Un jour Séjan me dit que je semblais en mauvais termes avec ma femme et me conseilla de me remarier. Je répondis qu’Urgulanille avait été choisie par ma grand-mère Livie et que je ne pouvais la répudier sans sa permission.
— Oh ! non, naturellement, dit-il. Je le comprends bien. Mais tu dois être très malheureux sans femme.
— Merci, lui dis-je ; je m’en arrange fort bien.
Il vit là une bonne plaisanterie et éclata de rire en me disant que j’étais un sage. Mais il ajouta que si par hasard je trouvais un moyen de répudier Urgulanille il avait ce qu’il me fallait : une femme bien née, jeune et intelligente. Je le remerciai, mais j’étais assez mal à l’aise. En s’éloignant, il me dit : « Claude, mon ami, j’ai un conseil à te donner. Demain, mise sur l’Écarlate dans toutes les courses, et ne crains pas de perdre un peu au début : tu n’y perdras pas à la fin du compte. Mais surtout, pas de Vert Poireau : c’est une couleur qui porte malheur. Et ne dis à personne que je t’ai donné le tuyau. »
Ainsi je valais encore la peine qu’on fît des frais pour moi ; je m’en sentis très soulagé, bien que je n’eusse rien compris à toutes ces histoires. Le lendemain – c’était le jour de la fête d’Auguste – Tibère me vit prendre ma place au cirque ; étant par hasard d’humeur affable, il me fit appeler et me demanda :
— Que deviens-tu ces temps-ci, mon neveu ?
Je répondis en bégayant que j’écrivais une histoire des anciens Étrusques.
— Vraiment ? dit-il. C’est assez malin de ta part. Les vieux Étrusques ne sont plus là pour protester, et les nouveaux s’en moquent : tu peux raconter tout ce que tu voudras. Et que fais-tu d’autre ?
— J… j… j’écris une histoire des anciens C… C… Carthaginois, s’il te plaît.
— Parfait ! Et quoi encore ? Dépêche-toi un peu avec ton bégaiement : j’ai à faire.
— Pour le m… m… moment j’allais m… m… m…
— Me mettre à une histoire de la Lune ?
— N… n… non, seigneur, m… m… miser sur l’Écarlate.
Il me regarda d’un air finaud et me dit :
— Je vois, mon neveu, que tu n’es pas tout à fait un imbécile. Et pourquoi joues-tu l’Écarlate ?
J’étais fort embarrassé, car je ne pouvais pas dire à Tibère que le tuyau venait de Séjan.
— J’ai rêvé, racontai-je, que le Vert Poireau se d… disqualifiait en se servant de son fouet contre ses c… c… concurrents, et que l’Écarlate arrivait p… p… premier avec le b… b… Bleu de mer et le Blanc loin derrière.
Il me glissa une bourse et me chuchota à l’oreille :
— Ne dis à personne que je te commandite, mais joue ceci sur l’Écarlate et voyons ce qui arrivera.
C’était le jour de l’Écarlate, et en pariant à chaque course contre le jeune Néron je gagnai près de deux mille pièces d’or. Dans la soirée je jugeai prudent d’aller rendre visite à Tibère et de lui dire :
— Voici la bourse qui m’a porté bonheur, seigneur, et une portée de petites bourses qu’elle a mises bas pendant la journée.
— Tout pour moi ? s’écria-t-il. Eh bien, je suis en veine. Vive l’Écarlate, hein !
C’était bien là un tour de mon oncle. Il n’avait pas spécifié à qui appartiendraient les bénéfices, et je supposais que c’était à moi. Si j’avais perdu il se serait bien arrangé pour me faire sentir que je lui devais la somme. Il aurait pu me donner au moins une commission.
Quand je vins à Rome la fois suivante, je trouvai ma mère tellement hors d’elle qu’au début je n’osai pas lui dire un mot de peur de la mettre en colère et de recevoir un soufflet. Je compris seulement qu’il était question de Caligula et de Drusilla, âgés respectivement de douze et treize ans, qui habitaient chez elle. Drusilla était enfermée dans sa chambre sans nourriture ; Caligula était en liberté, mais paraissait mourir de peur. Dans la soirée il vint me trouver.
— Oncle Claude, me dit-il, demande à ta mère de ne pas le dire à l’Empereur. Nous ne faisions aucun mal, je le jure. C’était seulement un jeu. Tu ne crois pas cela de nous. Dis-moi que tu ne le crois pas.
Quand il m’eut expliqué ce qu’il ne fallait pas dire à l’Empereur et juré sur l’honneur de son père que Drusilla et lui étaient innocents, je me sentis tenu de faire ce que je pourrais pour ces enfants. J’allai trouver ma mère.
— Caligula, lui dis-je, jure que tu t’es trompée. Il jure sur l’honneur de son père, et si tu as le moindre doute tu dois respecter ce serment. Pour moi, je ne puis croire qu’un enfant de douze ans…
— Caligula est un monstre, Drusilla un autre et toi un idiot. J’en crois mes yeux plutôt que leurs serments ou tes sottises. J’irai parler à Tibère dès demain matin.
— Mais, mère, si tu parles à l’Empereur, les enfants ne seront pas les seuls à en pâtir. Pour une fois, parlons franchement, et au diable les mouchards ! Je suis peut-être un idiot, mais tu sais aussi bien que moi que Tibère soupçonne Agrippine d’avoir empoisonné Castor pour faire accéder ses fils à la monarchie. Il vit dans la crainte d’un soulèvement en leur faveur. Si toi, leur grand-mère, tu accuses ces enfants d’inceste, crois-tu qu’il ne trouvera pas moyen d’impliquer dans l’accusation les autres membres de la famille ?
— Tu es un idiot, je te dis ! Je ne peux pas supporter de voir ta tête branler et ta pomme d’Adam monter et descendre…
Mais je voyais que mes paroles avaient fait impression sur elle. En m’éloignant de la maison pendant le reste de mon séjour à Rome, de peur que ma présence ne lui rappelât mon intervention, j’avais des chances que Tibère n’apprît rien. J’emballai donc quelques affaires et allai demander l’hospitalité à mon beau-frère Plautius. Quand j’arrivai le souper était fini depuis longtemps ; Plautius lisait des dossiers dans son cabinet. Il me dit que sa femme était allée se coucher.
— Comment va-t-elle ? demandai-je. Elle avait l’air préoccupée la dernière fois que je l’ai vue.
Il se mit à rire.
— Comment, vieux campagnard, tu n’es pas au courant ? J’ai répudié Numantine depuis un mois ou davantage. Quand je dis « ma femme » je parle de la nouvelle, Apronie.
Je m’excusai.
— Il faut te féliciter, je suppose. Mais pourquoi as-tu répudié Numantine ? Vous aviez l’air de bien vous entendre.
— Pas mal du tout. Mais, pour te dire la vérité, j’étais criblé de dettes. J’ai eu des ennuis au début de ma magistrature. Tu sais qu’on s’attend que nous dépensions beaucoup pour les Jeux. Je n’ai pas eu de chance. À deux reprises, des fautes de forme m’ont obligé à tout recommencer. La première fois, c’était ma faute : j’avais employé une formule de prière abolie par décret depuis deux ans. La seconde fois, un trompette qui devait sonner le long signal ne prit pas son souffle assez profondément et fut obligé de s’arrêter court. Je dus payer les gladiateurs et les conducteurs de chars trois jours de suite au lieu d’un seul. Depuis lors je n’ai jamais pu me rattraper. Mes créanciers devenaient pressants : il fallait trouver quelque chose. La dot de Numantine était dépensée depuis longtemps, mais son oncle a consenti à la reprendre sans argent à condition que je lui permette d’adopter notre plus jeune fils. Il désirait un héritier et s’est entiché du petit. Apronie est très riche et je suis maintenant tiré d’affaire.
« Naturellement, Numantine n’avait pas envie de me quitter. J’ai dû lui raconter qu’un Certain Personnage m’obligeait à épouser Apronie, qui s’était éprise de moi et avait des intérêts à la Cour – faute de quoi je serais accusé de blasphème contre Auguste. Justement, quelques jours plus tôt, un de mes esclaves avait fait un faux pas dans le vestibule et brisé un vase d’albâtre rempli de vin ; je tenais une cravache à la main et faillis mettre l’homme en pièces, tant j’étais fou de rage. Tout à coup il me dit : « Arrête, maître, regarde où nous sommes ! » L’animal avait un pied sur le carré sacré de marbre blanc qui entoure la statue d’Auguste. Je laissai tomber ma cravache, mais une demi-douzaine d’affranchis avaient pu me voir. Cet incident avait tourmenté Numantine, et je m’en suis servi pour lui faire accepter l’idée du divorce. Entre parenthèses, Claude, ceci est absolument entre nous. N’en parle pas à Urgulanille. Inutile de te dire que cette affaire de Numantine l’ennuie beaucoup.
— Je ne la vois plus jamais.
— Enfin, si tu la vois, ne lui répète pas ce que je t’ai dit. Jure-le-moi.
— Je le jure par la Divinité d’Auguste.
— Cela suffit. Tu connais la chambre qu’on t’a donnée la dernière fois que tu es venu ici ?
— Oui, merci. Puisque tu travailles, je vais aller me coucher. J’ai eu un voyage fatigant et beaucoup d’ennuis à la maison. Ma mère m’a pour ainsi dire mis à la porte.
Nous nous souhaitâmes le bonsoir et je montai au premier étage. Un affranchi, avec un regard singulier, me remit une lampe, et j’entrai dans la chambre qui donnait dans le corridor presque en face de celle de Plautius. Après avoir refermé la porte, je commençai à me déshabiller. Le lit était dissimulé par un rideau. J’ôtai mes vêtements et me lavai les mains et les pieds au petit lavabo placé à l’autre bout de la chambre. Tout à coup un pas lourd retentit derrière moi, et ma lampe s’éteignit. « Tu es perdu, Claude, me dis-je. C’est quelqu’un avec un poignard. » Pourtant je dis tout haut, d’une voix aussi calme que possible : « Qui que tu sois, allume la lampe, je te prie, et causons d’abord. Si tu décides de me tuer, tu y verras mieux avec la lampe allumée. »
Une voix de basse me répondit : « Reste où tu es. »
J’entendis des pas, des grognements et le bruit de quelqu’un qui s’habille, puis le choc de l’acier contre la pierre, et la lampe s’alluma enfin. Je reconnus Urgulanille. Je ne l’avais pas vue depuis les funérailles de Drusillus, et ces cinq ans ne l’avaient pas embellie. Elle était plus grosse que jamais – colossalement grosse – avec un visage tout bouffi. Il y avait dans cet Hercule femelle la force d’un millier de Claudes. J’ai assez de vigueur dans les bras, mais elle n’avait qu’à se laisser tomber sur moi pour m’étouffer.
Elle s’approcha de moi et dit lentement : « Que fais-tu dans ma chambre ? »
Je m’expliquai de mon mieux : c’était une mauvaise plaisanterie de Plautius, qui m’avait envoyé dans cette chambre sans m’avertir qu’elle s’y trouvait. Je m’excusai sincèrement de mon intrusion : j’étais plein de respect pour elle et voulais me retirer immédiatement pour aller passer la nuit sur un divan des Bains.
— Non, mon cher, maintenant que tu es ici, restes-y. Il ne m’arrive pas si souvent d’avoir le plaisir de la compagnie de mon mari. Dis-toi bien qu’une fois entré ici il n’y a plus moyen d’en sortir. Mets-toi au lit et dors : je te rejoindrai plus tard. Je vais lire jusqu’à ce que le sommeil me vienne. Voici déjà longtemps que je ne dors pas bien.
— Je suis vraiment désolé de t’avoir éveillée tout à l’heure…
— Mets-toi au lit.
— Je suis vraiment désolé du divorce de Numantine. Je n’en savais rien : c’est l’affranchi qui vient de me l’apprendre…
— Mets-toi au lit et tais-toi.
— Bonne nuit, Urgulanille. Je suis vraiment…
— Tais-toi.
Elle s’approcha et tira le rideau. J’étais mort de fatigue et pouvais à peine tenir les yeux ouverts, mais je faisais tout mon possible pour résister au sommeil. J’étais sûr qu’Urgulanille attendait que je fusse endormi pour m’étrangler. En attendant elle lisait à demi-voix, avec lenteur, un livre assommant : une idylle grecque de l’espèce la plus insipide. J’entendais le bruit des pages tournées et la voix qui épelait lentement, dans une sorte de murmure enroué :
« Ô é-co-lier, dit-elle, tu as goû-té le miel et le fiel. Prends garde que la dou-ceur de ton plai-sir ne fasse place de-main à l’a-mer-tume du re-pen-tir ! – Bah ! ré-pon-dis-je, mon a-mour, je suis prêt, pour un autre bai-ser, à rô-tir à pe-tit feu comme un poulet ou un cane-ton. »
Elle rit tout bas, puis ajouta à voix haute : « Dors, Claude. J’attends de t’entendre ronfler. »
Je protestai : « Alors pourquoi lis-tu des histoires aussi passionnantes ? »
Au bout d’un moment j’entendis Plautius aller se coucher. « Ô ciel ! pensai-je ; dans quelques minutes il sera endormi, et avec les deux portes qui nous séparent il ne m’entendra pas crier quand Urgulanille m’étranglera. » Elle cessa de lire : le chuchotement et le bruit des pages, qui m’aidaient à rester éveillé, s’arrêtèrent. Je me sentais m’endormir… Je m’endormais… Je savais que je dormais et qu’il fallait m’éveiller à tout prix : je luttais comme un forcené pour y parvenir. Enfin je m’éveillai. J’entendis un bruit sourd et un froissement de papier : le livre était tombé de la table sur les dalles. La lampe était éteinte, et il y avait un violent courant d’air dans la pièce. La porte devait être ouverte. Je prêtai l’oreille pendant quelques minutes. Urgulanille n’était certainement pas dans la chambre.
J’essayais de rassembler mes idées quand un cri terrible retentit – tout proche, à ce qu’il me sembla. Une femme hurlait : « Grâce ! grâce ! C’est Numantine ! oh – oh ! » Puis la chute d’un lourd objet métallique, un craquement de verre brisé, un choc sourd dans le lointain – enfin des pas précipités dans le corridor. Il y avait de nouveau quelqu’un dans ma chambre. On ferma et on verrouilla la porte avec précaution. Je reconnus le souffle haletant d’Urgulanille. Elle ôta ses vêtements, les posa sur une chaise, et vint s’étendre près de moi. Je faisais semblant de dormir : elle chercha ma gorge dans l’ombre. Alors je murmurai, feignant de m’éveiller à demi : « Ne fais pas cela, chérie : tu me chatouilles. Et il faut que j’aille demain à Rome t’acheter des fards. » Puis, d’une voix plus éveillée : « Oh ! c’est toi, Urgulanille ? Pourquoi tout ce bruit ? Quelle heure est-il ? Avons-nous dormi longtemps ? »
Elle répondit : « Je ne sais pas. J’ai dû dormir à peu près trois heures. Ce sera bientôt l’aube. On dirait qu’il est arrivé un malheur. Allons voir. »
Je me levai, passai mes vêtements et déverrouillai la porte. Plautius, nu sous un couvre-pieds dont il s’était enveloppé à la hâte, était debout au milieu d’une foule bruyante armée de torches. Il répétait d’un air égaré : « Ce n’est pas moi. Je dormais. J’ai senti qu’on l’arrachait de mes bras : on l’a soulevée en l’air : je l’ai entendue appeler au secours ; ensuite il y a eu un grand choc, puis un craquement, quand elle est passée par la fenêtre. Il faisait nuit noire. Elle a crié : « Grâce ! c’est Numantine ! »
— Raconte cela aux juges, et tu verras comme ils te croiront ! dit en s’approchant le frère d’Apronie. Tu l’as bel et bien assassinée. Elle a le crâne fracassé.
— Ce n’est pas moi, dit Plautius. Comment aurais-je pu ? je dormais. C’est de la sorcellerie. Numantine est sorcière.
À l’aube, le père d’Apronie le conduisit devant Tibère, qui l’interrogea sévèrement. Cette fois il raconta que pendant son sommeil Apronie s’était arrachée de ses bras, avait bondi à travers la chambre en criant et sauté par la fenêtre dans la cour. Tibère lui ordonna de l’accompagner sur le théâtre du crime. La première chose qu’il remarqua en entrant dans la chambre fut le présent de noces qu’il avait fait à Plautius : un beau candélabre égyptien en bronze doré, provenant de la tombe d’une reine, qui gisait brisé sur les dalles. Tibère leva les yeux et vit que le candélabre avait été arraché du plafond.
— Elle l’aura fait tomber en s’y accrochant, dit-il. C’est donc que quelqu’un la portait sur ses épaules. Et regardez à quelle hauteur est le trou ! Elle n’a pas sauté : on l’a jetée par la fenêtre.
— C’est de la sorcellerie, dit Plautius. Elle a été transportée dans les airs par une force inconnue. Elle a crié et accusé ma première femme, Numantine.
Tibère haussa les épaules. Les amis de Plautius comprirent : il serait convaincu de meurtre, exécuté, et ses biens confisqués en entier. Sa grand-mère Urgulanie lui envoya un poignard en lui disant de penser à ses héritiers, qui auraient le droit de garder la fortune s’il prévenait le verdict par un suicide immédiat. Mais Plautius était un lâche et ne put se décider à enfoncer le poignard. À la fin il se mit dans un bain chaud et se fit ouvrir les veines par un chirurgien, de manière à mourir lentement et sans souffrance.
Sa mort me causa beaucoup de remords. Je n’avais pas dénoncé immédiatement Urgulanille de peur qu’on ne me demandât pourquoi, en entendant les premiers cris, je n’avais pas couru au secours d’Apronie. J’avais décidé d’attendre l’ouverture du procès et de ne parler que si je voyais la vie de Plautius en danger. Quand j’entendis parler du poignard il était déjà trop tard. Je me consolai en me disant que Plautius, sans parler de sa cruauté pour Numantine, avait toujours agi assez peu amicalement envers moi. Pour réhabiliter sa mémoire, son frère accusa Numantine de lui avoir jeté un sort. Mais Tibère affirma que Plautius était en pleine possession de ses facultés au moment du crime, et Numantine fut acquittée.
Je n’échangeai pas un mot de plus avec Urgulanille. Mais un mois plus tard Séjan, en passant par Capoue, vint m’y surprendre. Il se rendait avec Tibère à Capri, une île voisine de Naples, où Tibère possédait douze villas et allait souvent pour son plaisir.
— Maintenant, me dit-il, tu vas pouvoir répudier Urgulanille. Elle est enceinte d’environ cinq mois, à ce que me disent mes agents. C’est à moi que tu le dois, d’ailleurs. Je connaissais la passion d’Urgulanille pour Numantine. J’ai trouvé par hasard un jeune esclave, un Grec, qui pourrait passer pour le frère jumeau de celle-ci : je l’ai offert à Urgulanille, qui s’en est éprise à première vue. Il s’appelle Boter.
Que pouvais-je faire, sinon le remercier ?
— Et qui, lui demandai-je, sera ma nouvelle femme ?
— Ah ! tu t’es souvenu de notre conversation ! Eh bien, la dame à laquelle je pense est ma sœur adoptive, Ælia. Tu la connais, naturellement ?
Je la connaissais. Je cachai ma déception et demandai comment une femme aussi jeune, aussi belle et aussi intelligente s’accommoderait d’épouser un vieil idiot infirme, malade et bègue comme moi.
— Oh ! répondit-il brutalement, cela lui est bien égal. Elle épouse le neveu de Tibère et l’oncle de Néron : c’est tout ce qu’elle voit là-dedans. Ne va pas t’imaginer qu’elle t’aime. Elle pourra se résoudre à avoir un enfant de toi, à cause des ancêtres, mais quant au sentiment…
— En somme, à part l’honneur de devenir ton beau-frère, pour le changement que cela fera dans ma vie, je pourrais tout aussi bien garder Urgulanille ?
— Oh, tu t’arrangeras ! dit-il en riant. Tu ne mènes pas une vie trop solitaire, si j’en juge par l’aspect de cette pièce. La belle n’est pas loin, à ce que je vois. Des gants, un miroir, un métier à broder, cette boîte de bonbons, des fleurs arrangées avec goût… Ælia ne sera pas jalouse. Elle a ses amis à elle, probablement – mais je ne m’occupe pas de ses affaires de cœur.
— Très bien, dis-je. J’accepte.
— Tu n’as pas l’air très reconnaissant.
— Ce n’est pas de l’ingratitude. Tu t’es donné beaucoup de mal pour moi et je ne sais comment t’en remercier. Seulement j’ai un peu peur. D’après ce que je sais d’Ælia, elle est plutôt… caustique – si tu saisis ce que je veux dire.
Il éclata de rire.
— Elle a la langue pointue comme une aiguille. Mais depuis le temps tu dois être cuirassé contre les gronderies. Ta mère t’a dressé, je suppose ?
— J’ai encore la peau un peu sensible par endroits, répondis-je.
— Eh bien, mon cher Claude, je ne peux pas rester plus longtemps. Tibère se demanderait où je suis passé. Marché conclu ?
— Oui, et merci beaucoup.
— Oh ! à propos, c’est Urgulanille, n’est-ce pas, qui a tué cette pauvre Apronie ? Je m’attendais bien à un drame. Urgulanille avait reçu de Numantine une lettre où celle-ci la suppliait de la venger. Mais ce n’était pas Numantine qui l’avait écrite, tu comprends ?
— Je ne sais rien. Je dormais profondément quand tout cela est arrivé.
— Comme Plautius ?
— Plus profondément encore que Plautius.
— Tu es un malin ! Eh bien, au revoir, Claude.
— Au revoir, Ælius Séjan.
Il s’éloigna. Je répudiai Urgulanille après en avoir demandé par lettre la permission à ma grand-mère. Livie m’écrivit que l’enfant devrait être exposé dès sa naissance : c’était sa volonté et celle d’Urgulanie. J’envoyai aussitôt un affranchi de confiance prévenir Urgulanille que le seul moyen de sauver la vie de son enfant était de l’échanger aussitôt né contre un enfant mort. Il me fallait un bébé à exposer, et n’importe quel cadavre de nouveau-né, pourvu qu’il ne fût pas trop ancien, ferait l’affaire. L’enfant fut donc sauvé : plus tard Urgulanille le reprit aux parents nourriciers qui lui avaient fourni le bébé mort. Je ne sais ce qu’il advint de Boter, mais l’enfant – une fille – devint plus tard, à ce qu’on dit, la vivante image de Numantine.
Il y a maintenant des années qu’Urgulanille est morte. Après sa mort il fallut abattre un mur pour faire sortir de la maison son énorme corps – tout en chair massive, sans hydropisie. Dans son testament elle me rendait un curieux hommage : « Les gens peuvent dire ce qu’ils voudront, mais Claude n’est pas un imbécile. » Elle me laissait une collection de gemmes grecques, des broderies persanes et son portrait de Numantine.