

Ce n'est pas parce que tu as décidé de continuer à vivre que tu ne m'aimes plus. Tu as une t‚che à accomplir.

Aime-moi assez pour la mener à bien. "

Randi le dévisageait.

- Tu t'apprêtais à me dire qui sont, à ton avis, ces faux policiers.

Il inspira profondément, cherchant à faire pénétrer en lui l'air et la raison.

- Sur le moment, je n'ai pas remarqué. Mais quand ils ont attaqué la première fois, leur chef m'a donné mon vrai nom, pas celui que j'utilise depuis mon arrivée. Je ne vois pas comment il pouvait savoir que j'étais le colonel Smith, à moins que lui et sa clique n'aient été soudoyés par les possesseurs du virus. Ils essaient de m'empêcher d'enquêter depuis que...

Il s'obligea à la voir elle, pas sa súur. Au même moment, le visage de Randi se ferma comme si elle comprenait qu'il allait formuler quelque chose d'effroyable qu'elle ne lui pardonnerait jamais. Une fois de plus.

Il dit avec une infinie douceur :

- Randi, j'ai une terrible nouvelle. Sophia est morte. Ils l'ont assassinée. Les gens qui sont derrière tout cela l'ont tuée.

CHAPITRE TRENTE-qUATRE

Randi se redressa brusquement. Pendant un moment, Jon eut la sensation qu'elle avait entendu autre chose... pas sa voix, ni ses paroles. Son visage était de marbre. Ses muscles semblaient atrophiés.

Mais aucun autre signe extérieur ne trahissait qu'elle avait compris que sa súur avait été assassinée.

Au milieu du silence provoqué par le choc, il sentit le camion faire des bonds et des embardées.

Comme leur vie en dépendait, il s'obligea à y prêter attention. Le véhicule accélérait. Ils s'éloignaient sans doute, car les bruits de voix et de radios s'atté-nuaient. La rue semblait plus large. Il remarqua les bruits de circulation et des bouts de conversation de la cabine, mais ce fut tout.

- Randi ? fit-il d'un ton affreusement coupable.

Elle se décomposa. Des larmes coulèrent sur ses joues, mais elle demeura droite et immobile. Elle avait entendu, mais elle ne saisissait pas. Le chagrin la pénétrait. Sophia ? Morte ? Assassinée ? Elle repoussait ces mots-là. Impossible. Sophia ne pouvait pas être morte.

A travers ses larmes, une voix mécanique :

- Je ne te crois pas.

- C'est la vérité. Je suis tellement désolé. Je sais à quel point tu l'aimais. Et elle t'aimait aussi.

La culpabilité engloutit Randi. Les mots de Smith étaient autant de coups assenés. Je sais à quel point tu l'aimais.

Cela faisait des mois qu'elle n'avait pas vu sa súur.

Elle était trop occupée, trop prise par son travail.

D'autres avaient davantage besoin d'elle. Elle s'était dit qu'elles auraient tout le temps de se rapprocher, de profiter l'une de l'autre. Plus tard. quand chacune aurait accompli sa t‚che.

quand Jon Smith ne monopoliserait plus autant la vie de Sophia.

Elle eut le cúur en miettes. De ses deux mains, elle essuya ses larmes.

- Randi ?

Elle entendit la voix. Entendit le camion... le vide sous les roues. Son esprit passa rapidement au concret comme si, de très loin, elle devinait qu'ils roulaient sur un pont. Un pont très long avec le bruit du camion qui résonne sur l'eau en contrebas. Elle entendit l'air s'engouffrer autour d'eux. Le cri lointain d'hommes qui péchaient au milieu de la nuit. Le braiment d'un ‚ne. Puis cela revint très vite, très fort,.

Sophia. Elle croisa les bras dans l'espoir de garder contenance et leva les yeux sur Jon. Il était ravagé.

Sa peine semblait si profonde, inguérissable.

Ce visage ne mentait pas : Sophia était morte.

Sophia était morte !

Elle respira le plus calmement possible pour ne pas perdre le contrôle d'elle-même. Le visage de sa súur surgissait sans cesse. En même temps, elle regardait Jon Smith. Elle commençait juste à lui faire confiance. Tout en voulant croire qu'il n'y était pour rien, elle était incapable de réprimer ses soup-

çons.

L'arrogance aveugle de cet homme quand il avait soigné Mike avait entraîné sa mort. Avait-il tué sa súur comme il avait tué Mike ?

- Comment ? fit-elle d'une voix mauvaise. qu'est-ce que tu lui as fait ?

- Je n'étais pas là quand c'est arrivé. J'étais à

Londres.

Il raconta tout. La rencontre avec Bill Griffin, la découverte de la page manquante, la trace d'aiguille à la cheville de Sophia.

- C'était le virus que Sophia tentait d'identifier, en remontant à sa source. Le même virus que j'ai suivi ici, en Irak. Mais sa mort n'était pas un accident. Ce virus n'est pas contagieux à ce point. Il aurait fallu qu'elle commette une grosse impru-dence. Ils l'ont assassinée, Randi, et je vais découvrir qui ils sont et les arrêter. Ils ne s'en tireront pas comme ça...

Elle l'écoutait, paupières closes, songeant aux souffrances atroces qu'avait d˚ subir Sophia avant de mourir. Elle réprima un sanglot.

Jon poursuivait d'un ton bas, posé et déterminé.

- ... Ils ont s˚rement assassiné aussi notre directeur et sa secrétaire parce que je leur avais dit que quelqu'un détenait le virus vivant et l'utilisait sur des humains. Nous sommes maintenant confrontés à

une pandémie. Comment les nouvelles victimes ont contracté le virus, je ne sais pas, ni comment on en a guéri certains. Mais il faut que je le découvre...

Il continuait de parler au-dessus du grondement du camion qui accélérait. Les bruits de la ville s'étaient tus ; Jon et Randi avaient l'impression d'être en pleine campagne. De temps à autre, ils entendaient un véhicule les croiser.

Elle fondit en larmes. Il passa un bras autour de son épaule mais elle le repoussa. Elle s'essuya le visage du revers de sa manche.

Plus question de pleurer. Pas ici. Pas maintenant.

- ... Ils sont puissants, disait Jon. Ils ont manifestement séjourné en Irak. Peut-être y sont-ils encore. Ce qui nous donne une raison supplémentaire de croire qu'ils nous ont envoyé ces " policiers ". On dirait que les gens derrière tout ça ont des contacts partout. Même au gouvernement et dans l'armée. Jusqu'au Pentagone.

- L'armée ? Le Pentagone ? répéta-t-elle hagarde, incrédule.

- Je ne vois pas d'autre explication au fait qu'on ait écarté l'USAMRlID du circuit et qu'on ait clos l'affaire. Ajoute à cela que tous les dossiers ont été

effacés par l'intermédiaire du terminal FRMC du NIH. Je m'approchais dangereusement et il fallait m'arrêter. C'est la seule explication à la mort de Kielburger. Il a disparu alors qu'il s'apprêtait à faire part de mes découvertes au Pentagone. quelques heures plus tard, on le trouvait mort, ainsi que sa secrétaire.

Maintenant, ils sont à mes trousses. Je suis porté

officiellement déserteur, et on me recherche aux fins d'interrogatoire dans le cadre de ces deux décès.

Randi réprima un commentaire amer. Jon Smith, l'homme qui avait tué son grand amour, lui expliquait tranquillement que l'armée américaine était plus ou moins impliquée dans la mort de sa súur et qu'il s'était échappé dans le noble but de poursuivre son enquête. Comment pouvait-elle lui faire confiance ? Peut-être tout cela n'était-il qu'un tissu de mensonges.

Pourtant, ces temps-ci, tout Américain pénétrant en Irak risquait sa peau. Elle avait été témoin de son courage quand il avait protégé le Dr Mahuk des Gardes républicains avant même de savoir que c'était elle. Et puis il y avait cette histoire de virus.

S'il avait été le seul à lui en parler, elle aurait eu des doutes. Mais le Dr Mahuk était une autre source et elle pouvait lui faire confiance.

Songeant à tout cela, elle entendit le camion traverser un autre grand pont. Une fois encore, ce son creux et familier qui résonnait dans l'eau.

quelle eau ? Elle redoubla d'attention.

- Combien de ponts avons-nous franchis ?

- Deux, pour autant que je m'en souvienne. A environ trente, trente-cinq kilomètres l'un de l'autre.

On est sur le deuxième.

- Deux, acquiesça Randi. Le troisième ne devrait plus tarder.

Elle inspira profondément, tremblant de la tête aux pieds. Un nouveau frisson. Tous étaient partis

- son père, sa mère, et maintenant sa súur. D'abord ses parents dans un accident de bateau au large de Santa Barbara, il y avait dix ans. Et maintenant Sophia. Elle s'essuya les yeux. Ils attendaient, silencieux et unis dans le chagrin.

Le camion s'engagea sur le troisième pont, la ramenant au présent. A l'instant. Au travail, son seul remède.

- Nous avons d˚ traverser le Tigre au milieu de Bagdad. Puis l'Euphrate sur le deuxième pont. Sur le troisième, sans doute encore l'Euphrate. Nous ne nous dirigeons pas vers le sud mais vers l'ouest. Si ça monte doucement, c'est que nous roulons vers le désert de Syrie, puis peut-être la Jordanie.

Impressionné, Jon observa les deux policiers qui bavardaient, leurs armes sur les genoux, dirigées vers les prisonniers. Cela faisait longtemps qu'il n'avait rien tenté.

- Explique-leur que j'ai des crampes. que je vais juste m'étirer.

- Pourquoi ?

- J'ai une idée.

Elle le dévisagea longuement avant de se décider.

- D'accord.

Elle s'adressa aux deux hommes armés, avec humilité et en arabe.

L'un aboya et elle murmura de nouveau.

Enfin, elle dit à Jon :

- C'est d'accord, mais toi seul as le droit de te lever. Pas moi, ajouta-t-elle avec un sourire triste.

- Normal.

Il bondit sur ses pieds et rejeta les épaules en arrière comme si ses membres étaient engourdis. Il sentait le regard intense des policiers. quand ils se détournèrent, ennuyés et à moitié endormis, il mit son úil droit dans une déchirure de la toile et regarda tout autour.

Une voix claqua.

- Assieds-toi, Jon, traduisit Randi. Tu viens de te faire engueuler.

Smith se rassit en h‚te mais il avait vu ce qu'il voulait :

- L'étoile du Nord. On va bien à l'ouest.

- Le Centre de détention judiciaire est au sud.

- C'est ce qu'on m'a dit. De toute façon, ce n'est pas si loin. Ils nous emmènent ailleurs. Il te reste une arme ?

- Un petit couteau fixé à l'intérieur de ma cuisse, dit-elle, interloquée.

Il posa les yeux sur sa sage jupe grise. Elle l'attein-drait aisément.

Le camion ralentit brusquement, les projetant en avant. Une autre embardée les envoya contre la cabine. Randi se retrouva dans les bras de Jon. Elle le repoussa vivement. Le véhicule stoppa. Des voix rudes retentirent. Soudain on entendit des hommes sauter au sol et s'avancer tout en parlant.

A l'arrière, les deux policiers s'allongèrent, prêts à

tirer.

Randi tendit l'oreille aux propos en arabe.

- Je crois que l'officier et un de ses hommes sont descendus.

Jon secoua les épaules pour soulager la tension.

- C'est un poste de contrôle ?

- Oui.

Silence. Rires. Nouveaux rires, tapes dans le dos, cliquetis de bottes, et les deux policiers reprirent leur place dans le camion qui démarra et gagna peu à peu de la vitesse.

- D'après ce que j'ai pu entendre, fit Randi d'un ton réfléchi, la Garde républicaine les a arrêtés et ils n'ont eu aucun mal à les convaincre qu'ils étaient de véritables policiers. Ils paraissaient même connaître le nom de l'officier.

- Alors ils sont vraiment de la police ?

- Je parie que oui et j'ajouterai qu'ils travaillent au noir pour tes amis américains. Si nous avons tous deux raison, celui qui est derrière tout ça possède à

la fois le pouvoir et l'argent. La seule bonne nouvelle est que nous n'allons pas au Centre de détention.

N'empêche, ils sont six, armés jusqu'aux dents.

Jon esquissa un sourire glacial.

- Ils n'ont aucune chance.

- qu'as-tu en tête ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

- quand le camion s'est arrêté, nos deux gardes étaient déjà assoupis. Faisons semblant de dormir.

Cela pourrait les encourager à recommencer.

- On ne peut attendre trop longtemps. Ils ne nous ont pas amenés ici pour jouir de l'air du désert.

Silencieux, paupières closes, ils dodelinaient de la tête, et changeaient régulièrement de position pour simuler le sommeil. Le menton sur la poitrine, Jon lançait un ronflement occasionnel et observait les gardes du coin de l'úil.

Les kilomètres se dévidaient. Bercés par le grondement du moteur, les policiers se turent bientôt.

Smith et Randi sentaient eux aussi le sommeil les gagner. Puis ils entendirent un léger ronflement qui ne venait pas de Jon.

- Randi, souffla Jon.

Un des gardes avait la tête rejetée en arrière contre la toile. Penché en avant, l'autre luttait contre le sommeil.

Ils auraient bientôt leur chance.

Jon pressa l'index sur ses lèvres puis fit signe à

Randi de s'accroupir le long du b‚ti gauche du véhicule tandis qu'il en ferait autant à droite. Elle hocha la tête. Ils roulèrent sur le ventre et se hissèrent sur les genoux. Ils avançaient doucement, quand le camion fit une embardée, projetant les passagers à

droite. Ils roulaient maintenant sur une piste truffée d'ornières. Déçus, Jon et Randi reprirent leur place en toute h‚te tandis que les deux Irakiens, réveillés en sursaut, r‚laient.

- Zut ! murmura-t-elle.

Le camion ralentit mais le mal était fait. Aucun moyen d'enjamber les sentinelles sans se faire descendre.

Jon jura. Ils avaient perdu leur meilleure occasion jusqu'ici - peut-être la dernière.

Brusquement, le camion pila. Dans la cabine, quelqu'un cria, furieux. Un autre moteur grondait.

Des phares balayaient l'obscurité et éclairaient le flanc de toile du camion, illuminant de façon sinistre l'intérieur d'o˘ Jon et Randi écoutaient.

C'était de l'arabe.

- que disent-ils ?

- Nous avons de la visite, expliqua Randi tout en prêtant l'oreille. Et ça ne plaît pas du tout à nos geô-liers.

- qui est-ce, cette fois ?

- Je ne suis pas s˚re. Ce pourrait être les Gardes républicains. quelque chose a pu les tracasser au poste de contrôle et ils reviennent vérifier.

- Génial. Notre situation empire à vue d'úil, remarqua Jon en essuyant la sueur de son front.

Soudain elle chuchota en h‚te :

- Cette voix ! «a parlait arabe mais ça n'était pas de l'arabe irakien !

Les deux gardes avaient repris leur position de guet, AK-47 au poing. quelque chose les effrayait. Ils échangèrent des paroles à voix basse et tendirent la main vers le rabat de toile qui couvrait l'arrière.

Ils tournaient le dos à Jon et Randi.

Jon bondit en avant, certain que Randi l'imiterait.

Il attira violemment le policier de gauche en arrière .

et lui assena un coup de poing sur la tempe.

L'homme s'écroula, inconscient. Jon lui prit son arme.

Au même instant, Randi s'empara de son couteau qu'elle planta dans le bras du deuxième flic. Il hurla, l‚cha son arme et porta sa main à sa blessure.

Randi donna un coup de genou sous le menton du garde, qui fut projeté en arrière et s'affala sur le dos, immobile, au-dessus de son compère.

Elle récupéra la Kalachnikov. Des coups de feu provenant d'une arme automatique claquèrent au-dehors. Des cris et des hurlements retentirent dans la nuit du désert. Bruits de pas, nouveaux coups de feu. Une vraie bataille rangée. «a se rapprochait.

Bientôt, le combat serait à leur hauteur.

CHAPITRE TRENTE-CINq

18 h 32

Village de Long Lake, Etat de New York Tendu, Victor Tremont écarta le rapport sur lequel il travaillait, se frotta les yeux et consulta une nouvelle fois sa Rolex. Il n'avait aucune nouvelle de Nancy Petrelli ou du médecin général et plus de neuf heures s'étaient écoulées depuis sa dernière conversation avec al-Hassan. Douze années de travail plein de risques allaient enfin aboutir : il était en passe de devenir un des hommes les plus riches du monde.

Pas question qu'il y e˚t le moindre pépin maintenant.

Inquiet, fébrile, il mit les mains dans son dos et traversa la pièce à l'épaisse moquette. Derrière la baie vitrée, le lac aux reflets argentés resplendissait des dernières lueurs du couchant. Il sentait presque l'odeur des grands pins qui passaient du bleu au pourpre, puis au noir. Les lumières de la maison scintillaient, étoiles éparpillées. Il regarda à droite et à gauche le lourd et vaste complexe industriel que constituait Blanchard Pharmaceuticals, comme pour se rassurer : tout était bien là. Réel. Sa possession. Son bien.

L'interphone retentit.

- Mr al-Hassan est arrivé, docteur Tremont.

- Parfait, dit-il en retournant à son bureau, le visage calme. Faites-le entrer.

Nadal al-Hassan apparut, triomphant.

- Nous avons Smith.

- O˘ ça ? demanda Tremont, tout excité.

L'homme de main se pencha sur la table comme un lévrier s'apprêtant à bondir sur un lièvre. Il répondit en souriant.

- A Bagdad. Les policiers que j'ai soudoyés les ont " arrêtés ".

Ils étaient plusieurs. C'était encore mieux qu'il ne l'avait espéré.

- Zellerbach et l'Anglais sont là-bas aussi ?

Le sourire d'al-Hassan s'effaça.

- Hélas non ! Smith était accompagné d'un agent de la CIA. Une femme dont nous pensons qu'elle agit sous couverture.

Tremont jura intérieurement. Encore une compli-cation.

- Je ne sais pas ce que Smith a appris, mais elle est s˚rement au courant. Supprimez-la. Et les deux autres ?

- Ils seront bientôt à nous. Notre taupe à

l'USAMRIID a découvert Zellerbach et l'Anglais ce matin et...

- Ce matin ! beugla Tremont hors de lui. Pourquoi ne m'a-t-on rien dit ?

- Notre agent à Derrick était seule, au début, et trop occupée à les suivre. quand Maddux et ses hommes ont pris le relais, ils se sont acharnés à ne pas perdre ce Howell de vue. Il n'y a qu'une heure que j'ai reçu un rapport complet. Je l'ai réprimandé, réitérant avec vigueur que je devais être informé de tout et en détail.

Al-Hassan relata l'effraction de Peter Howell et la fouille à laquelle il avait procédé, dit que Marty Zellerbach avait téléchargé les dossiers de Sophia et raconta l'expédition à Princeton qui s'était ensuivie.

- Maddux précise qu'ils ont roulé au nord et se trouvent aux abords de Syracuse.

Tremont arpentait son bureau, songeur.

- Zellerbach et Howell doivent chercher à

reconstituer le passé de Sophia Russell, conclut-il alors. Ils ont pu apprendre qu'elle avait fait un voyage au Pérou et établir le lien avec moi.

Il contenait son propos mais ses yeux lançaient des éclairs rageurs. S'enorgueillissant de comprendre la nature humaine, il se rappela que cet Arabe énigma-tique constituait le seul rempart contre Jonathan Smith et ses alliés. Oui, il devait s'assurer qu'al-Hassan réussirait à détruire Smith. Soudain, il eut une idée :

- Vous auriez d˚ les arrêter il y a longtemps, Nadal. Vous avez failli.

Al-Hassan frémit. Immobile et silencieux, il encaissait l'humiliation de l'échec. C'était précisément la réaction que Tremont escomptait.

La voix d'al-Hassan résonna avec dureté :

- Cela ne se produira plus, docteur Tremont. J'ai un plan.

Sur quoi, il quitta le bureau, plein de respect, la mort en tête.

20 h 21

Près de Syracuse, Etat de New York

De nouveau en uniforme noir du SAS, mais sans cagoule ni brêlage, Peter était perdu dans ses réflexions tout en conduisant son gros camping-car sur la nationale plongée dans l'obscurité en direction des lumières de Syracuse. Derrière, Marty s'activait sur l'ordinateur. La soudaine explosion du virus à

travers le monde terrifiait les deux hommes. Ils devaient absolument établir un lien entre le rapport du Prince Léopold et Syracuse, ou les appels téléphoniques manquants de Sophia, ou encore la cachette de Bill Griffin.

Et pas le moindre signe de Jon ! Cela ne surprenait pas Peter mais ne l'en inquiétait pas moins. Soit Jon avait des ennuis et ne pouvait regagner l'ambassade à Bagdad, soit cela ne signifiait rien de spécial.

Peu après avoir quitté Princeton, Peter eut l'impression désagréable d'être suivi. Pour s'en assurer, il avait fait des détours par des voies secondaires entre le New Jersey et l'Etat de New York. Une fois au milieu de l'Etat, il avait pris la voie transversale, se disant que, depuis le temps, il aurait repéré ou semé tout suiveur éventuel. Cependant, le malaise persistait. Ces individus étaient aussi adroits qu'expérimentés.

Il se gara à deux reprises sur des aires de repos pour fouiller son véhicule au cas o˘ l'on y aurait placé un émetteur. Rien. Mais il avait appris depuis longtemps à se fier à son intuition. C'est pourquoi il quitta bientôt la transversale pour emprunter les petites routes moins rapides mais moins fréquentées jusqu'à Syracuse proprement dite.

Les huit premiers kilomètres, il ne vit derrière lui que d'occasionnels phares qui avaient continué tout droit quand il s'était rangé pour voir. Il avait souvent changé de direction et roulait enfin à l'ouest vers la ville. Il traversait maintenant les faubourgs. Commes il n'avait toujours rien repéré, il commençait à se détendre.

Le ciel était noir et constellé d'étoiles, avec des nuages charbonneux et inquiétants sous la lune. A droite, un parc boisé s'étendait le long de la route, sa clôture à l'ancienne, de rondins empilés, faisait penser à la cage thoracique d'un squelette. La végé-tation était dense, parsemée ça et là de tables de pique-nique et de barbecues. A cette heure, la circulation était réduite.

C'est alors que, débouchant de nulle part, un pick-up gris doubla le camping-car à grande vitesse et lui fit une queue de poisson, obligeant Peter à piler.

Peter vérifia immédiatement son rétroviseur. Des phares assez hauts se rapprochaient à toute allure.

Ce devait être un camion ou un 4x4. Juste au cul du camping-car.

- Accrochez-vous, Marty ! s'écria Peter.

- qu'est-ce que vous tramez encore ? r‚la Marty.

- Un pick-up devant. Un 4 x 4 ou un pick-up derrière. Ces salauds comptent nous prendre en sand-wich.

- Oh!

Il éteignit sur-le-champ l'ordinateur, resserra sa ceinture et agrippa courageusement la table vissée au b‚ti du véhicule.

- Je suppose que je m'habitue progressivement à

ce type d'urgence.

Peter écrasa le frein et pompa tout en donnant un grand coup de volant à droite. Les roues gauches se soulevèrent comme un voilier par vent fort. Marty poussa un cri de surprise. Le camping-car glissa sur les roues droites, atterrit brutalement et fonça dans l'aire de pique-nique éclairée. Derrière, les freins crissaient, ça sentait le caoutchouc br˚lé. Le véhicule aux phares surélevés rebondit sur l'herbe, écrasa dans un vrombissement un jeune arbre et traversa en trombe les broussailles pour émerger sur la route du parc. Le pick-up gris n'était pas loin derrière.

Marty observait par la fenêtre, le cúur battant de frayeur. Pourtant il était fasciné par le spectacle. Si l'Anglais lui était intellectuellement inférieur, il témoignait d'une étrange habileté dès qu'il s'agissait d'accomplir une prouesse physique ou une action violente.

Devant, la route se séparait en deux. Peter vira à

droite. Il faisait la course avec le pick-up qui rebondissait dans le noir. Ils revenaient sur l'aire de pique-nique !

- Putain de sort ! jura Peter. On tourne en rond !

Les phares surélevés étaient derrière eux et le pick-up gris leur fonçait dessus.

- Encore coincés !

Il tendit la main derrière son siège et extirpa son Enfield à pompe.

- Filez à l'arrière et servez-vous de ça !

- Moi ? fit Marty, qui prit néanmoins le fusil.

- quand je le dirai, visez et pressez la détente mon garçon. Imaginez que c'est un joystick.

Sur le visage tanné de Peter, les sillons se creu-saient d'inquiétude, mais ses yeux pétillaient. Il écrasa de nouveau le frein, tourna d'un coup vers un bouquet d'arbres qui s'enfonçait dans l'épaisseur de la nuit. Dès qu'il eut arrêté son gros véhicule, il sauta à bas de son siège, sortit le pistolet-mitrailleur H&K, s'empara de deux chargeurs, tendit les cartouches de SA80 à Marty et, muni de sa propre artillerie, se rua vers une fenêtre latérale.

Le nez du camping-car était enfoui dans les arbres et la porte faisait également face au bois. Autrement dit, le véhicule présentait aux attaquants un flanc solide tandis que Peter et Marty pouvaient encore tirer de la porte arrière et des petites fenêtres de côté.

Marty examinait son arme en marmonnant pour lui-même.

- Vous avez compris comment ça marche ?

s'enquit Peter.

Comme Jon le lui avait dit, cet encombrant phénomène était heureusement futé.

- Il y a certaines choses que j'ai toujours refusé

d'apprendre, soupira Marty en levant les yeux. Naturellement, je comprends cet engin primitif. C'est un jeu d'enfant.

Les phares surélevés appartenaient à un gros 4x4 noir arrêté sur la route. Le pick-up gris traversait lentement l'espace herbeux en direction du camping-car.

Peter tira dans les pneus avant. Le pick-up s'affaissa et s'immobilisa.

Bientôt, deux hommes sortirent du véhicule comme deux poupées de son et roulèrent dessous.

Au même instant, un tir automatique provenant du 4x4 retentit et claqua sur la tôle du camping-car à

grands crissements de métal déchiré.

- A plat ventre ! hurla Peter.

Marty plongea la tête la première et Peter s'accroupit contre le mur.

quand il y eut une pause, Marty regarda autour de lui.

- O˘ sont les impacts ? On devrait être transformés en passoire.

Peter sourit.

- J'ai fait blinder ce bijou. Je pensais que vous l'aviez compris après le grabuge dans la Sierra Nevada. Bonne chose, pas vrai ?

Une nouvelle fusillade martela la carrosserie. Mais cette fois, les fenêtres explosèrent et les rideaux se déchirèrent. Des débris de verre atterrirent sur les équipements. Des bouts de tissu flottaient comme de la neige qui tombe.

Marty se protégeait la tête de ses bras.

- A l'évidence, vous auriez d˚ envisager de blinder vos fenêtres.

- Du calme, fit Peter d'un ton posé. Ils vont finir par se lasser et viendront voir si nous sommes encore en vie. A ce moment-là, nous allons g‚cher leur petite fête, d'accord ?

Marty soupira et tenta d'apaiser la terreur qui l'étreignait.

Après une nouvelle minute de tir, il y eut une accal-mie. Le silence soudain dans le parc éclairé surprenait. Les oiseaux se taisaient. Aucun petit animal ne courait dans le sous-bois. Marty était livide.

- Parfait, dit gaiement Peter. Nous allons voir ce que nous allons voir.

Il se redressa pour observer la scène du coin d'une fenêtre éclatée au-dessus de lui. Les deux hommes du camion gris se tenaient debout à l'abri de leur véhicule, arborant ce qui ressemblait à des pistolets-mitrailleurs Mil Ingram. Un petit homme lourdaud en costume bon marché, le visage luisant de sueur, sortit du gros 4 x 4. Il portait un pistolet Glock. Sur un signe, deux types armés jusqu'aux dents descendirent du véhicule. Un autre geste et le groupe s'épar-pilla pour encercler le camping-car.

- Parfait, répéta Peter, doucement cette fois.

Marty, vous prenez les deux de droite. Je prends ceux de gauche. Je doute qu'aucun d'eux fonce sous le feu, alors ne vous tracassez pas trop. Visez dans leur direction, appuyez sur la détente et laissez courir.

Prêt ?

- quelle déchéance !

- Bon garçon. C'est parti !

CHAPITRE TRENTE-SIX

A l'intérieur du camping-car, la tension était électrique. Encore à vingt mètres, les cinq hommes armés et leur chef r‚blé avançaient rapidement sur Peter et Marty. Les assaillants progressaient avec prudence et portaient leurs armes comme des pros.

Même à distance, leur démarche était menaçante.

- Maintenant !

Peter l‚cha une rafale précise sur le chef tandis que Marty s'en donnait à cúur joie.

Le tir de barrage de Marty tailladait les feuilles et les aiguilles de pin, arrachait l'écorce et sciait des branchages ; la cible de Peter gronda, serra son bras droit et tomba à genoux. Marty continuait de répandre une pluie de balles.

- Stop, Marty ! «a suffit.

Les cris de fureur résonnaient dans le parc. Les quatre hommes et leur chef blessé rampaient comme des fous pour se mettre à l'abri o˘ ils pouvaient. Une fois à couvert, ils ouvrirent à nouveau le feu. Des balles sifflèrent par la fenêtre ouverte au-dessus de la tête de Peter et allèrent se ficher dans le mur opposé. Cette fois, le tir était sélectif.

- Etant donné notre puissance de feu, ils ne nous tueront pas, mais ils ne s'en iront pas. Ils ont sans doute laissé un chauffeur dans le 4 x 4. Ce n'est qu'une question de temps avant que l'un de nous soit blessé, que nous soyons à court de munitions ou que la police vienne tous nous arrêter.

Marty frissonna.

- Dommage que les policiers soient à exclure.

Bien des aspects de cette idée sont attrayants.

Peter acquiesça avec une grimace.

- Ils voudraient savoir ce que nous fabriquons dans un camping-car bourré d'armes totalement illé-gales et doté d'un poste de commande. Si nous leur parlons de Jon, ils vont vérifier, s'apercevoir qu'il est recherché et nous coller en taule à attendre l'armée et le FBI. Si on n'a aucune explication à fournir, on sera bouclés avec nos vilains petits copains.

- Logique. Vous avez une solution ?

- Il faut se séparer.

- Vous n'allez pas m'abandonner à ces coupeurs de gorge, déclara Marty avec fermeté.

Les yeux de Peter scintillaient dans l'ombre. Dans sa tenue de commando, on le distinguait mal.

- Je sais que vous ne me trouvez pas très malin, mon garçon, mais n'oubliez pas que c'est ainsi que je gagnais ma vie alors que vous n'étiez pas même une étincelle dans l'úil de votre père. Voici mon plan : je me glisse par la portière avant o˘ ils ne me verront pas. Vous déclenchez un tir magistral pour me couvrir. Une fois planqué, je fais le tour par la gauche et je provoque un tel barouf qu'ils croiront qu'une brigade entière est en train de se faire la malle. Une fois convaincus qu'on a abandonné le véhicule, ils se lanceront à mes trousses. A ce moment, vous pourrez tranquillement faire démarrer ce cheval de trait et mettre les bouts. Vu ?

Marty fit la moue. Ses joues s'arrondirent encore sous la réflexion.

- Si je reste dedans, je pourrai continuer à vérifier si Jon nous contacte tout en cherchant ce qu'il m'a demandé. En clair, il faut que je trouve une cachette pour le camping-car, puis que j'envoie ma position sur le site web du syndrome d'Asperger, comme on a dit.

- Vous êtes un rapide, mon garçon. Finalement, il y a du bon à traiter avec un génie. Donnez-moi une minute, puis videz votre chargeur. Rappelez-vous, une minute entière.

Marty songea qu'il s'était habitué à cet homme bizarre. On était mercredi et ils ne s'étaient pas quittés depuis le samedi. Au cours des cinq derniers jours, il avait été embringué dans les expériences les plus terrifiantes de toute sa vie, o˘ les enjeux étaient considérables. Il était sans doute normal qu'il se f˚t accoutumé à sa présence. Un bref instant, il éprouva une curieuse émotion : le regret. Malgré tous ses défauts, l'Anglais allait lui manquer. Il voulait lui dire d'être prudent.

Mais tout ce qu'il réussit à formuler fut :

- C'a été étrange, Peter. Merci.

Leurs regards se croisèrent. Et se détournèrent bien vite.

- Je sais, mon garçon. Pour moi aussi.

Avec un clin d'úil, Peter rampa à l'avant du camping-car et boucla son brêlage.

Marty esquissa un petit sourire et prit position à

la porte arrière. Il attendit nerveusement tout en se sermonnant sévèrement : il pouvait le faire.

Le tir avait cessé ; les assaillants concoctaient s˚rement une nouvelle tactique. Dès que Peter se fondit dans l'ombre, Marty compta jusqu'à soixante.

Il s'obligea à respirer calmement et régulièrement.

La minute écoulée, il serra les dents, se pencha et ouvrit le feu avec le fusil à pompe. L'Enfield vibrait dans ses mains et secouait tout son corps. Affolé

mais déterminé, il maintint un feu nourri. Peter comptait sur lui.

De leur abri, les assaillants répliquèrent. Le camping-car vibrait sous la pluie des balles.

La sueur coulait sur le visage de Marty. Il continuait de presser la détente tout en refoulant sa peur.

Une fois le chargeur vide, il serra l'arme contre sa poitrine et regarda prudemment par le coin de la porte. Il ne repéra aucun mouvement. Il passa la main sur son front et souffla longuement. Comme une autre minute passait, il remplaça maladroitement le chargeur. Il se rassit. Deux minutes. La tension lui donnait la chair de poule.

Puis il entendit un bruissement furtif, à gauche, au milieu des arbres. Peter ! " Ils s'échappent ! " s'écria une voix sur l'aire de pique-nique.

Un lourd tir provenant apparemment de deux ou trois armes balaya la forêt sur la gauche, o˘ Peter avait dit qu'il irait.

Les tueurs cherchaient avec frénésie de nouvelles cachettes tandis que les coups de feu continuaient de cette nouvelle direction.

Puis le tir cessa. On aurait dit que plusieurs personnes se précipitaient dans la forêt.

- On court après ! cria une autre voix.

L'énergie aiguillonna Marty. C'était ce qu'il attendait. Il regarda les hommes du camion se ruer vers la gauche. Au même moment, le 4 x 4 démarra, opéra un large demi-tour et s'orienta également vers la gauche. Tout le monde pourchassait Peter, exactement comme il l'avait prédit.

Marty se faufila jusqu'à la cabine. Il se sentait coupable d'être en sécurité alors que Peter faisait le lièvre avec une meute à ses trousses. Pourtant, Peter avait raison - c'était le seul moyen rationnel de régler la situation.

Les clefs étaient sur le contact. Il inspira profondément pour calmer ses nerfs mis à rude épreuve et démarra. Il était inquiet à l'idée de ne pas découvrir les renseignements si précieux pour Jon ; mais plus encore, et plus immédiatement, de ne pas mener l'engin de Peter hors du parc. quand il sentit entre ses mains la puissance du moteur poussé, il eut une idée : il ferma les yeux et mit la réalité entre paren-thèses. Soudain, il fut à l'intérieur d'un vaisseau spatial conçu pour l'éternité, pilotant seul dans la périlleuse quatrième Dimension. C'était un voyage forcé parce qu'il était encore sous l'effet du Mideral.

N'empêche, étoiles, planètes et astéroÔdes passaient en scintillant devant les hublots du vaisseau en arcs-en-ciel de lumière. Il avait le contrôle, et l'inconnu l'appelait. Somptueux !

Il rouvrit les yeux en h‚te. Ne sois pas stupide, se dit-il avec dégo˚t, bien s˚r que tu es capable de conduire ce camping-car entravé par la gravité. C'est virtuellement un anachronisme !

Avec un regain de confiance, il passa la marche arrière, appuya sur le champignon, recula et se frotta aux arbres. Imperturbable, il regarda par-dessus ses épaules, vérifia le rétroviseur arrière et les deux rétroviseurs latéraux. Personne. Il donna un grand coup de volant et s'éjecta de la forêt à pleine vitesse.

Comme Peter le lui avait enseigné, il surveillait en même temps s'il n'y avait pas de problèmes et cherchait les endroits o˘ les assaillants pourraient s'être mis à couvert.

Mais cette partie du parc était calme. Avec un immense soupir de soulagement, il dépassa l'aire de pique-nique et fonça sur la nationale qui menait au nord vers Syracuse.

Accroupi dans un fossé de drainage en béton au bord du parc, pistolet-mitrailleur prêt à tirer. Peter Howell vit son camping-car foncer sur la nationale vers le nord. Il eut un sourire admiratif. Cet exaspérant petit salopard s'était une fois de plus montré à

la hauteur.

Il passa une main sur son menton grisonnant et se concentra à nouveau. Il respira cette odeur de forêt humide et grouillante. Ses sens en alerte, il percevait les assaillants qui avançaient vers lui à pied et dans le 4 x 4 sur la route qui traversait le fossé de drainage. Il était temps de filer.

Il décrocha de sa ceinture deux boîtes cylindriques noires, les posa côte à côte sur le parapet et sortit de son holster un Browning Hi-Power à quatorze coups.

Pistolet dans sa main droite et H&K dans la gauche, il leva les yeux vers la route.

Ils avançaient en ligne déployée. Le 4 x 4 suivait, ses phares soulignant la silhouette de ces foutus crétins. Ils étaient trop espacés. Alors, quand ils ne furent plus qu'à une quinzaine de mètres, Peter fit feu des deux armes, se déplaçant rapidement d'un côté à l'autre pour simuler un tir multiple.

Ils piquèrent droit sur lui et ripostèrent. Peter retomba comme s'il faisait retraite. Encouragés, ils coururent vers lui en demi-cercle resserré tandis qu'il s'emparait des boîtes et rampait vers eux. Dès qu'ils furent à dix mètres, il balança la première boîte par-dessus son épaule. La grenade aveuglante au magnésium explosa en un immense éclair et détonna en plein milieu du demi-cercle, à une trentaine de centimètres des hommes.

Tous s'çcroulèrent. Certains crièrent et se tinrent la tête. D'autres étaient simplement commotionnés et momentanément hors d'action. Cela lui suffit.

Bondissant sur ses pieds, il décrivit un cercle sur leur flanc gauche. Il n'avait pas perdu ses réflexes acquis au centre d'entraînement des commandos o˘

l'on tirait des milliers de cartouches en courant à

toute allure jusqu'à obtenir une précision absolue.

En deux coups rapprochés, il détruisit aisément les phares du 4 x 4 ; après quoi il balança la deuxième grenade aveuglante qui atterrit au milieu des hommes. Comme ils n'étaient pas encore remis de la première, l'effet fut dévastateur tant sur le plan psy-chologique que physique. En quelques minutes, alors que les autres tentaient de reprendre leurs esprits, Peter était à une centaine de mètres, se diri-geant tranquillement mais prestement vers la nationale et Syracuse.

Aux abords de la ville, Marty ralentit, cherchant un endroit o˘ se cacher. Il commençait à penser que cette fois il avait présumé de son intelligence. O˘

diable cacher un engin aussi énorme et peu discret qu'un camping-car, surtout avec des fenêtres détruites et des impacts de balles sur les flancs déjà

mis à mal ? Derrière lui, sur la nationale, les voitures s'accumulaient. Des klaxons retentissaient, augmentant sa nervosité tandis qu'il scrutait les alentours.

Il se gara sur l'accotement pour se laisser doubler puis reprit sa route et sa quête. C'est alors qu'il remarqua, de chaque côté de la nationale, des vendeurs de voitures avec leurs vitrines et leurs parkings fortement éclairés. Il y avait de tout, des petits modèles bon marché aux luxueuses berlines en passant par les voitures de sport. Sur des kilomètres.

Cela lui donna une idée. Trouverait-il... ?

Oui ! Tel un miracle, une vaste zone éclairée s'étendait sur la droite. C'était un parking pour camping-cars neufs et d'occasion ainsi qu'un atelier de réparation.

Il songea à la vieille devinette pour enfants : O˘

cache-t-on un éléphant ?

Au milieu d'un troupeau d'éléphants, évidemment.

Gloussant de plaisir, Marty franchit l'entrée principale et roula vers le fond o˘ il repéra un espace libre, se gara et coupa le contact. Il était tard, le vendeur allait bientôt fermer. Avec un peu de chance, personne ne le repérerait cette nuit.

Syracuse, Etat de New York

Le professeur émérite Richard Johns habitait une vieille demeure victorienne restaurée dans South Crouse Avenue au pied de la colline de l'université.

Dans son élégant salon, au mobilier d'époque choisi par son épouse, il dévisageait l'homme qui avait frappé à sa porte si tard et l'interrogeait sur Sophia Russell. Il y avait chez cet étranger quelque chose d'effrayant. Une intensité. Une violence contenue. Il regrettait de l'avoir laissé entrer.

- Je ne vois pas quoi vous dire de plus, monsieur... ?

- Louden. Gregory Louden, dit Peter Howell, répétant en souriant le faux nom qu'il avait donné

sur le seuil. Le Dr Russell disait le plus grand bien de vous, ajouta-t-il.

Il était vêtu d'un bleu de travail et d'un trench-coat acheté à un routier qui l'avait pris en stop jusqu'à

Syracuse. De là, il avait pris un taxi jusque chez le professeur, ce qui, pour l'instant, se révélait une perte de temps. L'homme était inquiet et se rappelait uniquement que Sophia était une étudiante remarquable avec quelques amis proches ; mais il n'avait pu en citer un.

Johns répéta :

- J'étais simplement président de son département et je l'avais dans quelques cours. Voilà tout. J'ai entendu dire qu'elle avait changé de matière principale au moment de sa licence.

- Elle étudiait l'anthropologie avec vous, n'est-ce pas ?

- Oui. C'était une élève enthousiaste. Nous avons tous été surpris qu'elle change d'orientation.

- Pourquoi l'a-t-elle fait ?

- Je n'en ai aucune idée, répondit Johns, perplexe. Bien que je me souvienne qu'en dernière année elle avait choisi le minimum d'unités de valeur requises pour l'anthropologie. Elle suivait énormément de cours de biologie à la place. Trop tard pour un changement d'orientation à cette période de l'année, naturellement, à moins de compter faire un ou deux ans de plus.

Peter s'arrêta de marcher.

- qu'est-il arrivé pendant son année de licence pour qu'elle s'intéresse à la biologie ?

- «a non plus, je n'en ai pas la moindre idée.

Peter songea brusquement au rapport de l'institut belge qui mentionnait la Bolivie et le Pérou.

- Et ses voyages d'étude ?

Le professeur fronça les sourcils.

- Un voyage d'étude ? répéta-t-il en regardant Peter comme si quelque chose lui revenait soudain à l'esprit. Bien s˚r. Chaque année, le département organise une expédition d'été pour ceux dont c'est la matière principale entre la troisième et la quatrième année.

- O˘ Sophia est-elle allée ?

Le professeur réfléchit longuement puis se décida :

- Au Pérou.

L'excitation rendait lumineux les yeux p‚les de Peter.

- Vous en a-t-elle parlé à son retour ?

- Pas que je me souvienne. Mais tous doivent rédiger un rapport. Il devrait être par là, dit-il en se levant.

Et, tout à trac, il quitta la pièce. Le cúur de Peter cognait dans sa poitrine. Du moins semblait-il avoir trouvé une brèche. Le professeur parlait à son bonnet, des tiroirs s'ouvraient et se refermaient.

- Ah ! s'écria-t-il, triomphant.

Peter bondit sur ses pieds tandis que Johns revenait en feuilletant un document agrafé.

- quand j'étais président, je les conservais tous.

Ils constituent un excellent outil pour motiver les première année.

- Merci.

Le mot était faible. Réprimant mal son impatience, Peter prit le rapport et s'installa dans le premier fauteuil venu. Il le lut et... c'était là. Il n'en croyait pas ses yeux. Il relut pour imprimer chaque mot dans son cerveau : " J'ai rencontré un groupe fascinant d'indigènes appelés les Hommes sang-de-singe. Certains biologistes des Etats-Unis les étudiaient quand nous sommes passés. Cela semble un domaine d'étude prodigieux. Il existe tant de maladies sous les Tropiques que ce pourrait être l'úuvre d'une vie que d'essayer de les guérir. "

Pas de noms. Rien de précis à propos du virus.

Mais peut-être s'était-elle souvenue du Pérou quand on lui avait confié le travail sur ce virus.

Peter se leva.

- Merci, professeur Johns.

- Est-ce ce que vous désiriez ?

- Cela se pourrait fort bien. Puis-je le garder ?

- Désolé. Cela fait partie de mes archives, vous voyez.

Peter acquiesça en signe de compréhension. Peu importait ; il l'avait confié à sa mémoire. Il prit rapidement congé et fonça dans la nuit froide qui, pour la première fois, sembla plus amicale. Il se dirigea vers l'université, o˘ il savait qu'il trouverait une cabine téléphonique.

CHAPITRE TRENTE-SEPT

12 h 06, mardi 23 octobre

Wadi al-Fayi, Irak

Le désert syrien était froid et silencieux et la puan-teur du diesel était oppressante à l'intérieur du camion recouvert de toile. Près du hayon, Jon et Randi entendaient le feu de plus en plus nourri. Derrière eux, les deux policiers gisaient inconscients tandis qu'au-dehors, des forces inconnues les assié-geaient.

Tendu, en alerte, Smith s'accroupit avec la Kalachnikov prise au garde. Il attira Randi contre lui. Elle aussi se mit en position de tir avec son AK-47. Ils regardèrent par les déchirures de la toile.

- Tout ce que je vois, ce sont des lueurs de tir et des silhouettes qui se déplacent, observa Jon, dépité.

Le temps passait avec une lenteur lancinante.

- Même chose pour moi, remarqua Randi. La lumière qui provient de l'autre camion m'éblouit.

- Merde !

Ils l‚chèrent le rabat. Brusquement, les coups de feu cessèrent. La nuit était d'un calme menaçant. Le seul son était la respiration rauque des deux gardes allongés par terre dans le camion.

Jon regarda Randi qui se tourna au même instant.

Il fronça les sourcils. Elle secoua la tête. Elle avait les traits tirés. Il lut la peur dans ses yeux qu'elle détourna bien vite.

La poitrine de Jon se serra. Entre eux et les périls du dehors, ils n'avaient pour toute protection qu'un mur de toile et deux Kalachnikov.

- Nous allons ouvrir le feu, dit-il. Nous n'avons pas le choix.

- Dès qu'ils seront suffisamment près.

Du désert, une voix leur beugla en arabe :

- Tout le monde s'est rendu ! Jetez vos armes et sortez mains en l'air !

Randi s'empressa de traduire pour Jon avant d'ajouter tristement :

- On dirait la Garde républicaine.

Smith approuva d'un signe de tête. Dans le silence qui planait, ses yeux se plissèrent. Il n'allait pas rester là à attendre qu'on l'exécute. Il écarta imperceptiblement le rabat. Par la fente, il distinguait des silhouettes noires, arme pointée dans leur direction.

- Je peux en avoir trois, décida Jon. Cibles parfaites. Le problème est : qui sont-ils ? Et o˘ sont les autres ?

Elle se redressa et alla jeter un úil par l'étroite ouverture au-dessus de la tête de Jon, lequel ne fut pas insensible à ce contact.

- Il faudra peut-être qu'on les élimine de toute façon, dit-elle sans gaieté. On doit obtenir ces renseignements sur le virus en Irak. Tire-leur dans les jambes. qu'est-ce qu'une poignée de fémurs en miettes à côté de millions de morts ?

Il acquiesça calmement et glissa la pointe de son AK-47 à l'extérieur. Il enroula son index autour de la détente, prêt à tirer, et...

- Russell ! retentit une voix.

Jon et Randi se raidirent, échangeant un regard ahuri.

- Vous êtes là, Russell ? gueula la voix en un anglais fortement teinté d'américain. Si vous et votre gus de l'ONU avez maîtrisé les gardes, criez. Sinon, vous quitterez les lieux transformés en passoires !

Randi poussa un soupir d'excitation. Elle pressa l'épaule de Jon.

- Dieu merci, je le connais. Donoso ? s'écria-t-elle. C'est vous mon salaud de macho ?

- qui voulez-vous que ce soit, belle enfant ?

- On a failli vous tuer, espèce d'andouille !

Jon chuchota alors rapidement :

- Ne leur donnez pas ma véritable identité. Utili-sez ma couverture. Il y croit déjà, sinon il ne m'aurait pas appelé comme ça. Si l'armée me met la main dessus...

Il laissa sa phrase en suspens. Il savait qu'elle connaissait le résultat inévitable : on l'empêcherait de poursuivre les gens qui avaient tué Sophia.

- D'accord, Randi ?

Elle tourna vers lui un regard noir et furieux :

- Evidemment !

Il devait lui faire confiance, ce qui l'inquiéta soudain. Ils relevèrent ensemble la toile recouvrant le hayon. Un homme plutôt petit au teint basané

s'avançait sur le côté. Il avait le visage ferme et les muscles durs d'un gars qui a fait de l'entraînement une véritable religion. Portant un Beretta 9 mm, il regarda au-delà des deux Américains armés pour observer les deux policiers blessés, affalés au fond du camion.

Il eut un sourire approbateur.

- Beau travail. Deux de moins à s'occuper.

Smith et Randi sautèrent à bas du véhicule et Randi serra cordialement la main de Donoso.

- Toujours ça de pris, Donoso. Voici Mark Bonnet.

Jon soupira de soulagement en l'entendant le présenter sous ce nom.

Elle lui décocha un sourire poli puis reporta son attention sur le nouveau venu.

- Mark est ici en mission médicale. Mark, voici l'agent Gabriel Donoso. Comment diable nous avez-vous trouvés, Gabriel ?

- Le Dr Mahuk nous a téléphoné dès qu'ils vous ont pris. Puis un de nos agents a repéré le camion qui traversait le Tigre. J'aimerais parler du bon vieux temps, ajouta-t-il tandis que son regard balayait la nuit, mais quelqu'un a pu entendre la fusillade. On ferait bien de filer dare-dare.

Il jeta à Jon un regard évaluateur.

- Mission médicale pour l'ONU, c'est ça ?

- CIA, je suppose, fit Jon en lui serrant la main avec un sourire. Ma reconnaissance personnelle pour la CIA augmente à chaque seconde.

Donoso sourit, compréhensif.

- On dirait que vous avez passé un sale quart d'heure tous les deux.

Tandis que Donoso leur faisait faire le tour du camion, Jon remarqua un vieux transporteur de troupes soviétique BMP-1 dont les flancs étaient recouverts de sigles de la Garde républicaine. Le sol était creusé à l'endroit o˘ le camion avait viré pour bloquer la route. Maintenant, ses phares éclairaient directement le camion de police. Adossés au véhicule, les policiers survivants et leur officier, qui sai-gnait à l'épaule et n'avait plus son pistolet tariq. En sentinelle deux agents de la CIA qui auraient pu passer pour des Irakiens.

- Avez-vous une idée du sort qu'ils nous réser-

vaient ? demanda Smith à Donoso.

- Ouais. Vous emmener au milieu de nulle part, vous tuer, cacher vos cadavres de sorte que même les Bédouins ne songeraient pas à regarder.

Jon échangea un regard avec Randi. Ce n'était pas une surprise.

- J'ai besoin de vos Kalachnikov, déclara Donoso.

Les deux, belle dame.

Ils obtempérèrent et Randi expliqua :

- Donoso est macho et fier de l'être. Il sait pourtant à quoi s'en tenir mais il s'en fout. Alors il m'appelle jolie madame, ou ma belle ou mon cúur, bref tous les clichés avilissants qu'il peut déterrer de son passé de péquenaud inculte.

Donoso sourit de toutes ses dents.

- Et elle n'a pas trouvé autre chose que " mon salaud de macho ". Elle a des jambes somptueuses mais une piètre imagination. Allons-y. Grimpez.

- Une piètre imagination ? Hé ! C'est moi qui vous ai sauvé le cul à Riyad. Et le respect, alors ?

Il eut un sourire contrit.

- Oh ! désolé. J'avais oublié.

Il ajouta leurs AK-47 à la pile d'armes prises aux policiers irakiens.

- Vous voyez les vôtres, là-dedans ?

Jon repéra sans tarder son Beretta et Randi finit par mettre la main sur son Uzi. Donoso hocha la tête en signe d'approbation et monta dans le camion, suivi de Smith et Randi.

Comme ils cherchaient o˘ s'asseoir, Jon désigna les prisonniers.

- qu'allez-vous faire des Irakiens ?

- Rien, fit Donoso. S'ils font la moindre allusion au fait qu'ils étaient dans une voiture de police en mission privée, ils feront vite connaissance avec les gibets de Saddam Hussein. Ils vont la boucler, croyez-moi !

- Autrement dit, ils ont intérêt à regagner leurs quartiers avec leur armes.

- Vous avez tout compris, acquiesça Donoso.

Sous le regard noir et menaçant des prisonniers, le vieux transporteur roula dans ses traces sur le sol parcheminé. Le gros engin prit de la vitesse au milieu d'une route étroite qui menait à un paysage aride et rocheux. La lune plongeait à l'ouest tandis que les étoiles scintillaient au-dessus. Loin devant, à

l'horizon, les collines s'étendaient, noires contre un ciel plus noir encore.

Mais Jon regardait derrière. Libres de s'échapper, les Irakiens se précipitèrent sur la pile d'armes et sur leur camion. quelques secondes plus tard, leur véhicule disparut, soulevant des nuages de poussière. Ils regagnaient Bagdad et, qui sait, la survie.

- O˘ allons-nous ? voulut savoir Randi.

- Dans un vieil avant-poste construit par les British pendant la guerre de 14, répondit Donoso. C'est un tas de ruines, maintenant. quelques murs éboulés et des fantômes du désert. Un Harrier, cet avion qui décolle à la verticale, vous y prendra à l'aube pour vous emmener en Turquie.

- Ils ne veulent plus de moi ici, mon salaud de macho ? s'enquit Randi.

- Oh non ! ma belle. Cette petite virée vous a grillée et a bien failli compromettre toute l'opération.

J'espère que ça valait le coup, ajouta-t-il en élevant le ton à l'adresse de Jon.

- Et comment, l'assura Jon. Vous avez des enfants ?

- Il se trouve que oui. Pourquoi ?

- Pour vous montrer à quel point c'est important.

Avec un peu de chance, vous venez de leur sauver la vie.

L'agent de la CIA regarda Randi. Voyant qu'elle hochait la tête, il dit :

- Bon, je vous crois. Mais vous aurez intérêt à les convaincre à Langley, ma petite.

- Vous êtes s˚r qu'un Harrier vient nous chercher tous les deux ?

Donoso ne se perdit pas en explications super-flues :

- Pas d'identification, pas de missiles, un seul pilote. Pas confortable, mais faisable.

Le camion branlant continuait sa route à travers le désert balayé par les vents. Le clair de lune projetait un manteau argenté sur le wadi rocheux. Par un accord tacite, les passagers prenaient garde au moindre signe annonciateur de grabuge.

Les ruines se situaient au nord de la route. Les restes de murs de pierre émergeaient du désert comme de vieux chicots. Des broussailles squelettiques avaient été soufflées au pied de certains murs tandis que des tamaris épineux poussaient à proximité, indiquant que l'eau coulait quelque part sous la surface salée de ce paysage rébarbatif.

Donoso ordonna à un homme de monter la garde dans le BMP russe. Le reste de l'équipe s'adossa aux murs, enveloppé dans de légères couvertures blanches pour attendre la fin de la nuit. L'air sec sentait l'ammoniaque. Tous étaient las. Certains s'endor-mirent rapidement, leurs ronflements perdus dans le vent qui bruissait dans les tamaris et soulevait de petites tornades parmi les particules volantes sur le sol désertique. Randi et Jon demeuraient éveillés.

Il l'observait tandis qu'elle était allongée dans les ombres. La tête contre une pierre, il regardait l'émotion jouer sur son visage comme sur un instrument de musique. C'était pareil chez Sophia. Ce qu'elle éprouvait, elle le montrait. N'étant pas particulièrement démonstratif, il appréciait ce don. Randi était plus réservée que Sophia, mais il est vrai que c'était un agent de terrain. Elle avait été entraînée à

ne témoigner aucun sentiment dans son travail, gage de santé mentale. Mais ce soir, il voyait bien qu'elle souffrait de la perte br˚lante de sa súur et se sentait à l'unisson.

Randi ferma les yeux, envahie par le chagrin. Sa súur aînée surgit - son visage ovale, son petit menton qui pointait doucement, et les longs cheveux dorés relevés en queue-de-cheval. quand Sophia sourit, Randi refoula ses larmes et serra ses bras autour d'elle. Je suis tellement désolée, Sophia. Si seulement j'avais été là.

Un trésor de souvenirs remonta soudain du passé

et Randi les laissa s'installer, espérant y trouver quelque réconfort. Le mieux, c'étaient les petits déjeuners. Elle respirait encore l'odeur apaisante du café et entendait le bavardage de leurs parents quand elles dévalaient l'escalier pour les rejoindre. Le soir apportait des pique-niques et des couchers de soleil spectaculaires sur l'océan Pacifique si brillants qu'ils transperçaient l'‚me. Elle se rappela la marelle, les poupées Barbie, les blagues débiles de leur père et les mains si douces de leur mère.

Mais ce qui avait dominé leur enfance était leur troublante ressemblance. Dès les premières années, les gens en faisaient la remarque alors que Sophia et elle trouvaient cela naturel. Elles avaient reçu le don d'une combinaison de facteurs génétiques qui avait abouti en blondes aux yeux bruns et non bleus.

Des yeux très foncés, presque noirs. Leur mère jugeait cela fascinant. Afin que ses filles trouvent dans la nature un parallèle à leur couleur inhabituelle, elle avait planté des btack-eye susan devant leur hacienda de Santa Barbara, en Californie.

Chaque été, les pétales de couleur crème ponctués d'un centre au noir riche et profond exhalaient un parfum coloré.

Cela avait déclenché le premier intérêt de Sophia pour la science, tandis que la vie éblouissante de l'hacienda sur les îles Anglo-Normandes et l'immense Pacifique avait éveillé chez Randi la soif de connaître tout ce qui existait au-delà de l'horizon. Sa famille possédait deux résidences - celle de Santa Barbara et une autre dans la baie de Chesapeake, dans le Maryland. Biologiste marin, leur père faisait régulièrement la navette et les trois femmes l'accompagnaient à

l'occasion.

qui savait à quel moment les autres vies deve-naient importantes ? Pour Randi, cela avait commencé avec le sentiment permanent d'être quelqu'un de neuf, pas seulement au cours des voyages d'une côte à l'autre, mais sur la mer de Cortez, en Méditer-ranée, et vers d'autres sites lointains qui attiraient l'attention excitée de son père. Elle se sentit bientôt à son aise dans l'exploration de l'inconnu et l'a rencontre d'étrangers. Puis elle trouva cela carrément agréable. Enfin, elle ne put s'en passer.

Douée pour les langues, elle avait bénéficié d'une bourse complète à Harvard pour y passer une licence d'espagnol et une licence d'administration, puis à