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Caligula, quand il devint empereur, avait vingt-cinq ans. Jamais prince, dans l’histoire du monde, n’a trouvé devant lui tâche plus aisée. Le peuple ne demandait que la paix ; le Trésor regorgeait, l’armée était bien entraînée ; quant au système administratif, il ne lui fallait qu’un peu de soin pour retrouver sa perfection, car en dépit de la négligence de Tibère, l’impulsion donnée par Livie agissait encore. Ajoutez à cela toute la confiance qui s’attachait spontanément à un fils de Germanicus et tout le soulagement qu’on éprouvait à être débarrassé de Tibère. Quelle chance magnifique pour Caligula de s’inscrire dans l’histoire sous le nom de Caligula le Bon, Caligula le Sage, Caligula le Sauveur ! Mais à quoi bon revenir là-dessus ? Si Caligula avait été tel qu’on l’imaginait, jamais il n’eût survécu à ses frères. Souviens-toi, Claude, du mépris avec lequel le vieil Athénodore traitait ces « contingences impossibles ». « Si le cheval de Troie avait eu des petits, disait-il, les chevaux coûteraient aujourd’hui moins cher à nourrir. »

Au début Caligula trouva amusant d’encourager l’idée que tout le pays – sauf ma mère, Macro, moi, et un ou deux autres – se faisait de lui. Sa complète liberté d’action rencontrait d’ailleurs encore deux obstacles. Le premier était Macro, que son autorité rendait dangereux. Le second était Gémellus. Car en ouvrant le testament de Tibère (que celui-ci, par prudence, avait rédigé sans autre témoin que des affranchis et des pêcheurs illettrés), on s’aperçut qu’au lieu de désigner Caligula comme premier héritier, avec Gémellus au second rang en cas d’accident, le vieillard, pour le plaisir d’embrouiller les choses, les avait nommés conjointement, à charge de régner à tour de rôle, une année l’un, une année l’autre. Heureusement Gémellus était mineur et n’appartenait même pas encore au Sénat, tandis que Caligula était déjà magistrat du second degré, quelques années avant l’âge légal, et pontife. Le Sénat convint donc volontiers avec Caligula que Tibère, au moment où il avait rédigé le testament, devait avoir l’esprit dérangé. Caligula reçut tout le pouvoir sans restriction : il ôta même à Gémellus sa part de la cassette privée, sous prétexte que la cassette faisait partie intégrante du gouvernement. Ce détail mis à part, il exécuta toutes les clauses du testament et paya sans délai tous les legs de Tibère.

Les Gardes devaient toucher une prime individuelle de cinquante pièces d’or. Caligula, pour s’assurer de leur fidélité quand il voudrait se débarrasser de Macro, leur en donna le double. Il paya au peuple de Rome les quatre cent cinquante mille pièces fixées par Tibère et en ajouta trois par tête en disant qu’il voulait déjà le faire au moment de sa majorité, mais que le vieil Empereur s’y était opposé. La même somme était prévue pour les troupes que dans le testament d’Auguste, mais cette fois elle fut versée rubis sur l’ongle. Bien mieux encore, Caligula régla tout l’arriéré du testament de Livie, que les légataires, dont j’étais, regardaient depuis longtemps comme perdu. Tibère me léguait en propre les ouvrages historiques que m’avait laissés Pollion et dont j’avais été dépossédé, ainsi qu’un grand nombre d’autres volumes de prix et une somme de vingt mille pièces d’or.

Grâce aux legs de Livie et de Tibère, je me trouvais maintenant fort à l’aise. À ma grande surprise Caligula me remboursa en outre les cinquante mille pièces d’or que j’avais procurées à Germanicus au moment de la mutinerie et dont sa mère lui avait parlé. Comme je voulais refuser, il me dit que si je protestais davantage il me paierait aussi les intérêts : c’était une dette envers la mémoire de son père.

Quand je parlai de ma richesse à Calpurnia, elle me parut plus contrariée que joyeuse.

— Cela ne te portera pas bonheur, dit-elle. Mieux vaut être modérément à l’aise, comme tu l’étais, que de courir le risque de voir les mouchards s’emparer de toute ta fortune après t’avoir accusé de trahison.

Calpurnia, on s’en souvient, avait succédé chez moi à Acté. Elle était très avisée pour son âge – dix-sept ans.

— Que veux-tu dire, Calpurnia ? demandai-je. Les mouchards ? Il n’en existe plus à Rome.

— On ne m’a pas dit qu’ils aient été embarqués sur le même bateau que les Spintriens, dit-elle. Car Caligula avait banni les « orphelins » fardés de Tibère. Il avait envoyé toute la troupe en Sardaigne, une île fort malsaine, où on les forçait à gagner leur vie à la construction des routes. Quelques-uns d’entre eux se couchèrent par terre et moururent dès qu’on leur mit la pelle en main ; mais les autres, même les plus délicats, se décidèrent sous la menace du fouet. Ils eurent d’ailleurs bientôt la chance d’être capturés par un pirate qui les emmena à Tyr, où il les vendit comme esclaves à de riches débauchés.

— Mais ils n’oseraient pas recommencer leurs tours de naguère, Calpurnia ?

Elle posa sa broderie.

— Claude, je ne suis ni politicienne ni lettrée. Mais je sais me servir de mon simple bon sens de prostituée et faire des additions faciles. Combien le vieil Empereur a-t-il laissé ?

— À peu près vingt-sept millions de pièces d’or. C’est beaucoup.

— Et combien le nouveau a-t-il payé en legs et en primes ?

— Au moins trois millions et demi.

— Et depuis qu’il est Empereur, combien de panthères, d’ours, de lions, de tigres, de taureaux, a-t-il fait venir pour les faire tuer dans le cirque par ses chasseurs ?

— Vingt mille, peut-être – probablement davantage.

— Et combien d’autres animaux pour les sacrifier dans les temples ?

— Je ne sais pas. À mon avis entre cent et deux cent mille.

— Ces flamants, ces antilopes, ces zèbres, ces castors ont dû lui coûter quelque chose ! Eh bien, le prix des animaux, le salaire des chasseurs, celui des gladiateurs, naturellement – on m’a dit qu’ils gagnaient quatre fois plus que du temps d’Auguste – les banquets officiels, les voitures décorées, les représentations théâtrales – on raconte qu’en rappelant les acteurs bannis par le vieil Empereur il leur a payé toutes leurs années d’absence – joli, n’est-ce pas ? – et, oh ! mon Dieu ! tout ce qu’il a dépensé aux courses ! Entre une chose et l’autre il ne doit pas lui rester beaucoup plus de vingt millions, n’est-ce pas ?

— Je ne pense pas que tu te trompes de beaucoup, Calpurnia.

— Sept millions en trois mois ! À ce train-là, comment l’argent pourra-t-il durer, même si tous les riches qui viennent à mourir lui lèguent leur fortune ? Les revenus de l’Empire ne sont plus ce qu’ils étaient du temps où ta vieille grand-mère tenait la boutique et vérifiait les comptes.

— Peut-être deviendra-t-il plus économe quand la première griserie de la richesse sera calmée. Il a d’ailleurs une bonne excuse : sous le règne de Tibère la stagnation de l’argent dans les coffres du Trésor a eu un effet désastreux sur le commerce. Il veut remettre quelques millions dans la circulation.

— Enfin, tu le connais mieux que moi. Peut-être saura-t-il s’arrêter quand il le faudra. Mais s’il continue à ce train, en deux ans il n’aura plus un sou – et alors qui paiera ? C’est pourquoi j’ai parlé des mouchards et des procès de trahison.

— Calpurnia, dis-je, pendant que j’ai encore l’argent je vais t’acheter un collier de perles. Tu es aussi intelligente que belle.

— Je préfère de l’argent, si cela ne te fait rien, dit-elle.

Le lendemain je lui donnai cinq cents pièces d’or. Calpurnia, prostituée et fille de prostituée, était plus intelligente, plus loyale et meilleure qu’aucune des quatre patriciennes que j’ai épousées. Je commençai à la mettre dans mes confidences, et je puis dire dès maintenant que je ne l’ai jamais regretté.

Les funérailles de Tibère à peine achevées, Caligula, malgré le mauvais temps, s’embarqua pour les îles où étaient enterrés sa mère et son frère Néron : il recueillit leurs restes à demi brûlés, les fit incinérer convenablement et les déposa dans le tombeau d’Auguste. Il institua une nouvelle fête annuelle, avec combats de gladiateurs et courses de chevaux, à la mémoire de sa mère, ainsi que des sacrifices annuels à ses mânes et à ceux de ses frères. Il donna au mois de septembre le nom de Germanicus, comme on avait donné au mois précédent celui d’Auguste.

Ensuite il proclama l’amnistie générale, rappela tous les bannis et mit en liberté les prisonniers politiques. Il réunit même toute une fournée de documents criminels relatifs à sa mère et à ses frères et les brûla publiquement sur la place du Marché en jurant qu’il ne les avait pas lus : ainsi ceux qui avaient contribué en quelque manière à la perte de ses bien-aimés n’avaient plus rien à craindre : tout ce qui restait de ces mauvais jours avait disparu. En fait, ce qu’il brûla n’était qu’une copie : il gardait les originaux. Comme Auguste, il passa au crible les deux ordres et en rejeta tous les membres indignes ; comme Tibère, il refusa tous les titres honorifiques sauf ceux d’Empereur et de Protecteur du Peuple et défendit qu’on lui élevât des statues.

Au bout de six mois, en septembre, le mandat des consuls arriva à expiration et Caligula, pendant quelque temps, se chargea lui-même d’un consulat. Qui suppose-t-on qu’il choisit comme collègue ? Moi, tout simplement ! Et moi qui vingt-trois ans auparavant avais supplié Tibère de m’accorder de vraies fonctions, non des honneurs vides, j’aurais maintenant de bon cœur donné ma démission en faveur de n’importe qui. Ce n’était pas que je désirasse retourner à ma littérature, car j’avais achevé mon Histoire des Étrusques et n’avais rien commencé de nouveau. Mais j’avais oublié toutes les règles de la procédure et me sentais affreusement mal à l’aise au Sénat. Presque dès le début, j’eus des difficultés avec Caligula. Il m’avait chargé de faire exécuter deux statues de Néron et de Drusus qu’on devait élever sur la place du Marché, et la firme à laquelle je m’étais adressé avait pris l’engagement de les livrer à la date fixée pour l’inauguration, au début de décembre. Trois jours auparavant je voulus aller jeter un coup d’œil sur mes statues. Les coquins ne les avaient pas commencées. Ils inventèrent je ne sais quelle histoire au sujet du marbre de la couleur voulue, qui, disaient-ils, venait seulement d’arriver.

Je me mis en colère (cela m’arrive souvent, mais mon irritation n’est jamais de longue durée) et leur déclarai que si mes statues n’étaient pas prêtes au jour dit je ferais jeter hors de la ville la firme entière – propriétaire, directeur et ouvriers. Peut-être leur fis-je peur, en tout cas Néron était prêt – et fort ressemblant, ma foi – la veille de la cérémonie ; mais un sculpteur maladroit avait brisé la main de Drusus au poignet. On peut réparer des cassures de ce genre, mais le raccord se voit toujours, et je ne pouvais, dans une solennité pareille, présenter à Caligula un travail bâclé. Il ne me restait qu’à le prévenir immédiatement que Drusus ne serait pas prêt. Mon Dieu ! dans quelle rage il se mit ! Il ne voulait rien écouter et me menaçait de m’ôter ignominieusement mon consulat. Par bonheur il avait déjà décidé de donner lui-même le lendemain sa démission de consul et m’avait prié de donner aussi la mienne en faveur des premiers candidats choisis – de sorte que sa menace n’eut aucun résultat : on me désigna même de nouveau avec lui pour le prochain mandat, quatre ans à l’avance.

Je devais occuper un appartement au palais, et les sévères discours que Caligula, à l’exemple d’Auguste, prononçait contre la licence des mœurs m’empêchaient, malgré mon divorce, d’y faire venir Calpurnia. À mon grand déplaisir je dus la laisser à Capoue, et ne pouvais m’échapper que de temps à autre pour aller la voir. Quant à Caligula lui-même, ses mœurs ne semblaient guère en rapport avec la rigueur de ses censures. Il avait demandé à Macro de répudier sa femme, Ennia, et s’était engagé à l’épouser ; puis il s’était lassé d’elle et maintenant il courait chaque nuit les aventures galantes en compagnie d’une bande de joyeux drilles qu’il appelait ses Éclaireurs. Il y avait parmi eux trois jeunes officiers d’état-major, deux gladiateurs fameux, l’acteur Apelle, et Eutychus, le meilleur conducteur de char de Rome, qui gagnait presque toutes les courses auxquelles il prenait part. Caligula soutenait maintenant à fond le Vert Poireau et envoyait chercher dans le monde entier les chevaux les plus rapides. Il trouvait un prétexte religieux pour donner des courses de vingt épreuves presque toutes les fois qu’il faisait du soleil. Il gagnait beaucoup en obligeant les gens riches à parier contre lui pour les autres couleurs. Mais ces gains n’étaient, comme on dit, qu’une simple goutte dans l’océan de ses dépenses. Pour en revenir aux Éclaireurs, Caligula, déguisé, fréquentait avec eux les quartiers les plus sordides de la ville : ils entraient généralement en conflit avec les Veilleurs de nuit et provoquaient des bagarres que le commandant des Veilleurs avait soin d’étouffer.

Les sœurs de Caligula – Drusilia, Agrippine la Jeune et Lesbie – étaient mariées toutes les trois, mais il exigea qu’elles vinssent habiter au palais. Agrippine et Lesbie y amenèrent leurs maris ; quant à Drusilia, elle dut quitter le sien, qui fut nommé gouverneur de l’Asie Mineure. Caligula avait accordé à ses sœurs tous les privilèges dont jouissaient les Vestales. Il faisait ajouter leur nom au sien dans les prières publiques et le serment que prononçaient les fonctionnaires et les prêtres le jour de leur consécration : « Et ni ma vie ni celle de mes enfants ne passeront pour moi avant la Sienne et celle de ses Sœurs…» Il les traitait d’une manière qui intriguait tout le monde – plutôt comme des épouses que comme des sœurs.

Sa favorite était Drusilia. Bien qu’elle ne regrettât guère son mari, elle semblait toujours malheureuse, mais plus elle paraissait triste, plus Caligula devenait empressé. Il la maria, pour la forme, avec un de ses cousins, Émilius Lépide, le frère mal bâti de cette Émilia, fille de Julilla, dont j’avais failli jadis devenir l’époux. Émilius Lépide, qu’on surnommait Ganymède à cause de son aspect efféminé, était un des principaux Éclaireurs. Bien qu’il eût sept ans de plus que Caligula, celui-ci le traitait comme un enfant, ce qui ne semblait pas lui déplaire. Drusilia l’avait en horreur. Mais Agrippine et Lesbie passaient leur temps à entrer dans sa chambre et à en sortir, riant, plaisantant et lui faisant des niches. Leurs maris n’avaient pas l’air de s’en soucier.

Je trouvais la vie au palais extrêmement désordonnée. Non que j’y fusse mal installé, ni qu’on y manquât envers les visiteurs de la courtoisie habituelle. Mais je ne savais jamais au juste quelle sorte de relations tendres existait entre une personne et l’autre. Tantôt Agrippine et Lesbie semblaient avoir changé de maris ; tantôt c’était Apelle qui paraissait intime avec Lesbie et le conducteur de char avec Agrippine. Quant à Caligula et Ganymède… mais j’en ai assez dit pour faire comprendre ce que j’entends par « désordonné ». J’étais le seul à avoir atteint l’âge mûr, et les façons de la génération nouvelle me déconcertaient.

Gémellus habitait aussi au palais. C’était un enfant délicat et timide, qui se rongeait les ongles jusqu’au vif : on le trouvait généralement assis dans un coin, occupé à dessiner des nymphes ou des satyres pour en décorer des vases. Une ou deux fois j’essayai de le faire parler : je le plaignais, car il était aussi étranger au reste de la bande que je l’étais moi-même ; mais il craignait sans doute que je ne voulusse l’amener à se plaindre de Caligula, car il ne me répondit que par monosyllabes. Le jour où il revêtit la robe virile, Caligula l’adopta pour fils et héritier et le nomma chef des Cadets ; mais ce n’était pas du tout la même chose que de partager le trône avec lui.

Caligula tomba malade et pendant un mois entier on désespéra de sa vie. Les médecins déclarèrent qu’il s’agissait d’une fièvre cérébrale. La consternation populaire fut si grande à Rome que dix mille hommes stationnaient nuit et jour autour du palais dans l’attente d’un bulletin favorable. Comme ils ne cessaient de murmurer entre eux à mi-voix, le bruit qui arrivait à mes fenêtres était celui d’un ruisseau éloigné courant sur des cailloux. Les gens ne savaient comment manifester leur angoisse. Quelques-uns allaient jusqu’à coller des placards sur la porte de leur maison, promettant à la Mort, si elle épargnait l’Empereur, de lui donner en compensation leur propre vie. Le peuple décida à l’unanimité que tous les bruits de la circulation, les cris de la rue et la musique devaient cesser à un quart de lieue au moins du palais. Jamais on n’était allé jusque-là, même pendant la maladie d’Auguste, celle dont Musa était censé l’avoir guéri. Mais les bulletins disaient toujours : « État stationnaire ».

Un soir Drusilla vint frapper à ma porte.

— Oncle Claude, dit-elle, l’Empereur demande à te voir d’urgence. Viens immédiatement. Ne tarde sous aucun prétexte.

— Que me veut-il donc ?

— Je ne sais pas. Mais pour l’amour de Dieu laisse-le dire ! Il a une épée : il te tuera si tu ne dis pas ce qu’il veut. Ce matin il m’a mis la pointe sur la gorge en me disant que je ne l’aimais pas. J’ai dû jurer et rejurer que je l’aimais. « Tue-moi si tu veux, mon chéri », lui disais-je. Oh ! oncle Claude, pourquoi suis-je née ? Il est fou. Il l’a toujours été. Mais à présent il est plus que fou. Il est possédé.

Je me rendis à la chambre de Caligula, qui était ornée d’épaisses tentures et de lourds rideaux. Une faible lampe à huile brûlait à son chevet. L’air sentait le rance. « Toujours en retard ! dit la voix dolente de Caligula. Je t’avais dit de te dépêcher. » Il n’avait pas l’air malade, seulement malsain. Deux sourds-muets de grande taille, armés de haches, montaient la garde de chaque côté du lit.

Je le saluai.

— Si tu savais combien je me suis dépêché ! Sans mon infirmité, j’arrivais presque avant d’être parti. Quelle joie de te voir en vie et d’entendre ta voix. César ! Puis-je oser espérer que tu vas mieux ?

— Je n’ai jamais été vraiment malade. Je me reposais. Et je subissais une métamorphose. C’est l’événement religieux le plus important de l’histoire. Rien d’étonnant à ce que la ville se tienne si tranquille.

J’eus l’impression qu’il voulait que je le plaignisse.

— La métamorphose a-t-elle été douloureuse, César ? J’espère que non.

— Aussi douloureuse que si j’étais ma propre mère. J’ai eu un accouchement très difficile. Grâce à Dieu, j’ai tout oublié. Ou presque tout. Car j’étais un enfant très précoce : je me rappelle distinctement le visage admiratif des sages-femmes qui m’ont lavé et le goût du vin qu’elles m’ont versé entre les lèvres pour me remettre de mes efforts.

— Une mémoire surprenante, César. Mais puis-je te demander humblement en quoi consiste cette glorieuse métamorphose ?

— Cela ne se voit donc pas tout de suite ? demanda–t-il fâché.

Le mot de « possédé » prononcé par Drusilla et ma conversation avec Livie mourante me donnèrent la clef du mystère. Je tombai la face contre terre et l’adorai comme un Dieu.

Au bout d’une minute ou deux je lui demandai sans me relever si j’étais le premier à jouir de ce privilège. Il répondit que oui et je me confondis en expressions de reconnaissance. Il me piquait pensivement le cou de la pointe de son épée. Je me crus perdu.

— Je reconnais, dit-il, que je porte encore mon déguisement mortel : il n’est donc pas surprenant que tu n’aies pas remarqué immédiatement ma Divinité.

— Je ne sais pas comment j’ai pu être aussi aveugle. Dans cette lumière trouble, ton visage luit comme une lampe.

— Vraiment ? demanda-t-il avec intérêt. Lève-toi et donne-moi ce miroir.

Je lui tendis un miroir d’acier poli et il convint que son visage jetait des lueurs éclatantes. Dans cet accès de bonne humeur, il se mit à me faire des confidences.

— J’ai toujours su que cela devait arriver, me dit-il. Je ne me suis jamais senti autrement que divin. Pense donc ! à deux ans j’ai étouffé une mutinerie dans l’armée de mon père et par conséquent sauvé Rome. C’était évidemment un prodige, comme les histoires du Dieu Mercure enfant ou celle d’Hercule étranglant les serpents dans son berceau.

— Encore, lui dis-je, Mercure n’a-t-il fait que voler quelques bœufs et tirer une note ou deux de sa lyre. Ce n’était rien en comparaison.

— Bien mieux, à l’âge de huit ans j’avais tué mon père. Jupiter lui-même n’en a jamais fait autant. Il s’est contenté de bannir le vieux drôle.

Croyant qu’il continuait à divaguer, je demandai d’un air naturel :

— Pourquoi donc as-tu fait cela ?

— Il me gênait. Il voulait me punir, moi ! – moi, un jeune dieu ! Mais je l’ai fait mourir de frayeur. J’ai caché des bêtes mortes sous les dalles disjointes de notre maison d’Antioche ; j’ai gribouillé des charmes sur les murs ; enfin j’ai mis un coq dans ma chambre pour l’avertir que son heure était venue. Et je lui ai volé son Hécate. Regarde, la voilà ! Je la garde toujours sous mon oreiller.

Il me montra la statuette de jaspe vert. Mon cœur se glaça en la reconnaissant :

— Ainsi c’était toi ? dis-je d’une voix horrifiée. Et c’est toi qui grimpais par cette fenêtre minuscule dans la chambre fermée pour y dessiner tes inventions sur les murs ?

Il acquiesça fièrement et continua à bavarder.

— J’ai tué non seulement mon vrai père, mais mon père adoptif – Tibère, tu sais. Et Jupiter, lui, n’a couché qu’avec une seule de ses sœurs, Junon, tandis que moi j’ai couché avec les trois miennes. Martine m’a dit qu’il le fallait si je voulais ressembler à Jupiter.

— Tu connaissais donc bien Martine ?

— Bien sûr. Pendant que mes parents étaient en Égypte j’allais la voir tous les soirs. C’était une femme très habile. Je vais encore te dire autre chose. Drusilia est divine aussi. J’annoncerai sa Divinité en même temps que la mienne. Comme j’aime Drusilia ! presque autant qu’elle m’aime…

— Puis-je t’interroger sur tes intentions sacrées ? Cette métamorphose ne manquera pas d’affecter Rome très profondément.

— Certainement. D’abord je me ferai craindre et respecter du monde entier. Je ne me laisserai plus gouverner par un tas de vieux tatillons. Je veux montrer… mais tu te rappelles ta vieille grand-mère Livie ? C’était bien drôle. Elle s’était fourré dans la tête que c’était elle ce Dieu éternel dont toutes les prophéties d’Orient parlent depuis mille ans. Je pense que Thrasylle le lui avait fait croire. Thrasylle ne faisait jamais de mensonges, mais il aimait à induire les gens en erreur. Tu comprends, Livie ne connaissait pas les termes exacts de la prophétie. Le Dieu doit être un homme, non pas une femme ; il ne sera pas né à Rome, bien que ce soit à Rome qu’il doive régner (or moi je suis né à Antium) ; et viendra au monde en temps de paix (comme moi) bien qu’après sa mort il doive être la cause de guerres innombrables. Il doit mourir jeune, après avoir été d’abord aimé, puis haï par son peuple, et finir d’une fin misérable, abandonné de tous. « Ses serviteurs boiront son sang. » Puis, après sa mort, il régnera sur tous les autres dieux du monde, dans des pays encore inconnus de nous. Tout cela ne peut désigner que moi. Martine m’a dit d’ailleurs qu’on avait vu en Orient beaucoup de présages, établissant clairement que le Dieu était né enfin. Les Juifs étaient plus excités que tous les autres. Ils se figuraient que la chose les regardait particulièrement. C’est sans doute parce que j’ai visité autrefois leur ville de Jérusalem avec mon père et que j’y ai manifesté ma Divinité pour la première fois.

Il fit une pause.

— Je serais heureux de savoir comment, lui dis-je.

— Oh ! pas grand-chose. Pour m’amuser j’entrai dans une maison où quelques-uns de leurs prêtres et de leurs docteurs discutaient de théologie et je m’écriai brusquement : « Vous n’êtes qu’un tas de vieux menteurs ignares ! Vous n’y connaissez rien ! » Mon cri fit sensation : un vieillard à longue barbe blanche me demanda : « Et toi, qui es-tu, mon enfant ? Es-tu celui qui doit venir ? – Oui, répondis-je hardiment. – Alors instruis-nous », dit-il en pleurant de joie. Mais je répondis : « Certainement non ! C’est au-dessous de ma dignité ! » et pris la fuite. Si tu avais vu leurs figures ! Non, pour en revenir à Livie, c’était une femme intelligente et capable à sa manière – un Ulysse femelle, comme je le lui dis une fois – et peut-être un jour la déifierai-je comme je l’ai promis ; mais rien ne presse. Ce ne sera jamais une Divinité importante. Peut-être en ferons-nous la Déesse des comptables, puisqu’elle était forte en arithmétique. Oui, et nous y ajouterons les empoisonneurs, comme pour Mercure, qui a sous sa protection les voleurs aussi bien que les voyageurs et les marchands.

— Ce n’est que justice, approuvai-je. Mais il y a quelque chose que je voudrais savoir tout de suite : sous quel nom faut-il t’adorer ? Est-il incorrect, par exemple, de t’appeler Jupiter ? N’es-tu pas plus grand que lui ?

— Oh ! plus grand, sans aucun doute, dit-il, mais encore anonyme. Pour le moment, pourtant, je crois que je vais m’appeler Jupiter – le Jupiter latin, pour me distinguer de ce Grec. Il faudra d’ailleurs que je lui règle son compte un de ces jours. Il en a fait trop longtemps à sa tête.

— Comment, demandai-je encore, se fait-il que ton père n’ait pas été Dieu, lui aussi ? Je n’ai jamais entendu parler d’un dieu dont le père ne fût pas divin.

— C’est bien simple. Le Dieu Auguste était mon père.

— Il ne t’a jamais adopté, pourtant ? En adoptant tes frères aînés il t’a laissé pour continuer la lignée de ton père.

— Je ne parle pas d’adoption. Il est mon père par son inceste avec Julie. Il doit l’être. Tu ne voudrais pas que je fusse le fils d’Agrippine, dont le père n’était rien du tout ? C’est ridicule.

Je n’étais pas assez sot pour lui faire remarquer qu’en ce cas Germanicus n’était pas son père et que par conséquent ses sœurs n’étaient que ses nièces. Je le laissai dire, comme me l’avait conseillé Drusilla, puis ajoutai : « Voici l’heure la plus glorieuse de ma vie. Permets-moi de me retirer et d’aller, avec ce qui me reste de forces, t’offrir immédiatement un sacrifice. L’air divin que tu exhales est trop fort pour mes narines mortelles. Je manque de me trouver mal. » En effet, l’atmosphère de la chambre était irrespirable. Caligula n’avait pas permis qu’on ouvrît les fenêtres depuis le jour où il avait pris le lit.

— Va en paix, me dit-il. J’avais songé à te tuer, mais maintenant j’ai changé d’avis. Dis à mes Éclaireurs que je suis Dieu et que mon visage luit, mais pas un mot de plus. Silence sacré pour tout le reste.

Je me traînai de nouveau sur le sol et sortis à reculons. Ganymède m’arrêta dans le corridor pour me demander des nouvelles.

— Il vient, répondis-je, de devenir Dieu – un Dieu très important, s’il faut l’en croire. Son visage luit.

— Mauvaises nouvelles pour nous autres mortels, dit Ganymède. Mais je l’ai vu venir. Merci pour le tuyau. Je vais le passer aux autres. Drusilla est-elle au courant ? Non ? Alors je vais la prévenir.

— Dis-lui qu’elle est Déesse aussi, au cas où elle ne s’en serait pas aperçue, ajoutai-je.

Je regagnai ma chambre. « Tout est pour le mieux, me disais-je. Tout le monde va s’apercevoir qu’il est fou, et on l’enfermera. Mais Auguste n’a pas d’autre descendant en âge d’accéder à l’Empire, sauf Ganymède – et il n’a ni la popularité ni la force de caractère nécessaires. Il faudra donc rétablir la République. Le beau-père de Caligula est l’homme qu’il nous faut pour cela. C’est le plus influent des sénateurs. Je le soutiendrai. Si seulement nous arrivons à nous débarrasser de Macro et à trouver un bon commandant des Gardes, tout ira bien. Ces Gardes représentent le plus grand obstacle. Ils savent trop bien que jamais un Sénat républicain ne leur votera des primes de cinquante et cent pièces d’or par tête. Oui, c’est en faisant des Gardes une sorte d’armée personnelle de mon oncle Tibère que Séjan a donné à la monarchie ce caractère d’absolutisme oriental… Il faudra détruire le camp et loger les hommes chez l’habitant, comme autrefois… »

Mais – le croira-t-on – la divinité de Caligula ne souleva pas même un commentaire. Pendant quelque temps il se contenta de faire circuler la nouvelle sous le manteau tout en restant officiellement simple mortel. Évidemment le sans-gêne de ses relations avec les Éclaireurs eût été ébranlé et la plupart de ses plaisirs singulièrement gâtés si chacun avait dû, dès qu’il paraissait, se précipiter face contre terre. Mais dix jours après sa guérison – qui fut accueillie avec une jubilation inexprimable – il s’était déjà fait décerner tous les honneurs mortels d’Auguste, et quelques-uns de plus. Il était César le Bon, César le Père des armées. César le Très-Gracieux et Très-Puissant, et même – ce que Tibère avait refusé toute sa vie – César le Père de la Patrie.

Sa première victime fut Gémellus. Caligula envoya chercher un colonel des Gardes et lui dit : « Tue immédiatement mon fils : c’est un traître. » Le colonel alla tout droit chez Gémellus et lui trancha la tête. Ensuite ce fut le tour de son beau-père. Celui-ci appartenait à la famille Silana ; Caligula avait épousé sa fille Junie, mais elle était morte en couches avant son accession à l’Empire. Silanus était le seul sénateur que Tibère n’eût jamais soupçonné d’infidélité et ses sentences étaient sans appel. Caligula lui envoya un message : « Demain à l’aube tu dois être mort. » Le malheureux fit ses adieux à sa famille et se coupa la gorge avec un rasoir. Caligula expliqua par lettre au Sénat que Gémellus avait eu la fin d’un traître : pendant sa maladie, loin de prier pour sa guérison, il essayait de s’insinuer dans les bonnes grâces des officiers de la Garde. De plus, toutes les fois qu’il venait dîner au palais, il prenait un contrepoison : l’odeur s’en répandait sur toute sa personne. « Mais existe-t-il un antidote contre César ? » Quant à Silanus, c’était également un traître. « Le jour où je me suis embarqué pour Pandataria dans la tempête afin de recueillir les restes de ma mère et de mon frère, il a refusé de m’accompagner, mais est resté à terre dans l’espoir de s’emparer de la monarchie si le bateau venait à couler. »

Le Sénat accepta ces explications. Cependant la vérité était tout autre. Silanus avait si peu le pied marin qu’il manquait mourir du mal de mer toutes les fois qu’il montait en bateau, même par temps calme, et c’était Caligula lui-même qui l’avait aimablement dissuadé de l’accompagner pendant ce voyage. Quant à Gémellus, il souffrait d’une toux persistante, et l’odeur dont parlait Caligula était celle du médicament qu’il prenait pour s’adoucir la gorge, afin de ne pas incommoder ses voisins pendant le repas.