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Il fit le serment que cela ne se reproduirait plus jamais !

Jane et les deux nouveau-nés furent secrètement emmenés en Écosse. Dans une maison isolée, en pleine campagne, près de Dunblane, au nord de Glasgow. Victor ne voulait plus entendre parler de camps à la sécurité sans égale ni de garanties du MI-6 ou du gouvernement. Il préféra payer de sa poche, engager d'anciens militaires qu'il choisit en personne avec le plus grand soin, et tram former la maison et le terrain alentour en camp retranché. Il n'accepta de Teague ni suggestions, ni objections, ni excuses. Il était traqué par des forces incompréhensibles, un ennemi insaisissable qui participait à la guerre tout en s'en tenant à l'écart.

Victor se demandait s'il lui faudrait subir cela jusqu'à la fin de ses jours. Mais pourquoi refusaient-ils de le croire ? Comment prendre contact avec les fanatiques et les tueurs pour clamer son innocence ? Il ne savait rien ! Rien de rien ! Un train avait quitté Salonique trois ans plus tôt, à l'aube du 9 décembre 1939, et il n'en savait pas plus ! Il connaissait son existence. C'est tout !

— Comptez-vous rester ici jusqu'à la fin de la guerre ?

Teague était venu passer une journée à Dunblane. Les deux hommes se promenaient dans le jardin, derrière la maison, le long du mur de brique surveillé par des gardes. Ils ne s'étaient pas vus depuis cinq mois, mais Victor avait accepté des communications téléphoniques avec brouilleur. Son rôle dans l'opération Loch Torridon était trop important ; il en savait trop pour que l'on pût se passer de lui.

— Vous n'avez aucune prise sur moi, Alec. Je ne suis pas sujet britannique, je ne vous ai jamais juré fidélité.

— Je n'ai jamais estimé cela nécessaire. Mais n'oubliez pas, ajouta Teague avec un sourire, que je vous ai fait accéder au grade de commandant.

— Moi qui n'ai jamais été officiellement incorporé dans aucune armée, répliqua Victor en riant. Vous êtes la honte de l'institution militaire.

— Absolument… Je fais avancer les choses.

Le général s'arrêta et se pencha pour cueillir un long brin d'herbe. Quand il se redressa, il plongea les yeux dans ceux de Victor.

— Stone ne s'en sort pas tout seul.

— Pourquoi ? Nous nous entretenons, vous et moi, plusieurs fois par semaine au téléphone. Je vous dis tout ce que je sais et Stone exécute les décisions. Cet arrangement me paraît satisfaisant.

— Ce n'est pas pareil, vous le savez fort bien.

— Il faudra vous en contenter. Je ne peux pas mener deux guerres de front. Savarone avait raison, ajouta Fontine après un moment de réflexion.

— Qui ?

— Mon père. Il devait savoir que ce que transportait ce train pouvait transformer en ennemis des hommes luttant côte à côte pour leur survie.

Ils arrivèrent au bout de l'allée. À une trentaine de mètres, de l'autre côté de la pelouse, un garde adossé au mur sourit en caressant le danois tenu en laisse qui gronda en découvrant la silhouette et l'odeur d'un inconnu.

— Il faudra bien régler un jour ce problème, reprit l'officier général. Vous, Jane et les enfants… Vous ne pourrez pas supporter cette tension toute votre vie.

— Si vous saviez combien de fois je me suis dit la même chose. Mais je ne sais pas vraiment ce qu'il faudrait faire.

— Peut-être ai-je une idée. Du moins, je suis disposé à tenter quelque chose. N'oubliez pas que j'ai à ma disposition le meilleur service de renseignement au monde.

Victor le regarda avec intérêt.

— Par où commenceriez-vous ?

— La question n'est pas où, mais quand.

— Alors, quand ?

— Dès que la guerre sera terminée.

Je vous en prie, Alec, plus de vaines paroles, plus de stratégies compliquées, plus de combines.

— Promis. Je pense à quelque chose de simple. J'ai besoin de vous. Le sort des armes a tourné ; l'opération Loch Torridon entre dans sa phase la plus importante et j'ai la ferme intention de la voir porter ses fruits.

— C'est une obsession pour vous.

— Pour vous aussi, et à juste titre. Mais, croyez moi, vous n'apprendrez rien de plus sur Salonique » – entre parenthèses, c'est le nom de code de Brevourt – avant la fin de la guerre. Et, cette guerre, nous la gagnerons !

— Je veux des faits, pas des phrases, insista Victor en soutenant le regard de l'officier.

— Très bien. Nous avons identifié plusieurs personnes, mais, pour votre sécurité et celle de votre famille, je ne vous révélerai pas leur nom.

— L'homme à la mèche blanche ? Celui que j'ai vu dans les voitures, à Campo di Fiori et à Kensington ? Le bourreau ?

— Oui.

Victor retint son souffle et refréna une envie presque irrésistible de saisir l'Anglais au collet pour lui arracher ce nom.

— Vous m'avez appris à tuer, articula-t-il. Je serais capable de vous tuer pour cela.

— Pour quoi faire ? Je donnerais ma vie pour vous protéger, vous le savez fort bien. Ce qui compte, c'est qu'il soit neutralisé, sous surveillance permanente. Si c'est bien de votre bourreau qu'il s'agit.

Victor expulsa lentement l'air de ses poumons, la mâchoire encore crispée par la tension.

— Qui d'autre avez-vous identifié ?

— Deux des métropolites du patriarcat. Par l'intermédiaire de Brevourt. Ils dirigent l'ordre de Xenope.

— Ils sont donc responsables du bombardement du camp ! s'écria Victor. Mais, enfin, comment pouvez vous… ?

— Ils n'en sont pas responsables, le coupa vivement Teague. Ils ont été aussi scandalisés que nous, sinon plus. Comme ils vous l'avaient fait savoir, ils ne voulaient nullement votre mort.

— Mais l'homme qui a guidé les avions était un prêtre ! Un moine de Xenope !

— Ou quelqu'un que l'on a voulu faire passer pour tel.

— Il s'est donné la mort, poursuivit doucement Fontine. De la manière rituelle.

— On ne peut surveiller tous les fanatiques.

— Allez-y, j'écoute, fit Victor, tournant le dos au garde et à son chien pour faire demi-tour sur l'allée.

— Ce sont des extrémistes de la pire espèce. Des mystiques, convaincus d'être engagés dans une guerre sainte. Ils ne conçoivent celle-ci que comme un affrontement violent et excluent toute négociation. Mais nous pouvons exercer des pressions, nous connaissons ceux dont les ordres ne peuvent être enfreints. Nous sommes en mesure d'arranger une rencontre, par l'entremise du gouvernement, si besoin est, pour parvenir à une solution. Pour faire en sorte qu'ils se désintéressent de vous. Vous n'y arriverez jamais seul. Nous pouvons réussir… Acceptez-vous de reprendre du service ?

— Si j'accepte, mettrez-vous tout cela en branle ? Me laisserez-vous y prendre une part active ?

— Nous monterons l'affaire avec la même précision que l'opération Loch Torridon.

— Le secret sur notre résidence sera-t-il toujours bien gardé ?

— Il est impénétrable. Vous vivez quelque part au pays de dalles. Tous nos appels téléphoniques sont donnés à destination de la zone de Swansea et renvoyés vers l'Écosse. Votre courrier est adressé poste restante au village de Gwynliffen d'où il m'est discrètement réexpédié. En ce moment même, si Stone avait besoin de moi, il appellerait un numéro à Swansea.

— Personne ne sait où nous sommes ? Absolument personne ?

— Pas même Churchill.

— Je vais en discuter avec Jane.

— Encore une chose, ajouta Teague, retenant Fontine par le bras. J'ai donné ma parole à Brevourt qu'il n'y aurait plus pour vous de mission à l'étranger.

— Voilà qui va faire plaisir à Jane.

L'opération Loch Torridon connaissait un franc succès. Le principe de la mauvaise gestion à tout prix était devenu une épine dans les serres de l'aigle allemand.

Dans les imprimeries de Mannheim, cent trente mille exemplaires du Manuel du commandement pour l'Occupation sortirent des presses amputés de tous les clichés par de fatales coupures. Des expéditions destinées aux usines Messerschmidt de Francfort furent détournées vers les chaînes de montage de Stuka, à Leipzig. À Kalach, sur le front russe, on découvrit que les trois quarts du matériel radio fonctionnaient sur des fréquences variables. Dans les usines Krupp, à Essen, des erreurs de calcul provoquèrent des défauts dans le mécanisme de mise à feu de tous les canons de 180. À Cracovie, dans les fabriques d'uniformes, on négligea de faire subir au tissu une saturation chimique et deux cent mille unités expédiées risquaient de s'enflammer instantanément. À Turin, où les Allemands avaient pris le contrôle des constructions aéronautiques, des erreurs provoquèrent une fatigue du métal au bout de vingt heures de vol. Des escadrilles entières furent victimes de déformations en plein vol.

À la fin du mois d'avril 1944, Loch Torridon concentra ses efforts sur les patrouilles côtières, sur toute la zone littorale de la Normandie. Une stratégie fut élaborée afin de falsifier les instructions envoyées aux forces navales allemandes par la base de la pointe de Barfleur. Le général de brigade Alec Teague présenta son rapport explosif au grand quartier général du commandement allié et le remit en personne à Dwight Eisenhower.

Les patrouilles allemandes effectuées avant l'aube seront supprimées dans toutes les zones de Normandie, pendant les onze premiers jours de juin. Voilà le moment propice. Je répète : du 1er au 11 juin.

Le commandant en chef des forces alliées trouva le mot juste.

— Ça alors, vous m'en bouchez un coin !…

Le débarquement eut lieu, et les armées alliées progressèrent vers l'est. Sous la direction du maréchal Badoglio et de Grandi, les grandes lignes de la collaboration italienne furent négociées à Lisbonne.

Le général Teague autorisa le commandant Fontine à se rendre au Portugal. Il l'avait bien mérité.

Dans la petite chambre d'un hôtel de Lisbonne, le maréchal Badoglio se trouva face à Victor.

— C'est donc le fils de Fontini-Cristi qui nous présente notre ultimatum, fit-il avec lassitude. Vous devez éprouver une grande satisfaction.

— Non, rétorqua simplement Victor. Je n'éprouve que du mépris.

26 juillet 1944
Wolfsschanze, Prusse-Orientale

(Extraits de l'enquête menée par la Gestapo sur la tentative d'assassinat de Hitler au quartier général du haut commandement, Wolfsschanze. Dossier dérobé et détruit.)

… Les suppôts du traître, Claus von Stauffenberg, ont parlé. Ils ont révélé l'existence d'un vaste complot impliquant les généraux Olbricht, von Falkenhausen, Hoepner et peut-être les maréchaux von Kluge et Rommel. Ce complot n'a pas pu être organisé sans le soutien de l'ennemi. Tous les moyens de communication habituels ont été laissés de côté. Un réseau de messagers inconnus a été utilisé et un nom de code dont nous ignorions tout a été porté à notre connaisse. Un nom d'origine écossaise, celui d'une région ou d'un village : Loch Torridon… Nous avons capturé…

Alec Teague se tenait devant la grande carte fixée à un mur de son bureau. L'air abattu, vautré dans un fauteuil, Fontine ne quittait pas le général des yeux.

— C'était une entreprise risquée, déclara Teague. Nous avons perdu ; on ne peut pas gagner à tous les coups. Jusqu'à présent, vous avez eu trop peu de pertes ; c'est le problème, vous n'avez pas l'habitude.

Le général retira trois punaises de la carte et s'avança vers son bureau. Il s'assit lentement en se frottant les yeux.

— Les résultats de l'opération Loch Torridon ont été d'une remarquable efficacité, poursuivit-il. Nous avons toutes les raisons d'en être fiers.

— Vous parlez au passé ? demanda Fontine, surpris.

— Oui. L'offensive terrestre des Alliés en direction du Rhin se développera dans toute son ampleur dès le 1er octobre. Le Haut Commandement des armées ne veut aucune complication ; il s'attend à de nombreuses défections. Nous leur compliquons la vie. Nous pouvons même leur porter préjudice. L'opération Loch Torridon sera progressivement mise en sommeil dans les deux mois qui viennent. Tout sera terminé à la fin septembre.

Fontine regardait le général prononcer cet arrêt de mort. C'était une partie du vieux soldat qui mourait en même temps. Alec faisait peine à voir. Loch Torridon lui avait permis de se faire une place au soleil. Il n'irait jamais plus loin et il n'était pas exclu qu'il ait été victime de jalousies. Mais il fallait bien prendre des décisions. Ces décisions irrévocables, il n'était pas question de s'y opposer. Teague était un soldat.

Fontine s'abandonna à ses propres réflexions. Il n'éprouva pour commencer ni exultation ni découragement, plutôt le sentiment d'une suspension. Comme si le temps venait brusquement de s'arrêter. Puis, lentement, une question douloureuse s'imposa à son esprit : et maintenant ? Quel objectif poursuivre ? Que vais-je faire ?

Mais cette inquiétude diffuse s'estompa rapidement. L'idée obsédante dont il ne parvenait jamais à se débarrasser totalement s'empara de lui. Il se leva et s'avança devant le bureau d'Alec.

— Le moment est venu de vous demander d'acquitter votre dette, fit-il posément. Il y a une autre opération qui doit être, selon vos propres termes, « montée avec la même précision que Loch Torridon ».

— Elle le sera. Je vous en ai donné ma parole. Les Allemands ne tiendront pas un an de plus ; des généraux commencent à tâter le terrain en vue d'une reddition. Dans six à huit mois, la guerre sera terminée. Ce sera le moment de monter l'« opération Salonique ». Avec la même précision que Loch Torridon.