25
La circulation, déjà difficile dans la capitale à l'heure du déjeuner, était encore ralentie par l'orage. Un déluge s'abattait sur les piétons, ne leur laissant même pas le temps de sauter d'un porche à un auvent. Les essuie-glaces étaient impuissants à écarter le rideau liquide qui recouvrait le pare-brise, déformant la vision.
Les pensées d'Adrian, assis à l'arrière du taxi, allaient vers trois personnes : Barbara, Dakakos et son frère.
Barbara était repartie à Boston. Elle devait être en train de fouiller dans les archives de la bibliothèque pour dénicher des détails sur cet événement incroyable que constituait la destruction des démentis du Filioque. Si ces documents avaient été transportés dans le coffre de Constantinople et s'il était possible d'établir d'une manière irréfutable qu'ils avaient été brûlés, on ne pouvait qu'en conclure que le coffre avait été découvert. A égale B, égale C. Donc A égale C. Était-ce sûr ?
Théodore Dakakos devait chercher inlassablement dans tous les hôtels et les cabinets juridiques de Chicago. Le Grec avait toutes les raisons de le faire : quoi de plus banal qu'un voyage d'affaires à Chicago ? Cette diversion suffisait largement à Adrian. Il allait monter dans sa chambre, prendre son passeport et appeler Andrew. Ils pourraient ensuite quitter Washington et échapper à Dakakos. Il ne pouvait que supposer que le Grec essayait de les en empêcher. Ce qui signifiait que Dakakos-Annaxas était au courant de ce que projetait leur père. Ce n'était pas très difficile à deviner. À son retour d'Italie, un vieil homme, sachant ses jours comptés, fait venir ses deux fils à son chevet…
La troisième préoccupation d'Adrian était justement de savoir où se trouvait son frère. Toute la nuit, il avait essayé de le joindre chez lui, en Virginie. Ce qui perturbait Adrian, même s'il ne lui était pas facile de le reconnaître, c'est que son frère était mieux préparé que lui pour se charger d'un type comme Dakakos. Offensive et contre-offensive faisaient partie de sa vie, plus que thèse et antithèse.
— Voici l'entrée du garage, annonça le chauffeur de taxi.
Adrian fonça sous la pluie et s'engouffra dans le garage du District Towers. Il lui fallut un moment pour s'orienter et trouver la direction de l'ascenseur. Il fouilla dans sa poche tout en marchant pour prendre la clé de sa chambre ; il ne la laissait jamais à la réception.
— 'Jour, m'sieur Fontine. Comment ça va ?
C'était le jeune gardien du parking. Adrian se souvenait vaguement de son visage : une tête de fouine, un teint cireux, des yeux rusés.
— Bonjour, répondit Adrian, appuyant sur le bouton d'appel de la cabine.
— Merci encore, hein ! Ça m'a vraiment fait plaisir, vous savez !
— Oui, oui, grommela Adrian sans comprendre, impatient de voir arriver l'ascenseur.
— Hé ! poursuivit le jeune homme avec un clin d'œil, vous avez meilleure mine qu'hier soir. Une bonne castagne, hein ?
— Pardon ?
Le gardien esquissa un sourire entendu.
— J'ai suivi vos conseils, reprit-il. Moi aussi, j'ai dérouillé un type. Qu'est-ce qu'il a pris !
— Qu'est-ce que vous racontez ? Vous m'avez vu hier soir ?
— Quoi ! Vous ne vous le rappelez même pas ? Faut dire que vous teniez une de ces cuites !
Andrew ! Andrew était capable de le faire quand l'envie lui en prenait ! Marcher en titubant, porter un chapeau de travers, parler d'une voix pâteuse. Ce numéro, il l'avait vu faire des dizaines de fois !
— Mes souvenirs sont un peu confus… Je suis rentré vers quelle heure ?
— Vous étiez vachement pressé ! Il était à peu près huit heures, vous avez oublié ? Vous m'avez donné…
Le jeune homme laissa sa phrase en suspens. Quelque chose le retint de tout dire.
L'ascenseur arriva enfin ; Adrian entra dans la cabine. Andrew était donc venu à l'hôtel pendant qu'il essayait de le joindre en Virginie. Avait-il appris que Dakakos les cherchait ? Avait-il déjà quitté Washington ? Et si Andy l'attendait dans sa chambre ? L'idée avait quelque chose de troublant, mais il éprouvait en même temps une manière de soulagement. Son frère saurait ce qu'il convenait de faire.
Adrian suivit le couloir jusqu'à la porte de sa suite et entra. Au moment où il refermait la porte, il entendit des pas derrière lui. Il se retourna vivement et découvrit un homme en uniforme d'officier sur le seuil de sa chambre. Pas Andrew, un colonel.
— Qui êtes-vous ?
L'officier ne répondit pas tout de suite. Il demeura immobile ; ses yeux lançaient des éclairs. Quand il parla, ce fut d'une voix glaciale, légèrement traînante.
— Oui, vous lui ressemblez. Avec un uniforme, en vous redressant un peu, vous pourriez passer pour lui. Peu importe. Tout ce que je vous demande, c'est de me dire où il est.
— Comment êtes-vous entré ? Qui vous a ouvert la porte ?
— On ne répond pas à une question par une autre. La mienne pour commencer.
— Ce qui compte, pour commencer, c'est que vous vous êtes introduit dans ma chambre, fit Adrian, se dirigeant rapidement vers le téléphone. À moins que vous ne soyez en possession d'un mandat de perquisition, vous allez vous retrouver au poste de police, tout militaire que vous soyez.
Le colonel défit le premier bouton de sa tunique, passa la main à l'intérieur et sortit un pistolet. Il baissa le cran de sûreté et braqua l'arme sur Adrian.
Fontine se figea sur place, la main gauche tenant le combiné, l'autre au-dessus du cadran de l'appareil ; l'expression du visage de l'officier n'avait pas changé.
— Écoutez-moi bien, fit doucement le colonel. Je pourrais vous faire exploser les deux rotules simplement à cause de la ressemblance. Vous comprenez ? Je suis un homme civilisé, un avocat, comme vous, mais, quand il est question des Vigies du commandant Fontine, toutes les règles deviennent caduques. Je suis prêt à tout pour mettre la main sur cette ordure. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Vous êtes fou à lier, fit Adrian, en reposant lentement le combiné.
— Si peu auprès de lui ! Et maintenant, dites-moi où il est.
— Je n'en sais rien.
— Je ne vous crois pas.
— Attendez un peu !
Sous le coup de la surprise, Adrian n'avait pas vraiment prêté attention aux paroles de l'officier ; elles lui revenaient maintenant en mémoire.
— Que savez-vous sur les Vigies ?
— Beaucoup plus que votre bande de paranoïaques ne voudrait. Croyiez-vous sérieusement vous en sortir, tous les deux ?
— Vous êtes complètement à côté de la plaque ! Vous ne diriez pas cela si vous saviez qui je suis ! En ce qui concerne les Vigies, nous sommes du même bord ! Et, maintenant, voulez-vous me dire ce que vous lui reprochez.
— Il a tué deux hommes, répondit lentement le colonel. Un capitaine du nom de Barstow et un avocat militaire nommé Tarkington. Les deux assassinats ont été maquillés en accidents – kai sai – provoqués par les filles et l'abus d'alcool. Dans le cas de Tarkington, cela ne tient pas debout : il ne buvait pas.
— Bon Dieu !
— Un dossier a disparu de son bureau de Saigon. Un dossier qui, lui, tenait debout. Mais ils ignoraient que nous avions une copie du tout.
— Qui, « nous » ?
— L'Inspection générale.
Le colonel ne baissait pas son arme. Il parlait d'une voix calme, avec les intonations traînantes du Texas.
— Je viens de vous laisser le bénéfice du doute, poursuivit-il. Vous savez pourquoi je veux votre frère ; à vous de me dire où il est. À propos, je m'appelle aussi Tarkington. Je bois sec, je ne suis pas un tendre et je suis décidé à mettre la main sur l'ordure qui a tué mon frère.
Adrian sentit ses poumons se vider de l'air qu'ils contenaient.
— Je suis navré…, balbutia-t-il.
— Vous comprenez maintenant pourquoi j'ai sorti mon arme et pourquoi je n'hésiterai pas à m'en servir. Où est-il parti ? Comment ?
Il fallut quelques secondes à Adrian pour saisir le sens des questions.
— Où ? répéta-t-il. Comment ? Je ne savais pas qu'il était parti. Comment pouvez-vous en être sûr ?
— Il sait que nous sommes à ses trousses. Nous savons qu'il en a été informé. Nous avons trouvé le lien ce matin : un capitaine du nom de Greene, au Pentagone. Service des achats. Inutile de préciser qu'il a disparu lui aussi. Il doit déjà être à l'autre bout du monde.
À l'autre bout du monde… Les mots pénétraient lentement dans l'esprit d'Adrian. Une idée était en train de germer. À l'autre bout du monde. En Italie. À Campo di Fiori ; un tableau évoquant des souvenirs de près d'un demi-siècle. Le coffre de Constantinople !
— Avez-vous fait surveiller les aéroports ?
— Il a un passeport militaire. Tous les terrains militaires…
— Bon Dieu ! s'écria Adrian, s'élançant vers la chambre.
— Attendez ! rugit le colonel, le saisissant par le bras.
— Lâchez-moi !
Fontine dégagea son bras, s'engouffra dans la chambre et se dirigea vers le secrétaire.
Il ouvrit le tiroir de droite. La main du colonel se glissa sous son bras et referma le tiroir, emprisonnant son poignet.
— Si vous sortez quelque chose qui ne me plaît pas, vous êtes mort ! gronda l'officier.
Fontine baissa les yeux vers son poignet gonflé et douloureux. Il prit dans le tiroir un gros portefeuille de cuir : son passeport avait disparu. Son permis de conduire international, son chéquier de la Banque de Genève, avec le numéro de code de son compte et sa photographie, n'étaient plus là.
Adrian se retourna lentement et traversa la chambre en silence. Il jeta le portefeuille sur le lit, s'avança jusqu'à la fenêtre. Une pluie torrentielle tambourinait sur les vitres.
Son frère l'avait mis sur la touche. Il était parti seul à la recherche du coffre, refusant son aide. Une aide qu'il n'avait jamais eu l'intention d'accepter. Le coffre de Constantinople était la dernière arme dont Andrew pouvait taire usage. Une arme redoutable entre ses mains.
Le colonel de l'Inspection générale pouvait lui prêter son concours. Il avait le pouvoir de lui épargner les obstacles bureaucratiques et de lui trouver sans délai un moyen de transport… Mais il était hors de question de mentionner le convoi de Salonique.
Certains n'hésiteraient pas à brader la moitié des arsenaux de la planète contre ces documents. C'étaient les paroles de son père.
— Vous avez votre preuve, colonel, déclara Fontine d'une voix calme.
— Oui, je suppose.
Adrian se retourna pour faire face à l'officier.
— Dites-moi franchement, entre confrères, comment avez-vous réussi à épingler les Vigies ?
— Grâce à un certain Dakakos, répondit le colonel, écartant son arme.
— Dakakos ?
— Oui, un Grec. Vous le connaissez ?
— Pas du tout.
— Au début, les renseignements qu'il nous fournissait arrivaient au compte-gouttes. Ils m'étaient adressés. Quand Barstow a craqué et a fait sa déposition à Saigon, Dakakos est encore intervenu. Il est entré en contact avec mon frère pour lui demander de s'occuper de Barstow. Ainsi, les Vigies faisaient l'objet d'une double surveillance, ici et au Vietnam…
— Par deux frères à qui il suffisait de décrocher le téléphone pour se tenir au courant, glissa Adrian. Sans passer par la voie hiérarchique.
— C'est ce que nous avions imaginé. Nous ne savions pas pourquoi, mais ce Dakakos voulait la peau des Vigies.
— Assurément, acquiesça Adrian, admirant la précision de la stratégie du Grec.
— Tout s'est débloqué hier, poursuivit le colonel. Dakakos a fait suivre votre frère à Phan Thiêt. Dans un entrepôt. Nous sommes en possession des dossiers des Vigies, nous avons toutes les preuves…
La sonnerie du téléphone interrompit l'officier. Suspendu à ses lèvres, Adrian entendit à peine, tellement sa concentration était grande.
Une deuxième sonnerie retentit.
— Vous permettez ? demanda Adrian.
— Il vaut mieux répondre, fit Tarkington dont les yeux retrouvèrent leur dureté. Je serai à côté de vous.
C'était Barbara, qui appelait de Boston.
— Je suis aux archives ; j'ai trouvé les renseignements sur l'autodafé où les documents du Filioque ont été brûlés…
— Une seconde, fit Adrian, tournant la tête vers le colonel, se demandant s'il parviendrait à avoir l'air naturel.
— Si vous voulez, vous pouvez écouter à l'autre poste, dans le salon. Ce sont des recherches que j'avais demandé que l'on fasse pour moi.
La ruse réussit. Avec un haussement d'épaules, Tarkington se dirigea vers la fenêtre.
— Vas-y, je t'écoute, reprit Adrian.
Barbara parla comme une spécialiste parcourant un rapport dont le sujet est familier ; sa voix montait et descendait à mesure qu'elle passait en revue les points saillants.
— Le 9 janvier 1941, à 23 heures, dans la basilique Sainte-Sophie d'Istanbul, a eu lieu une cérémonie de délivrance. D'après les témoignages, un envoi au ciel d'objets sacrés… C'est du travail bâclé, narratif, alors qu'il devrait y avoir des citations, des traductions littérales. Suit une liste des laboratoires d'Istanbul et d'Athènes où l'analyse de fragments de cendres a confirmé l'âge et la nature du support. Voilà de quoi te satisfaire, saint Thomas.
— Et ces témoins ? Cette narration ?
— Je suis très critique, mais je pourrais l'être encore plus. Le rapport devrait comprendre des attestations et des clichés, mais c'est là du pinaillage universitaire. L'important est que le document porte le sceau des archives et, là, on ne peut pas tricher. Cela signifie que quelqu'un d'irréprochable a assisté à la cérémonie et confirmé la destruction par le feu. La fondation Annaxas en a eu pour son argent.
— Quel nom as-tu dit ? demanda lentement Adrian.
— Annaxas. C'est la société qui a financé les recherches.
— Merci. Je te rappellerai.
Il raccrocha. Tarkington était à la fenêtre, regardant tomber la pluie. Il fallait maintenant lui échapper pour se lancer à la recherche du coffre.
Barbara avait eu raison sur un point : Dakakos-Annaxas en avait eu pour son argent et obtenu exactement ce qu'il voulait : un rapport falsifié et archivé.
Adrian savait où aller.
À Campo di Fiori.
Dakakos !
Dakakos, Dakakos, Dakakos !
Ce nom revenait sans cesse à l'esprit d'Andrew, qui regardait se dérouler la côte italienne sous l'avion volant à 10 000 mètres. Théodore Annaxas Dakakos avait détruit les Vigies dans le but de l'éliminer, lui, de l'empêcher de se mettre à la recherche du coffre de Constantinople. Qu'est-ce qui l'avait poussé à prendre cette décision ? Comment s'y était-il pris ? Il était vital d'en apprendre le plus possible sur cet homme. Mieux on connaît l'ennemi, mieux on le combat. Dans l'état actuel des choses, Dakakos était le seul obstacle, le seul concurrent.
Quelqu'un à Rome pouvait l'aider. Un banquier dont les voyages à Saigon étaient de plus en plus fréquents, qui procédait à des acquisitions d'entrepôts entiers et réexpédiait à Naples les marchandises volées pour les revendre dans toute l'Italie. Les Vigies l'avaient démasqué et se servaient de lui ; il leur avait révélé les noms de personnages qui occupaient des postes en vue à Washington.
Un homme de ce calibre pourrait le renseigner sur Dakakos.
Le commandant de bord d'Air Canada annonça que dans quinze minutes l'appareil amorcerait sa descente vers l'aéroport Leonardo da Vinci, à Rome.
Fontine sortit son passeport ; il l'avait acheté à Québec. Celui d'Adrian lui avait permis de passer la frontière canadienne, mais il savait qu'il ne pourrait plus s'en servir. Washington allait faire circuler le nom de Fontine dans tous les aéroports de l'hémisphère Nord.
Un étrange caprice du sort avait voulu qu'il rencontre un petit groupe de déserteurs à Montréal, à 2 heures du matin. Les moralistes en exil avaient besoin d'argent ; leur prosélytisme ne pouvait agir sans espèces sonnantes et trébuchantes. Un chevelu, en veste de treillis de GI, l'avait entraîné dans un appartement empestant le hasch. En moins d'une heure, il avait obtenu un passeport contre dix mille dollars.
Adrian avait tellement de retard qu'il ne le rattraperait fumais.
Il pouvait oublier son frère. Dakakos voulait l'empêcher d'agir ; à l'évidence, il ferait de même avec Adrian. Si le Grec ne faisait pas le poids contre le militaire, ce serait une autre paire de manches pour l'avocat. Même si l'armateur ne réussissait pas à neutraliser Adrian, la disparition de son passeport lui ferait perdre beaucoup de temps. Non, son frère n'était plus dans la course.
L'avion se posa. Andrew détacha sa ceinture. Il voulait être le premier à descendre ; il était pressé de trouver une cabine téléphonique.
Une foule dense déambulait via Veneto ; les tables de la terrasse, sous l'auvent du café de Paris, étaient toutes occupées. Le banquier avait réussi à en trouver une, près de la porte de service, où les allées et venues étaient incessantes. C'était un homme tout sec, à la cinquantaine énergique et élégante. Il était très prudent : impossible à quiconque de surprendre ce qui se disait à sa table.
Ils se saluèrent sans chaleur. De toute évidence, le banquier était impatient d'en finir le plus vite possible.
— Je ne vous demande pas ce que vous faites à Rome, commença-t-il, sans préambule. Sans adresse, sans l'uniforme qui vous va si bien.
L'Italien avait un débit rapide et parlait d'une voix monocorde, sans inflexions.
— Comme vous me l'aviez demandé, je n'ai pas cherché à prendre des renseignements. Ce n'était pas nécessaire : vous êtes un homme traqué.
— Comment le savez-vous ?
L'Italien ne répondit pas tout de suite ; ses lèvres s'entrouvrirent en un mince sourire.
— Vous venez de me le confirmer.
— Je vous préviens…
— Je vous en prie ! Vous arrivez à l'improviste, vous exigez un rendez-vous dans un lieu passant. Cela suffirait à me faire sauter dans un avion pour Malte afin de ne pas vous rencontrer. Et puis cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Vous êtes mal à l'aise.
Le banquier disait vrai : son interlocuteur était mal à l'aise. Il lui faudrait faire attention et se montrer plus détendu.
— Vous ne manquez pas de finesse ; nous l'avions déjà remarqué à Saigon.
— Je ne vous ai jamais vu de ma vie, répliqua l'Italien, faisant signe à un garçon qui passait. Due Campari, prego.
— Je ne bois pas de Campari.
— À votre guise. Deux Italiens qui commandent un Campari via Veneto n'attirent pas l'attention. C'était mon intention. De quoi voulez-vous me parler ?
— D'un Grec du nom de Dakakos.
Le banquier haussa les sourcils.
— C'est Théo Dakakos qui vous intéresse ?
— Vous le connaissez ?
— Qui ne connaît pas Dakakos dans le monde de la finance ? Vous êtes en affaires avec lui ?
— Peut-être… Il est armateur, n'est-ce pas ?
— Entre autres. C'est un homme encore jeune et déjà puissant. Même les colonels du régime d'Athènes y réfléchissent à deux fois avant de prendre des décrets qui pourraient lui porter préjudice. Ses concurrents plus âgés se méfient de lui. Son dynamisme compense un certain manque d'expérience. C'est un fonceur.
— Quelles sont ses opinions politiques ?
— Il ne s'intéresse qu'à lui-même, répondit le banquier, les sourcils levés.
— Quels sont ses intérêts en Asie du Sud-Est ? Pour qui travaille-t-il à Saigon ?
— Il ne travaille pour personne.
Le garçon revint avec les consommations.
— Il sert d'intermédiaire pour l'AID, l'agence pour le développement international, à Vientiane, reprit le banquier quand il se fut éloigné. Il expédie des marchandises vers le nord du Laos et au Cambodge. Comme vous le savez, tout est contrôlé par les services de renseignement. J'ai entendu dire qu'il s'était retiré.
C'est bien cela, songea Fontine, en posant son verre de Campari. Les Vigies avaient mis au jour la corruption de l'AID, et Dakakos avait démasqué les Vigies.
— Il s'est donné beaucoup de mal pour contrecarrer mes projets.
— A-t-il réussi ?… Je vois que oui. Annaxas le Jeune réunit presque toujours ce qu'il entreprend, poursuivit l'Italien, levant délicatement son verre. Son obstination est connue.
— Quel nom avez-vous dit ?
— Annaxas. Annaxas le Jeune, fils d'Annaxas le Fort. On se croirait à Thèbes, n'est-ce pas ? Ces Grecs ont toujours leur ascendance à la bouche, aussi obscure soit-elle. Je trouve cela prétentieux.
— Il l'utilise beaucoup ?
— Pas pour sa personne, mais il a baptisé son yacht Annaxas et plusieurs avions Annaxas 1,2,3. Ce nom est aussi celui de quelques sociétés. C'est une véritable obsession. Théodore Annaxas Dakakos, fils aîné d'une famille pauvre, élevé par un ordre religieux dans des circonstances qui demeurent obscures et pour lesquelles il décourage toute curiosité.
L'Italien vida son verre.
— Intéressant, fit Andrew.
— Vous ai-je révélé quelque chose que vous ignoriez ?
— Peut-être, dit Fontine, l'air détaché. Ce n'est pas important.
— Ce qui veut dire que ça l'est, rétorqua l'Italien, dont les lèvres pâles esquissèrent un sourire. Vous savez que Dakakos est en Italie ?
— Vraiment ? fit Andrew, dissimulant sa surprise.
— Ce qui veut dire que vous êtes réellement en affaires avec lui. Autre chose ?
— Non.
Le banquier se leva et se fondit rapidement dans la foule.
Andrew resta assis. Ainsi, Dakakos était en Italie. Il se demanda où ils se rencontreraient, rencontre à laquelle il tenait beaucoup, presque autant qu'au coffre de Salonique.
Il voulait éliminer Théodore Annaxas Dakakos. L'homme qui avait détruit les Vigies ne méritait pas de vivre.
Andrew se leva. Il sentait la bosse faite par les papiers dans la poche de sa veste. Les souvenirs de son père, remontant à un demi-siècle.