Mon père n’oublia jamais les leçons de mon grand-père sur la liberté. Tout enfant il prit à parti Marcellus, son aîné de cinq ans, à qui Auguste avait décerné le titre de « chef des cadets ». Ce titre, disait-il, avait été donné à Marcellus pour une occasion déterminée – un simulacre de combat équestre appelé « Grecs et Troyens », qui avait lieu au Champ de Mars entre deux troupes de cadets, fils de chevaliers et de sénateurs – et ne comportait aucun des pouvoirs judiciaires que Marcellus s’était arrogés. Lui, en tant que libre Romain, refusait de se soumettre à cette tyrannie. Il provoqua même Marcellus en duel. Auguste, lorsqu’il apprit l’histoire, s’en amusa fort, et pendant longtemps n’appela plus mon père que « le libre Romain ».
À Rome, mon père s’irritait de l’esprit d’obéissance passive qu’il trouvait partout, et regrettait la vie des camps. Pendant un voyage d’Auguste et de Tibère en France il occupa temporairement une des hautes magistratures de la ville ; le règne de l’arrivisme et de la politicaille l’écœura. Il dit à un ami, qui me le répéta des années plus tard, qu’il y avait plus d’esprit de liberté dans une seule de ses compagnies que dans l’ordre des sénateurs tout entier.
Peu avant sa mort il écrivit à ce sujet une lettre amère à Tibère. Pourquoi, demandait-il, Auguste ne suivait-il pas le glorieux exemple du dictateur Sylla, qui, seul maître de Rome après la première guerre civile, s’était borné à régler à son idée quelques affaires d’État avant de redevenir simple citoyen ? Il avait toujours dit que telle était son intention. Mais s’il ne le faisait pas avant peu, il serait trop tard. Les rangs de la vieille noblesse s’éclaircissaient : les proscriptions et les guerres civiles en avaient emporté la fleur. Les survivants, perdus au milieu de la noblesse nouvelle – si noblesse il y avait – se conduisaient de plus en plus en domestiques d’Auguste et de Livie. Bientôt Rome oublierait jusqu’au sens du mot liberté et tomberait sous une tyrannie aussi barbare que celle de l’Orient. Ce n’était pas pour en arriver là que lui, mon père, avait fait sous le commandement suprême d’Auguste tant de rudes campagnes. Son affection et son admiration pour ce dernier, qui avait été pour lui un second père, ne l’empêchaient pas d’exprimer ses sentiments. Il demandait l’avis de Tibère : ne pourraient-ils à eux deux décider ou même forcer Auguste à se retirer du pouvoir ? « S’il y consent, ajoutait-il, je l’aimerai et l’admirerai mille fois plus qu’avant. Mais hélas, le plus grand obstacle sera probablement la vanité secrète et illégitime que retire notre mère Livie de l’exercice du pouvoir suprême… »
La malchance voulut que cette lettre fût remise à Tibère en présence d’Auguste et de Livie. « Une dépêche de ton noble frère ! » cria le courrier impérial en la lui tendant. Tibère, loin d’en soupçonner le contenu, demanda à Livie et à Auguste la permission de l’ouvrir aussitôt. « Certainement, Tibère, répondit Auguste, mais à condition que tu nous la lises. » Il fit sortir les serviteurs. « Allons, ne perdons pas de temps, quelles sont ses dernières victoires ? J’ai hâte de le savoir. Ses lettres sont toujours si pleines d’intérêt – bien plus que les tiennes, mon cher ami, pardonne-moi de te le dire. »
Tibère lut les premiers mots et rougit violemment. Il songea bien à sauter les passages dangereux, mais il n’y avait guère que cela dans la lettre, sauf à la fin, où mon père racontait sa marche sur l’Elbe et se plaignait d’une blessure à la tête qui lui donnait des vertiges. D’étranges présages étaient survenus récemment : une pluie d’étoiles filantes, des gémissements de femmes dans la forêt. À l’aube, deux êtres divins, vêtus non pas comme des Germains mais comme des Grecs, s’étaient avancés sur des chevaux blancs jusqu’au milieu du camp. Enfin une femme de taille surhumaine était apparue à la porte de sa tente et lui avait dit en grec de ne pas aller plus loin parce que le destin s’y opposait.
Tibère lut un mot par-ci, par-là, s’arrêta, dit que l’écriture était illisible, recommença, s’arrêta de nouveau et finalement se récusa.
— Comment ? dit Auguste. Tu peux certainement en lire davantage.
Tibère se ressaisit.
— À dire vrai, Auguste, la lettre n’en vaut pas la peine. Mon frère n’était certainement pas bien quand il l’a écrite.
Auguste s’inquiéta.
— Il n’est pas sérieusement malade, j’espère ?
Mais ma grand-mère Livie devina la vérité, et comme si son anxiété maternelle l’emportait sur les convenances elle arracha la lettre des mains de Tibère. Elle la lut jusqu’au bout, fronça les sourcils, puis la tendit à Auguste en disant :
— Ceci te regarde. Ce n’est pas mon rôle de punir un fils, même dénaturé : c’est le tien, comme tuteur et comme chef de l’Etat.
Auguste, effrayé, se demanda de quoi il pouvait s’agir. Il lut la lettre, mais elle le choquait plus à cause de Livie que pour lui-même. L’injure faite à ma grand-mère rejaillissait sur lui, puisqu’on insinuait qu’il se laissait mener par elle. Mais à part le vilain mot de « forcer », il approuvait au fond tout ce qu’exprimait la lettre. C’était vrai : le Sénat devenait d’une obséquiosité honteuse vis-à-vis de lui et des siens. Cela lui déplaisait autant qu’à mon père ; d’ailleurs, avant même la défaite et la mort d’Antoine, il avait solennellement promis de se retirer dès qu’il n’aurait plus en face de lui d’ennemi public ; et depuis lors il avait plusieurs fois fait allusion dans ses discours à l’heureux jour où sa tâche serait accomplie. Il était las des éternelles affaires d’État, des éternels honneurs ; il aspirait au repos anonyme. Mais ma grand-mère ne lui permettait pas de se désister : elle lui répétait que sa tâche n’était pas à moitié accomplie, que son départ ne ferait qu’entraîner le désordre. Oui, il travaillait dur, c’était vrai – mais elle travaillait, elle, plus dur encore, et sans récompense directe. D’ailleurs, pas de naïveté : redevenu simple citoyen, il pouvait être mis en accusation, banni, pis encore. Oubliait-il les rancunes secrètes des familles de ceux qu’il avait tués ou déshonorés ? Une fois simple citoyen, plus de gardes du corps, plus d’armée. Qu’il attendît encore dix ans : d’ici là tout aurait peut-être changé pour le mieux. Auguste cédait et continuait à régner. Il acceptait les privilèges royaux par acomptes. On les lui votait pour cinq ou dix ans, généralement dix.
Quand il eut achevé la lecture de la malheureuse lettre, ma grand-mère le regarda durement et demanda :
— Eh bien ?
— Je suis de l’avis de Tibère, dit-il doucement. Ce garçon est à bout de forces. Remarque le paragraphe de la fin, où il parle de sa blessure à la tête et de ses visions : c’est une preuve qu’il a besoin de repos. Les forêts de Germanie ne sont pas faites pour un homme malade du cerveau, n’est-ce pas, Tibère ? Les hurlements des loups vous usent les nerfs – ces gémissements dont il parle ne sont sûrement pas autre chose. Si nous le rappelions, maintenant qu’il a donné à ces Germains une leçon qu’ils n’oublieront pas ? Cela me ferait plaisir de le revoir à Rome. Toi aussi, chère Livie, n’est-ce pas ?
Ma grand-mère ne répondit pas immédiatement. Elle dit, les sourcils toujours froncés :
— Et toi, Tibère ?
Mon oncle, plus diplomate qu’Auguste, connaissait mieux sa mère.
— Mon frère, dit-il, semble malade, en effet : mais cela n’excuse pas une conduite aussi dénaturée et une pareille folie. Sans doute il faut le rappeler, pour lui montrer l’énormité d’avoir nourri d’aussi basses pensées contre une mère modeste, dévouée, infatigable, et qui plus est, de les avoir confiées au papier pour les envoyer par courrier à travers un pays hostile. Son raisonnement au sujet de Sylla est enfantin. Sylla avait à peine abandonné le pouvoir que la guerre civile recommençait et que sa constitution neuve était renversée.
Ainsi Tibère se tira habilement d’embarras, mais sa sévérité contre mon père n’était pas entièrement feinte : il lui en voulait de l’avoir mis dans ce mauvais pas.
Livie étouffait de rage en voyant Auguste laisser passer aussi facilement, et devant son propre fils, l’injure qui lui était faite. Sa rage contre mon père n’était pas moins violente. Nul doute qu’à son retour il n’essayât d’exécuter son projet et de faire abdiquer Auguste. Plus tard, même si Livie réussissait à assurer la succession à Tibère, jamais elle ne régnerait par lui tant que mon père, avec sa popularité et tous les régiments de l’Ouest derrière lui, serait là pour défendre les libertés du peuple. Or le pouvoir suprême, pour lequel elle avait tant sacrifié, lui était devenu plus cher que la vie et que l’honneur. Cependant elle sut dissimuler ses sentiments. Feignant de croire avec Auguste que mon père était simplement malade, elle reprocha à Tibère sa sévérité. Elle remercia Auguste de sa générosité envers son pauvre fils et dit qu’elle enverrait à celui-ci, par son propre médecin, un paquet d’ellébore de Thessalie, le fameux spécifique des maladies mentales.
Le médecin partit le lendemain avec le courrier qui emportait la lettre d’Auguste. Celui-ci félicitait amicalement mon père de ses victoires et le plaignait de sa blessure : il l’autorisait à rentrer à Rome, mais de manière à lui faire comprendre qu’il devait revenir qu’il le voulût ou non.
Mon père répondit quelques jours plus tard en remerciant Auguste de sa bonté. Il rentrerait dès que sa santé le lui permettrait : malheureusement, la veille, son cheval était tombé sous lui en plein galop et lui avait meurtri la jambe contre une pierre pointue. Il remerciait sa mère de sa sollicitude, de l’ellébore et du médecin, aux services duquel il avait déjà eu recours. Il craignait cependant que l’habileté reconnue du praticien ne suffît pas à empêcher la blessure de prendre un tour sérieux. Certes, il eût préféré rester à son poste, mais les désirs d’Auguste étaient des ordres pour lui : dès qu’il le pourrait il rentrerait à Rome.
Au reçu de ces nouvelles, Tibère, qui se trouvait à Pavie avec Auguste et Livie, demanda immédiatement à se rendre au chevet de son frère. Auguste y consentit et Tibère partit au galop, avec une faible escorte, vers le passage le plus court des Alpes. Il avait deux cent cinquante lieues à faire, mais on trouvait des chevaux de poste tout le long de la route ; quand il était trop fatigué pour se tenir en selle il pouvait réquisitionner une voiture légère et y prendre quelques heures de sommeil sans interrompre son voyage. Le temps le favorisa. Il franchit les Alpes, descendit en Suisse et prit la grand-route du Rhin sans s’arrêter seulement pour faire un repas chaud. À Mannheim il traversa le fleuve et s’enfonça au nord-est, par de mauvaises routes, à travers une contrée hostile. Quand il arriva, le soir du troisième jour, il était seul : son escorte était restée en chemin. Le second jour, de midi à midi, il avait couvert près de cent lieues.
Il arriva à temps pour embrasser mon père, mais non pour lui sauver la vie, car sa jambe était maintenant gangrenée jusqu’à la cuisse. Mon père, quoique mourant, eut la présence d’esprit de faire rendre à son frère les honneurs qu’on lui devait comme chef d’armée. Les deux frères s’embrassèrent : mon père murmura : « Elle a lu ma lettre ? – Avant moi », gémit mon oncle. Ils se turent, puis mon père soupira : « Rome a une mère sévère, Lucius et Caius une belle-mère dangereuse. » Ce furent ses dernières paroles : peu après Tibère lui ferma les yeux.
Je tiens ces détails de Xénophon, un jeune Grec de l’île de Cos, chirurgien de mon père, qui avait été ulcéré de voir le médecin de ma grand-mère s’emparer de son malade. Lucius et Caius étaient les petits-enfants d’Auguste, les fils de Julie et d’Agrippa, qu’Auguste avait adoptés au berceau. Un troisième fils, Postumus, était venu au monde, comme son nom l’indique, après la mort de son père : celui-là, Auguste ne l’adopta pas, pour le laisser perpétuer le nom d’Agrippa.
Le camp où était mort mon père fut surnommé le Camp Maudit. Mon oncle Tibère conduisit à pied le cortège militaire qui accompagna le corps à Mayence, aux quartiers d’hiver de l’armée. Ses hommes auraient voulu l’enterrer là, mais Tibère le ramena à Rome, où un énorme bûcher lui fut dressé sur le Champ de Mars. Auguste prononça lui-même l’oraison funèbre. « Je prie les dieux, dit-il, de faire de mes fils Caius et Lucius des hommes vertueux et nobles comme celui-ci, et de m’accorder la faveur d’une mort aussi glorieuse que la sienne. »
Livie ne savait pas jusqu’à quel point elle pouvait se fier à Tibère. À son retour de Germanie, ses condoléances lui parurent forcées : lorsque Auguste parla de la mort glorieuse de mon père elle vit un demi-sourire effleurer le visage de son fils. Tibère, sans doute, se doutait depuis longtemps que mon grand-père n’était pas mort de mort naturelle. Mais il dînait trop souvent à la table de sa mère pour courir le risque de la contrarier. Livie, quand elle le comprit, n’en fut pas mécontente : s’il avait des soupçons, il les garderait pour lui. Depuis longtemps le scandale de son mariage avec Auguste s’était effacé : on la citait à Rome comme l’exemple de la vertu la plus rigide. Pour la consoler de son deuil le Sénat lui fit ériger sur des places publiques quatre statues ; on l’enrôla aussi, par une sorte de fiction légale, parmi les « Mères de Trois Enfants », qui jouissaient sous la législation d’Auguste de privilèges spéciaux, particulièrement en ce qui concernait les héritages. Les célibataires et les femmes stériles n’avaient pas le droit d’hériter : leur part revenait à leurs sœurs fécondes.
… Claude, Claude, vieux bavard, te voici presque au bout de ton quatrième rouleau, et tu n’en es pas encore à l’endroit de ta naissance… Parles-en sans plus tarder, sinon tu n’arriveras jamais à la moitié de ton histoire. Écris : « Je suis né à Lyon, en France, le 1er août, un an avant la mort de mon père. » Voilà, c’est fait. Mes parents avaient eu six enfants avant moi, mais comme ma mère suivait toujours mon père dans ses campagnes, il fallait qu’un enfant fût très robuste pour y résister. Les deux seuls survivants, Livilla, mon aînée d’un an, et Germanicus, mon aîné de cinq, avaient hérité de la magnifique constitution de mon père. Ce n’était pas mon cas. Je faillis mourir trois fois avant d’atteindre ma seconde année, et si la mort de mon père ne nous avait alors ramenés à Rome, il est fort probable que cette histoire n’aurait jamais été écrite.