27
Andrew se pencha pour regarder à travers le pare-brise le panneau qui venait d'apparaître dans la lumière des phares. L'aube était levée, mais les nappes de brouillard étaient nombreuses.
MILANO 5 KM
Il avait roulé toute la nuit dans la voiture de location la plus rapide qu'il eût trouvé à Rome. Un voyage de nuit réduisait les risques de filature. Des phares étaient facilement repérables dans l'obscurité des longues lignes droites.
Mais il ne craignait pas d'être suivi. Greene lui avait dit dans le parc qu'il était surveillé ; ce que le juif ignorait, c'est que, si les enquêteurs de l'Inspection générale avaient voulu mettre rapidement la main sur lui, ils auraient pu l'arrêter à l'aéroport. Le Pentagone savait où le trouver : c'est un câble du ministère qui l'avait fait rentrer de Saigon.
L'ordre de l'appréhender n'avait donc pas été donné. Il le serait, bien sûr ; il ne s'agissait que d'une question de jours ou d'heures. Mais il était le fils de Victor Fontine ; le Pentagone ne prendrait aucune décision officielle dans la précipitation. Ce n'était pas le genre de l'armée de porter des accusations à la légère contre un Rockefeller, un Kennedy ou un Fontine. Le Pentagone ne laisserait rien au hasard et exigerait le rapatriement des membres des Vigies afin de corroborer les témoignages.
Ce qui signifiait qu'il avait le temps de s'échapper. Quand l'armée serait prête à passer à l'action, il serait déjà dans les Alpes, à la recherche d'un coffre qui allait changer les règles du jeu.
Andrew écrasa la pédale d'accélérateur ; il avait sommeil. Un professionnel comme lui savait quand son corps réclamait du repos malgré l'exaltation du moment, quand les yeux se faisaient lourds. Il allait trouver une petite pension ou une auberge de campagne et y passer le plus clair de la journée à dormir. En fin d'après-midi, il reprendrait la route de Campo di Fiori où, dans le bureau de son père, était accroché un tableau, premier indice sur la piste du coffre mystérieux.
Il passa sans ralentir devant les piliers de pierre effritée et continua de rouler sur plusieurs kilomètres. Il laissa deux voitures le dépasser, observa les conducteurs ; ils ne lui accordèrent pas un regard. Il fit demi-tour, passa de nouveau devant la grille : impossible de savoir ce qu'il y avait derrière, si la propriété était protégée par un système d'alarme ou des chiens de garde. Il ne voyait qu'une route pavée, sinueuse, qui s'enfonçait dans un bois.
Le bruit d'un moteur sur cette route suffirait à donner l'alerte. Il ne pouvait courir ce risque ; il n'avait nullement l'intention d'annoncer son arrivée à Campo di Fiori. Il ralentit, engagea la voiture dans le sous-bois et avança aussi loin que possible.
Cinq minutes plus tard, il arriva devant la grille, vérifia s'il y avait des cellules photoélectriques ou autres alarmes. Il passa entre les piliers et commença à suivre l'allée tracée au milieu des arbres.
Il resta sur le bas-côté, à l'abri du sous-bois et des broussailles, jusqu'à ce que la maison apparaisse. Elle était telle que son père l'avait décrite : un lieu de mort plus que de vie.
Les fenêtres étaient noires ; pas une lumière ne brillait à l'intérieur. Il aurait dû y en avoir, mais tout le bâtiment était dans l'obscurité. Le vieil homme qui y vivait seul avait besoin de lumière ; un vieillard n'a pas de bons yeux. Le moine était-il mort ?
Soudain, une voix résonna, aiguë, plaintive, suivie d'un bruit de pas. Cela venait de la route qui partait vers le nord, après un coude de l'allée, celle que son père appelait la route de l'écurie. Fontine se laissa tomber à terre, dans les herbes hautes, et demeura immobile. Il souleva doucement la tête et attendit.
Le vieux moine apparut, vêtu d'une longue robe noire, un panier d'osier à la main. Il prononça une phrase d'une voix forte, mais Andrew ne pouvait voir à qui il s'adressait. Il n'avait pas compris ce qu'avait dit le vieillard. Puis le moine s'arrêta, prononça une autre phrase en se tournant.
Une autre voix répondit, rapide, autoritaire, dans une langue que Fontine ne reconnut pas tout de suite. Puis il découvrit le compagnon du moine et le jaugea en un instant, comme on le fait d'un adversaire. Solidement bâti, les épaules larges et puissantes, l'homme portait une veste en poil de chameau et un pantalon de bonne coupe. Les derniers rayons du soleil éclairaient les deux hommes par-derrière, assez fort pour qu'Andrew pût distinguer leur visage dans le contre-jour.
Il concentra son attention sur le plus jeune et le plus vigoureux. Les yeux écartés, surmontés de sourcils clairs sur un front hâlé, les cheveux courts, décolorés par le soleil, il avait quarante-cinq ans environ, certainement pas plus. Sa démarche était celle d'un homme résolu, capable de se déplacer avec vivacité, mais ne tenant pas à le montrer. Fontine avait eu des hommes comme lui sous ses ordres.
Le vieux moine se remit en marche vers le perron aux degrés de marbre, fit passer le panier dans sa main gauche, soulevant de l'autre le bas de sa robe. Il s'arrêta sur la dernière marche, se retourna derechef vers son compagnon. Sa voix était plus calme, comme s'il acceptait avec résignation la présence du laïque, son autorité, ou les deux. Il parla lentement et, cette fois, Fontine reconnut la langue sans difficulté : c'était du grec.
En écoutant parler le moine, il arriva à une conclusion évidente : le costaud qui l'accompagnait ne pouvait être que Théodore Annaxas Dakakos. Il est fort comme un taureau.
Le prêtre s'avança sous le porche de marbre et s'arrêta devant la porte. Dakakos le suivit ; ils entrèrent.
Fontine resta allongé plusieurs minutes dans l'herbe du bord de l'allée. Il devait réfléchir. Qu'est-ce qui avait amené Dakakos à Campo di Fiori ? Qu'espérait-il y trouver ?
À mesure que les questions se présentaient à son esprit, la réponse devenait évidente. Dakakos, le solitaire, était le maître des lieux. La brève conversation qu'il venait de surprendre n'était pas de celles qu'ont entre eux des étrangers.
Il convenait maintenant de déterminer si Dakakos était venu seul ou s'il avait amené des hommes pour assurer sa protection. Il n'y avait personne dans la maison, pas de lumière aux fenêtres, pas de bruit à l'intérieur. Il ne restait que l'écurie.
Andrew rampa dans l'herbe humide jusqu'à ce que toutes les fenêtres soient cachées par la végétation. Il se releva derrière un massif d'arbrisseaux et sortit un Beretta de sa poche. Il gravit le talus surplombant l'allée afin d'estimer la direction à suivre pour rejoindre la route. Si les hommes de Dakakos attendaient dans l'écurie, il serait facile de les éliminer. Sans tirer un coup de feu, c'était primordial. Le pistolet n'était qu'un outil, une menace destinée à faire plier les gens.
Courbé en deux, Fontine franchit le tertre pour rejoindre la route. Le vent du soir ployait les herbes et agitait les branches des arbres. Écoutant son instinct de soldat, il suivit les mouvements de la végétation. Quand les toits de l'écurie apparurent, il se laissa silencieusement glisser au pied de l'élévation de terrain jusqu'à la route.
Une longue Maserati gris métallisé, les pneus couverts de boue, était garée devant la porte de l'écurie. Pas une voix, pas un signe de vie ; seul le bruissement des feuilles se faisait entendre. Andrew s'agenouilla, prit une poignée de terre et la lança de l'autre côté de la route, vers les fenêtres, à six ou sept mètres de l'endroit où il se trouvait.
Le bruit ne fit sortir personne. Fontine recommença, ajoutant à la terre des petits cailloux. Le crépitement sur les vitres fut plus bruyant ; il n'avait pu passer inaperçu.
Rien. Personne.
Andrew s'avança prudemment sur la route, en direction de la voiture. Il s'arrêta juste devant. Le sol était dur, mais encore légèrement humide de la pluie de la journée. L'avant de la Maserati était tourné vers le nord ; il n'y avait pas de traces de pas du côté du passager. Il fit le tour de l'automobile ; du côté du conducteur, les empreintes d'une paire de chaussures d'homme se voyaient nettement. Dakakos était venu seul.
Plus de temps à perdre. Il lui restait à décrocher un tableau avant d'entreprendre un voyage dans la montagne de Champoluc. Par un ironique retour des choses, il avait trouvé Dakakos à Campo di Fiori : la vie du délaient s'achèverait là où son obsession avait sa source. Une consolation pour les Vigies.
En revenant vers la maison, il vit des lumières aux fenêtres, celles qui se trouvaient à gauche de la porte d'entrée. Andrew longea le mur de la façade, se baissa pour passer sous les rebords des fenêtres, jusqu'à ce qu'il atteigne celle d'où provenait la lumière la plus vive. Il leva lentement la tête et regarda à l'intérieur.
La pièce était vaste. Elle contenait plusieurs canapés, de nombreux fauteuils et une grande cheminée. Deux lampes étaient allumées ; l'une à côté du canapé le plus éloigné, l'autre plus près de la fenêtre, à droite d'un fauteuil Voltaire. Dakakos se tenait devant le manteau de la cheminée. Il parlait, scandant ses paroles de gestes lents et mesurés des deux mains. Le moine, assis dans le fauteuil, tournait le dos à Fontine ; seul le haut de sa tête dépassait du dossier. La conversation était assourdie, impossible à comprendre. Comme il était impossible de savoir si le Grec était armé. Il fallait supposer que oui.
Andrew détacha une brique de la bordure de l'allée et revint vers la fenêtre. Il se redressa, le Beretta dans la main droite, la brique serrée dans la gauche. Dakakos fit quelques pas vers le fauteuil du moine. Le Grec, tout à son discours, suppliait ou expliquait quelque chose.
C'était le moment.
Le revolver devant les yeux pour se protéger, Fontine tendit le bras gauche derrière lui, puis le lança vivement vers l'avant, projetant la brique au milieu d'une vitre. Des éclats de verre, des fragments de bois arrachés volèrent en tous sens. Il fit tomber avec la crosse de son Beretta les derniers morceaux du panneau de verre, passa l'arme dans l'espace dégagé.
— Un seul geste et vous êtes morts ! cria-t-il de toutes ses forces.
— Vous ? murmura Dakakos, pétrifié de surprise. Vous devriez être aux arrêts !
La tête du Grec s'affaissa sur sa poitrine. Il avait le visage balafré, maculé du sang coulant des profondes futailles faites par le canon du revolver.
Un homme comme lui mérite de mourir dans les souffrances, se dit Fontine.
— Au nom du Seigneur, je vous en conjure, ayez pitié ! s'écria le moine, attaché dans son fauteuil, avec une véhémence impuissante.
— La ferme ! rugit l'officier, le regard braqué sur Dakakos. Pourquoi nous avez-vous dénoncés ? Qu'êtes vous venu faire ici ?
Le Grec le regarda fixement, la respiration précipitée, les yeux tuméfiés.
— On m'a assuré que vous étiez aux arrêts. Que l'on avait des charges accablantes contre vous.
Il parlait d'une voix à peine audible, autant pour lui-même que pour l'homme qui l'interrogeait.
— Ils ont commis une erreur dans leurs transmissions, poursuivit Andrew. Vous ne vous attendiez pas à ce qu'ils vous câblent des excuses ? Que vous ont-ils dit ? Qu'ils s'apprêtaient à me cueillir ?
Dakakos garda le silence, les yeux mi-clos à cause des filets de sang qui coulaient de son front. Fontine crut entendre les grands stratèges du Pentagone : Ne jamais rien avouer, ne jamais expliquer. Se concentrer sur l'objectif, le reste ne pose pas de problème.
— Peu importe, fit-il d'une voix glacée, dangereusement calme. Dites-moi simplement ce que vous êtes venu faire ici.
Les yeux du Grec roulèrent dans leurs orbites ; ses lèvres commencèrent à remuer.
— Vous êtes une pourriture ! Nous vous empêcherons de nuire.
— Qui, nous ?
Dakakos renversa la tête en arrière, la projeta en avant et cracha au visage du commandant. Fontine écrasa le canon du revolver sur la mâchoire du Grec, dont la tête s'affaissa sur son épaule.
— Arrêtez ! s'écria le moine. Je vais tout vous dire ! C'est un prêtre du nom de Land… Dakakos et Land travaillent ensemble.
— Qui ? lança Fontine, se retournant brusquement.
— C'est tout ce que je sais ! Je ne connais que son nom ! Ils sont en contact depuis des années.
— Qui est-ce ? Que fait-il ?
— Je ne sais pas… Dakakos ne m'a rien dit.
— Il l'attend ? Ce prêtre doit-il venir ici ?
L'officier vit l'expression du vieillard changer brusquement ; il battit des paupières, ses lèvres se mirent à trembler.
Andrew comprit : Dakakos attendait quelqu'un, mais pas le prêtre. Il leva le canon de son arme, le fourra dans la bouche de l'armateur à demi conscient.
— Mon père, je vous donne deux secondes pour me dire qui. Qui ce salopard attend-il ?
— L'autre…
— Quel autre ?
Le vieux moine le regarda, les yeux exorbités. Fontine sentit une boule se former dans son estomac. Il retira le revolver de la bouche du Grec.
Adrian.
Adrian allait arriver à Campo di Fiori ! Son frère avait réussi à quitter les États-Unis ; il était passé à l'ennemi !
Le tableau ! Il devait absolument s'assurer qu'il était toujours là ! Il se retourna, cherchant la porte du bureau…
Le coup arriva avec une force terrible. Brisant le fil de la lampe qui liait ses poignets, Dakakos bondit sur Andrew, enfonça le poing dans ses reins, referma l'autre main sur le canon du Beretta et tordit le bras qui tenait l'arme avec une telle violence que Fontine crut que l'articulation du coude allait lâcher.
Le commandant se laissa tomber de côté, accompagnant la poussée de Dakakos qui sauta sur lui, l'écrasant de tout son poids. Il frappa les jointures de Fontine sur le sol jusqu'à ce que le coup de feu parte, la balle allant se loger dans le bois de la porte voûtée. Andrew asséna de violents coups de genou, martelant l'aine, écrasant les testicules du Grec, qui cambra les reins, grimaçant de douleur.
Fontine roula sur lui-même, libérant sa main gauche, griffant le visage couvert de sang, arrachant des lambeaux de chair. Mais Dakakos ne lâchait pas prise, ne renonçait pas ; il appuya les avant-bras sur la gorge d'Andrew.
C'était le moment ! Fontine ouvrit la bouche, planta les dents dans la chair du Grec, le mordant jusqu'au sang, comme un chien enragé. Le liquide chaud coula dans sa gorge. L'armateur retira le bras, écarta la main, laissant à Fontine la place dont il avait besoin. Il asséna un nouveau coup de genou dans l'aine de son adversaire, fit glisser son corps sous le corps massif du Grec. Dans le même mouvement, il lança prestement la main gauche dans le creux de l'aisselle de Dakakos et serra le tendon de toutes sles forces.
Le Grec souleva son côté droit avec un rugissement de douleur. Andrew roula sur la gauche, libérant son bras.
Avec la rapidité et la précision nées de sa longue habitude du corps à corps, le commandant Fontine se retrouva accroupi, l'arme pointée sur son adversaire, et vida presque tout le chargeur dans la poitrine du délateur qui avait bien failli le tuer.
Dakakos était mort. Annaxas n'était plus.
Andrew se releva en titubant, couvert de sang, moulu de fatigue. Il se tourna vers le moine de Xenope. Le vieillard, immobile dans son fauteuil, les yeux clos, priait silencieusement.
Il restait une balle. Andrew leva lentement le bras et pressa la détente.