46

Fal Dara

Autour du Portail, des collines boisées moutonnaient sous un soleil pâlichon. Où était donc le bosquet des Ogiers ? Ici, la plupart des arbres, squelettiques, ressemblaient à des vieillards édentés. Les variétés à feuillage persistant étaient très rares, et leurs représentants faisaient peine à voir, car ils semblaient à un souffle de l’agonie.

S’abstenant de tout commentaire, Loial hocha tristement la tête.

— Aussi mort que les Terres Dévastées, ce coin du monde, lâcha Nynaeve.

Tremblant de froid, Egwene s’emmitoufla de son mieux dans sa cape.

— Au moins on est sortis, dit Perrin.

— Oui, mais où ? demanda Mat.

— Nous sommes au Shienar, un pays des Terres Frontalières, annonça Lan.

Dans sa voix, quelque chose semblait dire : « À la maison, enfin ! »

Rand s’emmitoufla lui aussi dans sa cape. Les Terres Frontalières… La Flétrissure ne pouvait pas être très loin. L’Œil du Monde non plus. Et tous les ennuis qui iraient avec.

— Nous sommes très près de Fal Dara, dit Moiraine.

La petite colonne se mit en chemin, prenant comme point de repère les tours qui se dressaient au nord et à l’est de sa position. Selon les creux et les bosses de l’itinéraire, il arrivait que ces édifices ne soient plus visibles, mais ça ne durait jamais très longtemps.

Rand remarqua plusieurs arbres fendus en deux comme s’ils avaient été frappés par la foudre.

— Le froid, répondit Lan quand le jeune homme se fut décidé à lui poser la question. Quand la température est trop basse, la sève gèle et l’arbre explose. Certaines nuits, on les entend crépiter comme des feux d’artifice, ces pauvres végétaux. L’hiver passé, c’est arrivé très souvent…

Rand secoua la tête, pensif. Des arbres qui explosent ? Même pendant un hiver normal ? Bon sang ! à quoi avait pu ressembler le dernier ? Sûrement à rien qu’il soit en mesure d’imaginer…

— Qui a parlé de « l’hiver passé » ? demanda Mat en claquant des dents.

— Allons, garçon de ferme, c’est un très beau printemps, pour la région ! Un merveilleux moment pour être encore vivant… (Lan sourit.) Mais si tu veux que ça chauffe, attends d’être dans la Flétrissure !

— Par le sang et les cendres ! marmonna Mat. Par le maudit sang et les fichues cendres !…

Rand entendit à peine ces commentaires, mais ils semblaient venir droit du cœur…

Les voyageurs commencèrent à passer devant des fermes mais, bien que ce fût l’heure où aurait dû mijoter le repas de midi, ils ne virent pas de fumée sortir des hautes cheminées de pierre. On n’apercevait ni hommes ni bêtes dans les champs, même si une charrue ou une charrette, provisoirement abandonnées, paraissaient parfois attendre le retour imminent de leur propriétaire.

Dans une cour de ferme située très près de la route, une poule solitaire creusait la terre en quête de quelque limace. Une porte de grange oscillait au vent, un des battants à demi arraché de ses gonds. La grande bâtisse résidentielle, carrément démesurée aux yeux d’un habitant de Champ d’Emond, était déserte et silencieuse. Avec son toit en pente dont les bardeaux touchaient presque le sol, la maison ressemblait davantage à une auberge qu’à une ferme.

Aucun chien ne vint aboyer aux basques des étrangers. Une faux gisait au milieu de la cour et des seaux renversés formaient un petit amas à côté du puits.

Moiraine n’aima pas du tout ce spectacle. Secouant les rênes d’Aldieb, elle la força à avancer plus vite.

Chevauchant avec ses amis de Deux-Rivières et Loial, quelques pas derrière l’Aes Sedai et le Champion, Rand n’en croyait pas ses yeux. Il ne voyait pas comment on pouvait faire pousser quelque chose dans un coin pareil. Cela dit, il n’aurait pas imaginé non plus que les Chemins puissent exister… Et même après en être sorti, ça ne s’imprimait toujours pas dans son cerveau.

— Je crois qu’elle ne s’attendait pas à ça, dit Nynaeve avec un geste circulaire qui englobait tout le paysage.

— Où sont partis les gens ? demanda Egwene. Et pourquoi cet exode ? Leur départ doit être récent…

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda Mat. Si j’en juge par cette porte de grange, ils ont peut-être fichu le camp avant l’hiver.

Nynaeve et Egwene regardèrent le jeune homme comme s’il était un crétin congénital.

— Les rideaux, aux fenêtres…, dit Egwene comme si elle parlait à un enfant pas très doué. Ils sont trop fins pour la mauvaise saison, surtout ici. Avec les rigueurs du climat, aucune maîtresse de maison ne les aurait gardés tout au long de l’hiver.

La Sage-Dame approuva du chef cette analyse.

— Les rideaux…, ricana Perrin. (Il redevint sérieux quand il vit que les deux femmes le foudroyaient du regard.) Du calme, je suis tout à fait d’accord avec vous ! Mat, tu as vu la faux ? Il y aurait eu plus de rouille que ça, si elle avait passé tout l’hiver dehors. Même si les rideaux ne t’ont pas frappé, tu aurais dû noter ce détail-là.

Rand jeta un coup d’œil discret à Perrin. À l’époque où ils chassaient ensemble, il avait une meilleure vue que l’apprenti forgeron. Mais là, il aurait été incapable de dire si la lame de la faux était rouillée ou non…

— Au fond, je me fiche de savoir quand ces gens sont partis, grommela Mat. J’aimerais juste m’asseoir devant un bon feu, et le plus vite possible !

— Pourquoi sont-ils partis ? demanda Rand à voix basse, juste pour lui-même.

La Flétrissure n’était plus très loin – en d’autres termes, l’endroit où se terraient tous les Trollocs et les Myrddraals qui ne les avaient pas traqués en Andor. Bref, ils se jetaient dans la gueule du loup.

Cette fois, Rand parla assez fort pour que ses amis l’entendent.

— Nynaeve et Egwene, vous n’avez pas besoin de nous suivre jusqu’à l’Œil du Monde…

Comme Rand le prévoyait, les deux femmes semblèrent se demander quelle mouche venait de le piquer. Mais, la destination approchant dangereusement, il devait insister.

— Il suffit peut-être que vous soyez à proximité… Moiraine n’a jamais dit que vous deviez y être. C’est pareil pour toi, Loial. Vous pourriez attendre notre retour à Fal Dara. Ou partir pour Tar Valon. Il y aura sans doute une caravane de marchands. Sinon, Moiraine vous louera une diligence. Et, quand tout sera fini, nous vous retrouverons à Tar Valon.

— Ta’veren…, soupira l’Ogier de sa voix de stentor. Rand al’Thor, tes amis et toi attirez nos vies comme un aimant attire le fer. Votre destin détermine le nôtre, et il n’y a rien à faire contre ça… (Il eut soudain un grand sourire.) En plus, l’idée de voir l’Homme Vert est loin de me déplaire. L’Ancien Haman m’a souvent raconté sa rencontre avec lui. Mon père aussi, comme la plupart des Anciens, à vrai dire…

— Tant de gens que ça ? s’étonna Perrin. Les récits disent que l’Homme Vert est très difficile à trouver. Et, de toute façon, nul n’y arrive deux fois.

— C’est vrai, mais je ne l’ai jamais vu, et vous trois non plus… Apparemment, il n’évite pas les Ogiers, alors qu’il fuit les humains. Il sait tant de choses sur les arbres. Il connaît même les Chansons des Arbres…

— Ce que je voulais dire…, commença Rand.

Mais la Sage-Dame lui coupa la parole :

— Elle a dit qu’Egwene et moi faisons partie de la Trame. Nous sommes impliquées avec vous trois dans ce… tissage, et si on peut la croire, selon la façon dont il est réalisé, il a une chance de provoquer la défaite du Ténébreux. Même si ça me fend le cœur, j’ai tendance à la croire, parce que les événements confirment ce qu’elle avance. Si Egwene et moi ne venons pas avec vous, qui sait ce que ça changera à la Trame ?

— J’essayais simplement de…

Une nouvelle fois, Nynaeve empêcha Rand de continuer.

— Je sais très bien ce que tu tentes de faire… (La Sage-Dame dévisagea Rand jusqu’à ce qu’il s’agite nerveusement sur sa selle.) Je le sais, ne t’inquiète pas… Je n’ai aucune sympathie pour les Aes Sedai – et pour celle-là encore moins que pour les autres. Quant à m’aventurer dans la Flétrissure… Mais je déteste encore plus le Père des Mensonges. Si des garçons comme vous… non, des hommes comme vous, remplissent leur mission alors qu’ils donneraient cher pour être ailleurs, au nom de quoi devrais-je me dérober à la mienne ? Cette remarque vaut bien entendu aussi pour Egwene…

Nynaeve marqua une pause, le regard rivé sur la nuque de l’Aes Sedai qui la précédait.

— J’espère que nous arriverons bientôt à Fal Dara… Ou pensez-vous qu’elle nous fera chevaucher toute la nuit ?

Alors que Nynaeve se détachait du petit groupe pour aller rejoindre Moiraine, Mat prit la parole :

— Elle a bien dit « hommes » à notre sujet ? Il n’y a pas si longtemps que ça, elle nous conseillait de rester dans les jupes de notre mère, et voilà que nous sommes des hommes ?

— Homme ou pas, vous auriez dû rester dans les jupes de votre mère, lâcha froidement Egwene.

Mais Rand doutait que la jeune fille ait pensé ce qu’elle disait.

Egwene vint chevaucher à côté du jeune berger et lui parla à voix basse, pour que personne d’autre n’entende. Mat tendit l’oreille, mais en vain, selon toute probabilité.

— Rand, j’ai seulement dansé avec le Zingaro…, dit la jeune fille sans regarder son compagnon. Tu ne peux pas m’en vouloir d’avoir dansé avec quelqu’un que je ne reverrai jamais, pas vrai ?

— Non, bien sûr que non…

Pourquoi aborde-t-elle ce sujet maintenant ?

Soudain, Rand se souvint de ce que lui avait dit Min, à Baerlon, une éternité plus tôt.

« Elle partage tes sentiments, mais vous n’êtes pas faits l’un pour l’autre. Enfin, pas de cette façon-là… »

 

Fal Dara était construite sur une colline. Bien plus petite que Caemlyn, la ville était pourtant défendue par un mur d’enceinte au moins aussi haut. Autour de cette muraille, et sur un cercle très large, il n’y avait que de l’herbe coupée très ras. Du coup, nul ne pouvait approcher de la cité sans être immédiatement repéré par les gardes postés au sommet des hautes tours de guet en bois.

Si le mur de Caemlyn pouvait être qualifié de « beau », celui de Fal Dara annonçait clairement les choses : construit pour résister, il n’était là que pour ça, mais il était bien là ! Les bannières qui battaient au vent arboraient fièrement le Faucon Noir du Shienar, qui semblait ainsi voler tout autour de la muraille.

Lan rabattit la capuche de sa cape. Malgré le froid, il fit signe à ses compagnons de l’imiter. Moiraine n’avait pas attendu son geste pour le faire…

— C’est la loi au Shienar, dit le Champion, et dans toutes les Terres Frontalières. Il est interdit de dissimuler son visage en approchant des fortifications d’une ville.

— Les gens sont-ils tous beaux comme des dieux, dans le coin ? plaisanta Mat.

— Non, mais un Blafard ne peut pas passer inaperçu s’il dévoile son visage…

Le sourire de Rand s’effaça. Penaud, Mat abaissa prestement sa capuche.

Les grandes portes bardées de fer étaient ouvertes, mais une dizaine de gardes en armure, leur tabard jaune arborant lui aussi le Faucon Noir, surveillaient les entrées et les sorties. Portant tous une épée à deux mains dans le dos, ces soldats étaient également équipés d’une épée courte ou d’une masse d’armes. Attachés non loin de là, leurs chevaux caparaçonnés, une lance calée dans un étrier, avaient l’air patauds et maladroits, avec ce poids d’acier sur le corps, mais il ne fallait surtout pas s’y tromper : au combat, ils se révélaient redoutables.

Les gardes n’esquissèrent pas le moindre geste hostile vis-à-vis des cavaliers. Bien au contraire, ils les saluèrent joyeusement.

— Dai Shan ! cria même l’un d’eux en agitant au-dessus de sa tête un gantelet de fer. Dai Shan !

— Gloire au Bâtisseur ! crièrent d’autres hommes. Kiserai ti Wansho !

D’abord surpris, Loial sourit de toutes ses dents et rendit leur salut aux gardes.

Un des soldats courut un moment à côté du cheval de Lan – un sacré exploit, avec l’armure qu’il portait.

— Dai Shan, la Grue Dorée volera-t-elle de nouveau ?

— Va en paix, Ragan, répondit simplement Lan.

L’homme s’écarta. S’il rendait lui aussi leur salut aux gardes, Lan semblait plus sinistre que jamais.

Alors que les cavaliers remontaient des rues bondées de monde et de chariots, Rand fit une observation qui le troubla. Fal Dara craquait aux entournures, comme beaucoup de cités, mais ses foules ne ressemblaient pas à celles de Caemlyn ou de Baerlon. Alors que les populations, dans ces deux villes, faisaient volontiers montre d’exubérance ou d’agressivité, les gens, ici, regardaient mornement passer les cavaliers. Les yeux voilés, le visage inexpressif, ils semblaient insensibles à tout.

Des charrettes et des chariots étaient garés les uns derrière les autres dans toutes les rues, leur chargement essentiellement composé de meubles, d’objets quotidiens et de coffres ouvragés tellement remplis que des manches de vêtements en sortaient.

Les enfants trônaient au-dessus de ces piles improbables. Une façon de les garder en vue, car les parents ne les laissaient pas s’éparpiller, même pour s’amuser. Les yeux écarquillés, les gamins étaient encore plus taciturnes que les adultes… et au moins aussi inquiets.

Tout l’espace libre, entre les véhicules, était occupé par des enclos improvisés où s’entassaient des bovins à long poil et des cochons tachetés de noir. Emprisonnés dans des caisses, les poules, les canards et les oies produisaient un vacarme qui compensait largement le silence de leurs propriétaires.

Au moins, Rand savait maintenant où étaient allés les fermiers…

Lan guidait ses compagnons vers la citadelle qui se dressait au centre de la ville, sur une butte plus haute que toutes les autres. Des douves asséchées, mais très larges et au fond hérissé de grands pieux à la pointe acérée, défendaient le mur d’enceinte du solide bâtiment. Un ultime bastion, si le reste de la cité tombait entre les mains de l’ennemi.

— Bienvenue, Dai Shan ! lança un des gardes postés dans la tour de guet, à côté du grand portail.

— La Grue Dorée ! La Grue Dorée ! cria un autre à l’intention de ses camarades des créneaux.

Dans un roulement de tonnerre, les chevaux traversèrent le pont-levis puis franchirent la herse. Une fois dans la citadelle, Lan mit pied à terre et guida Mandarb par la bride. Une nouvelle fois, il fit signe à ses compagnons de l’imiter.

La première cour au sol pavé était entourée par des fortifications aussi impressionnantes que les précédentes. Malgré sa très grande taille, elle était bondée de monde, comme les rues. Mais ici, la foule était un tout petit peu plus disciplinée. Des guerriers en armure et des destriers caparaçonnés attendaient un peu partout. Dans la demi-douzaine de forges installées sur le périmètre de la cour, les marteaux s’abattaient sans relâche sur le métal et d’énormes soufflets, actionnés chacun par deux hommes, alimentaient les flammes des fonderies. Des dizaines de garçons faisaient sans cesse la navette entre ces ateliers et les boutiques des maréchaux-ferrants, leur livrant des fers à cheval encore chauds à la sortie de la forge. Des artisans assis un peu partout fabriquaient des flèches, alimentant des paniers qui, aussitôt remplis, disparaissaient pour céder la place à d’autres.

Des garçons d’écurie en livrée noir et or – une rareté réservée au palais – accoururent pour prendre en charge les chevaux des visiteurs. Rand récupéra ses affaires, confia les rênes de Rouquin à un des serviteurs et s’intéressa à l’homme en cotte de mailles et cuirasse qui venait de s’incliner respectueusement devant les nouveaux arrivants.

Sous sa cape jaune vif bordée de rouge et ornée sur la poitrine d’un Faucon Noir, l’homme portait un surcot paré d’un hibou gris. En l’absence de casque, on pouvait dire qu’il était littéralement tête nue, car il ne lui restait plus un cheveu sur le crâne, à part un toupet, au sommet, tenu par une lanière de cuir.

— Cela faisait longtemps, Moiraine Sedai… Ravi de te revoir, Dai Shan. Vraiment ravi ! (L’inconnu s’inclina devant Loial.) Gloire aux Bâtisseurs ! Kiserai ti Wansho…

— Je suis indigne de tant d’honneur, répondit l’Ogier, se souvenant de la phrase rituelle, et mon ouvrage est bien petit. Tsingu ma choba !

— Ta visite est un honneur pour nous, Bâtisseur. Kiserai ti Wansho… (Le chauve se tourna vers Lan.) Dai Shan, j’ai fait prévenir le seigneur Agelmar dès que nous vous avons reconnus de loin. Il vous attend. Si vous voulez bien me suivre…

Tandis que les visiteurs lui emboîtaient le pas, entrant dans la citadelle pour remonter une série de couloirs décorés de tapisseries à la gloire exclusive de la chasse et de la guerre, l’homme au hibou reprit son discours :

— Je suis content que tu aies reçu l’appel, Dai Shan. Lèveras-tu de nouveau la bannière à la Grue Dorée ?

Comme les tapisseries, très économes sur les personnages et les décors – mais suffisamment explicites cependant, en partie grâce à leurs couleurs vives –, les couloirs étaient d’une sobriété remarquable pour un palais.

— Les choses vont-elles aussi mal qu’il y paraît, Ingtar ? demanda Lan.

Rand eut l’impression que ses oreilles frémissaient comme celles de Loial.

Ingtar secoua la tête, faisant osciller son toupet, mais il hésita avant de sourire.

— Elles ne sont jamais aussi graves qu’elles le semblent, Dai Shan… Cette année, tout va un peu plus mal, c’est vrai… Les raids ont continué pendant l’hiver, même aux pires moments… Mais nous n’avons pas plus souffert que les autres cités frontalières. Nos ennemis viennent toujours pendant la nuit, mais ça n’a rien d’étonnant au printemps – si on peut utiliser ce mot sans ricaner. Les éclaireurs qui réussissent à revenir de la Flétrissure – pas la majorité, loin de là – rapportent qu’il y a de plus en plus de camps de Trollocs. Mais nous les arrêterons à la brèche de Tarwin, et nous les renverrons chez eux, comme d’habitude.

— Bien entendu, dit Lan, sans parvenir à dissimuler ses doutes.

Le sourire d’Ingtar s’effaça… et réapparut immédiatement. Désignant la porte du bureau d’Agelmar, il s’excusa d’être débordé et de devoir prendre congé si vite.

Comme toute la citadelle, le fief du seigneur Agelmar était une pièce fonctionnelle. Des meurtrières tenaient lieu de fenêtres, sur le mur du fond, et une lourde barre permettait de fermer la porte également munie d’une meurtrière et amplement bardée de fer. Une unique tapisserie couvrait tout un mur. Elle représentait des soldats de Fal Dara aux prises avec des Trollocs et des Blafards dans une passe de montagne.

Le mobilier se réduisait au strict minimum : une table, un coffre et quelques chaises. En revanche, les deux râteliers, sur le mur opposé à la tapisserie, retinrent l’attention de Rand. Le premier abritait une épée à deux mains plus haute qu’un homme ordinaire, une épée large plus classique, une masse d’armes hérissée de piques et un grand bouclier – un écu, plus précisément – qui arborait trois renards roux courant.

Sur l’autre râtelier, une armure intégrale était disposée dans la configuration exacte où on la portait. D’abord le heaume à crête, avec sa grille de protection pour le visage et son camail intégré, puis une longue cotte de mailles – fendue pour faciliter l’équitation – et une cuirasse de rembourrage usée par le temps et les nombreuses utilisations. Venaient ensuite les plates de poitrine, les gantelets de fer, les demi-plates pour les épaules et les différentes protections prévues pour les bras et les jambes – avec des pièces spéciales pour les coudes et les indispensables genouillères.

Même au cœur de la citadelle, les armes et l’armure étaient prêtes à servir à tout moment. Comme les meubles, nota Rand, elles étaient sobrement décorées de quelques touches d’or.

À l’entrée de ses visiteurs, Agelmar se leva, contourna son bureau couvert de cartes d’état-major, de rouleaux de parchemin et de plumes plantées dans des encriers, et vint les saluer. Avec sa veste de velours bleu à haut col et ses délicats escarpins, le seigneur semblait un peu trop pacifique pour une pièce si martiale. Mais il ne fallait pas se fier aux apparences. Le crâne rasé, comme tous les guerriers locaux, et le toupet blanchi par les ans, il affichait la même détermination de tous les instants que Lan, et ses yeux marron brillaient comme l’acier de ses diverses lames.

— Paix, Dai Shan, te revoir est un plaisir. (Le seigneur de Fal Dara se tourna vers Moiraine.) C’est également vrai pour toi, Moiraine Sedai, et peut-être même plus. Ta présence me réchauffe le cœur.

— Ninte calichniye no domashita, Agelmar Dai Shan… (L’Aes Sedai avait parlé très solennellement, mais une nuance chaleureuse, dans sa voix, indiquait qu’elle s’adressait à un vieil ami.) C’est ton accueil qui me réchauffe le cœur, seigneur Agelmar.

— Kodome calichniye ga ni Aes Sedai hei… Ici, les Aes Sedai sont toujours bienvenues… (Agelmar se tourna vers Loial.) Tu es loin de ton Sanctuaire, Ogier, mais ta visite est un honneur pour Fal Dara. Gloire éternelle aux Bâtisseurs. Kiserai ti Wansho hei.

— Je ne suis pas digne de tant d’honneur, dit Loial en inclinant la tête. C’est votre accueil qui m’honore, seigneur.

Loial jeta un regard noir aux murs de pierre, tendu comme s’il menait un combat intérieur. Rand lui fut reconnaissant de ne pas ajouter un commentaire acide de son cru sur la disparition des arbres.

Parfaitement silencieux grâce à leurs chaussures aux semelles souples, des serviteurs en noir et or entrèrent dans le bureau. Certains portaient sur des plateaux des serviettes imbibées d’eau chaude qui permettraient aux voyageurs de se débarbouiller rapidement. D’autres apportaient du vin doux et des coupes remplies de prunes et d’abricots secs.

Le seigneur Agelmar ordonna qu’on prépare des chambres – et des baignoires.

— Tar Valon n’est pas à côté, dit-il ensuite. Vous devez être fatigués.

— Par le chemin que nous avons emprunté, dit Lan, ce fut un court voyage, mais encore plus épuisant.

Agelmar parut surpris que le Champion ne lui fournisse pas plus d’explications. Mais il n’insista pas.

— Quelques jours de repos vous remettront d’aplomb.

— Je te demande une nuit d’hospitalité, seigneur Agelmar, dit Moiraine. Pour nous et pour nos chevaux. Et demain matin, si tu peux nous fournir des vivres… Nous partirons très tôt, je le crains.

— Mais j’ai pensé que… Moiraine Sedai, je n’ai aucun droit de te demander ça, mais, sur la brèche de Tarwin, tu vaudrais bien un millier de lanciers. Quant à toi, Dai Shan… Mille hommes supplémentaires me rejoindront s’ils savent que la Grue Dorée vole de nouveau !

— Les Sept Tours sont brisées, répondit Lan, et le Malkier est mort. Les rares survivants de son peuple sont dispersés sur la face du monde… Agelmar, je suis un Champion, fidèle à la Flamme de Tar Valon, et je dois aller dans la Flétrissure.

— Je comprends, Dai Sh… Lan ! Mais quelques jours de retard, deux ou trois semaines, au maximum, ne changeront pas la face du monde. Ici, nous avons besoin de toi, et de Moiraine Sedai.

Moiraine prit le gobelet d’argent que lui tendait un serviteur.

— Ingtar semble convaincu que vous repousserez la menace, comme d’habitude…

— Aes Sedai, s’il devait aller combattre seul, il assurerait qu’un désastre guette les Trollocs. Cet homme est assez fier pour se croire capable de les écraser sans aide.

— Il est moins confiant qu’il le paraît, cette fois, dit Lan. (Il avait accepté un gobelet, mais ne buvait pas.) C’est si grave que ça ?

Après une brève hésitation, Agelmar tira une carte de sous une pile de documents. Il la regarda pendant un moment sans vraiment la voir, puis la repoussa.

— Quand nous partirons pour la brèche, dit-il, les civils seront évacués vers Fal Moran, au sud. Avec un peu de chance, la capitale tiendra. Tout ne peut quand même pas s’écrouler !

— C’est donc encore plus grave que je le croyais…

Agelmar acquiesça.

Rand échangea des regards inquiets avec Perrin et Mat. Il semblait logique de croire que les Trollocs qui se rassemblaient dans la Flétrissure en avaient après lui – enfin, après eux.

— Le Kandor, l’Arafel, le Saldaea… Les Trollocs les ont attaqués sans relâche, tout l’hiver durant. Rien de semblable n’est arrivé depuis les guerres des Trollocs. Les raids n’ont jamais été si violents et si massifs. Tous les rois et tous les Conseils sont certains qu’une grande attaque se prépare. Bien entendu, tous les royaumes des Terres Frontalières pensent être la cible prioritaire. Les Champions et leurs propres éclaireurs ne rapportent aucun mouvement le long de leur frontière, contrairement à ce qui se passe sur la nôtre, mais ils n’en démordent pas et refusent de nous envoyer des renforts. Partout, des gens murmurent que la fin du monde approche, parce que le Ténébreux s’est libéré. Le Shienar devra combattre seul à la brèche de Tarwin, et nous lutterons à un contre dix. Au minimum… Ce sera peut-être la dernière Assemblée des Lances.

» Lan – non, Dai Shan, car tu es un Seigneur de Guerre au Diadème du Malkier, quoi que tu en dises –, Dai Shan, si la bannière à la Grue Dorée flotte à côté de la nôtre, elle donnera du cœur au ventre aux hommes qui chevaucheront vers la mort en toute connaissance de cause. La nouvelle se répandra plus vite que le vent, et, malgré les ordres de leur roi, des guerriers viendront d’Arafel et du Kandor – et même du Saldaea. Même s’ils n’arrivent pas à temps pour se battre sur la brèche de Tarwin, ils sauveront peut-être le Shienar.

Lan baissa les yeux. Aucune émotion ne passa sur son visage, mais du vin aspergea sa main, car il venait d’écraser dans son poing le gobelet d’argent. Un serviteur vint prendre le gobelet irrécupérable, puis il essuya la main du Champion. Dès qu’il eut fini, un autre domestique donna un nouveau gobelet à l’invité.

Lan ne sembla pas vraiment remarquer tout ce manège.

— Je ne peux pas…, soupira-t-il, accablé. (Il releva la tête, ses yeux bleus brillant de fureur, mais quand il parla, sa voix ne tremblait plus.) Agelmar, je suis un Champion. (Il regarda les trois garçons, puis Moiraine.) Dès l’aube, je partirai pour la Flétrissure.

— Alors, toi, Moiraine Sedai, viendras-tu avec nous ? Une seule Aes Sedai peut faire toute la différence.

— C’est impossible, seigneur Agelmar… J’en suis navrée, car cette bataille est importante – d’autant plus que les Trollocs n’attaquent pas le Shienar par hasard. Mais notre combat, le véritable affrontement contre le Ténébreux, se déroulera devant l’Œil du Monde. Tu as une guerre à faire, seigneur, et nous en avons une autre.

— Tu ne veux pas dire que c’est perdu d’avance ? s’écria Agelmar.

Si incroyable que ce fût, le roc de Fal Dara était ébranlé.

— Rien n’est joué… Si nous gagnons, il n’y aura peut-être plus jamais de danger.

— Trouveras-tu l’Œil du Monde, Aes Sedai ? Si la victoire contre le Ténébreux en dépend, autant nous ouvrir tout de suite les veines. Bien des gens ont tenté en vain de le trouver…

— Je peux réussir, seigneur. Tout espoir n’est pas encore perdu.

Agelmar dévisagea Moiraine, puis il s’intéressa à ses compagnons. Nynaeve et Egwene l’intriguèrent beaucoup, sans doute à cause de leurs simples tenues de paysannes – un contraste frappant avec la robe de soie de l’Aes Sedai, même si les trois femmes étaient couvertes de poussière après leur voyage.

— Ce sont des Aes Sedai ? demanda Agelmar, dubitatif.

Quand Moiraine secoua la tête, il sembla encore plus troublé. Étudiant les trois garçons, il laissa son regard peser un court instant sur l’épée toujours enveloppée de tissu rouge.

— Tu as une bien curieuse escorte, Aes Sedai… Un seul guerrier… (Il jeta un coup d’œil à Perrin – ou plutôt à sa hache.) Peut-être deux… Mais des gamins, ou quasiment ! Permets-moi de te prêter des hommes, Moiraine Sedai… Cent lances de plus ou de moins ne feront aucune différence sur la brèche de Tarwin. Toi, il te faudra davantage qu’un Champion et trois… jouvenceaux. Les deux femmes ne t’aideront pas, sauf si ce sont des Aielles déguisées. Cette année, la Flétrissure est pire que jamais. Elle… s’agite.

— Cent lances, ce serait trop, dit Lan, et mille, ça ne serait pas assez. Plus nous serons nombreux, et plus nous attirerons l’attention. Si c’est possible, nous devrons trouver l’Œil du Monde sans combattre. Quand on affronte des Trollocs dans la Flétrissure, l’issue est toujours incertaine, tu le sais aussi bien que moi.

Agelmar acquiesça, mais il ne baissa pas les bras pour autant.

— Moins de guerriers, dans ce cas… Lan, dix hommes de plus te donneraient une meilleure chance d’escorter Moiraine Sedai et ses deux compagnes jusqu’à l’Homme Vert. Avec ces jeunes gens, tu es très mal parti…

Rand comprit soudain : pour le seigneur, au moment du combat contre le Ténébreux, ce seraient Nynaeve et Egwene qui assisteraient Moiraine. Une déduction parfaitement logique, dans ce contexte. Les luttes de ce genre impliquaient l’utilisation du Pouvoir, et, pour cela, il fallait des femmes.

Les luttes de ce genre impliquent l’utilisation du Pouvoir…

Se sentant frissonner, Rand glissa les pouces sous sa ceinture et serra très fort la boucle afin d’empêcher ses mains de trembler.

— Pas de guerriers, trancha Moiraine. (Agelmar voulut continuer le débat, mais elle fut plus rapide que lui.) C’est la nature même de l’Œil du Monde et de l’Homme Vert qui l’exige. Combien d’hommes de Fal Dara ont réussi à les trouver ?

— Dans l’histoire ? demanda Agelmar. Depuis la guerre des Cent Années, ils sont très rares. Pour toutes les Terres Frontalières, on doit arriver à un cas tous les cinq ans…

— Personne ne peut localiser l’Œil sans l’accord de l’Homme Vert, dit Moiraine. La clé de tout, c’est le besoin – en d’autres termes, la nécessité. Je sais où aller, car ce ne sera pas la première fois…

Rand en leva la tête de surprise, et ses amis de Champ d’Emond l’imitèrent, mais l’Aes Sedai ne sembla pas s’en apercevoir.

— Tu as déjà rencontré l’Homme Vert ? s’exclama le seigneur de Fal Dara, très impressionné. (Mais il se rembrunit très vite.) Dans ce cas, tu risques de ne pas pouvoir…

— Le besoin est la clé, dit Moiraine, et il n’en existe pas de plus impérieux que le mien. Que le nôtre, devrais-je dire… Et j’ai un atout dont étaient privés tous mes prédécesseurs…

Presque imperceptiblement, les yeux de l’Aes Sedai se détournèrent du seigneur pour se poser sur Loial. Bien que cela n’ait pas duré plus d’une seconde, Rand s’en aperçut. Il interrogea son ami du regard, mais celui-ci haussa les épaules.

— Ta’veren…, souffla-t-il simplement.

— Si tu le dis, qu’il en soit ainsi, Aes Sedai, déclara Agelmar. Mais si la vraie bataille doit se dérouler devant l’Œil du Monde, je me demande si l’armée du Faucon Noir ne devrait pas t’accompagner, au lieu d’aller guerroyer sur la brèche de Tarwin. Avec mes troupes, je pourrais t’ouvrir un chemin dans…

— Seigneur, ça conduirait à un désastre ! Non, à deux ! Un sur la brèche, et l’autre devant l’Œil. Comme je l’ai déjà dit, vous avez une guerre à faire, et nous en avons une autre.

— Paix, Aes Sedai ! Je ne discuterai plus…

Après avoir pris une décision, même si elle lui déplaisait souverainement, le seigneur au crâne rasé semblait enclin à l’enfouir dans son esprit. Rompant le dialogue, il invita les visiteurs à sa table. Puis il entreprit de faire la conversation, parlant de faucons, de chevaux et de chiens de chasse. De la soirée, il ne mentionna plus jamais les Trollocs, la brèche de Tarwin et l’Œil du Monde.

La salle à manger où se déroula le dîner était aussi fonctionnelle que le bureau d’Agelmar. À part la grande table et les sièges, il y avait fort peu de meubles. Et là encore, le mot « austérité » venait automatiquement à l’esprit. Cette notion n’excluait pas une certaine beauté, mais elle lui fixait des limites très strictes. Dans le même ordre d’idées, le feu qui crépitait dans la cheminée réchauffait raisonnablement l’atmosphère, mais pas assez pour qu’un invité appelé à l’extérieur d’urgence soit tétanisé par le froid.

Les serviteurs apportèrent de la soupe, du fromage et du pain. La chasse pour un temps délaissée, la conversation s’orienta sur les livres et sur la musique – jusqu’à ce qu’Agelmar s’aperçoive que les gens de Deux-Rivières n’y participaient pas. En hôte courtois, il commença à leur poser des questions très discrètes, histoire de les tirer de leur mutisme forcé.

Rand constata qu’il était intarissable dès qu’il s’agissait de son territoire natal. Ne pas en dire trop lui coûta de gros efforts, et il espéra que ses amis – en particulier Mat – sauraient tenir leur langue.

Contrairement aux jeunes gens, Nynaeve resta sur son quant-à-soi, se contentant de manger et de boire en silence.

— Chez nous, dit Mat, il existe une chanson intitulée Revenir de la brèche de Tarwin…

Il n’alla pas plus loin, conscient de s’aventurer sur le terrain glissant qu’il convenait justement d’éviter. Très délicatement, Agelmar le tira d’embarras.

— C’est normal… Au fil des ans, presque tous les pays ont envoyé des hommes combattre sur la brèche.

Rand interrogea du regard ses deux amis. Avec les lèvres, mais sans le son, Mat forma les quatre syllabes du nom « Manetheren ».

Agelmar murmura quelques mots à un serviteur. Tandis que certains débarrassaient la table, d’autres domestiques apportèrent une grande boîte à tabac et des pipes en terre pour Lan, Loial et le seigneur.

— Du bon gris de Deux-Rivières, dit Agelmar. (Les trois hommes entreprirent de bourrer leur pipe.) Difficile à avoir, mais il vaut son prix.

Lorsque les pipes furent allumées, le seigneur de Fal Dara se tourna vers Loial :

— Tu sembles troublé, Bâtisseur… Ce n’est pas le Mal du Pays, j’espère ? Depuis quand as-tu quitté ton Sanctuaire ?

— Ce n’est pas le Mal du Pays. Pour ça, je ne voyage pas depuis assez longtemps… (L’Ogier haussa les épaules, puis fit un grand geste qui transforma en tourbillon la colonne de fumée montant de sa pipe.) Je pensais – ou, plutôt, j’espérais – que le bosquet serait encore là. Ou, au moins, qu’il resterait quelque chose de Mafal Dadaranell…

— Kiserai ti Wansho, murmura Agelmar. Bâtisseur, les guerres des Trollocs n’ont laissé que des souvenirs et des gens prêts à reconstruire sur les ruines. Mais ils n’ont pas su reproduire l’œuvre des Ogiers, et je ne les en blâme pas, car j’en serais également incapable. Les formes délicatement incurvées et mystérieusement entrelacées que crée ton peuple sont bien au-delà des compétences humaines. Les architectes du passé ont-ils délibérément évité toute imitation, afin de ne pas avoir en permanence sous les yeux l’image de ce qui était irrémédiablement perdu ? C’est très possible. Pour moi, il y a une forme de beauté dans la simplicité poussée à l’extrême – l’équivalent d’une fleur solitaire qui pousse au milieu de rochers. Nous essayons de ne pas trop pleurer sur ce qui n’est plus. Sans cette retenue, le cœur le plus vaillant ne résiste pas très longtemps à la pression.

— Un pétale de rose flotte sur l’eau, récita Lan, le martin-pêcheur vole à ras de la surface, et la vie et la beauté tourbillonnent dans les brumes de la mort…

— Oui, dit Agelmar, pour moi aussi, ce poème dit tout ce qui doit être dit sur l’existence…

Les deux hommes hochèrent pensivement la tête.

Un poème dans la bouche de Lan ? s’étonna Rand.

Décidément, le Champion était comme un oignon. Chaque fois qu’on pensait le connaître, on découvrait une nouvelle peau sous la précédente.

— Il se peut que je pleure trop sur ce qui est perdu, concéda Loial. Mais les bosquets étaient si beaux…

Regardant autour de lui, il sembla cependant voir la salle sous un tout autre jour… et lui trouver un réel intérêt.

Ingtar entra soudain et s’inclina devant son seigneur.

— Désolé de cette intrusion, mais vous m’avez chargé de vous prévenir de tout événement sortant de l’ordinaire.

— C’est exact. Que se passe-t-il ?

— Rien de vraiment grave, seigneur… Un étranger a tenté de s’introduire en ville. Pas un homme du Shienar, mais plutôt quelqu’un de Lugard, vu son accent – sa pointe d’accent, en fait… Quand les gardes de la porte sud ont voulu l’interroger, il s’est enfui dans la forêt. Mais peu après, on l’a surpris en train d’escalader la muraille d’enceinte.

— Rien de vraiment grave ? répéta Agelmar en se levant si vite qu’il renversa sa chaise. Paix, Ingtar ! Les guetteurs sont négligents au point de laisser un homme approcher du mur, et ça ne t’inquiète pas plus que ça ?

— C’est un fou, seigneur ! La Lumière protège les déments, c’est bien connu. Elle a sans doute aveuglé le guetteur, afin que cet homme puisse approcher du mur. Mais quel mal peut faire un seul esprit dérangé ?

— Il est prisonnier à la citadelle ? (Ingtar acquiesça.) Très bien. Qu’on me l’amène sur-le-champ. (Le guerrier s’inclina, puis alla exécuter l’ordre de son seigneur.) Désolé, Aes Sedai, mais je dois m’occuper de cette affaire… Ce n’est peut-être qu’un imbécile à l’esprit brûlé par la Lumière, mais sait-on jamais ? Il y a deux jours, cinq citadins ont été surpris en train de regarder dehors par l’entrebâillement d’un portail secondaire. Une issue très petite, certes, mais suffisante pour laisser passer des Trollocs. Une manigance de Suppôts des Ténèbres, j’imagine, même si je déteste penser que des gens du Shienar puissent appartenir à cette engeance. Ces traîtres ont été taillés en pièces par d’autres citadins avant qu’on ait pu les arrêter, donc, je ne saurai jamais… Si des compatriotes peuvent être des Suppôts, je dois me montrer encore plus méfiant envers les étrangers, pas vrai ? Si vous préférez vous retirer, mes amis, je vous ferai conduire à vos chambres.

— Les Suppôts des Ténèbres se fichent des frontières et du sang qui coule dans leurs veines, dit Moiraine. Il y en a dans tous les royaumes, et ils n’appartiennent à aucun. J’aimerais également voir ce « simple d’esprit ». La Trame tisse un Lacis, seigneur, mais sa forme définitive est encore à déterminer. Ce Lacis peut englober le monde entier, ou se défaire de lui-même et inciter la Roue à se lancer dans un nouveau tissage. Au point où nous en sommes, le détail le plus insignifiant peut avoir une influence capitale. En conséquence, je me méfie des événements « pas vraiment graves » qui sortent de l’ordinaire.

Agelmar jeta un rapide coup d’œil aux deux autres femmes.

— Comme tu voudras, Aes Sedai…

Ingtar revint avec deux gardes armés de hallebardes qui escortaient un déchet d’humanité tel qu’on l’aurait plus facilement pris pour un sac à ordures retourné. Le visage, les cheveux et la barbe constellés d’immondices, l’homme empestait autant qu’une armée de putois.

Rand l’étudia, tenta de voir ce qui se dissimulait sous la crasse.

— Vous n’avez pas le droit de me maltraiter ! cria le loqueteux. Je ne suis qu’un pauvre hère abandonné par la Lumière qui cherche un abri pour échapper aux Ténèbres.

— Dans les Terres Frontalières ? s’étonna Agelmar. C’est un drôle d’endroit pour…

— Le colporteur ! s’écria Mat.

— Oui, Padan Fain, approuva Perrin.

— Le mendiant ! s’étrangla à demi Rand. (Il se radossa à son siège, terrifié par la haine qui faisait briller le regard du prisonnier.) C’est lui qui nous cherchait à Caemlyn. Ça tombe sous le sens.

— Cette affaire te concerne, Moiraine Sedai, dit Agelmar.

— Il semble bien, hélas…

— Je ne voulais pas ! hurla Padan Fain. (Des larmes roulèrent sur ses joues sans entamer la couche de crasse.) Il m’a obligé, avec ses yeux de feu !

Rand frissonna. Mat glissa la main sous sa veste, sans doute pour serrer de nouveau sa dague de Shadar Logoth.

— Il a fait de moi son chien de chasse ! Je n’ai pas droit à une minute de repos, toujours en train de renifler une piste !

— Cette affaire nous concerne tous, dit Moiraine d’un ton sinistre. Seigneur Agelmar, y a-t-il un endroit où je puisse m’entretenir seule avec cet homme ? (Elle eut une moue dégoûtée.) Mais qu’on lui fasse prendre un bain d’abord. Je devrai peut-être le toucher…

Le seigneur dit quelques mots à Ingtar, qui s’inclina et sortit à grandes enjambées.

— On ne me contraindra plus à rien ! cria soudain Fain.

C’était bien sa voix, mais il ne pleurait plus et faisait montre d’une incroyable arrogance. Se redressant de toute sa hauteur, il inclina la tête et brailla :

— Non, c’est terminé !

Fain se campa face à Agelmar comme s’il était son égal, les deux soldats faisant partie de sa garde personnelle, non de ses geôliers.

— Seigneur, il y a un malentendu… Je suis parfois victime d’un sortilège, mais ça ne durera plus très longtemps… Bientôt, je ne subirai plus d’influence extérieure. (Fain désigna ses haillons avec un rire méprisant.) Ne te laisse pas abuser par ma tenue, seigneur. J’ai dû me déguiser pour échapper à mes poursuivants, et mon voyage fut long et difficile. Mes ennemis n’ont pas pu m’arrêter, et me voilà enfin dans un pays où on n’a pas oublié quel danger représente Ba’alzamon. Un royaume où les hommes affrontent encore le Ténébreux !

Rand n’en crut pas ses oreilles. Si c’était bien la voix de Fain, des mots pareils n’auraient jamais dû sortir de sa bouche.

— Tu es venu parce que nous combattons les Trollocs, récapitula Agelmar, et tu es important au point que quelqu’un a voulu t’empêcher d’arriver à destination. Sais-tu ce que disent mes invités ? Selon eux, tu es un colporteur nommé Padan Fain – et tu leur colles aux basques.

Hésitant, Fain regarda Moiraine, puis il détourna très vite la tête. Il étudia un moment les jeunes gens de Deux-Rivières, les yeux pleins de haine, puis se tourna de nouveau vers Agelmar :

— Padan Fain est un des innombrables déguisements que j’ai dû porter au fil des ans. Les Suppôts des Ténèbres me traquent parce que j’ai appris ce qu’il fallait faire pour vaincre leur maître. Si tu veux, seigneur, je peux te montrer…

— Nous nous en sortons très bien, répondit Agelmar. La Roue tisse comme elle l’entend, c’est vrai, mais depuis la Dislocation du Monde, nous avons combattu le Ténébreux sans avoir besoin des conseils d’un colporteur.

— Seigneur, ta force est bien connue, mais résistera-t-elle indéfiniment au Ténébreux ? Ne te sens-tu pas souvent au bord du point de rupture, ces derniers temps ? Pardonne ma témérité mais, si tu ne fais rien, il t’écrasera, au bout du compte. Je le sais, et tu peux me faire confiance sur ce point. Par bonheur, je peux te montrer comment chasser les Ténèbres de ton royaume.

» Fie-toi à moi, seigneur, et tu ne le regretteras pas. Tu purifieras ton royaume et les autres, rien de moins ! Utilise ta puissance comme il faut, et rien ne pourra t’arrêter. Si tu ne tombes pas dans les pièges que te tend Tar Valon, tu sauveras le monde. À jamais, ton nom sera lié à la grande et définitive victoire de la Lumière !

Les gardes ne changèrent pas de position, mais leurs mains glissèrent sur la hampe de leur hallebarde, comme s’ils se préparaient à devoir combattre.

— Pour un colporteur, il a une haute opinion de lui-même, dit Agelmar à Lan. À mon avis, Ingtar a raison : c’est un fou !

Les yeux de Fain brillèrent de colère, mais son ton resta courtois et onctueux.

— Seigneur, je sais que mes propos peuvent sembler présomptueux, mais si…

Il se tut et recula d’un pas, car Moiraine venait de se lever, contournant lentement la table. Sans les hallebardes croisées des gardes, Fain aurait sûrement détalé à toutes jambes.

L’Aes Sedai s’arrêta près de Mat, lui posa une main sur l’épaule et se pencha pour lui parler à l’oreille. Très vite, il se détendit et sortit la main de sous sa veste.

Moiraine l’abandonna et alla se camper aux côtés d’Agelmar, face au colporteur, qui se ratatina de nouveau sur lui-même.

— Je le hais ! gémit-il. Je veux qu’on me libère de lui, afin de pouvoir de nouveau marcher dans la Lumière. (Il éclata en sanglots.) Il m’a forcé, vous dis-je !

— Seigneur Agelmar, souffla Moiraine, cet homme est bien plus qu’un simple colporteur. Plus vraiment humain, malfaisant au-delà de l’imaginable, et plus dangereux qu’on ne saurait le croire. Le bain peut attendre, je vais lui parler, car il n’y a pas de temps à perdre. Viens, Lan !