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Les fils de l’obscurité

Alors qu’Egwene restait assise près du feu, contemplant le fragment de statue, Perrin alla se promener près de la mare afin d’être un peu seul. Tandis que le jour agonisait, le vent d’est, bien plus fréquent la nuit, faisait déjà onduler la surface de l’onde. Le jeune homme tira la hache de la boucle de sa ceinture et la fit tourner entre ses mains. Le manche en frêne, long comme son bras, était lisse et frais au toucher.

Perrin détestait l’arme. Rétrospectivement, il avait honte d’en avoir été si fier, à Champ d’Emond. À l’époque où il ne savait pas ce qu’il envisagerait un jour de faire avec…

— Tu la détestes tellement ? demanda Elyas dans le dos du jeune homme.

Surpris, Perrin sursauta, levant la hache d’instinct avant de reconnaître son interlocuteur.

— Vous… Vous lisez aussi dans mon esprit ? Comme les loups ?

Elyas inclina la tête sur le côté.

— Un aveugle lirait ton expression, mon garçon. Allons, parle ! Tu détestes cette fille ? Tu la méprises ? Oui, c’est ça ! Tu étais prêt à la tuer parce que tu la méprises ! Toujours en train de traîner les pieds et de te ralentir avec ses fichues chipoteries de femme !

— Egwene n’a jamais traîné les pieds de sa vie, ni ralenti personne. Elle fait toujours sa part du travail, et je ne la méprise pas. Bien au contraire, je l’aime… Non, pas comme vous croyez ! Je ne la prends pas pour ma sœur, mais… Elle et Rand, vous comprenez ? Par le sang et les cendres ! si les corbeaux nous avaient eus, j’aurais… Eh bien, je ne sais pas trop…

— Mon garçon, tu l’aurais fait ! Si elle avait pu choisir sa mort, qu’aurait préféré Egwene ? Un seul coup de hache, ou le calvaire qu’ont subi aujourd’hui les victimes des corbeaux ? Moi, je n’hésiterais pas un instant…

— Je n’ai en aucun cas le droit de choisir pour elle… Vous ne le lui direz pas, j’espère ?

Perrin serra à deux mains le manche de sa hache et ses biceps se gonflèrent. Des muscles impressionnants, pour un si jeune homme. Mais manier le marteau dans la forge de maître Luhhan vous donnait vite la silhouette d’un lutteur.

— Je hais cette arme ! Quand je pense que je parade avec elle, comme un gosse idiot ! Mais j’aurais été incapable de… Eh bien, vous savez, si les corbeaux… Quand il s’agissait de se vanter et de jouer les héros, j’étais le premier à… Mais la réalité, c’est tout autre chose. Je ne me servirai jamais plus de cette hache !

— Tu te trompes !

Perrin fit mine de jeter l’arme dans l’eau, mais l’ermite lui saisit au vol le poignet.

— Tu t’en serviras, mon garçon, et même si cette idée te déplaît, tu en feras usage bien plus judicieusement que la plupart des autres hommes. Attends avant de t’en débarrasser. Le jour où tu ne la haïras plus, il sera temps de la jeter au loin et de courir dans la direction opposée.

Perrin ne baissa pas tout de suite les bras, car il était toujours tenté de jeter l’arme dans la mare.

C’est facile à dire, pour lui… Et si j’attends et me révèle incapable de m’en débarrasser ?

Perrin voulut poser la question à Elyas, mais pas un son ne sortit de sa gorge. Il venait de capter un message des loups, si urgent que ses yeux se voilèrent et qu’il oublia ce qu’il voulait dire – ou, pis encore, oublia qu’il avait le don de la parole. Elyas aussi était comme pétrifié. Par bonheur, le phénomène ne dura pas plus d’une ou deux secondes.

Perrin s’ébroua et prit une profonde inspiration. Dès qu’il eut recouvré sa lucidité, Elyas courut vers le feu à la vitesse de l’éclair.

— Arrose les flammes ! cria l’ermite à Egwene. Il faut éteindre ce feu !

La jeune fille se leva, visiblement désorientée par l’irruption de l’homme aux loups.

Elyas l’écarta sans ménagement, s’empara de la bouilloire, jura comme un charretier lorsqu’il se brûla, et vida tout ce qui restait d’infusion sur le feu. Arrivant sur ces entrefaites, Perrin flanqua de grands coups de pied dans la poussière afin d’ensevelir les dernières flammes.

Elyas lui lançant la bouilloire, il la rattrapa au vol et la laissa aussitôt tomber avec un petit cri de douleur. En se soufflant sur les doigts, il foudroya l’ermite du regard. Trop occupé à inspecter le petit campement, celui-ci ne s’en aperçut même pas.

— Impossible d’effacer les traces de notre passage…, annonça Elyas. Il ne nous reste plus qu’à nous dépêcher et à croiser les doigts. Avec de la chance, ils ne se donneront pas la peine de… Mais au nom de la Lumière ! j’aurais juré que c’étaient les corbeaux…

Sans chercher à comprendre, Perrin sella Bela, calant prudemment la hache contre sa cuisse lorsqu’il dut se pencher pour serrer les harnais.

— Que se passe-t-il ? demanda Egwene. Des Trollocs ? Un Blafard ?

— Allez vers l’est ou vers l’ouest, dit Elyas à Perrin. Trouvez une cachette et attendez que je vous rejoigne. S’ils voient un loup…

Il partit au pas de course, ramassé sur lui-même comme s’il voulait se jeter à quatre pattes, et disparut très vite dans la pénombre.

Egwene rassembla à la hâte ses affaires, mais ça ne l’empêcha pas de demander des explications à Perrin. Comme elle n’en obtint pas tout de suite, son angoisse monta en flèche. Le jeune homme s’en félicita, car la peur donnait des ailes, c’était bien connu.

Lorsqu’ils se furent mis en route vers l’ouest, Perrin ouvrant la voie à Bela, l’heure des explications – partielles – sonna.

— Des cavaliers approchent. Beaucoup de cavaliers ! Ils avancent sur les talons des loups, mais ils ne les voient pas, pour le moment. La colonne se dirige vers la mare. Pas pour nous tomber dessus, mais parce que c’est le seul point d’eau dans un rayon de plusieurs lieues. Mais Tachetée a dit…

Perrin se retourna mais, dans la pénombre, il ne put pas déchiffrer l’expression de son amie.

Que pense-t-elle de tout ça ? A-t-elle le sentiment de ne plus te connaître ? Au fond, t’a-t-elle jamais connu ?

— Tachetée n’aime pas l’odeur de ces hommes… Un peu comme celle d’un chien enragé, si tu vois ce que je veux dire…

La mare était déjà invisible derrière eux. Perrin distinguait toujours les fragments de la statue d’Artur, mais il aurait été incapable de localiser l’œil.

— Nous allons trouver un endroit où attendre Elyas. Mieux vaut éviter tout contact avec ces cavaliers.

— Pourquoi devraient-ils nous inquiéter ? Ici, ne sommes-nous pas en sécurité ? C’est ce qu’a dit Elyas, non ? Au nom de la Lumière ! il reste bien un endroit sûr pour nous !

Perrin cherchait déjà activement une cachette. Il n’était pas loin de la mare, certes, mais il ferait bientôt trop sombre pour continuer à avancer. Une lumière mourante enveloppait encore les crêtes. Du fond des ravins, où on ne voyait déjà presque plus rien, cette chiche illumination pouvait sembler très vive.

Sur la gauche, Perrin remarqua une grande forme sombre. Plissant les yeux, il vit qu’il s’agissait d’une saillie rocheuse plate. Jaillissant du flanc d’une butte, elle formait un toit naturel sur une partie de la pente.

— Par là ! lança Perrin.

En avançant, il jeta de fréquents coups d’œil derrière lui et ne vit pas de cavaliers – pour l’instant, en tout cas. En plusieurs occasions, il dut s’arrêter pour attendre Egwene, car la brave Bela, titubant d’épuisement, avançait très prudemment sur ce terrain accidenté. À l’évidence, ils étaient tous beaucoup plus fatigués qu’il l’avait cru de prime abord.

Il faut que ce soit une bonne cachette, parce que nous n’aurons pas la force d’en chercher une autre !

Arrivé au pied de la butte, Perrin étudia le grand rocher plat qui surplombait sa tête. Puis il gravit lentement le versant de la butte. La forme très particulière de cette « saillie » le frappa, vue de cette perspective. On aurait dit… Oui, ce devait être ça, surtout si on considérait que les quatre colonnes jointes horizontales pouvaient être…

Des doigts ? Les quatre doigts solidaires d’une main, cet individualiste de pouce ayant disparu on ne savait trop où ?

Nous nous sommes réfugiés sous la main d’Artur Aile-de-Faucon. Qui sait ? il reste peut-être un peu de sa justice ici…

Perrin fit signe à Egwene de le rejoindre. Comme elle ne réagit pas, il se laissa glisser jusqu’au pied de la butte et décrivit en quelques mots sa découverte.

— Comment peux-tu y voir dans cette obscurité ? s’étonna la jeune fille.

Perrin voulut répondre, mais il se ravisa. Regardant autour de lui, il vit qu’il faisait nuit noire, des nuages occultant la pleine lune. Pourtant, il se serait cru à l’aube, ou en tout cas juste avant, lorsque les premières lueurs du jour dissipaient en partie les ténèbres.

— Je me repère au toucher, dit-il enfin à son amie. La nuit est tombée, et c’est un avantage pour nous. Même s’ils viennent jusqu’ici, les cavaliers ne nous verront pas.

Prenant Bela par la bride, Perrin la conduisit à l’abri de la main géante.

Alors qu’il aidait Egwene à descendre de selle, des cris retentirent près de la mare. Quand son amie lui posa une main sur le bras, l’apprenti forgeron ne put pas faire semblant de ne pas comprendre sa question muette.

— Ces hommes ont vu les loups, dit-il à contrecœur.

Il n’était pas facile de bien comprendre les pensées de Tachetée et de ses compagnons. Mais la notion de feu y jouait un grand rôle.

— Je crois qu’ils ont des torches… (Perrin poussa Egwene au fond de leur refuge, puis il s’accroupit à côté d’elle.) Ils se divisent pour mieux chercher, et tous les loups ont été blessés. Mais Tachetée et les autres réussiront à échapper à ces gens, même s’ils sont diminués. Quant à nous… Les cavaliers ne s’attendent pas à notre présence. Comme n’importe qui, ils auront du mal à voir des proies dont ils ignorent l’existence. Ils renonceront bientôt pour dresser leur camp…

Elyas était avec les loups, et il ne les abandonnerait pas tant que le danger ne serait pas passé.

Tant de cavaliers… Et tant d’acharnement ! Pourquoi cette rage de chercher ?

— Nous nous en sortirons, Perrin, dit Egwene.

Au nom de la Lumière ! voilà que c’est elle qui essaie de me réconforter !

Les cris se rapprochaient et s’éloignaient. Par petits « îlots », les torches déchiraient l’obscurité à intervalles réguliers.

— Perrin, souffla Egwene, danseras-tu avec moi pour la fête du Soleil ? Si nous sommes de retour chez nous à ce moment-là…

Le jeune homme sentit que ses épaules tremblaient. Très curieusement, il aurait été incapable de dire s’il riait ou s’il pleurait.

— Oui, je te le jure…

Contre sa volonté, ses mains serrèrent plus fort le manche de sa hache, lui rappelant l’existence de cette arme si funeste.

— C’est promis, oui, répéta-t-il.

Avec un peu de chance, il aurait l’occasion de tenir parole…

Des groupes d’une dizaine d’hommes passaient au peigne fin toute la zone. Combien de groupes exactement, Perrin n’aurait su le dire, car on n’en voyait jamais plus de trois ou quatre à la fois. Ces petits détachements se criaient des informations les uns aux autres. Parfois, des hennissements de chevaux et des hurlements humains déchiraient également le silence.

Perrin assista à toute l’affaire depuis différents points d’observation. Accroupi près d’Egwene, il suivait des yeux le ballet angoissant des torches. Mais dans son esprit, il courait dans la nuit avec Tachetée, Vent et Tire-d’Aile. Trop éprouvés par leur combat contre les corbeaux pour tenir la distance ou battre des records de vitesse, les loups avaient simplement l’intention de chasser les humains des ténèbres – en d’autres termes, de les pousser vers leurs feux, où ils se sentaient en sécurité. Quand des loups rôdaient dans la nuit, les humains finissaient toujours par se réfugier dans le cercle de lumière projeté par des flammes.

Certains cavaliers tenaient par une longe une colonne de chevaux non montés. Ces bêtes hennissaient et ruaient de terreur quand des silhouettes grises attaquaient. Finissant par arracher la longe des mains de leur maître, elles s’éparpillaient dans toutes les directions, galopant ventre à terre. Les chevaux pourvus d’un cavalier hennissaient aussi quand des crocs se plantaient dans leur croupe. Parfois, les hommes criaient aussi, juste avant que ces mêmes crocs leur déchiquettent la gorge.

Elyas hantait lui aussi la nuit, même si Perrin le sentait moins nettement. Armé de son long couteau, il devenait en quelque sorte un loup à deux pattes doté d’un seul croc.

Les intrus subissaient de lourdes pertes. Pourtant, ils ne renonçaient pas.

Perrin s’avisa soudain que les porteurs de torche quadrillaient le terrain très méthodiquement. Chaque fois que plusieurs groupes apparaissaient, l’un d’eux au moins était plus près de l’endroit où les deux jeunes gens se cachaient. Elyas leur avait dit de se dissimuler, mais…

Et si nous tentions de courir ? Si nous bougeons, l’obscurité peut les empêcher de nous voir. Il fait assez noir pour ça.

Le jeune homme se tourna vers son amie, mais il n’eut jamais l’occasion de lui exposer son plan. Un groupe de cavaliers faisait le tour de la butte, la lueur de leurs torches se reflétant sur de longs fers de lance.

Perrin se pétrifia, retenant son souffle, et serra frénétiquement le manche de sa hache.

Les cavaliers dépassèrent la butte, mais l’un d’eux cria quelque chose et tous firent demi-tour. Perrin réfléchit à toute vitesse, en quête d’une échappatoire. Mais s’ils bougeaient maintenant, Egwene et lui se feraient immédiatement repérer – si ce n’était pas déjà fait. Et dès qu’on les aurait localisés, leur sort serait scellé, même avec l’obscurité pour complice.

Les cavaliers se massèrent au pied de la butte, chacun tenant une torche dans une main et une lance dans l’autre. Pour guider son cheval, un homme bien entraîné pouvait se contenter de lui appuyer sur les flancs avec ses genoux.

À la lumière des torches, Perrin vit clairement les capes blanches typiques des Fils de la Lumière. Penchés sur leur selle, les impitoyables chasseurs sondaient les ténèbres, sous la main et les doigts d’Artur Aile-de-Faucon.

— Il y a quelque chose un peu plus haut sur la pente, dit soudain un des hommes, la voix un peu trop forte, comme s’il avait peur de tout ce qui le guettait hors du cercle lumineux de sa torche. J’avais bien dit que c’était une cachette possible ! Ce n’est pas un cheval dont je distingue la silhouette ?

Les yeux écarquillés dans l’obscurité, Egwene posa une main sur le bras de Perrin. Que faire ? C’était bien ça qu’elle désirait savoir ?

Elyas et ses loups semaient toujours la mort dans la nuit. Au pied de la butte, les chevaux piaffaient d’impatience.

Si nous tentons de fuir, les Capes Blanches nous verront et nous poursuivront.

Un des Fils de la Lumière fit avancer son cheval de quelques pas et cria :

— Si vous comprenez le langage des hommes, rendez-vous et il ne vous sera fait aucun mal, si vous consentez à marcher dans la Lumière. En cas de résistance, vous périrez tous. Nous vous laissons une minute pour réfléchir.

Les lances s’abaissèrent, illustrant la proposition par l’exemple.

— Perrin, souffla Egwene, nous ne les sèmerons pas… Et si nous insistons, ils nous tueront. Perrin ?

Elyas et les loups étaient toujours libres. Dans le lointain, un Fils de la Lumière cria – un juste châtiment pour avoir voulu piéger Tachetée.

Si nous fuyons…, pensa Perrin.

Egwene le regardait, attendant qu’il prenne une décision.

Si nous fuyons…

Hochant tristement la tête, le jeune homme se releva comme s’il était en transe et descendit la pente en titubant, se dirigeant vers les Capes Blanches. Non sans hésiter, Egwene finit par lui emboîter le pas.

Pourquoi cet acharnement des Fils de la Lumière, comme s’ils détestaient passionnément les loups ? Et pourquoi ces hommes sentent-ils si mauvais ?

Quand le vent soufflait dans sa direction, Perrin avait le sentiment de capter la puanteur qui avait éveillé les soupçons de Tachetée.

— Lâche cette hache ! cria l’homme qui avait lancé l’ultimatum.

Le nez plissé pour se défendre contre l’agression olfactive, Perrin continua à avancer d’un pas mal assuré.

— Lâche-la, cul-terreux ! ordonna le type qui devait être le chef du détachement.

La pointe de sa lance se braqua sur la poitrine du jeune homme.

Un moment, Perrin regarda le fer assez acéré pour lui transpercer le torse. Puis il cria un « non » retentissant qui ne s’adressait pas au cavalier.

Tire-d’Aile venait de jaillir hors des ombres et Perrin ne faisait plus qu’un avec lui. Tire-d’Aile, le louveteau qui regardait jadis les aigles prendre de l’altitude et qui rêvait de sillonner le ciel comme eux. S’efforçant de bondir et de sauter jusqu’à parvenir à monter plus haut dans les airs que tous ses congénères, il n’avait jamais perdu le désir fou de voler.

Et là, se propulsant de toute la puissance de ses pattes de derrière, il venait de prendre son envol, aussi majestueux qu’un aigle.

Le Fils de la Lumière qui menaçait Perrin avec sa lance eut à peine le temps d’éructer un juron avant que les crocs du loup se referment sur sa gorge. Sous la violence de l’impact, le cavalier et son bourreau basculèrent tous les deux de l’autre côté du cheval.

Perrin sentit la trachée-artère de l’homme s’écraser, et le goût du sang emplit sa bouche.

Tire-d’Aile se réceptionna souplement, car il avait déjà lâché le corps sans vie de sa victime. Du sang maculait sa fourrure – celui de ses proies et le sien. Une plaie profonde, sur le côté gauche de sa tête, zébrait l’orbite où aurait dû se trouver son œil.

Celui qui restait croisa un instant le regard de Perrin.

Fuis, mon frère !

Tire-d’Aile tenta de se redresser pour prendre une dernière fois son envol, mais une lance le cloua au sol. Une deuxième lui traversa la poitrine et s’enfonça également dans la terre.

Les pattes battant follement, Tire-d’Aile tenta de se libérer des deux hampes qui le plaquaient au sol.

S’envoler ! S’envoler !

Fou de chagrin, Perrin poussa un long cri qui n’était pas sans rapport avec celui d’un loup qui hurle à la mort. Sans réfléchir, il bondit à son tour. Plus rien ne comptait, sinon le poids de la hache qu’il serrait entre ses mains. Trop près les uns des autres pour pouvoir utiliser efficacement leurs lances, les cavaliers étaient condamnés.

Quelque chose explosa dans la tête de Perrin. En s’écroulant, il se demanda si c’était lui ou Tire-d’Aile qui mourait…

… Et il ne trouva pas la réponse.

 

— … Prendre de l’altitude comme les aigles.

Cessant de marmonner, Perrin ouvrit prudemment les yeux. Sa tête lui faisait mal, et il avait oublié pourquoi. Battant des paupières à cause de la lumière, il regarda autour de lui. Agenouillée à ses côtés, Egwene le regardait. Ils se trouvaient sous une tente carrée aussi grande qu’une salle commune dans une ferme, et un tapis couvrait le sol. À chaque coin, une lampe à huile accrochée à un poteau fournissait une vive lumière.

— La Lumière en soit louée, Perrin, tu es vivant !

Sans répondre, le jeune homme regarda l’homme aux cheveux gris assis sur l’unique siège disponible sous la tente. Le visage parcheminé, ce guerrier aux faux airs de grand-père rivait sur lui ses yeux noirs brillants. Comment pouvait-on associer un visage si avenant à un uniforme composé d’un plastron terni et d’une de ces capes blanches universellement redoutées ? Avec son maintien princier et sa dignité un peu austère, l’homme s’accordait parfaitement à la sobriété de la tente et de son mobilier. Une table, un lit pliant, une table de nuit où reposaient une cuvette et un broc et un coffre de bois orné de motifs géométriques très simples… Ici, le bois était poli et le métal brillait, mais sans ostentation – rien de tape-à-l’œil, pour dire les choses autrement.

Les meubles et les objets portaient la griffe d’artisans de talent – comme maître Luhhan ou l’ébéniste maître Aydaer – mais pour s’en apercevoir, il fallait avoir l’œil de quelqu’un qui s’y connaissait en matière de travail soigné.

Fronçant les sourcils, l’homme fouilla du bout d’un index dans deux petites piles d’objets posées sur la table. Dans l’une, Perrin reconnut le contenu de ses poches. Son couteau était également là, et la pièce d’argent offerte par Moiraine trônait au sommet de la pile. Pensif, l’homme lui flanqua une pichenette, puis il se désintéressa des objets et s’empara de la hache qui gisait à côté. Après l’avoir soupesée, il s’intéressa de nouveau aux deux jeunes gens de Champ d’Emond.

Perrin tenta de se relever. La douleur qui lui vrilla les membres l’en dissuada, lui permettant aussi de s’aviser qu’il était pieds et poings liés. Quand il regarda Egwene, elle se contorsionna un peu pour lui montrer qu’elle avait elle aussi les poignets et les chevilles attachés. Une longueur de corde reliait ses membres supérieurs à ses membres inférieurs, lui interdisant de se redresser complètement.

Perrin n’en crut pas ses yeux. Découvrir qu’ils étaient saucissonnés était déjà un choc. Mais pourquoi avoir utilisé assez de liens pour entraver plusieurs chevaux ?

À qui croient-ils avoir affaire ?

Pensif et intrigué, le grand-père à l’air bienveillant étudiait les deux prisonniers. On eût dit maître al’Vere quand il cherchait la solution d’un problème. Trop concentré, le vieil homme semblait avoir oublié qu’il tenait une hache entre ses mains.

Le rabat de la tente s’écarta soudain pour laisser passer un grand type au visage allongé et aux yeux si profondément enfoncés dans leurs orbites qu’ils évoquaient des cailloux brillant au fond d’un trou. D’une minceur qui tirait sur la maigreur maladive, l’inconnu au teint jaunâtre avait des os saillants qui semblaient menacer en permanence de lui traverser la peau.

À travers le rabat, Perrin aperçut un feu de camp et deux gardes en cape blanche campés devant l’entrée de la tente.

Dès qu’il fut entré, l’inconnu squelettique se mit au garde-à-vous, le regard rivé droit devant lui, comme s’il n’osait pas le poser sur le vieil homme.

— Mon seigneur capitaine…, dit-il d’un ton aussi froid et aussi inexpressif que sa posture d’une incroyable rigidité.

— Repos, Fils de la Lumière Byar…, souffla le vieil homme avec un geste nonchalant. As-tu fait le compte de nos pertes, après cette… escarmouche ?

Le grand type écarta très légèrement les pieds. À part ça, Perrin ne vit aucune différence entre « repos » et « garde-à-vous » chez les Capes Blanches.

— Nous avons neuf morts, seigneur capitaine, et vingt-trois blessés, dont sept assez grièvement. Mais tous peuvent chevaucher, néanmoins. Treize chevaux ont dû être abattus, car ils avaient un ou plusieurs tendons du jarret sectionnés. (Au subtil changement de ton, on devinait que les malheurs des équidés touchaient davantage l’officier que ceux de ses hommes.) Beaucoup de montures de rechange se sont dispersées dans la nature. Nous espérons en retrouver quelques-unes avant l’aube mais, pour les récupérer toutes, il nous faudra des jours. Vous savez comment ça se passe quand des loups effraient des chevaux… Les hommes qui étaient chargés de les surveiller monteront la garde toutes les nuits jusqu’à notre arrivée à Caemlyn.

— Dommage pour les montures, Byar, mais nous n’avons pas des jours devant nous… Nous partirons à l’aube, et ce n’est pas négociable. Pas question d’être en retard à Caemlyn !

— Compris, seigneur capitaine.

Le vieil homme jeta un coup d’œil aux deux prisonniers, puis il dévisagea de nouveau Byar.

— Et pour expliquer ce massacre, que pourrons-nous exhiber, à part ces deux gamins ?

Byar eut une infime hésitation.

— J’ai fait écorcher le loup qui était avec eux, seigneur capitaine. Sa peau fera un très beau tapis pour votre tente…

Tire-d’Aile !

D’instinct, Perrin se débattit contre ses liens en grognant sourdement. Les cordes lui mordirent la peau, ses poignets pissant le sang, mais elles ne rompirent pas.

Pour la première fois, Byar se tourna vers les prisonniers. Alors qu’Egwene détournait la tête, Perrin constata que la cruauté faisait étrangement briller le regard de l’officier – un signe particulier, comme les flammes qui rugissaient dans les yeux de Ba’alzamon. Byar détestait les deux captifs comme si c’étaient des ennemis de toujours, pas des inconnus qu’il n’avait jamais vus avant ces dernières heures.

Perrin soutint le regard de l’officier. Avec un rictus mauvais, il s’imagina en train de lui déchiqueter la gorge.

Son rictus s’effaçant, il tenta de se ressaisir.

Lui déchiqueter la gorge ? Je suis un homme, pas un loup ! Au nom de la Lumière ! il faut que cette folie s’arrête !

Il continua néanmoins à défier Byar du regard – haine pour haine, mort pour mort.

— Fils de la Lumière Byar, je n’ai rien à faire d’un tapis en peau de loup…

La remontrance était bon enfant, en apparence en tout cas. Ça n’empêcha pas l’officier de se remettre au garde-à-vous, le regard de nouveau rivé sur le fond de la tente.

— Ne me faisais-tu pas un rapport sur nos succès de ce soir ? Si nous avons réussi quelque chose, bien sûr…

— Seigneur capitaine, la meute qui nous a attaqués comptait au moins cinquante têtes, et nous avons tué entre vingt et trente loups. Jugeant inutile de risquer la vie d’autres chevaux, je n’ai pas collecté les carcasses ce soir. Demain matin, je ferai rassembler et brûler celles qui n’auront pas été récupérées dans la nuit par nos ennemis. En plus de ces deux prisonniers, il y avait au minimum dix autres humains. Nous en avons abattu quatre ou cinq, mais je doute que nous retrouvions leurs dépouilles. Comme vous le savez, les Suppôts des Ténèbres emportent leurs morts afin de minimiser leurs pertes. L’embuscade semblait soigneusement préparée, ce qui soulève une question…

La gorge serrée, Perrin cessa d’écouter.

Elyas ? Les autres loups ? Il tenta de les localiser et n’obtint aucun résultat. Comme s’il n’avait jamais été capable de communiquer par l’esprit avec eux.

Ils sont morts, ou ils t’ont abandonné…

De quoi rire jaune, vraiment ! Il avait enfin ce qu’il voulait, mais le prix était si élevé…

Le vieil homme éclata de rire, lui, et Byar s’en empourpra d’embarras.

— Si je comprends bien, Fils de la Lumière Byar, tu estimes que nous sommes tombés dans une embuscade planifiée tendue par une cinquantaine de loups et une dizaine de Suppôts des Ténèbres ? C’est bien ça ? Bon, tu as l’excuse de l’inexpérience…

— Mais, seigneur capitaine Bornhald…

— Il y avait entre six et huit loups, Byar, et peut-être aucun autre humain que ces deux-là ! Tu es un fervent croyant, mais que sais-tu de ce qui arrive hors des villes ? Loin des rues pavées et des maisons, apporter la Lumière à l’humanité est une tout autre affaire. La nuit, les loups semblent toujours plus nombreux, et les hommes aussi. Entre six et huit, je n’en démordrai pas. (Byar s’empourpra de plus belle.) Quant à l’embuscade, tu peux l’oublier… Ils étaient là pour le point d’eau, comme nous. Pour qu’on nous ait tendu un piège, il faudrait qu’il y ait des espions ou des traîtres parmi les Fils de la Lumière. Mais l’explication la plus simple est souvent la bonne, tu l’apprendras avec les années…

À part ses joues, qui frôlaient l’écarlate, Byar était désormais plus blême qu’un cadavre. Un instant, son regard se posa sur les deux prisonniers.

Maintenant qu’il s’est fait rabrouer, pensa Perrin, il nous déteste encore plus. Mais pourquoi cette haine, pour commencer ?

— Que penses-tu de cette arme ? demanda le seigneur capitaine en brandissant la hache de Perrin.

Byar interrogea son chef du regard. Obtenant la permission de bouger, il avança et s’empara de l’arme. De prime abord, son poids le surprit, et, quand il la fit tourner au-dessus de sa tête, pour vérifier son équilibre, il passa très près du toit de la tente, mais ne l’entailla pas. À voir son adresse, on eût dit que ce jeune homme était né avec une hache au poing.

— Un équilibre remarquable, seigneur capitaine, dit-il, plein d’admiration. Un travail sobre, mais signé par un très bon armurier – voire un maître de cette profession. (Il foudroya Perrin du regard.) En aucun cas une arme de villageois, seigneur capitaine. Et encore moins de fermier !

— Exact…

Le vieil homme se tourna vers les prisonniers avec le sourire indulgent d’un grand-père qui vient de surprendre ses petits-enfants en flagrant délit de turbulence.

— Je m’appelle Geofram Bornhald, dit-il. Toi, mon garçon, tu te nommes Perrin, si j’ai bien entendu. En revanche, j’ignore ton nom, jeune fille.

Le visage de Perrin se ferma, mais son amie le regarda en secouant la tête.

— Inutile de faire l’enfant, Perrin… Mon nom est Egwene.

— Perrin et Egwene ? Pas de nom de famille ? Comme toujours, les Suppôts des Ténèbres tentent de garder leur identité secrète…

Incapable de faire mieux à cause de ses liens, Perrin se mit péniblement à genoux.

— Nous ne sommes pas des Suppôts des Ténèbres ! s’indigna-t-il.

Il n’avait pas fini sa phrase quand Byar, vif comme un serpent, se matérialisa soudain devant lui. Voyant le manche de sa propre hache voler vers sa tête, il se baissa, mais le coup l’atteignit quand même juste au-dessus d’une oreille. S’il n’avait pas bougé, l’impact lui aurait probablement fait exploser le crâne. Même là, il vit trente-six chandelles et s’écroula sur le sol, le souffle coupé.

— Vous n’avez pas le droit ! cria Egwene.

Le manche de la hache zébra l’air dans sa direction. Au dernier moment, elle se laissa tomber à côté de Perrin, évitant la terrible attaque.

— Quand on parle à un Initié de la Lumière, dit Byar, on tient sa langue, surtout si on veut la garder dans sa bouche !

Le plus terrifiant n’était pas la menace, mais le ton dépourvu d’émotion de celui qui la proférait. Comme si leur couper la langue, pour Byar, n’avait rien d’extraordinaire : une simple formalité dont il fallait parfois s’acquitter.

— Du calme, Fils de la Lumière Byar, souffla Bornhald. (Il regarda de nouveau les prisonniers.) Vous ignorez tout des Initiés de la Lumière et des seigneurs capitaines, n’est-ce pas ? Pour le bien de Byar, essayez de ne pas crier et de me contredire le moins possible. D’accord ? Je désire vous ramener sur le chemin de la Lumière, et céder à la colère ne nous avancera à rien…

Perrin coula un coup d’œil au grand Fils de la Lumière au visage émacié.

Pour le bien de Byar ?

Le seigneur capitaine, nota l’apprenti forgeron, n’avait pas dit à son subordonné de ficher la paix aux prisonniers…

Byar eut un rictus mauvais qui tira sur la peau de son visage, la tendant à craquer. À certains moments, la tête du zélateur de la Lumière ressemblait à un crâne resté trop longtemps en terre.

— J’ai entendu parler des sous-hommes qui battent la campagne avec les loups, reprit Bornhald. Vous êtes les premiers que je vois. De la vermine humaine capable de communiquer avec les loups et une pléthore d’autres créatures du Ténébreux. Répugnant, non ? J’ai bien peur que l’Ultime Bataille soit très proche…

— Les loups ne sont pas…, commença Perrin.

Voyant Byar se préparer à lui flanquer un coup de pied, il s’interrompit et recommença sur un ton plus respectueux :

— Les loups ne sont pas des créatures du Ténébreux. Au contraire, ils le détestent. Au minimum, ils abominent les Trollocs et les Blafards.

À la grande surprise de Perrin, Byar hocha sentencieusement la tête.

— Qui t’a raconté ça ? demanda Bornhald.

— Un Champion, répondit Egwene, très mal à l’aise sous le regard brûlant de haine de Byar. Les loups détestent les Trollocs, qui en ont une sainte frousse.

Perrin fut soulagé que son amie n’ait pas mentionné Elyas.

— Un Champion, soupira Bornhald. Une créature des sorcières tapies à Tar Valon… Que t’a-t-il dit d’autre, ce chien ? Qu’il combat le Ténébreux, alors qu’il est un de ses Suppôts ? Ne sais-tu pas que les Trollocs ont un museau, des crocs et un pelage de loup ?

Perrin secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Il avait reçu un coup, c’était vrai, mais ça ne suffisait pas à expliquer sa confusion mentale. Il devait y avoir quelque chose sous cette tente, mais quoi ?

— Pas tous…, rectifia Egwene.

Perrin jeta un regard inquiet à Byar, mais il ne sembla pas avoir pris cette remarque pour un manquement aux règles de la bienséance.

— Certains ont des cornes de chèvre ou de bélier, un bec de faucon et… Enfin, tout ça, quoi !

Bornhald parut sincèrement peiné.

— Je vous donne toutes les chances, soupira-t-il, et à chaque nouvelle réponse, vous vous enfoncez un peu plus. (Il fit mine de compter sur ses doigts.) Pour commencer, vous rôdez avec des créatures du Ténébreux. (Il leva un deuxième doigt.) Ensuite, vous admettez être liés à un Champion – car il ne vous a pas confié tout ça au détour d’une rue, pas vrai ? (Un troisième doigt rejoignit les deux premiers.) Toi, mon garçon, tu avais dans ta poche une pièce de Tar Valon. Dès qu’ils quittent cette ville, les hommes sensés se débarrassent de cette monnaie – sauf s’ils servent les maudites sorcières. (Un quatrième doigt se leva.) Alors que tu es vêtu comme un paysan, Perrin, tu portes une arme de guerrier. Un indice portant à croire que tu es un conspirateur…

Bornhald marqua une courte pause avant de lever un dernier doigt.

— Tous les deux, vous savez ce que sont les Trollocs et les Myrddraals. Si loin au sud, tout le monde pense qu’il s’agit de légendes, à part quelques érudits et les gens qui ont voyagé dans les Terres Frontalières. Mais c’est peut-être votre cas… Si j’ai raison, dites-moi quels pays vous avez visités. Je connais très bien cette région du monde… Mais vous pas, dirait-on…

Bornhald regarda sa main aux cinq doigts dressés, puis il la laissa lourdement retomber sur la table. Troublé, le grand-père semblait penser que ses petits-enfants avaient poussé un peu loin la turbulence.

— Si vous me disiez comment vous en êtes venus à rôder dans la nuit avec des loups ?

Egwene fit mine de parler, mais Perrin vit tout de suite qu’elle allait raconter une des histoires qu’ils avaient mises au point. Hélas, ça ne fonctionnerait pas. Ce n’était ni l’endroit ni le moment… Et, pour improviser, ils manquaient de recul. Comment savoir où Bornhald était allé ? Quelles villes il connaissait ? S’il les surprenait à mentir, l’opinion du seigneur capitaine serait faite, et il n’en démordrait plus, les tenant pour des Suppôts des Ténèbres.

— Nous venons de Deux-Rivières, dit Perrin, devançant Egwene d’un souffle.

La jeune fille le regarda, stupéfiée, mais elle se ressaisit assez vite tandis que son ami racontait la vérité – ou, plutôt, une version arrangée de la vérité.

Partis de chez eux pour découvrir Caemlyn, les deux amis avaient entendu parler des ruines d’une très ancienne cité. Faisant un détour, ils étaient allés à Shadar Logoth, mais des Trollocs y étaient déjà. Ils avaient réussi à s’échapper puis à traverser la rivière Arinelle. Depuis, ils étaient perdus. Par bonheur, ils avaient rencontré un homme disposé à les conduire jusqu’à Caemlyn. Pas vraiment amical, il avait refusé de leur révéler son nom. Ce n’était pas bien plaisant, mais quand on avait besoin d’un guide…

Avant l’arrivée des Fils de la Lumière, la nuit même, les deux jeunes gens n’avaient pas vu l’ombre d’un loup. Effrayés, ils s’étaient cachés pour ne pas risquer d’être dévorés par les prédateurs ou tués par les cavaliers – dont ils ignoraient l’identité, un détail capital pour comprendre leur réaction.

— Si nous avions su qui vous étiez, conclut Perrin, nous serions venus vous demander de l’aide.

Byar en ricana d’incrédulité. Un détail qui n’inquiéta pas Perrin. Si le seigneur capitaine était convaincu, son subordonné ne pourrait pas leur faire de mal. À l’évidence, le jeune officier aurait cessé de respirer si son chef le lui avait ordonné.

— Où est le Champion dans cette histoire ? demanda Bornhald après un moment de réflexion.

Perrin s’était pris au piège tout seul par manque de préparation. Comme un bon petit soldat, Egwene vola à son secours :

— Nous l’avons rencontré à Baerlon… La cité étant prise d’assaut par les mineurs du coin, nous avons dû dîner à la même table que lui, dans une auberge. Pendant le repas, nous avons eu une assez brève conversation.

Bien joué, Egwene ! pensa Perrin.

— Fils de la Lumière Byar, rends-leur ce qui leur appartient. Pas les armes, bien entendu…

Voyant la stupéfaction du jeune militaire, Bornhald ajouta :

— Ou fais-tu partie des mécréants qui détroussent les malheureux aveugles à la Lumière ? Ce n’est pas une occupation recommandable, sais-tu ? Aucun voleur ne peut se vanter de marcher dans la Lumière !

Byar sembla ne pas en croire ses oreilles.

— Vous nous laissez partir ? demanda Egwene.

Perrin leva la tête pour mieux voir le seigneur capitaine.

— Bien sûr que non, mon enfant, répondit le faux grand-père, l’air attristé. Sur vos origines, je pense que vous n’avez pas menti. Les détails concernant Baerlon sont crédibles, et la mention des mineurs va très nettement dans le même sens. Mais Shadar Logoth ? Allons, très peu de gens connaissent ce nom, et la plupart sont des Suppôts des Ténèbres. De toute façon, quand on est informé de l’ancien nom de cette ville, il faut être fou pour y aller de son plein gré !

» Bref, je vous suggère de réfléchir à une version plus crédible, pendant le voyage vers Amador. Vous aurez tout le temps voulu, puisque nous ferons étape à Caemlyn. Je vous conseille vivement de vous en tenir à la vérité – et rien que la vérité ! Car la Lumière et le refus du mensonge sont les deux mamelles de la liberté…

Oubliant un peu de sa déférence mielleuse envers le capitaine, Byar se tourna vers les prisonniers et cria d’un ton outragé :

— Non, c’est hors de question ! Impossible !

Bornhald se contenta de lever un sourcil grisonnant. Aussitôt, Byar perdit toute sa superbe.

— Excusez-moi, seigneur capitaine… J’ai perdu mon sang-froid, et j’accepte d’avance d’être châtié pour cet impardonnable péché. Mais, comme vous l’avez vous-même signalé, nous ne pouvons pas arriver en retard à Caemlyn. Et des prisonniers nous retarderont, c’est une évidence.

— Que suggères-tu, dans ce cas ?

— Pour un Suppôt des Ténèbres, la sentence est toujours la même : la peine capitale… (Le ton neutre de Byar rendait ses propos plus insupportables encore.) Il n’y a jamais de trêve dans notre combat – ni de clémence pour les Suppôts des Ténèbres.

— La ferveur de ta foi est hautement louable, Fils de la Lumière Byar, mais comme je le répète souvent à mon fils Dain, l’excès de zèle est terriblement dangereux. Souviens-toi d’un des préceptes de notre Doctrine : « Aucun homme n’est assez pervers pour qu’il soit impossible de le ramener à la Lumière. » Ces deux jeunes gens ne sont pas des criminels endurcis, et il est encore possible de les arracher aux Ténèbres. Nous devons leur accorder cette chance.

Un instant, Perrin éprouva une certaine affection pour le grand-père magnanime qui retenait la main assassine de Byar.

Mais Bornhald se tourna vers Egwene :

— Si tu rejettes toujours la Lumière lorsque nous serons en Amador, je devrai te livrer aux Confesseurs. Comparé à eux, Byar est un doux rêveur.

Comme s’il regrettait d’être obligé d’agir ainsi, le capitaine parlait d’un ton compatissant. Mais rien ne l’empêcherait d’accomplir son devoir, c’était évident.

— Repens-toi, renie le Ténébreux, avance vers la Lumière, avoue tes péchés et dis-moi tout ce que tu sais sur ces loups. En échange, je t’épargnerai la douleur et tu avanceras librement au sein de la Lumière. (Profondément mélancolique, Bornhald regarda Perrin.) Mais toi, jeune Perrin de Deux-Rivières, tu as tué deux Fils de la Lumière. J’ai bien peur, mon garçon, qu’un gibet t’attende à la fin du voyage.