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Une route déserte

La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.

Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue –, un vent se mit à souffler dans les montagnes de la Brume. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.

Ayant pris vie sous les pics éternellement couronnés de brume auxquels la chaîne devait son nom, il soufflait vers l’est, à travers les collines de Sable qui, avant la Dislocation du Monde, tenaient lieu de rivage à un grand océan. Au-delà, il balayait le territoire de Deux-Rivières puis s’engouffrait dans la forêt inhabituellement dense qu’on appelait le bois de l’Ouest.

Dans cette forêt, il fouettait cruellement les deux hommes qui avançaient avec une charrette et un cheval sur la piste rocheuse nommée la route de la Carrière. Alors que le printemps aurait dû être arrivé depuis un bon mois, ces bourrasques mordantes auguraient plutôt d’une tempête de neige.

Le vent s’engouffrait dans la cape ocre de Rand al’Thor, enroulant les pans autour de ses jambes avant de les projeter derrière lui comme une traîne. Agacé, Rand regrettait que la cape ne soit pas plus lourde et se morigénait de ne pas avoir pensé à enfiler une deuxième chemise. Une fois sur deux, lorsqu’il tentait de rabattre le vêtement sur son corps, il saisissait le carquois accroché à sa hanche. De toute façon, tenir la cape d’une seule main n’était pas efficace. Mais dans l’autre, il serrait son arc avec une flèche déjà encochée…

Alors qu’une bourrasque plus forte que les autres lui arrachait le tissu des doigts, Rand jeta un coup d’œil à son père, qui marchait sur l’autre flanc de leur jument à long poil. S’assurer de cette façon que Tam était toujours là avait quelque chose de stupide, mais il y avait des jours comme ça…

À part le rugissement intermittent des bourrasques, un grand calme régnait dans la forêt. Avec ce silence, les grincements des roues de la charrette, pourtant discrets, paraissaient tonitruants. Pas un oiseau ne chantait dans les branches et aucun écureuil n’y babillait.

Rien qui pût étonner Rand, par un printemps pareil.

À part ceux que l’hiver ne privait jamais de leurs feuilles ou de leurs aiguilles, les arbres restaient dénudés comme au plus fort de la mauvaise saison. Au pied des troncs, des ronces de l’année précédente tissaient des entrelacs marron sur les pierres saillantes. Sur le sol, les orties restaient largement majoritaires parmi les mauvaises herbes, mais on trouvait aussi quelques variétés dotées de bourre ou d’épines très acérées et du « chiendent puant » qui émettait une odeur nauséabonde lorsqu’on l’écrasait sous la semelle d’une botte.

À l’ombre des bosquets les plus denses, là où les rayons du soleil accédaient difficilement, de la neige recouvrait toujours la terre. Même aux endroits qu’elle atteignait, la lumière du jour n’apportait ni chaleur ni vigueur. À l’est, l’astre diurne pâlichon émettait une lueur teintée de pénombre, comme s’il s’agissait d’un mélange de clarté et de ténèbres.

Une matinée morose, propice aux idées noires ou pour le moins déplaisantes.

Sans même y penser, Rand saisit l’embout de sa flèche, prêt à tirer la corde de l’arc contre sa joue, ainsi que le lui avait enseigné Tam. Dans la plaine, là où se nichaient les fermes, l’hiver avait été très rude – plus rigoureux, même, que tous ceux dont les anciens se souvenaient. Si on se fiait au nombre de loups qui s’étaient aventurés à Deux-Rivières, les frimas avaient dû être encore plus durs à supporter en montagne. Attaquant les moutons dans leurs enclos, les loups étaient allés jusqu’à s’introduire dans les étables et les écuries pour s’en prendre au bétail et aux chevaux. Alors qu’on n’en voyait plus depuis des années, des ours étaient venus rôder autour des ovins. Sortir après le coucher du soleil n’était plus recommandé, car les humains faisaient eux aussi d’excellentes proies. Et, parfois, les prédateurs n’attendaient même pas la nuit.

Sur l’autre flanc de la jument Bela, Tam marchait à pas réguliers. Utilisant sa lance comme une canne, il ignorait superbement les assauts du vent qui faisaient claquer sa cape à la manière d’un drapeau. De temps en temps, il tapotait le flanc de la jument pour lui rappeler de continuer à avancer. Avec son torse puissant et son visage aux traits nettement découpés, Tam était un îlot de réalité au cœur de cette matinée – un roc inébranlable au milieu d’un rêve où tout s’effilochait… Bien sûr, ses joues tannées par le soleil étaient sillonnées de rides, et ses cheveux, à force de grisonner, n’avaient plus de brun que le nom, mais il restait l’incarnation d’une solidité quasiment végétale, un peu comme si un torrent avait pu déferler sur ce fantastique tronc sans le déraciner.

Il descendait la route de la Carrière avec une parfaite impassibilité. Les loups et les ours n’étaient pas quantité négligeable, et aucun berger digne de ce nom ne les aurait pris à la légère. Mais s’ils tenaient à leur peau, mieux valait qu’ils n’essaient pas d’arrêter Tam al’Thor quand il cheminait vers Champ d’Emond.

Avec une ombre de culpabilité, car il avait négligé sa mission, Rand recommença à surveiller son côté de la route. Comme souvent, le sérieux et la concentration de son père lui avaient rappelé son devoir.

Plus grand d’une bonne tête que Tam – et que tous les autres hommes du secteur –, Rand ne lui ressemblait pas beaucoup, si on exceptait ses larges épaules. Selon Tam, ses yeux gris et sa chevelure tirant sur le roux lui venaient de sa mère. Une étrangère dont Rand gardait fort peu de souvenirs, n’était un sourire radieux, même s’il déposait des fleurs sur sa tombe deux fois par an. À Bel Tine, au printemps, et pour la fête du Soleil, au milieu de l’été…

La charrette tirée par Bela contenait deux tonnelets d’alcool de pomme, la spécialité de Tam, et huit tonneaux d’un cidre encore légèrement acidulé après un hiver de fermentation. Chaque année, pour Bel Tine, Tam faisait exactement la même livraison à l’Auberge de la Cascade à Vin. Et cet an-ci, avait-il déclaré, il aurait fallu beaucoup plus que les frimas et quelques loups pour l’empêcher d’être fidèle au rendez-vous.

Cela dit, sa précédente visite au village remontait à des semaines. Ces derniers temps, Tam lui-même hésitait à voyager. Mais il avait donné sa parole, et il la tenait, même s’il avait attendu la veille des festivités pour se mettre en chemin. Honorer ses engagements était très important pour lui. De son côté, Rand se réjouissait surtout d’avoir eu l’occasion de quitter la ferme – presque autant, devait-il avouer, que de l’arrivée imminente de Bel Tine.

Alors qu’il surveillait son côté de la route, le sentiment d’être espionné se fit de plus en plus fort en lui. Pourtant, ça semblait être une idée idiote. Entre les arbres, rien ne bougeait ni ne bruissait, à part les rares feuilles agitées par le vent. Mais l’impression qu’on l’épiait ne se dissipait pas, bien au contraire. Tous les poils hérissés, Rand avait la chair de poule – mais une étrange variante, qui démangeait terriblement.

Agitant son arc pour se gratter un peu, il se morigéna intérieurement. Quand cesserait-il de se laisser emporter par son imagination ? De son côté de la route, il n’y avait rien, ça crevait les yeux. Et s’il y avait eu quelque chose de l’autre côté, Tam l’en aurait déjà informé.

Rand jeta un coup d’œil par-dessus son épaule… et sursauta. Une vingtaine de pas derrière lui, un cavalier en cape de voyage noire à capuche suivait la charrette. Aussi sombres et aussi sinistres l’un que l’autre, l’animal et son maître avaient de quoi glacer les sangs.

La force de l’habitude étant ce qu’elle est, Rand continua à marcher tandis qu’il observait l’inconnu.

La cape du cavalier tombait très exactement sur le haut de ses bottes. Avec la capuche qui noyait son visage dans les ombres, on ne distinguait rien du mystérieux étranger. Sans trop savoir pourquoi, Rand eut pourtant le sentiment que quelque chose clochait dans ce personnage. Mais il était surtout fasciné par ce qu’il voyait dans les ombres de la capuche. Oh ! rien de bien précis, sinon les contours très vagues d’un visage dont il ne parvenait pas à détourner le regard, comme s’il sondait les yeux pourtant invisibles de l’inconnu.

Rand eut une sensation bizarre au niveau de l’estomac. Même s’il n’y avait pas grand-chose à voir sous cette capuche, il captait une haine féroce, presque palpable, comme s’il était face à un démon qui abominait le monde des vivants et n’en faisait pas mystère. Et dans ce monde, une cible bien particulière semblait retenir toute son attention.

Rand en personne…

Une pierre bougeant sous son pied, le jeune homme tituba et perdit un instant de vue le cavalier vêtu de noir. Contraint de lâcher son arc, il réussit à se rattraper de justesse au harnais de Bela, s’épargnant ainsi une chute humiliante. Surprise, la jument hennit, s’arrêta net et tourna la tête pour voir ce qui se passait.

— Tu vas bien, mon garçon ? demanda Tam, les sourcils froncés.

— Un cavalier…, dit Rand en se redressant. Un étranger nous suit…

— Où ça ? souffla Tam.

Levant sa lance, il sonda les environs.

— Là, juste…, commença Rand.

Il n’alla pas plus loin, car, en tournant la tête, il venait de constater que la route était déserte. Stupéfait, il sonda la forêt, sur sa droite et sur sa gauche. Les arbres nus ne faisaient pas une cachette très efficace. Et on n’y apercevait pas l’ombre d’un cavalier ou d’une monture.

— Pourtant, il était là… Un type en cape de voyage noire sur un cheval tout aussi sombre.

— Je ne doute pas de ta parole, petit, mais où est-il passé ?

— Je n’en sais rien… Mais il était là.

Rand ramassa l’arc et la flèche, s’assura que l’empennage était intact et réencocha le projectile.

Armant l’arc, il regarda autour de lui, très méfiant. Mais il ne repéra pas de cible et finit par détendre doucement la corde.

— Oui, il était là !

— Si tu le dis, mon gars… Allons voir. Même sur un sol rocheux, les sabots d’un cheval laissent des traces… (Sa cape claquant au vent, Tam revint sur ses pas.) Si nous en trouvons, nous saurons que tu ne t’es pas trompé. Sinon… Eh bien, c’est tout à fait le genre de jour à avoir des visions, tu sais ?

Rand mit soudain le doigt sur ce qui lui avait paru étrange au sujet du cavalier. En plus de sa simple présence, bien entendu. Le vent qui faisait gonfler la cape de Tam n’avait aucun effet sur celle de l’inconnu. Et ça, c’était impossible.

Un tour de son imagination, rien de plus. Tam avait raison : par une matinée pareille, l’esprit d’un homme pouvait aisément s’enflammer.

Certes, mais Rand n’y croyait pas. Cela dit, comment raconter à son père que le vent ne faisait pas claquer la cape d’un cavalier qui se révélait en outre invisible ?

De plus en plus inquiet, il sonda de nouveau la forêt. Quelque chose était différent… Depuis sa plus tendre enfance, il arpentait ces lieux, se familiarisant avec la nature. Dans les étangs et les ruisseaux du bois de l’Eau, après les dernières fermes, à l’est de Champ d’Emond, il avait appris à nager alors qu’il savait à peine marcher. Puis il s’était aventuré dans les collines de Sable – à Deux-Rivières, certains disaient que cet endroit portait malheur – et il avait même un jour poussé jusqu’au pied des montagnes de la Brume. En compagnie de ses deux meilleurs amis, Mat Cauthon et Perrin Aybara, il était allé beaucoup plus loin que la plupart des habitants de Champ d’Emond. Pour eux, une excursion jusqu’à un des villages voisins – Colline de la Garde, vers le nord, ou Promenade de Deven, vers le sud – était déjà une grande affaire…

Lors de ses explorations, Rand n’avait jamais été effrayé par un site naturel. Mais, aujourd’hui, le bois de l’Ouest ne ressemblait pas à la forêt qui lui était familière. De plus, un homme capable de disparaître en un clin d’œil pouvait se rematérialiser tout aussi vite, y compris immédiatement derrière ses proies.

— Père, ne te donne pas ce mal ! (Quand Tam se retourna, surpris, son fils tira sur sa capuche pour cacher qu’il s’était empourpré de confusion.) Tu dois avoir raison… Inutile de chercher ce qui n’existe pas. Mieux vaut filer vers le village, où nous serons à l’abri de ce fichu vent.

— Je fumerais bien une pipe, admit Tam, et je n’aurais rien contre une chope de bière, au coin d’un bon feu. (Il eut un grand sourire.) Et je parie que tu as hâte de voir Egwene !

Rand réussit à grimacer un sourire. Sur sa liste des priorités, la fille du bourgmestre occupait en cet instant la toute dernière place. Avec le cavalier noir, il était assez perturbé comme ça… Depuis des années, la présence d’Egwene le mettait bizarrement mal à l’aise, et ça ne s’arrangeait pas, tout au contraire. Bien entendu, la jeune fille ne s’en apercevait pas, ce qui aggravait encore les choses. Non, ce n’était vraiment pas le moment de penser à elle.

— Souviens-toi de la flamme et du vide, mon garçon !

Entendant ces mots, Rand craignit que son père ait remarqué qu’il crevait de peur.

C’était une allusion à une astuce très étrange que Tam lui avait apprise. Se concentrer sur une unique flamme imaginaire et l’alimenter avec toutes ses passions négatives (la peur, la haine ou la colère) jusqu’à ce qu’on se soit vidé l’esprit. Quand on ne faisait plus qu’un avec le vide, assurait Tam, il n’y avait plus rien d’impossible. À Champ d’Emond, personne d’autre ne tenait ce type de discours. Mais, grâce à sa curieuse théorie, Tam gagnait chaque année le concours de tir à l’arc de Bel Tine.

Ce printemps, Rand espérait atteindre une des places d’honneur, s’il parvenait à bien s’ancrer au vide.

La phrase de Tam prouvait qu’il avait remarqué l’état de son fils. Cela posé, il n’insista pas sur le sujet.

Il tapa sur la croupe de Bela, qui se remit en chemin.

Voyant son père avancer comme s’il ne s’était rien passé – et comme s’il ne pouvait rien arriver de fâcheux –, Rand regretta de ne pas pouvoir l’imiter. Mais, au lieu de se vider l’esprit, il y voyait défiler sans cesse l’image du cavalier vêtu de noir.

Il aurait bien aimé croire, comme Tam, que l’inconnu était un produit de son imagination. Mais la haine qu’il avait captée était bien trop puissante. Il avait bien vu quelqu’un, et cette personne lui voulait du mal. Très nerveux, il ne cessa pas de regarder derrière lui avant d’être entouré par les toits de chaume pointus de Champ d’Emond.

Le village étant dans le prolongement du bois de l’Ouest, les derniers arbres côtoyaient les premières maisons. Après la petite agglomération, le terrain descendait en pente douce vers l’est. Cédant parfois la place à des bosquets qui évoquaient des îlots de verdure, des fermes, des champs cultivés et des pâturages s’alignaient jusqu’à l’orée du bois de l’Eau, un véritable labyrinthe d’étangs et de ruisseaux. En direction de l’ouest, la terre n’était pas moins fertile et les pâturages verdoyaient presque tous les ans. Pourtant, dans le bois de l’Ouest, on trouvait très peu de fermes. Et toutes étaient situées à bonne distance des collines de Sable ou, plus encore, des contreforts des montagnes de la Brume, une chaîne qui dominait de loin, mais pas si loin que ça, les maisons de Champ d’Emond. Certains villageois affirmaient que le sol était trop rocheux, du côté occidental de la forêt. Mais il en allait de même partout à Deux-Rivières.

Là encore, on parlait à voix basse de malédictions… Puisqu’elles étaient ensorcelées, pourquoi prendre le risque d’approcher des montagnes de la Brume ?

Pour quelque raison que ce fût, seuls les fermiers les plus têtus et les plus durs à la peine s’installaient dans le bois de l’Ouest.

Alors que la charrette passait devant une première rangée de maisons, des enfants et des chiens vinrent courir tout autour. Impassible, Bela fit les écarts qu’il fallait pour ne pas blesser les gamins qui jouaient à chat perché et multipliaient les cabrioles sans se soucier du danger. Ces derniers mois, les gosses n’avaient pas souvent eu l’occasion de s’amuser. Même depuis qu’il faisait assez beau pour qu’on leur permette de sortir, la peur des loups n’incitait pas les parents à leur laisser la bride sur le cou. Mais, avec l’imminence de Bel Tine, la joie de vivre reprenait le dessus.

Les adultes ne se montraient pas insensibles non plus au phénomène. Tous les volets des demeures étaient ouverts et, dans chacune, ou presque, la maîtresse de maison, campée à une fenêtre, secouait des draps et aérait les matelas. Un tablier autour de la taille, les cheveux nattés et protégés par un foulard, les villageoises se fichaient que les arbres aient refleuri ou non. Avant Bel Tine, il fallait que le grand nettoyage de printemps soit terminé, ça ne se discutait pas. Dans toutes les cours, des tapis pendaient sur les cordes à linge. Frustrés de n’avoir pas été assez rapides pour filer dans les rues, des gamins se défoulaient en les battant furieusement. Sur les toits, les maris examinaient le chaume pour déterminer s’ils devraient avoir recours aux services du vieux Cenn Buie, le couvreur local.

Tam s’arrêta plusieurs fois pour échanger quelques mots avec l’un ou l’autre villageois. Rand et lui ne s’étant plus montrés depuis des semaines, les gens voulaient savoir comment se passaient les choses, à l’extérieur de Champ d’Emond. Et surtout du côté du bois de l’Ouest.

Tam parla des dégâts provoqués par les tempêtes, chacune étant pire que la précédente, des agneaux mort-nés, des champs et des pâturages qui ne reverdissaient pas alors qu’ils l’auraient dû et des vols de corbeaux qui remplaçaient les hirondelles habituelles à cette période de l’année.

Ces propos déprimants, surtout alors que les préparatifs de Bel Tine battaient leur plein, valaient à Tam des hochements de tête résignés. De l’autre côté du village, c’était de toute façon la même chose…

Haussant les épaules, la plupart des hommes concluaient le dialogue en lâchant :

— Nous survivrons, si la Lumière le veut bien…

Certains souriaient, ajoutant :

— Et si elle ne le veut pas, nous survivrons quand même.

Une philosophie typique des durs à cuire de Deux-Rivières. Quand on voyait régulièrement la grêle dévaster des récoltes et les loups décimer les troupeaux, et qu’on réussissait à se relever – même lorsque ces catastrophes se répétaient plusieurs fois dans une décennie –, on n’était pas enclin à baisser les bras facilement. Et quand on l’était, on ne restait pas longtemps dans la région.

S’il n’avait pas dû forcer Bela à s’arrêter afin qu’elle ne le renverse pas, Tam n’aurait sûrement pas conversé avec Wit Congar. Comme les Coplin – il y avait eu tant de mariages entre ces deux familles qu’on finissait par les confondre –, les Congar étaient des pleurnicheurs avérés et des trublions professionnels. On le savait de Colline de la Garde à Promenade de Deven, et certains pensaient que ce fait était connu jusque dans le lointain Bac-sur-Taren.

— J’ai ma livraison à faire à Bran al’Vere, Wit, dit Tam en désignant les tonneaux et les tonnelets empilés dans la charrette.

Mais Wit Congar, tout famélique qu’il fût, refusa de s’écarter avec une expression sinistre qui n’augurait rien de bon. Avant de traverser la rue – ou, plutôt, de barrer le chemin à Bela –, il était assis devant sa maison, au lieu de s’occuper de son toit. Pourtant, celui-ci semblait avoir grandement besoin des soins de maître Buie.

Wit répugnait à se mettre au travail et finissait très rarement ce qu’il avait commencé. Presque tous les Coplin et les Congar partageaient ce défaut. Et ceux qui ne l’avaient pas n’étaient pas plus fréquentables, bien au contraire…

— Qu’allons-nous décider au sujet de Nynaeve, Tam al’Thor ? Champ d’Emond n’a rien à faire d’une Sage-Dame pareille !

— Ce ne sont pas nos affaires, Wit. Nommer la Sage-Dame est le privilège des femmes.

— Il faudrait quand même agir, al’Thor. Elle avait prédit un hiver clément et de bonnes récoltes. Aujourd’hui, quand on lui demande ce qu’elle capte dans le vent, elle foudroie l’impudent du regard et s’éloigne à grands pas.

— Si tu l’as interrogée avec ton amabilité coutumière, Wit, tu as de la chance qu’elle ne t’ait pas frappé avec son bâton. Maintenant, si tu veux bien, j’ai cette livraison à faire et…

— Nynaeve al’Meara est beaucoup trop jeune pour le poste qu’elle occupe. Si le Cercle des Femmes ne fait rien, le Conseil du village devra intervenir.

— Wit Congar, en quoi es-tu concerné par cette affaire ? lança une voix féminine courroucée.

L’homme blêmit lorsqu’il vit son épouse sortir de la maison. Maîtresse Daise était deux fois plus large d’épaules que son mari – et tout en muscles, car elle n’avait pas une once de graisse sur le corps. L’air pas commode, elle plaqua les poings sur ses hanches et enchaîna :

— Fourre tes sales pattes dans ce qui ne te regarde pas, à savoir les décisions du Cercle des Femmes, et tu devras manger ta propre tambouille ! En la préparant ailleurs que dans ma cuisine, bien entendu. Il te faudra aussi apprendre à laver tes frusques et à faire ton lit – qui ne se trouvera pas sous mon toit, évidemment…

— Mais, Daise, se défendit Wit, je voulais juste…

— Daise, Wit, dit Tam, si vous voulez bien m’excuser… Que la Lumière brille sur vous deux…

Tirant Bela par la bride, Tam lui fit contourner l’obstacle. Concentrée sur le savon qu’elle passait à son mari, Daise n’avait pas encore vraiment remarqué avec qui il parlait. Mais ça risquait de ne pas durer.

Voilà pourquoi les al’Thor n’avaient accepté aucune invitation à manger ni même à boire quelque chose de chaud. Dès qu’elles apercevaient Tam, les dames de Champ d’Emond accouraient comme des chiens de chasse qui ont repéré un lièvre. Toutes connaissaient la célibataire qui ferait une épouse parfaite pour un veuf propriétaire d’une belle ferme – même si celle-ci se trouvait dans le bois de l’Ouest.

Rand partageait avec son père la même tendance à prendre la tangente. Et il était peut-être même encore plus prompt à le faire. Quand Tam n’était pas là, il lui arrivait d’être coincé, sans autre porte de sortie qu’une impolitesse flagrante à laquelle il répugnait. Traîné de force jusqu’à un tabouret, près d’une cheminée de cuisine, il était alors gavé de pâtisseries, de tourtes ou d’autres spécialités maison. Immanquablement, pendant qu’il mangeait, sa « ravisseuse » l’évaluait avec un œil d’épicier et une précision de comptable. Puis elle lui révélait que les préparations dont il se régalait n’étaient rien comparées aux délices concoctées par une sœur récemment devenue veuve ou une quelconque cousine à peine plus âgée qu’elle.

Tam ne rajeunissait pas, déclarait alors la villageoise. Avoir tant aimé sa première femme était louable – et de très bon augure pour la deuxième –, mais il portait le deuil depuis trop longtemps. Tam al’Thor avait besoin de se remarier ! Sans une femme pour veiller sur lui et le tenir éloigné des ennuis, un homme ne pouvait pas s’en sortir.

Les plus insidieuses de ces marieuses marquaient une pause à ce moment-là de leur tirade. Puis, comme si une idée venait de leur traverser la tête, elle demandait à Rand quel âge il avait exactement, désormais…

Comme tous les gens de Deux-Rivières, Rand était doté d’un caractère bien trempé. Selon certains étrangers, c’était même le signe particulier des habitants de la région, réputés pour être plus têtus que des mules et capables d’enseigner la ténacité aux pierres. Même si la plupart des villageoises étaient de bonnes et braves femmes, Rand détestait qu’on lui force la main. Et dans ce cas particulier, il avait l’impression qu’on le poussait vers la bergerie avec un bâton, comme un mouton.

Priant pour que Tam accélère le pas, il se mit en route à grandes enjambées.

La grand-rue débouchait sur la place Verte, le vaste terrain communal niché au milieu du village. Portant d’habitude bien son nom, la place était très dénudée cette année. Parmi les zones couvertes d’herbe morte de l’année précédente – ou les étendues noirâtres de terre brute –, de rares îlots verdoyants témoignaient du courage entêté de la nature. Quelques oies sondaient avidement la terre en quête de nourriture qu’elles ne trouvaient pas. Attachée à un piquet, une vache laitière broutait mélancoliquement l’herbe trop clairsemée pour être vraiment appétissante.

À la lisière ouest de la place Verte, la Cascade à Vin jaillissait d’un affleurement rocheux. Les eaux assez tumultueuses pour renverser un homme, mais au goût délicieusement doux, justifiaient plutôt dix fois qu’une le nom étrangement poétique de ces chutes.

Après la cascade, la rivière aux berges semées de saules s’élargissait très vite et dévalait la pente jusqu’au moulin de maître Thane. Au-delà, elle se divisait en une multitude de ruisseaux qui s’enfonçaient dans les profondeurs marécageuses du bois de l’Eau.

Au niveau de la place Verte, deux passerelles munies d’un garde-fou traversaient le cours d’eau. Bien plus large et bien plus solide, un pont permettait le passage des chariots. Appelé pont aux Chariots, cet ouvrage marquait l’endroit où la route du Nord, qui descendait de Bac-sur-Taren et de Colline de la Garde, changeait de nom pour devenir Vieille Route, une voie conduisant à Promenade de Deven.

Les étrangers trouvaient parfois amusant qu’une route ait deux noms – l’un pour le nord et l’autre pour le sud. Mais il en avait toujours été ainsi à la connaissance des villageois de Champ d’Emond. Et pour les gens de Deux-Rivières, quand on avait dit ça, on avait tout dit.

De l’autre côté des ponts, par rapport à la place, on avait déjà érigé les monticules de bois destinés aux feux de Bel Tine. Ces trois entassements méticuleux de bûches, presque de la taille d’une maison, devaient reposer sur de la terre nue, bien entendu, et pas sur de l’herbe, même quand elle était aussi peu luxuriante que cette année. Cela précisé, toutes les festivités sans rapport avec les feux se dérouleraient sur la place Verte.

Près de la Cascade à Vin, une vingtaine de vieilles femmes chantaient doucement en mettant en place le Poteau du Printemps. Bien qu’enfoncé dans le trou qu’elles venaient de creuser, le tronc fin et droit d’un sapin culminait toujours à quelque dix pieds de haut. Assises en tailleur autour du site, des filles encore trop jeunes pour avoir le droit de natter leurs cheveux regardaient les anciennes avec envie. De temps en temps, elles fredonnaient des bribes du chant rituel…

Comme s’il entendait lui faire presser le pas, Tam encouragea Bela de la voix, mais la jument ne réagit pas. De son côté, Rand prit garde à ne pas laisser traîner son regard sur le groupe de femmes. Le lendemain matin, les villageois feraient mine d’être surpris par la présence du Poteau. À midi, au rythme du chant des hommes célibataires, les femmes encore à marier danseraient autour du Poteau, l’enveloppant d’une multitude de longs rubans colorés. À Champ d’Emond, nul ne savait de quand datait cette coutume ni d’où elle provenait – encore une chose qui existait, voilà tout, et qui n’avait pas besoin d’explication. Les gens de Deux-Rivières adorant chanter et danser, ils n’allaient certainement pas se priver d’une bonne occasion de le faire.

Le jour de Bel Tine était placé sous le signe du chant et de la danse – avec des interruptions pour organiser des courses à pied et des concours de quasiment tout ce qui pouvait s’imaginer : le tir à l’arc, l’habileté à la fronde, le combat à la massue… Mais il y aurait aussi des épreuves de force – la corde par équipe, le jet de rocher, le développé de poids divers – et des compétitions visant à désigner le roi des résolutions d’énigmes, le meilleur chanteur, la plus gracieuse danseuse et le violoniste le plus virtuose. On déterminerait aussi qui tondait le plus vite un mouton, qui se débrouillait le mieux aux fléchettes et qui dominait de la tête et des épaules les divers jeux de boules.

En principe, Bel Tine avait lieu quand le printemps était déjà bien installé sur les terres, les premiers agneaux étant nés et les récoltes montrant un peu plus que le bout de leur nez. Malgré la persistance du froid, personne n’aurait eu l’idée bizarre d’annuler la fête. Pour commencer, chanter et danser ne faisait jamais de mal. Mais il y avait mieux : si le premier colporteur de l’année arrivait à temps, on prévoyait, selon la rumeur, en tout cas, de tirer un grand feu d’artifice sur la place Verte. À Champ d’Emond, on ne parlait plus que de ça. Le feu d’artifice précédent remontait à dix ans, et personne ne l’avait oublié…

L’Auberge de la Cascade à Vin se dressait à la lisière est de la place, tout près du pont aux Chariots. Alors que les fondations étaient constituées d’une très ancienne roche – apportée de la montagne, disaient certains –, le rez-de-chaussée avait été bâti avec de gros galets extraits de la rivière. L’étage aux murs blanchis à la chaux avançait en saillie sur tout le périmètre du niveau inférieur. Sur le toit de tuile rouge, le seul de ce genre au village, de la fumée sortait de trois des douze grandes cheminées de l’établissement.

Brandelwyn al’Vere, aubergiste et bourgmestre de Champ d’Emond depuis plus de vingt ans, vivait avec sa femme et ses filles dans les pièces du fond de l’étage.

À l’extrémité sud du bâtiment, loin de la rivière, se trouvaient les ruines de fondations en roche encore plus anciennes. Jadis une dépendance de l’auberge, d’après ce qu’on disait. Désormais, un chêne poussait au milieu, impressionnant avec son tronc de treize pas de diamètre et ses branches au minimum de la taille d’un homme. En été, quand il portait des feuilles, Bran al’Vere installait des tables et des bancs à l’ombre de ce Vénérable. Les clients venaient y savourer un verre, se rafraîchir au gré de la brise ou disputer des parties de pierres acharnées.

— Nous y voilà, mon garçon ! lança Tam. (Il voulut saisir le harnais de Bela, mais la jument s’était arrêtée toute seule devant l’auberge.) Elle connaît le chemin mieux que moi, cette bête !

Alors que la charrette émettait un ultime grincement de roues, Bran al’Vere sortit de l’auberge, sa démarche comme toujours étrangement légère pour un homme de sa corpulence – au minimum deux fois supérieure à celle du plus gros villageois. Sous sa couronne de cheveux gris, son visage agréablement rond affichait un sourire amical. Malgré le temps frisquet, Bran était en bras de chemise et son tablier blanc, comme d’habitude, n’arborait pas l’ombre d’une tache. Un médaillon en forme de balance pendait sur son impressionnante poitrine.

Comme la véritable balance qui servait à peser les pièces des marchands venant de Baerlon pour acheter de la laine ou du tabac, le médaillon symbolisait la charge du bourgmestre. Bran l’arborait pour traiter avec les marchands et lors des foires, des fêtes ou des mariages. Là, il le portait avec un jour d’avance, mais la Nuit de l’Hiver, juste avant Bel Tine, pouvait être considérée comme le prologue de la fête. Pratiquement jusqu’à l’aube, les gens se rendraient visite, échangeraient des cadeaux et s’offriraient à boire et à manger.

Après un hiver pareil, se dit Rand, maître al’Vere pense sûrement que les rites de cette nuit sont un prétexte suffisant pour prendre un peu d’avance…

— Tam ! s’écria le bourgmestre en courant vers son ami. Que la Lumière brille sur moi, je suis rudement content de te revoir ! Pareil pour toi, Rand. Comment ça va, mon garçon ?

— Je n’ai pas à me plaindre, maître al’Vere. Et vous, comment vous portez-vous ?

Mais Bran s’était déjà retourné vers Tam.

— Je me demandais si tu me livrerais, cette année. Tu ne t’y es jamais pris si tard, en tout cas…

— Quitter la ferme ne me disait rien, ces derniers jours. Avec ces fichus loups et le mauvais temps qui persiste…

— Tout le monde n’a-t-il donc que le climat à la bouche ? s’agaça Bran. Et en plus, les gens se plaignent auprès de moi. Sais-tu que je viens de passer vingt minutes avec maîtresse al’Donel, tout ça pour lui expliquer que je n’ai aucune influence sur les cigognes ? Comme si j’y pouvais quelque chose, moi…

— Un mauvais présage, déclara une voix grinçante. Quand les cigognes ne font pas leur nid sur les toits, au moment de Bel Tine, ça n’augure rien de bon.

Aussi ratatiné et aussi tordu qu’une antique racine, Cenn Buie, le maître couvreur, rejoignit Tam et Bran et s’immobilisa, s’appuyant sur sa canne – un bâton de marche presque aussi grand que lui et à peine moins tordu.

Tentant de fixer sur les deux hommes à la fois son regard un rien malveillant, il soupira :

— Le pire est à venir, je vous en fiche mon billet !

— Serais-tu devenu le devin du village ? lança sèchement Tam. Ou écoutes-tu ce que raconte le vent, comme une Sage-Dame ? J’ai plutôt l’impression que tu fais du vent, vieil homme, mais je peux me tromper…

— Moque-toi de moi si ça te chante…, marmonna Cenn. S’il continue à faire si froid, rien ne poussera à temps et beaucoup de silos à grain seront vides avant qu’il y ait eu une nouvelle récolte. L’hiver prochain, à part les loups et les corbeaux, il risque de ne plus y avoir d’êtres vivants à Deux-Rivières. Si on peut parler d’« hiver prochain », en l’absence probable de printemps et d’été…

— Que racontes-tu là ? grogna Bran, agacé.

— Je ne pense pas beaucoup de bien de Nynaeve al’Meara, vous le savez. Pour commencer, elle est bien trop jeune pour… Mais oublions ça ! Les femmes du Cercle montent sur leurs grands chevaux dès que le Conseil ose simplement discuter de leurs affaires. En revanche, elles ne se gênent pas pour se mêler des nôtres à leur convenance, c’est-à-dire sans arrêt, en tout cas selon…

Tam coupa la parole au vieux couvreur :

— Cenn, où veux-tu en venir ?

— J’y arrivais, al’Thor ! Demande à la Sage-Dame quand finira l’hiver, et tu la verras filer à toutes jambes. Comme si elle refusait de nous dire ce qu’elle capte dans le vent. Et si c’était simplement que cet hiver ne finira jamais ? S’il devait faire froid jusqu’à ce que la Roue ait tourné, mettant un terme à cet Âge ? Tu comprends maintenant où je veux en venir ?

— Et un jour, les moutons voleront ! railla Tam.

Bran leva les bras au ciel.

— Que la Lumière me protège des imbéciles ! Tu sièges au Conseil, Cenn, et voilà que tu colportes les âneries des Coplin ? Veux-tu bien m’écouter ? Nous avons assez de problèmes comme ça pour ne pas…

Sentant qu’on le tirait par la manche, Rand se désintéressa de la conversation de ses aînés.

— Laisse-les se disputer…, souffla une voix à sa seule intention.

Baissant les yeux, Rand ne put s’empêcher de sourire. Se contorsionnant comme une cigogne qui tente de se plier en deux, Mat Cauthon, son ami à la minceur remarquable, s’était glissé sous la charrette afin que Tam, Bran et Cenn ne le voient pas.

Comme toujours, ses yeux pétillaient de malice, constata Rand.

— Dav et moi, on a capturé un très vieux putois, et il n’est pas du tout content d’avoir été sorti de sa tanière. On va le relâcher sur la place Verte, histoire de semer la panique parmi les filles.

Le sourire de Rand s’élargit un peu. Un ou deux ans plus tôt, cette idée l’aurait probablement amusé davantage, mais Mat semblait refuser de grandir.

Les trois hommes se querellaient toujours, parlant tous en même temps.

— J’ai promis de décharger la charrette, chuchota Rand. Mais je te rejoindrai plus tard.

— Trimballer des tonneaux ? lança Mat, les yeux levés au ciel. Je préférerais encore jouer aux pierres avec ma petite sœur ! Mais j’ai plus intéressant pour toi qu’un putois. Des étrangers rôdent sur le territoire de Deux-Rivières. Hier soir…

Rand en eut un instant le souffle coupé.

— Un homme à cheval ? demanda-t-il. Un type en habits noirs sur une monture également sombre ? Et dont la cape ne bougeait pas au vent ?

Mat cessa de sourire et baissa davantage le ton :

— Tu l’as vu aussi ? Je croyais être le seul… Ne rigole pas, Rand, mais il m’a fichu une frousse terrible !

— Aucun risque que je rigole… Moi aussi, il m’a effrayé. J’ai senti qu’il me haïssait et qu’il désirait ma mort.

Rand frissonna à ce souvenir. Jusque-là, il n’avait jamais rencontré quelqu’un qui souhaitait sa mort. À Deux-Rivières, ces choses-là n’existaient pas. Il y avait des compétitions de lutte et parfois des bagarres, mais jamais de meurtres…

— Pour la haine, je ne peux pas dire, Rand, mais la terreur, c’était quelque chose ! Il s’est contenté de me regarder, perché sur son cheval, et je n’ai jamais eu si peur de ma vie. J’ai détourné le regard un moment – ce n’était pas facile, tu t’en doutes – et il a disparu. Par le sang et les cendres ! C’est vieux de trois jours, et j’y pense encore sans cesse. En marchant, je regarde derrière moi tout le temps. (Mat eut un éclat de rire grinçant.) C’est bizarre, les effets de l’angoisse… On se met à penser des trucs délirants. J’ai même imaginé que c’était le Ténébreux. Pas longtemps, rassure-toi…

Mat tenta en vain de ricaner, car aucun son ne sortit de sa gorge.

Rand prit une grande inspiration, puis, autant pour lui-même que pour son ami, il récita une vieille leçon :

— Le Ténébreux et tous les Rejetés sont prisonniers dans le mont Shayol Ghul, derrière la Flétrissure. Le Créateur a scellé cette prison au moment de la naissance du monde et elle restera ainsi jusqu’à la fin des temps. Sa main protège les pays et Sa Lumière brille sur nous tous.

Rand reprit son souffle et continua :

— De plus, s’il était libre, pourquoi le Berger de la Nuit viendrait-il à Deux-Rivières pour terroriser deux jeunes paysans ?

— Je n’en sais rien… Mais ce cavalier était maléfique, ça, je peux te l’assurer ! Allons, ne te moque pas de moi ! Et si c’était le Dragon, tout simplement ?

— Tu débordes d’idées réjouissantes, on dirait… Encore un effort, et tu seras plus déprimant que le vieux Cenn.

— Ma mère m’a toujours dit que les Rejetés viendraient me chercher si je ne m’améliorais pas. Rand, si j’ai jamais vu quelqu’un qui ressemble à Ishamael ou à Aginor, c’était bien ce cavalier !

— Toutes les mères terrorisent leurs enfants avec les Rejetés, lâcha Rand. Mais, en grandissant, la plupart des gens cessent d’y croire. Pourquoi pas un Blafard, tant que tu y es ?

Mat foudroya son ami du regard.

— Je n’ai plus eu si peur depuis… Non, oublie ça ! Je n’ai jamais été si effrayé, et je n’ai aucune honte à le reconnaître.

— J’en ai autant à ton service… Mais mon père pense que j’ai eu peur de mon ombre !

Mat hocha la tête puis s’adossa à une roue de la charrette.

— Le mien est du même avis… J’en ai parlé à Dav et à Elam Dowtry. Depuis, ils ouvrent l’œil et le bon, mais ils n’ont rien vu du tout. Résultat, Elam croit que j’ai voulu lui jouer un mauvais tour et Dav pense que j’ai vu un voleur de moutons ou de poules venu de Bac-sur-Taren. Un voleur de poules, non mais vraiment !

— C’est probablement Dav qui a raison, dit Rand. Nous nous sommes monté la tête, voilà tout. C’était sans doute un voleur de moutons.

Il tenta de s’en convaincre, mais ça revenait à imaginer qu’un loup prenait la place du chat de la maison devant un trou de souris.

— Moi, j’ai détesté la façon dont il m’a regardé, dit Mat. Et vu ta réaction, quand j’ai abordé le sujet, ça t’a fait le même effet. Nous devons en parler à quelqu’un…

— Nous l’avons fait, et personne ne nous a crus. Tu te vois décrire ce cavalier à maître al’Vere, alors qu’il ne l’a pas vu ? Il nous enverra consulter Nynaeve, pour savoir de quel mal nous souffrons.

— Nous sommes deux à raconter la même chose. Personne ne pensera que nous avons affabulé chacun dans notre coin…

Rand se gratta pensivement le crâne, ne sachant trop que dire. La malice de Mat était proverbiale à Champ d’Emond et peu de villageois avaient échappé à ses facéties. Désormais, on l’accusait dès qu’une corde à linge cassait, ruinant les efforts d’une maîtresse de maison, ou lorsqu’un harnais de selle mal serré provoquait la chute d’un cavalier. Et il n’avait même pas besoin d’être dans le coin pour qu’on le soupçonne. En d’autres termes, son soutien ne valait rien du tout.

— Ton père croira que tu m’as mis ces idées dans la tête, et Tam…

Rand se tourna vers les trois hommes et croisa le regard de son père. Bran sermonnait toujours le vieux Cenn, qui ne se défendait plus, mais ne semblait pas convaincu pour autant.

— Bien le bonjour, Matrim, dit Tam en s’emparant d’un des tonnelets d’alcool de pomme pour le poser sur le bord du hayon. Tu viens aider Rand à décharger le cidre ? Quel bon garçon, vraiment !

Mat se leva d’un bond et entreprit de battre en retraite.

— Bien le bonjour à vous, maître al’Thor. Et à vous aussi, maître al’Vere et maître Buie. Que la Lumière brille sur vous ! Mon père m’a envoyé…

— Bien sûr que tu n’es pas là par hasard ! s’écria Tam. Et, en bon garçon qui s’acquitte sans tarder de ses missions, tu as déjà fait ce qu’il te demandait. Les gars, plus vite vous aurez déchargé le cidre et plus tôt vous verrez le trouvère.

— Un trouvère ! s’écria Mat, cessant aussitôt de reculer.

— Quand arrivera-t-il ? demanda Rand.

De sa vie, il n’avait vu que deux trouvères s’aventurer sur le territoire de Deux-Rivières. Le premier, il avait pu l’admirer en étant perché sur l’épaule de son père, tant il était petit. En avoir un au moment de Bel Tine, avec sa harpe, sa flûte et ses fabuleuses histoires… Même s’il n’y avait pas de feu d’artifice, Champ d’Emond parlerait encore de ces fêtes dans dix ou vingt ans.

— Des bêtises…, grogna Cenn.

Mais un regard de Bran – le bourgmestre, pas l’aubergiste – le réduisit au silence.

Tam s’appuya à la charrette, le tonnelet lui servant d’accoudoir.

— Le trouvère est déjà là, annonça-t-il. Selon maître al’Vere, il occupe une chambre à l’auberge.

— Il est arrivé en pleine nuit, dit Bran d’un ton désapprobateur. Et il a tapé à la porte assez longtemps pour réveiller toute la famille. Si ce n’était pas Bel Tine, je l’aurais envoyé dormir dans l’écurie avec son cheval. Vous imaginez, débarquer comme ça ?

— Il ne porte pas une cape noire, j’espère ? demanda Mat.

Bran ricana, faisant osciller sa bedaine.

— Noire ? Sa cape est multicolore, comme celle de tous ces bouffons !

À sa grande surprise, Rand éclata de rire – l’expression de son soulagement, bien entendu. Le cavalier noir se faisant passer pour un trouvère… C’était une idée ridicule, mais savait-on jamais ?

Confus, le jeune homme se plaqua une main sur la bouche.

— Tu sais, Tam, dit Bran, depuis le début de l’hiver, on ne rit plus dans le village. Et voilà que la cape du trouvère suffit à déclencher l’hilarité de notre belle jeunesse ! Je ne regrette plus l’argent dépensé pour faire venir ce saltimbanque de Baerlon.

— Tu changeras d’avis, dit Cenn. C’est du gaspillage, je le maintiens. Comme le feu d’artifice que tu as commandé.

— Ainsi, il y en aura bien un, souffla Mat.

Cenn ignora son intervention.

— Le matériel devrait être là depuis un mois, mais nous n’avons pas vu l’ombre du premier colporteur de l’année. S’il ne se montre pas avant demain, que ferons-nous des fusées quand nous aurons été livrés ? Faudra-t-il organiser une fête spéciale ? En supposant que nous finissions par recevoir ce que nous avons payé…

— Cenn, soupira Tam, tu es aussi pessimiste qu’un habitant de Bac-sur-Taren.

— Où est ce colporteur, al’Thor ? Dis-le-moi ?

— Pourquoi ne pas nous avoir prévenus ? reprocha Mat. Attendre le trouvère aurait été presque aussi amusant que de le voir. À part quelques grincheux, tout le monde se serait réjoui d’avance, comme pour le feu d’artifice.

Bran foudroya le vieux couvreur du regard.

— Si je savais comment les gens ont deviné… Se peut-il qu’un membre du Conseil se soit plaint du coût d’un projet alors que celui-ci devait rester secret ? Je n’ose pas le croire…

— Avec ce vent glacé, mes vieux os ne résisteront plus longtemps, dit soudain Cenn. Si ça ne vous dérange pas, je vais me faire offrir un peu de vin chaud par maîtresse al’Vere. Bien le bonjour, bourgmestre. Et à toi aussi, al’Thor.

Sur ces mots, le vieil homme s’engouffra dans l’auberge et referma la porte derrière lui.

— Parfois, soupira Bran, je me dis que Nynaeve a raison au sujet de… Mais ce n’est pas important, pour le moment. Mes jeunes amis, réfléchissez un peu. Tout le monde s’enthousiasme à l’idée du feu d’artifice. Qu’éprouveront les gens si le colporteur n’arrive pas à temps ? Avec ces conditions climatiques, c’est hélas fort possible. Si les villageois avaient su, pour le trouvère, ils auraient été dix fois plus excités que pour le feu d’artifice.

— Et dix fois plus déçus si l’artiste ne s’était pas montré, acheva Rand. Même Bel Tine n’aurait pas réussi à leur remonter le moral.

— Quand tu te décides à l’utiliser, tu as une sacrée bonne tête sur les épaules ! Tam, ton fils te remplacera un jour au Conseil, j’en suis sûr. Dès maintenant, il ne pourrait pas faire plus mal qu’un grincheux que je ne nommerai pas.

— Toutes ces palabres n’aident pas à décharger la charrette, dit Tam. (Il tendit le premier tonnelet à Bran.) Il me faut un bon feu, une pipe et une chope de ton excellente bière, mon ami. (Il hissa sur son épaule le second tonnelet.) Matrim, Rand te sera reconnaissant de l’avoir aidé. Et plus vite le cidre sera à la cave…

Alors que Bran et Tam entraient dans l’auberge, Rand se tourna vers son ami.

— Tu n’es pas obligé de m’aider… Dav ne gardera pas très longtemps ce putois.

— Maintenant que je suis ici…, soupira Mat. Et, comme dit ton père, plus vite ce sera fait… (Il souleva un tonneau et se dirigea vers l’entrée de l’auberge.) Egwene est peut-être là. Te voir la regarder avec de grands yeux bovins vaudra tous les putois du monde !

Alors qu’il allait poser son arc et son carquois dans la charrette, Rand se pétrifia. Il avait bel et bien réussi à chasser Egwene de son esprit, et c’était très inhabituel. Mais elle était sûrement à l’auberge, et il avait très peu de chances de l’éviter. Cela dit, ça faisait des semaines qu’il ne l’avait pas vue…

— Tu te bouges ? appela soudain Mat. Quand ai-je dit que je déchargerais tout seul ? Que je sache, tu ne sièges pas encore au Conseil !

S’ébrouant, Rand s’empara d’un tonneau et suivit son ami. Au fond, Egwene serait peut-être absente. Bizarrement, cette idée ne l’aida pas à se sentir mieux.