Prologue
19 h 14, vendredi 10 octobre
Boston Massachusetts
Le pas mal assuré, Mario Dublin descendait la rue grouillante du centre-ville, serrant un billet de un dollar dans sa main tremblante. L'air déterminé, cette épave sans domicile titubait en se martelant la tête. Toujours chancelant, il pénétra dans un drugstore dont les vitrines affichaient de gros rabais.
- De l'Advil, annonça-t-il en poussant son dollar sur le comptoir. L'aspirine me bousille l'estomac. Il me faut de l'Advil.
L'employé fit la moue devant cet homme mal rasé
aux vêtements militaires en loques. Mais les affaires étant les affaires, il tendit la main derrière lui vers l'étagère d'analgésiques et prit la plus petite boîte d'Advil.
- Il manque trois dollars.
Dublin l‚cha son billet et tendit la main vers les médicaments.
Le vendeur les reprit.
- T'as entendu, mon gars ? La maison ne fait pas crédit.
- J'ai qu'un dollar... ma tête va exploser.
Avec une incroyable rapidité, Dublin plongea derrière le comptoir et saisit la petite boîte.
Le vendeur essaya de la lui arracher mais Dublin s'accrochait. Dans la bagarre, un bocal de bonbons se renversa et un présentoir de vitamines se brisa sur le sol.
- Laisse tomber, Eddie ! cria le pharmacien à
l'arrière de la boutique en s'emparant du téléphone.
Il peut le garder !
L'employé l‚cha prise.
Frénétique, Dublin arracha l'emballage en carton, versa les comprimés dans sa main, les fourra dans sa bouche, s'étrangla en essayant de tout avaler d'un coup et s'écroula sous le poids de la douleur. Il pressa ses mains sur ses tempes et se mit à sangloter.
Peu après, une voiture de patrouille se gara devant le drugstore. Le pharmacien fit signe aux policiers d'entrer. Il désigna du doigt Mario Dublin affalé par terre et hurla :
- Foutez-moi ça dehors ! Regardez le bordel que ce connard a mis chez moi ! Je vais porter plainte pour vol et agression !
Les policiers sortirent leur matraque. Ils notèrent les dég‚ts - mineurs -, les pilules éparpillées et les relents d'alcool.
Le plus jeune hissa Dublin sur ses pieds.
- Allez, Mario, on va faire un tour.
Le tenant chacun par un bras, les agents accompagnèrent jusqu'à la voiture l'ivrogne qui n'opposa aucune résistance. Tandis que le plus ‚gé ouvrait la porte, l'autre appuya sur la tête de Dublin pour le guider à l'intérieur.
Dublin hurla, se débattit pour libérer sa tête en feu.
- Tiens-le bien, Manny !
L'ivrogne réussit à se dégager. Le plus jeune le plaqua au sol. Le plus vieux l'assomma d'un coup de matraque. Tremblant de tous ses membres, Dublin poussa un hurlement et s'effondra sur le trottoir.
Les deux policiers p‚lirent.
- Je n'ai pas frappé si fort que ça, protesta Manny.
Son coéquipier se pencha pour aider Dublin à se relever.
- Bon sang. Il est br˚lant.
- Mets-le dans la voiture !
Ils ramassèrent Dublin qui respirait avec difficulté
et le jetèrent sur le siège arrière. Manny prit le volant et fonça dans la nuit, faisant hurler sa sirène. A peine arrivé devant les urgences, il se rua à l'intérieur de l'hôpital en appelant à l'aide.
Lorsque l'équipe arriva avec un brancard, le plus jeune flic semblait paralysé, fixant du regard Mario Dublin qui gisait inconscient dans une mare de sang qui se répandait sur le plancher.
Le médecin grimpa dans le véhicule, chercha le pouls de l'homme, mit l'oreille sur sa poitrine puis recula en hochant la tête.
- Il est mort.
- Impossible ! s'écria Manny. On l'a à peine touché, ce type. Pas question qu'ils nous collent ça sur le dos.
Comme la police était impliquée, il fallut moins de quatre heures pour que le médecin légiste pratiqu‚t, à la morgue située au sous-sol de l'hôpital, l'autopsie de feu Mario Dublin, adresse inconnue.
Les doubles portes s'écartèrent violemment.
- Walter ! Ne l'ouvre pas !
Le Dr Walter Pecjic leva les yeux.
- qu'est-ce qui ne va pas, Andy ?
- Peut-être rien, répondit le Dr Andrew Wilks avec nervosité, mais tout ce sang dans la voiture de patrouille me fout les boules. Une détresse respiratoire aiguÎ ne devrait pas entraîner la présence de sang uniquement au niveau des voies aériennes supérieures. Je n'ai vu ce type de saignement qu'en Afrique o˘ nous traitions des fièvres hémorragiques.
Ton gars avait une carte d'invalide de guerre sur lui.
Il a peut-être été infecté en Somalie ou dans un autre pays d'Afrique.
Le Dr Pecjic regarda le cadavre qu'il s'apprêtait à
découper, puis reposa son scalpel sur le plateau.
- On ferait sans doute mieux d'appeler le directeur.
- Et les Maladies infectieuses, pendant qu'on y est, ajouta le Dr Wilks.
Le médecin légiste acquiesça. Il avait peur.
19 h 55
Atlanta, Géorgie
Serrés dans l'auditorium du lycée, parents et amis se taisaient. Sur la scène éclairée, une magnifique adolescente se tenait devant un décor censé représenter le restaurant dans Bus Stop de William Inge.
Contrairement à son habitude, ses gestes étaient maladroits et elle s'exprimait avec raideur.
Tout cela importait peu à la femme imposante et maternelle assise au premier rang. Elle arborait une robe gris argenté, de celles que choisirait la mère de la mariée pour une cérémonie pompeuse, ornée d'un ostentatoire bouquet de roses. Elle rayonnait à la vue de la jeune fille et, lorsque la scène s'acheva sous des applaudissements polis, ses mains battirent à tout rompre.
Le rideau baissé, elle bondit sur ses pieds, gagna la porte des coulisses et attendit, cependant que les comédiens émergeaient par groupe de deux ou trois pour retrouver parents, petits amis ou petites amies.
C'était la dernière représentation thé‚trale annuelle ; le visage rouge et triomphant, ils avaient h‚te de se retrouver pour la soirée donnée par la troupe à
l'issue du spectacle.
- J'aurais tant aimé que ton père te voie ce soir, Billie Jo, lança-t-elle avec fierté tandis que la lycéenne grimpait dans la voiture.
- Moi aussi, maman. Rentrons à la maison.
- A la maison ?
- Il faut que je m'allonge un moment. Après quoi je me changerai pour la soirée, d'accord ?
- Toi, ça n'a pas l'air d'aller.
Sa mère la scruta du regard, puis se faufila dans le trafic. Billie Jo reniflait et toussait depuis plus de huit jours, mais elle avait insisté pour jouer tout de même.
- Ce n'est qu'un rhume, maman, protesta l'adolescente agacée.
Lorsqu'elles arrivèrent, elle se frottait les yeux et poussait de petits gémissements étouffés. Deux taches rouges marquaient ses joues enfiévrées. Affolée, sa mère déverrouilla la porte d'entrée et se rua à
l'intérieur pour composer le 911. La police lui conseilla de laisser la jeune fille dans la voiture et de la maintenir au calme et au chaud. L'ambulance arriva dans les trois minutes.
Sous les hurlements de la sirène dans les rues d'Atlanta, l'adolescente geignait et se tordait sur la civière en haletant. La mère essuyait le front de sa fille. Désespérée, elle fondit en larmes.
Aux urgences, une infirmière tenait la main de la mère.
- Nous allons faire tout le nécessaire, Mrs Pickett. Je suis s˚re qu'elle se rétablira vite.
Deux heures plus tard, le sang jaillissait de la bouche de Billie Jo Pickett. Et elle mourut.
15 h 12
Fort Irwin, Barstow, Californie
Début octobre, le grand désert de Californie était aussi changeant et incertain que les ordres d'un jeune sous-lieutenant avec son premier peloton.
Cette journée-là avait été claire et ensoleillée, et lorsque arriva pour Phyllis Anderson l'heure de préparer le dîner dans la cuisine de son agréable maison située dans le plus beau quartier résidentiel du Centre d'entraînement national, elle se sentait optimiste. Il avait fait chaud et Keith, son mari, avait fait une bonne sieste. Depuis deux semaines il luttait contre un mauvais rhume et elle espérait que le beau temps l'en débarrasserait une bonne fois pour toutes.
Au-dehors, l'arrosage automatique fonctionnait au milieu des ombres qui s'allongeaient en cette fin d'après-midi. Les massifs de Phyllis Andersen s'égayaient des fleurs tardives de l'été qui défiaient le monde rude et sauvage des mesquites gris-vert, yuc-cas, créosotes et cactus qui poussaient parmi les roches noires du désert couleur de sable.
Tout en chantonnant, Phyllis mit les macaronis au micro-ondes. Elle guetta les pas de son mari qui descendait l'escalier. Ce soir, le major dirigeait des manúuvres de nuit. Mais le trébuchement désor-donné ressemblait à celui de Keith Jr. dévalant les marches avec force glissades et rebonds, excité
d'aller au cinéma pendant que son père travaillait.
Après tout, c'était vendredi soir.
- Jay-Jay, cesse immédiatement ! cria-t-elle.
Mais ce n'était pas Keith Jr. Sa tenue de camouflage enfilée à la diable, son mari entra dans la cuisine en titubant. Il dégoulinait de sueur et ses mains serraient son cr‚ne comme pour l'empêcher d'éclater.
- ... l'hôpital... au secours... dit-il avec peine.
Sous les yeux horrifiés de son épouse, le commandant s'écroula, respirant avec peine.
Un instant pétrifiée sous le choc, Phyllis agit avec la rapidité et la décision d'une femme de soldat. Elle traversa le jardin en courant, franchit la porte des voisins et déboula chez eux.
Le capitaine Paul Novak et sa femme Judy la regardèrent, bouche bée.
- Phyllis ? dit Novak en se levant. Phyllis ? que se passe-t-il ?
- Paul, j'ai besoin de votre aide. Judy, venez surveiller les enfants. Vite !
Elle pivota sur elle-même et repartit en courant, suivie de ses amis. Appelé à agir, un soldat ne pose pas de questions. Dans la cuisine des Anderson, les Novak saisirent instantanément la situation.
- 911 ? s'enquit Judy en s'emparant du télé-
phone.
- Pas le temps ! cria Novak.
- La voiture ! hurla Phyllis.
Judy Novak fonça à l'étage o˘ les deux enfants se préparaient dans leur chambre à passer une bonne soirée en ville. Phyllis Anderson et Novak saisirent le major qui étouffait. Le sang coulait de son nez. A moitié inconscient, il gémissait, incapable de parler.
Ils le transportèrent en h‚te jusqu'à la voiture.
Novak prit le volant, Phyllis grimpa à l'arrière à
côté de son mari. Luttant contre les sanglots, elle nicha la tête de son époux au creux de son épaule et le tint serré contre elle. Novak traversa la base en trombe, faisant hurler son klaxon. Les voitures s'écartaient sur son passage. quand ils arrivèrent au Weed Army Community Hospital, le major Keith Anderson était inconscient.
Trois heures plus tard il était mort.
Dans l'Etat de Californie, l'autopsie est systématique en cas de mort soudaine et inexpliquée. Etant donné les circonstances inhabituelles du décès, on conduisit donc le major à la morgue. Lorsque l'anatomopathologiste militaire ouvrit la cage thoracique, d'énormes quantités de sang l'éclaboussèrent.
Livide, il recula sous la surprise, ôta ses gants dans un claquement et fonça dans son bureau.
Il s'empara du combiné téléphonique.
- Appelez-moi le Pentagone et l'USAMRIID. Tout de suite ! Priorité !
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE UN
14 h 55, dimanche 12 octobre
Londres, Angleterre
Une froide pluie d'octobre tombait sur Knights-bridge. Au carrefour de Brompton Road et de Sloane Street, le flot continu des voitures qui klaxonnaient, des taxis et des bus rouges à deux étages se dirigeait vers le sud. Ni la pluie ni le fait que les bureaux
- d'affaires et gouvernementaux - fussent fermés pour le week-end ne diminuait les embouteillages.
L'économie mondiale était prospère, les magasins remplis, et le New Labor Party ne faisait pas de vagues. Désormais, les touristes débarquaient à
Londres toute l'année et, en ce dimanche après-midi, on avançait à la vitesse d'un escargot.
Impatient, le lieutenant-colonel de l'armée américaine Jonathan (" Jon ") Smith, docteur en médecine, s'échappa lestement du bus à l'ancienne n∞ 19, deux rues avant sa destination. La pluie se calmait enfin.
Grand, distingué, athlétique, la quarantaine, Smith avait des cheveux noirs qu'il coiffait en arrière et un visage aux pommettes hautes. Ses yeux bleu marine observaient véhicules et piétons comme par réflexe. Il n'avait rien de spécial - veste de tweed, pantalon de coton et trench-coat -, cependant les femmes se retournaient sur son passage, provoquant chez lui une indifférence amusée.
Tournant le dos à la bruine, il entra dans le hall de l'élégant Wilbraham Hôtel, o˘ il prenait une chambre chaque fois que l'USAMRIID l'expédiait à
Londres pour suivre une conférence médicale. Il grimpa jusqu'à sa chambre au deuxième étage et fouilla dans ses valises à la recherche des rapports sur une poussée de forte fièvre chez les troupes américaines stationnées à Manille. Il avait promis de montrer ces rapports au Dr Chandra Uttam du département des Maladies virales de l'Organisation mondiale de la santé.
Il les retrouva enfin dans sa plus grande valise sous une pile de linge sale.
Tandis qu'il dévalait l'escalier pour regagner la conférence d'épidémiologie de l'OMS, le réceptionniste l'interpella.
- Mon colonel ? Une lettre pour vous. C'est écrit
" Urgent ".
- Une lettre ? Un dimanche ?
- On l'a déposée.
Soudain inquiet, Smith ouvrit l'enveloppe. Feuillet simple, papier blanc sans en-tête ni adresse.
Smithy,
Retrouve-moi parc de Rock Creek, aire de pique-nique de Pierce Mill, lundi, minuit. Urgent. N'en parle à personne.
B
La poitrine de Smith se serra. Une seule personne l'appelait Smithy - Bill Griffin. Amis depuis la troisième année d'école primaire à Council Bluffs, Iowa, ils étaient allés au lycée ensemble, à l'université
d'Iowa, puis en troisième cycle à l'UCLA. Ce n'est qu'une fois Smith docteur en médecine et Bill docteur en psychologie que leurs chemins s'étaient séparés. Ils avaient accompli un rêve de gosse en entrant dans l'armée, Bill ayant opté pour le renseignement militaire. Ils ne s'étaient pas vus à proprement parler depuis plus de dix ans, mais ils avaient gardé le contact.
Fronçant les sourcils, Smith relisait le message mystérieux.
- Un problème, mon colonel ? s'enquit aimablement le réceptionniste.
Smith jeta un regard autour de lui.
- Non, non. Tout va bien, je vous remercie. Bon, je ferais bien de filer si je veux attraper le prochain séminaire.
Il fourra le mot dans la poche de son trench-coat et sortit. Comment Bill savait-il qu'il était à
Londres ? Dans cet hôtel aussi discret ? Et pourquoi tant de mystère, au point d'utiliser son diminutif ?
Pas d'adresse, pas de téléphone.
Rien que l'initiale de l'expéditeur.
Et pourquoi minuit ?
Smith se prétendait un homme ordinaire, mais il n'en était rien. Ancien médecin militaire dans les unités MASH, il était maintenant chercheur. Il avait même travaillé un temps pour le renseignement militaire, puis avait d˚ accepter un commandement. Il avait beau dire, il était incapable de tenir en place.
Pourtant, au cours de l'année précédente, sa vie avait pris un tour inattendu. Rien à voir avec son travail à l'USAMRIID, aussi excitant, stimulant, exaltant f˚t-il. Ce célibataire endurci était tombé amoureux de Sophia Russell, sa partenaire de recherche, magnifique blonde de surcroît.
Il lui arrivait d'abandonner son microscope électronique pour la contempler. Comment tant de beauté fragile pouvait receler tant d'intelligence et une telle volonté ne cessait de l'intriguer. Penser à
elle exacerbait la douleur de son absence. Son vol de retour était prévu pour le lendemain matin, lundi, à
Heathrow ; il aurait juste le temps de regagner le Maryland pour prendre le petit déjeuner avec Sophia avant qu'ils n'aillent au labo.
Mais il y avait ce message troublant de Bill Griffin.
Tous ses sens étaient en alerte.
Hélant un taxi, il dressait déjà des plans.
Il repousserait son départ au lundi soir et retrouverait Bill Griffin à minuit. Compte tenu de leur vieille amitié, il n'était pas question d'agir autrement.
Le général Kielburger, patron de l'USAMRIID, verrait rouge car, pour dire les choses gentiment, il trouvait Smith et sa façon de jouer les électrons libres, exaspérants.
Smith s'en moquait.
La veille, il avait téléphoné à Sophia juste pour entendre sa voix. Mais un appel les avait interrom-pus. Elle devait immédiatement se rendre au laboratoire afin d'identifier un virus en provenance de Californie. Sophia risquait donc de travailler non stop les prochaines seize ou vingt-quatre heures et dormir lorsqu'il rentrerait. Du moins serait-elle trop occupée pour s'inquiéter, soupira Smith.
Il laisserait un message sur leur répondeur à la maison disant qu'il arriverait un jour plus tard que prévu et qu'elle n'avait pas à s'en faire. A elle de décider d'en faire part au général Kielburger.
Prendre un vol de nuit lui permettrait d'assister à
la présentation de Tom. Tom Sheringham dirigeait l'équipe britannique du Microbiological Research Establishment qui travaillait à un vaccin contre tous les hantavirus. Après la conférence, ils dîneraient ensemble et prendraient quelques verres. Jon obtien-drait à la source tous les détails fondamentaux que Tom n'était pas prêt à rendre publics, et lui arrache-rait une invitation pour visiter Porton Down le lendemain avant d'attraper son avion.
Enchanté de son idée, Smith sauta par-dessus une flaque d'eau et s'engouffra dans un taxi. Il donna au chauffeur l'adresse de la conférence de l'OMS.
Dès qu'il s'écroula sur le siège, il sortit le mot de Bill Griffin et le relut dans l'espoir de trouver quelque indice. Le plus important était ce que le billet ne disait pas. Jon essayait de deviner ce qui avait pu pousser Bill à le contacter soudainement, et de cette façon.
Si Bill voulait une aide scientifique ou quelque assistance de la part de l'USAMRIID, il passerait par les canaux gouvernementaux officiels. Il était en effet agent spécial du FBI, et fier de l'être.
S'il s'agissait d'une simple affaire personnelle, il aurait laissé un message téléphonique à l'hôtel avec un numéro o˘ le joindre.
Smith éprouva une sensation de malaise. Ce rendez-vous n'était pas seulement officieux, il était secret. Autrement dit, Bill agissait dans le dos du FBI, de l'USAMRIID, de toutes les instances gouvernementales... comme s'il cherchait à l'impliquer, lui aussi, dans quelque manúuvre clandestine.
CHAPITRE DEUX
9 h 57, dimanche 12 octobre
Fort Detrick, Maryland
Situé à Frederick, petite ville au cúur du paysage verdoyant et vallonné du Maryland, Fort Detrick abritait l'Institut de recherche médicale de l'armée américaine pour les maladies infectieuses. Au début des années 60, l'USAMRIID fut l'objet de violentes protestations lorsqu'il se consacra au développement et aux essais d'armes chimiques et biologiques. En 1969, le président Nixon ordonna la fin de ces programmes. L'USAMRIID quitta alors les feux de la rampe pour se destiner à la science et à la santé.
1989 arriva. Le virus d'Ebola contamina des singes agonisants dans un centre de quarantaine pour pri-mates à Reston, Virginie. Médecins et vétérinaires de l'USAMRIID, tant civils que militaires, furent appelés en h‚te pour contenir une éventuelle épidémie humaine.
Mais mieux que de la contenir, ils prouvèrent que le virus de Reston était génétiquement très proche des souches d'Ebola extrêmement létales du ZaÔre et du Soudan. Le plus important était que le virus était inoffensif pour l'homme. Cette excitante découverte propulsa les chercheurs de l'USAMRIID à la une des journaux, mais cette fois-ci en tant qu'unité de recherche médicale militaire la plus pointue.
Dans son bureau, le Dr Sophia Russell cherchait l'inspiration tandis qu'elle attendait avec impatience l'appel téléphonique d'un homme dont les réponses l'aideraient peut-être à prévenir une pandémie.
Sophia possédait un doctorat en biologie cellulaire et moléculaire. Rouage essentiel dans le réseau mondial mis en place à la mort du major Keith Anderson, elle appartenait à l'USAMRIID depuis quatre ans et, comme les chercheurs en 1989, menait un combat décisif contre un virus inconnu. Seulement cette fois, il s'agissait d'un virus fatal pour l'homme.
A ce jour, trois victimes étaient brusquement décédées du syndrome de détresse respiratoire de l'adulte (SDRA) à quelques heures d'intervalle.
Ce n'était pas cela qui avait poussé les chercheurs de l'USAMRIID à travailler sans rel‚che ; chaque jour dans le monde, des milliers de gens mouraient de SDRA. Mais pas des jeunes. Pas des gens en bonne santé. Pas sans antécédents respiratoires ou autres facteurs favorisants, et pas avec de violents maux de tête et des cavités pleurales pleines de sang.
Trois morts en un jour avec des symptômes similaires, et dans des coins différents du pays - un major en Californie, une adolescente en Géorgie, un SDF dans le Massachusetts.
Le général de brigade Calvin Kielburger, directeur de l'USAMRIID, rechignait à déclencher une alerte mondiale sur la base de trois cas transmis seulement la veille. Il détestait passer pour un faible et un alar-miste. En outre, partager les mérites avec d'autres laboratoires P4 n'était pas de son go˚t, surtout quand il s'agissait du CDC1, leur gros rival. Pendant ce temps, la tension régnait et Sophia, qui dirigeait une équipe de chercheurs, mettait les bouchées doubles.
Elle avait reçu les échantillons sanguins le samedi à trois heures du matin et s'était immédiatement dirigée vers son laboratoire P4 pour commencer les analyses. Dans le petit vestiaire, elle avait ôté ses 1. Center for Disea.se Control, Centre de contrôle des maladies, situé à Atlanta (N.d.T.).
vêtements, sa montre et sa bague de fiançailles. Le visage de Jon surgit devant elle - ses traits presque indiens avec des pommettes saillantes mais des yeux d'un bleu très sombre. Ces yeux l'avaient intriguée d'emblée et elle avait parfois imaginé qu'elle adore-rait s'y perdre. Elle aimait sa démarche d'animal sauvage domestiqué parce qu'il le veut bien, sa façon de faire l'amour - l'embrasement et l'excitation. Mais avant tout, elle était simplement, irrévocablement, passionnément amoureuse.
Elle avait d˚ interrompre leur conversation téléphonique pour foncer ici.
- Chéri, il faut que j'y aille. C'était le labo sur l'autre ligne. Une urgence.
- A cette heure ? «a ne peut pas attendre demain matin ? Tu as besoin de repos.
Elle pouffa de rire.
- C'est toi qui m'as réveillée ! Je dormais quand le téléphone a sonné.
- Je savais que tu aurais envie de me parler. Tu ne peux pas me résister.
- Absolument, dit-elle en riant de plus belle. J'ai envie de te parler à toute heure du jour et de la nuit.
Tu me manques à chaque seconde depuis que tu es à
Londres. Je suis contente que tu m'aies réveillée pour que je puisse te le dire.
Ce fut à son tour de rire.
- Je t'aime aussi, ma chérie.
Dans le vestiaire de l'USAMRIID, elle soupira en fermant les yeux. Puis elle chassa Jon de son esprit.
Le travail l'attendait. Et c'était urgent.
Elle revêtit en h‚te sa combinaison stérile verte.
Nu-pieds, elle poussa la porte du sas de sécurité
biologique de niveau deux, résistant à la pression négative qui maintient les agents contaminants à
l'intérieur des niveaux deux, trois et quatre. Elle s'approcha ensuite d'une stalle de douche sèche puis entra dans une salle de bains o˘ se trouvaient des chaussettes blanches propres.
Chaussettes aux pieds, elle se précipita au niveau trois, enfila des gants chirurgicaux en latex qu'elle scella à ses manches avec du ruban adhésif, puis répéta le processus avec ses chaussettes et les jambes de son pantalon. Elle revêtit sa combinaison spéciale bleu vif, vérifia avec soin qu'il n'y avait aucun trou d'épingle, abaissa sur sa tête le casque de plastique flexible et en ferma la tirette.
Elle brancha un tuyau d'air à son équipement.
Avec un léger sifflement, la pression s'équilibra à
l'intérieur de l'impressionnante combinaison spatiale. C'était presque fini. Elle débrancha le tuyau jaune et franchit une porte d'acier inoxydable menant à la cabine étanche du niveau quatre, qui était remplie de jets d'eau et de substances chimiques nécessaires à la douche de décontamination.
Elle ouvrit enfin la porte menant au niveau quatre.
La zone à hauts risques.
Désormais, plus moyen d'accélérer les choses.
Chaque étape de la longue chaîne de protection exigeait encore plus d'attention. Mais plus Sophia serait précise, plus elle serait rapide. Elle inclina donc la cheville au bon angle pour enfiler ses bottes de caoutchouc.
Elle se dandina le long des étroits couloirs de par-paing menant à son laboratoire, passa une troisième paire de gants en latex, ôta soigneusement les traces de sang et de tissu provenant du conteneur réfrigéré
et travailla à l'isolation du virus.
Au cours des trente-six heures qui suivirent, elle oublia de dormir et de manger, vivant dans son laboratoire, étudiant le virus à l'aide de son microscope électronique. Son équipe et elle eurent tôt fait d'éliminer les virus d'Ebola, de Marbourg et autres filo-virus. Celui qui l'occupait avait l'apparence classique d'une boule de fourrure. Le décès étant d˚ à un SDRA, sa première idée fut qu'il s'agissait d'un hantavirus comparable à celui qui avait tué les jeunes athlètes sur la réserve navajo en 1993. L'USAMRHD
était expert en hantavirus. Dans les années 70, le légendaire Karl Johnson avait isolé et identifié le premier.
Cela en tête, elle avait utilisé une batterie de tests immunologiques pour comparer l'agent pathogène inconnu à des échantillons sanguins de précédentes victimes de divers hantavirus. Comme il n'avait réagi à aucun, elle avait fait une nouvelle recherche par PCR (réaction de chaînes de polymérase) afin d'isoler une séquence d'ADN de ce virus. Cela ne ressemblait à aucun hantavirus connu, mais elle avait tout de même dressé une carte préliminaire du virus au négatif. Elle aurait tant voulu savoir Jon auprès d'elle et non à l'autre bout du monde à une conférence de l'OMS.
Impuissante à résoudre le mystère de ce virus, elle avait envoyé l'équipe se coucher puis suivi à son tour la laborieuse procédure de décontamination avant de renfiler ses vêtements de ville.
Après avoir dormi quatre heures sur place - cela lui suffisait, se dit-elle avec fermeté -, elle avait foncé dans son bureau pour étudier les notes sur les analyses. Les autres membres de l'équipe étant réveillés, elle les avait réexpédiés à leur labo.
La tête douloureuse, la gorge sèche, Sophia alla chercher une bouteille d'eau dans son petit réfrigérateur et s'installa. Sur le mur, trois photographies encadrées. Attirée comme un papillon de nuit par la lumière, elle se pencha pour les contempler. Le premier cliché montrait Jon et elle en maillot de bain, l'été précédent, à la Barbade. Comme ils s'étaient amusés lors de ces seules vacances passées ensemble ! Le deuxième représentait Jon en grand uniforme le jour o˘ il avait été promu lieutenant-colonel. Sur le dernier, un capitaine plus jeune aux cheveux noirs en bataille, au visage sale et aux yeux bleus perçants dans un treillis poussiéreux devant une tente du cinquième MASH en plein désert irakien.
Il lui manquait. Elle avait failli l'appeler à Londres mais s'était ravisée. Le général l'avait expédié là-bas et pour lui tout ordre devait être exécuté au pied de la lettre. Sans un jour de retard ou d'avance. Jon serait là dans quelques heures. De toute façon il était sans doute en l'air maintenant et elle ne serait pas là
pour l'accueillir.
Elle chassa sa déception. Elle s'était consacrée à la science et elle avait eu beaucoup de chance. Jamais elle n'avait espéré se marier. Tomber amoureuse, peut-
être. Mais se marier ? Non. Peu d'hommes voulaient d'une femme obsédée par son travail. Jon, lui, comprenait. Il adorait partager l'excitation de la recherche, observer une cellule et en discuter les détails morphologiques et originaux. De son côté, elle avait trouvé revigorante son insatiable curiosité.
Complices dès le premier jour, ils se complétaient professionnellement et affectivement. Ils avaient en commun la passion, l'amour du prochain et de la vie.
Jamais elle n'avait connu pareil bonheur, et elle le devait à Jon.
Elle s'arracha à sa rêverie pour se tourner vers son ordinateur et se replonger dans ses notes ; quelque chose lui avait peut-être échappé. Elle ne trouva, hélas, rien de significatif.
De nouveaux éléments sur la séquence d'ADN lui parvinrent. Sophia passait mentalement en revue toutes les données cliniques réunies jusqu'à présent, quand elle éprouva une étrange sensation.
Elle avait vu ce virus quelque part - ou un qui lui ressemblait à s'y méprendre.
Elle fouilla en vain dans sa mémoire. Elle lut le rapport de ses chercheurs suggérant que ce nouveau virus pourrait être lié à celui du Machupo - une des premières fièvres hémorragiques découvertes, là
encore, par Karl Johnson.
L'Afrique ne lui disait rien. Mais la Bolivie... ?
Le Pérou !
Son voyage d'étude quand elle était en licence d'anthropologie, et...
Victor Tremont.
Oui, c'était bien ce nom-là. Un biologiste envoyé
au Pérou pour ramasser des plantes et des échantillons de terre en vue de remèdes potentiels pour...
quelle société, déjà ? Un laboratoire pharmaceutique... Blanchard Pharmaceuticals !
Elle revint à son ordinateur, se connecta prestement sur le web. Elle trouva presque tout de suite
- Blanchard, Long Lake, Etat de New York, directeur général : Victor Tremont. Elle composa le numéro sans perdre un instant.
On était un dimanche matin mais certains géants ne fermaient pas leur standard le week-end. C'était le cas pour Blanchard. Sophia demanda Victor Tremont ; on la pria d'attendre un instant.
Après une interminable série de cliquetis et de silences, une autre voix, neutre, atone, demanda :
- Puis-je vous demander votre nom et l'objet de votre appel ?
- Sophia Russell. C'est à propos d'un voyage au Pérou au cours duquel nous nous sommes rencontrés.
- Veuillez ne pas quitter.
Nouveau silence, puis :
- Mr Tremont va vous parler.
- Miss... Russell ?
Manifestement, il déchiffrait le nom inscrit sur le papier qu'on lui tendait.
- En quoi puis-je vous être utile ?
Il avait la voix basse et agréable, mais impérieuse.
- En fait, corrigea-t-elle avec douceur, c'est Dr Russell, maintenant. Auriez-vous oublié mon nom, docteur Tremont ?
- Je le crains. Toutefois vous avez évoqué le Pérou, et ça, je m'en souviens. Il y a douze ou treize ans, c'est bien cela ?
- Treize, et moi, je me souviens de vous, ajouta-t-elle en s'efforçant de prendre un ton badin. Ce qui m'intéresse, c'est l'expédition sur le fleuve CaraÔbo.
J'appartenais à un groupe de jeunes étudiants en anthropologie de Syracuse tandis que vous cherchiez des substances pour d'éventuels médicaments. Je vous appelle à propos du virus que vous aviez trouvé
dans une tribu reculée, baptisée les Hommes-sang-de-singe.
A l'autre bout du fil, Victor Tremont réprima un sursaut de peur. Il fit pivoter son fauteuil pour observer le lac qui scintillait comme du mercure dans la lumière du petit matin. Au loin, une épaisse forêt de pins s'étendait et grimpait vers les hautes montagnes.
L'évocation de ce souvenir ne présageait rien de bon. Furieux de s'être laissé surprendre, Tremont continuait à pivoter sur son fauteuil. Il maintint le ton amical de sa voix.
- Maintenant je me souviens de vous. La jeune fille blonde passionnée, fascinée par la science. Je me demandais si vous finiriez anthropologue. C'est le cas ?
- Non, j'ai opté pour un doctorat en biologie cellulaire et moléculaire. C'est pourquoi j'ai besoin de votre aide. Je travaille à Fort Derrick, au centre militaire de recherche des maladies infectieuses. Nous sommes tombés sur un virus très similaire à celui du Pérou - type inconnu, provoquant maux de tête, fièvre et SDRA. Il tue en quelques heures des personnes en pleine santé et provoque une violente hémorragie pulmonaire. Cela vous rappelle-t-il quelque chose, docteur Tremont ?
- Appelez-moi Victor, et si je ne m'abuse, vous vous appelez Susan... Sally... quelque chose dans ce genre... ?
- Sophia.
- Bien s˚r. Sophia Russell. Fort Detrick, dit-il comme s'il notait quelque chose. Je suis ravi d'apprendre que vous êtes restée dans le domaine scientifique. Il m'arrive de rêver que je fais encore de la recherche et non de la gestion. Mais l'eau a coulé
sous les ponts n'est-ce pas ? ajouta-t-il en riant.
- Vous vous rappelez le virus ?
- Non, désolé. Peu après le Pérou, je suis entré à
la direction commerciale, c'est sans doute la raison pour laquelle l'incident m'échappe. Je vous l'ai dit, c'était il y a longtemps. D'après ce qui me reste de connaissances en biologie moléculaire, le scénario que vous suggérez est improbable. Vous devez penser à une série de différents virus dont nous avons entendu parler pendant ce voyage. Nous n'étions pas à court. «a, je m'en souviens.
- Non, je suis certaine qu'il était question de cet agent-là quand on a travaillé sur les Hommes-sang-de-singe. Je n'y ai pas prêté grande attention à
l'époque, mais je ne pensais pas atterrir en biologie, a fortiori cellulaire et moléculaire. Il n'empêche que le côté étrange de la chose m'avait frappée.
- Les Hommes-sang-de-singe ? Comme c'est curieux. Avec un nom pareil, je suis s˚r que je n'aurais pas oublié !
- Docteur Tremont, je vous en prie, insista-t-elle avec angoisse, écoutez-moi. C'est vital. Nous venons de recevoir trois cas d'un virus qui me rappelle celui du Pérou. Ces Indiens possédaient un remède efficace dans 80 pour cent des cas. C'est justement ce qui vous stupéfiait, je m'en souviens.
- Et ce serait encore vrai, approuva Tremont, agacé par la précision de sa mémoire.
- Des Indiens primitifs possédant un traitement contre un virus mortel ? Cela ne me dit rien du tout, mentit-il d'un ton suave. Si j'en crois votre description, cela m'aurait certainement frappé. que disent vos collègues ? A n'en pas douter, certains ont aussi travaillé au Pérou.
- Je voulais vous en parler d'abord. Nous avons eu notre compte de fausses alarmes et le Pérou est loin pour moi aussi. Mais si vous n'avez aucun souvenir... ajouta-t-elle d'une voix affaiblie par sa terrible déception. Je suis s˚re qu'il y avait quelque chose. Je vais peut-être prendre contact avec les Péruviens. Ils doivent avoir un registre des thérapeutiques rares chez les Indiens.
- Ce ne sera peut-être pas nécessaire. J'ai gardé
un journal de mes voyages de l'époque. Des notes sur les plantes et leurs applications pharmaceutiques éventuelles. Peut-être ai-je jeté deux trois lignes sur votre virus.
Sophia bondit sur cette idée.
- J'apprécierais beaucoup. Tout de suite, si possible.
- Eh bien ! s'exclama chaleureusement Tremont.
Il la tenait.
- Mes carnets sont chez moi. Sans doute dans le grenier. -Ou bien à la cave. Je vous rappelle demain.
- Je vous en suis reconnaissante, Victor. Peut-
être le monde le sera-t-il aussi. Demain matin à la première heure, s'il vous plaît. Vous n'avez pas idée à quel point c'est important.
Elle lui donna son numéro de téléphone.
Il raccrocha et pivota une fois de plus pour se perdre dans la vue du lac qui s'éclairait et les hautes montagnes qui semblaient se dresser tout près, menaçantes. Il se leva et s'approcha de la fenêtre.
Grand, de stature moyenne, c'était ce qu'on appelle un bel homme. La cinquantaine lui conférait une sorte de plénitude : un visage lisse, racé, au nez parfait, droit et fort ; un vrai aristocrate anglais. Avec son teint h‚lé et ses épais cheveux gris fer, il attirait partout l'attention. Mais il savait que ce n'étaient ni sa noble allure ni sa beauté qui plaisaient le plus. Il irradiait le pouvoir et les gens les moins s˚rs d'eux trouvaient cela irrésistible.
Malgré ce qu'il avait affirmé à Sophia Russell, Victor ne rentra pas chez lui. Il regardait les montagnes sans les voir et luttait contre la tension. Il était hors de lui... et ennuyé.
Sophia Russell. Mon Dieu, Sophia Russell !
qui aurait pensé ? Il n'avait même pas reconnu son nom au début. En réalité, il ne se rappelait rien de cet insignifiant petit groupe d'étudiants. Et la réciproque était sans doute vraie. Mais Russell, elle, s'en souvenait. quel genre de cerveau retient ce genre de chose ? Visiblement, le moindre détail était important à ses yeux. Sans constituer un problème, cette fille était une empêcheuse de tourner en rond. Il fallait s'occuper d'elle. Il ouvrit le tiroir secret de son bureau sculpté, s'empara d'un téléphone cellulaire et composa un numéro.
Une voix sans timbre avec une pointe d'accent répondit :
- Oui?
- Il faut que je vous parle, ordonna Victor Tremont. A mon bureau. Dans dix minutes.
Il raccrocha, rangea le combiné dans le tiroir qu'il ferma à clef et prit l'appareil de son bureau.
- Muriel ? Appelez-moi le général Caspar à
Washington.
CHAPITRE TROIS
9 h 14, lundi 13 octobre
Fort Detrick, Maryland
Alors que les employés arrivaient à l'USAMRIID ce lundi matin, le bruit se répandit bientôt qu'un nouveau virus létal sévissait et qu'on n'avait pas trouvé
le moyen de l'enrayer. La presse n'avait encore rien découvert et le directeur ordonna à tous le silence radio. Interdiction de souffler mot à quiconque : seuls les laborantins étaient tenus au courant des recherches.
Pendant ce temps, le travail de tous les jours devait se faire. Remplir des formulaires, entretenir l'équipement, répondre au téléphone. Dans le bureau du sergent-major, le spécialiste quatre Hideo Takeda ouvrait une enveloppe officielle portant le logo du département américain de la Défense.
Après avoir lu et relu la lettre, il se pencha au-dessus de la cloison séparant son box de celui de sa collègue, le spécialiste cinq Sandra quinn.
- C'est mon transfert à Okinawa, confia-t-il, déchaîné.
- Tu rigoles !
- On avait fini par abandonner.
Il souriait. Miko, sa petite amie, était affectée à
Okinawa.
- T'as intérêt à le dire tout de suite à la chef, avertit Sandra. «a veut dire qu'on doit apprendre le boulot à un nouvel employé avec ces satanés professeurs d'ici qu'ont la tête ailleurs. Elle va être folle. De toute façon, ils sont tous dingues aujourd'hui avec cette nouvelle crise, pas vrai ?
- qu'elle aille se faire voir, jura gaiement le spécialiste Takeda.
- Plutôt mourir.
Le sergent-major Helen Daugherty se tenait dans l'encadrement de la porte.
- Approchez, voulez-vous, spécialiste Takeda ?
fit-elle avec une politesse exagérée. Ou préférez-vous d'abord que je vous flanque une mémorable dérouillée ?
Une blonde imposante d'un mètre quatre-vingt-trois, dont la carrure contrastait avec ses formes affriolantes, baissait les yeux avec son plus beau sourire carnassier sur le mètre cinquante-cinq de Takeda. L'employé sortit précipitamment de son box, manifestant une peur pas totalement feinte. Avec Daugherty, comme avec tout sergent-major digne de ce nom, on ne se sentait jamais en sécurité.
- Fermez la porte, Takeda. Et asseyez-vous.
Le spécialiste obtempéra.
Daugherty le fixa d'un regard perçant.
- Depuis quand êtes-vous au courant de cette éventuelle mutation, Hideo ?
- «a m'est tombé dessus ce matin au courrier. Je veux dire, je viens d'ouvrir la lettre.
- Et nous l'avons demandée pour vous... disons, il y a presque deux ans ?
- Un an et demi, au moins. Juste après mon retour de permission là-bas. Ecoutez, sergent, si vous avez besoin de moi encore un peu, je pourrais...
Daugherty secoua la tête.
- Il semble que je ne le pourrais pas même si je le voulais.
Elle désigna du doigt une note sur son bureau.
- Cet e-mail du département de la Défense est arrivé en même temps que votre lettre. On dirait que votre remplaçante est déjà en route. Elle arrive du commandement du Renseignement au Kosovo, rien que ça. Elle devait être dans l'avion avant le courrier, fit Daugherty, songeuse.
- Vous voulez dire qu'elle sera là aujourd'hui ?
Daugherty consulta sa pendulette de bureau.
- Dans deux heures, pour être exacte.
- Eh ben, c'est du rapide !
- Oui, c'est le mot. Ils ont même signé vos ordres de voyage. Vous avez vingt-quatre heures pour débarrasser votre bureau et vos quartiers. Vous prenez l'avion demain matin.
- Vingt-quatre heures ?
- Tous mes vúux vous accompagnent, Hideo. J'ai aimé travailler avec vous. Je joindrai un bon rapport à votre dossier.
- Merci, sergent-major.
Un peu sonné, Takeda abandonna son supérieur à
la contemplation de la note. L'air absent, elle faisait rouler un crayon entre ses mains tandis qu'il vidait son bureau. Il réprima un cri de victoire. Non seulement il en avait assez d'être aussi loin de Miko, mais il en avait soupé de vivre sous la pression permanente de l'USAMRIID. Il avait traversé bien des urgences ici, mais celle-ci inquiétait tout le monde.
Il n'aurait pas à la subir.
Trois heures plus tard, le spécialiste quatre Adèle Schweik se tenait au garde-à-vous dans le même bureau devant le sergent-major Daugherty. C'était une petite brune au port rigide et aux yeux gris et vifs. Son uniforme était impeccable, avec deux rangées de rubans de décorations témoignant de ses états de service, dont un ruban bosniaque.
- Repos, spécialiste.
Schweik obéit.
- Merci, sergent-major.
Daugherty lut les documents de mutation et parla sans lever les yeux.
- Plutôt rapide, non ?
- J'ai demandé à être mutée dans la zone de Washington il y a quelques mois de cela. Raisons personnelles. Mon colonel m'a dit qu'une occasion se présentait de venir à Detrick et j'ai sauté dessus.
Daugherty leva les yeux sur elle.
- Un peu surqualifiée, non ? Ceci est un poste de logistique, peinard et sans mission à l'étranger.
- Je connais Detrick, mais pas votre unité.
- Oh ! s'étonna Daugherty.
Il y avait chez cette Schweik quelque chose de trop calme, de trop posé.
- Eh bien, nous sommes l'USAMRIID : Institut de l'armée américaine de recherche médicale pour les maladies infectieuses. Recherche scientifique.
Tous nos officiers sont des docteurs, des vétérinaires ou des médecins spécialistes. Pas d'armes, pas d'entraînement, pas de gloire.
- Un poste paisible me changera agréablement du Kosovo, sergent-major. D'ailleurs, n'ai-je pas entendu que l'USAMRIID était sur le pied de guerre et travaillait sur des maladies contagieuses et mortelles ? Cela pourrait être excitant.
Le sergent-major inclina la tête.
- «a, c'est pour les docteurs. Nous, c'est juste le train-train quotidien. On fait tourner la boutique. Il y a eu une sorte d'urgence ce week-end. Ne posez pas de questions. Cela ne vous regarde pas. Et si un journaliste vous contacte, adressez-le aux relations publiques. C'est un ordre. Bien, votre box est à côté
de celui de quinn. Présentez-vous et installez-vous.
Elle vous mettra au courant.
Schweik se mit au garde-à-vous.
- Merci, sergent-major.
Daugherty fit de nouveau rouler son crayon, fixant du regard la porte qui venait de se refermer sur cette nouvelle recrue. Elle ne s'était pas montrée parfaitement honnête, songea-t-elle en soupirant. S'il y avait beaucoup de routine, il y avait des moments comme celui-ci o˘, tout d'un coup, l'armée marchait sur la tête. Bah, elle avait vu des choses plus étranges que cette brusque mutation de personnel qui faisait le bonheur des deux parties concernées. Elle sonna quinn, demanda un café et s'efforça d'oublier l'effer-vescence au labo et cet étonnant transfert de personnel. Elle avait du travail.
A 17 h 32, le sergent-major Daugherty ferma à clef la porte de son bureau, se préparant à quitter des lieux vides. Mais ils ne l'étaient pas.
La nouvelle recrue dit :
- J'aimerais rester un peu et en apprendre le plus possible, si cela ne vous ennuie pas, sergent-major.
- Très bien. Je préviens la sécurité. Avez-vous une clef du bureau ? Bouclez tout quand vous aurez fini.
Vous ne serez pas seule. Le nouveau virus met les chercheurs en émoi. J'imagine que certains passeront la nuit au campus. Si cela se prolonge, ils vont devenir hargneux. Ils détestent les mystères qui font des morts.
- C'est ce qu'on m'a dit, acquiesça la petite bru-nette avec un sourire. Vous voyez, il y a plein d'action et d'excitation à Fort Detrick.
- Exact, reconnut Daugherty en riant. Un point pour vous.
Elle sortit.
Dans le bureau silencieux, le spécialiste Schweik lut des mémos et prit des notes pendant une demi-heure jusqu'à être certaine que ni le sergent-major ni la sécurité ne viendraient vérifier ce qu'elle faisait.
Puis elle ouvrit l'attaché-case qu'elle avait apporté
pendant la première pause-café. Il était dans la voiture qu'on lui avait attribuée le matin à son arrivée à la base d'Andrews.
Elle en tira un schéma des installations téléphoniques du b‚timent. Le boîtier principal était au sous-sol et comprenait des connexions pour tous les postes intérieurs et les lignes extérieures privées. Elle l'étudia longuement pour en mémoriser la position.
Puis elle rangea le diagramme et sortit dans le couloir, mallette à la main.
Elle regarda autour d'elle avec un air innocent.
Dans l'entrée principale, le garde lisait. Schweik devait passer devant lui. Elle inspira, conserva son calme et se glissa en silence le long du corridor menant à l'entrée du sous-sol.
Elle attendit. Nul mouvement ou bruit du côté du garde. Bien que le b‚timent f˚t considéré de haute sécurité, la protection était moins conçue pour empêcher les gens d'entrer que pour protéger le public des toxines, bactéries, virus létaux et autres substances scientifiques dangereuses étudiées ici. Si le garde était bien entraîné, il ne possédait pas l'agressivité d'une sentinelle défendant un laboratoire d'armes top secrètes.
Soulagée, elle testa la lourde porte métallique. Fermée. Elle s'empara alors d'un jeu de clefs dans son attaché-case ; la troisième ouvrit la porte du sous-sol.
Elle descendit l'escalier sans bruit et slaloma entre les gigantesques machines qui climatisaient le b‚timent, procuraient l'air stérile et la pression négative aux laboratoires, faisaient fonctionner le puissant système d'échappement, fournissaient eau et solutions chimiques aux douches de décontamination et traitaient tous les autres besoins en maintenance du complexe médical.
En sueur, elle parvint au boîtier principal, posa sa mallette et en sortit une petite boîte à outils, des fils, des connecteurs munis de codes couleur, des compteurs, des unités d'allumage, des systèmes d'écoute et des enregistreurs miniatures.
C'était le soir et le sous-sol était calme hormis les occasionnels claquements, gargouillis et murmures des tuyaux et des conduits. Elle tendit quand même l'oreille pour s'assurer qu'il n'y avait personne. Fris-sonnante, elle étudia les murs gris avec circonspection. Enfin, elle ouvrit le boîtier principal et s'affaira sur la multitude des connexions.
Deux heures plus tard, elle était de retour à son bureau. Elle fixa à son téléphone un combiné miniature qu'elle bascula sur le boîtier de contrôle caché
dans son tiroir et écouta : "... Oui, je crains d'être encore là deux heures minimum. Désolé, chérie, on n'y peut rien. Ce virus est une énigme. Tout le monde est dessus. D'accord, je t‚cherai d'être là avant que tu couches les enfants. "
Satisfaite du résultat, elle coupa et composa un numéro extérieur. La voix masculine qui l'avait appelée la veille au soir pour lui donner des instructions répondit :
- Oui ?
- Installation achevée. Je suis reliée à l'enregis-treur d'appels téléphoniques. J'ai posé un système de surveillance sur les postes qui vous intéressent. Cela me connectera avec la dérivation pour intercepter les communications.
- Personne ne vous a vue ? Personne ne vous soupçonne ? Fière de son oreille fine et aiguisée, elle maîtrisait de nombreuses langues étrangères. Cet homme avait une voix cultivée et son anglais était bon sans être parfait. Un schéma syntaxique non anglais avec une infime trace d'accent moyen-orien-tal. Ni IsraÎl, ni l'Iran, ni la Turquie. Peut-être la Syrie ou le Liban, mais plus probablement la Jordanie ou l'Irak.
Elle classa l'information pour une suite éventuelle.
- Evidemment non, répondit-elle.
- Cela est parfait. Soyez vigilante concernant le virus inconnu sur lequel ils travaillent. Enregistrez tous les appels dans les deux sens dans les bureaux du Dr Russell, du lieutenant-colonel Smith et du général Kielburger.
Ce boulot ne pourrait durer longtemps, faute de quoi il deviendrait trop risqué. On ne retrouverait sans doute jamais le corps du véritable spécialiste quatre Adèle Schweik, sans famille et avec peu d'amis hors de l'armée, raison pour laquelle on l'avait sélectionnée. Mais Schweik sentait que Daugherty était soupçonneuse, vaguement troublée par son arrivée. Un examen trop minutieux la mettrait à
découvert.
- Combien de temps vais-je rester ici ?
- Tant que nous aurons besoin de vous à ce poste.
Ne faites rien qui puisse attirer l'attention.
On avait raccroché. Elle reposa le combiné puis continua de se familiariser avec la procédure et les exigences du bureau du sergent-major. Elle écouta aussi les conversations de ceux qui entraient et sortaient du b‚timent et contrôla le signal lumineux de son téléphone de bureau qui la préviendrait de tout appel émanant du laboratoire du Dr Russell. Elle se demanda ce que cette femme avait de si important, avant de se dire que moins on en sait, mieux ça vaut.
CHAPITRE qUATRE
Minuit
Washington, D.C.
Le magnifique parc de Rock Creek de Washington était un paradis de verdure au cúur de la ville. Par-tant du Potomac près du Kennedy Center, il s'étré-cissait vers le nord pour s'élargir en une vaste étendue d'arbres au nord-ouest de la cité. Cette forêt naturelle abondait en chemins de course, pistes cyclables, allées cavalières, aires de pique-nique et sites historiques. Au croisement de Tilden Street et de Beach Drive, Pierce Mill était un point de repère célèbre. Ce vieux moulin à blé datait d'avant la guerre de Sécession ; à cette époque, une rangée de moulins similaires bordait le petit cours d'eau.
Aujourd'hui musée géré par le Service du Parc national, il semblait, au clair de lune, un fantôme des temps anciens.
Au nord-ouest du moulin, près des taillis épais à
l'ombre des grands arbres, Bill Griffin attendait, tenant court un doberman aux aguets. La nuit était froide, mais il transpirait. Le chien au poil soyeux renifla l'air et ses oreilles dressées pivotèrent.
quelqu'un venait de la droite. Bien avant son maître, le chien avait repéré le léger crissement des feuilles mortes piétinées. Dès que Griffin eut entendu les bruits de pas, il rel‚cha l'animal qui demeura assis, obéissant, muscles tendus d'impatience.
Griffin fit un signe de la main.
Tel un spectre noir, le doberman bondit dans la nuit et décrivit un large cercle autour de l'aire de pique-nique, invisible parmi les ombres sinistres des arbres.
L'envie de fumer tenaillait Griffin. Il était sur les nerfs. Derrière lui, quelque chose de petit et de sauvage fit bruire les broussailles. Un hibou hulula. Professionnel, Griffin se ferma à sa propre inquiétude tout en demeurant vigilant et immobile. Il respirait par petits coups afin d'éviter que la buée ne révél‚t sa présence.
quand le lieutenant-colonel Jonathan Smith surgit enfin, Griffin resta de marbre. Sur le côté le plus éloigné de l'aire de pique-nique, le doberman était tapi, invisible. Mais Griffin savait qu'il était là.
Jon hésita. La voix rauque, il demanda dans un murmure :
- Bill ?
A l'ombre des arbres, Griffin écoutait la circulation dans l'allée toute proche et les bruits de la ville, au-delà. Rien d'inhabituel. Personne dans cette partie de l'immense réserve. Il attendit un signe de son chien qu'il en allait autrement, mais il avait repris sa ronde, satisfait lui aussi.
Griffin soupira. Il sortit jusqu'au bord de l'aire de pique-nique o˘ la clarté de la lune se heurtait aux ombres.
- Smithy. Par ici, pressa-t-il à voix basse.
Nerveux, Jon Smith se retourna. Il ne distinguait qu'une vague forme. Il avança, se sentant inexplicablement exposé et vulnérable.
- Bill ? grommela-t-il. C'est toi ?
- On ne se débarrasse pas de moi comme ça !
répondit Griffin d'un ton léger tout en regagnant l'ombre.
Smith le rejoignit, plissant les yeux pour ajuster rapidement sa vision à l'obscurité. Enfin il voyait son vieil ami, qui lui souriait. Bill Griffin avait toujours sa figure ronde et lisse comme dans son souvenir, mais il avait perdu au moins cinq kilos. Ses joues étaient moins rebondies et ses épaules paraissaient plus lourdes que d'ordinaire dans la mesure o˘ sa taille et son torse étaient plus minces. Ses cheveux ch‚tains mi-longs pendouillaient, indisciplinés. Un peu plus petit que le mètre quatre-vingt-trois de Smith, c'était un homme costaud, bien découplé, plein de vigueur.
Mais Smith avait aussi vu Bill Griffin se donner l'air ordinaire de l'ouvrier quittant sa chaîne d'assemblage ou du roi du steak haché au bistro du coin. Pareille dégaine lui avait été très utile dans le renseignement militaire et dans l'organisation des opérations clandestines au FBI car, sous cette allure banale, se dissimulait un esprit acéré et une volonté
de fer.
Aux yeux de Smith, son vieil ami avait toujours eu quelque chose d'un caméléon. Mais ce soir, Smith contemplait le joueur de football vedette de l'Iowa et l'homme d'opinions. Il avait été élevé dans l'honnê-teté, la droiture et le courage. Le vrai Bill Griffin.
- Salut, Smithy. Heureux de te voir. «a fait un bail. Il est temps de rattraper le temps perdu. A quand remonte la dernière fois ? Le Drake Hôtel, à
Des Moines ?
- Exact. Des bières Porterhouse et Potosi.
Mais Jon Smith ne sourit pas à l'évocation de ce bon souvenir tandis qu'ils se serraient la main.
- «a en fait du chemin pour se retrouver, remarqua-t-il. Dans quelle galère t'es-tu fourré ? C'est bien ça, non ?
- Tu peux le dire, acquiesça Griffin en gardant un ton léger. Mais peu importe pour le moment. Comment vas-tu, Smithy ?
- Très bien, répondit ce dernier avec une impatience marquée. C'est de toi qu'il est question. Comment savais-tu que j'étais à Londres ? Non, laisse tomber, ajouta-t-il avec un petit rire. question idiote, n'est-ce pas ? Tu es toujours au courant. Bon, quel est le...
- On prétend que tu vas te marier. Tu as finalement trouvé quelqu'un pour apprivoiser le cow-boy ?
Tu comptes t'installer dans les beaux quartiers, élever des enfants et tondre la pelouse ?
- Pas question, rétorqua Smith avec un sourire.
Sophia aussi est un cow-boy chasseur de virus.
- Ouais. Pas idiot. En fait, ça pourrait même marcher.
Griffin hocha la tête et porta son regard au loin, les yeux impatients et fébriles à l'instar de son doberman désormais invisible. Comme si la nuit pouvait exploser en flammes autour d'eux.
- Au fait, comment tes gars s'en sortent-ils avec le virus ?
- quel virus ? On ne connaît que ça, à Derrick.
- Celui qu'on vous a confié tôt samedi pour des recherches, répondit Griffin, dont le regard ne cessait de fureter.
Smith n'y comprenait rien.
- J'étais à Londres depuis mardi. Tu dois le savoir. Merde ! tonna-t-il. Ce doit être l'urgence pour laquelle on a appelé Sophia pendant qu'on se téléphonait. Il faut que je rentre...
Il s'interrompit, perplexe.
- Comment sais-tu que Detrick a un nouveau virus entre les mains ? reprit-il. C'est à ce propos, alors ? Tu t'imagines qu'on m'a tout raconté pendant que j'étais parti et tu voudrais que je te tuyaute, c'est ça?
Le visage de Griffin demeura impassible.
- Calme-toi, Jon.
- Me calmer ? protesta ce dernier, incrédule. Le FBI s'intéresserait donc tant à ce virus particulier qu'il t'envoie me sonder en secret ? C'est complètement débile. Ton directeur n'a qu'à appeler le mien, s'il veut quelque chose. C'est comme ça qu'on procède.
Griffin regarda enfin Smith.
- Je ne travaille plus pour le FBI.
- quoi ? Tu...
Smith s'aperçut que Bill était indéchiffrable, le regard vide, le visage sans expression. Le vieux Bill Griffin avait disparu. Smith ressentit une vive douleur au creux de l'estomac. Puis la colère monta, tous ses neurones de militaire et de traqueur de virus vibrant à qui mieux mieux.
- qu'y a-t-il de spécial au sujet de ce nouveau virus ? Et pourquoi veux-tu des renseignements ? Un journal à scandale ?
- Je ne travaille pour aucun journal ni aucun magazine.
- Un comité du Congrès, alors ? Evidemment, quoi de mieux pour un comité cherchant à réduire les subventions à la science que de faire appel à un ancien du FBI !
Smith ne reconnaissait pas cet homme qu'il croyait son meilleur ami. quelque chose l'avait changé, mais quoi ? Griffin donnait l'impression de vouloir utiliser leur amitié à ses propres fins.
- Non, Bill, ne me dis pas pour quoi ou pour qui tu travailles. Cela m'est égal. Si tu veux en savoir plus sur un virus ou un autre, emprunte les canaux officiels. Et ne m'appelle plus sauf si c'est désintéressé, ajouta-t-il en s'éloignant.
- Reste, Smithy. Il faut qu'on parle.
- Va te faire foutre, Bill, lança Jon sans s'arrêter.
Griffin émit un long sifflement.
Soudain, le doberman barra le chemin de Smith qui se figea sur place. Le chien se planta sur ses quatre pattes, releva le museau et émit un long et profond grognement. Ses dents pointues scintillaient, blanches et humides ; elles auraient déchiré
d'un coup la gorge d'un homme.
Le cúur de Smith cogna dans sa poitrine.
- Désolé, fit derrière lui la voix de Griffin, presque triste. Mais tu m'as demandé si j'étais dans le pétrin. Tu as raison pour le pétrin - mais ce n'est pas moi qui suis dedans.
Comme le chien continuait de gronder, Smith ne bougea pas. Néanmoins, son visage grimaça de mépris.
- Tu prétends que j'ai des ennuis ? L‚che-moi, veux-tu ?
- Oui, c'est exactement ce que je dis, Smithy.
C'est pourquoi je voulais te voir. Mais c'est tout ce que je puis te dire. Tu es en danger. En grand danger. Fous le camp de cette ville, et vite. Ne retourne pas à ton labo. Saute dans un avion et...
- Mais de quoi parles-tu ? Tu sais parfaitement que je ne ferais jamais une chose pareille. quitter mon boulot ? Bon sang ! Mais qu'est-ce qui t'arrive, Bill ?
- Ecoute-moi ! insista Griffin. Appelle Detrick.
Dis au général que tu as besoin de vacances. De longues vacances. A l'étranger. Fais-le maintenant et pars aussi loin que possible. Ce soir !
- «a ne marche pas. Dis-moi ce que ce virus a de particulier. De quel danger parles-tu ? Si tu veux que j'agisse, il faut que je sache pourquoi.
- Pour l'amour du ciel ! s'écria Griffin en perdant son calme. J'essaie de t'aider. Va-t'en. Va-t'en vite !
Emmène ta Sophia.
Ils n'avaient pas fini de parler que le doberman gronda, leva brusquement ses pattes avant et tour-billonna, atterrissant à quatre-vingt-dix degrés sud.
Son regard indiquait le côté éloigné du parc.
- Des visiteurs, mon garçon ? murmura Griffin.
Sur un signal de la main, le chien fila à travers les arbres. Griffin se tourna vers Smith et explosa.
- Fous le camp, Jon ! Pars ! Maintenant !
L'homme et le chien disparurent parmi l'épaisseur des arbres dans le parc obscur.
Smith resta un moment sous le choc. Pour qui Bill était-il inquiet ? Jon ? Lui-même ? Les deux ? A l'évidence, son vieil ami avait pris de grands risques pour le prévenir et lui demander l'impensable - abandonner son travail et ses responsabilités.
Pour en arriver là, Bill devait se trouver dos au mur.
A quoi diable Bill Griffin était-il mêlé ?
Un frisson parcourut Smith. Il sentait battre ses tempes. Bill avait raison. Il était en danger, du moins dans ce parc. Les vieilles habitudes reprenaient le dessus. Ses sens s'aiguisèrent et il scruta d'un úil expert les arbres et les pelouses.
Il courut tout en réfléchissant. Il avait conclu que Bill l'avait retrouvé par le truchement du FBI. Or, il n'y était plus.
Seuls sa fiancée, son patron et l'employée de Fort Detrick qui avait organisé le voyage de Smith étaient au courant de son séjour au Wilbraham Hôtel.
Aucun des trois n'aurait révélé ses coordonnées à un étranger, aussi convaincant f˚t-il. Alors comment Bill - qui prétendait avoir quitté le gouvernement
- avait-il réussi à apprendre o˘ il était descendu à
Londres ?
Une limousine noire roulait tous feux éteints dans l'ombre du vieux moulin près de l'entrée du parc sur Tilden Street. Seul sur la banquette arrière, Nadal al-Hassan - grand, basané, visage en lame de couteau - écoutait son subordonné, Steve Maddux, faire son rapport, penché par la vitre.
Maddux avait couru ; son visage était rouge et il transpirait.
- Si Bill Griffin est dans ce parc, Mr al-Hassan, c'est un sacré bordel de Dieu de fantôme. Tout ce que j'ai vu, c'est le docteur de l'armée qui se promenait.
Il respirait bruyamment afin de retrouver son souffle.
L'homme, dans la voiture de luxe, avait des pommettes et des joues creuses constellées de trous, signe qu'il avait survécu à la petite vérole autrefois tant redoutée. Sous ses paupières tombantes, ses yeux noirs étaient froids et inexpressifs.
- Je te l'ai déjà dit, Maddux, tu ne dois pas blasphémer pendant que tu travailles pour moi.
- Euh, désolé, d'accord ? Doux Jés...
Tel un cobra, le bras de l'homme jaillit et ses doigts se refermèrent sur la gorge de Maddux.
Ce dernier p‚lit et émit des gargouillis tandis qu'il ravalait son juron. Les syllabes restèrent suspendues en l'air. Les doigts rel‚chèrent un peu leur pression.
La sueur coulait sur le front de Maddux.
- Eh ! protesta l'homme d'une voix rauque, vous êtes musulman. quel mal il y a à...
- Tous les prophètes sont sacrés. Abraham, MoÔse, Jésus. Tous !
- D'accord, d'accord ! Je veux dire, nom de D...
Maddux émit un petit cri tandis que la pince se res-serrait sur sa gorge.
- Comment je peux le savoir, moi ? ajouta-t-il.
Les doigts appuyèrent encore un instant. Puis l'homme l‚cha prise. Son bras se retira.
- Tu as peut-être raison. J'attends trop de ces imbéciles d'Américains. Mais maintenant tu sais, oui, et tu n'oublieras plus.
Ce n'était pas une question.
La respiration sifflante, Maddux réprima un cri.
- S˚r, pas de problème, Mr al-Hassan. D'accord.
Glacial, l'homme examina Maddux.
- Mais Jon Smith était bel et bien là, dit-il en se carrant sur son siège. Notre homme à Londres s'aperçoit que Smith a changé son vol. Tes gars le repèrent à Dulles, mais au lieu de rentrer chez lui dans le Maryland, il vient ici. En même temps, notre estimé collègue se glisse hors de notre hôtel et je le suis avant qu'il ne m'échappe. Tu ne réussis pas à le retrouver dans le parc. Etrange coÔncidence, ne dirais-tu pas ? Pourquoi l'associé du Dr Russell est-il ici, si ce n'est pour rencontrer notre Mr Griffin ?
Maddux ne pipa mot. Il avait appris que la plupart des questions de son patron ne s'adressaient qu'à lui-même. Nerveux, il laissa le silence s'étirer.
- Je me trompe peut-être, émit finalement al-Hassan. Peut-être n'est-ce qu'une simple coÔncidence et Griffin n'a-t-il rien à voir avec la présence ici du colonel Smith. Cela n'a pas grande importance, je suppose. Les autres s'occuperont du colonel Smith, n'est-ce pas ?
- C'est exactement ça, acquiesça Maddux avec force. Il ne quittera pas Washington.
CHAPITRE CINq
1 h 34, mardi 14 octobre
Fort Detrick, Maryland
Dans son bureau, Sophia Russell alluma sa lampe et s'écroula dans son fauteuil, épuisée, énervée. Victor Tremont l'avait appelée le matin pour lui dire qu'aucun de ses journaux rédigés au Pérou ne mentionnait l'étrange virus qu'elle avait décrit ni même la tribu indienne des Hommes-sang-de-singe. Tremont était sa meilleure piste et elle aboutissait à une impasse.
A Detrick, on travaillait vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans avancer d'un pouce. Au microscope électronique, le nouveau virus présentait la même forme globulaire avec les expansions velues de certaines protéines, rappelant celui de la grippe.
Mais ce virus était moins compliqué qu'un virus grippal mutant et bien plus redoutable.
Après avoir échoué à trouver un équivalent chez les hantavirus, ils avaient revérifié les virus de Marbourg, de Lassa et d'Ebola, même si ces mortels cousins n'avaient, sous le microscope, aucune similarité
avec le virus inconnu. Ils avaient essayé toutes les autres fièvres hémorragiques identifiées, et aussi la typhoÔde, la peste bubonique, la peste pulmonaire, la méningite et la tularémie.
Rien ne collait et, cet après-midi-là, elle avait finalement insisté pour que le général Kielburger révél‚t l'existence du virus et fit appel à l'aide du CDC et des autres laboratoires P4 partout dans le monde. Il s'était montré réticent ; on ne comptait encore que trois cas. Mais s'il ne prenait pas les mesures adé-quates et qu'il en résultait une pandémie, ce serait lui le responsable. Alors, bougonnant, il avait fini par envoyer rapports détaillés et échantillons sanguins au CDC, au Département des Agents infectieux de TOMS, à Porton Down au Royaume-Uni, à l'université d'Anvers en Belgique, à l'Institut Bernard Nocht en Allemagne, au département de virologie de l'Institut Pasteur en France, ainsi qu'à tous les laboratoires P4 du monde.
Le premier rapport en provenance des autres laboratoires à hauts risques venait d'arriver. Tout le monde s'accordait à penser que le virus avait l'air d'un hantavirus, mais ne correspondait à rien dans leurs banques de données. Les rapports du CDC et des laboratoires étrangers ne marquaient pas le moindre progrès. Tous se perdaient en conjectures désespérées malgré la précision des détails.
Vidée, Sophia s'appuya sur le dossier de son fauteuil et se massa les tempes dans l'espoir de calmer son mal de tête. Puis elle jeta un coup d'úil à sa montre. Seigneur ! Il était presque deux heures du matin.
Son front se plissa sous l'inquiétude. O˘ était Jon ?
S'il était rentré chez lui la nuit dernière comme prévu, il serait venu au labo aujourd'hui. Elle avait été tellement débordée qu'elle n'avait guère songé à
son absence. Maintenant, malgré sa fatigue, son mal de cr‚ne et son tracas à propos de Jon, elle ne pouvait s'empêcher de sourire. Son fiancé de quarante et un ans possédait encore la curiosité et l'impétuo-sité d'un gamin de vingt ans. que l'on brandît un mystère médical sous ses yeux, et il démarrait au quart de tour. quelque chose de fascinant avait d˚
le retarder.
N'empêche, il aurait appelé. Cela faisait près de vingt-quatre heures de retard.
Peut-être Kielburger l'avait-il expédié secrètement quelque part et Jon ne pouvait-il téléphoner. Tout à
fait son style. Peu importait qu'elle f˚t la fiancée de Jon. Si le général avait envoyé Jon en mission, elle l'apprendrait en même temps que le reste de l'équipe, quand il l'aurait décidé.
Elle se redressa sur son siège, songeuse. L'équipe scientifique travaillait toute la nuit, même le général, qui ne ratait jamais une occasion de se montrer sous un jour favorable. Brusquement hors d'elle et inquiète pour Jon, elle fonça dans le bureau de son patron.
Le général de brigade Calvin Kielburger, détenteur d'un doctorat, était un de ces robustes gaillards à
grande gueule et sans cervelle que l'armée adorait propulser au rang de colonel. Ces hommes, parfois rudes, toujours mesquins, avaient peu d'aptitudes et encore moins de diplomatie. On les baptisait souvent Bull ou Buck par allusion au côté primaire du m‚le.
Affublés de tels sobriquets, ces officiers grimpaient parfois les échelons supérieurs, mais demeuraient étroits d'esprit et agressifs.
Ayant obtenu une étoile de plus que ce qu'il pouvait raisonnablement espérer, Kielburger abandonna la recherche médicale proprement dite dans l'illusion grisante de se hisser au grade de général avec un commandement de troupes. Mais pour conduire des armées, le service exigeait des officiers intelligents capables de s'entendre avec les hauts fonctionnaires. Kielburger, obnubilé par sa promotion, ne comprenait pas que la meilleure tactique e˚t consisté à faire preuve de tact et d'habileté. Résultat, il était désormais réduit à administrer un gang rétif de chercheurs civils et militaires dont la plupart acceptaient mal toute autorité, a fortiori quand elle venait d'un esprit mesquin et grandiloquent comme celui de Kielburger.
Parmi les éléments indomptables, le lieutenant-colonel Jon Smith s'était révélé le plus irrévéren-cieux, le plus incontrôlable, le plus exaspérant. Si bien qu'en réponse à la question de Sophia, Kielburger beugla :
- Bon sang, je suis certain que je n'ai pas envoyé
le colonel Smith en mission ! Si j'avais eu une t‚che délicate, c'est le dernier à qui je l'aurais confiée, précisément à cause de blagues de ce genre !
- Jon n'est pas du genre à faire des blagues, rétorqua-t-elle, cinglante.
- Il a une journée de retard et on a besoin de lui ici !
- Si vous ne lui avez pas téléphoné, comment peut-il le savoir ? repartit Sophia d'un ton sec. Même moi je n'avais pas conscience de la gravité de la situation avant d'examiner le virus, j'étais occupée au labo. Je suis s˚re que vous vous rappelez ce que c'est.
Au vrai, elle doutait qu'il e˚t le moindre souvenir de la pression et de l'excitation du travail en laboratoire, car elle avait entendu dire que, même à
l'époque, il préférait brasser de la paperasse et critiquer les notes des autres.
- Jon a s˚rement une bonne raison d'être en retard, insista Sophia. Ou alors, quelque chose d'indépendant de sa volonté le retient.
- Comme quoi, par exemple, docteur ?
- Si je le savais, je ne vous ferais pas perdre votre précieux temps. Ni le mien. Mais cela ne lui ressemble pas d'être en retard sans me téléphoner.
Le visage rubicond de Kielburger afficha une expression narquoise.
- Je dirais, moi, que ça lui ressemble beaucoup.
C'est un foutu pirate toujours à la recherche d'un coffre plein d'or, et il ne changera jamais. Croyez-moi, il est tombé sur un problème médical " intéressant " ou sur un traitement, ou sur les deux, et il a raté son avion. Voyez les choses en face, Russell, c'est une fieffée tête br˚lée, et une fois que vous serez mariée vous devrez vivre avec. Je ne vous envie pas.
Sophia pinça les lèvres pour réprimer le désir de balancer à son supérieur ce qu'elle pensait vraiment de lui.
Il la fixait du regard, la déshabillant mentalement.
Il avait toujours aimé les blondes. Celle-ci avait une façon sexy de relever sa p‚le chevelure en queue-de-cheval. Il se demanda si c'était une vraie blonde.
Comme elle ne répondait pas, il tenta un ton plus conciliant.
- Ne vous tracassez pas, docteur Russell. Il sera bientôt là. Du moins je l'espère parce qu'on a besoin de tout le monde sur ce coup. Je suppose que vous n'avez rien de nouveau ?
Sophia secoua la tête en signe de dénégation.
- Pour être honnête, je suis à court d'idées, comme toute l'équipe, d'ailleurs. Les autres labos se défoncent, eux aussi. C'est encore tôt, mais nous n'avons pour l'instant que des réponses négatives et des hypothèses.
Agacé, Kielburger tambourinait sur son bureau.
Compte tenu de son grade, il se sentait obligé de faire quelque chose.
- Vous affirmez qu'il s'agit d'un virus totalement unique d'un type jamais rencontré auparavant ?
- Il y a un début à tout.
Kielburger émit un grognement. Cette histoire pourrait lui ôter toute chance de sortir du ghetto médical et d'obtenir un commandement.
Sophia le dévisageait.
- Puis-je faire une suggestion, général ?
- Pourquoi pas ? répondit-il, amer.
- Nos trois victimes sont fort éloignées géogra-phiquement. Deux ont à peu près le même ‚ge, la troisième est plus jeune. Deux sont des hommes ; l'autre une jeune fille. Un est en service actif, l'autre un vétéran, et la dernière une civile. Comment ont-ils attrapé ce virus ? quelle était la source ? Il doit venir de quelque part. Les chances sont infinité-simales de voir trois émergences d'un même nouveau virus dans un laps de temps de vingt-quatre heures à des milliers de kilomètres les unes des autres.
Comme d'habitude, le général ne comprenait pas.
- O˘ voulez-vous en venir ?
- A moins que d'autres victimes ne se déclarent dans un de ces lieux, il nous faut trouver le lien entre les trois cas. Nous devons commencer par fouiller leur vie. Par exemple, peut-être se sont-ils trouvés dans la même chambre d'hôtel à Milwaukee il y a six mois et y ont-ils contracté le virus. En même temps, ajouta-t-elle après un silence, nous devrions passer au peigne fin les dossiers médicaux dans les régions concernées, en quête de tout signe de contamination ancienne qui aurait pu déclencher la production des anticorps.
Du moins était-ce là un point positif qui donnerait à Kielburger l'air de prendre des décisions éner-giques.
- Je vais ordonner qu'on s'y mette sur-le-champ.
Je veux que vous et le colonel Smith preniez le premier vol pour la Californie demain matin afin de parler à tous ceux qui connaissaient le major Andersen.
Est-ce clair ?
- Parfaitement, général.
- Bien. Prévenez-moi quand Smith décidera de reprendre le travail. Je me ferai une joie de le mettre en pièces !
Furieuse, Sophia tourna les talons sans profiter du spectacle qu'offrait Kielburger dans son rôle de héros hollywoodien pur et dur.
Dans le corridor, elle leva les yeux sur la pendule murale : 1 h 56 du matin. Etait-il arrivé quelque chose à Jon ? O˘ était-il ? se demanda-t-elle, préoc-
cupée.
2 h 05
Washington, D.C.
Dans sa petite Triumph, Jon roulait à travers la ville, ruminant les propos de Bill Griffin, essayant de traduire les non-dits.
Bill avait déclaré avoir quitté le FBI. Volontairement ou non ?
En tout cas, Bill était lié d'une façon ou d'une autre à ce nouveau virus envoyé pour étude à l'USAMRIID
par une unité des forces armées. Sans doute afin que le labo suggér‚t le meilleur traitement possible. Pour Smith, c'était la routine, une des principales vocations de Fort Detrick.
Cependant, son ami affirmait que Smith était en danger.
Son doberman parfaitement dressé en disait plus sur l'état d'esprit de Griffin que tous ses propos. Visiblement, Bill était persuadé qu'il y avait péril, non seulement pour Jon, mais pour lui aussi.
Après leur entrevue, Jon avait traversé le parc avec maintes précautions, s'arrêtant pour se fondre dans les arbres afin de s'assurer qu'il n'était pas suivi.
quand il avait enfin atteint sa vieille Triumph 1968, il avait observé les alentours avant de grimper dans la voiture, puis s'était dirigé vers le sud du parc, tournant le dos au Maryland et à sa maison o˘ l'on risquait de l'attendre. Malgré l'heure tardive, la circulation était relativement dense. Ce n'est qu'au plus profond de la nuit, vers quatre heures du matin, que la métropole se lasserait et viderait ses grandes artères.
Se croyant suivi, il avait fait des tours et des détours, changeant d'allure à plusieurs reprises jusqu'à Dupont Circle et Foggy Botton pour reprendre vers le nord. Cela avait pris plus d'une heure, mais il était maintenant s˚r qu'on ne le suivait pas.
Sans rel‚cher sa surveillance, il vira à nouveau vers le sud, cette fois dans Wisconsin Avenue. Peu de voitures ici, et les lampadaires projetaient des mares de lumière jaune dans la nuit. Il soupira, las au-delà
de toute expression. Mon Dieu, il voulait tant voir Sophia. Peut-être pouvait-il enfin aller à sa rencontre en toute sécurité. Il traverserait le Potomac et emprunterait George Washington Parkway jusqu'à la 495 nord - direction le Maryland. Direction Sophia.
Penser à elle suffit à le faire sourire. Plus il s'absen-tait, plus elle lui manquait. Il était impatient de la serrer dans ses bras. Il approchait du fleuve et rou-
lait dans Georgetown entre les longues rangées de boutiques à la mode, d'élégantes librairies, de restaurants branchés, de bars et de clubs, quand un énorme camion tonitruant se mit sur la file de gauche à côté de sa petite voiture.
C'était un six-roues de livraison comme on en voit partout sur les autoroutes et les périphériques américains. Smith se demanda ce qu'un camion faisait là puisque les livraisons ne commenceraient que trois ou quatre heures plus tard. Curieusement, ni la cabine ni la remorque blanche ne portaient le moindre nom de société, adresse, logo, slogan, numéro de téléphone, bref, aucune indication de ce qu'il livrait ou pour le compte de qui.
Pensant à Sophia, Smith ne s'attarda pas sur l'inhabituel anonymat du six-roues. Pourtant, les événements de la nuit avaient réveillé ses réflexes acquis gr‚ce à des années de pratique de la médecine et du commandement. La violence pouvait exploser à tout instant, la mort était en première ligne, proche et réelle, la maladie attendait de frapper, tapie dans chaque hutte, chaque buisson. Ou bien était-ce le mouvement et le bruit provenant du camion qui avait attiré son attention ?
Bref, une fraction de seconde avant que le gigantesque véhicule ne coup‚t la route à la voiture de sport, Smith sut que cela allait se produire.
La gorge serrée, il évalua en un clin d'úil la situation. Tandis que le camion tournait vers lui, il donna un grand coup de volant à droite. Sa voiture dérapa et rebondit sur le trottoir désert. Il ne roulait pas très vite - à peine cinquante kilomètres à l'heure
- mais conduire à cette allure sur un trottoir, étroit qui plus est, était pure folie.
Il n'avait pas le choix. Alors que le camion grondait à côté de lui, il luttait pour contrôler sa voiture.
Dans un fracas, il arracha une boîte aux lettres et renversa une table. Les fenêtres obscurcies défilaient tandis qu'il frôlait les portes des boutiques, des bars et des clubs silencieux. En sueur, il jeta un bref regard à gauche. Le monstre continuait son chemin, attendant l'occasion de l'écraser contre une façade.
Dieu merci, le trottoir était vide.
Renversant des poubelles, il vit la vitre du passager s'abaisser soudain. Une arme le visa. La terreur l'envahit. Piégé sur le trottoir, le camion lui bloquant l'avenue, il ne pouvait ni fuir ni esquiver. Et il n'était pas armé. quels qu'eussent été auparavant les plans de ces types, ils comptaient maintenant lui loger une balle dans la tête.
Smith joua du frein et du volant, se transformant en cible mouvante.
Il eut un bref espoir. Devant lui, un croisement. Ses mains sur le volant étaient blanches tandis qu'il accélérait.
Au même instant, le fusil tira. Il entendit le coup de feu, mais la balle arriva trop tard. Elle traversa l'arrière de la Triumph et fit éclater une vitrine. Le verre vola en tous sens. Smith inspira profondément.
Il l'avait échappé belle !
Il jeta un nouveau coup d'úil inquiet en direction de l'arme qui tressautait par la vitre ouverte. Heureusement, il approchait du carrefour. A un coin, une banque, aux trois autres, des commerces.
Le croisement était juste devant lui ; sans doute sa dernière chance. Jugeant la distance, il pila. Tandis que la Triumph tremblait, il vira brusquement à
droite. Il ne disposait que de quelques secondes pour guetter le camion tout en s'éloignant. Mais cela lui suffit : victime de sa propre vitesse, le camion disparut droit dans l'avenue.
Jubilant intérieurement, il fonça jusqu'à un autre carrefour qui donnait sur une rue bordée d'arbres o˘
s'alignaient des maisons de style sudiste. Il changea plusieurs fois de direction, regardant sans arrêt dans son rétroviseur tout en sachant que le camion n'avait pu faire demi-tour.
Respirant bruyamment, il arrêta enfin sa voiture sous les ombres dentelées d'un magnolia dans une rue résidentielle peu éclairée o˘ des BMW, des Mercedes et autres signes extérieurs de richesse indi-quaient qu'il s'agissait d'un quartier abritant le gratin de Georgetown. Il s'obligea à l‚cher le volant. Ses mains tremblaient, il y avait longtemps qu'il n'avait pas été confronté à cette violence imprévue et qu'il refusait. Il rejeta la tête en arrière et ferma les yeux, ahuri de constater à quel point les choses pouvaient changer rapidement. Il n'aimait pas ça... Pourtant une part enfouie de lui-même comprenait, voulait s'impliquer. Ses fiançailles avec Sophia l'avaient temporairement débarrassé de ces fantômes. Avec elle, il n'avait pas besoin du danger qui, par le passé, lui prouvait qu'il était pleinement et activement vivant.
D'un autre côté, au point o˘ en étaient les choses, il n'avait pas le choix.
Les tueurs dans le camion étaient liés au péril mentionné par Bill Griffin. Toutes les questions qu'il avait ruminées en le quittant resurgissaient : qu'y avait-il de si spécial à propos de ce virus ?
que cachait Bill ?
Il enclencha la première et roula avec précaution.
Il n'avait pas de réponses mais peut-être Sophia en possédait-elle. A cette pensée, sa poitrine se serra. Il eut la bouche sèche. Une terrible frayeur lui glaça le sang.
S'ils essayaient de le tuer, peut-être tenteraient-ils de la tuer aussi.
Il consulta sa montre : 2 h 32 du matin.
Il devait l'appeler, l'avertir, mais son portable était chez lui car il n'avait eu aucune raison de l'emporter à Londres. Il lui fallait rapidement trouver une cabine téléphonique. Il aurait davantage de chances dans Wisconsin Avenue, mais il ne voulait pas risquer une nouvelle attaque du camion.
Il devait filer à Fort Detrick. Maintenant.
Il appuya sur le champignon en direction de O Street. De grands arbres défilaient, rendus flous par la vitesse. De vieilles maisons de style victorien ornées de volutes et de toits pointus se dressaient au-dessus des trottoirs comme autant de maisons hantées. Droit devant, une intersection o˘ un lampadaire répandait des taches de lumière gris argenté.
Soudain, les phares d'une voiture surgirent, points brillants dans la nuit. La voiture approchait du croisement en sens inverse et roulait deux fois plus vite que sa Triumph.
Jurant entre ses dents, Smith vérifia le passage pour piétons. Recroquevillé à cause du froid, un homme solitaire venait de descendre du trottoir.
Sous l'effet de l'alcool, il tanguait et chantait faux, traversant la rue, bras ballant comme ceux d'un soldat de bois, droit sur la voiture qui accélérait.
L'ivrogne ne leva pas les yeux. Il y eut un brusque hurlement de freins. Impuissant, Smith vit le pare-chocs de la voiture heurter le piéton, qui s'envola, bras écartés. Sans s'en rendre compte, Smith avait retenu son souffle. Avant même que le poivrot atterrît dans le caniveau, Smith pila. Le chauffard ralentit un instant comme s'il hésitait, puis disparut au coin de la rue.
A peine la Triumph immobilisée, Smith courait déjà vers l'homme à terre. Tous les bruits de la nuit avaient disparu. Les ombres étaient longues et épaisses autour du croisement aux éclairages artifi-ciels. Il s'accroupit pour examiner le blessé ; une autre voiture approchait. Derrière lui, il entendit des freins crisser et la voiture s'arrêter.
Soulagé, il releva la tête et, d'un signe, appela à
l'aide. Deux hommes descendirent et coururent vers lui. Au même instant, Smith sentit que le blessé bougeait.
- Comment vous sentez-vous ?
Il se figea.
La " victime " ne se contentait pas de le jauger de ses yeux calmes et vifs, elle pointait sur lui un pistolet semi-automatique Glock muni d'un silencieux.
- Bon sang, vous êtes pas facile à tuer. quel genre de docteur êtes-vous, d'ailleurs ?
CHAPITRE SIX
2 h 37
Washington, D.C.
L'espace d'un instant, Jon Smith se crut de retour en Bosnie ou en Allemagne de l'Est, quelques années avant la chute du mur. Ombres, souvenirs, rêves brisés, petites victoires et, toujours, la frénésie. Tout ce à quoi il croyait avoir tourné le dos.
Tandis que les deux étrangers dégainaient leurs armes et lui fonçaient dessus, Smith saisit le tueur par le poignet et le bras et le hissa sur ses pieds. Dans un claquement sec, il lui déboîta l'articulation du coude.
L'homme hurla et fit un bond. Son visage p‚lit et se tordit sous l'effet de la douleur. quand il s'évanouit, le Glock tomba sur la chaussée. Tout cela ne prit que quelques secondes. Du moins n'aurait-il pas à le tuer, songea Smith avec un sourire macabre.
D'un seul geste, il s'empara de l'arme, roula sur son épaule et se retrouva sur un genou en position de tir.
Il fit feu. On n'entendit qu'un petit bruit.
Le premier poursuivant s'écroula sur le macadam en se tenant la cuisse ; le second plongea près de lui, arme au poing. Grossière erreur car, devinant ce que l'homme s'apprêtait à faire, Smith esquiva. Le coup frôla sa tempe.
Pas question d'hésiter. Avant que l'homme n'e˚t le temps de réagir, il fit feu une nouvelle fois. La balle explosa dans l'úil droit de l'attaquant, laissant un cratère noir. Le sang coula et l'homme piqua du nez, immobile, mort sans doute.
Smith bondit sur ses pieds et s'avança avec prudence, furieux d'avoir été contraint à tuer. Autour de lui, l'air vibrait. Smith constata que pas une lumière ne s'était allumée. L'heure tardive et les silencieux avaient maintenu le secret de l'embuscade.
Il prit un Beretta de l'armée dans la main molle de l'homme qu'il avait atteint à l'úil et, sans grand espoir, chercha un signe de vie. Il était bien mort.
Ecúuré, il plaça les armes hors d'atteinte des deux blessés. L'homme au coude brisé était toujours inconscient tandis que celui qui avait une balle dans la cuisse débitait un chapelet d'injures à l'adresse de Smith.
Ce dernier n'écoutait même pas. Il fonça vers sa Triumph. A cet instant précis, la nuit fut troublée par le grondement d'un gros camion qui approchait.
Smith pivota. Le camion blanc fonça en direction du carrefour. Il avait réussi à le retrouver.
Comment ?
Dans un combat, il y a un temps pour se battre, et un temps pour prendre ses jambes à son cou. Smith pensa à Sophia et piqua un sprint le long des maisons victoriennes. Dans un jardin, un chien solitaire aboya, un autre lui répondit. Bientôt les appels des animaux retentissaient dans tout le quartier. Alors que les jappements s'apaisaient, Smith se glissa dans l'ombre noire d'une maison victorienne flanquée de tours, de coupoles et d'un grand porche. A cent mètres du croisement, Smith s'accroupit et observa derrière lui. Il repéra les voitures garées puis s'intéressa au camion qui s'était arrêté. Un homme petit et r‚blé avait sauté de la cabine pour se pencher sur les trois corps. Smith ne l'avait jamais vu, mais il reconnut le camion.
Sur un signe impatient, deux hommes sortirent les ramasser tandis que le premier levait le hayon arrière. Six autres descendirent et fouillèrent l'obscurité. Même dans le capricieux clair de lune, Smith distinguait le visage luisant de sueur du chef.
Les deux blessés et le cadavre furent installés dans la voiture, garée près de celle de Smith, qui démarra rapidement en direction du nord. Puis le six-roues s'éloigna, lui aussi, au sud vers le fleuve, tandis que le chef envoyait ses hommes par deux, à la recherche de Smith. Avec un peu de chance, malgré ce qu'avaient pu dire les deux survivants, chacun imaginerait faire le poids face à un scientifique rouillé
de quarante ans, un excentrique dans sa tour d'ivoire qui portait un uniforme militaire par pure bien-veillance. Bien d'autres s'y étaient fourvoyés.
Deux hommes approchaient de sa cachette. Il devrait les neutraliser. Il se retourna et s'éloigna dans l'ombre en s'assurant qu'ils l'entendaient. Ils mor-dirent à l'hameçon et se séparèrent à sa poursuite.
Smith bondit dans le noir.-A deux cents mètres du carrefour, il eut une idée : une demeure coloniale blanche se dressait dans l'ombre au bout d'une petite allée, avec, sur le côté, une gloriette presque invisible dans la nuit, camouflée par les arbres épais et les buissons qui délimitaient la propriété.
Il toussa et gratta ses semelles sur le revêtement pour faire croire qu'il allait se cacher dans la maison. Puis il se glissa dans la gloriette. Il ne s'était pas trompé - à travers le treillage, il avait une bonne vue de la propriété. Il posa le Glock et le Beretta sur un banc, ne prévoyant de les utiliser que pour intimider.
Ce travail devait être accompli en silence et avec rapidité.
Une longue minute passa.
Pouvaient-ils avoir deviné ses plans et appelé les autres ? Etaient-ils en ce moment en train de l'encer-cler ? Pris de panique, il essuya son front du revers de la main.
Deux minutes... trois... Une ombre émergea des arbres et courut vers la gauche de la maison.
Puis une deuxième ombre s'élança vers la droite.
Smith soupira de soulagement. Civils ou militaires, les tueurs étaient prévisibles. Dénuée d'imagination, leur tactique était rudimentaire - charge d'un taureau ou ruse simpliste du collégien qui joue arrière et regarde toujours dans la direction opposée à celle o˘ il compte shooter.
Les deux qui se rapprochaient en tenaille étaient plutôt meilleurs que la plupart, mais comme le général Custer à Little Big Horn ou lord Chelmsford à
Isandhlwana contre les Zoulous, ils avaient divisé
leurs forces, lui permettant de les prendre un par un.
Exactement ce qu'il avait espéré.
Le plus hardi avançait à droite entre la demeure et la gloriette. C'était la brèche. Smith s'approcha de lui par-derrière. Il marcha sur une brindille. Ce petit bruit sec surfit à alerter l'assaillant. Le cúur de Smith s'arrêta. L'homme pivota, prêt à tirer.
Smith agit d'instinct. Un seul coup du poing droit dans la gorge paralysa les cordes vocales, un arc de cercle de la jambe droite projeta sa chaussure contre le cr‚ne de l'homme, qui s'affaissa bien gentiment.
Smith regagna sa planque.
Une minute... deux.
Le plus prudent se matérialisa dans une tache de lumière entre la gloriette et l'homme à terre. Il avait eu le bon sens de décrire un cercle autour de son partenaire sans se faire voir. Mais là s'arrêtait son talent et il courut s'agenouiller près de lui.
- Jerry ? Bon sang, mais...
Smith lui balança un coup de crosse sur la tête.
Puis il tira les deux hommes inconscients à l'intérieur de la gloriette. Accroupi au-dessus d'eux, il reprit son souffle tout en guettant les bruits. Le seul son caractéristique était celui d'une voiture roulant vers le sud. Soulagé, il rebroussa chemin. Tandis qu'il approchait de l'intersection o˘ on l'avait attaqué, il ralentit et tendit l'oreille. On aurait dit que la même voiture roulait vers le nord, cette fois.
Un pistolet dans chaque main, il rampa, s'arrêtant à un mètre du croisement. Les voitures n'avaient pas bougé, sa Triumph l'attendait o˘ il l'avait laissée pour porter secours au faux blessé. Personne en vue.
Le camion n'avait eu aucun moyen de le repérer dans Wisconsin Avenue ou ici. Personne n'avait de la chance à ce point. Pourtant, le camion, la voiture et l'ivrogne avaient bel et bien constitué les éléments d'un piège mortel.
Ils avaient donc su exactement o˘ le trouver.
Il attendit que la lune se couch‚t. La nuit s'obscur-cissait, un grand hibou chassait entre les arbres et, au loin, la voiture continuait de rouler au sud, au nord, encore au sud, s'approchant lentement du croisement.
Satisfait de ne trouver aucune ombre tapie, Smith sauta dans sa voiture, prit une petite lampe de poche dans la boîte à gants et se glissa sous l'arrière de sa Triumph. Décidément, comme il le prévoyait, aucune originalité. Le faisceau de sa torche révéla un émetteur pas plus grand que l'ongle du pouce fixé à
la caisse par un minuscule aimant. Le récepteur était probablement dans le camion ou dans la main du petit chef costaud.
Il éteignit sa lampe torche, la glissa dans sa poche et ôta le mouchard, non sans admirer la créativité du fabricant de cet engin délicat. Alors qu'il ressortait de sous sa voiture, il s'aperçut que la voiture qu'il surveillait était presque au carrefour. Il s'agenouilla près de sa Triumph. Le véhicule roulait lentement cependant que le chauffeur lançait par sa vitre ouverte des journaux qui atterrissaient sur des pelouses ou des allées.
Le chauffeur fit demi-tour.
Smith se releva et siffla. La voiture ralentit au croisement et Smith courut vers la vitre ouverte.
- Puis-je vous en acheter un ?
- S˚r. J'ai toujours quelques exemplaires de rab.
Smith chercha de la monnaie dans sa poche. Il laissa tomber une pièce, se pencha pour la ramasser et, avec un sourire glacial, colla le micro-transmet-teur sous la voiture.
Il se redressa et prit le journal avec un signe de tête.
- Merci. C'est sympa.
La voiture poursuivit sa route et Smith grimpa dans la sienne. Il fila, espérant que sa ruse occuperait ses assaillants suffisamment longtemps pour qu'il p˚t atteindre Sophia. Mais si ces agresseurs avaient un rapport avec l'avertissement de Bill Griffin, ils sauraient le retrouver, lui... et Sophia...
4 h 07
Fort Detrick, Maryland
Le rapport de l'Institut Prince Léopold de médecine tropicale en Belgique était le troisième que lisait Sophia. Elle était trop inquiète pour dormir. Si ce damné général disait vrai, si Jon avait encore suivi une de ses lubies, il allait voir de quel bois elle se chauffait. Pourtant, elle espérait que Kielburger avait vu juste car, en ce cas, elle n'avait aucune raison de s'affoler.
Elle continua d'étudier les derniers rapports mais ce n'est qu'en se penchant sur celui du laboratoire Prince Léopold qu'elle trouva un peu d'espoir. Le Dr René Giscours se rappelait un rapport d'étude qu'il avait lu des années auparavant alors qu'il était en mission dans un hôpital de la jungle loin en amont du fleuve, en Amazonie bolivienne. A l'époque, il luttait contre ce qui semblait être une nouvelle éruption de la fièvre de Machupo, non loin de la ville fluviale de San Joaquin o˘ Karl Johnson, Kuns et MacKenzie avaient, des années auparavant, trouvé le virus mortel. Il n'avait pas eu le temps de s'attarder sur une rumeur non confirmée provenant du lointain Pérou, aussi avait-il pris des notes et oublié le tout.
Le nouveau virus avait réveillé ses souvenirs. Il avait fouillé dans ses papiers et retrouvé ses notes
- mais pas le rapport proprement dit. Il n'empêche qu'elles soulignaient déjà une relation entre hantavirus et symptômes de fièvre hémorragique, ainsi qu'un lien avec les singes.
Sophia se sentit envahie par la rage. Oui ! quand Victor Tremont s'était révélé incapable de l'aider, elle avait douté d'elle-même. Et voilà que le rapport de Giscours confirmait son idée. qu'est-ce que l'USAMRIID avait comme contact là-bas ? Si elle avait raison, il n'y avait eu aucune éruption majeure, ou même mineure, de ce virus depuis lors. Autrement dit, il devait encore être confiné dans un coin reculé
du Pérou.
Elle était en train d'écrire lorsqu'elle entendit la porte de son bureau s'ouvrir. qui... ? L'espoir l'envahit.
Folle de joie, elle pivota sur son fauteuil.
- Jon ? Chéri. O˘ diable...
Elle repéra brièvement quatre hommes autour d'elle. Aucun n'était Jon. Elle crut que sa tête allait exploser. Puis, le noir.
Dans une combinaison de laboratoire, Nadal al-Hassan fouillait méthodiquement le bureau de la femme chercheur. Il lut chaque document, rapport, carnet et mémo. Il étudia chaque dossier. La t‚che était repoussante, il avait enfilé des gants. Il savait que de tels blasphèmes se produisaient dans son propre pays ainsi que dans bien d'autres nations isla-miques, même arabes, mais il ne faisait pas secret de son dégo˚t. Permettre à des femmes d'étudier et de travailler auprès des hommes constituait non seulement une hérésie mais défiait à la fois la dignité des hommes et la chasteté des femmes. Toucher ce que cette femme avait touché le souillait.
Mais cette fouille était nécessaire, aussi y procéda-t-il méticuleusement. Il tomba presque immédiatement sur deux documents très compromettants. L'un était le seul rapport ouvert sur le bureau - émanant de l'Institut Prince Léopold et signé d'un Dr René Giscours. L'autre était la liste, écrite de la main de la femme, des communications téléphoniques extérieures que le directeur de l'USAMRIID
avait apparemment demandée à tous les membres du personnel de dresser chaque mois.
Puis il trouva les réflexions qu'elle avait notées dans ses carnets à propos du rapport belge. Heureusement, cela remplissait une page entière. D'une petite valise de cuir il tira un cutter de graphiste et trancha délicatement le feuillet en question. Il examina la coupure afin de s'assurer qu'elle était invisible puis glissa la page dans sa combinaison. Après cela il ne découvrit plus rien d'important.
Ses trois hommes, déguisés eux aussi, achevaient d'examiner les meubles de rangement.
- J'ai un autre mémo dans un dossier sur le Pérou, dit l'un.
- Un ou deux vieux dossiers concernant un truc en Amérique du Sud, dit un autre.
Le troisième se contenta de secouer la tête.
- Vous avez lu chaque document ? demanda al-Hassan d'un ton sec. Chaque dossier ? Regardé
dans chaque tiroir ?
- Comme vous nous avez dit.
- Avez-vous tout soulevé, tout déplacé ?
- Hé ! on n'est pas des idiots.
Al-Hassan en doutait. Il trouvait la plupart des Occidentaux paresseux et incompétents. Mais à en juger par le capharna˚m dans le bureau, il décida que cette fois ils avaient fait les choses à fond.
- Parfait. Effacez maintenant toute trace de notre passage.
Tandis qu'ils se remettaient au travail en gromme-lant, al-Hassan enfila une deuxième paire de gants blancs en caoutchouc, plus épais, cette fois. Il prit un petit conteneur de métal réfrigéré dans sa mallette de cuir, fit sauter le sceau de pressurisation et en extirpa un flacon de verre. Il saisit une seringue dans sa mallette et la remplit du contenu du flacon. Il en fit une injection dans la veine de la cheville gauche de Sophia.
Au contact de l'aiguille, elle frémit à peine et émit un grognement.
Les trois hommes entendirent, se retournèrent et leur visage devint terreux.
- Poursuivez votre t‚che, ordonna al-Hassan avec dureté.
Ils baissèrent les yeux et déglutirent. Alors qu'ils achevaient de remettre le bureau en ordre, al-Hassan rangea la seringue utilisée dans un conteneur en plastique, le scella et enferma le tout dans sa mallette. Ils indiquèrent qu'ils avaient terminé. Al-Hassan inspecta une fois encore le bureau. Satisfait, il leur ordonna de partir. Jetant un dernier regard à
Sophia immobile, il constata que la sueur perlait sur son visage. Lorsqu'elle gémit, il eut un sourire et sortit à son tour.
CHAPITRE SEPT
4 h 14
Thurmont, Maryland
Arbres et buissons frémissaient sous la brise légère o˘ flottait l'odeur des pommes pourrissant au sol.
Typique de la Nouvelle-Angleterre coloniale, la maison de Jon Smith, en forme de boîte à sel, s'appuyait à la montagne Catoctin. L'endroit était plongé dans l'obscurité ; pas même la lampe du perron pour l'accueillir, ce qui lui laissa penser que Sophia était encore au labo. Mais il devait s'en assurer.
Il était à une cinquantaine de mètres, accroupi derrière un 4x4, observant la maison, la cour et la rue.
Il eut tôt fait de repérer les signes révélateurs. Le tronc du vieux pommier semblait trop épais : quelqu'un se dissimulait derrière. Plus loin, presque caché par deux grands chênes, le capot d'une Mercedes noire dépas-sait de l'allée des voisins qui, à la connaissance de Smith, ne possédaient qu'une Buick 2000 Le Sabre immanquablement rangée dans leur garage.
Considérant la vitesse à laquelle il avait roulé
depuis Georgetown sur les routes quasi désertes, les deux guetteurs n'avaient pu le doubler. Autrement dit, il existait une deuxième équipe de surveillance, ce qui l'alarma vivement.
Devant, la sentinelle avait vue sur l'allée et les portes du garage. Sans doute un homme était-il tapi à l'arrière pour couvrir cette partie de la propriété.
Mais poster un gars pour surveiller le côté extérieur du garage e˚t été inutile.
Eprouvant ce mélange de peur et d'excitation familier à tout soldat, il emprunta une petite allée puis fonça derrière les maisons au-delà de sa rue. Il retraversa hors de vue de ses poursuivants, franchit le bouquet de sycomores et fit les cinq derniers mètres jusqu'au garage en rampant.
Il tendit l'oreille. Aucun bruit derrière la maison.
Il se releva pour regarder à l'intérieur et soupira de soulagement.
Vide. La vieille Dodge verte n'était pas là. Sophia était sans doute encore à Fort Derrick. En ce cas, elle n'avait pas eu son message, ce qui expliquait que le perron était dans le noir. Il se sentit tout de suite mieux.
Revenant sur ses pas, il se h‚ta vers sa Triumph et roula jusqu'à une cabine téléphonique située à cinq cents mètres. Impatient d'entendre la voix de Sophia, il composa le numéro de son bureau. Au bout de quatre sonneries, le répondeur s'enclencha. " Je suis absente pour le moment. Merci de laisser un message. Je vous rappellerai dès que possible. "
Son ton à la fois enjoué et volontaire provoqua en lui une douleur mêlée d'un sentiment indéfinissable.
La solitude ?
Il fit un autre numéro. La voix qui répondit était toute professionnelle, ce qui était rassurant, vu les circonstances.
- Armée des Etats-Unis, Fort Derrick. Sécurité.
- Ici le lieutenant-colonel Jonathan Smith, USAMRIID.
- Identité de la base, mon colonel.
Il donna son numéro.
Silence.
- Merci, mon colonel. que puis-je pour vous ?
- Veuillez me passer le bureau du garde.
Cliquetis, bips, nouvelle voix.
- USAMRIID. Sécurité. Grasso.
- Grasso ? Jon Smith. Ecoutez...
- Eh, vous êtes revenu, mon colonel ? Tout va bien ? Justement, le Dr Russell demandait...
- Je vais bien, Grasso. C'est à propos du Dr Russell que j'appelle. Elle ne répond pas au téléphone.
Savez-vous o˘ je peux la trouver ?
- Elle est sur la liste de nuit qu'on m'a remise à
mon arrivée et je ne l'ai pas vue partir.
- A quelle heure avez-vous pris votre service ?
- Minuit. Elle est sans doute au labo et n'a pas entendu la sonnerie.
Smith jeta un coup d'úil à sa montre : 4 h 42.
- Pourriez-vous monter voir ?
- Bien s˚r, mon colonel. Je vous rappelle.
Smith donna le numéro de la cabine. Les secondes semblaient des minutes, et plus le temps passait plus Smith avait du mal à respirer.
Lorsque le téléphone sonna enfin, il sursauta presque.
- Oui?
- Pas là, mon colonel. Le bureau et le labo sont fermés.
- Rien d'inquiétant ?
- Non. Tout est rangé et recouvert. Je vois pas comment j'ai pu la rater, ajouta Grasso, sur la défensive. Elle a peut-être pris une autre sortie. Vous pour-riez vérifier auprès du garde de la grille.
- Merci, Grasso. Vous pouvez me le passer ?
- Ne quittez pas, Doc.
Une voix endormie répondit.
- Fort Derrick. Grille. Schroeder.
- Ici le lieutenant-colonel Jonathan Smith, USAMRIID. Le Dr Sophia Russell a-t-elle quitté la base ce soir, Schroeder ?
- Aucune idée, mon colonel. Je connais pas le Dr Russell. Essayez le gars à l'USAMRIID.
Smith jura intérieurement. Les gardes civils changeaient sans arrêt et faisaient de plus longues heures que les MP. Tout le monde savait qu'il leur arrivait de somnoler dans leur cabine. La barrière arrêtait les voitures à l'entrée et, si ce n'était pas le cas, le bruit aurait réveillé les gardiens. Mais rien n'empêchait les voitures de sortir.
Il raccrocha. Sophia n'avait peut-être pas eu le courage de faire tout le chemin jusqu'à Thurmont.
Elle était probablement dans son ancien appartement à Frederick ; elle venait de le vendre mais n'avait pas encore tout déménagé. Il pouvait appeler là-bas mais cela ne lui apprendrait rien. quand ils faisaient le tour du cadran au labo, Sophia et lui coupaient la sonnerie du téléphone pour s'assurer quelques heures de sommeil.
Comme il roulait à grande vitesse, il gambergeait.
Elle était si fatiguée qu'elle avait quitté le labo par une des portes latérales pour ne croiser personne. Logique.
C'est ça qu'elle avait d˚ faire. Le gardien de l'entrée l'avait ratée, somnolant selon toute vraisemblance.
Elle devait dormir dans son appartement. Il se glisserait dans le lit à côté d'elle. Elle sentirait sa présence sans se réveiller. Elle sourirait dans son sommeil, mur-murerait et s'approcherait pour le toucher. Sa hanche se presserait contre la sienne. Il sourirait, poserait un léger baiser sur son épaule, la regarderait dormir avant de s'endormir à son tour. Il...
Peu de guides donnent Fort Detrick pour une des attractions de la cité historique de Frederick. Avec sa clôture grillagée et son poste de garde à l'entrée, Detrick était une base militaire de sécurité minimum au milieu d'une zone résidentielle. L'immeuble de Sophia se situait à trois cents mètres. Garé dans la rue, Smith ne décela pas le moindre signe d'une surveillance. Il sortit de sa Triumph, referma doucement la portière et tendit l'oreille. Il perçut les toux dis-tantes des dormeurs, un rire occasionnel ou une voix qui montait sous la colère et l'ébriété. Une voiture solitaire vira dans un crissement de pneus. Le bour-donnement constant de la ville.
Mais pas de bruits ni de mouvements furtifs qu'il p˚t identifier comme une menace.
Avec sa clef, il ouvrit la porte d'entrée du petit immeuble et traversa le hall recouvert de moquette qui menait aux ascenseurs. A cette heure, tous étaient vides.
Au troisième étage, il sortit avec prudence, Glock au poing. Ses pas résonnaient dans le couloir. Une fois devant la porte, il prêta de nouveau l'oreille.
Rien. Il tourna la clef ; le cliquetis de la serrure résonna comme une explosion.
Il poussa la porte en silence et plongea sur la moquette à l'intérieur.
L'appartement était dans le noir. Rien ne bougeait.
La main de Smith sentit un film de poussière sur la table près de la porte.
Il se releva et traversa avec souplesse le salon à
l'extrémité duquel un petit corridor débouchait sur les deux chambres. Elles étaient vides, les lits encore faits. La cuisine ne montrait pas le moindre signe qu'on y avait mangé ou même préparé un café.
L'évier était sec. Le réfrigérateur, silencieux, coupé
depuis des semaines.
Elle n'était pas passée à l'appartement.
Sous le choc, Smith retourna dans le salon comme un robot. Il alluma la lumière et chercha des traces d'attaque, de blessure, voire de fouille.
Mais l'appartement était aussi propre et intact qu'une salle de musée.
S'ils l'avaient tuée ou enlevée, ce n'était pas ici.
Elle n'était pas au labo. Elle n'était pas chez lui à
Thurmont. Elle n'était pas à l'appartement. Et il ne possédait pas la plus infime indication de ce qu'il lui était arrivé.
Autant l'admettre, il avait besoin d'aide.
La première étape consistait à appeler la base et à
donner l'alerte sur sa disparition. Puis la police. Le FBI. Il s'emparait du téléphone portable quand il se pétrifia.
Dans le couloir, des pas résonnaient le long des murs.
Il éteignit la lumière et reposa le combiné. Il se posta derrière le canapé, genou à terre, visant la porte.
quelqu'un avançait vers l'appartement de Sophia, le pas inégal, se cognant dans les murs, progressant par bonds. Un ivrogne rentrant chez lui ?
Les pas s'arrêtèrent. Bruit sourd et violent contre la porte de Sophia. Respiration hachée. Une clef se battait contre la serrure.
Jon était tendu à craquer. La porte s'ouvrit violemment.
Dans le faisceau de lumière, Sophia titubait. Ses vêtements étaient déchirés et tachés comme si elle avait rampé dans un ruisseau.
Smith bondit en avant.
- Sophia !
Il la rattrapa au moment o˘ elle s'écroulait.
- Tu es... tu es revenu, chéri. O˘... o˘ étais-tu ?
- Je suis désolé, Soph. J'ai pris une journée, je voulais...
La main de Sophia se tendit pour l'interrompre. Sa voix délirait.
- ... labo... au labo... quelqu'un... assommée...
Elle retomba dans ses bras, inconsciente. Sa peau était livide. Deux taches de fièvre brillaient sur ses joues. Son beau visage était un masque de douleur.
Elle était terriblement malade. que lui était-il arrivé ? Ce n'était pas que de l'épuisement.
- Soph ? Soph ! Ma chérie !
Aucune réaction. Elle était molle et inconsciente.
Ebranlé, terrifié, il réagit en médecin. Il l'allongea sur le canapé, s'empara du portable et composa le 911 tout en contrôlant son pouls et sa respiration. Le pouls était faible et rapide. Elle cherchait son souffle.
Elle était br˚lante. Tous les symptômes de la détresse respiratoire assortie de fièvre.
Il hurla dans l'appareil :
- Syndrome de détresse respiratoire ! Dr Jonathan Smith ! Vite, nom de Dieu !
La camionnette anonyme était quasi invisible derrière l'arbre dans la rue de Sophia Russell. Au-dessus, la faible lumière d'un lampadaire perçait à peine la nuit, offrant aux occupants du véhicule l'obscurité
et le camouflage idéaux.
Assis au volant, Nadal al-Hassan dit :
- Le Dr Russell n'aurait pas d˚ pouvoir quitter seule le laboratoire. Elle n'aurait jamais d˚ aller si loin.
- Mais elle l'a fait.
Le visage rond de Griffin était sans expression.
Dans les ténèbres, ses cheveux bruns étaient ébène.
Ses larges épaules et son corps musclé semblaient détendus. Son ton était plus dur et plus froid que lorsqu'il avait rencontré son ami Jon Smith quelques heures plus tôt à Washington.
- J'ai obéi aux ordres concernant la femme, commenta al-Hassan. C'était le seul moyen de s'en occuper sans attirer les soupçons.
L'implication soudaine de Jon avait pris Griffin au dépourvu. Il avait essayé de le prévenir, mais al-Hassan avait envoyé Maddux après Jon avant même qu'il n'e˚t le temps de réfléchir à l'idée de s'enfuir. Cela lui avait montré que l'avertissement était justifié, mais maintenant qu'on avait attaqué cette femme, Jon n'allait pas reculer. Comment diable sauver son meilleur ami, désormais ?
Al-Hassan et lui attendaient que les autres eussent retrouvé la trace de Smith après l'appel de leur taupe à l'USAMRIID, le faux spécialiste quatre Adèle Schweik, sur le téléphone cellulaire d'al-Hassan. Le détecteur de mouvement qu'elle avait implanté dans le bureau et dans le laboratoire de Sophia Russell ne captait rien. quand, sur la caméra vidéo cachée, elle avait vu Sophia quitter son bureau en titubant, elle avait foncé à Fort Detrick. Mais, le temps qu'elle arrive, Russell avait disparu.
- Elle était incapable de conduire dans cet état, avait dit Schweik à al-Hassan, alors j'ai fouillé dans son dossier. Elle possède un appartement près de la base.
Ils avaient roulé droit jusque-là pour trouver l'ambulance déjà sur place et l'immeuble éveillé par le remue-ménage. Aucun moyen d'entrer sans attirer l'attention.
- De toute façon, dit Bill Griffin, si elle réussit à
parler et en dit trop à Smith, le boss ne va pas apprécier. Et regardez !
quatre ambulanciers poussaient une civière et franchissaient les portes d'entrée. Jon Smith marchait à côté, penché vers la femme sur le brancard, lui tenant la main. Apparemment oublieux de tout, il parlait, parlait.
Al-Hassan jura en arabe.
- On aurait d˚ être au courant pour l'appartement.
Griffin devait prendre le risque qu'al-Hassan le déteste encore un peu plus s'il voulait pousser l'Arabe à la faute.
- Mais on ne l'était pas, et maintenant, ils dis-cutent. Elle est vivante. Vous avez tout foiré, al-Hassan. On va vous tanner le cuir, pour ça. Bon, qu'est-ce qu'on fait ?
- On les suit jusqu'à l'hôpital. Puis on lui règle son compte une bonne fois pour toutes. Et lui avec.
Il se tourna vers Griffin. Celui-ci savait qu'al-Hassan guettait en lui le plus petit indice de réticence à l'idée de tuer Jon : une infime raideur, un léger tres-saillement, un microscopique frémissement.
Au lieu de quoi, Griffin désigna l'ambulance du menton. Son expression était glaciale.
- Il faudra peut-être s'en débarrasser s'ils ont entendu quelque chose. J'espère que vous êtes paré
à cette éventualité. Vous n'allez pas pleurnicher dans mon giron, n'est-ce pas ? Ni jouer les poules mouillées ?
Al-Hassan se hérissa.
- Je n'avais pas pensé aux ambulanciers. Bien s˚r, nous les exécuterons si c'est nécessaire.
Ses yeux se plissèrent et il marqua une pause.
- Il est possible que Jon Smith parle à un cadavre. L'amour rend idiots les plus intelligents.
Nous verrons si elle meurt sans qu'on l'aide. En ce cas, nous n'aurons que Jon Smith à éliminer. Cela nous simplifiera la t‚che, non ?
CHAPITRE HUIT
5 h 52
Frederick, Maryland
Aux soins intensifs, Sophia, isolée par des rideaux, haletait malgré l'oxygène qu'on lui insufflait. Insensible à sa propre douleur, elle était branchée à un appareillage ultramoderne. Smith tenait sa main fié-vreuse et voulait hurler aux appareils : " C'est Sophia Russell. Nous parlons ensemble. Rions ensemble. Travaillons ensemble. Nous faisons l'amour. Nous vivons ! Nous allions nous marier au printemps. Elle va se remettre et nous nous marierons dans quelques mois à peine. Nous allons vivre ensemble, vieillir ensemble, être vieux, et grisonnants et toujours amoureux. "
Il se pencha plus près et dit d'une voix ferme :
- «a va aller, Soph, ma belle.
Comme il l'avait été avec un nombre incalculable de jeunes soldats déchiquetés dans les unités MASH
au front, il se montra rassurant :
- Tu seras bientôt sur pied et en pleine forme.
Sa voix ne trahissait ni son inquiétude ni son angoisse, car il devait leur remonter le moral ; il y avait toujours de l'espoir. Mais cette fois, c'était Sophia et il devait lutter plus dur que jamais pour cacher son désespoir.
- Tiens le coup, ma chérie, c'est tout ce qu'on te demande. Je t'en supplie, ma belle, murmura-t-il, accroche-toi.
Lorsqu'elle était encore consciente, elle avait essayé de lui sourire entre deux inspirations pénibles. Elle avait serré faiblement sa main, épuisée par la fièvre et la lutte pour respirer.
- ... o˘... étais... tu... ?
Tendrement, il avait posé un doigt sur ses lèvres.
- N'essaie pas de parler. Il faut que tu te concentres sur ta guérison. Dors, ma chérie. Repose-toi.
Ses paupières se fermèrent comme un rideau à la fin d'une pièce de thé‚tre. Sophia paraissait se concentrer, mobilisant toutes ses facultés pour vaincre le mal qui l'attaquait. Jon observait la peau translucide, les os fins, l'arc gracieux des sourcils.
Son visage avait toujours eu cette beauté raffinée, rendue, Dieu sait pourquoi, encore plus attirante par l'intelligence qu'il recelait. Mais tandis que la fièvre la dévastait, elle était p‚le et frêle sur les draps blancs.
Un filet de sang s'écoula de sa narine gauche.
Etonné, Smith l'épongea avec un mouchoir en papier et fit signe à l'infirmière.
- Arrêtez ce saignement.
L'infirmière s'empara d'une boîte de compresses.
- Elle a d˚ se rompre un capillaire du nez, la pauvre petite.
Sans répondre, Smith traversa la chambre emplie d'appareils et de lumières clignotantes pour se rendre à l'endroit o˘ le Dr Josiah Withers, pneumologue de l'hôpital, le Dr Eric Mukogawa, interne à
Fort Derrick, et le capitaine Donald Gherini, meilleur virologue de l'USAMRIID, se consultaient à voix basse. Ils levèrent les yeux sur Smith, leurs visages étaient soucieux.
- Alors ?
- Nous avons essayé tous les antibiotiques possibles, lui dit le pneumologue. Mais on dirait plutôt un virus, docteur Smith. Tous nos efforts pour soulager les symptômes ont été vains. Elle ne réagit à
rien.
Smith jura.
- Trouvez quelque chose ! Il faut au moins la sta-biliser !
- Jon, intervint le capitaine Gherini en lui mettant la main sur l'épaule, cela ressemble au virus qu'on a reçu au labo le week-end dernier. Tous les laboratoires P4 du monde travaillent dessus, et pour l'instant nous sommes incapables de l'identifier et de le traiter. On dirait un hantavirus, mais ça n'en est pas un. Du moins pas l'un de ceux que nous connaissons.
Il fit une grimace et hocha tristement la tête.
- Elle a d˚ être contaminée d'une façon ou d'une autre...
Smith fixa Gherini du regard.
- Etes-vous en train de me dire qu'elle a commis une erreur au labo, Don ? Dans la zone à hauts risques ? Impossible ! Elle est bien trop prudente et adroite pour ça !
- Nous faisons tout notre possible, mon colonel, observa l'interne avec calme.
- Alors faites plus ! Faites mieux ! Trouvez quelque chose, pour l'amour du ciel !
- Docteurs ! Colonel !
L'infirmière se tenait au-dessus du lit des soins intensifs sur lequel le corps entier de Sophia était secoué de soubresauts, comme pour tenter une dernière et longue respiration.
Smith repoussa les autres et accourut vers elle.
- Sophia !
Comme il arrivait à son chevet, elle tenta de sourire.
Il lui prit la main.
- Chérie ?
Elle ferma les yeux et sa main devint molle.
- Non ! hurla-t-il.
Elle s'affaissa sur son lit comme après un long voyage. Sa poitrine cessa de bouger. Son long combat haletant prit fin, il y eut un silence, brutal, irrévocable. Le sang jaillit de son nez et de sa bouche.
Horrifié, incrédule, Smith tourna la tête pour lire le moniteur. Une ligne verte traversait l'écran. Régulière. Une ligne plate. La mort.
- Pelles ! hurla-t-il.
Réprimant un sanglot, l'infirmière posa les élec-trodes.
Il luttait contre la panique. Il se rappela qu'il avait soigné des corps blessés au cours d'échauffourées sanglantes dans tous les points chauds de la planète.
C'était un médecin aguerri. Il sauvait des vies. C'était son métier. Son point fort. Il allait sauver Sophia. Il pouvait le faire.
Les yeux sur le moniteur, il déclencha les défibrillateurs. Le corps de Sophia se courba en arc de cercle et retomba.
- Encore une fois !
Il fit cinq tentatives, augmentant chaque fois l'intensité du choc. Il se dit qu'il avait d˚ lui briser le dos. Il était presque s˚r qu'elle avait réagi au moins une fois. Elle ne pouvait pas être morte.
C'était impossible.
Le capitaine Gherini lui effleura le poignet.
- Jon?
- Non!
Il envoya une nouvelle décharge. Le tracé demeura plat. Il y avait s˚rement une erreur. Un cauchemar.
C'est ça, il dormait et faisait un cauchemar. Sophia était pleine de vie, belle comme un jour d'été. Sa Mademoiselle-je-sais-tout, qui adorait le taquiner...
- Encore une fois, lança-t-il d'un ton sec.
Le pneumologue entoura de son bras les épaules de Smith.
- Jon, l‚che ça.
Smith leva les yeux sur lui.
- quoi ?
Mais il l‚cha les défibrillateurs que Withers récupéra.
- Je suis vraiment désolé, Jon, dit le Dr Mukogawa. Nous le sommes tous. C'est atroce. Incompréhensible. Nous allons vous laisser seul un moment, ajouta-t-il en désignant les autres. Il vous faudra du temps.
Ils sortirent l'un après l'autre. Les rideaux se refermèrent autour du lit de Sophia. Transi de douleur, Jon tremblait de tous ses membres. Il tomba à
genoux et appuya son front contre le bras inerte de Sophia. Il était chaud. Elle allait bouger, se redresser et rire, lui dire que c'était juste une mauvaise plaisanterie.
Une larme roula sur sa joue. Il l'essuya avec rage.
Puis il ôta la tente à oxygène pour mieux voir Sophia.
Elle semblait encore si vivante, sa peau était rose et moite. Il s'assit sur le lit tout près d'elle et prit ses deux mains dans les siennes. Il baisa ses doigts.
La première fois que je t'ai vue, tu étais ravissante.
Tu envoyais ce pauvre chercheur à tous les diables parce qu'il avait mal lu une lame. Tu es une grande scientifique, Sophia. La meilleure que j'aie jamais eue.
Et la seule femme que j'aie jamais aimée...
Il resta assis là, à lui parler en pensée, tout son amour pour elle jaillissant. Parfois il lui pressait la main exactement comme lorsqu'ils allaient au cinéma. Baissant les yeux, il s'aperçut que ses larmes avaient mouillé le drap. Un long moment s'écoula avant qu'il dise enfin :
- Au revoir, ma belle.
Dans la salle d'attente de l'hôpital, c'en était fini du rythme lent de la nuit, mais l'agitation du matin était encore à venir. Seul, malheureux, engourdi, Smith était affalé dans un fauteuil.
Le premier jour o˘ Sophia était entrée dans le laboratoire de l'USAMRIID, elle avait commencé à
parler avant même qu'il n'e˚t levé les yeux de son microscope.
- Randi vous déteste, lui avait-elle dit. Je me demande pourquoi. C'était bien de votre part de reconnaître votre responsabilité et d'exprimer vos regrets. Visiblement, vous étiez sincère.
Sur ce flot de paroles, il s'était retourné et avait su une fois de plus pourquoi il avait harcelé l'armée jusqu'à ce qu'on la prît à Fort Detrick. Il avait repéré
Sophia au laboratoire du National Institutes of Health o˘ elle avait fustigé le chercheur insouciant.
Puis il l'avait retrouvée par hasard chez sa súur, Randi. Ces deux rencontres lui avaient suffi pour avoir envie de la revoir. Sous le regard furieux de Randi, il s'était perdu dans la contemplation de Sophia, de ses longs cheveux blonds relevés en queue de cheval, de sa silhouette aux courbes harmonieuses.
L'intérêt qu'il lui portait ne lui avait pas échappé.
Ce premier jour au labo de l'USAMRIID, elle lui avait dit:
- Je vais prendre la paillasse vide là-bas. Cessez de me dévisager, que je me mette au travail. Tout le monde prétend que vous êtes un excellent médecin de terrain. Je le respecte. Mais je suis meilleur chercheur que vous ne le serez jamais, autant vous y habituer tout de suite.
- Je m'en souviendrai.
Elle l'avait regardé droit dans les yeux.
- Et gardez popaul à l'abri tant que je ne vous aurai pas dit de le sortir.
- Je peux attendre, avait-il répondu, amusé.
La salle d'attente était un îlot hors du temps, hors du monde. Des souvenirs fous se déchaînaient dans l'esprit de Smith. Il perdait les pédales. Il faudrait annuler le mariage. Les traiteurs, la limousine, le...
Annuler tout.
Mon Dieu, que faisait-il ?
Il secoua violemment la tête. Essaya de se concentrer. Il était à l'hôpital.
La lumière de l'aube teintait de rose et de jaune les b‚timents d'en face. Il devrait remettre sa tenue de cérémonie dans la naphtaline.
O˘ était-elle, ces dernières semaines ? Il n'aurait pas d˚ la quitter. Il n'aurait jamais d˚ lui procurer ce poste.
Combien de gens avaient-ils invités au mariage ?
Il fallait écrire à chacun. Personnellement. Leur dire qu'elle était partie... partie...
Il l'avait tuée. Sophia. Il avait incité l'USAMRIID
à lui faire une offre si alléchante qu'elle l'avait acceptée : elle en était morte. Il l'avait désirée dès l'instant qu'il l'avait vue chez sa súur. quand il avait essayé
de lui expliquer combien il était désolé de la mort de son fiancé, Randi, trop en colère, ne l'avait pas écouté. Mais Sophia avait compris. Il l'avait lu dans ses yeux... ces yeux noirs, si intenses, si gais, si vivants...
Prévenir sa famille. Mais elle n'avait pas de famille.
Seulement Randi. Prévenir Randi.
Il se hissa sur ses pieds pour trouver un téléphone.
La Somalie surgit devant ses yeux. Il avait été affecté
sur un navire hôpital lors d'un débarquement mineur visant à ramener l'ordre et protéger ses compatriotes dans un pays déchiré par la lutte entre deux seigneurs de la guerre qui avaient divisé Mogadicio et le pays. On l'avait appelé dans la brousse pour soigner un major atteint d'une fièvre non identifiée.
Epuisé après une garde de vingt-quatre heures, il avait diagnostiqué la malaria mais il s'était révélé par la suite qu'il s'agissait de la fièvre de Lassa, beaucoup moins connue, beaucoup plus létale. Le major était mort avant qu'on n'e˚t pu corriger le diagnostic et modifier les soins.
L'armée l'avait blanchi de tout soupçon. C'était une erreur que bien des médecins plus expérimentés
- peu familiers avec la virologie - avaient commise auparavant et commettraient de nouveau. En outre, le virus de Lassa tuait même avec les meilleurs trai-
tements. Il n'existait pas de remède. Smith savait cependant qu'il s'était montré arrogant, si imbu de sa personne qu'il avait tardé à demander de l'aide. Le remords l'avait poussé à insister auprès de l'armée pour être affecté à Fort Detrick afin d'y devenir expert en virologie et en microbiologie.
Là, après avoir véritablement compris que le virus de Lassa était rare comparé à celui de la malaria, il avait enfin accepté son erreur comme un risque de la médecine sur le terrain en un lieu lointain. Mais le major était le fiancé de Randi Russell, et Randi n'avait jamais pardonné à Smith, jamais cessé de lui imputer son décès. Maintenant, il devait lui dire qu'il avait tué une autre personne qu'elle aimait.
Il s'effondra sur le canapé.
Sophia. Soph. Il l'avait tuée. Sophia chérie. Ils devaient se marier au printemps, elle était morte. Il n'aurait jamais d˚ l'amener à Detrick. Jamais !
- Colonel Smith ?
La voix semblait lui parvenir à travers des tonnes d'eau, au fond d'un lagon trouble. Il vit une forme, un visage. Il remonta à la surface, clignant des yeux sous la lumière brutale.
- Smith ? «a va ? s'enquit le général de brigade Kielburger au-dessus de lui.
Atterré, il comprit soudain. Sophia était morte.
Il se redressa sur son siège.
- Je veux être présent à l'autopsie ! Je...
- Du calme. Ils n'ont pas encore commencé.
Smith le foudroya du regard.
- Pourquoi ne m'a-t-on rien dit à propos de ce nouveau virus, bon sang ? Vous saviez parfaitement o˘ j'étais, nom de Dieu !
- Ne prenez pas ce ton avec moi, colonel ! On ne vous a pas contacté parce que l'affaire ne semblait pas urgente - un seul soldat en Californie. Le temps qu'on nous rapporte les deux autres cas, vous deviez rentrer dans les vingt-quatre heures de toute façon.
Si vous étiez revenu selon les ordres, vous auriez été
au courant. Et peut-être... Smith serra les poings.
Kielburger était-il en train de suggérer qu'il aurait pu sauver Sophia par sa seule présence ? Ses épaules s'affaissèrent de nouveau. Il n'avait pas besoin du général. Depuis l'aube, il se reprochait déjà tout.
Il se leva d'un bond.
- Il faut que je passe un coup de fil.
Il se dirigea vers le téléphone près des ascenseurs et appela Randi Russell chez elle. Au bout de deux sonneries, le répondeur s'enclencha et Smith entendit la voix de Randi, précise, un peu trop directe :
" Randi Russell. Je ne peux parler maintenant. Après le bip, laissez un message... Merci. "
Ce " merci " arrivait à contrecúur, comme si une voix intérieure lui avait soufflé de ne pas être professionnelle à longueur de temps. C'était bien de Randi.
Il composa son numéro à l'Institut d'enquêtes des Affaires étrangères, un comité d'experts en questions internationales. Ce message était encore plus cassant. " Russell. Laissez un message. " Pas de merci, cette fois, même après coup.
Plein d'amertume, il envisagea de laisser le même genre de message : " Ici Smith. Mauvaise nouvelle.
Sophia morte. Désolé. " Mais il se contenta de raccrocher. Le moyen de laisser un faire-part de décès sur un répondeur ! Il continuerait à essayer de la joindre, quoi qu'il en co˚t‚t. S'il n'avait pas réussi demain, il expliquerait tout à son patron et lui demanderait de dire à Randi de l'appeler. que faire d'autre ?
Souvent partie pour de longs voyages d'affaires, Randi n'était pas du genre à s'attarder, ni à s'attacher.
Elle voyait rarement sa súur. Sophia et lui étant de plus en plus proches, Randi téléphonait rarement, ne passait jamais.
De retour dans la salle d'attente, il retrouva un Kielburger impatient dans son uniforme au pli impeccable et ses chaussures cirées.
- Parlez-moi de ce virus, fit Smith en s'affalant sur un siège. O˘ a-t-il émergé ? De quelle sorte est-il ? Encore un hémorragique comme celui du Machupo ?
- Oui et non, répondit le général. Le major Keith Anderson est mort vendredi soir à Fort Irwin d'un syndrome de détresse respiratoire. Il ne s'agissait pas d'un SDRA habituel car il y avait une hémorragie intra-alvéolaire massive et du sang dans la cavité
pleurale. Le Pentagone nous a alertés et nous avons reçu des échantillons de sang et de tissus tôt samedi matin. Entre-temps, deux autres décès s'étaient produits, l'un à Atlanta, l'autre à Boston. En votre absence, j'ai nommé le Dr Russell responsable et l'équipe a travaillé 24 heures sur 24. quand nous avons dressé la carte de l'ADN par élimination, il s'est révélé différent de tout virus connu. Il n'a pas réagi aux échantillons d'anticorps que nous possédions pour chaque virus. J'ai décidé de mettre dans le coup le CDC et les laboratoires P4 mondiaux, mais tout est encore négatif. C'est nouveau et c'est mortel.
Dans le couloir, le Dr Lutfallah, anatomo-patholo-
giste de l'hôpital, passa avec deux garçons de salle qui poussaient une civière recouverte d'un drap. Il fit un signe de tête à Smith.
Le général poursuivit :
- Ce que je veux que vous fassiez...
Smith n'écoutait plus. Il y avait plus important.
Bondissant sur ses pieds, il suivit le cortège jusqu'à
la salle d'autopsie.
Emiliano Coronado, garçon de salle à l'hôpital, se glissa dans la ruelle de service pour fumer une cigarette. Fier de l'audace et de la gloire de ses lointains ancêtres, il se tenait droit, épaules redressées. Dans sa rêverie, il parcourait le vaste Colorado quatre siècles plus tôt, à la recherche des Cités de l'or.
Une douleur brutale lui déchira la gorge. Sa cigarette tomba et ses visions de gloire sombrèrent dans les ordures jonchant la ruelle sombre. Une lame de couteau avait entaillé son cou jusqu'au sang et appuyait sur la blessure.
- Pas un bruit, fit une voix derrière lui.
Terrifié, Emiliano réussit tout juste à émettre un faible grognement.
- Parle-moi du Dr Russell.
Comme un rasoir, la lame de Nadal al-Hassan s'enfonça en signe d'encouragement.
- Elle est vivante ?
Coronado essaya de déglutir.
- Elle morte.
- qu'a-t-elle dit avant de mourir ?
- Rien... elle dit rien à personne.
La pression du couteau s'accentua.
- Tu en es s˚r ? Pas au colonel Smith, son fiancé ? Cela ne semble pas possible.
Emiliano était désespéré.
- Elle inconsciente, vous savez ? Comment, pour parler ?
- Cela est très bien.
L'arme blanche fit son office et Emiliano s'écroula.
Son sang trempa les ordures. Il était mort.
Al-Hassan regarda soigneusement autour de lui. Il s'éloigna et fit le tour du p‚té de maisons o˘ attendait la camionnette.
- Alors ? demanda Bill Griffin tandis qu'al-Hassan grimpait dans le fourgon.
- Si j'en crois le garçon de salle, elle n'a rien dit.
- Il est donc possible que Smith ne sache rien. En ce cas, c'est peut-être une bonne chose que Maddux l'ait raté à Washington. Deux meurtres à l'USAMRIID augmenteraient le risque de leur mettre la puce à l'oreille.
- J'aurais préféré que Maddux le tue. Nous n'aurions pas cette conversation.
- Mais ce n'est pas le cas et nous pouvons reconsidérer les choses.
- Nous n'avons aucun moyen d'être certains qu'elle ne lui a pas parlé dans son appartement.
- Sauf si elle n'a jamais repris connaissance.
- Elle était encore consciente quand elle est arrivée dans l'immeuble, répliqua al-Hassan. Notre chef n'aimera pas l'idée qu'elle ait pu mentionner le Pérou.
- Je ne vais pas le répéter indéfiniment, al-Hassan, lança Griffin avec agacement, trop de cadavres et de morts inexpliquées attireront l'attention. Surtout si Smith a raconté l'attaque dont il a été l'objet.
Le boss apprécierait encore moins.
Al-Hassan hésitait. Il n'avait pas confiance en Griffin, mais l'ancien du FBI pouvait avoir raison.
- Nous n'avons qu'à le laisser décider de la suite à donner.
Bill Griffin se sentit soulagé, mais pas délivré
pour autant car il connaissait Smithy. Si Jon soup-
çonnait que la mort de Sophia n'était pas accidentelle, rien ne le ferait reculer. Bill espérait pourtant que cette tête de mule croirait qu'elle avait fait une bourde au laboratoire et que les agressions qu'il avait subies n'avaient aucun lien avec la mort de sa fiancée. Les attaques cessant, il abandonnerait.
Smithy serait alors hors de danger et Griffin ne s'inquiéterait plus.
Dans la salle d'autopsie, toute en carrelage et acier inoxydable, située au sous-sol de l'hôpital de Frederick, Smith leva les yeux cependant que l'anatomopathologiste Lutfallah s'écartait de la table de dissection. L'air empuanti de formol était froid et piquant.
Les deux hommes étaient vêtus de pied en cap de casaques vertes.
- Voilà, Jon, pas le moindre doute, soupira Lutfallah. Elle est morte d'une invasion virale massive qui a détruit ses poumons.
- quel virus ? s'enquit Smith derrière son masque alors qu'il était quasi certain de la réponse.
Lutfallah secoua la tête.
- Je vous laisse cette partie de l'histoire à vous, les petits Einstein de Derrick. Les poumons exclusivement, ou presque... mais ce n'est ni une pneu-monie, ni une tuberculose, ni rien que j'aie jamais observé. Maladie pulmonaire rapide et dévasta-trice.
Smith hocha la tête. Avec un gigantesque effort de volonté, il effaça de son esprit l'identité du corps ouvert sur une table en inox conçue pour permettre la récupération des liquides biologiques. Lutfallah et lui commencèrent à prélever des échantillons de tissus et de sang.
L'autopsie achevée, Smith ôta son bonnet, son masque, ses gants et sa casaque, et alla s'asseoir sur un banc à l'extérieur de la salle. Seulement alors il s'autorisa à pleurer Sophia une nouvelle fois.
Passionné par la médecine et la recherche, il s'était trop longtemps tenu à l'écart de la vraie vie. Il s'était menti à lui-même en prétendant qu'avec Sophia il cesserait de cavaler dans le monde entier. Il lui avait demandé de l'épouser avant de l'abandonner pour suivre ses chimères en Angleterre. Et ce temps perdu ne se rattraperait jamais.
La douleur de son absence était plus aiguÎ que toutes les douleurs physiques qu'il e˚t jamais éprouvées. Terriblement lucide, il tenta d'accepter le fait que jamais plus ils ne seraient ensemble. Il se pencha et cacha son visage dans ses mains. Il voulait l'avoir près de lui. Les larmes roulaient entre ses doigts. Le regret. La culpabilité. Le deuil. Il était secoué de sanglots silencieux. Sophia était partie et une seule pensée obsédait Jon : la serrer une dernière fois dans ses bras.
CHAPITRE NEUF
9 h 18
Bethesda, Maryland
La plupart des gens sont persuadés que le colossal National Institutes of Health est une entité
unique, ce qui n'est pas le cas, loin s'en faut. S'éten-dant à quinze kilomètres du dôme du Capitole sur plus de cent cinquante hectares, le NIH comprend vingt-quatre instituts, centres et divisions et emploie seize mille personnes, dont six mille possèdent un doctorat. On compte là plus de gros diplômes que dans la plupart des universités, voire dans certains Etats.
Lily Lowenstein, archiviste-documentaliste, réfléchissait à tout cela en regardant par la fenêtre de ses bureaux situés au dernier étage d'un des soixante-quinze b‚timents du campus. Son regard balaya les massifs de fleurs, les pelouses vallonnées, les parkings bordés d'arbres et les structures de bureaux o˘
úuvraient tant de savants.
Elle cherchait une réponse, mais il n'y en avait pas.
En tant que directrice du FRMC, Lily, elle-même bardée de diplômes et d'expérience, était au sommet de sa carrière. Seule dans son bureau, elle n'avait en tête que son problème qui, au fil des ans, était devenu insoluble.
Lily était une joueuse chronique. Peu importait le jeu, elle ne pouvait s'en passer. Elle avait d'abord passé ses vacances à Las Vegas. Puis, après avoir trouvé son premier job à Washington, elle était allée à Atlantic City car elle pouvait se rendre plus vite aux tables de jeu. Elle jouait à Atlantic City le week-end, pendant ses jours de repos, ou même la nuit ces dernières années, son besoin de jouer s'étant aggravé
proportionnellement au montant de ses dettes.
Si seulement elle s'en était tenue au casino ou à
une virée occasionnelle à Pimlico ou Arlington ! Les choses auraient peut-être gardé des proportions raisonnables : une vie plus compliquée, son salaire confortable grignoté, des désaccords avec sa famille quand elle annulait des visites ou n'envoyait pas de cadeaux à ses neveux et nièces pour NoÎl ou les anni-versaires. Cela lui aurait laissé fort peu d'amis, mais aurait contenu le monstre terrifiant qu'elle affrontait aujourd'hui.
Elle pariait par téléphone auprès des bookmakers, faisait la même chose dans les bars avec d'autres pre-neurs de paris et, pour couronner le tout, emprun-tait de l'argent à ceux qui prêtaient aux malheureux sans visage et sans cervelle de son espèce. Elle devait à ce jour plus de cinquante mille dollars et un homme qui refusait de donner son nom l'avait appelée pour lui dire qu'il avait racheté toutes ses dettes et aimerait en discuter le remboursement. Ce coup de fil lui glaçait le sang. Sa main tremblait de façon irrépressible. L'homme était poli, mais la menace sous-jacente. Elle devait le retrouver en ville à neuf heures trente précises dans un bar sportif de Bethesda qu'elle ne connaissait que trop.
Terrifiée, elle cherchait une solution, sans se faire aucune illusion. Naturellement, elle pouvait aller trouver la police, mais alors tout apparaîtrait au grand jour. Elle perdrait son boulot et irait sans doute en prison car, inévitablement, elle avait court-circuité certains intermédiaires dans les achats d'équipement de bureau et empoché la différence.
Elle avait même piqué dans la caisse.
Plus un parent ou un ami n'accepterait de lui prêter un sou, même si elle lui avouait son problème.
Elle avait revendu une de ses deux voitures, la Bée-mer, et sa maison était hypothéquée au maximum.
Son mari l'avait quittée. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas payé sa quote-part des études de son fils en université privée. Elle ne possédait ni actions ni obligations. Personne ne l'aiderait, pas même un usurier. Plus maintenant.
Elle ne pouvait même pas se sauver. Sa seule source de soutien résidait dans son travail. Sans lui, elle n'avait rien. Elle n'était rien.
Installé dans un box au fond du bar, Bill Griffin la regarda entrer. Elle correspondait en gros à l'image qu'il s'en était faite. Age moyen, classe moyenne, presque collet monté, insignifiante. Un peu plus grande qu'il ne se l'était imaginée, peut-être un mètre soixante-quinze. Un peu plus forte, aussi. Cheveux bruns, visage en forme de cúur, petit menton. Ses vêtements trahissaient un certain laisser-aller : son tailleur était élimé et la coupe mal ajustée ne correspondait pas à ce qu'on attendrait de la directrice d'un grand institut gouvernemental. Elle était mal coiffée et on voyait la racine de ses cheveux blancs. Une joueuse.
Un tantinet arrogante, elle guettait dans l'encadrement de la porte quelqu'un qui s'avancerait, attitude typique du petit fonctionnaire qui se prend pour un haut fonctionnaire.
Griffin la laissa mariner.
Il se décida enfin à quitter son repaire, accrocha son regard et fit un signe de tête. Elle s'avança avec raideur entre les tables et les box.
- Miss Lowenstein, dit-il.
Lily hocha la tête pour réprimer son appréhension.
- Et vous êtes ?
- C'est sans importance. Asseyez-vous.
Nerveuse et mal à l'aise, elle décida de continuer d'attaquer.
- Comment avez-vous su pour mes dettes ?
Bill Griffin arbora un mince sourire.
- Cela ne vous intéresse pas vraiment, n'est-ce pas, Miss Lowenstein ? qui je suis, à qui j'ai repris vos dettes, pourquoi je les ai rachetées. On s'en fout, non ?
Il observa ses joues et ses lèvres tremblantes. Elle capta son regard et se raidit. Il approuva intérieurement. La peur la rendait vulnérable.
- J'ai vos reconnaissances de dettes. Je suis ici pour vous offrir un moyen de vous tirer de là.
- Me tirer de là ? ricana-t-elle.
Aucun joueur ne s'inquiète vraiment du règlement de sa dette. Le jeu est une drogue, la dette une gêne et un danger. Mais tout va bien tant que les sociétés de pari mutuel, les bookmakers, tous les organisa-teurs de jeux lui font crédit. Griffin savait que Lily n'avait même pas de quoi miser plus de cinq dollars sur un cheval.
Aussi lui offrit-il un os à ronger.
- Vous repartez de zéro. J'efface vos dettes. Personne ne sait, et je vous donne de quoi redémarrer.
«a vous dit ?
- Un nouveau départ ?
Une rougeur apparut au-dessus du col de Lily Lowenstein. Pendant un moment, ses yeux brillèrent d'excitation. Mais tout aussi vite, elle fronça les sourcils. Elle avait de graves ennuis mais elle n'était pas idiote.
- Cela dépend de ce que je dois faire pour cela, j'imagine ?
Du temps qu'il était au renseignement militaire, Griffin était le meilleur recruteur d'agents derrière le Rideau de fer. Les attirer avec dès avantages personnels, des principes moraux, la justesse d'une cause.
Une fois compromis, ils regimbaient devant ses exigences - ils le faisaient tôt ou tard. Alors, il montrait la carotte, serrait les boulons et forçait la main.
Ce n'était pas l'aspect de sa t‚che qu'il préférait, mais il s'en acquittait à merveille. Le moment était venu de faire pression sur cette femme.
- Non, pas vraiment, dit-il d'une voix soudain beaucoup plus basse. Cela ne dépend de rien. Vous ne pouvez pas me rembourser et vous ne pouvez pas vous permettre d'être découverte. Si vous pensez avoir le choix, partez maintenant. Je n'ai pas de temps à perdre.
Lily piqua un fard et se braqua.
- Bon, écoutez-moi, espèce d'arrogant petit...
- Je sais, coupa Griffin. C'est dur. Vous vous croyez le patron ? Erreur. Maintenant, c'est moi qui commande. Ou bien demain vous serez au chômage.
Et vous n'êtes pas près de retrouver du boulot, ni au gouvernement, ni à Washington, sans doute nulle part.
Lily sentit comme une pierre sur son estomac.
Puis elle se liquéfia et se mit à pleurer. Non ! Pas ça !
Elle n'avait jamais pleuré. Elle était le boss. Elle...
- Ne vous inquiétez pas, dit Griffin. Pleurez. Laissez-vous aller. C'est pénible et ce le sera davantage encore. Prenez votre temps.
Plus il témoignait de compassion, plus violents étaient les sanglots de Lily. A travers ses larmes, elle le vit se caler sur son dossier, détendu. Il fit signe à
la serveuse et montra son verre. Il ne la désigna pas du doigt, ne lui demanda pas ce qu'elle voulait. Il était là pour affaires, point. Elle comprit à cet ins-
tant que ce n'était pas lui qui la faisait chanter. Il était un simple messager, indifférent. Rien de personnel.
Lorsque la serveuse lui apporta sa bière, Lily détourna la tête, honteuse à l'idée qu'on p˚t remarquer ses yeux rouges. C'était la première fois qu'elle se trouvait dans pareille situation et elle se sentait affreusement seule.
Griffin sirotait sa bière. Il était temps de montrer à nouveau la carotte.
- Bon, ça va mieux ? Peut-être ceci vous aidera-t-il. Pensez-y de la façon suivante - le couperet devait tomber tôt ou tard. Vous en êtes débarrassée, vous passez l'éponge et je vous donne un peu de rab, disons cinquante mille dollars pour redémarrer. Tout ça pour une ou deux heures de boulot. Probablement moins si vous êtes aussi performante que je le crois.
Pas si mal, non, qu'en dites-vous ?
Passer l'éponge... cinquante mille dollars... Les mots éclataient dans son cerveau comme autant de rayons de soleil. Redémarrer. Fini le cauchemar. Et de l'argent. Elle pouvait vraiment repartir. Trouver de l'aide. Une thérapie. Oh, l'occasion ne se représente-rait jamais. Jamais !
Elle s'essuya les yeux. Elle aurait embrassé cet homme, elle l'aurait serré dans ses bras !
- que... que voulez-vous que je fasse ?
- Voilà, droit au but, approuva Griffin. Je savais que vous étiez futée. «a me plaît. Il me faut quelqu'un de malin pour ce job.
- N'essayez pas de me flatter. Pas maintenant.
Griffin éclata de rire.
- Et agressive avec ça ! On a retrouvé son courage à ce que je vois ! Bon sang, il n'y aura même pas de blessés. Seulement quelques dossiers effacés. Et vous rentrez libre chez vous.
Des dossiers ? Effacés ? Ses dossiers ! Jamais. Elle frissonna mais se reprit immédiatement. A quoi s'attendait-elle ? Pour quelle autre raison auraient-ils besoin d'elle ? Elle était archiviste-documentaliste.
Responsable de la Fédéral Resource Médical Clearing House. Naturellement, il s'agissait de dossiers médicaux.
Griffin l'observait. C'était l'instant critique. Le premier choc d'un nouvel agent apprenant sa mission.
Trahir son employeur. Trahir sa famille. Trahir la confiance. Peu importe. Griffin vit le moment passer, la lutte intérieure. Elle s'était ressaisie.
Il hocha la tête.
- D'accord, c'est le mauvais côté. Le reste va comme sur des roulettes. Voici ce que nous voulons.
Il existe un rapport adressé à Fort Detrick, au CDC
et probablement à un tas d'endroits à l'étranger, dont nous souhaitons que toute trace disparaisse. Le moindre exemplaire éradiqué. Ce rapport n'a jamais existé. Même chose avec tous les rapports de l'OMS
concernant l'explosion d'un virus et/ou sa guérison en Irak ces deux dernières années. Plus tout ce qui concerne certains appels téléphoniques. Vous pouvez faire ça ?
Elle était encore trop choquée pour émettre un son, mais elle hocha la tête.
- Bien, il y a une autre condition. Ce doit être fait avant midi.
- Avant midi ? Déjà ? Pendant les heures de bureau ? Mais comment... ?
- C'est votre problème.
Elle ne put qu'incliner la tête.
- Parfait, dit Griffin avec un sourire. Et maintenant, que diriez-vous d'un verre ?
CHAPITRE DIX
13 h 33
Fort Detrick, Maryland
Smith travaillait fébrilement au laboratoire, luttant contre une insurmontable fatigue. Comment Sophia était-elle morte ? Entre l'avertissement de Bill Griffin et la tentative d'assassinat sur sa personne, il ne pouvait croire que le décès de Sophia était accidentel. Pourtant la cause en était indubitable - syndrome de détresse respiratoire de l'adulte d˚ à un virus mortel.
A l'hôpital, les médecins lui avaient conseillé de rentrer chez lui et de t‚cher de dormir. Le général lui avait ordonné de suivre l'avis des médecins. Au lieu de quoi il avait roulé droit vers l'entrée principale de Fort Detrick o˘ la sentinelle l'avait salué tristement.
Smith s'était garé à son emplacement habituel près du b‚timent sans ‚me en brique et ciment jaune de l'USAMRIID. Sur le toit, les ventilateurs soufflaient un flux continu d'air lourdement chargé émanant des laboratoires P3 et P4.
A moitié assommé par le chagrin et l'épuisement, portant les conteneurs réfrigérés de sang et de tissus prélevés à l'autopsie, il montra son badge au garde en faction qui hocha la tête avec sympathie.
Il poursuivit son chemin comme un automate. Les couloirs flottaient dans la brume, labyrinthe de virages en tous sens, de portes et de fenêtres aux vitres épaisses donnant sur les labos de confinement.
Il s'arrêta devant le bureau de Sophia.
Sa gorge se noua. Il déglutit et se h‚ta dans l'unité
du laboratoire P4 o˘ il enfila sa tenue d'isolement.
Il travailla sur le sang et les tissus de Sophia, seul dans la zone à hauts risques en dépit des conseils, des ordres et des directives de la procédure de sécurité. Il répéta les expériences qu'elle avait accomplies avec les échantillons prélevés sur les trois autres victimes - isoler le virus, l'étudier sous microscope électronique, le comparer aux spécimens congelés provenant de la banque de virus, des précédentes victimes de différents virus dans le monde. Le virus de Sophia ne réagit à aucun. Il pratiqua une autre analyse de séquençage d'ADN conduite par une réaction de chaîne de polymères afin d'identifier le nouveau virus et dressa une carte préliminaire par élimination. Puis il transmit ses données à son ordinateur et, après sept minutes de douche dans le sas de déconditionnement, il ôta sa combinaison spéciale.
Une fois en tenue de ville, il regagna son bureau o˘ il compara ses données à celles de Sophia. Enfin, il se carra dans son fauteuil, les yeux dans le vide.
Le virus qui avait tué Sophia ne correspondait à
aucun virus répertorié. Il s'en rapprochait ici et là, oui, mais jamais totalement.
Il ne se superposait qu'au virus inconnu.
Obsédé comme il l'était par la mort de Sophia, il éprouvait tout de même de l'horreur devant cette menace potentielle pour le monde. quatre victimes, ce n'était peut-être qu'un début.
Comment Sophia l'avait-elle contracté ?
Si elle était entrée en contact avec le virus par accident, elle l'aurait signalé immédiatement. C'était une consigne permanente et y contrevenir serait pure folie. Dans une zone à hauts risques, les agents pathogènes sont mortels. Certes, il n'existait ni vaccin ni traitement spécifique, mais le traitement symptomatique visant à renforcer les défenses immunitaires, associé aux protocoles antiviraux, en avait sauvé plus d'un.
Detrick possédait un hôpital avec chambres d'isolement, o˘ les médecins étaient incollables sur le traitement des victimes. Si quelqu'un aurait pu la sauver, c'étaient eux, et elle le savait.
Par-dessus le marché, Sophia était chercheur. Si elle avait pensé qu'il exist‚t la moindre possibilité
qu'elle e˚t contracté le virus, elle aurait voulu que toutes ses découvertes fussent enregistrées et analysées afin d'ajouter à la somme des connaissances et, qui sait, en sauver d'autres.
Elle aurait rendu compte de tout. Sans exception.
Ajoutées à cela les violentes attaques perpétrées sur lui à Georgetown, et Smith aboutissait à une seule conclusion : sa mort n'était pas accidentelle.
Il entendit soudain sa voix haletante "... labo...
quelqu'un... assommée... ".
Sur le moment, il était tellement horrifié qu'il n'avait pas prêté attention à ses propos, mais maintenant son cerveau se mettait en marche. quelqu'un était-il entré dans le laboratoire et l'avait-il attaquée, elle aussi ?
Galvanisé, il relut les notes de Sophia, ses mémos et ses rapports, espérant trouver un indice, une idée sur ce qui avait pu se passer. Il vit la référence de son écriture soignée en haut de l'avant-dernière page de son journal. Celui-ci détaillait le travail de chaque jour sur ce fameux virus. Le numéro indiquait /PL-53-99.
Il comprit. " IPL " faisait référence à l'Institut Prince Léopold en Belgique. Cette façon d'identifier un rapport dont elle s'était servie était somme toute banale. Le numéro indiquait une expérience spécifique ou un mode de raisonnement ou encore une chronologie. Or, elle notait ces coordonnées toujours
- toujours - à la fin de son rapport.
A la fin.
Cette notation était inscrite en haut d'une page
- au début d'un commentaire sur les trois victimes que tout séparait - la géographie, les circonstances, l'‚ge, le sexe -, toutes mortes en même temps du même virus et sans que personne d'autre dans les zones environnantes l'e˚t contracté.
La notation ne mentionnant aucun autre rapport, le numéro d'entrée n'était donc pas à la bonne place.
Il examina soigneusement les deux dernières pages, écartant les feuillets jusqu'à la pliure. Sa loupe ne révéla rien.
Il réfléchit un moment puis alla poser le livre ainsi ouvert sous son microscope. Il positionna le point de pliure exposé sous la lentille et regarda dans les ocu-laires. Il glissa le dos du livre sous l'objectif.
Une coupure se distinguait, presque aussi nette et délicate que celle pratiquée au scalpel laser. Mais pas assez pour cacher la vérité sous un microscope puissant.
On avait découpé une page.
Le général de brigade Calvin Kielburger se tenait dans l'encadrement de la porte du bureau de Jon Smith. Mains serrées dans le dos, jambes écartées, le visage bien en chair affichant volontairement un air sévère, on aurait dit Patton sur un char dans les Ardennes en train de haranguer le quatrième Blindé.
- Je vous ai donné l'ordre de rentrer chez vous, colonel Smith. Debout, vous n'êtes d'aucune utilité.
Nous avons besoin d'une équipe au complet et aux idées claires. Surtout sans le Dr Russell.
- quelqu'un a découpé une page de son journal, déclara Smith, sans lever les yeux.
- Rentrez chez vous, colonel.
Cette fois, Smith releva la tête.
- Vous avez entendu ? Il manque une page de son dernier travail. Pourquoi ?
- Elle l'a sans doute ôtée parce qu'elle n'en voulait plus.
- Cette étoile vous aurait-elle fait oublier le B.A.BA ? Personne ne détruit une note de recherche.
Personne ! Et je peux vous dire que ce qui a été
découpé était lié à un rapport émanant de l'Institut Prince Léopold en Belgique. Je n'en ai trouvé aucune trace dans ses papiers.
- C'est sans doute dans la banque de données de l'ordinateur.
- Je compte bien vérifier sur-le-champ.
- Vous vous en occuperez plus tard. Je veux d'abord que vous vous reposiez, après quoi vous irez en Californie à la place du Dr Russell. Vous devez parler à la famille du major Andersen, à ses conci-toyens et à chacune des personnes l'ayant côtoyé.
- Pas question. Envoyez quelqu'un d'autre, nom d'un chien !
Il voulait raconter à Kielburger les attaques dont il avait été l'objet à Washington. Cela ne suffirait pas à faire comprendre à son supérieur qu'il devait continuer à chercher comment Sophia avait contracté le virus, loin de là. Seulement, le général lui demanderait ce qu'il fabriquait à Washington alors'qu'on l'attendait à Detrick, ce qui l'obligerait à révéler son rendez-vous clandestin avec Bill Griffin. Or, il ne pouvait exposer son vieil ami avant d'en savoir plus.
Bref, il devait convaincre son supérieur de le laisser poursuivre.
- quelque chose cloche dans la mort de Sophia, je le sais et je trouverai ce que c'est.
- Pas sur le temps de l'armée, pas question. Nous avons un problème beaucoup plus important que la mort d'un membre du personnel, colonel. Et peu importe qui elle était.
Smith se cabra.
- Alors je quitte l'armée !
Kielburger le fusilla du regard, les poings serrés de chaque côté du corps. Son visage était rouge brique et il s'apprêtait à dire à Smith de ne pas se gêner et de démissionner. Il en avait soupé de son insubordination.
Puis il réfléchit. Cela ferait mauvais effet dans son dossier - un officier incapable d'assurer la loyauté
de ses troupes. L'heure n'était pas aux règlements de comptes ; il s'occuperait plus tard de ce rebelle pétri d'arrogance.
Il afficha donc un grand calme.
- Soit, je ne saurais vous en vouloir, après tout.
Continuez à travailler sur le cas du Dr Russell.
J'enverrai quelqu'un d'autre en Californie.
14 h 02
Bethesda, Maryland
Même en se dépêchant, il avait fallu toute la matinée à Lily Lowenstein pour faire ce que l'homme avait ordonné. Pour fêter cela, elle déjeunait en ce moment dans son restaurant préféré. De l'autre côté
de la fenêtre, les grands immeubles, évoquant un mini Dallas, reflétaient le soleil d'octobre. Elle entama son deuxième daÔquiri.
Etonnamment, se connecter au réseau médical mondial WHO était passé comme une lettre à la poste. Personne n'avait jugé utile d'imposer une sécurité draconienne à un réseau d'informations scientifiques et humanitaires. Effacer toute trace d'une série de rapports du WHO concernant les victimes et les survivants de deux attaques virales mineures dans les villes de Bagdad et de Bassora avait été un jeu d'enfant.
Le système informatique irakien avait cinq ans de retard, si bien que supprimer les originaux desdits rapports s'était révélé presque aussi facile. Bizarrement, Lily avait constaté que la plupart des renseignements originaux émanant de l'Irak avaient déjà
été effacés par le régime de Saddam Hussein. Pour ne pas révéler une quelconque faiblesse ou un besoin, indubitablement.
Eradiquer l'unique rapport belge de tous les dossiers électroniques de son propre ordinateur au FRMC, des banques de données de l'USAMRIID et du CDC ainsi que de toutes les autres banques de données dans le monde lui avait pris davantage de temps. Mais la t‚che la plus ardue avait consisté à
effacer l'item du registre téléphonique à Fort Detrick.
Elle avait été obligée de demander à ses contacts importants dans une compagnie de téléphone de lui rendre ce service comme un échange de bons procé-
dés.
Curieuse, elle avait tenté de saisir les motivations de l'individu, mais il ne semblait exister aucun point commun entre les items effacés, hormis que presque tous avaient trait à un virus. Des centaines d'autres rapports circulaient en tous sens dans les circuits électroniques parmi les institutions mondiales de recherche P4, et son maître chanteur ne leur avait pas témoigné le moindre intérêt.
Elle ne savait pas ce qu'il voulait, mais en tout cas elle avait joué son rôle. Elle ne s'était pas fait prendre, elle n'avait laissé aucune trace et serait bientôt libérée définitivement de ses problèmes financiers. Elle se promit de ne jamais plus s'enfon-cer à ce point. Avec 50 000 dollars en liquide, elle allait se refaire à Las Vegas ou à Atlantic City. Le sourire insouciant, elle décida de commencer à gagner dès ce soir avec les Capitals, équipe de basketteurs professionnels.
Elle quitta le restaurant toute guillerette et tourna au coin de la rue en direction du bar o˘ son bookmaker préféré opérait en privé. Elle eut le sentiment brutal et sauvage qu'elle ne pouvait pas perdre. Plus maintenant. Plus jamais.
Même quand elle entendit les hurlements derrière elle, le crissement de pneus, le bruit de métal, et qu'elle se retourna pour voir l'énorme 4x4 noir lui foncer dessus, elle arborait un large sourire. Le sourire était encore là quand le 4 x 4 la heurta et tourna au coin de la rue, l'abandonnant sur le trottoir.
Morte.
15 h 16
Fort Detrick, Maryland
Smith s'éloigna de l'écran. Cinq rapports éma-naient de l'Institut Prince Léopold, mais aucun n'était arrivé la veille ou le jour même et tous faisaient seulement état de leur impuissance dans cette affaire.
Il devait exister un rapport contenant un élément nouveau - du moins un fait suffisamment important pour pousser Sophia à effectuer une recherche enregistrée sur une pleine page la nuit dernière. Il avait fouillé la banque de données de Detrick, celle du CDC ; puis il s'était connecté au super-ordinateur de l'armée pour chercher dans tous les autres laboratoires P4 du monde, dont celui de Prince Léopold.
Rien.
Frustré, il lança un regard mauvais à l'écran rétif.
Soit Sophia avait attribué un code erroné à sa dési-
gnation et le rapport n'existait pas, soit...
Soit il avait été effacé de toutes les banques de données, y compris à sa source première.
C'était difficile à croire. Pas infaisable, certes, mais comment admettre qu'on se donne tant de mal quand l'intérêt de tous est de pousser les recherches ? Smith essaya en vain de chasser l'hypothèse que cette page contînt quelque chose de vital : elle avait bel et bien été découpée au cutter.
Et par quelqu'un qui était entré et sorti de la base sans se faire prendre. Au fait, était-ce certain ?
Il prit le téléphone pour s'enquérir des autres personnes présentes au labo la nuit précédente mais, après avoir parlé à toute l'équipe et à Daugherty, il était toujours dans le brouillard. Tous les gars du sergent-major étaient rentrés chez eux à 18 heures tandis que l'équipe scientifique, y compris Kielburger, était restée jusqu'à 2 heures du matin. Après quoi, Sophia était demeurée seule.
Au bureau de nuit, Grasso n'avait rien vu, pas même Sophia partir, Smith le savait déjà. A la grille, les gardes jurèrent qu'ils n'avaient vu personne après 2 heures du matin, mais ils n'avaient manifestement pas remarqué Sophia sortir en titubant. Bref, leur rapport était sans valeur. En outre, Jon doutait que quiconque d'assez adroit pour ôter la page d'un livre sans laisser de trace à l'úil nu e˚t attiré l'attention en entrant ou en sortant.
Smith était dans une impasse.
C'est alors qu'il entendit à nouveau la voix de Sophia, haletante. Il ferma les yeux et revit son beau visage tordu d'une douleur insoutenable. S'écroulant dans ses bras, étouffant, mais réussissant à murmurer : "... labo... quelqu'un... assommée... ".
17h27
Morgue, Frederick, Maryland
Le Dr Lutfallah était ennuyé.
- Je me demande ce qu'on pourrait trouver de plus, colonel Smith. L'autopsie était claire. Nette. Ne devriez-vous pas souffler un peu ? Je m'étonne de vous voir debout. Vous avez besoin de sommeil...
- Je dormirai quand je saurai ce qu'il lui est arrivé, repartit Smith d'un ton sec. Et je ne mets pas en doute ce qui l'a tuée, mais comment.
L'anatomo-pathologiste avait accepté à contrecúur une nouvelle rencontre avec Smith dans la salle d'autopsie. Il n'était pas enchanté d'avoir été arraché
à un excellent martini Tanquery.
- Comment ? éructa Lutfallah dont les yeux lui sortaient de la tête.
Cette fois, Smith passait les bornes. Le médecin fit un effort pour ne pas afficher son ironie.
- Je dirais que c'est la façon habituelle dont un virus s'y prend pour tuer, mon colonel.
Smith ne l'écoutait pas. Il était penché sur la table, luttant pour ne pas craquer à la vue de sa Sophia, p‚le et sans vie.
- Le moindre centimètre carré, docteur. Exami-nez-la millimètre par millimètre. Nous sommes passés à côté de quelque chose. Cherchez un truc pas normal. N'importe quoi.
Exaspéré, Lutfallah obtempéra. Les deux médecins travaillèrent sans un mot pendant une heure.
Lutfallah s'énervait de plus en plus quand il poussa un petit cri étouffé par son masque chirurgical.
- qu'est-ce que c'est ? trépigna Smith. qu'avez-vous ? Montrez-moi !
Mais cette fois, c'est l'anatomo-pathologiste qui ne répondit pas. Il examinait la cheville gauche de Sophia.
- Le Dr Russell était-elle diabétique ? demanda-t-il enfin.
- Non. qu'avez-vous trouvé ?
- Un traitement par voie intraveineuse ?
- Non.
Lutfallah hocha la tête et leva les yeux.
- Elle prenait des drogues, mon colonel ?
- Vous voulez dire des narcotiques ? Bien s˚r que non, voyons !
- Alors regardez ça.
Les deux hommes se penchèrent sur la cheville. Un renflement rouge‚tre, si petit que personne ne l'avait remarqué, ou peut-être n'était-il pas là auparavant, manifestation tardive du virus.
Au centre de la marque rouge, une unique et minuscule trace d'aiguille, pour une injection administrée avec autant d'habileté que la page avait été
coupée du livre.
Rageur, Smith se redressa brusquement. Il serra les poings à en faire blanchir les jointures. Son cúur battait à tout rompre. Il s'en était douté. Maintenant, il en était s˚r.
Sophia avait été assassinée.
20 h 16
Fort Detrick, Maryland
Jon Smith claqua la porte et fonça à son bureau.
Incapable de s'asseoir, il faisait les cent pas. Son esprit était aiguisé comme jamais. Oubliés, les besoins du monde... il n'avait qu'un but : trouver l'assassin de Sophia.
Bon. Réfléchis. Elle a d˚ apprendre quelque chose de si compromettant qu'il a fallu la tuer et éliminer toute trace de ses découvertes ou de ses déductions.
que font les chercheurs au cours d'une investigation scientifique d'importance mondiale ? Ils se parlent.
Il s'empara du téléphone.
- Passez-moi le commandant de la sécurité.
Ses doigts martelaient le bureau comme un tambour conduisant à la bataille les régiments d'antan.
- Dingman à l'appareil. En quoi puis-je vous aider, mon colonel ?
- Tenez-vous un registre de tous les coups de téléphone qui arrivent ou partent de l'USAMRIID ?
- Pas de façon spécifique, mais nous pouvons retrouver trace d'un coup de fil passé ou reçu. Puis-je vous demander ce qui vous intéresse en particulier ?
- Tous les appels téléphoniques concernant le Dr Sophia Russell depuis samedi dernier. Dans les deux sens.
- Avez-vous une autorisation, mon colonel ?
- Demandez-la à Kielburger.
- Je vous rappelle, mon colonel.
Un quart d'heure plus tard, Dingman lui donnait la liste demandée. Il y avait peu d'appels, puisque Sophia et le reste de l'équipe étaient enterrés dans leurs labos et leurs bureaux à cause du virus. Cinq appels vers l'extérieur dont trois outre-Atlantique et seulement quatre de l'extérieur. Il composa les numéros, mais fit chou blanc : ils ne faisaient que confirmer l'échec des recherches.
Déçu, il se cala contre son dossier - puis bondit de nouveau. Il courut dans le corridor jusqu'au bureau de Sophia o˘ il fouilla partout. Il vérifia les tiroirs. Pas d'erreur : son relevé téléphonique men-suel - scrupuleusement tenu, sur ordre de Kielburger - manquait aussi.
Il regagna son bureau à la h‚te et composa un autre numéro.
- Miss Curtis ? Sophia vous a-t-elle remis sa liste d'appels téléphoniques d'octobre en avance ? Non ?
Vous êtes s˚re ? Je vous remercie.
Les assassins avaient aussi pris son relevé téléphonique. Pourquoi ? Parce qu'un appel révélait ce qu'ils essayaient de cacher. On l'avait effacé en même temps que le rapport de Prince Léopold. Ils étaient puissants et malins. En ce début d'enquête pour remonter aux causes de l'assassinat de Sophia, Jon se heurtait à un mur apparemment infranchissable.
Il lui faudrait trouver la réponse autrement
- chercher dans le passé des victimes. Il existait forcément un lien entre elles.
Il refit le même numéro.
- Jon Smith, Miss Curtis. Le général est dans son bureau ?
- Absolument, colonel. Ne quittez pas, voulez-vous ?
Originaire du Mississippi, Miss Melanie Curtis l'aimait bien. Mais ce soir, il n'était pas d'humeur badine.
- Merci.
- Ici le général Kielburger.
- Vous voulez toujours que j'aille en Californie demain ?
- qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis, colonel ?
- Peut-être ai-je vu la lumière. Priorité à la plus forte menace.
- Tout à fait, ricana Kielburger, incrédule. Très bien, soldat. Vous prenez l'avion à Andrews à
8 heures demain matin. Soyez à mon bureau à
7 heures, je vous donnerai mes instructions.
CHAPITRE ONZE
17 h 04
Parc des Adirondacks, Etat de New York Contrairement aux idées reçues, l'Etat de New York n'est pas exclusivement un univers de gratte-ciel, de métros bondés et d'impitoyables centres financiers. Tandis que Victor Tremont, directeur général de Blanchard Pharmaceuticals, se tenait sur sa terrasse dans l'immense parc d'Etat des Adirondacks regardant à l'ouest, il en dessinait mentalement la carte : d'est en ouest entre le Vermont et les abords du lac Ontario, du nord au sud entre le Canada et juste au-dessus d'Albany, s'étendaient quelque trois millions d'hectares de luxuriantes terres publiques et privées ; ils abritaient des fleuves bouillonnants et des milliers de lacs pour s'élever jusqu'aux quarante-six pics déchiquetés qui se dressaient à plus de quinze cents mètres au-dessus de la vallée.
Tremont savait tout cela parce qu'il possédait un esprit acéré qui saisissait, engrangeait et utilisait automatiquement tous les faits importants. Le parc des Adirondacks lui était vital parce qu'il constituait une réserve forestière époustouflante, mais surtout parce qu'il était peu habité. Une des histoires qu'il aimait raconter à ses invités était celle d'un inspecteur des impôts qui avait acheté une cabane d'été.
Cet homme, trouvant un jour ses impôts locaux trop élevés, avait enquêté et découvert - là, Tremont par-tait d'un grand rire jovial - que les inspecteurs locaux étaient impliqués dans une énorme affaire de corruption. Il réussit à faire mettre en accusation les ripoux, mais on fut dans l'incapacité de réunir un jury. La raison ? Il y avait si peu de résidents permanents dans le comté qu'ils étaient soit dans la combine, soit parents de quelqu'un qui l'était.
Tremont sourit. L'isolement et la corruption de ce trou perdu faisaient de sa demeure un paradis. Dix ans plus tôt, il avait fait emménager Blanchard Pharmaceuticals dans un complexe en brique rouge dont il avait ordonné la construction dans la forêt près du village de Long Lake. Dans le même temps, il avait aménagé une retraite cachée près du lac Magua en résidence principale. Ce soir-là, alors que le soleil p‚lissait en une ardente boule orangée derrière les pins et les arbres feuillus, Tremont s'était installé dans sa véranda. Il observait le jeu du couchant sur les montagnes aux contours déchiquetés et jouissait de sa richesse, de son pouvoir et du go˚t dont témoignaient cette vue, cette habitation et ce style de vie.
Cette résidence avait fait partie d'un des grands camps établis ici par les riches vers la fin du XVIIe siècle. Construit avec le même placage de rondin et d'écorce que la maison à Gré‚t Camp Saga-more sur le lac Raquette tout proche, ce gigantesque refuge était le seul b‚timent qui avait résisté au temps. Caché du ciel par un épais dais d'arbres, et du lac par une forêt dense, il était invisible. Tremont avait voulu qu'il f˚t restauré ainsi, laissant la végé-tation haute et sauvage. Il n'y avait ni adresse pos-tale sur la route, ni ponton au bord du lac pour révéler sa présence. Aucun accès public ou professionnel n'était offert, ni souhaité. Seul Victor Tremont, quelques partenaires de confiance de son Projet Hadès, et les chercheurs et techniciens loyaux qui úuvraient dans le laboratoire high-tech du premier étage, connaissaient son existence.
Tandis que le soleil d'octobre continuait sa descente, la fraîcheur de la nuit mordit son visage et s'insinua à travers ses vêtements. Il savourait son gros cigare et son Lagavulin cinquante ans d'‚ge qui lui chauffait le sang et nappait sa gorge d'une br˚-lure satisfaisante. Le Lagavulin était peut-être le whisky le plus raffiné du globe, pourtant son épais go˚t de tourbe et son corps à l'équilibre parfait étaient peu connus hors de l'Ecosse. C'est pourquoi Tremont se rendait chaque année à la distillerie d'Islay et en achetait une cargaison.
Mais, dans les derniers rayons du soleil, c'était le paysage sauvage plus encore que le whisky qui lui arrachait un sourire. Lisse comme du mercure, le lac n'était qu'à quelques coups de pagaie de Raquette surpeuplée. Les grands pins se balançaient doucement et leur parfum entêtant emplissait l'air. Au loin, le pic nu du mont Marcy, culminant à 3 500 mètres, brillait comme un doigt pointant vers Dieu.
Tremont avait été attiré par les montagnes dès son enfance à Syracuse. Son père, professeur d'économie à l'université, située en haut d'une colline, s'était révélé aussi incapable de contrôler ce garçon rebelle que cet imbécile de président du conseil d'administration de Blanchard aujourd'hui. Tous deux insistaient sans arrêt sur ce qui ne se faisait pas, affir-mant que personne ne pouvait agir uniquement à sa guise. Il n'avait jamais compris une telle étroitesse d'esprit. quelles limites y avait-il, hormis celles de l'imagination ? Des capacités ? De l'audace ? Le Projet Hadès en était le parfait exemple. S'ils avaient su au début ce qu'il avait en tête, tous deux lui auraient affirmé que c'était impossible. Infaisable.
En son for intérieur, il eut un rire sarcastique et méprisant. Ils n'avaient pas d'ambition. Dans quelques semaines, le projet serait un franc succès.
Et lui, Tremont, serait la réussite personnifiée. Sui-vraient alors des décennies de profit.
Peut-être était-ce parce qu'on se trouvait au dernier stade de Hadès qu'il se surprenait parfois à
rêver, à penser à son père mort depuis longtemps.
Etrangement, c'était le seul homme qu'il e˚t respecté
au monde. Sans jamais comprendre son fils unique, il l'avait soutenu. Adolescent, Tremont était fasciné
par le film Jeremiah Johnson. Il l'avait vu une dizaine de fois. Un jour, par un froid hivernal et mortel, il était parti dans la montagne, décidé à vivre exactement comme son héros : en se nourrissant de baies, de racines et de gibier ; en se battant contre les Indiens ; en se mesurant avec les éléments en une aventure picaresque que peu avaient le courage ou l'imagination de tenter.
Mais il y avait eu bien peu de noblesse dans cette expérience. Il avait tué deux cerfs hors saison gr‚ce à la Remington 30-30 de son père, tiré par erreur sur des randonneurs qu'il avait manqués de peu, mangé
des baies empoisonnées qui l'avaient rendu affreuse-
ment malade et failli périr de froid. Heureusement, son père ne trouvant plus son fusil, sa parka ni son sac à dos et se souvenant qu'il parlait inlassablement du film, avait deviné sa destination. quand le service de la forêt décida d'abandonner les recherches, son père avait fait des pieds et des mains auprès des instances de l'académie et des hommes politiques de l'Etat. Résultat, les gardes forestiers avaient grommelé mais obéi, le débusquant finalement, pitoyable et gelé, dans une grotte sur les pentes neigeuses du Marcy.
Malgré tout, il comptait cela comme un des événements les plus importants de sa vie. Ce fiasco montagnard lui avait enseigné que la nature était dure, indifférente et en rien l'amie de l'homme. Il avait aussi découvert que le défi physique n'avait aucun attrait pour lui ; on perdait trop facilement. Mais la grande leçon était la raison fondamentale pour laquelle Jeremiah Johnson était parti dans la montagne. A l'époque, il pensait que c'était pour défier la nature, se battre contre les Indiens, prouver qu'il était un homme. Erreur. C'était pour gagner de l'argent. Les montagnards étaient des trappeurs et tout ce qu'ils enduraient n'avait qu'un seul but
- devenir riches.
Il ne l'avait jamais oublié. L'audace et la simplicité
de l'objectif avaient façonné son existence.
Alors que ces pensées lui traversaient l'esprit, il comprit qu'il aurait voulu que son père assist‚t au dénouement d'Hadès. Le vieil homme reconnaîtrait finalement qu'un homme peut faire ce qu'il veut dès l'instant qu'il est assez malin et assez obstiné. Serait-il fier ? Sans doute pas, Tremont éclata de rire. Dommage pour le vieillard. Sa mère le serait, elle, mais c'était sans intérêt. Les femmes ne comptent pas.
Soudain, il tendit l'oreille. Le chop-chop des rotors d'un hélicoptère se rapprochait. Tremont vida son verre et laissa son barreau de chaise mourir dans le cendrier. Il entra dans l'immense salon au plafond orné de poutres. Les têtes de trophée accrochées aux murs de bois regardaient vers le bas de leurs yeux de verre. Des meubles locaux en bois et cuir étaient posés sur des tapis noués à la main autour de l'‚tre de plain-pied. Tremont passa devant la flambée qui crépitait et longea un couloir o˘ l'arôme de biscuits chauds parvenait de la cuisine.
Il sortit enfin de l'autre côté de la maison dans la fraîcheur du crépuscule. L'hélicoptère, un Bell S-92C
Helibus, se posait dans une clairière à une centaine de mètres.
Les quatre hommes qui en descendirent avaient entre quarante-cinq et cinquante-cinq ans, comme Tremont. Mais lui était vêtu d'un pantalon de coton kaki sur mesure, d'une chemise trappeur couleur d'étain, d'une veste safari doublée de Gore-Tex et d'un chapeau à large bord qui, retenu par une cor-delière, lui tombait dans le dos ; eux quatre arbo-raient de co˚teux costumes. Ils avaient l'apparence calme et les manières sophistiquées des hommes d'affaires privilégiés.
Tremont accueillit chacun avec le large sourire et la vigoureuse poignée de main d'un ami de toujours.
Le copilote de l'hélicoptère sauta à terre pour décharger les bagages. Tremont désigna la maison de la main et se retourna pour y conduire ses visiteurs.
Peu après que l'Helibus eut redécollé, un hélicoptère plus petit, un 206B JetRanger III, se posa à son tour. Deux hommes en descendirent, fort différents des occupants du premier appareil. Ils portaient des costumes achetés au décrochez-moi-ça. Le grand basané en bleu foncé était vérolé avec des paupières tombantes et un nez saillant en lame de cimeterre.
Celui qui avait le visage rond et le regard vide, de larges épaules et des cheveux bruns et mous était en anthracite. Ce n'étaient pas seulement les vêtements ordinaires et l'absence de bagages qui les démar-quaient. Il y avait quelque chose dans leur façon de se déplacer... une démarche de prédateur entraîné
que les connaisseurs auraient immédiatement qualifiée de dangereuse.
Les deux individus plongèrent sous les rotors du JetRanger et suivirent les autres à l'intérieur.
Si Victor Tremont ne se retourna pas, les quatre autres remarquèrent les nouveaux venus. Ils échangèrent des regards inquiets, comme s'ils avaient déjà
vu ces deux-là.
Nadal al-Hassan et Bill Griffin ne réagirent ni à
l'indifférence de Tremont ni à la tension des quatre autres. En silence, ils observèrent les environs puis entrèrent dans la maison par une autre porte.
Autour de la grande table norvégienne, Victor Tremont et ses quatre invités faisaient un festin digne du Valhalla - confit de canard sauvage aux champignons noirs, truite du lac pochée, gibier tué par Tremont, endives braisées, pommes dauphines et sauce à l'Hermitage. Rassasiés, le teint rougeaud, les hommes choisirent des fauteuils rembourrés dans le grand salon. Ils se régalèrent de cognac Rémy Martin et de cigares - des Maduros faits à Cuba exclusivement pour Tremont. quand ils se furent instal-
lés autour d'une magnifique flambée, Tremont acheva son rapport sur le projet qui embrasait leur imagination, leurs espoirs et leur vie depuis douze ans.
- ... nous avions toujours envisagé l'hypothèse que la mutation se produirait chez les sujets américains un an plus tard que chez les sujets non américains. question de santé, de nutrition, de condition physique et de génétique. Eh bien...
Thé‚tral, Tremont marqua une pause.
Ses auditeurs étaient avec lui depuis le début
- un an après son retour du Pérou avec ce curieux virus et le sang de singes. Il y avait George Hyem, le plus éloigné à droite, comme un ailier. Grand et rubicond, ce jeune comptable d'alors avait immédiatement discerné l'énorme potentiel financier.
Aujourd'hui directeur financier de Blanchard, il travaillait en fait pour Tremont. A côté de lui, Xavier Becker, candidat à l'obésité, génie informatique qui avait raccourci de cinq ans la recherche sur le virus et le sérum. En face de Tremont, Adam Gain, virologue en post-doctorat qui avait vu les chiffres de George et décidé que son avenir était avec Blanchard et Tremont davantage qu'avec le CDC. Il avait trouvé
un moyen d'isoler le virus muté et l'avait conservé
stable pendant une semaine entière. De l'autre côté
de Becker, le chef de la sécurité de Blanchard, Jack McGraw, qui les couvrait depuis le début.
Ses associés clandestins étaient prêts et attendaient les bénéfices avec impatience.
Tremont prolongea son silence un instant encore.
- Le virus a fait surface aux Etats-Unis. Il apparaîtra bientôt dans le reste du monde, pays par pays.
Une véritable pandémie. La presse n'est pas encore au courant, mais cela ne saurait tarder. Aucun moyen de stopper les journalistes ni le virus. Le seul recours des gouvernements sera de payer le prix que nous exigerons.
Les quatre hommes sourirent. Leurs yeux brillaient de la fièvre du dollar. Mais il y avait autre chose - le triomphe, l'orgueil, l'anticipation et l'impatience. Tous connaissaient déjà la réussite professionnelle. Ils s'apprêtaient à connaître la réussite financière, la fortune colossale et le pinacle du rêve américain.
- George ? fit Tremont.
George se composa prestement un visage triste, atterré.
- La projection des bénéfices pour les actionnaires est prête quand vous voulez... Je crains, ajouta-t-il après une hésitation, que ce ne soit inférieur à nos espérances. Peut-être seulement cinq...
six au plus... milliards de dollars.
Et il hurla de rire à sa propre plaisanterie.
Fronçant les sourcils car il désapprouvait sévèrement cette désinvolture, Xavier Becker n'attendit pas qu'on l'interroge‚t.
- Et l'audit secret que j'ai découvert ?
- Jack affirme que Haldane est le seul à l'avoir lu, leur expliqua Tremont, et je m'occuperai de lui avant le dîner du conseil d'administration. quoi d'autre, Xavier ?
Mercer Haldane était président-directeur général de Blanchard Pharmaceuticals.
- J'ai manipulé les registres informatiques pour montrer que nous avons travaillé ces dix dernières années sur le cocktail d'anticorps recombinants qui forme le sérum, l'améliorant depuis que nous déte-nons le brevet, et que nous avons achevé les ultimes tests et soumis le tout à l'approbation du FDA1. Les registres montrent également les co˚ts astronomiques auxquels nous avons d˚ faire face, ajouta Xavier d'un ton excité. On fournit désormais des millions de doses et ça continue à grimper.
Adam rit.
- Personne n'a le moindre soupçon.
- En auraient-ils qu'ils ne remonteraient jamais la piste, remarqua Jack McGraw en se frottant les mains.
- Donnez-nous seulement le top départ ! supplia George.
Tremont sourit et leva la main.
- Ne vous inquiétez pas, j'ai mis au point une 1. Food and Drug Administration. Equivalent de notre Agence du médicament. (N. d. T.)
stratégie. Ils comprendront très vite qu'ils ont une pandémie sur les bras.
Les cinq hommes burent, leur avenir leur semblait un peu plus brillant à chaque seconde.
Puis Tremont reposa son cognac. Son visage s'assombrit. Une fois encore il leva la main pour les faire taire.
- Malheureusement, nous sommes tombés sur un problème plus grave que l'audit. L'ampleur du danger ? Existe-t-il même encore un danger quelconque après les mesures que nous avons été
contraints de prendre ? Nous ne pouvons l'affirmer pour l'instant. Mais soyez assurés qu'on s'en occupe.
- quel genre de problème, Victor ? demanda Jack McGraw, l'air mauvais. Pourquoi ne m'a-t-on rien dit ?
- Parce que je ne veux pas qu'il y ait le moindre lien avec Blanchard, de près ou de loin.
Il s'était attendu que Jack f˚t jaloux de ses préro-gatives, mais au bout du compte Tremont prenait toutes les décisions.
- quant au problème, c'était juste un de ces événements imprévisibles. quand j'étais au Pérou pour cette expédition o˘ j'ai trouvé le virus et son sérum potentiel, je suis tombé sur un groupe de jeunes universitaires en voyage d'étude. Nous nous sommes montrés courtois mais ne leur avons guère accordé
d'attention parce que nos sujets de recherche étaient différents. Or, il y a trois jours, poursuivit-il sans dissimuler son étonnement, l'une d'entre eux a téléphoné. Lorsqu'elle a décliné son identité, je me suis vaguement rappelé une étudiante qui avait témoigné
de l'intérêt pour mes travaux. Elle est ensuite devenue spécialiste en biologie cellulaire et moléculaire.
Le problème est qu'elle travaille maintenant à
l'USAMRJID, qui étudie les premiers décès. Comme nous le pensions, ils n'ont pas réussi à trouver pour le virus. Mais la combinaison unique des symptômes lui a soudain rappelé ce voyage au Pérou. Elle se souvenait encore de mon nom. Elle m'a immédiatement téléphoné.
- Dieu du ciel ! s'exclama George dont le visage sanguin p‚lit à vue d'úil.
- Elle a établi un lien entre le virus et vous ?
grommela Jack McGraw.
- Et nous ! explosa Xavier.
Tremont haussa les épaules.
- J'ai nié. Je l'ai convaincue qu'elle se trompait, qu'un tel virus n'existait pas. Puis j'ai envoyé Nadal al-Hassan et ses sbires pour l'éliminer.
Dans le salon, la tension se rel‚cha. Ils avaient travaillé dur et longtemps - plus de dix ans -, avaient risqué leur carrière professionnelle et leur vie sur ce projet visionnaire, et aucun n'entendait perdre une fortune enfin à portée de main.
- Hélas, poursuivit Tremont, nous n'avons pas pu en faire autant à son fiancé et compagnon de recherche. Il nous a échappé et il n'est pas exclu qu'elle lui ait parlé avant de mourir.
Jack McGraw comprit.
- C'est pour ça qu'al-Hassan est ici. Je savais bien que quelque chose clochait.
- N'en faites pas une montagne, repartit Tre-
mont. J'ai convoqué al-Hassan pour qu'il nous dresse un rapport sur la situation. C'est moi qui ai le plus à
perdre, mais nous sommes tous dans le bain.
Le silence s'attardait, lourd.
- Bon, écoutons ce qu'il a à nous dire, intervint Xavier.
Dans l'‚tre, ne restaient que des braises et quelques minuscules flammes. Tremont alla appuyer sur un bouton dissimulé dans le manteau sculpté. Nadal al-Hassan entra dans la pièce assombrie, suivi de Bill Griffin. Al-Hassan rejoignit Victor Tremont devant la cheminée tandis que Griffin demeurait discrètement à l'arrière-plan. Al-Hassan relata les détails de l'appel téléphonique de Sophia Russell à Tremont, sa mort et la façon dont lui-même avait effacé toute trace pouvant rattacher le virus au Projet Hadès. Il décrivit les réactions de Jonathan Smith, détailla le chantage exercé par Griffin sur Lily Lowenstein et la sup-pression subséquente de toute preuve électronique.
- Il ne reste rien qui puisse nous relier à cette Russell ou au virus, conclut al-Hassan, à moins qu'elle n'ait parlé au colonel Smith.
- Cet " à moins que " pèse des tonnes, grommela Jack McGraw.
- C'est bien mon avis, approuva al-Hassan.
Smith soupçonne que la mort de Sophia Russell n'était pas accidentelle. Il a mobilisé tous ses efforts sur l'enquête, négligeant son travail sur le virus.
- Peut-il remonter jusqu'à nous ? demanda avec inquiétude le directeur financier.
- N'importe qui le peut s'il cherche assez longtemps et assez obstinément. C'est pourquoi nous sommes d'avis de l'éliminer.
Victor Tremont adressa un signe de tête vers le fond de la pièce.
- Mais vous n'êtes pas d'accord, Griffin ?
Tout le monde se tourna vers l'ancien du FBI appuyé contre le mur. Bill Griffin songeait à Jon Smith. Il avait fait tout son possible pour avertir son ami. Il avait utilisé ses vieilles relations pour apprendre du bureau de Jon qu'il n'était pas en ville, puis était passé par la liste complète des agences afin de glaner des renseignements et découvrir enfin à
quelle conférence Jon assistait et, de là, à quel hôtel londonien il était descendu.
Alors, tandis que son regard circonspect balayait l'assemblée qui le dévisageait, il opta pour le geste qui sauverait sa peau tout en détournant le feu de Jon : il haussa les épaules avec indifférence.
- Smith s'est donné tellement de mal pour trou-
ver ce qui est arrivé au Dr Russell qu'elle n'a rien d˚
lui apprendre. Sinon, il serait sans doute ici en ce moment à frapper à la porte pour vous parler, Mr Tremont. Or notre taupe à l'USAMRIID affirme que Smith a cessé d'enquêter sur sa mort et se concentre à nouveau sur le virus avec le reste de l'équipe. Il s'envole demain pour la Californie afin de procéder aux entretiens de routine avec la famille et les amis du major Andersen.
Tremont hocha la tête, songeur.
- Nadal ?
- Notre contact à Detrick dit que le général Kielburger a donné à Smith l'ordre de se rendre en Californie mais qu'il a refusé. Après quoi, il s'est porté
volontaire pour y aller, ce qui n'est pas la même chose. Je crois qu'il cherche à corroborer en Californie ce qu'il soupçonne déjà.
- Il est médecin, observa Griffin, il était donc présent à l'autopsie. Rien d'extraordinaire à cela. Ils n'ont rien trouvé. Il n'y a rien à suspecter. Vous avez pensé à tout.
- Rien ne le prouve, objecta al-Hassan.
- Alors tuez-le. «a résoudra le problème. Mais chaque nouveau meurtre augmente les risques d'investigation. Ne parlons pas d'assassiner le fiancé
et partenaire de recherche du Dr Russell ! Surtout s'il a déjà parlé au général Kielburger des agressions dont il a été l'objet à Washington.
- Tout délai pourrait être fatal, insista al-Hassan.
Le silence était encore plus pesant. Les conspirateurs échangeaient des regards en coin. Peu à leur aise, ils finirent par se tourner vers leur chef.
Celui-ci allait et venait lentement devant le feu, les sourcils froncés, l'air soucieux.
- Griffin a peut-être raison, décida-t-il enfin.
Mieux vaut éviter de supprimer si vite un autre chercheur de Detrick.
Tous s'observèrent à nouveau. Cette fois, ils hochèrent la tête. Nadal al-Hassan observa ce vote silencieux puis se mit à dévisager Bill Griffin toujours tapi dans l'ombre.
- Bien, déclara Tremont avec un sourire, la chose est réglée. Nous ferions bien d'aller dormir. La journée de demain sera chargée : nous allons peaufiner la phase finale.
En hôte et patron courtois, il serra chaleureusement la main de chaque homme, pendant qu'ils quittaient l'imposant salon.
Al-Hassan et Griffin suivaient.
Victor Tremont fit signe à ce dernier.
- Surveillez Smith de près. Je ne veux pas qu'il fasse le moindre geste sans que vous soyez au courant.
Il posa les yeux sur les braises comme si elles étaient autant d'augures, puis releva brusquement la tête. Al-Hassan et Griffin s'apprêtaient à partir. Il les rappela et les avertit d'une voix sourde :
- Comprenez-moi bien, messieurs. Si le Dr Smith nous cause des ennuis, il faut l'éliminer, cela va de soi.
La vie est un équilibre de risque et de sécurité, de victoire et d'échec. Des questions bien ciblées sur la coÔncidence entre son décès et celui de sa fiancée nous seraient préjudiciables. L'empêcher de révéler les circonstances de la mort du Dr Russell se révélera peut-
être indispensable.
- S'il cherche vraiment à creuser.
Tremont darda son regard perçant sur Bill Griffin.
- Exact. Si. Votre boulot consiste à le découvrir, Mr Griffin.
Sa voix avait pris un ton glacial. C'était un avertissement.
- T‚chez de ne pas me décevoir.
CHAPITRE DOUZE
10 h 12, mercredi 15 octobre
Fort Irwin, Barstow, Californie
Par une matinée chaude et venteuse, l'avion de transport C-130 en provenance de la base militaire aérienne d'Andrews se posa à 10 h 12 à l'aéroport logistique près de Victorville, au sud de la Californie.
Un Humvee de la police militaire attendait Smith sur la piste.
Le chauffeur accueillit Smith, s'empara de son sac et lui ouvrit la portière.
- Bienvenue en Californie, mon colonel.
- Merci, sergent. Vous me conduisez à Irwin ?
- A l'héliport, mon colonel. Un hélicoptère d'Irwin vous y attend.
Le chauffeur balança le sac de Smith à l'arrière, grimpa au volant et traversa la piste. Smith s'agrip-pait tandis que le gros véhicule de combat rebondissait sur les ornières et les nids-de-poule. Ils arrivèrent à un hélicoptère ambulance au logo du onzième régiment de cavalerie blindée - un étalon noir se cabrant sur champ rouge et blanc en diago-nale. Les rotors tournoyaient déjà, prêts pour le décollage.
Un homme plus ‚gé, portant la feuille d'or de major et un caducée, sortit sous les pales. Il tendit la main en hurlant :
- Dr Max Behrens, colonel. Hôpital militaire de Weed.
Une recrue s'empara du sac de Smith et tous grimpèrent dans l'hélicoptère qui s'éleva et vira serré, traversant le désert à faible altitude. Smith regarda en bas tandis qu'ils survolaient des nationales à deux voies et des petites villes. Bientôt, ils longeaient l'autoroute 15 à quatre voies larges.
Le Dr Behrens se pencha vers Smith pour couvrir le vent et le bruit.
- Nous avons exercé une étroite surveillance sur toutes les unités de la base. Aucun nouveau cas n'est apparu.
Smith éleva la voix au maximum.
- Mrs Anderson et les autres sont prêts à s'entre-tenir avec moi ?
- Oui, colonel. La famille, les amis, tous ceux dont vous avez besoin. Le colonel de l'OPFOR a donné ordre de vous satisfaire en tout point. Il sera heureux de vous rencontrer si cela peut vous aider.
- L'OPFOR ?
Behrens sourit.
- Désolé, j'avais oublié que vous êtes à Detrick depuis un bon moment. Il s'agit de notre mission
- la Force d'opposition. Ce que fait le onzième cavalerie ici ? Tenir le rôle d'ennemi pour tous les régiments et toutes les brigades qui viennent s'entraîner ici. On leur en fait voir de toutes les couleurs. Nous, ça nous amuse et eux, ça en fait de meilleurs soldats.
L'hélicoptère traversa la quatre-voies et s'enfonça dans le désert jonché de pierres jusqu'au moment o˘
Smith repéra une route en contrebas, un panneau BIENVENUE et, au sommet d'une colline, des rochers empilés à la diable, peints de logos et plaques aux couleurs vives signalant les unités qui avaient été affectées à Irwin ou qui y étaient passées.
Ils survolèrent des rangées de véhicules rapides qui soulevaient des nuages de poussière. Il était ahurissant de constater à quel point les engins américains dont on avait modifié l'aspect extérieur ressemblaient aux blindés russes, les BMP-2, BRDM-2 et les chars T-80, L'hélicoptère passa au-dessus du poste principal et se posa sur le sol désertique dans un nuage de sable. Un comité de réception l'attendait, qui le replongea brutalement dans sa mission.
Phyllis Anderson était grande, un peu lourde, comme si elle avait avalé trop de repas sur le pouce dans trop de bases militaires. Les traits tirés, elle s'assit avec Smith sur les caisses dans le salon silencieux de l'agréable maison. Elle avait ce regard apeuré qu'il avait vu tant de fois chez les jeunes veuves de l'armée. qu'allait-elle faire, maintenant ?
Elle avait passé toute sa vie d'épouse à vivre de camp en camp, de fort en fort, dans des logements de gar-nison qui ne lui appartenaient pas. Elle n'était chez elle nulle part.
- Les enfants ? dit-elle en réponse à la question de Smith. Je les ai envoyés chez mes parents. Ils sont trop petits pour comprendre.
Elle coula un regard aux cartons de déménagement.
- Je vais les rejoindre dans quelques jours. Il va falloir qu'on trouve une maison. C'est une petite ville.
Près d'Erie, en Pennsylvanie. Il va falloir aussi que je trouve du travail. Je ne sais pas ce que je pourrais faire...
Sa voix s'estompa et Smith, non sans remords la ramena aux questions qu'il avait à poser.
- Le major était-il souffrant avant cette journée ?
- Il était sujet à de brusques accès de fièvre, qui parfois pouvaient durer quelques heures, puis disparaissaient. Une fois, ça a duré vingt-quatre heures.
Les médecins étaient inquiets mais ne trouvaient pas d'explication, et il se remettait toujours sans problème. Mais il y a plusieurs semaines il est rentré
avec un gros rhume. Je voulais qu'il prenne un congé
maladie, ou du moins qu'il n'aille pas en manúuvres, mais ce n'était pas le genre de Keith. Il répétait qu'on n'arrêtait pas la guerre et les embuscades pour un rhume. Le colonel dit toujours que c'est Keith qui tient le plus longtemps sur le terrain.
Elle baissa les yeux sur ses mains qui, posées sur ses genoux, torturaient un mouchoir en papier en lambeaux.
- Tenait, se reprit-elle.
- Vous ne voyez rien qui puisse avoir un rapport avec le virus qui l'a tué ?
Il la vit frémir, mais comment poser la question autrement ?
- Non.
Elle leva ses yeux douloureux et Smith eut bien du mal à ne pas ressentir sa peine. Elle poursuivit :
- Tout a été si vite. Son rhume semblait s'améliorer. Il a fait une bonne sieste dans l'après-midi. Et il s'est réveillé mourant.
Elle mordit sa lèvre inférieure pour réprimer un sanglot.
Smith sentit ses yeux s'humidifier. Il posa la main sur celle de la jeune femme.
- Je suis désolé. Je sais à quel point c'est difficile pour vous.
- Vraiment ? fit-elle d'une voix à la fois triste et interrogative.
Tous deux savaient qu'il ne lui ramènerait pas son mari, mais posséderait-il un remède magique pour éliminer la douleur infinie qui habitait chaque cellule de son corps ?
- Oui, vraiment, dit-il avec douceur. Ce virus a aussi tué ma fiancée.
Elle écarquilla les yeux sous le choc. Deux larmes roulèrent sur ses joues.
- Horrible, n'est-ce pas ?
Il s'éclaircit la gorge. Sa poitrine était en feu.
- Horrible, acquiesça-t-il. Pensez-vous que nous pouvons continuer ? Je veux éclaircir cette histoire de virus et l'empêcher d'en tuer d'autres.
Elle se sentait toujours femme de soldat et l'action était la meilleure consolation.
- que voulez-vous savoir d'autre ?
- Le major Anderson s'est-il récemment rendu à
Atlanta ou à Boston ?
- Je ne crois pas qu'il soit jamais allé à Boston et nous ne sommes pas retournés à Atlanta depuis que nous avons quitté Bragg, il y a des années.
- A part Fort Bragg, o˘ le major a-t-il servi ?
- Eh bien...
Elle récita la liste des bases qui couvraient le pays, du Kentucky à la Californie.
- Et l'Allemagne, bien s˚r, quand Keith était au troisième blindé.
- quand était-ce ?
La fièvre hémorragique de Marbourg, cousine proche de celle d'Ebola, avait été découverte en Allemagne.
- Oh, de 1989 à 1991.
- Avec le troisième blindé ? Et ensuite il a parti-cipé à Tempête du désert ?
- Oui.
- Une autre affection outre-Atlantique ?
- La Somalie.
C'était là que Smith avait eu affaire à la terrible fièvre de Lassa. C'avait été une opération de petite envergure, mais avait-il su tout ce qui s'était produit là-bas ? Un virus inconnu peut toujours se nicher dans la profondeur des jungles, des déserts et des montagnes de cet infortuné continent.
- Vous a-t-il jamais parlé de la Somalie ? insista Smith. A-t-il été malade là-bas ? Même brièvement.
Une de ces fièvres qui apparaissaient et, disparaissaient tout aussi vite ? Des maux de tête ?
- Pas que je m'en souvienne.
- A-t-il été souffrant pendant la guerre du Golfe ?
- Non.
- Exposé à un quelconque agent chimique ou biologique ?
- Je ne pense pas. Mais il racontait que les médecins l'avaient expédié dans un MASH pour une petite blessure au shrapnel et que certains avaient prétendu que ce MASH aurait pu être exposé à une guerre bactériologique. Ils ont piqué tous ceux qui y sont passés.
Smith sentit son estomac se serrer mais il tut son excitation.
- Y compris le major ?
- Il a affirmé que c'était la pire piq˚re qu'il ait jamais eue. «a faisait vraiment mal, dit-elle en esquissant un sourire.
- Vous ne vous rappelleriez pas le numéro du MASH, par hasard ?
- Non, désolée.
Peu après, il mit fin à l'entretien. Ils se tenaient à
l'ombre du porche, discutant de rien en particulier.
Un réconfort, parler de la vie de tous les jours.
Mais alors qu'il allait partir, elle dit d'une voix lasse :
- Etes-vous le dernier, colonel ? Je croîs avoir dit tout ce que je savais.
- quelqu'un d'autre vous a-t-il interrogée à propos du major ?
- Le major Behrens à Weed, le colonel, un anatomo-pathologiste de Los Angeles, et ces épouvantables médecins du gouvernement qui ont téléphoné
ici samedi pour poser d'atroces questions sur les symptômes de ce pauvre Keith, combien de temps il avait survécu, comment il regardait les...
Elle frissonna.
- Samedi dernier ?
Smith n'en revenait pas. quel médecin du gouvernement avait pu appeler ce samedi-là ? Detrick et le CDC commençaient à peine leurs investigations.
- Vous ont-ils dit pour qui ils travaillaient ?
- Non. Juste des médecins du gouvernement.
Il la remercia de nouveau et s'en alla. Dans le soleil et le vent violent du désert, il se rendit à son rendez-vous suivant, songeant à ce qu'il venait d'apprendre.
Le major Anderson avait-il pu contracter le virus en Irak ? Le lui avait-on inoculé ? Ce virus était-il resté
latent - si l'on exceptait les pics fébriles - pour passer au stade virulent dix ans après sous l'apparence d'un banal rhume... et entraîner la mort ?
C'était un phénomène nouveau. Mais d'un autre côté, aucun virus connu ne s'était comporté comme celui du VIH jusqu'à son émergence au cúur de l'Afrique et sa propagation dans le monde entier.
Et qui étaient ces " médecins du gouvernement "